Dé-voilement inédit Les voiles de mon enfance
Transcription
Dé-voilement inédit Les voiles de mon enfance
L'ACTUALITE LITTERAIRE Dé-voilement inédit • Les voiles de mon enfance par Ghania Hamadou Des ombres blanches hantent mon enfance, elles sortent en processions de ma mémoire et pourtant ce ne sont pas des spectres. Au contraire, ces silhouettes virginales ressemblent à la plénitude et leur teinte blanche reste pour moi la couleur de ma jeunesse; elle fut la couleur de ma vie jusqu'à l'âge de six ans exactement. Après cela, mon existence bascula dans un nuage de poussière de charbon - l'opacité chassa la lumière, le blanc qui faisait la trame de mes jours se dilua dans d'autres tons où dominait le gris. Pour toujours mon enfance se confond avec la luminosité et je garde de cette première partie de ma vie un éclat particulier dû sans doute à la pureté de la lumière de mon pays, à la réverbération aveuglante des murs chaulés de ses maisons, et aux voiles blancs de ses femmes. Car les femmes de mon enfance étaient toutes en blanc et en fleurs. En blanc dans la rue, en fleurs entre les murs et dans les wast-ed-dar, ces patios embaumés, qui sont tout à la fois leurs royaumes et leurs prisons. Ces figures immaculées dominèrent les six premières années de ma vie; l'une d'elle brillait comme un astre, elle était fine et douce comme la soie de son haik, qui la couvrait, la protégeait lors de ses sorties, dit-elle encore aujourd'hui que les ans ayant passé sur elle l'ont déparée. Elle avait vingt-neuf ans, un caraco fleuri et un saroual moulant, largement échancré aux jambes à partir du genou, l'habillaient le plus souvent. Une boule noire et frisée s'accrochait à elle avec l'énergie que donnent les peurs d'enfants et ne comprenait pas pourquoi les grandes personnes avaient permis qu'on quitte la lumière pour venir vivre dans ces courées froides et sombres. Glacée d'urine et de honte, elle espérait chaque matin que le pipi séchât ou qu'on l'oubliât... Elle rêvait, entre ses draps trempés, du hammam qui l'aurait lavée de cette impureté s'il n'y avait pas eu le départ vers ces lieux toujours humides et brumeux. J'ai souvenance d'avoir été cette chose 1 ALGERIE LITTERATURE / ACTION maigre et calcinée qui à cinq ans faisait encore pipi au lit, et refusait chaque matin de se lever. L'image de ma mère en astre rayonnant s'éclipsa pendant cinq ans, non pas de ma tête qui garda intacte le brillant tableau, mais seulement de ma vue. Il faut dire qu'à notre arrivée dans la noire cité nordique, ma génitrice relégua son voile de lumière et plus jamais je ne le revis. Bien que de temps à autres des récits maternels vinssent confirmer quelquefois la réalité à laquelle s'alimentait ma mémoire d'enfant, au fil du temps, je me mis à douter de mes souvenirs et crus quelquefois avoir inventé les silhouettes blanches. Jusqu'au jour où, à l'approche de l'été, alors que les jours s'allongeaient et que des pans de soleil perçaient enfin la grisaille, elle nous lança tout de go : "Dans quelques semaines vous allez vous laver de la fumée de l'usine, et de la poussière du charbon." Pendant trois mois nous la vîmes autour des valises, aligner des cartons, vérifier des sacs, soupeser des malles. Un jour elle déballa, sortie d'on ne sait d'où, une grande pièce de soie qu'elle examina sous toutes les coutures. Comme un expert retourne une œ uvre d'art pour en apprécier la valeur elle passa le linge à la loupe centimètre par centimètre, le caressa, en tâta la matière. Ce drap soyeux que l'on n'avait jamais vu à la maison, et que ma mère appelait son haïk fut mis à tremper. Enduit de savon blanc de Marseille, il passa à la planche à laver puis fut mis à sécher à l'abri des courants d'air trop chargés de poussière. L'opération s'acheva par un repassage minutieux. Le lendemain, le voile léger et satiné, plié en pans reposait couché dans un papier de soie. Il disparut de notre vue; nous l'oubliâmes. Juillet 1963 : Le bateau mugit lugubrement en entrant dans la rade de lumière. Nous accostions. Le ventre du paquebot s'ouvrit déversant sa cargaison humaine braillante. La traversée avait paru plus longue que la dernière fois — il y avait tant d'années de cela — sur le même navire et à la même saison; était-ce parce que le bercement perpétuel de l'eau s'était gonflé d'une soudaine colère qui indisposait les voyageurs entassés dans les salles ouvertes? Alger s'offrit languissante à nos pupilles dilatées; la réverbération du soleil sur le tapis bleu de la mer nous tira des larmes. Une douleur naquit de l'éblouissement; ma mère se moucha bruyamment, rassembla ses bagages et sa progéniture. Il y avait sur le quai chauffé à blanc une demi-douzaine d'oncles et de cousins qui nous attendaient. La plate-forme qui accueillait les familles était à hauteur du bâtiment qui jetait l'ancre et on pouvait voir des bras s'agiter et entendre des youyous fuser. Des tâches blanches coupaient la 2 L'ACTUALITE LITTERAIRE masse informe de têtes brunes — les femmes étaient venues nombreuses... Chaque passager en comptait autant dans son comité d'accueil. C'était la preuve que nous étions bien en Algérie ! Sur le pont, juste avant le passage à la douane, ma mère culbuta une valise. De la malle grande ouverte, entre les savons et les foulards, les corsages brodés et les serviettes parfumées, numérotés et étiquetées au nom de son destinataire — une vieille cousine ou une tante à honorer lors d'une visite — , de ce fatras de linge, de cadeaux accumulés pendant des mois pour le jour du retour, elle extirpa un immense carré de tissu blanc et, du coeur du voile immaculé déroulé devant la police des frontières, sortit un petit triangle de mousseline en pointe, bordé d'une mince bandelette crochetée, se prolongeant aux angles par deux minces cordelettes. La tribu qu'on apercevait au loin, adressait dans notre direction de grands gestes de reconnaissance. Il fallait faire vite maintenant! Au milieu de la cohue, à un mètre de la terre ferme, juste avant la passerelle qui dévalait vers le quai, elle déploya la pièce de soie, la toisa des deux bras, la tourna et la retourna. D'un geste ample elle jeta le tissu sur la tête, s'empara d'un angle, coinça un pan sous l'aisselle et l'autre entre les dents : le temps de dérouler le petit triangle ourlé de dentelle, de l'ajuster sur le visage exactement à la courbure du nez, sous les yeux. Les gestes hiératiques, synchronisés, étaient rapides. Les mouvements appris dès la puberté, sans maître, sans leçon, rien qu'à regarder les femmes de la maison s'envelopper, revenaient, rejaillissaient comme une nature seconde, éternelle. La métamorphose s'opéra à une vitesse déconcertante. Ma mère acheva de se draper dans la grande pièce de soie écrue — ses raies étaient toujours d'un ton crémeux, légèrement jaunâtre — , celle-là même qu'elle avait affrétée avec tant de patience il y avait trois mois! La haute silhouette élancée disparut derrière le voile beige. On devinait encore la cambrure légère, on entr'apercevait entre deux mouvements, les jambes nues. Et c'était tout, elle venait de s'effacer à nos regards d'enfants! Les yeux sombres de khol, mouillés d'éblouissement, se découpaient, agrandis, au-dessus du masque triangulaire qui cachait le nez et la bouche. Le sourire éclipsé derrière le tissu, il ne restait que les larmes de l'émotion. Mouloud, le petit dernier, tout juste cinq ans, reposait sur une valise renversée; déjà assommé par les dards du soleil, il suivait passivement le manège. Il entamait son premier été algérien debout sur ses jambes : la dernière fois il avait fait le voyage dans ses langes et dans l'autre sens. Il ne comprenait rien: qui était ce fantôme, cette femme drapée de blanc qui se dressait devant lui? N'aurait-elle pas dévoré sa maman? Il y avait à peine une seconde, celle-ci était encore là à lui tenir la main, puis à fouiller dans les malles sur lesquelles elle lui avait intimé l'ordre de s'asseoir : où était- elle passé maintenant? Pourquoi tardait-elle à revenir? L'inquiétude montait, il trépignait, se tournait vers 3 ALGERIE LITTERATURE / ACTION moi, m'interrogeait des yeux, appelait d'une voix geignarde : Yemma, Yemma! Toujours voilée, elle s'avança vers le bébé gémissant, se pencha pour le prendre dans ses bras, le calmer, lui montrer qu'elle était là, qu'il n'avait rien à craindre. Mais l'enfant rua, se cabra, la repoussa puis éclata en sanglots. Des visages surpris par le vacarme se tournèrent vers nous. Les cris redoublèrent. D'un geste sec ma mère arracha la gaze légère qui lui cachait le bas du visage. Elle laissa glisser son enveloppe sur les épaules : la crise de panique de l'enfant s'apaisa. Tout s'éclairait enfin! Mouloud terrorisé par le masque de mousseline ne reconnaissait plus sa maman... Kheira l'Algérienne, la femme du mineur resurgit devant ses enfants le temps pour eux d'assimiler la transformation. Car il n'était pas question pour elle de se présenter nue devant ses frères et son père, d'entrer dévoilée comme une Roumia, dans le village qui l'attendait fébrilement. Drapée dans son voile de soie écru — le même qu'elle avait emmené dans son exil, qui l'enveloppa jusqu'au seuil de sa maison exiguë dans une courée grise du Nord et qu'elle enfouit comme un trésor jusqu'au jour du retour dans la lumière — , quelques instants plus tard, elle baignait dans l'éclat de sa ville, enrobée de sa blancheur d'antan. Nimbée de son lait. Elle venait se laver, comme promis, du charbon des terrils qui bouchaient son horizon. Du pont du bateau amarré dans le port fumant des vapeurs du soleil, je reconnus le berceau de ma nostalgie d'enfant; le tableau vivant, réel, d'où déferlaient les silhouettes laiteuses. Les images récurrentes qui peuplaient ma tête n'étaient donc pas fictives... Les voiles de ma mère ont une histoire qui ne ressemble pas aux autres et que j'ai découverte avec l'histoire des Ouled Belhadi, qui est le nom de son village niché dans un écrin de vigne à la sortie de Dar el Beida, à quinze kilomètres à l'est d'Alger et à trois kilomètres de Rouiba. A ses noces — citadines — ma mère quitta son hameau natal et abandonna le voile fin de laine blanc tissée par sa mère pour son trousseau de mariage et que toutes les villageoises de la région mettaient pour sortir. Ce voile subsiste encore dans quelques rares douars de la Mitidja, revêtu par les anciennes — ma grand-mère âgée de quatre-vingt-dix-huit ans l'a porté jusqu'à sa mort en 1988. Le haïk en laine le plus fin est toujours trop réche et son drap pesant entrave de son poids le corps caché, alourdit la silhouette (c'est ce que disaient ses opposantes!), au contraire de la pièce de linge soyeuse translucide, aérienne et laissant deviner les formes, la soie moirée, sensuelle, qui caresse le corps, lui rend sa féminité occultée (comme le prétendaient ses défenderesses). A l'époque les jeunes paysannes qui adoptaient ce voile fait d'une matière nouvelle devaient affronter les moqueries et les quolibets de leurs congénères. Accusées de modemisme, elles ne pouvaient motiver ce choix 4 L'ACTUALITE LITTERAIRE nouveau, sans être taxées d'apostat, que par un changement de statut, ce que fit ma mère avec adresse. Cet échange fut pour elle d'autant plus simple et accepté, qu'elle partait vivre à la ville et que ce déménagement l'innocentait de l'accusation de trahison et justifiait amplement sa transfommation vestimentaire. Ainsi elle put, à son mariage, troquer son burnous, sans rencontrer de résistance, contre un authentique haïk de citadine. Ma tante Djoudja, une plantureuse et virulente conformiste, attachée à son lieu-dit qu'elle prenait pour le centre de l'univers, défendait bec et ongles la tradition contre ses agresseurs, et perpétuait la coutume de notre ancêtre sans complexe. Elle luttait pied à pied contre l'avancée du haïk de soie et la disparition du voile traditionnel paysan, raillant sans répit ses soeurs qui, une à une, troquaient à leur tour la laine rugueuse contre la soie somptueuse. De leur côté, les soeurs iconoclastes faisaient les gorges chaudes de la rébellion de leur aînée à se plier aux modes. Le voile fin de laine blanc subsista cependant jusqu'aux années soixante-dix chez les rurales de la Mitidja. Entre Rouiba, Khemis-el-Khechna, Boudouaou et les Issers, l'ample houppelande à capuche habillait encore les mères et les grand-mères. Le drap de laine tenait aisément sur le sommet du crâne, ne glissait pas comme le tissu soyeux des citadines et c'était tant mieux pour ces paysannes mobiles et actives qui écumaient les villages, encombrées de lourds chargements. Khalti Djoudja qui continuait, malgré sa régression dans le paysage vestimentaire régional, à chanter les louanges de son voile, affirmait qu'il était dans tout les cas plus chaud l'hiver et plus frais l'été que son substitut urbain. Ma mère esquivait la polémique qui opposait les soeurs; elle emmena son carré de soie dans ses bagages vers son exil dans le nord brumeux. J'ai réappris le voile à l'âge de vingt ans à mon retour au pays natal. Le carré chatoyant redevient un élément de mon décor. Ces retrouvailles devaient se prolonger jusqu'à ces dernières années. Ainsi pendant vingt ans, à Alger, j'ai croisé ces formes animées blanches, que je savais être des femmes épanouies derrière l'enveloppe qui les couvrait, entre la rue Bab-Azzoun, la place des Martyrs et la mosquée Ketchaoua. Ce carré, frontière entre la ville moderne et la médina-mémoire, délimité plus bas par la Grande mosquée et l'Amirauté balisait le terrain de parcours de la gente voilée. Etudiants, nous allions à la Pêcherie claquer nos derniers dinars de bourse et c'était encore elles que nous rencontrions sous les voûtes de la rue de la Lyre, dans les replis de la Basse Casbah, soupesant des yeux le feston d'un caraco d'or, d'une robe constantinoise. Sans lâcher leurs voiles, les silhouettes laiteuses marchandaient, vociféraient comme des camelots déchaînés. 5 ALGERIE LITTERATURE / ACTION Ma mère retrouvait chaque été avec plaisir ces ambiances de bazar. Je pourrais même affirmer qu'elle faisait des milliers de kilomètres rien que pour se baigner dans ce flots humain bariolé, entendre ses cris, ses piailleries. Elle se délectait, observait sous son voile sans être vue. Je la suivais docilement étonnée par son alacrité, son énergie et sa résistance à la chaleur d'enfer de juillet. Un jour dans la foule d'un souk, bousculée par une ruée humaine, je lâchai son bras. Aussitôt, emportée par le flot de mousses laiteuses, je me retrouvai cernée par une marée blanche, écrasée par des dizaines de corps transpirants. Le tourbillon s'accéléra, des membres pointus se labouraient les côtes, une manche fleuri se présenta à laquelle je m'accrochai, persuadée d'avoir saisi un bras maternel; Horreur! la forme se retourna vers moi et se dégagea d'un coup de coude. Je m'étais trompée. Comment retrouver ma génitrice dans cette mer de soie lactée, quel signe pouvait encore la distinguer de ses soeurs. Je cherchais à me souvenir d'un attribut, d'un détail particulier auquel me rattacher et qui la ferait sortir de la masse. Rien ne vint. Ah si! les yeux, ses yeux noirs seront cet indice qui me guidera dans ma recherche! J'arrêtai ma marche, mon avancée laborieuse entre les étals et laissai venir à moi la marée blanche. Je me mis à scruter le haut du visage des femmes une à une. Sans déshabiller ces passantes empressées, sans les dévoiler, je photographiais les yeux à la recherche du regard nuit. Soudain une main s'abattit sur mon épaule, une voix retentit me gourmandant brutalement : - Où étais-tu passée ? pourquoi restais-tu à compter les passants au lieu de ma chercher? Ma mère venait de surgir de derrière moi. — Mais, je te cherchais yemma, je te cherchais! La première semaine de notre arrivée, la maison de ma grand-mère qui nous accueillait ne désemplit pas. Une parentèle nombreuse défilait dans le patio ombragée de jasmin. Chaque après-midi, dès que s'achevait la sieste, un groupe de femmes s'encadrait à la porte du wast-ed-dar, annoncé par un enfant qui le précédait. Sitôt entrées dans l'enceinte domestique, rassurées qu'aucune présence étrangère masculine ne rôdât, les créatures de soie laissaient, dans un mouvement presque accordé tel un ballet de danseuses, se répandre leurs voilures sur les épaules. Les jeunes filles de la maison, à l'affût, se précipitaient pour les recueillir du dos de la visiteuse. Elles pliaient le haïk parfumé — les élégantes avaient chacune leur fragrance dont elles imprégnaient leurs linges de sortie — dans le brouhaha des interminables salutations et congratulations. Débarrassées de leurs 6 L'ACTUALITE LITTERAIRE enveloppes, assises sur des peaux de moutons sous le jasmin en fleur, les pâles silhouettes s'étaient mues en palettes colorées. Venues en urgence saluer l'exilée qui rentrait après des années d'absence, les jeunes coquettes arrivaient chamarrées de tous leurs atours. L'indépendance avait animé ces paysannes et fini d'opérer des mutations qui faisaient pleurer ma tante Djoudja de rage et de désespoir. Les compagnes que ma mère avait quittées couvertes de voiles de laine, s'étaient la plupart converties au haïk synthétique; les plus élégantes et les plus nanties arboraient l'authentique m'rama. Khalti Djoudja, elle, ricanait ouvertement après le départ des visiteuses, soutenant avec certitude qu'il n'y avait pas une trame de soie dans les voilures et que toutes étaient simplement une vulgaire imitation de satin incomparable à la noble laine. Je ne comprenais pas alors les enjeux du débat. Plus tard, au mariage d'un cousin, la famille dut délibérer longuement sur ce qu'il fallait glisser dans le t'bak de la fiancée dont on disait qu'elle sortait dévoilée puisqu'elle suivait des cours à l'université où elle avait connu son futur époux. Les parents de la jeune fille exigeaient, dans la corbeille de présents du mari, l'authentique haïk m 'rama de la meilleure qualité, de préférence celui de Tunis ou encore de Sousse, plus fin, d'une soie venue certainement de Chine. Les palabres féminines aboutirent à un consensus et, pour sa qualité d'experte, ma mère fut engagée à aller avec la mère du fiancé choisir la draperie convoitée. Qu'elle se voilât ou non, le clan féminin conclut à l'unanimité que la future mariée aurait son haïk dans lequel elle sortirait, enveloppée, de la maison de son père. J'ai fait partie de l'excursion organisée pour trouver cette pièce maîtresse du trousseau de la promise et j'ai vu dans ce périple d'innombrable cavernes d'Ali Baba ployant sous les ors et les lamés tenus par des hommes d'une patience infinie qui étalaient leurs trésors, sans ménager leurs efforts. Les deux infatigables investigatrices parcoururent la rue Bab-Azzoun dans les deux sens, écumèrent le marché de la Lyre de fond en comble avant de se décider à choisir le plus doux des haïk qu'ait pu rêver de posséder une mariée d'Algérie. Les étés algériens maternels se passaient aussi en processions dominicales : en ziarat pieuses à Sidi Abderahmane, le patron d'Alger, ou quand ma grand-mère dont la passion mystique allait à un autre de ses saints hommes l'entraînait à la sépulture de SidiYahya Thiar sur les hauteurs d'Hydra, en pique-nique champêtre sur la colline algéroise. L'aïeule exigeait sous peine de crise de nerfs qu'on l'emmenât sur la tombe de son wali préféré et sa fille acquiesçait, heureuse de retrouver les ambiances de son adolescence. Nous embarquions avec les femmes de la maison toutes enchantées de l'aubaine de la sortie. De ma vie je n'avais vu 7 ALGERIE LITTERATURE / ACTION autant de spectres défiler sur la tombe d'un mortel. Les familles venaient banqueter autour du mausolée du pieux homme, les femmes allumaient les cierges, distribuaient des offrandes, le plus souvent galettes et dattes, quelquefois aussi plats de couscous aux raisins secs. Les enfants se régalaient des gâteaux distribués par les pélerins. La gente blanche dominait les festivités, radieuse, exultante. Aujourd'hui les petites filles d'Algérie ne risquent plus de s'égarer dans ces océans lactées. Les voiles blancs ont déserté Alger et la campagne bétonnée de la Mitidja s'est elle aussi convertie au hijjab; la soutane noire boutonnée devant, traînant jusqu'à la cheville, surmontée, pour cacher les cheveux, de la coiffe triangulaire, le khimar que les coquettes converties agrémentent de fibules de perles. L'uniforme de l'islam fondamentaliste, qui en a fait un signe d'adhésion à son idéologie, l'uniforme des orthodoxes musulmans, a balayé la tradition ancestrale. Alger a pris le deuil de ses lignes féminines éthérées, ses murs, balafrés de signes rouge-sang appelant à la haine, ont perdu leur luminosité et sa Casbah, la ville-mémoire, affiche un air maussade depuis que les hammams et les soirées de chants chaabis et andalous ont été décrétés Layadjouz. La vie n'est plus un fleuve tranquille. Bien sûr ma mère a quitté son voile de soie écrue pour un de ces hijjab terne, elle regrette son haïk mais ne peut, dit-elle, aller à contre-courant de l'époque, elle a donc suivi le mouvement. Ses visites à Sidi Abderahmane ont également cessé — le patron d'EI-Djazair est devenu hors-la-loi intégriste, comme ses adeptes aux voiles doux. Cela fait presque trois années que je ne croise plus de silhouettes blanches sous les arcades de la rue Bab-Azzoun, et que le carré entre l'Amirauté, Djamaa el Yahoud et Djamaa el Kebir est quadrillé par des kamis et des tchadors : le costume islamiste domine les ruelles de la Basse-Casbah et les venelles de la vieille ville. Plus à l'Est en remontant vers le centre, la rue Didouche Mourad sur laquelle s'ouvre le portail bas de la faculté centrale, grouille elle aussi de l'habit noir. Je ne sais plus au fond de quelle nuit de deuil s'est enfoui mon dernier voile moiré entrevu dans une rue d'Algérie — Le dernier ?... pourquoi ai-je écrit le dernier ? Je crois que c'est à Béjaia, la cité marine qui ne dédaigne pas de résister aux courants autoritaires, que j'ai croisé pour la dernière fois une femme d'Algérie drapée du fin suaire crémeux. Elle tirait un enfant par le bras. J'étais avec le Bien-aimé qui se plaisait à se repaître d'images dont il sentait qu'elles disparaîtraient bientôt du nouveau décor qui se mettait en place, qu'elles deviendraient des souvenirs brûlants, reliquats d'une vie consumée par l'horreur. La femme, qui n'était pas trop âgée, semblait sortie d'un tableau antique, elle venait vers nous, elle s'arrêta pour convaincre l'enfant d'avancer puis, au moment où nous allions la dépasser, m'interpela 8 L'ACTUALITE LITTERAIRE pour me demander l'heure. L'instant d'après elle s'engouffrait dans l'entrée d'un immeuble, nous laissant étrangement enchantés. La rencontre nous avait autant surpris que si nous avions croisé les gorges du Rhummel sur le front de mer. Il faut dire que nous arrivions d'Alger où ce genre de spectacle, la proximité avec les ombres rayonnantes et soyeuses, devenait rare. Comme les Algéroises, les Bougiotes de la tradition arboraient elles aussi le fin haïk m 'rama, le vêtement de sortie des bourgeoises élégantes. Des carrés de résistance, opposés à son extinction, subsistaient donc dans la ville côtière, pieuse et ouverte à la fois : l'inconnue croisée ce jour là avec le Bien-aimé amoureux de la grâce et de la beauté, faisait sans doute partie des dernières irréductibles. En disparaissant elle emporta avec elle un pan de mes histoires d'enfant et éteignit les lumières irradiées par les voiles de ma mère. Ghania Hamadou, née en Algérie, arrive très jeune en France avec sa famille avant l'indépendance de l'Algérie. En 1975, elle retourne en Algérie où elle fait des études à l'Ecole de journalisme d'Alger. Puis elle collabore à divers journaux algériens. En 1989, elle fait partie du groupe qui relance le titre Alger Républicain. De 1991 à 1993, elle est directrice de la rédaction du quotidien Le Matin. Elle se replie en france en 1993. 9