Iran, la levée des sanctions demeure théorique

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Iran, la levée des sanctions demeure théorique
économie & finance
Iran, la levée des sanctions
demeure théorique
Depuis le 16 janvier, Téhéran est de retour dans le commerce international.
Nombre d’incertitudes persistent, qui rendent les investissements risqués.
www.agefi.fr/actualite-eclairages
Le président iranien Hassan
Rohani lors de sa visite en
France le 28 janvier 2016
et François Hollande.
par
Annick Masounave
L
Une économie diversifiée
100
80
Contribution sectorielle à la valeur ajoutée brute
33
56
25
23
Gaz et pétrole
23
47
14
60
Commerce de gros
et de détail
40
67
Bloomberg
20
0
12 L’agefi hebdo / du 11 au 17 février 2016
44
75
77
53
1995 2000
2005
2010
2014
Transport,
stockage
communication
Intermédiation
financière
Energie 2
11
Immobilier
et activités
de services
Source : Chambre de commerce iranienne
’Iran est-il encore radioactif ? Dès la fin des sanctions
prononcée par les EtatsUnis et l’Union européenne,
le 16 janvier dernier, le président
Rohani a effectué une visite en Italie,
puis en France. Après quarante ans
de sanctions de différentes natures,
les besoins de l’Iran sont énormes
et concernent tous les secteurs de
l’économie. Depuis l’effondrement
du bloc soviétique, l’Iran est la plus
grande économie à rejoindre le système d’échange mondial.
Le président Rohani a chiffré à
50 milliards de dollars les besoins
d’investissements étrangers afin
d’atteindre une cible de croissance
de l’ordre de 8 %. Les contrats déjà
annoncés portent sur un total de
37 milliards de dollars, dans des secteurs aussi variés que la construction,
l’aviation ou l’industrie automobile.
Si l’Europe doit retirer certains
avantages du retour de l’Iran sur
10
Industrie
10
Agriculture
9
Administration
publique, défense,
sécurité sociale
9
6
4 Autres
2014
Le pari du pétrole
Face à ces projections, se pose la
question du financement des projets.
Les avoirs gelés à l’étranger sont
estimés dans une fourchette de 50 à
150 milliards de dollars. Cependant,
tempère Ludovic Subran, « l’Iran a
également des dettes à éponger ».
Le pays peut difficilement, à court
terme, se reposer sur les banques
nationales : certaines restent sous le
coup des sanctions. De plus, note la
Coface dans sa dernière édition du
risque pays, « le système bancaire
iranien souffrait déjà de fragilités
structurelles avant le renforcement
des sanctions. Les banques d’Etat y
occupent un rôle important et le secteur reste sous-capitalisé. L’exclusion
des banques iraniennes du Swift a
accru cette vulnérabilité en gelant
les avoirs des banques iraniennes à
l’étranger et en limitant les dépôts en
devises étrangères. » La reconnexion
de l’ensemble des banques d’Etat, et
de quelques banques privées supplémentaires, au système Swift, annon-
L’avis
de...
Thomas Baudesson et Charles-Henri Boeringer,
associés, Clifford Chance
DR
la scène internationale, les grands
gagnants seront les Emirats Arabes
Unis : « Leur rôle est celui d’un ‘hub’
pour le commerce international.
Leurs ports sont un point de passage obligé et le resteront, explique
Ludovic Subran, chef économiste
chez Euler Hermes. A contrario, la
Turquie devrait voir les échanges
diminuer : le pays servait principalement d’intermédiaire entre l’Allemagne et l’Iran, afin de contourner les
sanctions. Désormais, l’Allemagne va
commercer directement avec l’Iran. »
La Turquie ne partage pas ces prévisions et prévoit de développer fortement ses échanges avec l’Iran, à
hauteur de 30 milliards de dollars
par an d’ici 2023, contre 22 milliards en 2012, avant les sanctions,
a récemment déclaré le ministère de
l’Economie turc.
« La Chine devrait également tirer
son épingle du jeu, estime Ludovic
Subran. Elle est déjà le premier partenaire commercial de l’Iran, auquel
elle achète son pétrole. » D’ailleurs,
le premier chef d’Etat à se rendre
en Iran a été le président chinois Xi
Jinping, dès le 23 janvier.
« Les professionnels restent
prudents »
Quelle est la nature des sanctions
qui ont été levées le 16 janvier dernier ?
L’Agence internationale de l’énergie (AIE)
ayant reconnu que le plan nucléaire iranien
était conforme aux termes de l’accord conclu
à Vienne en juillet 2015, les Etats-Unis ont
suspendu les sanctions dites « secondaires »
qui frappaient l’Iran. Le même jour, l’Union
européenne lui a emboîté le pas. Désormais,
les entreprises non américaines sont réputées
pouvoir commercer avec l’Iran, même si
certaines exceptions subsistent. Celles-ci sont
dûment listées par l’Ofac (Office of Foreign
Assets Control), qui dépend du département du
Trésor américain.
Quelles précautions les entreprises
doivent-elles prendre pour éviter
de se trouver sanctionnées ?
Les entreprises doivent réaliser des audits
approfondis de leurs fournisseurs et
partenaires, afin de s’assurer que leurs activités
ne tombent pas sous le coup des sanctions
américaines dites « primaires », qui continuent
de s’appliquer. Celles-ci interdisent la plupart
des formes de commerce avec l’Iran impliquant
des sociétés ou des personnes physiques
américaines, mais aussi le territoire, le système
financier ou encore des biens américains, sauf
autorisation délivrée par l’Ofac.
Les banques et les compagnies d’assurances
peuvent-elles envisager sereinement de
financer des projets ?
Les professionnels restent prudents ; les
amendes considérables récemment
infligées aux banques ont fortement
marqué les esprits. Ils attendent d’en savoir
davantage sur les intentions et la politique
de l’Ofac avant de prendre une décision.
Les premières jurisprudences seront
déterminantes. Les interactions avec le
monde politique sont très fortement
ressenties : il est difficile d’évaluer l’influence
de l’administration Obama sur les décisions
de l’Ofac. Cependant, il semble que le
gouvernement américain actuel souhaite
favoriser le développement des échanges
de l’Iran afin de stabiliser la zone.
Le risque d’un « snap-back », c’est-àdire d’un rétablissement des sanctions
secondaires, est-il réel ?
Les sanctions sont à l’heure actuelle
simplement suspendues ; elles ne
seront abandonnées qu’en 2023 si
l’Iran respecte strictement les termes
de l’accord de Vienne. Pour les autorités
européennes, en cas de manquement
de l’Iran, les contrats déjà signés ne
seraient pas affectés rétroactivement.
En cas de rétablissement des sanctions,
les textes préciseront notamment les
délais accordés pour cesser les activités
entreprises. Les Etats-Unis se sont montrés
beaucoup plus restrictifs dans leur approche,
excluant, certes, toute sanction rétroactive,
mais en laissant entendre que les contrats
devront rapidement être résiliés en cas de
« snap-back ».
cée le 17 janvier, reste une bonne
nouvelle.
Pour financer sa croissance, l’Iran
mise avant tout sur la reprise des
exportations de pétrole, et a annoncé
vouloir atteindre les 2,3 millions de
barils/jour dès l’année fiscale 2016,
qui débutera au mois de mars. Total
a fait partie des premières compagnies à annoncer la signature
de contrats d’approvisionnement.
Atteindre cet objectif nécessite des
investissements destinés à moder-
niser l’appareil de production.
Cela implique aussi la sécurisation
du transport. Or il semble que les
cargos peinent à trouver des assureurs prêts à couvrir le risque de
snap-back, c’est-à-dire le retour
subit des sanctions américaines. En
outre, il apparaît, selon une des parties prenantes aux négociations de
contrats, que les contreparties iraniennes se montreraient peu enclines
à accepter des clauses de retrait en
cas de snap-back.
du 11 au 17 février 2016 / L’agefi hebdo
13
u
économie & finance
Accélération des
investissements
directs en 2016
Sources : Cnuced, Euler Hermes
Qui gagne ?
les risques afférents à ce
Importations supplémentaires de l’Iran par pays d’origine (mds $)
pays ». La Coface se montre
1,9
tout aussi précautionneuse. 1,0
1,8 2,1
Le contrat signé entre ATR 0,8
2015
1,3
2016
et Iran Air, avec la garantie
2017
0,9
conjointe de la Coface et de 0,6
0,9
1
0,6 0,5
Pourtant, ce risque ne relève pas la Sace, son homologue ita- 0,4
0,5
de la théorie. L’Iran a obtenu le blanc- lienne, ne relève pas de l’acti0
seing de l’AIE (Agence internationale vité privée de la société fran- 0,2
-0,1
de l’énergie) pour son programme çaise, mais de la partie « ges- 0,0
nucléaire, mais continue de frôler la tion déléguée » par le Trésor
-0,2
ligne rouge en matière d’armement. français. Les clauses visant à
Bravant la menace de nouvelles sanc- sécuriser le contrat relèvent -0,4
Chine
France
Corée
RoyaumeInde
Russie
tions, formulées par les Etats-Unis dès du secret des affaires, a
Allemagne
Emirats
Japon du Sud Italie Uni Etats-Unis
Turquie
octobre 2015, l’armée a réaffirmé, le 4 déclaré Bercy.
Arabes Unis
février dernier, sa volonté d’améliorer
Reste donc les investisses capacités balistiques. Or en vertu seurs étrangers. Lors de sa visite en
s’appliquer. Elles rendent quasiment
de l’accord de Vienne, conclu le 14 juil- France, le président Rohani a solenimpossible tout commerce implilet 2015, « l’Iran est tenu de ne mener nellement appelé les banques et les
quant la monnaie, et plus généraleaucune activité liée aux missiles balis- compagnies d’assurances françaises
ment le système financier américain
tiques conçus pour pouvoir emporter à revenir dans son pays. Les inves(lire l’entretien). Pour rassurer les
des armes nucléaires » jusqu’en 2023, tissements directs devraient accéléinvestisseurs, les autorités iraniennes
date de levée définitive des sanctions.
rer en 2016, pour atteindre 3,7 milont annoncé, le 5 février, qu’elles
liards de dollars en 2017, selon Euler
souhaitaient voir leurs livraisons de
Garanties
Hermes. Si l’intérêt des investisseurs
pétrole réglées en euros, tout comme
En France, les sociétés d’assurance- et des entreprises étrangers est maniles paiements gelés à l’étranger, du
crédit prendront tout leur temps feste, leur retour devrait s’effectuer
fait des sanctions.
avant de démarrer une activité avec progressivement : l’Ofac américain
Dans ces conditions, les autorités
l’Iran. Ludovic Subran explique que (Office of Foreign Assets Control) a
américaines peuvent-elles entendre
« cela est aujourd’hui étudié avec suspendu les sanctions secondaires
la demande du ministre iranien des
soin. C’est un processus qui pren- qui visaient l’Iran. Cependant, les
Affaires étrangères Mohammad
dra un certain temps, étant donné sanctions primaires continuent de
Javad Zarif, qui les appelle à rassurer
les banques étrangères ? « Redonner
confiance aux banques [...] pourrait
nécessiter une certaine forme d’assurance supplémentaire de la part des
souffre des mêmes maux que les
Du fait des sanctions, qui
Etats-Unis, a-t-il déclaré le 5 février
autres pays du Moyen-Orient :
s’appliquent sous différentes
dernier. Nous n’avons pas besoin
une population jeune (32 % de
formes depuis 40 ans, l’Iran
de jargon juridique supplémentaire,
la population est âgée de moins
a été contraint de diversifier
nous avons besoin d’assurances
de 30 ans), très éduquée (l’Iran a
son économie. Le pétrole et
claires et précises sur le fait que les
le record du plus grand nombre
le gaz, dont le pays possède
banques peuvent faire des affaires
d’ingénieurs par habitant au
respectivement les 1ère et
avec l’Iran. J’espère qu’elles vienmonde), pour lesquels le pays
4e plus importantes réserves
dront vite parce que si ce n’était pas
peine à créer des emplois. Le taux
au monde, ne contribuent
est de 85 % (dont 51 % pour
le cas, il y aurait un problème de mise
de chômage est élevé (10,6 %),
aujourd’hui qu’à hauteur de
en œuvre. »
les smartphones). L’accès à
il touche en majorité les jeunes
Le risque politique domestique
23 % à la valeur ajoutée brute.
l’information reste cependant
et les femmes : 25 % des jeunes
est lui aussi bien réel. Les deux
Ils représentent toutefois 35,5 %
strictement contrôlé.
assemblées législatives iraniennes
de moins de 30 ans sont au
des recettes fiscales. D’après
L’Iran est aujourd’hui le premier
(le Parlement et l’Assemblée des
chômage.
Les
femmes,
malgré
les chiffres communiqués par
pays du Moyen-Orient en
experts) doivent être renouvelées
leur excellent niveau d’éducation
les autorités iraniennes, le
termes de population, avec
conjointement le 26 février pro(la majorité des diplômés de
marché semble assez friand
78,8 millions d’habitants. Le taux
chain. Le résultat des urnes déterl’enseignement supérieur sont des
des nouvelles technologies : le
d’urbanisation est de 71,5 %.
minera la marge de manœuvre du
femmes), et bénéficiant en théorie
nombre d’utilisateurs d’internet
Outre sa capitale, Téhéran
président Rohani, qui doit mettre
du droit d’accéder au marché du
(47 millions) a été multiplié par
(8 millions d’habitants), le pays
en œuvre d’importantes réformes
travail, représentent à peine 12 %
quatre en trois ans. Le taux
compte 7 villes de plus d’un
pour mettre son pays aux standards
de la population active.
de pénétration du mobile y
million d’habitants. Mais l’Iran
internationaux. n
Bloomberg
Atouts et faiblesses de l’Iran
14 L’agefi hebdo / du 11 au 17 février 2016