Soleil levant, Corps encreur, Papier ardent

Transcription

Soleil levant, Corps encreur, Papier ardent
Soleil levant,
Corps encreur,
Papier ardent.
La bouche de la jeune Yasuna était tel un fruit vert. Fermes et tendres à la
fois, ses lèvres d'orpheline, n'avaient jamais effleuré autrefois le sein d'une mère,
ni encore mûri sous l'effet des baisers donnés et reçus : elle n'avait que quinze ans.
Le plus fortuné de ses oncles, un ancien samouraï de la lignée Tanaka, qui
l'avait recueillie dès son plus jeune âge, veillait étroitement sur sa pupille. Il se
doutait bien que sa nièce éveillerait bientôt la convoitise de la gent masculine.
Lui-même était en effet fort sensible à la délicatesse du fruit charnu qui
bourgeonnait en sourires sensuels et sublimait le visage simple de Yasuna.
Aussi, rares étaient les sorties avec d'autres jeunes filles de bonnes familles
-pourtant chaperonnées- qu'il lui autorisait. Il pensait que la compagnie des
meilleurs précepteurs de la cité pour ses cours de calligraphie, d'art floral et de
shamisen1 suffisait amplement à la divertir. Et comme Yasuna excellait dans l'art
de servir le thé, il recevait chez lui chaque semaine une kyrielle d'invités pour une
cérémonie autour de ce breuvage. Dans tout Tokyo, puisque c'est ainsi qu'il
convenait de nommer désormais Edo, devenue « capitale de l'est », les familles de
notables se pressaient pour obtenir le privilège d'être conviées dans le pavillon de
thé des Tanaka.
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instrument de musique traditionnel japonais à cordes pincées
1
À l'écart de la riche résidence de son oncle, au cœur du jardin, la sobre
cabane de cèdre sur pilotis était devenue le refuge de Yasuna. Elle prétextait, pour
s'isoler, répéter le rituel du service du thé pour atteindre la perfection. Son tuteur
regrettait de ne pas la savoir exactement sous son toit en permanence mais tolérait
cela en contrepartie du talent de sa nièce qui faisait sa fierté.
Seuls deux tatamis de paille et une petite table meublaient l'espace réduit
baigné de parfums : celui du bois, poivré, se mêlait aux senteurs du jardin et aux
subtils effluves du thé vert. Yasuna s'y sentait plus enveloppée que dans sa vaste
chambre pourtant baignée de lumière feutrée, tamisée par les cloisons de papier.
Au moins, ici, les larges fenêtres n'étaient point obturées et elle pouvait goûter à la
lumière crue. Le papillon gracieux qu'elle devenait, en avait une soif pressante.
Aussi quand arriva l'heure de donner son premier baiser, elle se déroba
naturellement dans son cocon-pavillon.
Elle trempa délicatement ses lèvres dans une soucoupe d'encre noir de jais
qu'elle avait préparée à ses côtés puis les appliqua aussi furtivement que
tendrement sur une feuille de papier vierge. Fébrile, elle attendit que la trace fût
sèche pour rouler la feuille et la glisser dans un tube de bambou qu'elle boucha
aux deux extrémités. Elle rinça ensuite ses lèvres à l'eau claire. Il lui fallut longer
prudemment la palissade qui entourait le domaine des Tanaka, pour se poster aussi
discrètement que possible à l'entrée. Elle ne fut pas longue à dénicher un coursier
à qui elle remit le précieux bambou, quelques instructions et de la monnaie.
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Lorsqu'elle regagna sa chambre, elle fut prise de panique après un regard
dans son miroir : elle n'avait nullement songé que sa bouche resterait aussi
durablement teintée. Les jours suivants, elle dû se masquer de son éventail en
permanence. Lorsqu'arriva la cérémonie du thé, elle fut forcée de révéler son
visage et mentit à son tuteur. Elle évoqua la farce d'une servante qui lui avait
proposé un fard noir ébène virant soit disant au rouge sang une fois appliqué.
Yasuna se prétendit suffisamment naïve pour l'avoir essayé, avant de supplier son
parent de ne pas blâmer la domestique car elle seule, désireuse de se farder et
crédule, était coupable. Un éclat de rire gras vint interrompre ses explications
confuses. Yasuna reçut dès lors, dans la maisonnée, le sobriquet de fantôme, tant
la noirceur de ses lèvres contrastant avec son teint blanchi à la poudre de riz,
l'apparentait à un spectre.
Cette semaine-là, les invités à la cérémonie du thé
restèrent trop polis pour s'étonner sur l'étrange figure. Ils firent mine de ne rien
remarquer.
Bien heureusement, au fil des jours, la couleur funèbre s'estompa et Yasuna
prit désormais soin de ne tremper dans la laque couleur corbeau, que des parties
de son corps qui restaient dissimulées sous son kimono.
Elle se pliait à ce rituel avec ferveur depuis la saison des chrysanthèmes.
Dès l'aube, après un bain parfumé dans une cuve de cèdre, elle regagnait le
pavillon de thé, seulement vêtue de son juban 2.
Là, à demi-nue, elle enduisait
minutieusement d'encre une partie de son anatomie, qu'elle couchait ensuite sur
une feuille de papier. Après avoir plié et cacheté son estampe intime subtilement
embaumée, elle la confiait à un messager livrant le faubourg des artisans.
La seule fois qu'elle avait traversé ce quartier, fait incongru pour une jeune
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vêtement porté sous le kimono
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fille de bonne famille, elle y avait accompagné son oncle, venu visiter l'atelier du
plus grand maître papetier de Tokyo. Il comptait lui commander de nouveaux
panneaux pour leur riche demeure et avait songé que la grâce des quinze ans de sa
nièce pouvait, lors du négoce, opérer en sa faveur.
Dans l'atelier sombre, encombré de tamis encore ruisselants, de presses de
toutes tailles et de chaudrons fumant, Yasuna l'avait alors vu pour la première fois.
Torse nu, un jeune apprenti s'affairait à piler énergiquement des fibres végétales
dans une grande cuve de bois. Ses mouvements animaient la vallée de son dos
finement musclé. Distraitement, Yasuna y laissa papillonner son regard. Conscient
que des yeux le butinaient, il se retourna pour livrer son visage à demi-couvert par
un foulard, en raison des émanations. Surpris, ses yeux noirs vifs s'étaient plissés
trahissant un sourire auquel la jeune fille avait spontanément répondu avant une
réprimande de son oncle. La poursuite de la visite de l'atelier n'avait été qu'un
subtil cache-cache dans le dos de son tuteur et entre les grandes feuilles de papier
qui séchaient. Tandis qu'elle libérait en pagaille ses sourires de la cage des
conventions, Seiji, toujours à sa tâche, lui adressait des regards furtifs venant
empourprer ses joues. Elle laissa alors tomber volontairement son éventail.
Pendant que son oncle entamait les négociations avec le maître, elle eut la
permission de retourner le chercher dans les vapeurs de l'atelier. Son cœur
palpitait, sans que les grands champs neigeux de papier partout suspendus, ne
l'apaisent. L’entrepôt était devenu silencieux, Seiji n'était plus près des cuves.
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Yasuna se baissa pour ramasser son éventail, rabattant méticuleusement son
kimono pour ne pas effleurer la poussière de papier jonchant le sol. Elle poussa un
petit cri de stupeur lorsqu'elle cerna mieux la sensation de plume chaude et
humide sur sa nuque : un baiser. Elle se retourna brusquement en se relevant et
pénétra dans la fascinante forge des yeux du jeune homme.
- Je suis Seiji et toi ?
Son visage androgyne rayonnait d'un large sourire à peine ombré d'une
moustache. Sur son front, tombait le panache de ses cheveux souples échappés
d'un bandeau. Yasuna lui répondit, tout en laissant délicieusement éclore en elle, le
trouble insinué par le baiser. Les appels réitérés de son oncle à la porte de l'atelier
l'obligèrent à abandonner Seiji avec amertume dans le labyrinthe des draps de
papier frais, tous éclaboussés de leur désir naissant. Son protecteur ne soupçonna
pas la moue boudeuse éclipsée par son éventail.
À leur retour, elle s'isola immédiatement dans sa chambre pour mieux
déplier le souvenir de l'apprenti dans sa mémoire et s'y lover. Elle ne parvint pas à
fermer correctement son éventail, une mince feuille de papier épousant chacun des
plis y avait été dissimulée, augmentant son épaisseur. Seul Seiji pouvait être
l'auteur de ce pliage. Elle tira minutieusement sur la feuille immaculée presque
diaphane et découvrit dans sa texture, des pétales de fleurs de cerisiers enchâssés.
Elle frémit devant tant de finesse et de beauté et appliqua instinctivement, contre
son sein gauche, le morceau de papier presque aussi soyeux et délicat que la
texture de son kimono. Il épousa sa peau dans un froissement subtil et palpita au
gré des battements de son cœur.
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Dans la foulée, elle s'assit en tailleur devant une petite écritoire et
calligraphia avec ferveur des remerciements à l'audacieux apprenti. Elle dissimula
sa lettre dans un tube de bambou qu'elle remit à un messager, à l'insu de son oncle.
Elle guetta l'émissaire à son retour, pressée de savoir s'il serait déjà porteur d'une
réponse. Il lui remit en effet un fin rouleau de papier noué par un fil de chanvre,
qu'elle ouvrit impatiemment devant lui. La petite feuille était vierge de tout
caractère mais du duvet d'oiseau en composait la trame. Yasuna resta interloquée
et exigea des explications du messager. Celui-ci lui avoua que le dénommé Seiji,
ne sachant lire, lui avait demandé de transcrire la lettre avant de lui remettre à son
tour, un rouleau. La jeune fille blêmit à l'idée que cet inconnu ait pu prendre
connaissance de son pli et, se sentant humiliée, le renvoya sur le champ.
En réponse à la caresse de plume qu'elle portait déjà contre son autre sein,
Yasuna envoya à Seiji, un baiser imprimé qui inaugura une longue série
d'empreintes. Ainsi, s'il prenait au nouveau messager qu'elle employait de dérouler
la feuille dissimulée dans le tube de bambou, il serait bien en peine de décoder ces
paysages d'encre abstraits. Seiji, quant à lui, se délectait de ses traces qu'il
appliquait rituellement contre sa joue et qui le perdaient dans une profonde
rêverie. Puis, il dérobait à l'atelier, un peu de pâte à papier pour l'étaler sur un
tamis à peine plus grand qu'une paume. Il y déposait délicatement le fruit de
collectes nocturnes insensées, ses journées étant consacrées au labeur.
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L'automne et sa profusion de végétaux à maturité, envoûtèrent son
imagination : il prépara toutes sortes de décoctions en cachette, ses papiers se
teintèrent de thés corsés, de pâles jus de champignons, de sèves de fougères et
abritèrent tour à tour l'or des majestueuses feuilles de ginkgo biloba ou le
vermillon des érables.
À l'arrivée de l'hiver, il dut puiser d'autres pépites dans la nature en
sommeil. Ses papiers devinrent plus austères mais non moins somptueux : ils
alliaient des pétales de chrysanthèmes séchés, des poussières de cendres, de
sables, des poudres de marbres, de la paille de riz et des nervures de lin ou des
copeaux de bois de santal à peine perceptibles au toucher. Il pila aussi la nacre de
coquillages, y mêla des micas, pour inventer des surfaces étrangement moirées. Le
premier jour du nouvel an, il dissimula même dans une trame aurore, un de ses
longs cheveux ébène. La forme serpentine figurait si bien les méandres qui le
séparaient des retrouvailles avec sa muse.
Au fil des jours, il jouait à reconstituer minutieusement sa silhouette sur
son tatami. Si les traces de ses orteils, de sa bouche, de ses aréoles, et de sa toison
pubienne ne laissaient aucun doute, nombreuses étaient les empreintes
mystérieuses. Seiji aimait s'endormir sur cet énigmatique puzzle. À défaut de
sentir la peau de Yasuna sous la pulpe de ses doigts, il se contentait du contact du
papier qui se froissait au fil de ses nuits solitaires.
Au printemps, son espoir de revoir la jeune fille sembla fleurir en même
temps que les pruniers et les cerisiers. Il mêla leurs fragiles pétales à l'argent des
écailles des carpes et à la verdeur de jeunes pousses de riz.
Ces papiers, tendres, pâles et veloutés laissèrent bientôt place à des
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créations plus vives, à l'image de la fougue et de l'impatience de Seiji, à leur point
culminant en été. Une année entière s'était en effet écoulée sans qu'il ne revoie
Yasuna. Ses feuilles se parèrent alors de la broderie des toiles d'araignées, de celle
des ailes d’éphémères, de libellules bleues irisées ou de papillons. Des fragments
de mue de serpents agrémentèrent la surface de motifs énigmatiques. Des pétales
d'ancolie, d'hamamélis et d'azalée colorèrent presque outrageusement les trames
embaumées de sucs de fruits mûrs.
Yasuna, après avoir ajusté ces merveilles contre son cœur, comme une
liasse de cataplasmes magiques, s'était décidée à les coudre minutieusement entre
elles, pour s'en faire une fine chasuble. Elle la portait sous son kimono et, à
chacun de ses petits pas ou mouvements, un délicat froissement se faisait entendre
sous les bouquets colorés peints sur la soie du vêtement. Après le surnom de
fantôme, elle hérita de celui de colibri. Son entourage, à son approche, avait
effectivement l'impression d'entendre les battements rapides et feutrés des ailes de
l'oiseau. Bientôt, la chasuble devint tunique car Yasuna reçut assez de morceaux
pour y ajouter des manches. Couverte de cette écorce hétéroclite comme d'une
seconde peau, elle se contemplait longuement, rêvait sur ce damier doux, lisse et
diaphane par endroits, rugueux, épais et opaque à d'autres. Porter tous ces carrés à
fleur de peau l’exaltait. Dentelles de jardins, brocards de forêts, étoffe de marais,
chacun des fragments énumérait les trésors de la nature et murmurait à son corps
un poème sensuel unique.
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Pour la nuit, elle revêtait un autre assemblage abritant des pétales de lotus,
des plumes de grues et de paons enchâssées dans une trame de chanvre et de
mûrier, plus fragile mais à la douceur inégalable.
Yasuna manqua pourtant de la déchirer lors d'une nuit d'orage. Exacerbé,
son désir de revoir Seiji étincelait contre sa colère et son impuissance. Le
sentiment d'être la prisonnière de son oncle, comme celle d'un destin tout tracé de
future épouse de notable, grondait en elle. De rage, elle creva de ses poings, les
cloisons de sa chambre. Dans sa fureur, elle froissa les lambeaux de papier épais,
certainement nés des doigts de Seiji, qu'elle frotta maladivement sur ses lèvres.
Le lendemain, elle prétexta un cauchemar pour limiter l'inquiétude de son oncle,
obligé de retourner à l'atelier du maître papetier pour engager des réparations dans
sa demeure. Celui-ci, soucieux de satisfaire au mieux un client d'une telle
importance, lui envoya immédiatement son meilleur ouvrier.
Lorsque Yasuna entraperçut brièvement la silhouette de son correspondant
secret entre les panneaux coulissants que refermait son professeur de calligraphie
en débutant sa leçon, elle s'appliqua à trouver une ruse pour l'aborder. Elle parvint
à s'approcher de lui, les tempes tambourinantes, et laissa fleurir son sourire timide
en un petit rire nerveux. Elle saisit doucement le poignet de Seiji, muet et sur ses
gardes, et caressa sa paume rugueuse, aux lignes noircies par les sucs végétaux
nécessaires aux décoctions. Du bout de l'index, elle y traça un kanji 3, celui du feu.
- Qu'est-ce-que c'est ? l'interrogea-t-il.
- Le signe qui veut dire feu. Je voudrais tant t'en apprendre d'autres,
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caractère de l'écriture japonaise
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t'enseigner l'écriture. Ainsi nous pourrions nous dire plus de choses...
- Mes messages ne te plaisent pas ?
- Je vénère chacun d'entre eux que je porte à même la peau, mais j'ai
besoin d'entendre la langue de ton cœur et pas seulement celle de tes doigts
virtuoses.
- Très bien, j'apprendrai à écrire pour toi.
- Laisse-moi être ton professeur.
- Est-ce seulement possible ?
- Uniquement si nos leçons se déroulent dans le plus grand des secrets.
Dès la nuit suivante, Yasuna déserta sa chambre pour regagner le pavillon
de thé. Peu après, surgit dans le halo de sa lanterne, le visage illuminé de Seiji.
Celui-ci marqua un temps de surprise devant l'absence de matériel d'écriture dans
la cabane. La jeune fille expliqua qu'elle devait ne laisser aucune trace de leur
leçon, le moindre flocon de papier ou tache d'encre sur le tatami pouvant être
compromettant. De nouveau, elle s'empara de la paume de son élève pour y tracer
le kanji du feu.
- À toi maintenant.
Elle lui tendit sa paume pour qu'il s'exécute à son tour.
Dans le silence des nuits d'automne, Yasuna transmit ainsi à Seiji une
centaine de kanji.
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Face à la vivacité d'esprit de son élève, elle put rapidement les assembler
en phrases. La surface d'une paume ne suffisant plus, elle demanda à son élève de
se présenter dos nu. Le rouge aux joues, elle traça amoureusement un haïku 4 sur
sa peau frémissante : mon cœur lourd à l'aube : tu pars, mon cœur léger à l'aube :
racine de nos retrouvailles. Seiji resta parfaitement immobile et concentré. Il lui
demanda de reproduire le dessin du poème, puis, pivota doucement sur lui-même,
et posa délicatement ses mains sur les épaules de Yasuna qu'il invita à se retourner.
Elle dénoua son obi 5 et laissa son disciple dégager sa nuque et ses épaules de son
kimono dans un doux froissement de papier. La blancheur, la finesse de son grain
de peau impressionna tant Seiji, qu'il ne put s'empêcher de lisser ce dos, comme il
le faisait avec la pulpe de papier sur les tamis. À son tour, il s’appliqua à
reproduire le poème. L'échine parfaitement droite de Yasuna se cambra sous l'effet
de frissons de volupté. Troublé, Seiji oublia subitement les enchaînements de
courbes et de traits pour improviser à pleines paumes, de tendres cascades de
caresses ruisselantes jusqu'aux reins.
Yasuna laissa monter en elle une houle délicieuse puis supplia encore son
élève de se retourner. Elle plaqua alors les bourgeons de ses seins contre son dos
pour ancrer dans sa nuque un baiser infini. Le crissement des graviers du jardin
zen mit fin à la marée montante de leur souffle entremêlé. Le maître de maison, en
proie à de fréquentes insomnies, approchait du pavillon. La lueur qui en émanait
avait dû l'intriguer.
Seiji, souple comme un chat, roula sous la cabane pendant que Yasuna
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poème bref
ceinture du kimono
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renoua son obi sur son kimono réajusté. N'ayant pas le temps de discipliner sa
chevelure en chignon, elle fit mine de se coiffer avec la cuillère à thé, son manche
pouvant se confondre avec celui d'un peigne. Suspicieux mais incapable de saisir
exactement ce qui se tramait derrière son dos, son oncle la reconduisit sans tarder
dans sa chambre, qu'il fit désormais surveiller chaque nuit.
Ce fut pourtant en plein jour qu'il confondit son intrigante nièce : il
intercepta un messager venu lui livrer un fin rouleau de papier noué de chanvre. Il
s'éberlua sur le simple carré vierge qu'il froissa de colère. En monnayant le
coursier, il apprit qu'une correspondance durait depuis de longs mois mais n'obtint
pas plus d'explication de sa nièce, murée dans son silence. Son harcèlement de
questions eut l'effet d'un cyclone sur le caractère de la jeune fille. Perturbée, elle
laissa, lors du rituel hebdomadaire du thé, échapper de ses mains, une théière
bouillante qui brûla un invité.
Honteux, le maître de maison décida de lui faire payer son mutisme peu de
temps après, à l'occasion d' Hanami, les festivités dédiées à la floraison des
cerisiers. Toutes les grandes familles de la nouvelle capitale s'y montraient et il
envisagea dans un premier un temps d'en priver Yasuna. Puis craignant que son
absence n'attise la curiosité sur la famille Tanaka, née suite à l'incident du thé, il
lui accorda la permission d'y assister. Néanmoins, il refusa de la doter de
nouveaux apparats comme le voulait non seulement la coutume, mais plus
récemment l'impératrice elle-même, favorable à ce que les femmes se vêtissent à
l'occidentale. Déjà de nombreuses jeunes filles de bonnes familles avaient fait de
leur kimono une tenue d'intérieur et apparaissaient en public dans des vestes
cintrées, dévoilant leur taille et des jupes gonflées de crinolines couvrant des
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bottines à lacets.
Le jour d' Hanami, les rives de la rivière Sumida connurent, comme à
l'accoutumée, une grande affluence : des foules bigarrées s’amassaient de part et
d'autre pour traverser le fleuve par bacs. Yasuna, vêtue de son kimono ordinaire se
sentit vexée au milieu de ses amies à la dernière mode. Elle ajusta encore plus
étroitement contre elle la tunique de poèmes de Seiji et se consola en songeant
qu'elle était la seule à être parée de fibres d'amour. Après une longue attente, les
jeunes filles, escortées de quelques domestiques, furent autorisées à grimper à
bord d'une embarcation pour rejoindre le quartier où la fête battait son plein. Elles
ne regagnèrent jamais l'autre rive.
Au début, Yasuna ne s'était pas souvenue de l'accident. On l'avait repêchée,
inanimée parmi les autres jeunes filles, inertes elles-aussi. Mais nue, elle respirait
encore faiblement alors que les autres corps, prisonniers de crinoline détrempée,
camisolés dans des corsets et des jupons à cerceaux aux baleines brisées, n'étaient
plus que des cadavres. Affublées en européennes, les jeunes femmes avaient eu
beau se débattre dans l'eau encore glacée en ce début de printemps, elles avaient
été inexorablement attirées au fond de la rivière. Yasuna avait réussi à dénouer son
obi et son ample kimono avait aisément glissé de ses épaules. Elle demeurait,
parmi les jeunes filles, la seule survivante de l'accident du bac.
Bientôt, celle qu'on appela la miraculée du fleuve Sumida, fut tirée de son
sommeil par des images et des sons cauchemardesques. Les cris perçants au
moment où le bac sombra, les corolles des robes de ses amies englouties hantant
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les eaux sombres telles des méduses, leurs visages pâles, figés, échevelés, en
suspension tandis qu'elle sentait sa peau de poème s'imprégner d'eau, se
désintégrer, devenir charpie, la délester.
Après le drame, son oncle fit de nombreuses offrandes au temple pour
remercier les dieux d'avoir laisser la vie sauve à la jeune fille. En secret, il se
félicitait de n'avoir pas cédé docilement aux injonctions de l'impératrice. Yasuna
lui apparut un soir, parée de sa chasuble de nuit.
- Quel est donc cet oripeau ? l'interrogea-t-il, ébahi.
- Un vêtement d'amour, jumeau de celui qui a sauvé ma vie dans la rivière.
Elle lui livra le secret de la tunique-poèmes d'amour portée sous son kimono, puis
osa braver les conventions, en lui demandant de lui choisir Seiji pour mari.
Choqué, celui-ci s'y opposa farouchement, même si l'idée de lier son nom à la
maison du grand maître papetier n'était pas pour lui déplaire. Seulement Seiji
n'était qu'ouvrier et un Tanaka ne se résoudrait jamais à offrir Yasuna à un
analphabète.
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La jeune fille, désormais sous surveillance stricte, resta prostrée de longs
jours. L'oncle veillait à ce qu'aucun messager ne se présente à elle et la priva de la
visite de ses amies, le contact avec d'autres jeunes filles ne pouvant qu'entretenir
l'émoi amoureux et les idées de mariage. Mais sa pupille dépérit au point qu'il se
résolut à rendre visite au maître papetier pour s'enquérir de l'avis de celui-ci.
Quelques temps plus tard, il accorda à Yasuna de l'accompagner à l'atelier.
La jeune fille parée de ses plus beaux atours, y pénétra, le cœur battant. Le maître
lui-même guidait la visite et instruisait ses hôtes sur les avancées technologiques
qui avaient court dans la fabrication du papier en Europe. Fébrile, la jeune fille,
entre les lés de papier humides, fraîchement décollés de leur tamis, cherchait
désespérément la silhouette de Seiji. Un autre ouvrier s'affairait devant les cuves.
Elle eut le culot d'interrompre les explications pour demander où était le jeune
homme. Après une réprimande sèche de son oncle, le maître indiqua qu'il avait
justement envoyé celui-ci pour plusieurs mois en Europe pour étudier les procédés
de calandrage. Des marchands français des anciennes manufactures royales l'avait
démarché pour lui vendre des machines qu'il voulait comparer à celles de
négociants hollandais.
Yasuna vacilla, se retint à un grand voile de papier diaphane qui se déchira
sous son poids alors que les pans de son kimono firent tourbillonner, dans sa
chute, la poussière de papier sur le sol.
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Ce soir-là, l'oncle ramena un véritable fantôme à sa demeure. Yasuna plus
pâle que jamais, le regard dans le vague, marchait comme un automate,
légèrement vacillant. Elle se terra de longs jours dans la pénombre grise de sa
chambre, cessa définitivement d'orchestrer la cérémonie du thé et perdit
progressivement l'appétit. Ses joues qui se creusaient inquiétaient tant son oncle
qu'il n'eut pas le cœur à lui dissimuler le pli qui arriva d'Europe un matin. Des
caractères un peu malhabiles indiquaient la demeure des Tanaka et désignaient
Yasuna comme destinataire. Un coq ornait le timbre collé sur l'enveloppe. Yasuna
décacheta fébrilement le pli : jamais elle n'avait reçu de lettre et resta fascinée par
le long voyage qu'avait effectué celle-ci. Quelques kanji un peu gauches
occupaient toute la surface de la feuille :
« Mon feu, ma pluie. Je t'aime. Seiji. »
De la pulpe frémissante de ses lèvres, elle embrassa l'écriture, ses joues
rosirent. Jamais, on ne l'avait appelée comme cela.
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