Hiram : naissance d`un mythe1
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Hiram : naissance d`un mythe1
Hiram : naissance d’un mythe1 Jean-Jacques Zambrowski La franc-maçonnerie a pour objet le perfectionnement individuel de ses membres. Ceci vaut pour toutes les obédiences, des plus « séculières » aux plus spiritualistes. Une autre caractéristique essentielle de la franc-maçonnerie est le recours au symbolisme, faisant appel à des représentations, à des archétypes, pour accompagner l’initié sur les voies de la connaissance, connaissance de luimême, de ses rapports à l’Autre et au monde qui l’entoure. Sans rien dévoiler qui ne puisse se lire à la rubrique « franc-maçonnerie » de Wikipedia, il convient de noter que ces symboles sont, au moins, de deux types. Certains, notamment ceux que découvre l’apprenti dès le cabinet de réflexion ou dans le temple illuminé sitôt après son initiation, sont des figures géométriques, des objets, des outils. Pour autant qu’ils soient simples, banals, ils sont porteurs de sens, et leur signification pour le franc-maçon peut être fort riche, voire complexe. L’autre type de représentations archétypales auquel la franc-maçonnerie fait appel offre à considérer une formidable galerie de personnages. 1. Conférence présentée à l’Académie maçonnique le 20 mars 2010. 53 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) Eux aussi sont pour l’initié les figurations de vertus ou de vices, de valeurs ou de faiblesses, qui sont ceux de l’homme en général, et de l’initié auquel ils sont successivement proposés comme sujets de méditation en particulier. Certains de ces personnages ont une historicité indiscutable, même si l’image que retient d’eux la geste maçonnique est fragmentaire, redessinée à dessein, pour mieux servir le propos pédagogique du degré auquel ils interviennent. D’autres, sans qu’il importe de discuter ici de leur historicité avérée, ont à ce point laissé une empreinte profonde dans notre conscience collective qu’ils ont en tous cas valeur de personnages historiques, du moins dans le monde occidental marqué par l’héritage judéo-chrétien et la culture qui en a découlé. D’autres encore sont de pures créations des fondateurs de nos rites et rituels, façonnés de toutes pièces ou ayant leur origine dans un personnage historique ou culturellement connu. Pour autant que le nom du personnage puisse être retrouvé dans les écrits et les récits fondateurs de notre culture partagée, les attributs de ces personnages, leurs traits de caractère, comme leurs actes, faits et gestes sont de pure invention. Ils sont ainsi les héros symboliques de notre geste initiatique. Ils donnent un support, une figure humaine, aux attitudes et aux comportements que nous voulons explorer en nous, que nous proposons d’explorer en eux à ceux qui entament après nous ce cheminement à la fois exigeant et exaltant. Il est dans cette galerie de portraits un personnage singulier ; sans aucun doute, le plus connu de tous ces personnages, commun aux divers rites, reconnu par les Anciens autant que par les Modernes, les réguliers tout comme ceux qui ne le sont pas, les déistes, les théistes, autant que les athées et les agnostiques. Il s’agit d’Hiram. Hiram Abif, Hiram le maître architecte chargé par le roi Salomon de bâtir non pas un temple quelconque, ni même le plus grand ou le plus beau des temples, mais Le Temple, celui qui devait être la demeure de L’Éternel, celui où la parole de L’Éternel, gravée sur les tables de pierre enfermées dans le Tabernacle, devait être abritée et vénérée. Hiram, le personnage clé de la franc-maçonnerie, celui dont la mère, veuve, est aussi notre mère puisque nous sommes ses enfants, n’est-il donc qu’un héros imaginaire ? 54 Hiram : naissance d’un mythe Pas tout à fait, bien sûr, puisque la Bible fait mention spécifiquement d’un Hiram parmi les artisans réunis par le roi Salomon pour construire et orner le Temple et ses abords. Mais nullement dans le rôle prééminent que lui attribue la tradition maçonnique. La question se pose dès lors de l’appropriation par la franc-maçonnerie de ce personnage, afin d’en comprendre le sens et la portée. En d’autres termes, de réfléchir à la construction d’un mythe, du mythe central de la franc-maçonnerie spéculative. Sans doute n’est-il pas inutile de rappeler ici quelques éléments caractéristiques d’un mythe. Un mythe peut être défini comme un récit fondateur et explicatif d’un comportement social. Il se distingue d’une légende en ce que celle-ci se réfère à certains éléments factuels, même s’ils sont largement déformés. Je précise à cet égard que si je privilégie le terme de « mythe » à propos d’Hiram, c’est que la transformation d’un habile artisan fondeur de bronze en l’unique maître architecte chargé de conduire l’érection du Temple est plus qu’une déformation, une transformation significative. Le Hiram de la Bible et le Hiram de la franc-maçonnerie ont en commun un prénom, une époque et un chantier. Mais finalement guère plus. On peut dire des récits mythiques qu’ils ne sont pas de simples récits romanesques, ni poétiques. Rien n’est gratuit ni arbitraire dans leur construction. Ils véhiculent et utilisent des archétypes, qui s’avèrent communs à toutes les sociétés, à toutes les cultures, à toutes les époques. Les mythes racontent une histoire ancienne, à laquelle est conférée une dimension sacrée. Mircea Eliade, que d’aucuns considèrent comme proche de la franc-maçonnerie alors que plusieurs de ses écrits sont sinon anti-maçonniques du moins assez méprisants pour la maçonnerie, considérée comme simpliste dans ses jugements2, a en tous cas été un contributeur indiscutable à l’étude du sacré, des mythes et des croyances religieuses. Eliade explique qu’un mythe est 2. Cf. par exemple Océanographie. Eliade a aussi dénoncé les régimes démocratiques « d’importation étrangère » et l’« invasion juive »… Il fut attaché culturel du régime antisémite du dictateur Ion Antonescu à Londres puis à Lisbonne. Par ailleurs, il fut vers la fin de sa vie proche de personnalités comme Louis Pauwels, et témoigna de son admiration pour René Guénon. 55 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) construit pour être exemplaire. Et il précise que « Le mythe est assumé par l’homme en tant qu’être total, il ne s’adresse pas seulement à son intelligence ou à son imagination. » Cela signifie que le mythe demande à être cru : l’adhésion au mythe est l’acte de foi initial, le pré-requis indispensable à l’intégration parmi les adeptes. Paul Ricœur a joliment écrit que « le mythe est une espèce de symbole en forme de récit, articulé dans un espace-temps hors de l’histoire et de la géographie »3, en tous cas qui s’affranchit de l’histoire et de la géographie. Comme le notait Raoul Berteaux4, « Le mythe est historiquement faux, mais psychologiquement réel. Il n’y a pas réalité historique, mais réalité psychologique. » En fait, les mythes diffèrent des légendes par plusieurs critères. Pour Ralph Stehly, professeur d’histoire des religions à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, il y a trois critères principaux de différentiation : 1. Le caractère sacré des mythes. Le mythe est une histoire sacrée. Non seulement le thème des mythes n’est pas ordinaire, mais leur narration même est considérée comme ayant quelque vertu en elle-même. 2. Le mythe n’est pas raconté n’importe quand, mais pendant les cérémonies d’initiation, pendant le rite. 3. La thématique a toujours trait aux origines : comment et aux termes de quels enchaînements on est arrivé à l’environnement existentiel qui caractérise la situation d’aujourd’hui. Le thème des mythes a toujours trait à un commencement ou à une transformation. Le mythe d’Hiram appartient à la catégorie des mythes d’identité. Il devient véridique dès lors qu’il est répété par les membres du groupe qui se reconnaissent en lui et se réclament de sa postérité. Pour s’en tenir au mythe d’Hiram et à sa construction, il faut naturellement commencer par évoquer ici le Hiram mentionné par la Bible. Le roi David, l’ancien berger vainqueur de Goliath, le poète auteur des Psaumes, avait formé le projet de construire un temple pour L’Éternel, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui avait fait sortir son peuple Israël d’Égypte sous la conduite de Moïse. Mais David n’avait pu mener son projet à bien. Son fils Salomon entreprit donc de bâtir l’édifice. Il s’adressa au roi de Tyr, prénommé Hiram. En 3. Paul Ricœur, Finitude et Culpabilité, Paris, Aubier, 1960, p. 25. 4. Raoul Berteaux, La Voie Symbolique, Édimaf, 1986, p 69. 56 Hiram : naissance d’un mythe échange d’une portion du territoire de Galilée, qui appartenait au royaume d’Israël, et de quantités de blé et d’huile vierge, Hiram roi de Tyr fit abattre et livrer à son voisin d’importantes quantités de bois de cèdre et de genévrier. Il lui loua également les services de plusieurs artisans, maîtres dans l’art de la construction. Le Livre des Rois (I Rois 7.13-45) rapporte que parmi eux, Salomon demanda d’engager le fils d’un Tyrien, artisan du bronze, décédé, et dont la veuve était une Israélite de la tribu de Nephtali. Succédant à son père, le fils, lui aussi prénommé Hiram, était devenu à son tour fondeur et sculpteur de bronze. Hiram le bronzier réalisa divers ornements essentiels de la Maison du Seigneur voulue par Salomon, et en particulier les deux colonnes dressées à l’entrée du Temple ainsi que la Mer d’airain. On trouve une seconde mention d’Hiram dans le corpus biblique. Plus de trois siècles après la rédaction du Livre des Rois que nous venons d’évoquer, fut rédigé le Livre dit des Chroniques. Dans ce texte Hiram, dont le nom est devenu Houram, (avec un vav à la place du iod) est un personnage plus important que dans le récit des Rois : de spécialiste du bronze, il est devenu maître-artisan expert en de nombreuses techniques. Salomon demande en effet à Hiram roi de Tyr de lui envoyer un « homme qui s’entende à travailler en or, en argent, en airain, en fer, en écarlate, en cramoisi, et en pourpre, et qui sache graver, [afin qu’il soit] avec les hommes experts que j’ai avec moi en Judée, et à Jérusalem, lesquels David mon père a préparés » (II Chroniques 2.7). Et le roi de Tyr lui répondit : « Je t’envoie donc un homme habile et intelligent, Huram-Abi, fils d’une femme d’entre les filles de Dan, et d’un père Tyrien. Il est habile pour les ouvrages en or, en argent, en airain et en fer, en pierre et en bois, en étoffes teintes en pourpre et en bleu, en étoffes de byssus et de carmin, et pour toute espèce de sculptures et d’objets d’art qu’on lui donne à exécuter. Il travaillera avec tes hommes habiles et avec les hommes habiles de mon seigneur David, ton père. » (II Chroniques 2.13-14.) En trois siècles de transmission, Hiram a pris de l’importance, de l’épaisseur. Il semble donc qu’une légende autour de ce personnage se développa dès l’Antiquité. Cela dit, en dehors de cette mention, et de la liste des pièces de bronze poli fondues par l’artisan, aucun détail n’est donné sur la vie d’Hiram, et pas davantage sur les conditions de sa mort. 57 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) Un Midrash5 raconte seulement qu’alors que tous les ouvriers qui avaient participé à la construction du Temple furent tués, selon l’usage instauré par les Égyptiens pour les ouvriers des pyramides, Hiram fût appelé directement au ciel, comme Énoch l’avait été avant lui. Se pose donc bien la question de l’intrusion d’Hiram dans le corpus maçonnique. Il faut rappeler que les maçons opératifs se référaient déjà à diverses légendes, et parmi celles-ci, divers récits liés à la construction du Temple de Jérusalem, faisant allusion à David et, bien davantage, à Salomon. La maçonnerie ne comportait alors que deux degrés : Apprenti et Compagnon. Lorsque le grade de Maître devint le degré fort de la maçonnerie symbolique, la légende d’Hiram prit l’importance que nous lui connaissons aujourd’hui. Notre très cher frère Philippe Langlet, dans son livre Les Sources chrétiennes de la légende d’Hiram a recherché la trace d’Hiram à travers plus de cinquante versions différentes, afin d’en trouver le fil conducteur, la trame unificatrice. Son travail « piste » ainsi Hiram, ou plutôt son mythe ou sa légende des sources les plus anciennes jusqu’aux rituels d’aujourd’hui. Notre frère Philippe Langlet montre dans cet ouvrage comment, à partir du xviie siècle, la vie et la mort d’Hiram, tels que la Bible les évoque, ou plutôt ne les évoque pas. Il présente la suite des enrichissements légendaires qui, progressivement, vont façonner le mythe initiatique qui inspire nos rituels et nos rites. Car s’il existe des variantes d’un rite à l’autre, les constantes invariantes dominent. Pour s’en tenir à ce qui est sérieusement documenté, on retrouve la première mention connue du mythe d’Hiram dans la divulgation Masonry dissected de Samuel Pritchard publiée en 1730. Il est question ici d’Hiram comme héros emblématique dont le sacrifice servira d’ossature à la légende du troisième degré et, s’agissant du RÉAA, de point de départ à tout le moins aux 11 degrés suivants. Il n’existe aucun document connu à ce jour nous éclairant sur la genèse de la référence hiramique et son introduction dans le corpus fixé depuis longtemps de la maçonnerie de métier.6 5. Midrash : méthode d’exégèse directe du texte biblique (par opposition à la Mishna, indirecte). Le mot désigne aussi des textes porteurs de jurisprudence (hahakha) ou des anecdotes, paraboles et autres récits édifiants, comme c’est le cas du midrash évoqué ici. 6. On peut citer ici les Anciens Devoirs, et plus précisément par les manuscrits de la 1re génération, entre autre le Regius et le Cooke : des textes qui contiennent de nombreuses données bibliques et patristiques c’est-à-dire en rapport avec les Pères de l’Eglise Il faut 58 Hiram : naissance d’un mythe Tout au plus quelques écrits légitimant l’adjonction au cadre maçonnique traditionnel la thématique de la mort et de la résurrection. La légende des Quatre Fils d’Aymon fait assassiner Renaud de Montauban, trop travailleur, trop parfait, pour n’être pas gênant. Mais plus encore, on peut évoquer aussi bien la mort et la résurrection du Christ que celles d’Osiris, ou encore de Maître Jacques, que la mythologie compagnonnique fait mourir sous les coups de cinq compagnons. Le fond du mythe est bien un archétype, que l’on retrouve dans de nombreuses traditions,, à de nombreuses époques : un homme instruit des mystères, un homme éclairé, meurt sous des coups portés avec une violence aveugle. Les ténèbres semblent triompher de la lumière. Naturellement, les exégètes et les commentateurs ne manquent pas de relever que si Hiram, son œuvre achevée, était mort dans son lit longtemps après avoir été fêté et récompensé par Salomon, il n’aurait pu devenir le héros de la dramaturgie maçonnique. bien savoir qu’une bonne partie de ces écrits sont le fait de religieux et de clercs, qui en ont façonné, pour une grande part, les cadres moraux. Dans le Cooke (1410), il est dit : « À la construction du Temple au temps de Salomon, comme il est dit dans la Bible […] Salomon avait quatre-vingt mille maçons sur son chantier et le fils du roi de Tyr était le maître maçon. » Rien de plus. Il faut attendre la seconde génération des Anciens Devoirs pour voir apparaître le nom de ce dernier : le manuscrit Grand Lodge n° 1 (1583) nous parle d’un « maître en géométrie » et « chef des maçons » nommé « Aynone ». On sait que le manuscrit Grand Lodge n° 1 est la copie d’un texte plus ancien : ainsi, il est probable que la personne chargée d’en faire la copie ait eu du mal à lire l’appellation d’origine. D’ailleurs on a beaucoup spéculé sur le sujet… Quoiqu’il en soit, à partir de là, le nom du maître-maçon apparaîtra sous diverses variantes : Amon, Aymon, A Man, etc. C’est en 1723 qu’apparaît, pour la première fois, l’appellation « Hiram Abiff ». Terme qui se substituera à celui d’Aymon, Amon, etc., dans la plupart des textes postérieurs. À noter cependant que le nom « Hiram » se trouve déjà dans quelques textes après 1675 (certains avançaient l’idée qu’il apparaissait dans des textes bien plus anciens : ce serait ce nom qui, par corruptions successives, aurait donné « Aynone ». Mais cela ne semble guère probable). J.-B. Lévy évoque ainsi un manuscrit Inigo Jones dit de 1607, qui cite pour la première fois Hiram Abiff comme architecte du Temple. Celui du même titre dont je dispose date de 1655 et dit ceci : AFTER the decease of King DAVID SOLOMON sent to HIRAM, King of TYRE for one who was a Cunning Workman (called. HIRAM ABIF) the Son of a woman of the Line of Naphtali and of Urias the Israelite.[…] AFTER the decease of King DAVID SOLOMON sent to HIRAM, King of TYRE for one who was a Cunning Workman (called. HIRAM ABIF) the Son of a woman of the Line of Naphtali and of Urias the Israelite. 59 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) Il faut au mythe une dimension sacrificielle. La mort, brutale, violente, cruelle, est nécessaire, pour sublimer l’individu. Osiris sera déchiqueté par Typhon, le Phénix se consume face au Soleil dans une agonie atroce. Il faut qu’il y ait un crime rituel pour qu’Hiram accède à sa véritable dimension. On pourrait au demeurant dire la même chose du Christ, de Jésus flagellé et crucifié. Au reste, il me semble bien que notre très cher frère et président Michaël Segall a fait en son temps ce parallèle, aucunement blasphématoire : la mort d’Hiram paraphrase la mort du Christ qui elle-même apparaît selon les plus antiques civilisations dans le trépas d’un dieu. Dans le contexte initiatique qui nous concerne, et pour supporter l’une des idées forces qui fondent notre idéal et notre ambition, il faut voir en Hiram le symbole de la connaissance qui ne peut être abolie, de la lumière qui ne peut être éteinte malgré les agressions et les complots. Hiram est ainsi l’archétype de l’initié qui accepte de mourir, qui fait le choix de mourir, pour pouvoir renaître. En tout état de cause, on trouve une brève évocation d’Hiram dans les Constitutions d’Anderson dans leur édition première de 1723, où il est simplement mentionné comme l’homonyme du roi de Tyr et le maçon le plus parfait de la Terre. Rien de plus dans l’édition de 1738, qui évoque pour la première fois un troisième degré établi à Londres en 1726. En 1726, précisément, est rédigé le manuscrit Graham. Le cadavre d’Hiram et ce qu’il en advint y figurent explicitement. Le célèbre Discours du chevalier de Ramsay de 1736 évoque l’« illustre sacrifice » d’Hiram, « premier martyr de notre Ordre ». Le rituel dit Three Distinct Knocks de 1760 fait la même référence dans la description d’ une cérémonie d’initiation au 3e degré et en fait remonter la pratique aux Loges des Antients, donc probablement avant 1717. On peut citer encore l’une des versions les plus anciennes de ce récit, qui apparaît dans L’ordre des francs-maçons trahi et leur secret révélé (1744) : Adoniram, Adoram ou Hiram, à qui Salomon avait donné l’intendance des travaux de son Temple, avait un si grand nombre d’ouvriers à payer qu’il ne pouvait les connaître tous ; il convint avec chacun d’eux de mots, de signes et d’attouchements différents, pour les distinguer... 60 Hiram : naissance d’un mythe Je terminerai mon propos en tentant de replacer le mythe d’Hiram dans une perspective élargie, celle d’une légende fondatrice, celle d’un deuil consécutif à un meurtre, présente dans de très nombreuses traditions. Certains auteurs, comme Julien Behaeghel, ont proposé de faire une analogie entre le mythe d’Hiram et le mythe osirien. Julien Behaegel, né en 1936, fut pendant un an moine dans une Trappe cistercienne. Puis il entreprit une longue quête existentielle, un voyage initiatique dans une perpétuelle recherche de sens. Franc-maçon initié à la respectable loge L’Équité de la Grande Loge de Belgique, son œuvre, tant littéraire qu’artistique, est toute entière tournée vers l’exploration du symbole. Il a enseigné la psychologie du symbole à Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Julien Behaeghel est mort en juillet 2007. Dans son livre Osiris, le dieu ressuscité (Berg, 1995), il s’efforce d’élucider le mythe fondateur sans lequel, dit-il, on ne peut rien comprendre au sacrifice divin. Et il évoque là l’importance de Jung et de son douloureux divorce d’avec Freud. « Même athée, on est dualité, matière et esprit. Rencontre des contraires, ombre et lumière. On porte tous en soi une déchirure, et le désir de faire l’unité, c’est-à-dire de reconstruire l’homme total. » Selon Behaeghel, par rapport au mythe d’Isis, le mythe d’Hiram est dénaturé par l’absence de la vierge initiatrice, représenté par Isis dans le mythe égyptien. Or il y a bien une vierge dans l’histoire de la construction du Temple, la reine de Saba, proche de Salomon et dont Behaegel fait l’hypothèse que, dans la fiction hiramique construite par les fondateurs de la franc-maçonnerie, elle n’aurait pas manqué d’avoir été en relation avec Hiram, l’architecte et le maître d’œuvre devenu intime de Salomon. Il faut rappeler en effet qu’Isis, femme-sœur d’Osiris, reconstitue Osiris (elle rassemble ce qui est épars), non pas afin qu’il reprenne vie lui-même sur Terre, mais pour qu’il règne au ciel. Isis ressuscite Osiris pour que son expiation devienne exemplaire. L’être humain ne peut s’améliorer qu’en connaissant ses limites et ses fautes, qu’en connaissant le drame. Mais l’espoir – d’aucuns parlent ici d’espérance – doit prendre le pas sur le désespoir : Isis la veuve va donner vie à Horus pour venger Osiris. Les divers rites maçonniques ont repris, comme nous le savons, ce thème de la vengeance. D’où la proposition de Julien Behaegel de rétablir le mythe dans son intégrité, c’est-à-dire dans ce qu’il présente comme sa quaternité fondamentale (Seth-Osiris-Horus-Isis). Dans la pensée égyptienne traditionnelle en effet, la cosmogonie ne peut se réaliser ni se vivre que si sa structure est quaternaire. La quaternité, et non la trinité, était considérée en Égypte comme l’espace de la manifestation. 61 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) De là l’idée qu’il ne peut y avoir d’initiation véritable sans mort symbolique suivie d’une résurrection spirituelle par la « Sagesse » de la vierge de régénération. C’est cette solution « quaternaire » qui serait à même de reconstruire le mythe et d’en rétablir la force initiatique primordiale. Behaegel considérait que l’initiation est une quête de l’âme, qui requiert des voies pour accéder au centre du monde et de la création. Ainsi la mythologie se donne-t-elle à lire selon plusieurs degrés. Plus on avance dans l’interprétation symbolique, plus elle est infinie. C’est savoir, lors même que nous sommes dans les ténèbres, que la lumière brille. C’est une discipline de vie librement consentie. On ne peut être heureux que si l’on fait ce qu’on a le sentiment d’avoir à faire. On peut également faire un rapprochement entre le mythe d’Hiram et celui d’Hermès, Toth pour les Égyptiens. Toth est l’architecte du monde et au Commencement, il est le Verbe. Toth, comme Hiram, représente la force de la construction, la connaissance de l’architecture, symbolisant la construction du monde. D’autres auteurs ont montré que la légende ou le mythe d’Hiram tel que la franc-maçonnerie l’a façonné a pu être inspiré par l’Énéide de Virgile, notamment les livres 3 et 6. Virgile, dans cette fresque prodigieuse, nous raconte comment Énée, dans sa descente aux Enfers, à la recherche son père Anchise, prit un rameau d’or. Compte tenu du lieu où l’histoire se déroule, on peut penser qu’il s’agit d’un rameau d’acacia. Plus tard, Énée retrouvera également le corps de Polydor, le fils de Priam, grâce à un rameau arraché à un buisson. Notre frère suisse Jean-Daniel Graf, co-rédacteur de la revue Masonica – la revue du Groupe de Recherche Alpina – a relevé d’indiscutables analogies entre le sens initiatique du mythe d’Hiram et celui des personnages successivement rencontrés par l’impétrant au cours des initiations tantriques. Dans ces diverses traditions, la mort violente du héros mythique est une mort libératrice, qui en quelque sorte va condamner les disciples à la liberté. Et l’on pourrait ajouter que les assassins, qui représentant la transgression, la révolte, la désobéissance, ont par là même un rôle symbolique que l’on retrouve lui aussi dans de très nombreuses cultures. On pourrait encore évoquer l’histoire de Minos et de son grand architecte Dédale. Mais je terminerai plutôt en évoquant la version du mythe d’Hiram écrite par Gérard de Nerval. Dans le Voyage en Orient, écrit en 1850, Nerval offre 62 Hiram : naissance d’un mythe un récit où se retrouvent toutes les passions, tous les sentiments, qui vont nourrir les degrés successifs proposés à l’initié pour lui permettre de les reconnaître en lui et de les contrôler. Amour, passion, fanatisme, envie, jalousie, amour propre, orgueil et lâcheté sont mis en scène dans une transposition superbe, qui renvoie le lecteur, bien sûr, à ses propres limites, à ses propres vices. Hiram est un archétype. Les archétypes sont porteurs de sens bien au-delà de ce que la réalité historique pourrait donner à considérer. Grâce à la mort du Maître, qui est la condition nécessaire pour qu’il puisse être transcendé par la grâce de la résurrection, la construction de notre édifice vertueux peut se poursuivre. Car l’objet même de notre engagement maçonnique est là : fuir le vice et pratiquer la vertu. Le mythe d’Hiram est dans notre tradition le vecteur de son enjeu essentiel, la lutte du Bien contre le Mal. Le Livre des Rois, au reste, rapporte cette requête explicite de Salomon à L’Éternel : Accorde à ton serviteur un cœur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner le Bien du Mal. Comme tout processus initiatique, le nôtre doit être marqué par la mort du viel homme. Hiram a été choisi, construit, pour être le héros mythique dont le rite a besoin pour prendre son sens. Ceux qui ont été reçus maîtres maçons où que ce soit de par le monde depuis près de trois siècles savent comment, au terme de la cérémonie d’initiation au 3e degré, le Bien a triomphé du Mal.. La progression de l’initié ne s’arrête pas là pour autant. Au contraire, serais-je tenté de dire. Le mythe d’Hiram est le récit fondateur, initiateur, du parcours, sa condition nécessaire, mais non suffisante. C’est sur ce mythe primordial que les divers systèmes de grades et de degrés prennent appui. Mais ceci serait une autre histoire… 63 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) Annexe. Les Noms de « Dieu » « Dieu est mort » affirmait Nietzsche. Aurait-on mal compris la célèbre réponse prophétique de Malraux : « Le xxie siècle sera religieux ou ne sera pas » ? Dieu est omniprésent aujourd’hui en politique, donc en économie. Mais on assiste plus à un regain de guerre de religions d’un nouveau type qu’à une recrudescence d’une spiritualité véritable. Depuis le xviiie siècle s’était installé un matérialisme dévorant et une lutte d’idéologies historicistes. Après Kant et Rousseau, on avait oublié Dieu et on ne pensait plus qu’à accélérer le « sens de l’Histoire » ; il fallait, à tout prix, réaliser ce Paradis terrestre que, déjà Descartes nous avait promis. Finies les eschatologies véritables, fini le bonheur pour tout un chacun à la fin des temps, à la droite de son Dieu : il est devenu indispensable d’installer ici-bas cet Éden… pour les générations à venir, au détriment de quelques générations ou de millions d’hommes qui feraient le sacrifice de leur vie, de leurs espérances, au besoin dans des camps d’extermination s’ils dérogeaient de par leur ethnie ou par leurs origines ou encore par leurs convictions au plan instaurer par ces totalitaires. L’Inquisition religieuse avait fait place au KGB, à la Gestapo, mais le principe restait le même : contraindre ou exterminer au nom de Dieu ou de l’idéologie du Parti. Mortes sont les idéologies aujourd’hui. Tant mieux a-t-on pu entendre crier des foules quasi unanimes, après la chute du mur de Berlin. L’homme occidental, l’européen surtout, s’est vite senti désemparé : le besoin de croire en quelque chose est trop fort. Les idéaux marxistes, socialistes, coloniaux, libéraux, conservateurs ne font plus recettes. Le pouvoir n’incarne plus le référent absolu, on doute de l’homme politique, les turpitudes de certains font couler l’idée d’un pouvoir intègre et respectable défendant le Bien pour chacun et pour tous. Le regain de valeurs qui ont fait leur preuve trouve là son origine. De tout temps pouvoir temporel et autorité spirituelle se sont combattues quand elles ne pouvaient s’entendre… sur le dos du quidam que nous sommes. César, comme les pharaons, s’est fait dieu jusqu’à ce que Constantin ne préfigure le césaro-papisme. Mais papes et empereurs, guelfes et gibelins se sont bien vite combattus pour avoir la suprématie : qui nommait, qui investissait l’autre. Schismes, Réforme n’ont rien changé. Les guerres de religion ont montré que Dieu régnait sur Terre, mieux divisait pour mieux régner ! La France, héritière de Descartes, fille aînée de l’Église certes mais aussi déchirée par deux siècles de luttes fratricides, inventait les Lumières. Nos Encyclopédistes, éclairés par Hobbes et Locke et bien vite relayés par Kant, 64 Hiram : naissance d’un mythe Hegel, inventaient le monde sans Dieu. Après 1789 Dame Nature remplaçait Dieu. On commençait à séparer l’Église et l’État. Bien sûr napoléon a rechuté et il a demandé au pape de le couronner, mais le ver était dans le fruit : matérialisme et laïcité allaient régner sur la France pour deux siècles. Elle qui avait aidé les États-Unis à se libérer du joug pensait donner la leçon au monde. Dieu n’était pas mort pour tout le monde. Certes le « vieux continent », le vieux pays qu’était la France pouvait faire semblant de s’en passer, prendre le laïc qui sent parfois l’agnosique pour le tolérant et le refus de tout engagement religieux pour la liberté de conscience, ailleurs sur le nouveau contient ou dans les pays émergent Dieu est toujours là plus vivant que jamais. On se bat au nom du même Dieu unique au Proche Orient, entre musulmans sunnites ou chiites, entre chrétiens de tous bords ! On se recommande de Dieu pour appeler les électeurs à vous faire confiance ! Pire encore une guerre qui n’a pas de nom, le terrorisme, fait des victimes parmi les civils, les enfants, les innocents, les coreligionnaires si besoin, au nom de la guerre sainte ! Dieu est mort en France, en Allemagne, mais ni aux ÉtatsUnis, ni en Palestine, en Israël, en Iran, en Afghanistan ou en Irak, pas plus que dans les Balkans. La une de tous les médias ruisselle du sang des victimes de ces guerres de religion. Les leçons du xvie siècle n’auront été d’aucune utilité. Il est vrai que ne croit plus trop en Dieu ceux dont les pères ont été victimes de cette intolérance. « L’expérience est une lanterne sourde qui n’éclaire que celui qui la porte » et il faudra combien de victimes dans les pays qui en appellent au Bien que dispense le Dieu auquel ils adhérent pour que l’on renonce à imposer son Dieu. Mais au fait Dieu dont nous avons fait un concept unique jusqu’ici est-il bien le même pour tous. On sait que le Dieu pourtant chrétien des catholiques, n’est pas exactement le même que celui des orthodoxes ou des protestants, au grand dam des œcuménistes. Il est certain que le Dieu unique des juifs n’est pas superposable à celui des musulmans, n’en déplaise à ceux qui rêvent d’une vaste communauté où se fondraient tous les fils d’Abraham. Le même Volume de la Loi sacrée génère bien des différences. Ne parlons pas des tenants d’une tradition orale, connue des seuls descendants des apôtres. Renonçons aux menus différences entre les Bibles catholiques et protestantes. Considérons comme détail même le fait que les musulmans lisent les Évangiles comme le récit non du fils de Dieu mais de celui d’un prophète. Admettons que le noyau de la religion du livre reste l’Ancien Testament, voire la Torah, il n’en reste pas moins qu’une mésentente certaine existe entre tous les croyants et que le Dieu des protestants français ne semble pas celui des baptistes ou des méthodistes américains, que l’Église 65 Mémoires de l’Académie maçonnique. Regards sur la philosophie maçonnique (1) catholique romaine, malgré un pape unique, ne décline pas partout de la même manière. Pourquoi ? une culture, une histoire différente. On a peine à le croire à l’heure où la mondialisation gomme les différences où le jeans, MacDo et le Coca ont envahi la planète et uniformise tous les humains. Si à chaque concept correspondait un mot précis, il n’y aurait aucun problème de traduction d’une langue à l’autre. On sait qu’il n’en est rien et que derrière chaque mot se cache en fait un concept qui ne trouve pas toujours son exact équivalent dans une autre langue. Ceci est surtout vrai lorsqu’il s’agit de concept abstrait philosophique, métaphysique ou religieux. On a même pu dire que le mot précède le concept et que l’idée ne prend corps qu’après qu’elle ait été définie dans l’esprit humain par un mot. Dès lors chaque individu a bien sûr sa propre approche du concept et ce que A définit par le concept N n’est pas superposable à ce que B y voit. Mais en fait le problème est surtout notable lorsque A et B n’ont pas la même culture, ni la même langue. Les mots véhiculent en fait un passé culturel. Leur étymologie, sans donne une compréhension exhaustive des connotations du mot en donne au moins une première approche. Jusqu’ici nous avons volontairement parlé de Dieu de façon floue et sans en préciser exactement les nuances que les diverses religions entendaient par ce terme. Il serait temps d’aller plus loin et de tenter de voir ce que les différents peuples entendent par Dieu, même s’ils se disent tous issus du Dieu unique de la Bible. Prenons le mot dieu, terme le plus usité en français pour parler. Jusqu’ici nous lui avons donné le sens le plus ouvert possible, sans lui ajouter la moindre connotation. Dieu vient de la racine indo-européenne dei qui signifie briller. Il a d’abord signifié le ciel lumineux, avant de désigner les créatures célestes par opposition aux êtres terrestres. De dei dérivent également les mots Zeus et diurne. Ainsi Dieu ou dieux désignent ce qui éclairent l’homme ce qui lui vient en révélation en quelque sorte, d’une manière passive. Mais reprenons l’origine du Dieu unique des Écritures. Le nom le plus célèbre est le fameux tétragramme sacré (), qui a donné Yahvé et Jéhovah, qui est imprononçable en fait, sauf pour le Grand Prêtre dans le Saint des Saints du temple de Jérusalem. Ce tétragramme est lu par les croyants « Adonaï » qui signifie « Seigneur ».
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