1 Le désir dans les générations. Canet, le 28 06 2010 M. B. : Nous

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1 Le désir dans les générations. Canet, le 28 06 2010 M. B. : Nous
Le désir dans les générations. Canet, le 28 06 2010
M. B. : Nous sommes le lundi 28 juin 2010, c’est donc la dernière séance de l’année. Je vous
signale la sortie de l’avant-dernier livre de Pierre, qui vaut vraiment le coup… c’est épatant,
comme toujours, La consultation avec l’enfant, c’est vraiment une description du travail
extraordinaire qu’il fait, les liens avec l’environnement, c’est à la fois assez didactique sur les
symptômes, les syndromes, tout est expliqué, avec même les classifications française,
internationale, et même le DSM IV, et il montre comment on peut accueillir un enfant dans la
détresse, avec les parents, très bien…
Thérèse Martiris : Il reprend les choses qu’il y avait dans le livre L’enfant autiste, le bébé et la
sémiotique ?
M. B. : C’est une autre logique, c’est la consultation. Bon, aujourd’hui comme c’est la
dernière, j’aime bien que ce soit plutôt des questions sur l’année, sur ce qu’on a fait, dit, pas
dit, toutes les questions rentrées que vous n’avez jamais osé produire parce que vous étiez
fatigués… mais peut-être qu’aujourd’hui vous allez être en pleine forme pour poser des
questions… Alors vous m’avez posé une question par mail…
Public : Oui, mais ce n’était pas vraiment une question…
M. B. : Non…
Public : … Wittgenstein…
M. B. : Wittgenstein ?
Public : Je le voyais dans les séminaires de Jean Oury, et parle beaucoup de lui dans un
Collège à Paris. Parce que j’avais entendu dire que sa sémiotique était binaire…
M. B. : C’est-à-dire que c’est compliqué, Wittgenstein, qui a eu tout un parcours assez
complexe, enfin en dehors du fait qu’il était en classe avec Hitler, il y a eu d’abord tout cet
apport à la logique, c’étaient ses premiers ouvrages, et il semble qu’à partir de son livre La
certitude il avait rencontré Peirce, enfin il l’a lu, ce qui fait que ça modifie un petit peu ce
qu’il racontait. Mais comme je ne comprends rien à Wittgenstein, il y a plein de gens que je
ne comprends pas, il en fait partie, hélas ! Mais ça ne me mobilise pas plus que ça. C’est un
type intéressant, mais je ne comprends pas ce qu’il raconte. Comme Guattari ! Guattari, je
l’avais rencontré à La Borde. Il m’avait invité à venir à son séminaire à Paris, j’étais allé y
faire un blabla, c’était très sympathique, un type charmant, et il m’a dit « mais tu ne m’as
jamais lu ! », et je lui ai dit « non, je ne te comprends pas ! ». Du coup il m’a offert une pile
de livres, qui sont toujours là, que je n’arrive toujours pas à lire… Je ne me force pas, et
comme je ne suis pas un fan de l’érudition, comme vous avez pu le remarquer, je ne prends
que les gens qui m’intéressent. Gérard Deledalle avait beaucoup étudié Wittgenstein, il a écrit
d’ailleurs sur lui, sur les rapports Wittgenstein/Peirce. Je suis désolé…
Public : Non mais c’est parce qu’il y a un problème…
M. B. : Peut-être pourriez-vous en dire quelques mots de ce problème ?
Public : … je l’ai commencé trois fois jusqu’à la dixième page et puis…
M. B. : Ah ? Aussi ?
Public : Un jour j’ai lu la fin, qui est pas mal aussi, mais le milieu…
M. B. : D’accord, c’était pour combler ! Eh bien, vous êtes mal tombé, il faut trouver
quelqu’un d’autre, c’est désespérant ! Quand ça le fait pas, ça le fait pas… (rires)
Je vais parloter comme ça, et si vous avez quelque chose qui vous vient, vous m’interrompez,
n’hésitez pas. La dernière fois j’avais essayé d’aborder quelque chose qui est sans doute la
chose la plus difficile dans le parcours qu’on a fait cette année, la question du temps. On avait
vu au début de la séance Florence fixée sur les petits ronds, mais ça va, il paraît que depuis tu
as renoncé à voir tous les ronds. Oui ? C’était à partir de l’article de Lacan sur le temps
logique, et ce que j’essayais de vous dire, c’est que finalement la question du temps est très
voisine de la question du possible et de la possibilisation. Laurence, qui écoute les séminaires,
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m’a envoyé un mail dans lequel elle me disait : est-ce que finalement le rôle du psychanalyste
ne serait pas d’introduire le temps ? C’est une question intéressante parce que, après tout,
pourquoi pas ? C’est une question qui mérite une réflexion, mais je ne sais pas si on va
pouvoir aller jusqu’au bout de celle-ci.
Je suis en train de lire doucement ce livre superbe de Claude Rabant, que je vous
recommande, Métamorphoses de la mélancolie, c’est vraiment très bien, et j’ai lu quelque
chose de remarquable et de terrible : j’ai été plagié par Walter Benjamin ! J’avais ‘inventé’ le
« désir du scribe », j’en ai souvent parlé ici, à savoir les interprétants qui auront été donnés à
son inscription. C’est majestueux ! mais je dois dire que personne n’a jamais réagi à cette
chose-là. Je le pense toujours, mais bon, je n’ai pas eu de succès ! Et qu’est-ce que je vois
chez Rabant, page 167 au cas où vous le lirez : « De fait, si l’inscription se transfère d’ellemême, pour ainsi dire, ou désire sa propre traduction, selon le mot de Walter Benjamin… » Je
ne sais si vous voyez ! Ça avait déjà été inventé par ce type. Je trouve fabuleux qu’un
bonhomme, que je n’arrive pas à lire, qui est si loin, mais qui est venu mourir à côté de chez
nous, — il est mort à Port-Bou le 26 septembre 1940, — qui a beaucoup travaillé sur la
traduction, un des grands penseurs de l’époque d’avant-guerre, vienne me plagier ainsi !
Quand on regarde le développement de l’interprétation, on commence à inscrire quelque
chose qui, ensuite, a son propre chemin, ce chemin qu’on appelle depuis toujours, c’est le mot
de Peirce, une sémiose. Des choses se mettent en marche, des interprétants successifs qui
viennent interpréter l’inscription. Certes le concept de sémiose ne se laisse pas réduire à ça,
mais au moins en première analyse on peut le voir ainsi. On a une inscription, c’est-à-dire un
représentement, dans le jargon que j’emploie, qui s’inscrit, et qui appelle, si je puis dire, ou
donne lieu à des interprétants successifs, qui ne sont ni plus ni moins que des traductions du
représentement d’origine lesquelles, comme toutes traductions, permettent évidemment
d’approcher quelque chose de l’objet. Au fond quand vous faites un travail de traduction, je
ne sais pas si ça vous est arrivé, vous êtes amené, à partir du représentement d’origine, à faire
tout un travail d’associations diverses, de contextualisation, d’une connaissance de l’auteur
de, etc. ; sans aller jusqu’à des positions extrêmes comme « connaître Freud pour le traduire »,
un traducteur ne peut pas dire ça, il n’a pas le droit. Que la connaissance de l’auteur puisse
apporter quelque chose dans la traduction, c’est indéniable, il y a le style, il y a le contexte
dans lequel le type a produit ça, les mots de son époque, les gens qu’il fréquentait, toutes ces
choses-là, importantes, mais il n’empêche que ce n’est pas le cœur de la traduction, celui-ci
étant le texte lui-même, ce à quoi il faut toujours être ramené, de telle manière que, quand je
parle de l’inscription, c’est de ça que je parle, et l’inscription, c’est la chose qui est
permanente, les interprétants successifs arrivent comme ils arrivent, mais fondamentalement
ce qui est essentiel, c’est le texte. Que le texte soit toujours en contexte, c’est vrai ; qu’une
connaissance minimale du contexte soit indispensable, c’est vrai aussi, particulièrement pour
traiter les indices. Quand je vous dis « là-bas il y a un bateau », évidemment il faut partager le
contexte, sinon ça ne veut rien dire, ça n’a plus aucun sens, sauf que dans un texte écrit, le
contexte ne se laisse pas attraper facilement, et que parfois le fait d’être trop contextualisé
peut empêcher de laisser le texte lui-même produire ce qu’il a à produire. Ça peut donner lieu
à un autre type d’excès, le cryptique, un texte peut être crypté, il a une logique interne qu’on
va essayer de découvrir, ça aussi c’est une possibilité. Toutes ces possibilités sont réalisables,
mais nous devons savoir de quoi on part, et on ne part pas du contexte, on ne part pas du
cryptage, on part du texte, et la traduction est la traduction du représentement tel qu’il a surgi
à un moment donné, ce qui fait que, certes, ça aide de connaître, par exemple, Freud pour le
traduire, mais ce n’est pas quelque chose qui est absolument exigible dans la traduction de
Freud. Ce qui est important là-dedans, et que dit donc Benjamin bien avant ma naissance,
c’est la question du désir de l’inscription.
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Il faudrait parler de la question du désir manière un peu détaillée. Il y a une position de base
bien balisée par cette phrase que répète souvent Oury, après Lacan, « le désir est
inaccessible », ce n’est pas la peine de chercher à savoir quel est le désir, ça sert à rien, c’est
une question vide, du moins est-il inaccessible directement, peut-être des traces laissées sur le
chemin, qui permettent éventuellement de pouvoir dire : tiens là il y a du désir. Le désir n’est
pas : je désire manger une pomme ! Ce qu’apporte Lacan, c’est qu’il y a quelques objets qui
causent le désir, les objets a. Mais ça vaut le coup de faire rentrer Dolto dans la course, elle
qui dit qu’un enfant a désiré naître avant même d’avoir été conçu, retenez bien ça parce que
ça fait partie des choses importantes, c’est-à-dire que nous avons l’impression que le désir
d’un enfant appartient à l’enfant. Mais ce n’est pas ça. On peut aussi dire qu’elle dit
n’importe quoi, vous avez tout à fait le droit de penser des choses pareilles, mais enfin Dolto
quand elle disait n’importe quoi, c’est là qu’elle était la plus géniale ! Il y a quelque chose de
structurel dans le désir, quelque chose qui est du niveau de la structure, c’est-à-dire que si je
reprends l’affaire Dolto, on pourrait dire mais au bout du compte ça se préparait sans doute
depuis longtemps l'arrivée de cet enfant, c’est-à-dire que le désir était là avant que quelqu'un
vienne répondre et en donner trace, si je puis dire, pour garder ce terme là, donner trace à ce
désir-là. Allez savoir ! ça remontait peut-être à plusieurs générations où ça se concoctait il y a
bien longtemps ?
J. M. : Ça me fait penser à, je crois que c’était en sociologie qu’on avait abordé cette question,
la différence entre les promos qui sont à l’ENA et les promos qui arrêtent leur scolarité en
troisième, c’est qu’en ce qui concerne la promo qui est à l’ENA il y a une anticipation sur le
projet éducatif, qui commence trois ans avant la conception…
M. B. : Oui, seulement il faut faire très attention, tu fais bien d’aborder la question sous cet
angle-là, il faut faire très attention à ça, à mon sens tout le travail que nous sommes quelques
un à nous donner pour essayer de faire une distinction entre ce qui se passe pour un sujet et ce
qui se passe pour un collectif, on n’est pas dans le même univers, on ne peut pas rabattre sur
le collectif tout ce qu’on pourrait dire du sujet et vice versa. D’ailleurs je racontais dimanche,
qu’à une époque Oury et Guattari discutaient de l’objet a, et proposaient d’inventer un objet b
pour le collectif, pour dire qu’il y a bien quelque chose qui se passe de cet ordre, mais que ce
ne saurait être du même registre. Certes, ce que tu dis est vrai et j’en conviens tout à fait, mais
par exemple quelqu’un qui était programmé pour échouer au bac comme une vague échoue
sur la plage, peut très bien se retrouver à l’ENA ! Il faut faire attention, on voit bien qu’on
n’est plus dans le même ordre de détermination. Quand je vous parle des générations, je ne
vous parle pas d’un désir collectif, sinon il faudrait parler d’un fantasme collectif.
Éventuellement un collectif peut venir se greffer sur le désir de quelqu’un, on voit ça par
exemple dans certains grands mouvements, un type qui porte par son désir des tas de gens
derrière lui. Mais fondamentalement, dans la question du désir, il faut garder cette dimension
du singulier, et ne pas passer dans le collectif. D’ailleurs peut-être avez-vous remarqué que
ces derniers temps, quand j’essayais de repenser la question du singulier à partir de la
question du possible et de la logique du vague, eh bien, je parlais du singulier, et je ne parlais
pas d’un collectif singulier, je parle du singulier, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas
justement ce type de détermination qu’on peut trouver dans un collectif. Il y a une phrase de
Peirce que j’aime bien, lorsqu’il dit : qu’est-ce que c’est qu’une communauté ? Il répond
(approximativement), c’est une personne mal fichue. On peut à un certain niveau considérer
une communauté comme une personne, pas un singulier, mais une personne vraiment qui
n’est ni faite ni à faire. Un collectif, c’est quelque chose qui est continuellement à remettre en
chantier. Là je suis plongé dans Chaigneau jusqu’au cou, puisqu’on se propose avec ma
copine Lise Gaignard et quelques autres d’éditer les œuvres complètes d’Hélène Chaigneau.
Et c’est quelque chose dont elle parle, il faut continuellement revenir sur le chantier, c’est
énorme, un collectif ce n’est pas quelque chose qui est donné une bonne fois pour toutes, c’est
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quelque chose qui continuellement se défait, qu’il faut recommencer, et continuellement
recommencer. Par exemple quand on prend les Romarins il faut continuellement y revenir, il
y a des moments où on pourrait même être désespéré, en disant ah, ça recommence, mais non,
ça ne recommence pas tout à fait, ça ressemble, mais il faut reprendre le chantier, reprendre
les choses, retransformer en fonction de nouvelles données, les nouveaux enfants qui sont
arrivés, etc., qui transforment le collectif, c’est d’une complexité inouïe !
J. M. : Quand tu dis qu’un collectif est une personne mal fichue, pourquoi tu as besoin de
préciser mal fichue ?
M. B. : Je dis mal fichue parce qu’elle est incoordonnée.
J. M. : Mais une personne…
M. B. : Il y a des personnes mal fichues, eh bien, disons que c’est comme une personne mal
fichue…
J. M. : Il n’y a pas que ça ?
M. B. : Qu’est-ce que tu veux dire ?
J. M. : Il n’y a pas que des personnes mal fichues ?
M. B. : Il doit y avoir des degrés sinon, si tous sont mal fichus, personne n’est mal fichu !
Les même concepts qui peuvent être opératoires concernant le singulier ne le sont pas
nécessairement sur le collectif et vice versa, donc ça c’est bien dit, Chaigneau le dit, c’est un
travail harassant, quoi, continuellement, il faut continuellement revenir sur le métier, remettre
en chantier toutes les choses, même Oury parle de révolution permanente, il faut faire une
révolution permanente dans les établissements si on veut pouvoir tenir quelque chose qui soit
un peu digne, qui tienne un peu le coup, qui soit un peu soignant, c’est ça la question. Ce qui à
mon sens est vrai pour les psys machin-choses, tout psy doit faire une révolution permanente,
une révolution réellement permanente, c’est-à-dire que, continuellement, il faut tout remettre
en question, ne pas hésiter à partir d’une petite chose à tout remettre en chantier. Là il y a de
beaux exemple de Freud : vous prenez Freud 1892, puis Freud 1896, déjà vous avez un océan
entre les deux, ensuite Freud 1914, encore autre chose, entre temps le transfert est arrivé, 1923
l’arrivée des deux grandes pulsions. Chaque fois il remettait tout en chantier et il
révolutionnait son propre système, c’est indispensable de faire ça dans notre boulot parce que
c’est ce qui nous permet de rester plastique dans le travail, comme ça on peut continuer à
avoir une possibilité de se laisser remettre en question. Je ne dis pas que ça se fait
spontanément, ce n’est pas spontané pour deux sous, mais il faut trouver les moyens de
pouvoir aller chercher les outils, voire les fabriquer, pour, chaque fois, se remettre en question
et pouvoir faire en sorte que lorsque quelqu’un arrive, eh bien, il puisse nous trouver dans un
état disposé à faire une révolution personnelle dans notre propre pratique. Et ça, ça se sait, ça
se sent, on n’est pas toujours le même, ce qui signifie aussi pouvoir permettre de faire cette
chose qui est sans doute la moins facile, à savoir considérer que chaque fois qu’une personne
vient nous voir, ce n’est jamais la même chose, ce qui difficile, car dans ce boulot la répétition
est massive, on aurait envie de considérer que c’est toujours la même chose. (Signal sonore du
portable.) Oh, Léa a loupé son concours…
Public : Mince !…
M. B. : Voilà une première approche. On peut faire, avec Dolto, l’hypothèse que le désir se
fomente de longue main, ce n’est pas quelque chose que vous fabriquez vous-même ça vous
transcende d’une certaine façon, ça dépend largement de vos ancêtres, de ce qui s’est
concocté dans les vies de vos aînés, ce n’est pas quelque chose qui arrive comme ça, et c’est
donc étroitement lié, disons le comme ça, à la structure, car désir et structure ont partie liée.
C’est quelque chose qui a été bien mis en scène et bien expliqué sous tous les angles par
Lacan, lorsqu’il disait que le désir est l’envers de la loi. C’est une phrase un peu
extraordinaire ! Par exemple « tu ne tueras point ». Voilà une loi, carabinée, qui montre bien
qu’on désire tuer ! Et on peut dire que le désir de tuer n’apparaît que lorsqu’il y a « tu ne
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tueras point », sinon ce n’est pas un désir, c’est un truc qui passe, comme on cueille une fleur
en passant, on peut tuer quelqu’un en passant, mais à un moment donné, à partir du moment
où dans une société règne « tu ne tueras point », là il en va de quelque chose qui concerne le
désir, on n’est plus dans le même registre. Un type comme Lévi-Strauss disait que l’interdit de
l’inceste est fondateur de la société. Or cette loi fait apparaître l’œdipe ! Je pense ici Onfray
grâce à qui on connaît enfin Freud, eh bien, d’une certaine façon, puisqu’il a écrit ça avant la
fin des deux cents premières pages, — comme je n’ai lu que deux cents pages de son livre —,
je peux vous dire qu’il n’a aucune idée de ce qu’est la question de l’interdit de l’inceste, et de
l’œdipe, et du lien avec l’œdipe. Il prend l’œdipe comme si c’était une sorte de truc qui
transcenderait toutes les sociétés, alors que ce qui se passe c’est que c’est l’interdit de
l’inceste qui transcende les sociétés, ça sans aucun doute, et l’œdipe n’en est qu’une des
conséquences, celle par laquelle on peut attraper quelque chose du désir, justement. Si on peut
à un moment donné poser quelque chose comme un désir, c’est bien du fait de l’interdit de
l’inceste, et finalement la situation œdipienne, c’est la situation structurelle dans laquelle ce
désir va faire son chemin, ce désir inconnu, qui lui va nous permettre de saisir un chemin qui
est en train de se faire. Si on ne lie pas étroitement l’œdipe à l’interdit de l’inceste, on passe
complètement à côté de l’un et de l’autre, on ne comprend rien ni à l’un ni à l’autre. C’est
pour ça dans les institutions il est très important d’avoir une forme de l’interdit de l’inceste. Je
cite toujours le cas de ces deux blessés de Château Rauzé. Florence était là la dernière fois, tu
as vu cette petite extraordinaire, et cette histoire qui dure depuis quinze ans. Il y a quinze ans
une jeune fille avait un syndrome cérébelleux grave, gravissime, tu as vu comment elle se
tient, c’est une grande difficulté pour elle, elle a du mal à parler, mais enfin bon elle a réussi,
donc il y avait cette gamine, Séverine, et un autre bonhomme, Gaëtan, qui avait, lui, une autre
atteinte cérébrale, ce sont des traumatisés crâniens, causant une perte massive de la mémoire
immédiate, c’est-à-dire qu’il ne se souvient de rien au fur et à mesure. Ces deux-là se
reluquaient pas mal, et ils faisaient l’amour. Mais c’est interdit ! Donc on fait une réunion, et
on constate, enfin ce que tout le monde savait déjà, c’est que non seulement ils faisaient
l’amour, mais en plus ils étaient complémentaires comme c’est pas permis puisque l’une
n’arrivait pas à se débrouiller sur le plan physique, elle avait du mal avec la parole, et l’autre
était dans son monde, car il oubliait tout au fur et à mesure. Ainsi, ils se sont très bien
trouvés : elle lui servait de mémoire, elle lui rappelait tout, les remèdes qu’il devait prendre,
ce qu’il devait faire, où il devait aller, c’était une organisation absolument fabuleuse, et l’autre
l’aidait dans ses déplacement et avait acquis une compréhension très fine de ce qu’elle voulait
dire, malgré son grand handicap praxique, comme on dit. Ils étaient tellement
complémentaires qu’on s’est mis en quête d’une solution, parce que leur interdire de faire
l’amour, vu leur caractère complémentaire, était quand même sauvage. Quelqu’un a dit : il
faut les marier, ces deux-là ! Nous avons alors fait une sorte de cérémonie nuptiale lors de
cette réunion, ça s’était trouvé comme ça, c’est-à-dire qu’on les a mariés dans des conditions
que je vous ai racontées plusieurs fois, très amusantes, avec un jeune qui coursait toutes les
filles derrière les bambous, et qui a voulu faire le prêtre, officier, c’était assez extraordinaire,
on avait des anneaux de rideaux comme alliances, mais un enthousiasme fabuleux animait
cette réunion, au cours de laquelle avait été décidé le mariage. Eux étaient très contents, et ils
ont pu partager la même chambre, parce qu’ils étaient mariés, il y avait eu un acte officiel qui
avait été posé, officiel au sens de l’institution, ils ne sont toujours pas mariés, et donc la vie
passe. Ils s’en vont tous les deux, ensemble, de Château Rauzé, à un moment donné, ça arrive,
ils vont dans un appartement, qu’ils partagent ; ça se passe mal, ils se séparent ; mais ils ne
peuvent pas se séparer longtemps, parce qu’évidemment lui quand elle s’en va, il perd sa
mémoire. Il ne la supporte pas, mais elle, elle sait aussi qu’elle est indispensable, elle en joue,
elle est géniale cette petite, Séverine…
F. F. : Ils sont trop marrants tous les deux…
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M. B. : Elle est fine, cette fille. Et donc ils vivent comme ça vaille que vaille. L’autre jour on
arrive aux appartements, avec le groupe qui s’occupe des blessés qui sont dans la ville, et il
fallait parler du cas de Séverine parce que ça n’allait plus du tout, Séverine faisait une
anorexie massive, et elle était reprise à Château Rauzé, où elle avait recommencé à grossir,
quand même. Gaëtan, lui, complètement dans les vaps, comme d’hab, mais l’attachement de
départ, c’est-à-dire ce mariage qui avait été prononcé il y a quinze ans, eh ben, ça durait
toujours. Gaëtan faisait comme s’il s’en foutait mais on voyait bien que non, il sait bien
qu’elle lui est indispensable, et elle, n’attend que ça, parce qu’elle est amoureuse de son
Gaëtan. Enfin, la vie !
Public : Et le problème des enfants, s’ils ont des enfants ?
M. B. : Ah ben oui, pourquoi pas, enfin nous on ne dit rien là-dessus, enfin pour le moment ils
n’en ont pas eu, mais je crois qu’elle prend la pilule, elle, c’est une décision, mais elle peut
avoir des enfants, je veux dire qu’il n’y a rien qui l’en empêcherait, simplement pour s’en
occuper ce serait très difficile pour elle, parce qu’elle ne peut pas tenir… vous avez déjà vu
des gens qui ont des syndromes cérébelleux… Elle a du mal à parler, mais parler ça c’est pas
le plus grave, elle y arrive à peu près, mais c’est surtout le corps, et puis ce n’est pas le Gaëtan
qui va pouvoir s’occuper d’un enfant, c’est un enfant lui-même, il le restera toujours… Enfin
voilà. Donc vous voyez là-dedans le produit de l’interdit de l’inceste dans un établissement,
c’est extraordinaire, ça a permis que quelque chose puisse se construire, et qui dure quand
même quinze ans, ça veut dire que ce qu’on a fait à l’époque n’était pas une plaisanterie, c’est
quelque chose qui était bien inscrit dans ce qui était en train de se passer, le désir là où il
était ? Je n’en sais rien, mais il n’empêche, on voit bien qu’on s’est rendus sensibles à quelque
chose qui était en train de se passer.
Je reviens sur ce que je disais. Au bout du compte on pourrait dire que le désir et la loi sont
l’avers et le revers d’une même pièce mais au sens où la loi d’une certaine manière est
productrice du désir : sans loi, pas de désir. C’est bien connu, dans la pratique éducative la
plus simple. On sait bien que, si on donne tout ce qu’il veut à un enfant au fur et à mesure où
il le demande, eh bien, ça ne marche pas. Sans doute y a des traductions en termes d’amour làdedans, puisque l’enfant dit alors « on m’aime pas », la demande d’amour c’est qu’on vous
donne pas ce que vous demandez, sinon on vous aime pas. Si vous donnez des choses à la
place de l’amour… aimer, c’est donner ce qu’on n’a pas, dit Lacan ! Mais si on donne ce
qu’on a, ça veut dire qu’on n’aime pas, mais ça c’est une traduction que tout le monde
connaît, ce n’est pas une invention. Vous avez mille exemples en tête, je suis sûr, au moment
où je vous raconte ça : mon père ne m’aimait pas parce qu’il me donnait tout le temps de
l’argent, moi, je lui demandais autre chose, tiens ! pardi ! je lui demandais autre chose, je ne
sais pas quoi d’ailleurs… de l’amour ! C’était à lui de ne pas me donner son argent !
Il me semble qu’il y a encore autre chose de plus essentiel, c’est justement cette question du
désir, où l’on voit bien que, s’il n’y a pas une structure en place, il n’y a pas de possibilité de
désir, c’est-à-dire que l’enfant ne saura pas vers quoi s’orienter parce qu’il lui manquera ce
poids du désir tel qu’il est constitué par la loi qui règne dans la famille. Je ne suis pas en train
de vous faire l’apologie de la famille traditionnelle, d’autant que maintenant on aurait du mal
à faire l’apologie de la famille traditionnelle vu ce qu’est devenue la famille, mais même dans
les familles aussi complexes que celles qu’on peut rencontrer de manière très régulière, eh
bien, cette question-là se pose, elle pose à travers souvent la question du père, c’est vrai parce
que là les pères sont un peu désorganisés, le père dit géniteur est rarement le père qui va
s’occuper d’un enfant. Mais ce qu’on voit souvent, c’est que ces familles se débrouillent pour
faire appel au juge, je trouve ça intéressant, par exemple la mère va se débrouiller pour ne pas
être « suffisamment bonne », pas au sens de Winnicott, mais pour que quelqu’un d’autre
vienne foutre le nez dans l’histoire. Vous me direz que par ailleurs l’organisation étatique est
telle qu’il y a des intrusions dans les familles qui sont absolument invraisemblables, mais il
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n’empêche qu’il y a une sorte d’appel là, un appel vers le juge, et on s’aperçoit que le juge,
même s’il est con, et Dieu sait s’il y en a, ils ne le sont pas tous, attention… mais j’en connais,
qui, par leurs décisions, montrent qu’ils ne comprennent rien. Pourtant, du seul fait qu’il
énonce quelque chose, ça transforme le champ, et on s’aperçoit que des choses se réorganisent
petit à petit, se réorganisent selon le désir précisément parce que quelque chose est sollicité du
niveau du désir par la décision du juge. Comprenez bien que je ne fais pas l’apologie de ces
choses là, je dis simplement que du fait cette position de la loi telle que les juges tentent de
l’instaurer, eh bien, quelque chose d’une très grande importance peut permettre à certains
enfants de pouvoir trouver leur chemin, et pas que les enfants d’ailleurs, les mères, les pères,
parce que généralement il y a une mère et trois pères ou des choses comme ça, avec six
enfants, enfin c’est très courant, j’ai l’impression de ne voir que ça, dans les enquêtes sociales
ça se voit tout le temps ça. Vous voyez, même un truc aussi simple qu’un juge peut, de par la
fonction qu’il occupe, transformer le champ par une décision. Je n’ai pas parlé de justice,
vous l’avez noté, j’ai parlé de juge et de loi, parce que la justice ce n’est pas là qu’il faut la
chercher, je ne crois pas à la justice judiciaire… Oui ?
J. M. : Par rapport à ça, ça me rappelle que j’ai fait un procès à mon père pour la pension
alimentaire…
M. B. : Oui ?
J. M. : … à un âge où je n’avais aucune estime pour la justice, mais j’avais besoin, enfin
j’avais envie qu’un juge dise la position de la société sur cette situation, et ça a marché parce
que le juge a donné une réponse et quelle que fût cette réponse, ça m’a satisfait et j’ai été
apaisé… alors je ne sais pas ce qu’il y avait derrière tout ça, mais en tout cas ça a
effectivement réorganisé…
M. B. : Voilà, ça réorganise, c’est-à-dire que quelque chose du niveau du désir qui est touché,
c’est ça le point nodal, la loi, c’est à ce point-là qu’elle intervient…
J. M. : Et par rapport à la famille, tout le monde m’a dit que j’allais détruire la famille, que
j’allais détruire la relation avec mon père…
M. B. : …même ton psychologue était contre, n’est-ce pas !
J. M. : Aussi, oui… et finalement il n’y a eu aucun effet négatif…
M. B. : Voilà…
J. M. : Sauf quand même que… quand j’en ai parlé à mon père il a évoqué le suicide, sans me
faire un chantage en suicide, mais il l’a évoqué, et ce qui fait que, à ce moment-là, j’ai dit
« c’est bon, j’y renonce, parce que si tu as un accident de voiture, je ne le supporterais pas, je
culpabiliserais », mais il m’a dit « non, va au bout de la démarche », c’était un peu bizarre,
mais j’ai quand même demandé au juge cette parole…
M. B. : Voilà, à un moment donné il y avait la nécessité d’un appel à la loi, quelle que soit la
raison, et cet appel à la loi, c’était quelque chose pour pouvoir tenir à un moment donné, pour
pouvoir tenir quelque chose du niveau du désir, sinon on ne comprend rien, sinon ça se délite.
Il faut que quelque chose prenne corps, et que quelque chose du niveau de la loi prenne corps,
c’est ça le point nodal. Voilà une première série de réflexions sur la question du désir, ce qui
vient peut être donner un éclairage. Je m’appuie maintenant sur Benjamin, me sentant un peu
plus assuré pour dire que si j’ai pu fabriquer ça, c’est parce que j’avais une conception
structurale de la sémiose. C’est ce qu’on a essayé d’aborder la dernière fois, je disais que, de
la sémiose, on peut en donner une vision un peu bestiale, bébête, simple, simplette, quoique
très complexe, d’un représentement, des interprétants, en vue de saisir un objet, quoi, qui est
là, qui peut-être se présentera à la fin de la sémiose, quand on aura pu faire le travail. Je vous
rappelle l’histoire du bateau… La dernière fois j’avais avancé de quelques pas là-dessus, je
vous avais rappelé un truc que j’ai écrit en 1986, ce qui ne nous rajeunit pas, surtout moi, à
partir d’une lecture suffisamment précise de Peirce, en vous faisant remarquer que la
traduction nécessite une mémoire, — je vais dire traduction au lieu d’interprétants, —la
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mémoire du signe de ‘départ’, du représentement. S’il n’y a pas cette mémoire du
représentement, on ne peut pas traduire, donc il faut qu’au fil du déploiement de la sémiose
les interprétants successifs non seulement visent un certain objet, qui est l’objet en question
dans la sémiose (l’objet que Peirce qualifie de ‘dynamique’), mais en plus aient aussi comme
objet secondaire, si je puis dire, le représentement initial, et non seulement le représentement
initial (et, bien entendu, sa relation à l’objet ‘dynamique’) mais même, question de mémoire,
les interprétants successifs, c’est-à-dire que chaque interprétant doit pouvoir avoir comme
objet les interprétants précédents jusqu’au représentement. On s’aperçoit que, si l’on essaie de
penser ça de façon structurale, j’ai essayé de le faire dans ce livre, on s’aperçoit qu’on a une
nuée d’interprétants qui commencent à apparaître autour du simple représentement qui est là,
et je me disais que c’est sans doute cette nuée-là qui d’une certaine façon est quelque chose
qui vient donner un contenu à l’idée même de désir. Alors, et c’est là le magnifique truc de
Benjamin quand il dit « désir de sa propre traduction », c’est-à-dire au point où ce désir
continue pour chacune des traductions qui est donnée appelant à une autre traduction, eh bien,
il y a là tout un halo, une brume, un brouillard d’interprétants ou de traductions possibles, qui
fait que quand Benjamin dit « désir de sa propre traduction » il veut dire sans doute que le
désir en quelque sorte est à suivre dans les interprétants et dans les traductions qui s’opèrent,
avec comme ‘point de départ’ le représentement d’origine, ce qui est là, la première
inscription. Vous qui êtes des lecteurs assidus de Freud, qui le lisez tous les jours et plusieurs
fois par jour, vous savez qu’il se posait à un moment donné le problème de la double
inscription.
Un petit peu d’histoire perso. Il y a quelques années de ça, nous nous étions retrouvés Jean
Oury, Horace Torrubia et ma pomme à La Borde où nous avions passé une journée de travail
pour réfléchir sur ses questions-là. J’avais proposé d’aborder la sémiose sous l’angle de la
continuité et de la discontinuité. J’avais été attiré par un texte, une conférence qu’avait faite
Lacan aux États-Unis dans laquelle il dialoguait avec un type qui s’appelait le docteur Lifton,
dont je n’ai jamais réussi à avoir d’ouvrages, — si jamais vous trouvez des ouvrages du
docteur, vous me le dites, je m’y jetterai dessus —, et Lifton à la suite de l’exposé de Lacan
lui dit ‘il me semble qu’on pourrait aborder les mêmes choses que vous abordez en termes de
continuité et de discontinuité’, et dans sa réponse Lacan lui dit ‘je suis exactement la même
voie que vous’. Lacan ça ne lui arrivait pas souvent de dire des choses comme ça, donc c’est
dire que vraiment cette question de la continuité et de la discontinuité, il se l’était posée.
Prenez un traducteur. Il va commencer à écrire un truc, puis il va le corriger, il va mettre autre
chose, etc., ce qui donne une petite idée des inscriptions successives des interprétants. Mais ce
qui n’est pas indiqué là-dedans, qui reste sous-jacent, c’est l’énorme travail qu’il y a entre les
deux, entre le moment de l’inscription et le moment de production du premier interprétant,
c’est énorme tout ce travail. On pourrait tenter de remonter un petit peu, ‘un petit peu avant
cette inscription interprétante, j’avais déjà des idées’, et quand vous aurez trouvé l’idée que
vous aviez un petit peu avant, vous pourrez dire ‘mais un petit peu avant j’avais une idée’, et
on pourrait remonter indéfiniment vers le représentement d’origine, qui nous a percuté si je
puis dire, et qui a provoqué toute cette série là. La question est que, au fond, tout ce halo
d’interprétants, c’est pour ça que je préfère prendre le terme d’interprétant plutôt que celui de
traduction, parce que interprétant, c’est beaucoup plus vaste, même si ça fonctionne de la
même façon, donc ce halo d’interprétants, il se trouve que nous lorsque nous le pensons
concrètement, nous le pensons par des inscriptions successives discontinues par rapport à
quelque chose qui est la continuité du halo. Alors voilà, ce système d’interprétants, c’est un
système continu, qui a une certaine structure, mais nous n’avons accès à lui que par la
discontinuité d’inscriptions successives, donc temporalisées, et temporalisantes dois-je
ajouter, c’est-à-dire que si l’on omet les inscriptions successives, on pourrait avoir une idée de
quelque chose qui serait un halo d’interprétants sans temps, hors temps, et qui ne serait
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temporalisé que par le fait des inscriptions successives qui sont obligatoires pour signifier des
interprétants par l’inscription. Dans ce halo autour, si je puis dire, du représentement, celui-ci
devient une sorte de trou dans cette structure. Si nous nous le représentions comme un espace
sphérique pour faire simple, l’inscription du représentement ferait un trou dans la sphère. En
déployant les choses dans le temps, le temps pour comprendre dirait Lacan, on pourrait par
exemple marquer la trajectoire des interprétants sur la sphère. ça pourrait être quelque chose
comme ça, comme idée, on pourrait avoir ce genre d’idée, c’est-à-dire que au bout du compte
quand par exemple on fait ce qu’on appelle une interprétation, je vous rappelle que
l’interprétation n’est pas toujours le fait de l’analyste, c’est du fait de la fonction scribe, qui
peut être prise par l'épicier du coin, parfois c’est le psychanalyste quand il a de la chance,
sinon souvent ça se fait ailleurs. Au moment de cette inscription quelque chose est déchaîné si
je puis dire et ce qui est déchaîné c’est une sorte de halo et une certaine topologie, je sais pas
laquelle, ça doit dépendre, mais en tout cas cette topologie comportera un trou qui sera le trou
de la première inscription, qui pourra être suivi d’autres par les inscriptions successives
lorsque nous nous essaierons de rendre compte du déploiement temporel, mais dans un
premier temps tout se fait hors temps. Ce que j’avais proposé à ce moment-là à mes deux
camarades, c’est qu’au fond l’intervalle entre deux inscriptions successives recèle l’objet a.
Un anecdote amusante : j’avais raconté ça en 96, et quelques années après Oury fait une
intervention à Angers sur la fonction scribe, elle est sur mon site je crois, dans laquelle il
aborde la question de l’objet a à partir de la discontinuité, à la suite de laquelle je lui ai dit
« c’est épatant, ce que tu as dit », à quoi il m’a répondu, « mais c’est toi qui l’a dit » ! Je ne
m’en souvenais plus, c’est dire vraiment comment se passent les choses… Vous voyez, au
fond c’est ce à quoi on n’aura pas accès, on n’y aura jamais accès à l’intervalle comme tel
parce que nous sommes condamnés à la discontinuité, alors que nous sommes des êtres
plongés dans la continuité, et cette continuité il faut la rétablir. Et si je remonte encore au
premier séminaire de cette série, c’était en 85, ou en 84, j’avais pris le texte de
Métapsychologie de Freud sur l’Inconscient, où Freud disait, « c’est ce qui vient remplir les
lacunes de la conscience ». On peut situer là l’objet a, dans cette lacune de la conscience, on
peut aussi situer le désir, on peut situer l’inconscient, l’objet a comme cause du désir
inconscient, on voit bien qu’on est totalement dans ce registre-là, l’objet a comme cause du
désir inconscient, on peut l’attraper dans cet espace lacunaire entre les inscriptions. Mais les
inscriptions elle même sont plongées une structure, au sens de Dolto cette fois-ci. Le bébé qui
vient de naître a peut être été inscrit quatre générations au dessus à un moment donné, c’est là
qu’il a été inscrit, et que peut-être quelque chose qui est bien connu dans la psychose, il faut
plusieurs générations pour fabriquer une psychose, c’est peut-être là que ça se fabrique, dans
cet espace là. Dans l’espace des générations successives, c’est peut-être là qu’il y a une
inscription qui est là, qui peut être bien ou mal foutue, ou qui aurait dû être là et qui ne s’est
pas trouvée là en son temps. on peut faire des hypothèses, ce qui fait que là le désir devient
quelque chose d’obscur, et peut-être même ce désir se trouve complètement chaviré par le fait
de ne pas avoir été porté par une inscription première suffisante. Par exemple il peut y avoir
erreur sur la personne, on attendait quelqu’un, était inscrit quelqu’un qui aurait dû surgir là, et
c’est quelqu’un d’autre qui surgit… on peut imaginer des choses. Suis-je convaincu de ce que
je raconte ? Sans doute pas, mais ça fait du bien de penser des choses comme ça. Je ne dis pas
que ce que je dis est vrai, simplement cela permet de libérer un peu l’imagination sur ces
choses-là, l’imagination théorisante, pour essayer de saisir ce qui se passe lorsque précisément
n’arrive pas ce qui est attendu, parce que bien entendu, entre temps, il s’en passe des choses.
Il se passe des guerres par exemple qui viennent massacrer des tas de personnes. Je vous ai
raconté l’autre jour, je suis allé à Espéraza, village que je ne connaissais pas, enfin il faut y
aller exprès, ce n’est sur aucun chemin important. C’était un gros bourg, parce qu’il y avait
une industrie du chapeau, et puis il y avait des dinosaures… depuis longtemps, mais enfin
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actuellement c’est un bourg plutôt petit, et au cours d’une promenade post-prandiale, je vois
un monument aux morts. Vous allez me dire que ça n’a rien de surprenant de trouver dans un
village un monument aux morts, et même s’il n’y avait pas on serait étonnés. Mais c’est un
monument aux morts absolument extraordinaire, un arc de triomphe, avec des canons de
pierre partout, une inscription « à nos glorieux soldats », très grand… gigantesque même, des
marches pour monter jusqu’au saint du saint, un truc inouï, des croix partout, enfin tout ce
qu’il faut. J’ai regardé les noms, un peu, je les ai comptés, cent cinquante morts ! Je ne sais si
vous voyez, dans ce petit gros bourg, cent cinquante morts, dont beaucoup entre dix-huit et
vingt ans, c’est-à-dire toute la jeunesse du village qui avait disparu…
Public : Il n’y a pas qu’à Espéraza…
M. B. : Non, bien entendu…
G. P. : À Quillan aussi…
M. B. : Citez tous les villages que vous voulez, je vous raconte une expérience vécue, je
n’établis pas une généralité, mais là c’était frappant, la taille du village comparée à celle du
monument aux morts, la gloire pour avoir laisser crever cent cinquante gamins, c’est une
horreur, quelle bande de fous, ces gens-là, j’aurai tué le type qui a fait ça, vraiment, enfin le
maire de l’époque, un salopard fini, un belliciste, qui acceptait de voir ça, qui rendait glorieux
un massacre ignoble de toute la jeunesse d’un village, enfin ça c’est insupportable ! Il y avait
sans doute là des tas d’enfants qui devaient arriver, qui avaient été préparés peut-être quatre
générations avant, et qui ne seront pas arrivés, eux, où ce ne sont pas eux qui seront arrivés,
mais d’autres, comme aurait dit Brassens, Richepin plutôt, « des enfants non voulus qui
deviennent chevelus, poètes », eh bien, là ils ne sont pas devenus chevelus, poètes, ils ont pu
devenir fous ! Il y a ainsi les événements de l’histoire qui peuvent venir bouleverser
l’ordonnancement de toute une structure, elle n’était pas nécessairement anticipée, une chose
comme ça, elle arrive, voilà. Cela pour vous dire comment on pourrait penser aussi le fait que,
comme on pourrait le dire, cette inscription qui désirait être traduite par la naissance d’un
enfant à ce désir, eh bien, cette inscription-là a peut-être loupé son coup, c’est autre chose qui
s’est produit à côté, ça ressemblait mais ce n’était pas ça, et on peut très bien avoir justement
quelque chose qui sur le plan du désir mette en grande difficulté la personne qui se trouve être
à la place, au remplacement de celui-là. Un très bel exemple, même si des exemples on en a
en pagaille comme ça, c’est Salvador Dali, son frère est mort, et on lui refourgue du Salvador.
Il avait, semble-t-il, des difficultés, dont il s’est sorti par la sublimation. C’est un bon truc, je
vous le signale, si vous voulez vous sortir de très mauvais pas, sublimez, c’est pas mal, bon,
même si ça pose des problèmes, ça en pose toujours moins que quand il n’y a pas de
sublimation !
D. S. : Mais Michel est-ce que ce n’est pas inhérent à chacun ça ?
M. B. : Quoi ?
D. S. : Eh bien, le fait qu’il y a le transgénérationnel, enfin bon, la succession des générations,
mais on ne correspond jamais à ce qui peut être porté dans une famille…
M. B. : Parce que tu parles de l’imaginaire…
D. S. : Ah, je suis dans l’imaginaire ?
M. B. : Je ne parle pas du tout de l’imaginaire. Si l’on rentre l’imaginaire là-dedans, si je suis
obligé de penser que la quadrisaïeule Tataouine avait imaginé son arrière-arrière-arrière-petit
enfant ! Je parle d’une inscription qui se fait malgré cette génération-là, à son insu, mais
quelque chose s’inscrit, et c’est ce quelque chose qui s’inscrit qui va être la condition du désir
de l’enfant qui va arriver. J’essaie de comprendre ce que disait Dolto avec son « ah mais avant
d’être conçu, il désirait être là », ce qu’elle dit c’est que d’une certaine manière l’enfant était
déjà forgé avant que quiconque le sache, avant même la rencontre des parents… D’ailleurs, si
quelque chose peut être utilisable dans ce que je vous raconte aujourd’hui, c’est parce que je
ne fais référence qu’à la dimension symbolique. Pour l’imaginaire, vous n’auriez pas besoin
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de moi ! La fonction du symbolique, c’est précisément de se dégager quelque peu de
l’imaginaire, le symbolique se suffit à lui même, nul besoin d’imaginer que quelqu’un ait
besoin de quoi que ce soit dans cette affaire, ça s’est fait, ça s’est fait sur le plan de la
structure, mais cette structure est une loi, c’est une loi pour la suite, mais personne ne sait
qu’il y a cette loi, personne ne le sait et pourtant elle s’impose, bon, je vais un peu au delà des
limites peut-être de ce qui est pensable, mais j’ai toujours pensé que des gens comme Dolto,
Lacan, Winnicott, Mélanie Klein, toute cette kyrielle de gens qui sont des penseurs profonds
de la psychanalyse, que tous ces gens là, Ferenczi et j’en oublie évidemment, que tous ces
gens là ça vaut le coup de les prendre au pied de la lettre. On sait tous que c’est difficile
d’admettre crûment quelque chose, nous voulons comprendre ! Je ne dis pas que ça ne rend
pas des services de temps en temps, bien sûr, ça accompagne bien, mais au fond la question
est structurelle, structurale, c’est-à-dire qu’il y a quelque chose dans la structure là qui
échappe à l’imaginaire. Tu vois, si tu essaies de te donner une représentation imaginaire de la
chose, tu ne peux pas, eh ben, moi non plus, c’est quelque chose qu’on pose comme ça, et qui
ouvre le champ du possible…
G. P. : Il faudrait cesser de vouloir comprendre alors…
M. B. : Voilà, il faudrait cesser de vouloir comprendre, parce que là vouloir comprendre c’est
se mettre dans l’imaginaire, qu’on le veuille ou non…
D. S. : Parfois on emploie le mot la malédiction…
M. B. : Eh bien voilà, la malédiction ! Un monsieur est venu me voir à cause d’une
malédiction : trop de morts autour de lui, c’est une malédiction. Ça veut dire quelque chose
pour lui, je n’allais pas lui dire, arrêtez avec malédiction…
G. P. : Je suis orthophoniste…
M. B. : Hein ?
G. P. : Je suis orthophoniste…
M. B. : Oui, bénédiction, chez le curé, il y a le choix, mais il faut l’accepter ça, il faut
accepter, oui, malédiction, vas-y, continue, je n’ai rien à dire de plus, faut voir… D’ailleurs,
grâce à notre patience, on a vu ! Bon, j’attendais vos questions… ah, heureusement que tu es
là, je peux te dire que tu tranches sur le public…
J. M. : Quand tu as parlé de structure, avec l’exemple de Salvador Dali qui remplace son frère
mort, ça m’a fait penser à les arbres généalogiques où il y a un prénom qui revient à chaque
niveau, est-ce que tu peux faire un lien avec la question est structurale…
M. B. : Là ça introduit une autre dimension qui est celle de la jouissance, la jouissance du
nom. Au fond on est assuré d’avoir une répétition. Je vais vous confier un (petit) secret de
famille : en fait ce n’est pas moi qui aurait dû m’appeler Michel, c’est mon cousin germain,
qui s’appelle André. Depuis le XIIIe siècle, les aînés de sa famille, ce qui est son cas,
s’appelaient tous Michel. Là il y a eu une interpolation et c’est moi qui ai reçu le prénom
Michel et lui André, comme sa mère, un transfert des générations paternelles à celle de la
mère. Des siècles d’histoire se sont effondrés à ce moment-là ! Je vous jure que je n’y suis
pour rien, je n’étais pas encore né (voyez comment cela s’inscrit dans mon discours
d’aujourd’hui !). Alors, ces choses là sont du niveau de la jouissance du nom, c’est la
répétition, de génération en génération, mais ça ne répète pas le même. Certes, le prénom est
le même, mais on distingue chaque porteur. Je pense que là il s’agit d’un mode, puisque je
vous parlais du désir pour les générations, un mode de jouissance dans les générations qui ont
fait jouir Dieu peut-être, enfin j’en sais rien !
G. P. : Déjà au XIIe siècle !
M. B. : Déjà, dès le XIIe siècle Dieu jouissait, peut-être même avant.
D. S. : Michel, ça doit être une malédiction d’être appelé Jésus…
M. B. : Jésus ? Ah oui ! Quelle croix ! Dieu nous en préserve !
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