LE SANG BLEU DE LA FÉE […] — Tranche

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LE SANG BLEU DE LA FÉE […] — Tranche
LE SANG BLEU DE LA FÉE
[…]
— Tranche-toi l'autre fesse, ordonna l'aigle.
— Oh non, se récria Ti-Jean.
— Alors, tu seras tenu responsable de la mort de la fée.
Ti-Jean se résigna et se trancha l'autre fesse. La douleur fut encore plus
vive. Rassasié, l'aigle reprit de l'altitude pendant que son passager appliquait
la sphaigne sur sa blessure. Le miracle opéra de nouveau et la fesse
repoussa. «Mes fesses n'auront plus le même âge que le reste de mon
corps», ironisa-t-il en lui-même.
L'aigle se posa enfin dans le trou de la fée qui gisait inconsciente sur son
grabat de fortune.
Il n'y avait plus de temps à perdre. Ti-Jean dégagea la blessure de la fée. Il
tira de sa besace une des cornes et se mit à en râper la surface lisse avec le
tranchant de son couteau, délicatement afin de détacher non pas des éclats
mais de fines particules qu'il fit tomber sur la plaie sanguinolente.
La blessure se referma sans laisser de cicatrice sous ses yeux étonnés. La
fée ouvrit les yeux.
— Merci, Ti-Jean! Je savais bien que je pouvais compter sur toi.
La fée Ostéra tendit les bras, entourant de ses mains son visage qu'elle attira
à elle pour y déposer un baiser.
Ti-Jean rougit, confus. La reconnaissance le submergea comme une vague
déferlante. Il raconta à la fée ses démêlés avec l'Abominotaure. Quand il
arriva au passage où il dut se trancher les fesses, ce détail amusa la fée au
point qu'elle éclata d'un rire sonore dont l'écho se répercuta jusqu'au fond de
la grotte. L'aigle battit des ailes.
— J'ai toujours su qu'un jour je goûterais à la chair humaine. Celui qui
m'aurait dit que ce serait la tienne, je l'aurais pris pour un menteur. J'avais
tort.
— Maintenant, nous sommes liés l'un à l'autre, frères de chair, rétorqua TiJean sur un ton badin.
— Cela est plus vrai que tu ne le penses, répliqua l'aigle.
Remise sur pied, rentrée en pleine possession de ses pouvoirs, la fée Ostéra
songea à partir.
— Il me faut rentrer, soupira-t-elle.
— Et le loup Fenrir, ne le craignez-vous donc plus! protesta Ti-Jean qui
souhaitait que la fée s'installât à demeure au pays de la Ouananiche.
— Je serai sur mes gardes.
— Il n'y a pas garde si vigilante qui n'ait sa faille. Restez avec nous, vous
coulerez des jours heureux.
— Ton Royaume n'est pas le mien, répondit la fée. Les fées ne sont pas de
vos croyances.
— Vous ferez changer d'avis aux incrédules.
— Ou me ferai persécuter. De toute manière, mon destin ne peut pas
s'accomplir sous vos cieux.
La décision de la fée était irrévocable et Ti-Jean s'en montra attristé. Ostéra
chercha un moyen de le consoler.
— Mon départ n'est pas définitif. Prends cette corne, dit-elle en lui tendant la
deuxième corne de l'Abominotaure. Fais-t'en un cor. Si jamais tu avais
besoin de moi, sonnes-en cinq coups. Au cinquième, je paraîtrai devant toi.
Quant à moi, j'emporte l'autre corne en souvenir de toi.
— Merci, vous êtes bonne.
— Je laisse au Royaume deux autres marques de ma reconnaissance pour sa
généreuse hospitalité. Tu les découvriras en temps opportun.
— Et l'aigle, que va-t-il advenir de lui?
— Ce qu'il advient de tous les aigles. Cette caverne lui sert déjà de demeure.
Quand tu auras nostalgie de moi, rends-lui visite, tu verras, il a quantité de
choses à t'apprendre sur moi. Au revoir, Ti-Jean, nous aurons sûrement
l'occasion de nous revoir, sous ce ciel ou sous un autre.
La fée s'éleva dans les airs et disparut en laissant derrière elle une traînée de
poussière bleue.
Ti-Jean revint chez lui accompagné par l'aigle qui ne le quitta qu'en vue de
sa maison.
— D'où reviens-tu encore? l'apostropha sa mère.
— J'étais à la pèche.
— À ce que je vois, ce n'est pas ce soir qu'on va manger du poisson.
— Ça n'a pas mordu, avoua-t-il en se grattant une fesse.
Le temps passa sur le Royaume. Le cadavre de l'Abominotaure était si infect
qu'il fut dédaigné par les charognards. Il se fondit au paysage
progressivement et en vint à former un tumulus. Le souvenir du taureau
cannibale se perdit dans la mémoire des hommes et on ne parla plus de lui.
L'année qui suivit le départ de la fée Ostéra fut marquée par l'arrivée d'un
nouveau fruit sauvage qui colonisa d'abord les tourbières de Mistassini avant
de se répandre, de proche en proche, dans tout le Royaume. Il était bleu, sa
chair était succulente. Quand on le pressait, il en sortait un liquide sucré qui
tachait les doigts comme de l'encre. Les cueilleurs de fruitages eurent vite
fait de le nommer bleuet.
Le sang bleu de la fée
De la collection :
Contes du Pays de la Ouananiche
IQ RÉDACTION
Rédacteur officiel : Bertrand BERGERON