Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine)

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Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine)
PORTAIL JUDICIAIRE DE LA HAYE
Délimitation maritime en mer Noire
(Roumanie c. Ukraine)
Affaire relative à la délimitation maritime en mer Noire
(Roumanie c. Ukraine), arrêt du 3 février 2009
Alex Oude Elferink ∗
Le 3 février 2009, la Cour internationale de Justice a rendu son jugement au fond dans
l’affaire de la délimitation maritime en mer Noire entre la Roumanie et l’Ukraine. L’arrêt
de la Cour est conforme aux récentes décisions de la Cour et à un certain nombre de
sentences arbitrales en matière de droit de la délimitation maritime.
Le litige entre la Roumanie et l’Ukraine portait sur la délimitation du plateau continental
et de la zone économique exclusive entre les deux Etats 1 . En vertu de l’accord
additionnel au traité de bon voisinage et de coopération du 2 juin 1997, les deux États ont
convenu de « négoci[er] un accord relatif à la délimitation du plateau continental et des
zones économiques exclusives en mer Noire ». Ces négociations se sont ouvertes en
janvier 1998. Malgré le fait que les parties ont tenu 24 cycles de négociations (le dernier
en septembre 2004) ainsi que 10 cycles réunissant des experts, elles ne sont parvenues à
aucun accord en matière de délimitation. Dans ces circonstances, la Roumanie a déposé
une requête introductive d'instance contre l’Ukraine le 16 septembre 2004 2 . La Roumanie
a invoqué le paragraphe 1 de l’article 36 du statut de la Cour et l’alinéa h) du paragraphe
4 de l’accord additionnel 3 . Ce dernier paragraphe permet en principe à l’une ou l’autre
des parties de soumettre la question de la délimitation du plateau continental et de la zone
économique exclusive à la Cour, si les négociations bilatérales seraient restées sans suite
depuis plus de deux ans.
∗
Associé de recherche principal à l’institut néerlandais du droit de la mer, université d’Utrecht. Traduit de
l’anglais par Laurence Carrier-Desjardins.
1
CIJ, Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), arrêt, 3 février 2009. Tout document
disponible ici <http://www.haguejusticeportal.net/eCache/DEF/6/185.TD1GUg.html >.
2
CIJ, Délimitation maritime en mer Noire (Roumanie c. Ukraine), requête introductive d’instance, 16
septembre 2004.
3
Accord additionnel résultant de l’échange de lettres du 2 juin 1997 entre les ministres des affaires
étrangères de la Roumanie et de l’Ukraine, conclu conformément à l’article 2 du traité de bon voisinage et
de coopération entre la Roumanie et l’Ukraine.
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1
Les parties furent d’accord que les conditions de soumission du différend à la Cour
figurant dans l’alinéa h) du paragraphe 4 de l’accord additionnel étaient remplies. Elles
n’étaient cependant pas d’accord sur l’étendue de la compétence conférée à la Cour en
vertu de l’accord additionnel. L’Ukraine était d’avis que la compétence de la Cour était
restreinte à la délimitation du plateau continental et de la zone économique exclusive
entre les parties. Selon l’Ukraine, il serait possible, en conséquence, de faire commencer
la frontière entre ces deux zones en un point situé sur la limite extérieure de la mer
territoriale, mais il serait exclu que les limites du plateau continental et de la zone
économique exclusive coïncident en partie avec cette limite extérieure. D’un autre côté,
la Roumanie considérait que la Cour était en mesure d’établir une telle limite pour le
plateau continental et la zone économique exclusive. Cette question était particulièrement
importante en raison du rôle potentiel de l’île des Serpents dans la délimitation, une petite
île ukrainienne située à environ 35 km à l’est du point terminal de la frontière terrestre
entre les deux États dans l’estuaire du Danube.
Dans son arrêt, la Cour a d’abord examiné la portée de sa compétence en vertu de l’alinéa
h) du paragraphe 4 de l’accord additionnel. La Cour a conclu qu’on ne lui avait
effectivement pas confiée la tâche d’effectuer la délimitation de la mer territoriale entre
les parties et que, dans l’accomplissement de sa tâche, elle devait dûment tenir compte
des accords entre les parties relatifs à la délimitation de la mer territoriale. Toutefois, le
fait que la Cour a uniquement compétence pour délimiter le plateau continental et la zone
économique exclusive entre les deux États n’exclu pas la possibilité qu’une partie de
cette frontière coïncide avec la limite extérieure de la mer territoriale de l’une des parties.
Le droit applicable
Ensuite, la Cour a abordé la question du droit applicable à la délimitation qu’on lui
demandait d’effectuer. L’accord additionnel identifiait certains principes que les parties
étaient tenues de prendre en considération lors de leurs négociations bilatérales. La Cour
a cependant statué que cela n’impliquait pas qu’elle était tenue d’appliquer ces principes
dans la mesure où ils ne découlaient pas des dispositions pertinentes de la Convention des
Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 (« la convention »), qui est le
droit applicable entre les deux États. La Cour a également rejeté l'argument de la
Roumanie selon lequel une déclaration de la Roumanie en vertu de l’article 310 de la
convention était directement pertinente. Cette déclaration de la Roumanie, qui dispose
que « les îles non habitées et dépourvues de vie économique propre ne peuvent affecter
d’aucune manière la délimitation des espaces maritimes qui appartiennent aux côtes
principales des États riverains », a été faite sans doute en ayant à l’esprit la présence de
l’île des Serpents (à proximité de la côte roumaine). L’article 310 de la convention
permet de faire des déclarations, à condition que ces déclarations ne visent pas à exclure
ou à modifier l’effet juridique des dispositions de la convention dans leur application à
cet État. La Cour a indiqué qu’elle appliquerait les dispositions pertinentes de la
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convention en conformité avec la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai
1969. La déclaration de la Roumanie en vertu de l’article 310 de la convention n’a
aucune incidence en tant que telle sur cet exercice.
Il existe plusieurs traités en vigueur entre la Roumanie et l’Ukraine en ce qui concerne la
délimitation de leurs frontières d’État, certains concernant la mer territoriale. Un certain
nombre de ces instruments ont été conclus entre la Roumanie et l’Union soviétique, avant
l’indépendance de l’Ukraine en 1991. La Roumanie a indiqué qu’en raison de ces
instruments, la frontière étatique avait été étendue jusqu’à un point à l’est de l’île des
Serpents, sur la limite extérieure de la mer territoriale. Alternativement, la Roumanie a
fait valoir que l’Ukraine ne pouvait revendiquer un plateau continental et une zone
économique exclusive au sud de cette ligne. Après une analyse des instruments pertinents,
la Cour a conclu que ceux-ci servaient uniquement à délimiter la mer territoriale entre les
deux États dans la mesure où elles se chevauchent. Le point terminal de cette délimitation
a été explicitement défini en coordonnées géographiques dans l’article 1 du Traité de
2003 relatif au régime de la frontière d’État roumano-ukrainienne, à la collaboration et à
l’assistance mutuelle en matière de frontière. Ce point figurant à l’article 1 est situé au
sud-ouest de l’île des Serpents. En outre, la Cour a observé que le fait que une carte
portant sur la frontière d’État montre la limite extérieure de la mer territoriale de l’Union
soviétique de ce temps-là, ne signifie pas que l’Union soviétique avait renoncé à son droit
aux zones maritimes situées au-delà de la limite extérieure de la mer territoriale.
La méthode de délimitation : les côtes et la zone maritime pertinentes
Après avoir traité de ces questions préliminaires, la Cour s’est tournée vers la
délimitation du plateau continental et de la zone économique exclusive entre les deux
États. Après un examen détaillé (en comparaison avec la jurisprudence récente) de la
question de savoir ce qui constitue les côtes et la zone maritime pertinente pour cette
délimitation, la Cour a exposé la méthodologie qu’elle allait appliquer pour effectuer la
délimitation. Comme dans la jurisprudence récente, le point de départ pour la délimitation
est la ligne d’équidistance provisoire, c'est-à-dire une ligne qui est toujours à la même
distance des points de base des deux États. La première question à laquelle la Cour a eu à
répondre sur ce point a été de savoir quels étaient les points de base pertinents des parties
pour définir la ligne d’équidistance. À cet égard, l’attention de la Cour s’est portée en
particulier sur la digue de Sulina, qui s’étend au large de l’une des branches de l’estuaire
du Danube, du côté de la Roumanie et de l’île des Serpents. En ce qui concerne la digue
de Sulina, la Cour a conclu, après avoir entre autres analysé l’article 11 de la convention,
relatif à l’installation permanente d’un système portuaire, qu’elle n’en tiendrait pas
compte dans la mise en place de la ligne d’équidistance provisoire. Cette analyse peut
laisser l’impression que la Cour avait l’intention de trouver une justification pour le rejet
de la digue de Sulina comme point de base, qui ne serait pas facilement généralisable à
d’autres caractéristiques géographiques le long des côtes continentales.
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3
La Cour a également conclu que l’île des Serpents ne devait pas être prise en compte dans
l’élaboration de la ligne d’équidistance provisoire. Dans ce cas, la Cour a indiqué que sa
décision était principalement basée sur le fait que l’île des Serpents ne pouvait pas être
considérée comme faisant partie de « la côte » de l’Ukraine, en raison de la grande
distance entre l’île et la côte. En conséquence :
Considérer l’île des Serpents comme une partie pertinente du littoral reviendrait à greffer un
élément étranger sur la côte ukrainienne ; c’est-à-dire à refaçonner, par voie judiciaire, la
géographie physique, ce que ni le droit ni la pratique en matière de délimitation maritime
n’autorisent. (para. 149)
Bien que ce ne soit pas explicitement mentionné par la Cour, ce traitement de l’île des
Serpents est sans doute aussi dû à sa taille limitée. L’île mesure environ 0,17 kilomètre
carré et a une circonférence d’environ 2000 mètres.
Après la construction par la Cour de la ligne d’équidistance provisoire, elle s’est demandé
s’il y avait des circonstances justifiant un ajustement de cette ligne. Les parties avaient
entre autres invoqué des arguments concernant la différence de longueur de leurs côtes et
de la réglementation des activités dans la zone à délimiter. La Cour a conclu que seule la
présence de l’île des Serpents requérait un petit ajustement de ligne d’équidistance
provisoire. Dans la zone dans laquelle cette ligne était à seulement 12 milles marins de
l’île des Serpents, elle a été ajustée afin qu’elle coïncide avec la limite extérieure de la
mer territoriale. Il s’agit d’une adaptation minime de la ligne d’équidistance provisoire,
comme il apparait sur la comparaison des figures 7 et 8 figurant dans l’arrêt de la Cour.
Enfin, la Cour conclut que la ligne ainsi créée ne conduit pas à une disproportion entre la
longueur de la côte des deux États et de leurs zones maritimes respectives, et que la ligne
n’a pas besoin d’un ajustement supplémentaire. La décision de la Cour à cet égard est
unanime. En outre, il est remarquable qu’aucun juge n’ait joint de déclaration ou
d’opinion individuelle à la décision (une première). Cette unanimité semble d'une part
s’expliquer par le niveau élevé de consensus existant actuellement sur le rôle de
l’équidistance dans le processus de délimitation et sur les circonstances qui justifient
l’adaptation potentielle de cette ligne. D’autre part, la délimitation entre la Roumanie et
l’Ukraine n’est certainement pas d’une complexité telle qu’elle aurait pu facilement
conduire à de sérieuses controverses au cours des délibérations de la Cour.
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