Le hors-champ, pouvoir invisible Actes du séminaire de

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Le hors-champ, pouvoir invisible Actes du séminaire de
Le hors-champ, pouvoir invisible
Actes du séminaire de formation ENS-IGEN-DESCO des 24 et 25/10/05
Territoires de l’imaginaire : histoire et théorie du hors-champ au cinéma
Jacqueline Nacache (Paris 7)
Il existe non pas une mais deux histoires du hors-champ, à la fois distinctes et étroitement
dépendantes l’une de l’autre. La première s’écrit au fil des formes filmiques et de leur évolution ;
elle étudie la part du hors-champ dans l’opération du filmage, la façon dont il vient modifier le
cadrage, la composition de l’image, la mise en scène, les agencements visuels puis audiovisuels.
La seconde histoire concerne la pensée du hors-champ comme concept qui s’ouvre sur
l’imaginaire de l’absence 1 ; elle se constitue au fil d’un discours critique et théorique qui étudie
le hors-champ de façon fondamentale – comme phénomène constitutif de la représentation au
cinéma – mais en détaille également les applications dans des styles singuliers, propres à des
époques, des cinématographies, des cinéastes.
Rendre compte de ce double cheminement, c’est prendre un risque qui n’a pas toujours été évité
par les théoriciens, celui d’une vision téléologique dans la perspective de laquelle le cinéma
s’acheminerait inéluctablement du plein vers le vide, du dedans vers le dehors, de la conscience
de l’image à la conscience de son envers et son ailleurs. Mais s’il est manifeste qu’il y a eu de
grands moments historiques de prise de conscience du hors-champ, liés à la fois aux évolutions
de la technique, à celles du récit, des conditions de production et de réception, le chemin n’est ni
linéaire, ni régulier. L’histoire du hors-champ est pleine d’accidents, d’avancées et de retours, de
petites et grandes révolutions.
THÉORIE 1 : DÉFINITIONS
Les problèmes commencent lorsqu’on tente de considérer le hors-champ comme une donnée
autonome, car une telle autonomie est a priori impossible à concevoir, comme cela apparaît dès
le simple niveau du lexique technique. Définie par Vincent Pinel comme l’opposé exact du
champ (« portion d’espace non retenue à la prise de vues et située à l’extérieur du cadre – opposé
« champ » 2), le hors-champ apparaît d’emblée comme dépendant et précaire. Pas de hors-champ
1
Il nous faut ici souligner, de façon liminaire, la source exceptionnellement complète que représente le n°31 de la
Revue Belge du Cinéma, « Poétique du hors-champ », de Livio Belloi. Ce volume constitue la principale source
documentaire actuellement disponible, et toute réflexion sur la question du hors-champ ne peut que reconnaître sa
dette vis-à-vis de ce remarquable travail.
2
V. Pinel, Vocabulaire technique du cinéma, Nathan-Université, 1996, coll. Ref.
1
sans le champ : le cinéma est placé, malgré qu’on en ait, sous le signe du visible. Ce que
« prend » la caméra, ce sont des vues ; quand bien même les espaces filmés sont neutres, vides,
exilés du sens et de l’action, il nous faut admettre que l’écran ne donne à percevoir que des
champs ; le hors-champ est à chaque instant de l’ordre du souvenir et de l’implicite. En anglais
l’expression off screen, en un sens plus précise, définit le hors-champ comme « any character,
object, or action not seen on the screen but known to be part of the scene or near the location
photographed ; or any sound originating from such an area. We might hear an off-screen voice
or watch a character viewing an off screen action » 3. Ainsi rend-elle au spectateur, seul
dépositaire de l’opération qui consiste à articuler champ et hors-champ, la capacité de formuler le
hors-champ comme une hypothèse sans cesse renégociable.
A cela, il manque un troisième élément, que proposent les auteurs d’Esthétique du film lorsqu’ils
définissent le hors-champ comme « l’ensemble des éléments (personnages, décor, etc) qui,
n’étant pas inclus dans le champ, lui sont néanmoins rattachés imaginairement, pour le
spectateur, par un moyen quelconque »4. Avec l’entrée en scène de l’imaginaire, le hors-champ
prend son envol. Cessant d’être une donnée de la création qui s’élabore concrètement sur le
plateau, ou un auxiliaire narratif, il devient une catégorie vaste et plastique, englobant toutes les
formes de l’implicite et du non-dit, du raccourcissement et de la condensation, dans une
concurrence ou une alliance entre l’espace et le temps (hors-champ, hors-temps, on sait que la
rime est tentante). Il peut désigner le continent de tout ce qui est imaginairement à côté du film :
les espaces contigus, certes, mais aussi bien les ailleurs symboliques, ceux que créent notamment
les sons, les voix over, les partitions musicales qui semblent repousser les murs de l’image et
étendre à l’infini son territoire.
Plus amplement encore, le hors-champ devient un instrument d’analyse. Point n’est besoin de
recourir à la fameuse « lecture soupçonneuse » décrite par Umberto Eco (Les limites de
l’interprétation) pour voir qu’un film peut en cacher un autre, de façon tout à fait délibérée : les
films me racontent des histoires, mais à moi de comprendre ce qu’ils tentent réellement de me
dire, comment je peux les faire parler, leur arracher des vérités souterraines. Les allégories
historiques, par exemple, sont familières de ce double étagement du récit, en particulier dans le
registre de la propagande qui a toujours la charge de plaire et de convaincre. Utiliser le passé
pour parler à mots couverts du présent est un procédé qui fut utilisé dans tous les camps pendant
la Seconde Guerre mondiale (Juarez, W. Dieterle, 1939 ; Lady Hamilton / That Hamilton
Woman, A. Korda, 1941 ; et du côté de l’Allemagne nazie Kolberg, Veit Harlan, 1945).
Par-delà le hors-champ allégorique, le tissu de références peut être plus lâche, plus libre, et faire
résonner en arrière-plan, sur le mode de l’allusion légère ou appuyée, tout le contexte historique,
biographique, technologique du film. On sait combien les efforts du cinéma américain pour
3
Ira Konigsberg, The Complete Film Dictionary, Meridian, 1987.
4
J. Aumont, A. Bergala, M. Marie, M. Vernet, Esthétique du film, Nathan, 1983 (voir tout le chapitre I).
2
devenir plus spectaculaire dans les années cinquante désignent, littéralement ou par défaut, le
concurrent domestique que représente la télévision (voir le celèbre intermède télévisuel de La
blonde explosive/ The Girl Can’t Help It, F. Tashlin, 1957) ; ou combien ce même cinéma met en
perspective son hors-champ contemporain, une société américaine des fifties obsédée par le sexe
et la consommation.
Encore tous ces films maîtrisent-ils tout ce qui, en eux, relèvent d’autre chose qu’eux-mêmes.
Lorsque le hors-champ bascule totalement dans l’espace de la réception et de la lecture, qu’il
devient l’inconscient même du film, c’est alors à l’analyste d’en dessiner les contours, par la
compréhension profonde, et l’opération raisonnée de l’interprétation.
Analyse 1 : le champ comme miroir du hors-champ
Mais revenons, pour une première série d’exemples, à l’époque pré-théorique où le horschamp n’est ni conceptualisé, ni mesuré, mais occupe presque naturellement le champ qui le
happe, le reflète par clignotements, tendant à tout moment le regard vers ce qu’il ne peut
discerner.
Les ombres qui habitent le champ du film ne se substituent pas au corps mais suggèrent sa
présence hors-champ, dans une visée dramatique et plastique. L’ombre est à la fois plus
graphique et plus imprécise que le corps, et le cinéma qui tente de transférer à l’écran les
principes de l’expressionnisme dans les arts plastiques en utilise volontiers le pouvoir de
déformation. L’ombre réveille l’animalité des corps réduits à leur fonction d’agression
meutrière, pour des corps déjà poussés vers l’inhumain, celui de Conrad Veidt/ Cesare dans
Le cabinet du Dr Caligari (R. Wiene, 1919), celui de Max Shreck / Orlock dans Nosferatu. Le
son, bien sûr, change tout, car il double le corps d’ombre d’une voix humaine – celle de Peter
Lorre, s’adressant avec douceur à la petite Elsie dans M (F. Lang, 1931) ; celle, cordiale, de
Paul Muni (« Hello, Louie ! ») braquant son arme sur Louie Costello à la fin du premier plan de
Scarface (H. Hawks, 1931). Muni / Camonte et son visage balafré apparaîtront peu après,
mais dans un contexte où le film soigne ses effets rhétoriques, le meurtrier doit, au moins
l’espace d’un instant, rester sans visage, rendu ainsi plus immatériel et dangereux.
Comme le notera Noel Burch (cf. infra), un des procédés simples pour suggérer le hors-champ
est le regard d’un personnage hors du champ, ce qui se produit très couramment dans le
dispositif du champ-contrechamp. Mais cet agencement simple peut faire l’objet d’un usage
rhétorique où il est porté à une puissance élevée. Ainsi le caractère suturant du regard horschamp peut-il lier des espaces hétérogènes : dans Nosferatu (Murnau, 1922), pendant la nuit
où le comte Orlock s’approche pour la première fois de Hutter endormi, sa femme Ellen, bien
loin de là, se réveille ; et son regard intense, vers la gauche du plan, en traverse littéralement
la paroi pour réagir à l’horreur dont elle a le pressentiment. De même le visage horrifié de
Sylvia Sydney dans Furie (Fury, F. Lang, 1936), lorsqu’elle regarde la prison en flammes où
son fiancé est enfermé, victime de la violence de la populace, est-il un écran sur lequel
3
s’imprime directement l’effet du hors-champ. Le même effet se produit d’ailleurs pour les
autres visages hallucinés, miroirs déformés les uns par la terreur, les autres par la joie féroce
de la vengeance.
Il ne s’agit pas seulement de rejeter hors de l’image ce qu’il est impossible de représenter,
mais de développer une écriture propre du hors-champ, dont l’alphabet se compose d’ombres,
d’ellipses et d’éclipses, de plans nus et désertés de présence humaine, d’objets qui, comme le
ballon de M, condensent les signes d’une disparition. Il y a là toute l’inventivité d’un langage
qui explore son pouvoir de suggestion (métaphore, métonymie, euphémisme, litotes…). Cette
effervescence, notable à la fin du muet, connaîtra de nouveaux élans pendant toute la période
classique, pour des raisons qu’on verra plus loin : la maîtrise progressive du son d’une part,
mais aussi la réglementation du domaine du montrable (par la censure et l’autocensure) qui
assure la pérennité du hors-champ comme espace de semi-clandestinité visuelle.
THÉORIE 2 : CADRE-CACHE ET SUTURES
2.1. Bazin
Si le discours critique très actif dans les années vingt et trente est loin d’ignorer tous les effets de
suggestion de l’image filmique, on peut considérer que l’acte de naissance théorique du horschamp est bazinien, et parcourt ces trois articles fondamentaux que sont Peinture et cinéma,
Théâtre et cinéma (1951), Montage interdit (1953 et 57) 5. Dans les deux premiers, Bazin reprend
la définition du cadre comme cache
« Les limites de l’écran ne sont pas, comme le vocabulaire technique le laisserait parfois
entendre, le cadre de l’image, mais un cache qui ne peut que démasquer une partie de la
réalité. Le cadre polarise l’espace vers le dedans, tout ce que l’écran nous montre est au
contraire censé se prolonger indéfiniment dans l’univers. Le cadre est centripète, l’écran
centrifuge ».
« Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu’il échappe au
champ visuel, mais il continue d’exister identique à lui-même en un autre point du décor, qui
nous est caché. L’écran n’a pas de coulisses, il ne saurait en avoir sans détruire son illusion
spécifique, qui est de faire d’un revolver ou d’un visage le centre même de l’univers. A
l’opposé de celui de la scène, l’espace de l’écran est centrifuge »
Certes l’espace pictural, autant que théâtral, dispose de multiples moyens pour désigner son
dehors. Les limites apparentes que Bazin impose au tableau et à la scène n’ont pour but que de
souligner le pouvoir du cadre filmique qui, opérant à la fois comme limite ou comme fenêtre,
peut, « contraindre le regard à la parcourir, ou inciter l’esprit à vagabonder au-delà de ses
Tous ces textes sont consultables dans les éditions courantes de Qu’est-ce que le cinéma ?, Le Cerf, 7e art,
nombreuses rééditions.
5
4
limites » 6. Si l’on voit bien en quoi le discours du cadre comme cache répond à la conception
bazinienne de l’image filmique comme prélèvement sur le réel, on discerne mieux encore la
volonté de promouvoir une puissance de l’image filmique, perçue comme relevant d’une crue
permanente du champ sur le hors-champ. Volonté qui se retrouve du reste dans l’admiration de
Bazin pour la profondeur de champ, et dans l’éthique du montage proposée dans « Montage
interdit », quand bien même ce dernier article se fonde sur une tout autre vision du hors-champ.
Là où l’ampleur du plan-séquence et la profondeur de champ fonctionnent comme des cautions
morales de l’image, les failles du montage sont le lieu d’un hors-champ susceptible de
manipulations et de tricheries.
2.2. La suture
Les analyses baziniennes, qui se présentent le souvent sous le jour modeste d’une réflexion à
propos d’un film et d’un cinéaste singulier, sont explicitement ou non à la source de diverses
théorisations qui se formalisent plus tard dans le sillage de la sémiologie du cinéma. L’année
1969 est à la fois celle de la publication des célèbres articles de Jean-Pierre Oudart sur « La
suture », dans les Cahiers du Cinéma, et de la publication de l’important ouvrage de N. Burch,
Praxis du cinéma. A partir des principes exposés notamment par le Procès de Jeanne d’Arc de R.
Bresson, la suture est progressivement approchée comme la liaison imaginaire qui s’opère entre
deux espaces.
« A tout champ filmique fait écho un champ absent, lieu d’un personnage qu’y pose
l’imaginaire du spectateur, que nous appellerons l’absent. Et tous les objets du champ
filmique, en un temps de la lecture, se posent ensemble comme le signifiant de son
absence. » 7
Et plus loin :
« Le champ de l’absence devient le champ de l’imaginaire du lieu filmique constitué par les
deux champs, l’absent et le présent ; le signifiant, rencontrant dans ce champ un écho,
s’ancre rétroactivement dans le champ filmique ; et entre les deux champs a lieu cet
« échange » […] à la faveur duquel le signifié, véritablement, apparaît »
De la suture, le champ / contrechamp est l’exemple non unique mais canonique. Mais il y a plus
que cela chez Oudart : car la suture révèle la béance du hors-champ qu’il s’agit de reconnaître,
voire d’exalter. Ambiguïté de ce discours qui met au jour à la fois la norme et l’exception ; d’un
côté le hors-champ « naturel » du cinéma, lié au découpage et au montage, tenu sous stricte
surveillance, mis en relief ou atténué ; de l’autre l’espace de l’aléa, de la béance, brusquement
rendue visible par un accident du montage. Ce hors-champ là n’est pas celui du consensus et de la
transparence, mais celui de la résistance au récit classique, à tous les principes visant à la fluidité
6
J. Aumont, L’œil interminable – cinéma et peinture, Séguier, Paris, 1989, p. 115.
7
Jean-Pierre Oudart, « La suture », Cahiers du Cinéma n° 211, avril 1969 et n°212, mai 1969, repris dans Théories
du cinéma (VII. Petite anthologie des Cahiers du Cinéma), 2002, p. 61.
5
et à l’invisibilité du montage. On comprend rétrospectivement pourquoi le faux raccord et la
saute, tels qu’utilisés notamment par Godard 8 soulèveront l’enthousiasme critique : ces fractures
ouvertes sur le hors-champ remettent en cause à tout moment ce qui est tenu pour une idéologie
de la continuité. Le hors-champ est un instrument de lutte que chacun convoque à sa façon, et
parfois pour des raisons opposées.
2.3. Praxis du cinéma, pragmatique du hors-champ
Loin des obscurités fréquentes chez Oudart, Noel Burch propose dans « Nana ou les deux
espaces » une systématisation qui développe la conception bazinienne du cadre-cache tout en la
nuançant. Il commence par proposer une description très pragmatique du hors-champ, à savoir ce
qu’il nomme les « six segments du hors-champ » 9:
-
les confins immédiats des quatre premiers segments sont déterminés par les quatre bords
du cadre, comme des projections imaginaires des quatre faces d’une pyramide
-
l’espace hors-champ derrière la caméra, auquel les personnages accèdent en passant juste
à gauche ou à droite de la caméra.
-
un sixième segment comprenant « tout ce qui se trouve derrière le décor (ou un élement
du décor) » ; on y accède « en sortant par une porte, en contournant l’angle d’une rue, en
se cachant derrière un pilier ou un autre personnage ; à l’extrême limite, ce segment
d’espace se trouve derrière l’horizon ».
Les différentes façons de suggérer le hors-champ sont les entrées et sorties du champ, les regards
off (interaction par le regard entre les personnages qui sont dans le cadre, et les personnages ou
les objets qui n’y sont pas), enfin les personnages dont une partie du corps se trouve hors-cadre et
suggère donc la partie non montrée. L’espace filmique est donc présenté comme le produit de ces
« deux espaces » à propos desquels Burch propose non sans précaution le terme, différemment
connoté à l’époque, de dialectique. Comme l’écrira plus tard Pascal Bonitzer :
« Ce qui jusqu’à Burch n’avait pas été nettement aperçu, c’est donc que le cinéma joue
autant de ce qu’il ne montre pas que de ce qu’il montre, que l’espace cinématographique
s’articule d’un espace-champ et d’un espace hors-champ, d’un vu et d’un non-vu (par le
spectateur), et que la « tension » résultant de cette division implique le spectateur dans son
jeu. » 10
Le système vaut moins par sa nouveauté ou son originalité que par sa tentative de rationalisation
systématique. Le hors-champ hantait le discours critique sur le mode de l’évidence et de
l’émerveillement, mais il n’existait pas encore vraiment pour la théorie. Nommer le hors-champ
était un geste quasi politique, une sorte d’institutionnalisation théorique de l’absence, jusque là
8
Voir David Bordwell, « La saute et l’ellipse », Revue belge du cinéma, « Jean-Luc Godard », n°22-23, 1988.
9
N. Burch, Praxis du cinéma, Gallimard, 1969.
10 Pascal
Bonitzer, Le regard et la voix, UGE – 10-18, 1976, p. 18.
6
engluée dans la masse confuse des figures de la suggestion, et d’agencements qui avaient trop à
voir avec la narration littéraire. Le hors-champ confirme donc désormais sa vocation d’outil
spécifique à l’approche du film.
Analyse2 : les segments du hors-champ
Vues Lumière
Un très grand nombre de vues du catalogue des vues Lumière atteste le phénomène
d’aspiration de l’image par ses limites. La caméra Lumière fonde le cadre-cache et illustre très
littéralement les six segments ; le mouvement lui étant interdit, c’est précisément le
mouvement qu’elle s’attache à capter dans sa saisie du monde. Toutes les directions de
l’espace sont ainsi parcourues, parades, défilés, plate-forme mécanique ou trains surgissant
du lointain, cohorte de bourricots égyptiens, foules se déversant depuis le fond de l’écran. Très
fortement centrifuge, l’image fuit vers ses bords et ne cesse de regarder au dehors ; il y a là
toute la base d’un usage du plan fixe, découpant un champ solide par sa fixité, mais précaire
par ses parois que les corps ne cessent de traverser comme des passe-muraille 11. Cette fixité
sera d’ailleurs l’élément le plus contraignant pour les cinéastes invités, en 1995, à fêter le
centenaire du cinéma en tournant leur propre « film Lumière » à l’aide de la caméra historique,
et beaucoup s’en tirent de la même façon, en animant le champ des mouvements des sujets
filmés.
Cette dimension presque expérimentale du plan fixe, où le cadre est une trouée par où semble
s’opérer une fuite permanente, ne renvoie pas à l’œil anonyme et moderne de la caméra de
surveillance. Car c’est un champ volontairement découpé par un regard, et comme tel, il
survivra à tous les développements techniques. Devenue parfaitement libre de ses
mouvements, la caméra sait reconquérir quand il le faut son immobilité première. Dans un plan
de L’argent (Bresson, 1987), elle est braquée sur une sortie de métro d’où s’échappent les
voyageurs qui viennent de la base du plan, et en sorte en s’échappant par les côtés. Lorsque
la caméra est plantée devant le monde et ne bouge pas, c’est le monde qui défile devant elle,
faisant résonner le cadre des vibrations du hors-champ.
L’opinion publique / A Woman of Paris, Ch. Chaplin, 1923
Dans la comédie, le plan fixe permet de souligner la forte valeur du hors-champ comme
coulisse de l’écran, avec un traitement plus fortement rhétorique. Dans L’Opinion publique, de
très manifestes effets de soustraction du cadre (segment latéral caché, regards fortement
11
Pour une synthèse facilement accessible sur la question du hors-champ dans le cinéma des premiers temps, on
peut se reporter à l’article de Serge Abiaad (Université de Montréal) publié dans la revue en ligne Cadrage
(www.cadrage.net). Par ailleurs le thème du hors-champ traverse épisodiquement la plupart des écrits des spécialistes
du cinéma des premiers temps.
7
dirigés vers les corps invisibles du fait de leur nudité) font jouer pleinement au hors-champ sa
fonction de cache érotique, celle-là même dont parle Christian Metz lorsqu’il écrit dans Le
Signifiant imaginaire :
« Le cinéma à sujet directement érotique (et ce n’est pas un hasard) joue volontiers sur les limites du
cadre et sur les dévoilements progressifs, au besoin incomplets, que permet la caméra quand elle
bouge. La censure a ici son mot à dire : censure des films et censure au sens de Freud. Que ce soit
sous forme statique (cadrage) ou dynamique (mouvements d’appareil), le principe est le même : il
s’agit de parier à la fois sur l’excitation du désir et sur sa rétention (qui en est le contraire et pourtant la
favorise), en faisant varier à l’infini, comme le permet justement la technique des studios,
l’emplacement exact de la frontière qui stoppe le regard, qui met fin au vu, qui inaugure la plongée (ou
la contre-plongée) plus ténébreuse vers le non-vu, vers le deviné 12. ».
Mais il y a plus ; lorsque le bord inférieur du cadre masque le corps nu de Marie, soumis au
traitement vigoureux de sa masseuse tandis que sa meilleure amie la met complaisamment au
courant des frasques de son amant, c’est aussi le visage de Marie qui s’absente, créant ainsi
le négatif du reaction shot.
C’est cette même polysémie de l’invisible, qui ne cache jamais qu’une seule chose à la fois,
que décrit Jacques Aumont à propos de Variétés (E. Dupont, 1925), exemple rituellement cité
des effets suggestifs du hors-champ : « La persistance du champ « vide » tandis qu’a lieu le
meurtre « en-dessous » du cadre, la lente remontée, par le même bord inférieur, de la main
tenant le couteau, sa brusque plongée, tout contribue à mettre le spectateur dans une situation
inconfortable, et ressentir cette ellipse visuelle comme le produit d’une contrainte
institutionnelle : un code de la décence cinématographique interdisant la violence du meurtre,
et transférant du coup cette violence sur la forme filmique ».13
Madame porte la culotte (Adam’s Rib, G. Cukor, 1949)
Dans les petits théâtres de George Cukor, l’écran trouve bel et bien dans le hors-champ
immédiatement contigu les coulisses qu’évoquait Bazin. Dans Adam’s Rib (Madame porte la
culotte, 1949), ce sont différentes scènes qui se succèdent pour permettre au couple Spencer
Tracy/ Katharine Hepbun de déployer tous les niveaux de la comédie conjugale. Le premier de
ces théâtres est la chambre où l’on s’habille en hâte en vue d’un dîner, chacun se retirant dans
une loge invisible, elle côté jardin et lui côté cour, abandonnant la scène au délicieux bibi
acheté par Adam pour surprendre Amanda. On n’entend alors que les voix, mais l’effet,
analyse Stanley Cavell, « est le contraire d’un échange de paroles à travers un vide […] ; ici, il
projette une intimité qui ne demande pas de présence visible. L’effet est d’accroître notre
intimité avec ces personnages, parce que leur présence invisible, et partout sensible pour
nous, nous place, dans ce passage, dans le même rapport à chacun d’eux que chacun
12 C.
13 J.
Metz, Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois, Paris, 1994, p 105.
Aumont, op. cit., p. 132.
8
entretient avec l’autre. Ce n’est pas avec n’importe quel couple qu’on se soucierait d’acquérir
une telle intimité » 14. Intimité conjugale, certes ; mais la confiance avec laquelle le cinéma
hollywoodien dérobe les comédiens au regard vient d’un autre hors-champ, d’une autre
intimité, celle que le public américain des années quarante entretient avec ses stars.
Dr Jerry & Mr Love (The Nutty Professor, J. Lewis, 1963)
Le dernier des segments du hors-champ de N. Burch est par excellence le lieu de la caméra
subjective, dont on sait à combien d’usages ponctuels ou intensifs elle donna lieu. Plus encore
peut-être que les trop célèbre exemples des Passagers de la nuit ou de La Dame du Lac, la
séquence qui suit immédiatement la transformation de Julius Kelp en Buddy Love, dans Dr
Jerry & Mr Love utilise le procédé d’une façon parodique qui en exagère les effets d’attente
angoissée : à quoi peut ressembler Julius Kelp après l’effrayante scène nocturne du
laboratoire ? Mais cet homme invisible vers lequel tous les regards se tournent, c’est moimême, spectateur brusquement intégré dans le monde du film dans un effet inverse à celui de
Sherlock Jr ou de La rose pourpre du Caire. L’angle rare de la caméra subjective, « oblige
mon regard à mettre fin pour un instant à son errance libre dans l’écran, à traverser celui-ci
selon des lignes de force plus précises qui me sont imposées. Ainsi, c’est l’emplacement de
ma propre présent-absence dans le film qui pour un moment me devient directement sensible,
du seul fait qu’il a changé »15. Le hors-champ de tout film, c’est aussi celui de la salle de
cinéma elle-même : « tout hors champ nous rapproche du spectateur, puisque le propre de
celui-ci est d’être hors-champ ». De fait, toute plongée inattendue vers les marges de l’écran,
son avant ou sa profondeur, nous réveille, stimule notre regard ; le jeu avec les frontières de
l’image n’est pas fait pour passer inaperçu.
THÉORIE 3 : LES DEUX HORS-CHAMP
3.1. Concret, imaginaire
La déclaration d’indépendance du hors-champ que constitue « Nana ou les deux espaces » n’a
pas seulement valeur de fondation théorique, mais s’inscrit dans la continuité de la politique des
auteurs, et de son impossible désintéressement (au sens kantien du terme). Si Burch fait du Nana
de Jean Renoir son film-laboratoire, c’est avec la claire intention de dépasser ce que cette
classification peut avoir de « scolaire et stérile », et d’établir, à travers une série d’exemples, une
hiérarchie esthétique. « Depuis Nana, seuls de très rares (mais de très grands) réalisateurs se sont
servis de cette dialectique de fait à des fins structurales à l’échelle du film » (Praxis du cinéma,
p. 40). Rien ne dit explicitement pourquoi « une utilisation systématique mais surtout structurale
de l’espace off » est en soi un gage de qualité. Ce point relève d’un argument d’autorité, qu’il
14 S.
Cavell, La projection du monde, Belin, 1999, p. 254
15 C.
Metz, op. cit. (ainsi que pour la citation suivante).
9
convient sans doute de remettre dans son contexte : le souci de définir des structures propres au
langage et au récit filmique sans renoncer à contribuer à la constitution d’un patrimoine
artistique, reconnaissable à des critères « objectifs ». Mais il faut y voir aussi une tendance qui
reste forte dans la pensée critique en cinéma, laquelle d’un côté sacralise l’image, d’un autre ne
l’admire jamais plus que lorsqu’elle dévie de son objet, échappant ainsi à toute trivialité.
L’iconoclasme surgit toujours où on l’attend le moins.
Un point surtout, dans les analyses de Burch, soulèvera discussion. C’est celui qui consiste à
distinguer deux modes du hors-champ, l’un concret (espace destiné à « devenir champ », à
s’actualiser), l’autre imaginaire, qui reste de l’ordre du non-perçu. Cette tentative paraît à Pascal
Bonitzer une distinction « un peu vague et boîteuse », une « faiblesse de l’approche empirique »
de Burch. Pour Bonitzer :
« Il n’y a pas de « devenir-champ » du hors-champ (puisque le hors-champ c’est toujours ce
qui est hors de vue), mais une existence, diversifiée, du hors-champ au champ, dont s’articule
l’espace cinématographique, par déplacement du regard (mouvement d’appareil,
changement d’axe, recadrage). « Imaginaire » veut dire que, en l’absence d’un plan pour le
situer, on ne peut qu’imaginer l’espace hors-champ. » 16
Burch ne rend pas compte, selon lui, du fait que le hors-champ ne devient « concret » que par
l’effet d’une sorte de trucage : à cet égard, ce qui change radicalement entre Burch et Bonitzer
est une foi presque naïve dans la réalité supérieure des mondes construits par le film atteinte et
fissurée (avec l’aide de quelques cinéastes qui se plaisent à le souligner, Godard en tête), que le
film a toujours un dehors, une autre scène, seul hors-champ qui compte aux yeux de Bonitzer.
Actualisation du hors-champ ou pas, quelque chose de la réalité, continue-t-il,
« est resté, radicalement, hors-champ. Hors-scène. Le « gain de réalité », de cette réalité
continue et homogène qui constitue le milieu ambiant de la fiction, ne s’effectue que d’un
rejet fondamental, rejet d’une « autre scène » : celle de la réalité matérielle, hétérogène et
discontinue, de la production de la fiction ».
L’espace de la production et du travail font retour dans le filmique, de deux façons radicalement
différentes : le plateau, les machines tels que les montrent Vertov et Godard d’une part, « pour
démystifier, déshypnotiser, dessiller les yeux des spectateurs “intoxiqués” », ou tels que Minnelli
et Truffaut les intègrent à la fiction. Tout cela a certes été déjà commenté dans les nombreux
travaux des années soixante-dix sur le travail de l’idéologie (Lebel, Baudry), que Bonitzer
dépasse et surplombe :
« Ce qui compte, ce n’est pas que l’appareil soit vu ou pas (je ne dis pas pour autant que
c’est indifférent), mais la façon dont le film joue avec son hors-champ . Ce qui importe, c’est
cette articulation du champ et du hors-champ, de l’espace in et de l’espace off ; ou l’espace
off n’est utilisé que pour donner un supplément de réalité à ce que l’écrant offre à la vue
16 P.
Bonitzer, Le Regard et la voix, UGE, 10-18, Paris, 1976, p. 17.
10
[…], ou, au contraire, l’accent est porté sur lui pour souligner l’incomplétude, la béance, la
division de l’espace cinématographique. Dans ce derniers cas, on ouvre le cnéma à un jeu
très différent de celui du cinéma dit classique, du cinéma de la continuité ».17
3.2. L’à-côté, l’au-delà
Etrange statut théorique du hors-champ, comme condamné à se diviser éternellement par
scissiparité. Le couple « concret » / « imaginaire » de Burch, quels que soient les dépassements
auxquels il incite, fonde une distinction entre deux formes fondamentales de hors-champ, l’à-côté
et l’au-delà, dans lesquels s’ancreront toutes les définitions à venir. D’abord sous le regard acéré
du narratologue, lorsque André Gardies, proposant son schéma de la « boule spéculaire »,
distingue lui aussi
« deux catégories de hors-champ, d’une part celui qui n’est que la face virtuelle du champ (il
est inscrit dans la demi-boule spéculaire,d’autre part un hors-champ non localisable, comme
flottant et incertain, commençant au-delà de la demi-boule et s’étendant sans limites
assignables 18. »
Ensuite chez le philosophe : Gilles Deleuze reviendra à son tour sur Burch, puis sur Bonitzer,
dans quelques pages de L’Image-Mouvement et de L’Image-Temps qui sont un épisode essentiel
dans les aventures théoriques de la notion. Bonitzer a raison de contester le binôme de Burch, dit
Deleuze dans une note de L’Image-mouvement, mais ce n’est pas l’apparition des machines et des
caméras qui crée le hors-champ ultime. C’est une autre partition qui est donc ici avancée, entre
hors-champ relatif et hors-champ absolu, qui semble sceller définitivement la destinée duelle du
hors-champ.
« C’est en lui-même, ou en tant que tel, que le hors-champ a déjà deux aspects qui diffèrent
en nature : un aspect relatif par lequel un système clos renvoie dans l’espace à un ensemble
qu’on ne voit pas, et qui peut à son tour être vu, quitte à susciter un nouvel ensemble non-vu,
à l’infini ; un aspect absolu par lequel le système clos s’ouvre à une durée immanente au tout
de l’univers, qui n’est plus un ensemble et qui n’est pas de l’ordre du visible […]. C’est
pourquoi nous disions qu’il y a toujours hors-champ, même dans l’image la plus close. Et
qu’il y a toujours à la fois les deux aspects du hors-champ, le rapport actualisable avec
d’autres ensembles, le rapport virtuel avec le tout. »
C’est à l’intégralité de ces belles pages 19 qu’il faut se reporter pour mesurer l’importance
conceptuelle désormais prise par le hors-champ ; car même si les deux modes fonctionnent
toujours de façon coexistante, l’une des deux fonctions prévaut visiblement pour le philosophe,
celle qui est consiste à « introduire du trans-spatial et du spirituel dans le système qui n’est jamais
17 Ibid.,
p. 22.
18 A. Gardies,
L’espace au cinéma, Méridiens Klincksieck, 1993.
19
Dans L’image-mouvement, pp. 30-31, puis dans L’image temps, pp. 305-307, où est traitée en particulier la
question des effets sonores.
11
parfaitement clos », faisant de l’image filmique, et dans un esprit moins éloigné qu’on ne pourrait
le croire à première vue des propositions de Bazin, un « système toujours ouvert » ; que ce soit
sur un ailleurs immédiat et contigu, ou sur un ailleurs plus flou, celui d’une inquiétude qui va des
petits frémissements de l’horreur à une transcendance quasi métaphysique, en passant par tout ce
que le hors-champ peut mettre, dans le film, de la mort au travail.
Analyse 3 : le hors-champ mortel
La distinction entre les deux hors-champ est d’un grand bénéfice conceptuel car elle
permet notamment de voir comment la notion fait passerelle entre classicisme et
modernité, notamment autour de l’instant mortel. Dans de nombreux films de Lang, les
soudaines palpitations du hors-champ permettent de suggérer la dimension non
seulement surnaturelle mais métaphysique du hors-champ, qui met la mort au sein de la
vie. Ces occurrences présentent toujours le double aspect du hors-champ : elles
masquent de façon commode le moment de la mort mais préservent le caractère absolu
du hors-champ, celui qui consiste à laisser planer le doute sur l’instant mortel 20. Ces
morts dont il ne reste qu’un objet – un chapeau oscillant pour l’inspecteur Grüber dans
Les Bourreaux meurent aussi, un béret orné d’une flèche d’argent pour Chasse à
l’homme – sont-ils vraiment morts ? Leur mort au service d’une cause haïe ou admirée,
résorbée par la puissance de retrait du cadrage et du montage, fait écho à d’autres
morts plus aléatoires, moins pathétiques mais non moins tragiques. Celle d’Aldo, à la
toute fin du Cri (Il Grido, M. Antonioni, 1957), n’est pas préparée dramatiquement : entre
accident et suicide, elle est le seul chemin possible après une vie d’erreur et d’errance.
Mais dérobée par la base du cadre, articulée par le regard hors-champ d’Alida Valli, elle
évoque d’autres évanouissements dans le hors-champ, plus classiques, tels qu’on
pourrait les trouver chez Lang ou Hitchcock.
Il est fréquent, dans les conventions classiques, que l’instant mortel soit au cœur du
champ, mais masqué, créant ainsi ce que Marc Vernet appelle un « hors-champ dans le
champ »21. Au tout début des Amants de la nuit (They Live by Night, Nicholas Ray,
1948), un de ces meurtres qui se passent sous nos yeux, sans que nous le voyons,
marque pour le jeune protagoniste (Farley Granger) le début d’un cycle de violence et
de perte. Dans Lifeboat (A. Hitchcock, 1943) le hors-champ dans le champ masque le
meutre de l’officier nazi (Walter Slezak) par les occupants américains du canot de
sauvetage. Ce qui est posé ainsi est la question morale du meurtre de l’ennemi, du droit
20 Cf. J. Nacache, Hollywood, l’ellipse
et l’infilmé, L’Harmattan, 2001, chapitre « L’instant mortel ».
21
« On se souvient de ce type de hors-champ particulier qu’est le hors-champ dans le champ, du bébé de Rosemary
qui est au centre d’un cocktail infernal, sur lequel Rosemary finalement se penche en souriant et que le berceau dans
lequel il repose cache au spectateur.. Le spectateur se retrouve dans une position très inconfortable, puisqu’il a le
hors-champ sous les yeux » (MarcVernet, « Structuration de l’espace », dans Lectures du film, collectif, Albatros
1980.)
12
que les représentants d’une nation civilisée ont à faire preuve d’une barbarie qui répond
à celle du nazisme.
THÉORIE 4 : LE HORS-CHAMP CRITIQUE : POLÉMIQUE ET NOSTALGIE
4.1. Pleins pouvoirs du vide
La discussion sur le hors-champ n’a pas été close – si elle doit l’être jamais – par Deleuze.
Jacques Aumont a rouvert le dossier, notamment autour des rapports entre cinéma et peinture
dans L’œil interminable (1989). Dans ce cadre, la division concret/imaginaire permet notamment
de dire qu’en peinture, le hors-champ est toujours imaginaire : « Lorsque Degas tranche, au bord
du tableau, le visage d’un personnage, on n’a pas de peine à « compléter imaginairement […].
N’empêche que, sur ce morceau manquant de visage, nulle certitude, même rétrospective, ne
nous sera jamais accordée 22. » Le cinéma, continue J. Aumont, a « un accès plus simple, plus
naturel au hors-champ », même si la croyance au hors-champ dépend d’une autre croyance dans
la cohérence et l’unité du monde diégétique.
Le « hors-champ concret » de Burch a vécu ; le hors-champ n’a plus à voir seulement avec
l’espace, mais il est devenu une catégorie esthétique de l’analyse. En 1989 toujours, dans Les
Figures de l’absence, Marc Vernet se déclare intéressé, dans le cinéma narratif, non par ce qui est
« assignable, localisable, découpable, objet en mouvement, mais ce qui est vide, passage
immatériel, mouvement pur ou immobilité totale » 23, et décline ces formes en figures impliquant
diverses formes de hors-champ (comme le regard à la caméra, le regard de la caméra, la
surimpression, le personnage inexistant…). La reconnaissance des pleins pouvoirs du vide et de
l’absence a produit une tradition analytique légitime qui ne se laisse pas arrêter par les images
mais les traverse, les module, se glisse entre les plans 24. Certains cinéastes sont admirés pour être
les plus subtils « contrebandiers » : Jacques Tourneur notamment qui, tournant à la RKO dans
l’unité de production Val Lewton, manie avec subtilité l’art de l’économie pour suggérer des
mondes surnaturels, et, semble-t-il, sa propre croyance dans le paranormal : « Au contraire de
beaucoup d’autres, Tourneur a compris que le cinéma, plus que l’art de montrer, était celui de
cacher (de tenir caché ce qui devait l’être) et que, plutôt qu’un moyen de s’approprier le monde, il
en était un de le respecter tel qu’en lui-même, de le préserver dans sa virginité première (c’est-àdire d’en préserver en nous le désir premier) 25. »
4.2. Film simulacre
L’imaginaire critique ne se laisse plus arrêter par les limites du champ. Envers fantôme de
l’image et de ses pesanteurs, le hors-champ devient prédicat esthétique pour un film perçu lui22J. Aumont, op. cit.,
23 M. Vernet,
p. 131.
Figures de l’absence, Cahiers du Cinéma, 1989, p. 6.
24
Voir notamment les deux volumes de L’entre-images (R. Bellour, La Différence et P.O.L) et Ellipses, éclipses,
exils du cinéma (Patrice Rollet, P.O.L., 2002).
25 Michel
Laigle, « Un art de l’invisible », Caméra/Stylo, Jacques Tourneur, mai 1986, n°6.
13
même comme la partie émergée de ce que cachent ses vides et ses ellipses : c’est en ce sens que
Raymond Bellour parle d’un « hors-champ généralisé formé par le film même » 26, à propos de
l’ellipse principale de L’Invraisemblable vérité (Beyond a Reasonable Doubt, F. Lang, 1956),
laquelle masque en même temps le meurtre et l’acte sexuel avec lequel il est couplé. Le texte
filmique n’est plus alors que la manifestation provisoire, aléatoire, d’un principe originel du
cinéma auquel elle renvoie. Le hors-champ n’est pas seulement un outil de déchiffrement
poétique efficace pour décrypter les films « à secret », mais aussi pour transformer en énigme des
films dont la beauté ne peut se passer de mystère. De là à penser que tout film peut être l’ombre
ou le simulacre d’un film matriciel, il n’y a qu’un pas aisément franchi par le critique déclarant
que « le vrai film est hors-champ » 27. Le hors-champ comme critère évaluatif, à quelque niveau
qu’il soit employé, est un moyen de matérialiser l’indicible du film admiré et du même coup
l’ineffable de l’art. L’objet de l’analyse n’est plus seulement le montré mais le disparu, l’infilmé,
l’infilmable 28; le champ ne se laisse plus saisir sans sa chambre d’écho, le hors-champ, qui
l’amplifie dans l’imaginaire.
Il y a là de quoi susciter des réactions ; lorsqu’en 1999 Louis Seguin publie un petit livre
polémique où il remet en cause la conception envahissante du hors-champ comme « salle
d’attente des apparitions » 29, il dénonce la façon dont la théorie relègue l’espace filmique au rang
d’éternel second, il soutient que « le cinéma […] n’est pas là pour jouer à cache-cache mais pour
montrer, au beau milieu de son espace, de son écran », qu’il est « un art jacobin. Au cinéma tout
est sur l’écran et nulle part ailleurs 30. » De fait, il s’agit de discuter encore une fois la pensée
bazinienne, dont Seguin tente de relativiser la portée en la remettant dans son contexte, et
notamment dans une méconnaissance de la technique qui voit une « machine ontologique » là où
sont en jeu des outils, des appareils, des savoir-faire. La mise au point semble venir un peu tard,
mais l’intervention de Seguin a l’avantage de confirmer que le discours sur le hors-champ n’est
pas que le lieu de discussions techniques entre théoriciens, mais le terrain où s’affrontent des
conceptions du cinéma antinomiques.
4.3. Nostalgie du hors-champ
Mais il est devenu aussi le lieu d’une nostalgie ; celle d’une époque certes opulente, mais qui
cultivait l’esthétique de la pauvreté voire du sacrifice, et savait ne pas montrer. Pour les grands
mélancoliques de la cinéphilie, le classicisme, en sa forme hollywoodienne notamment, est à cet
égard un paradis perdu. Non seulement il fondait sa représentation sur le principe du manque,
26 R.
Bellour, L’analyse du film, Calmann-Lévy,1995, p. 438.
27
Propos critique extrait d’un article sur In the Mood for Love paru dans Libération, cité par Laurent Jullier, Qu’estce qu’un bon film ?, La Dispute, 2002, p. 50.
28
Voir Vertigo, n°3, « L’infilmable »,1988 ; Vertigo n°11/12, « La disparition », 1994, éditions JeanMichel Place.
29 L.
Seguin, L’espace du cinéma (Hors-champ, hors-d’œuvre, hors-jeu, Editions Ombres / Cinéma, Toulouse, 1999.
30 Id., p. 47.
14
mais il en avait minutieusement énoncé les règles sous la forme d’un code d’autocensure qui
présentait l’étonnant avantage de satisfaire à la fois les ligues de vertu, les spectateurs et
l’intelligence du critique de cinéma. En effet, non seulement il est très rare de trouver sous la
plume d’un critique des années cinquante-soixante une vraie remise en cause de la censure
interne des studios hollywoodiens, mais les stratégies que ces pratiques imposent, en matière de
jeux avec le hors-champ notamment, sont créditées d’intelligence, de poésie, de finesse.
De toute évidence, la critique réclame un droit au hors-champ, qui atteint un paroxysme avec le
tollé provoqué par le remake de La Féline (Paul Schrader, 1982). Le film est dénoncé par la
critique comme un viol de l’oeuvre originale, une profanation qui a consisté, pour reprendre les
termes d’un texte signé à l’époque par Joël Magny dans Cinéma, à « déshabiller » le chefd’oeuvre, à en « déployer la face cachée », et à souiller finalement le film-modèle dérobé à
l’admiration et à la capacité interprétative du critique.
En toute logique, c’est à Pascal Bonitzer, grand théoricien du hors-champ, que l’on doit la
déclaration la plus éloquente en ce sens :
« On a cru qu’avec l’effondrement de la censure, du code Hays, les Américains allaient enfin
pouvoir raconter des histoires d’adultes. Erreur fatale : ils ne pouvaient signer des histoires
d’adultes, des films d’adultes, que tenus par l’hypocrisie du Code Hays, par les interdits
moraux du Code Hays. Ces interdits effondrés, tout s’effondrait. Les grands metteurs en
scène d’autrefois ont dû lutter, parfois se sont brisés, contre la censure morale, formelle et
politique d’Hollywood ; les moins grands savaient la tourner et ce savoir, c’était leur
intelligence, c’était la mise en scène : lorsque Gilda déshabille son bras, c’est de la mise en
scène et c’est l’intelligence de Charles Vidor » 31
Qu’on ait pu aussi uniformément reconnaître les immenses vertus du Code explique qu’ait pu
prévaloir une vision du hors-champ classique comme espace de la cachotterie, prolongement de
l’image où le plaisir du spectateur raffiné se joue non dans le voyeurisme mais dans sa
suspension. Un procédé tout particulièrement servi, dans les films, par la pratique du déplacement
visuel.
ANALYSE 4 : LE DÉPLACEMENT VISUEL
Le déplacement visuel consiste à détourner en quelque sorte le regard du champ de
l’action pour cadrer un espace annexe qui n’en contient que l’effet ou la répercussion.
C’est un usage ancien, dont Marcel Martin trouve de nombreuses occurrences dans le
muet, dès le début des années 1910 32. Effectivement, comme le note Deleuze, « ce
n’est pas le son qui invente le hors-champ, c’est le hors-champ qui vient remplir de sa
31
Pour cette citation et la suivante : Pascal Bonitzer, “Une certaine tendance du cinéma américain”, Cahiers
du Cinéma n° 382, avril 1986.
32 Marcel Martin, Le Langage cinématographique, Le Cerf, 7e art, rééd. 1985, p. 85.
15
présence l’espace sonore » 33. L’efficacité narrative et esthétique du déplacement visuel
s’accroît cependant considérablement à l’avènement du son avec les interactions,
devenues possibles, entre champ visuel et champ sonore, et le nouveau jeu de
coulisses qu’elles permettent avec les limites de l’écran. C’est ce que Michel Chion (La
voix au cinéma) appelle « un cache-cache originel », grand créateur de fantômes
sonores (voix-je, morts parlant de l’au-delà et autres acousmêtres), d’autant plus lié au
cinéma classique que la technologie le favorisait. L’enregistrement mono-piste unifiait
en effet la provenance des sons, rappelle M. Chion, tandis que le son stéréophonique et
le Dolby créent des spectateurs plus exigeants sur la localisation et la spatialisation des
sons. Sans doute le hors-champ classique devait-il beaucoup à ce caractère vague et
flottant des sons off. Les voix dont vibrent les champs sonores créent un mode de
présence singulier, malicieux ou spectral selon ses utilisations, et estompent les limites
de l’univers filmique.
Si le déplacement visuel est d’abord une élégante mesure d’économie visuelle et
narrative, il est rarement un vrai cache pour l’immontrable. On a vu plus haut comment il
semait le doute sur la mort ; dans la comédie, il a plus souvent à voir avec des
implications sexuelles que surveillait de près le Code Hays. Ses applicateurs avaient à
cœur de mesurer le temps des ellipses et autres écarts soudains dans le hors-champ
d’un couple amoureux, lequel devait être ramené rapidement sous l’œil du spectateurchaperon. De fait, si le déplacement visuel fait intimement partie de la rhétorique
narrative du cinéma hollywoodien classique, il relève plus souvent d’un cache-cache
espiègle que de ces stratégies de détournement si rituellement admirées par la critique.
Même chez Lubitsch, connu pour son goût du jeu avec le hors-champ, les personnages
ne sont que brièvement dissimulés par des portes, ou par des embardées loin du champ
de l’action.
Mais ces moments se signalent naturellement à l’attention, car ils rompent avec le
régime narratif dominant dans les films, et ont de quoi susciter l’admiration d’un Truffaut
s’extasiant sur le « déjeuner invisible » de Ange (Angel, E. Lubitsch, 1937) : les relations
entre trois personnages du meilleur monde, pendant un déjeuner fort tendu, ne nous
sont connues que par les commentaires des domestiques à l’office 34. Le déplacement
visuel, dans la comédie notamment, est à l’origine de scènes gracieuses et pétillantes,
qui réclament des dispositifs inventifs, comme le long défilé d’horloges et pendulettes
qui suggère le premier tête-à-tête de Louise Colet et Gaston Monescu dans Haute
pègre (Trouble in Paradise, 1931). Rien n’interdirait certes de montrer, au nom de la
pudeur, un dîner et une danse romantique ; mais éviter ces images convenues, c’est
33 G. Deleuze,
L’Image-Temps, op. cit., p 305
34
Voir F. Truffaut, « Lubitsch était un prince », Cahiers du Cinéma, hors-série spécial « Ernst Lubitsch »,
Cinémathèque française, 1985.
16
traiter le spectateur en complice, en initié, assez habitué des conventions filmiques pour
accepter que le spectacle reflue. Nulle frustration ici, simplement le plaisir de la
vacance ; le champ n’est que faussement abandonné aux objets (succession de
cadrans filmés en plan rapproché). L’acteur s’absente, le personnage l’éclipse,
l’invisibilité magnifie la présence : les voix suaves de Kay Francis et Herbert Marshall les
suspendent angéliquement dans un entre-deux de l’humain, et délivrent des dialogues
exquis, jouant sur les répétitions, les mots aux consonances sensuelles et moelleuses.
THÉORIE 5 : UN DISCOURS DE DEUIL
Le hors-champ est donc aussi le lieu des maniérismes charmants, pâture offerte à l’admirateur qui
reconnaît la signature du maître et en partage le plaisir. Face à cet art de la lacune savamment
entretenu par le Code, le critique exprime sa déception devant un nouveau cinéma américain dont
la règle devient, pour Bonitzer, « montrer un maximum ». Là où s’exprimait un érotisme délicat
se manifeste à présent « la pornographie du nouveau riche ». La surenchère du visible décourage
un discours critique qui s’est toujours flatté de voir entre les images, au-delà d’elles. « Les
films », écrira plus tard Louis Skorecki, « on ne le répètera jamais assez, sont faits pour s’oublier.
Il n’y a que les fétichistes et les imbéciles pour croire que c’est ce qu’il y a dans un plan qui
définit un film. Le hors-champ, les voix, les bruits, la musique, le cinéma n’est fait que de ça, de
ce qui ne se comptabilise pas, qui gratte, qui grince, qui couine. Plus il se fait oublier, plus un
film est beau. Raconter en détail un Lang, un Tourneur, c’est impossible. On leur imagine
d’ailleurs volontiers des monstres qu’on n’a jamais vus 35. »
Si ce discours s’aveugle sur son propre fétichisme, qui fait du culte de l’invisible le symétrique
du culte de l’image, il contient une part de vérité : il y a un authentique plaisir, dont il faudrait
rechercher l’origine à la fois dans les structures perceptives du cerveau humain et plus encore
dans les habitudes culturelles, à la rétention de l’image. Le hors-champ comme sommeil
obligatoire a une valeur réparatrice ; le clignotement de l’image est une pause bienvenue, et au
cinéma pas plus que dans la vie nous ne pourrions supporter d’être en permanence à un régime de
totale visibilité. Mais pour la critique, l’enjeu est autre, car c’est la pénétration de son regard qui
est niée.
Le hors-champ a donc fondé un discours de « deuil » (Deleuze, encore, dans L’Image-Temps:
« Le cinéma moderne a tué le flash-back, autant que la voix off et le hors-champ 36 »).
Analyse 5 : Champs exilés
Ce qui est mort, ce n’est pas tout à fait le hors-champ, mais le rôle qu’il jouait dans un
rendu cohérent du monde et du réel, assorti d’un désir de préserver le sens. Il faut, dans
35 Louis
Skorecki, à propos de Berlin Express de J. Tourneur, Libération, 18 décembre 1998.
36 G. Deleuze,
L’Image-Temps, op. cit., p. 364.
17
le cinéma moderne, accepter « le caractère lacunaire et dispersif de la réalité » 37,
accepter le manque et l’errance sans chercher à savoir ce qu’ils cachent, surtout quand
ils ne cachent rien. Il faut accepter le règne du temps mort et de l’espace vide, n’offrant
aucune prise au regard ou à l’attente chez Antonioni et plus tard chez Wenders ou
Jarmusch. Le terrain du hors-champ est sans limites. Chez un Jean Eustache (La maman
et la putain, Une sale histoire) le seul espace de la parole crée des champs imaginaires
en comparaison desquels l’ancienne dialectique entre champ et hors-champ fait figure de
jeu laborieux. Dans La Jetée (C. Marker, 1962), la succession des instants
photographiques renvoie à un hors-champ à jamais reconstituable dans la réalité ou
l’imaginaire ; peut-être le dernier refuge du hors-champ est-il dans les zones du manque
et du désir telles que les creuse l’irruption du photographique dans le filmique 38.
Des films entiers ne sont que des banlieues provisoires du champ absent. Dans
Solaris (A.Tarkovski, 1972), le champ exilé du film est une masse visqueuse de mémoire
en fusion, l’océan qui recouvre la planète Solaris ; seuls ses aperçus émaillent le film, à
peine des images, tandis que se déroulent entre les humains des aventures dérisoires.
Solaris et la « zone » de Stalker sont des occurrences d’un imaginaire de la zone qui
hante tout le cinéma en ses formes les plus audacieuses. De Cocteau à Pasolini, des
faubourgs de Rome à l’aéroport de Playtime (J. Tati, 1967) et aux films français dits « de
banlieue » des années 90, le hors-champ désigne tout l’ensemble des non-lieux du
cinéma, lieux de passage, aéroports et terrains vagues. Comme les non-lieux de Marc
Augé, le hors-champ moderne s’appréhende dans un espace qui ne peut se définir « ni
comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique » 39.
Si l’on veut trouver toutefois un paradigme du hors-champ moderne, c’est le principe
bressonien de la fragmentation qui est le plus près de l’offrir (Notes sur le
Cinématographe : « La fragmentation est indispensable si on ne veut pas tomber dans la
représentation. Voir les êtres et les choses dans leurs parties séparables. Isoler ces
parties. Les rendre indépendantes afin de leur donner une nouvelle dépendance »). De
Bresson Philippe Arnaud énonçait le principe souverain : « Tu ne verras, ni ne sauras
tout » 40. En application de cette loi, l’assassinat de toute une famille par le protagoniste
de L’argent (1983) casse systématiquement toute continuité pour privilégier l’isolement
des gestes coupés de leur source, des objets coupés de leur usage. Corps morts et
37 Ibid.,
p.279
38
Cf. Barbara Le Maître, Entre film et photographie – Essai sur l’empreinte, Presses Universitaires de Vincennes,
coll. Esthétiques hors cadre, 2004.
39
M. Augé, Non-lieux – Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Seuil, 1992. Sur l’utilisation de ce
concept au cinéma, voir notamment Fabien Boully, « Dialectique des lieux et non-lieux chez Jacques Tati », Les
Cahiers du Circav n°17, « Le film architecte », sous la direction d’Anne Goliot-Lété, L’Harmattan, 2005.
40 Ph. Arnaud, Robert
Bresson, Cahiers du Cinéma, 1986, p. 27.
18
réifiés, qu’on n’a pas vus vivants ; hache brandie puis, ensanglantée, tombant dans un
étang. Le hors-champ ici n’est pas l’exception, il est la règle ; l’action n’habite que les
marges étroites et chaotique de l’ancien récit classique. Même fragmentation, avec
d’autres objectifs, dans le ballet gestuel de Pickpocket (1959) : mais le traitement est plus
proche ici de celui d’un hors-champ dans le champ, tel qu’on peut également l’observer
dans la première séquence de Vivre sa vie (Godard, 1962). Le travail n’est pas celui de la
perspective mais de l’aplatissement de trois plans de l’image, dont chacun fonctionne
comme un cache du suivant (le dos du pickpocket, le journal, l’épaule de la victime chez
Bresson ; la nuque, le comptoir, le miroir pour Godard). L’image, travaillée dans son
épaisseur, doit son existence même à des zones d’invisibilité superposées.
POUR CONCLURE : L’INÉPUISABLE
Le « discours de deuil » évoqué ci-dessus rejoint la « désillusion esthétique » du critique face à
d’autres formes contemporaines qui auraient en commun de signer la mort de l’art. À écouter
Jean Baudrillard :
« Il n’est que de voir ces films (Barton Fink, Basic Instinct, Greenaway, Sailor et Lula, etc)
qui ne laissent plus place à quelque critique que ce soit, parce qu’ils se détruisent en quelque
sorte eux-mêmes de l’intérieur. Citationnels, prolixes, high-tech, ils portent en eux le chancre
du cinéma, l’excroissance interne, cancéreuse de leur propre technique, de leur propre
scénographie, de leur propre culture cinématographique …Que dire du cinéma, sinon que,
au fil de son évolution, au fil de son progrès technique, du film muet au parlant, à la couleur,
à la haute technicité des effets spéciaux, l’illusion au sens fort du terme s’en est retirée ?
C’est à la mesure de cette technicité, de cette efficience cinématographique, que l’illusion
s’en est allée. Le cinéma actuel ne connaît plus ni l’allusion ni l’illusion : il enchaîne tout sur
un mode hypertechnique, hyperefficace, hypervisible. Pas de blanc, pas de vide, pas
d’ellipse, pas de silence, pas plus qu’à la télé, avec laquelle le cinéma se confond de plus en
plus en perdant la spécificité de ses images. Nous allons de plus en plus vers la haute
définition, c’est-à-dire vers la perfection inutile de l’image. Qui du coup n’est plus une
image, à force d’être réelle, à force de se produire en temps réel. Plus on s’approche de la
définition absolue de la perfection réaliste de l’image, plus se perd sa puissance
d’illusion » 41.
Ainsi de nouveaux ennemis sont désignés, la télévision notamment, coupable d’avoir signé la
mort du hors-champ. Mais assimiler tous les films cités à une platitude télévisuelle dominante, ou
prétendre qu’ils évacuent tout hors-champ, relève surtout de la mauvaise foi ordinaire du discours
amoureux déçu ; l’image filmique savait autrefois se faire rare et ne se livrer qu’à demi,
aujourd’hui elle ne saurait plus que s’exposer et se prostituer au regard.
41
Jean Baudrillard, « Illusion / désillusion esthétique », Le Complot de l'art ; Illusion, désillusion
esthétique ; entrevues à propos du complot de l'art. Editions Sens & Tonka, 1997, rééd. 2005)
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Mais le hors-champ ne peut pas mourir puisqu’il n’est pas vraiment né. Un film récent vient
encore de le prouver. Caché (M. Haneke, 2005) déploie une conscience aiguë du hors-champ ; à
travers le point de vue d’un « filmeur » invisible (le fameux hors-champ de la caméra, l’en deçà
des Figures de l’absence) mais aussi, plus largement, parce que tout ce qui est dans le champ
renvoie à l’autre du récit premier et de ses faux airs d’enquête: une vaste interrogation sur la
mémoire, le politique, l’histoire personnelle et collective. Ce que l’on veut retenir surtout de
Caché, c’est sa dernière séquence, un plan long, unique, fixe, qui se refuse à offrir sur un plateau
la clé de l’énigme et joue à égarer notre regard incorrigible, toujours en attente de solutions.
L’espace ouvert du plan est la cachette idéale ; tout se passe sous nos yeux, mais nous voyons à
peine, ne pouvons pas voir ; pareil au photographe de Blow Up (M. Antonioni, 1966), le
spectateur voudrait grossir les détails noyés dans la largeur anonyme du cadre, et démêler les
voix. L’image, sans doute, peut être interprétée, la lettre volée peut être vue et lue, mais cette
lecture ne résout rien pour le film, et ne nous renvoie qu’à notre propre croyance.
On pourrait en conclure que sous d’autres habits, le cinéma en revient aux manipulations
ordinaires du hors-champ. Ou que l’image filmique est désormais sans espoir. Songeons, en
contrepoint, à la fin des Amants de la nuit. Bowie vient de mourir, le vacarme de la police est
près d’envahir le champ, mais le cadre se resserre autour de Keechie (Cathy O’Donnell) une
succession de gros plans l’isole, et dissout autour d’elle un monde incapable de s’associer à sa
douleur. Il y avait dans cette fin discrètement pathétique une confiance dans le pouvoir du
cadrage, qui de toute évidence a disparu chez Haneke, mais peut à tout moment affleurer de
nouveau. Le cinéma, qui s’est construit sur une fragile architecture de vides, d’échappées,
d’appels d’air, ne cherche pas aujourd’hui plus qu’hier à saturer le regard, l’écoute, l’imaginaire.
Quand bien même de larges pans de la production cinématographique contemporaine pourraient
nous le faire oublier, le régime de l’hypervisibilité n’est qu’un versant dans l’aventure de l’image
filmique. Le hors-champ guette toujours, matière inépuisable entre l’ombre et la lumière, entre le
proche et le lointain, entre les films réels et les films rêvés. Lesquels, comme chacun sait, sont
toujours les plus beaux.
Jacqueline Nacache (Paris 7)
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