Stratégies irrégulières - Institut de Stratégie Comparée
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Stratégies irrégulières - Institut de Stratégie Comparée
STRATÉGIES IRRÉGULIÈRES Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? La théorie du partisan de Carl Schmitt La guerre irrégulière dans le monde grec antique Stratégie et stratagèmes dans l‟Antiquité grecque et romaine Les barbares au sein de l‟armée du Bas-Empire La pacification de l‟Afrique byzantine 534 - 546 La guerre des Camisards Tradition et modernité en Hongrie aux XVIe et XVIIe siècles La guerre d‟indépendance hongroise au début du XVIIIe siècle La guérilla hongroise au XIXe siècle Napoléon et la guerre irrégulière L‟action de la Gendarmerie dans la pacification en Espagne 1809-1814 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 L‟Armée française face à Abdelkrim La guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières Les incohérences de la contre-guérilla française pendant la guerre d‟Algérie L‟artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie Les trois guerres de Robert MacNamara au Viet-nam Les détachements d‟intervention héliportés dans la guerre irrégulière L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ? L‟appui aérien dans la guerre irrégulière L‟emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions technologiques : vers la techno-guérilla Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière La guerre maritime et aérienne à partir et au-delà de Carl Schmitt Otages : constantes d‟une institution archaïque et variantes contemporaines La contre-insurrection, une nouvelle confrontation idéologique ? La contre-insurrection à l'âge informationnel: le cas afghan Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? Une révolution militaire en sous-sol. Le retour du modèle Templiers INSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE C ONSEIL D ř ADMINISTRATION Président : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE Vice-présidents : Jean-Louis M ARTRES ; Jovan P AVLEVSKI ; Olivier B ORÉ DE L OISY Secrétaire général :Yves D ECAUDAVEINE ý Trésorier : Philippe de P ADIRAC ý Administrateurs :Bruno C OLSON ; François C ARON ; Jérôme P ELLISTRANDI ; C ONSEIL SCIENTIFIQUE Président : le général Lucien P OIRIER Mme le professeur Jacques BAYON, doyen de la Faculté des Lettres de lřUniversité Jean-Monnet de Saint-Étienne ; Sir James CABLE, former ambassador (Royaume-Uni) ý ; MM. le professeur Jean-Claude ALLAIN, co-directeur du Centre Défense et diplomatie dans le monde contemporain (Paris III) ; le professeur Jean-Pierre BOIS, directeur du Centre dřhistoire du monde Atlantique (Nantes) ; lřinspecteur général des Finances François CAILLETEAU, ancien chef du Contrôle général des armées ; le professeur Claude CARLIER, directeur du Centre dřhistoire de lřaéronautique et de lřespace ; Gérard CHALIAND, directeur du Centre européen dřétude des conflits ; le professeur Pierre CHAUNU, de lřInstitut ; le professeur Pierre DABEZIES, ancien président de la FEDN ý ; Olivier DARRASON, président de la Compagnie européenne dřintelligence stratégique ; le général Jean DELMAS, président dřhonneur de la Commission française dřhistoire militaire ; le professeur François-Xavier DILLMANN, président de la Société dřétudes nordiques ; le vice-amiral dřescadre Marcel DUVAL ý ; le commandant Ezio FERRANTE, professeur à lřInstitut de guerre maritime (Italie) ; le général de corps aérien Michel FORGET ; le général Pierre-Marie GALLOIS ; le professeur Colin S. GRAY, Université de Hull (Royaume-Uni) ; le professeur Pierre GUILLEN, président de la Société dřétudes historiques des relations internationales contemporaines ; le professeur John HATTENDORF, Naval War College (États-Unis) ; le professeur Jean-Charles JAUFFRET, Institut dřÉtudes Politiques dřAix-en-Provence ; le professeur Jean-Paul JOUBERT, directeur du Centre lyonnais dřétudes de sécurité internationale et de défense (Lyon III) ; le professeur Jean KLEIN, Université de Paris I ; le professeur Yves LACOSTE, directeur de la revue Hérodote ; le professeur Ioannis LOUCAS, Helmut-Schmidt Universitat ; le professeur André MARTEL, Institut dřétudes politiques dřAix-en-Provence ; le professeur JeanLouis MARTRES, directeur du Centre dřanalyse politique comparée de Bordeaux ; le professeur Michel MOLLAT DU JOURDIN, de lřInstitut, président dřhonneur de la Commission internationale dřhistoire maritime ý ; le professeur François MONNIER, ancien président de la Section des Sciences historiques et philologiques de lřÉcole pratique des Hautes Études ; le professeur Bruno NEVEU de lřInstitut, président honoraire de lřÉcole pratique des Hautes Études ý ; le général dřarmée aérienne Bernard NORLAIN, ancien directeur de lřInstitut des hautes études de défense nationale ; le professeur Jovan PAVLEVSKI, Université de Paris V ; le doyen Guy PEDRONCINI ý, président dřhonneur de lřInstitut dřhistoire des conflits contemporains ; le recteur Jean-Pierre POUSSOU, président honoraire de lřUniversité de Paris-Sorbonne ; le général de division Maurice ROZIER DE LINAGE, ancien directeur du Collège Interarmées de Défense ; lřamiral de division Vezio VASCOTTO (Italie) ; le professeur Nuno SEVERIANO TEIXEIRA, ministre de la Défense (Portugal) ; Étienne TAILLEMITE, inspecteur général honoraire des Archives de France ; le général Manuel Freire THEMUDO BARATA, président de la Commission portugaise dřhistoire militaire ý ; le capitaine de vaisseau Lars WEDIN, de lřAcadémie royale des sciences militaires (Suède) ; le recteur Charles ZORGBIBE, professeur à lřUniversité de Paris I. Stratégies irrégulières 93-94-95-96 Éditorial ............................................................................................................ 7 Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? Hervé COUTAU-BÉGARIE ..................................................................... 13 La théorie du partisan de Carl Schmitt David CUMIN ....................................................................................... 31 La guerre irrégulière dans le monde grec antique Jean-Nicolas CORVISIER ...................................................................... 73 Stratégie et stratagèmes dans l‟Antiquité grecque et romaine Pierre LAEDERICH ................................................................................ 89 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières : les barbares au sein de l‟armée du Bas-Empire Loïc PATTIER ..................................................................................... 109 La pacification de l‟Afrique byzantine 534-546 Philippe RICHARDOT .......................................................................... 129 Une guerre irrégulière, civile et religieuse au sein de la grande guerre : l‟exemple de la guerre des Camisards Paul BURY .......................................................................................... 159 Tradition et modernité dans les affaires militaires du royaume de Hongrie au XVIe et XVIIe siècles István CZIGÁNY .................................................................................. 179 Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise au début du XVIIIe siècle Ferenc TÓTH ...................................................................................... 187 La guérilla hongroise au XIXe siècle. La petite guerre de Háromszék en décembre 1848 Tamás CSIKÁNY ................................................................................. 205 Napoléon et la guerre irrégulière Bruno COLSON ................................................................................... 227 Soumettre les arrières de l‟armée. L‟action de la Gendarmerie impériale dans la pacification des provinces septentrionales de l‟Espagne (1809-1814) Gildas LEPETIT ................................................................................... 259 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 Armel DIROU ..................................................................................... 279 L‟armée française face à Abdelkrim ou la tentation de mener une guerre conventionnelle dans une guerre irrégulière 1924-1927 Jan PASCAL ........................................................................................ 319 La guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? Michel GRINTCHENKO ....................................................................... 339 Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla Philippe KIRSCHER ............................................................................. 357 Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières (Indochine-Algérie, 1945-1962) Pascal IANI ......................................................................................... 371 La peur et le cœur. Les incohérences de la contre-guérilla française pendant la guerre d‟Algérie Michel GOYA ..................................................................................... 399 L‟artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie 1954-1962 Norbert JUNG ..................................................................................... 409 Les trois guerres de Robert McNamara au Viet-nam (1961-1968) ou les errements de la raison dans un conflit irrégulier Jean-Philippe BAULON ....................................................................... 425 Les détachements d‟intervention héliportés dans la guerre irrégulière Frédéric BOS ...................................................................................... 445 L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ? Jean-Christophe GERVAIS .................................................................. 461 L‟appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière Olivier ZAJEC ..................................................................................... 477 Des armes maudites pour les sales guerres ? L‟emploi des armes chimiques dans les conflits asymétriques Olivier LION ....................................................................................... 491 Les adaptations de la guerre irrégulière aux nouvelles conditions technologiques : vers la techno-guérilla Joseph HENROTIN............................................................................... 533 Le “mobile” ontologique et politique de la guerre irrégulière Aymeric BONNEMAISON, Tanguy STRUYE DE SWIELANDE ................ 567 La guerre maritime et aérienne à partir et au-delà de Carl Schmitt David CUMIN ..................................................................................... 595 Otages : constantes d‟une institution archaïque et variantes contemporaines Arnaud de COUPIGNY......................................................................... 613 Démocratie et guerre des idées au XXIe siècle : la contre-insurrection, une nouvelle confrontation idéologique ? François CHAUVANCY ........................................................................ 647 La contre-insurrection à l‟âge informationnel : le cas afghan Français GÉRÉ .................................................................................... 669 Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? Frédéric RAMEL ................................................................................. 683 Une révolution militaire en sous-sol. Le retour du modèle Templiers Bernard WITCH .................................................................................. 709 Ont collaboré à ce numéro Jean-Philippe BAULON, agrégé et docteur en histoire, chargé de recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée. Prix Clément Ader de lřarmée de lřair 2008 pour sa thèse L‟Amérique vulnérable ? (1946-1976). Aymeric BONNEMAISON, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur, doctorant à lřUniversité catholique de Louvain. Frédéric BOS, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Paul BURY, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. François CHAUVANCY, colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur, docteur en diplomatie et organisations internationales. Tarnás CSITRÁNY, lieutenant-colonel, professeur à l'Université de la Défense Miklós Zrínyi (Budapest). István CZIGÁNY, lieutenant-colonel, directeur-adjoint de l'Institut d'histoire militaire (Budapest). Bruno COLSON, doyen de la factulté de droit des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, maître de recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée. Jean-Nicolas CORVISIER, professeur à lřUniversité dřArtois, délégué ŖNord-Artoisŗ de la Commission Française dřHistoire Militaire. Olivier DE COUPIGNY, doctorant à lřEcole pratique des Hautes Études. Hervé COUTAU-BÉGARIE, directeur dřétudes à lřÉcole pratique des Hautes Études, président de lřInstitut de Stratégie Comparée. David CUMIN, maître de conférences (HDR) à lřUniversité Jean Moulin Lyon III (CLESID). Armel DIROU, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur. François GÉRÉ, président de lřInstitut français dřanalyse stratégique. Jean-Christophe GERVAIS, commissaire lieutenant-colonel, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Michel GOYA, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur, docteur en histoire. Michel GRINTCHENKO, colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur, docteur en histoire, auditeur au Centre des Hautes Etudes Militaires. Joseph HENROTIN, docteur en sciences politiques, chargé de recherches au Centre dřAnalyse et de Prévision des Risques Internationaux (CAPRI). Pascal IANNI, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Norbert JUNG, chef de bataillon (TA), stagiaire au Collège Interarmées de Défense Philippe KIRSCHER, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur. Pierre LAEDERICH, agrégé et docteur en histoire, maître de recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée. Gildas LEPETIT, lieutenant, officier rédacteur à la Délégation au patrimoine culturel de la gendarmerie. Olivier LION, lieutenant-colonel, breveté de lřenseignement militaire supérieur, doctorant à lřEcole pratique des Hautes Études. Jan PASCAL, chef de bataillon, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Loïc PATTIER, chef dřescadrons, stagiaire au Collège Interarmées de Défense. Frédéric RAMEL, professeur de science politique à lřUniversité Paris Sud XI, directeur de recherches au Centre dřEtudes et de Recherche de lřÉcole Militaire. Philippe RICHARDOT, agrégé et docteur en histoire, chargé de recherches à lřInstitut de Stratégie Comparée, délégué ŖMéditerranée-Rhôneŗ de la Commission Française dřHistoire Militaire. Tanguy STRUYE DE SWIELANDE, professeur à lřUniversité catholique de Louvain, Facultés universitaires catholiques de Mons et à lřEcole Royale Militaire. Ferenc TÓTH, professeur à lřUniversité de Hongrie occidentale (Szombathely), directeur dřétudes invité à lřEcole pratique des Hautes Études. Bernard WICHT, privat-docent à lřUniversité de Lausanne, chef des affaires internationales auprès de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de lřinstruction publique (CDIP). Olivier ZAJEC, chargé dřétudes à la Compagnie Européenne dřIntelligence Stratégique. Directeur de la publication : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE STRATÉGIQUE Revue trimestrielle fondée en 1979 par la Fondation pour les Études de Défense Nationale, continuée en 1995 par lřInstitut de Stratégie Comparée, en partenariat avec lřInstitut dřHistoire des Conflits Contemporains et, depuis 2007, la Compagnie Européenne dřIntelligence Stratégique B.P. 08 Ŕ 00445 A RMÉES Ŕ http ://www.stratisc.org Directeur : Hervé C OUTAU -B ÉGARIE , directeur dřétudes à lřÉcole pratique des Hautes Études Directeur adjoint : François G ÉRÉ , directeur de lřInstitut Français dřAnalyse Stratégique C OMITÉ DE RÉDACTION André Béjin, directeur de recherches au CNRS ; Alain Bru, général de brigade (C.R.) ý ; François Caron, contre-amiral (C.R.) ; Philippe Boulanger, maître de conférences à lřUniversité de Paris -Sorbonne ; Bruno Colson, professeur aux Facultés universitaires Notre -Dame-de-la-Paix de Namur ; Paul-Marie Couteaux ; Loup Francart, général de brigade (C.R.) ; Serge Gadal, chargé de recherches à lřISC ; Jean-Jacques Langendorf, président de lřInstitut für vergleichende Taktik (Vienne) ; Jérôme de Lespinois, chef de la division Ŗrecherchesŗ au Centre dřétu des stratégiques aérospatiales ; Jean-Louis Martres, professeur émérite à lřUniversité Montesquieu-Bordeaux IV ; Christian Malis, docteur en histoire, délégué général de la Fondation Saint-Cyr ; Martin Motte, professeur aux Écoles militaires de Saint-Cyr-Coëtquidan et au Centre dřenseignement supérieur de la Marine ; Valérie Niquet, directeur de recherches à lřInstitut français de relations internatio nales ; Philippe Nivet, professeur à lřUniversité dřAmiens. Secrétaires du comité : Joseph H ENROTIN Ŕ Olivier Z AJEC Secrétaires de rédaction : Isabelle R EDON Ŕ Jean-François D UBOS Les articles publiés dans Stratégique ne représentent pas une opinion de lřISC et nřengagent que la responsabilité de leurs auteurs. Sauf indication contraire, ceux-ci sřexpriment à titre personnel. Toute reproduction ou traduction, totale ou partielle, de ces articles est interdite sans lřaccord préalable de lřISC. Les règles typographiques sont celles en usage à lřImprimerie nationale. Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus. © ISC - 2009 INSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE B ULLETIN D ř INSCRIPTION ET DE SOUSCRIPTION (à renvoyer à lřInstitut de Stratégie Comparée École pratique des Hautes Études Sorbonne - 45-47 rue des Écoles - 75005 P ARIS ) http://www.stratisc.org LřInstitut de Stratégie Comparée est un établissement privé, à but non lucratif, qui a pour objet la recherche stratégique. Il a repris les actifs de la FEDN (revue et livres), après la dissolution de celleci, et en assure aujourdřhui lřexploitation. Il ne prend pas parti et nřa pas de doctrine qui lui soit propre. Lřadhésion donne droit : au service de la revue Stratégique ; au service de la lettre dřinformation Histoire militaire et stratégie ; au service des ouvrages de la collection ŖHautes Études Straté giquesŗ ; à des prix préférentiels sur les autres collections éditées par lřInstitut, ainsi que sur les ouvrages diffusés par lui (de la Fonda tion pour les Études de Défense Nationale, du Centre dřAnalyse Politique Comparée de Bordeaux, de lřInstitut dřHistoire des Conflits Contemporains, du Centre dřHistoire de lřAéronau tique et de lřEspace) ; à participer aux réunions et journées dřétudes organisées par lřInstitut. ....................................................................................... Nom et prénom ou Raison sociale : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Code postal : ------------ Ville : ------------------------------------------- Fonction : ---------------------------------------------------------------------J’ ADHÈRE À L ’I NSTITUT DE STRATÉGIE COMPARÉE EN QUALITÉ DE Membre individuel .................... 50 € Étudiant (sur justificatif) ........... 40 € Membre collectif (institutions) .. 80 € : Membre bienfaiteur individuel ........ 250 € Membre bienfaiteur collectif............ 500 € Membre fondateur individuel ....... 1 500 € Membre fondateur collectif........... 3 000 € Éditorial Le présent numéro de Stratégique est pour le moins inhabituel, dřune part en raison de son volume, qui correspond au contenu de trois ou quatre numéros ordinaires (dřoù lřadoption, à regret, dřune typographie plus serrée), dřautre part en raison de son insertion dans un programme général de recherche sur la guerre irrégulière, auquel lřInstitut de Stratégie Comparée sřest spontanément associé. Les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et la Fondation Saint-Cyr ont, en effet, lancé lřidée dřun grand colloque international couplé à la réunion annuelle du Forum des académies militaires qui se réunit cette année à Coëtquidan. Le thème retenu a été la guerre irrégulière. Il est vite apparu au conseil scientifique du colloque (dont le signataire de ces lignes fait partie) que le thème posait de multiples questions quřil ne serait pas possible dřévoquer, même sommairement, en un seul colloque, dřoù lřidée de préparer celui-ci par un certain nombre de travaux et de manifestations destinés à enrichir et à élargir la problématique du colloque, afin que celui-ci puisse sřappuyer sur des réflexions préalables. Plusieurs partenaires ont répondu à cette invitation : le Kingřs College (Londres) a organisé une journée dřétude en novembre dernier, suivi par lřInstitut dřHistoire du Temps Présent (CNRS). En décembre 2008, le Centre dřEtudes Stratégiques Aérospatiales a organisé des ateliers dont les actes doivent être publiés dans un numéro prochain de Penser les ailes françaises. Le Centre dřEnseignement Supérieur de la Marine a organisé, en février 2009, une journée dřétude ŖGuerre sur mer et irrégularitéŗ, dont les actes vont paraître dans la prochaine livraison du Bulletin d‟études de la marine. La Commission Française dřHistoire Militaire, par le canal de sa délégation Artois, a organisé deux journées dřétude sur la petite guerre, réunies dans 8 Stratégique un numéro de la Revue internationale d‟histoire militaire (n° 85, mai 2009). LřInstitut de Stratégie Comparée a également promis une contribution, cřest le présent numéro de Stratégique. Pour réaliser celui-ci, tous les réseaux de lřInstitut ont été actionnés. Dřabord les deux séminaires : le séminaire dřhistoire des doctrines stratégiques à lřEcole pratique des Hautes Etudes et le séminaire de théorie stratégique au Collège Interarmées de Défense. Naturellement, les chercheurs Ŗréguliersŗ de lřInstitut ont répondu à cet appel. Mais aussi, des correspondants plus occasionnels en France et à lřétranger. Mention spéciale doit être faite de la Hongrie, grâce au dynamisme du professeur Ferenc Toth : pas moins de trois contributions hongroises ont pu être réunies en des délais très courts. La contrainte majeure était, en effet, celle des délais, puisque lřobjectif est de pouvoir mettre ce numéro à la disposition des participants au colloque de Coëtquidan les 12 et 13 mai 2009, alors que les appels à contribution nřont véritablement été lancés quřà la rentrée 2008-2009. La conséquence a été lřimpossibilité dřorganiser, à ce stade, une quelconque réflexion sur les textes ici réunis. Il ne sřagit que de matériaux dont lřexploitation va maintenant être entreprise, déjà lors du colloque de Coëtquidan, puis, ultérieurement, dans des enceintes diverses qui restent à définir. Le séminaire dřhistoire des doctrines stratégiques de lřEcole pratique des Hautes Etudes en fera lřun de ses thèmes durant lřannée 2009-2010 ; lřInstitut organisera vraisemblablement une journée dřétude sur ŖPensée militaire et guerre irrégulièreŗ. Il y aura aussi des initiatives émanant dřhorizons différents. Cřest une illustration de ce que lřon appelle aujourdřhui le travail en réseau, dont on parle beaucoup, mais quřon pratique moins souvent. Pourtant le résultat est là, puisquřen quelques mois seulement, et avec une assise bureaucratique pour le moins légère, ce sont pas moins de 32 contributions qui ont pu être réunies. Les retardataires fournissent déjà la matière dřun deuxième tome. Cela prouve au moins que cette pensée stratégique française quřon nous décrit trop souvent comme anémiée, sinon comateuse, recèle encore des réserves de dynamisme quřil ne tient quřà quelques initiatives bien choisies de faire sortir. 13 stagiaires et brevetés du Collège Interarmées de Défense ont apporté leur concours. Voilà qui devrait être de bon augure à lřheure où le lancement de lřInstitut de Recherches Stratégiques de lřEcole Éditorial 9 militaire (IRSEM), dont on parlait beaucoup depuis des mois, semble enfin être sur les rails. Les matériaux ici réunis sont très divers. Ils démontrent lřintérêt dřune véritable pluridisciplinarité bien comprise. La dimension historique est déterminante pour en finir avec les déclarations péremptoires, généralement peu argumentées, sur la radicale nouveauté des conflits actuels. Il y a indiscutablement des aspects nouveaux, liés tantôt à la mondialisation (changements politiques et stratégiques), tantôt à la révolution des armes et des procédés (changements techniques). Mais il y a aussi des éléments très anciens, voire archaïques, comme la résurgence du fanatisme religieux ou le retour des guerres paysannes. Cřest le travail de lřhistorien que de montrer et dřévaluer les parts respectives des permanences et des innovations. Que reste-t-il des guerres irrégulières du passé ? Quels enseignements peut-on encore en extraire ? Quelle est la part de nouveauté radicale ? La réflexion sur ces thèmes a commencé dans les années 1990, elle est dominée par quelques auteurs connus, avec des thèses pas toujours conciliables et souvent une base historique un peu trop étroite. Lřun des objectifs majeurs de la recherche devrait être précisément lřélargissement de cette base historique, préalable indispensable à un raffinement théorique. Parmi les multiples autres dimensions quřil faudrait aborder pour une pesée globale de la guerre irrégulière, la dimension juridique, longtemps méprisée par les stratégistes, devrait être mieux prise en compte. Il y a beaucoup de travaux juridiques, mais qui restent dans la sphère des spécialistes du droit ; un effort considérable devrait être consenti dans ce domaine pour mieux appréhender cette contrainte juridique dorénavant déterminante. Il en va de même de la contrainte médiatique : des thèmes comme la révolution de lřinformation ne sont pas simplement des lubies de théoriciens, ils expriment une réalité particulièrement forte et qui pèse dorénavant directement sur la conduite des guerres et particulièrement des guerres asymétriques ou irrégulières. Le plan technico-opérationnel est évidemment décisif. Cřest un lieu commun, malheureusement assez fondé, de dire que les armées régulières sont, en règle générale, peu aptes à la guerre irrégulière. Pourtant, il y a eu de multiples tentatives dřadaptation et certaines ont été couronnées de succès. Cela était vrai à lřépoque des guerres coloniales, cela lřest resté, au moins partiellement, dans la deuxième moitié du XXe siècle : la guerre révo- 10 Stratégique lutionnaire ou asymétrique lřa souvent emporté, notamment dans les guerres les plus spectaculaires (Indochine, Algérie, Viet-nam), elle nřétait pas invincible pour autant : de la Grèce à la Malaisie on peut opposer quelques contre-exemples moins connus, mais qui méritent un examen attentif. Aujourdřhui, le problème se pose de nouveau. Cřest un aspect peu remarqué du renouveau doctrinal des armées américaines au lendemain de la débâcle du Viet-nam. Ce magnifique effort de réflexion avait une contrepartie, à savoir la volonté de tourner la page vietnamienne en partant du principe que les forces armées américaines ne se laisseraient plus entraîner dans de telles impasses. Dřoù la fixation sur la guerre centrale, où pouvait pleinement exprimer la supériorité de la puissance de feu et de la technique. Le résultat a été cette floraison de doctrines : Airland Battle, Maritime Strategy, la guerre parallèle de Warden… Mais la guerre irrégulière a quand même fini par rattraper les États-Unis en Afghanistan et en Irak et ils doivent, une nouvelle fois, sřadapter à une réalité quřils avaient prétendu nier. Dřoù des programmes lancés dans lřurgence, aussi bien sur un plan doctrinal avec la redécouverte, faute de mieux, de lřécole française de contre-insurrection, spécialement Galula et Trinquier, que sur un plan matériel, avec la multiplication des crash programs, par exemple sur la protection des personnels dans le combat urbain ou face aux engins explosifs improvisés. Stratégique ne pouvait évidemment pas couvrir un champ aussi immense et on a privilégié ici, en complément des ateliers du CESA, le problème de lřappui aérien. De la même manière, des contributions sřintéressent à des aspects, non pas marginaux, mais probablement sous-estimés. On trouvera ici deux études de fond sur lřemploi dřarmes chimiques dans les conflits asymétriques et sur les prises dřotages. Ce sont deux sujets importants qui ont donné matière, encore une fois, à une littérature spécialisée ; mais, comme souvent, celle-ci reste trop peu prise en compte dans la réflexion générale. Enfin, et peut-être surtout, fidèle à la vocation de lřInstitut de Stratégie Comparée qui est de privilégier la recherche fondamentale, ce numéro essaie, malgré ses limitations de tous ordres, dřesquisser quelques développements théoriques. On a souvent dit que la notion de guerre irrégulière était vague, trop vague pour fonder des analyses utilisables. Le fait est quřon lui a préféré, dans les dernières décennies, des notions jugées plus opératoires, Éditorial 11 plus Ŗmodernesŗ, notamment celle de guerre asymétrique. Pourtant, le concept de guerre irrégulière se refuse à disparaître, il semble même resurgir, y compris sur un plan institutionnel avec la mise en place de groupes de travail sur la guerre irrégulière au sein des organismes doctrinaux des forces américaines. Peut-être est-il possible de donner à ce concept apparemment flou une substance ? Cřest ce quřessaie de montrer David Cumin à partir de cet auteur de référence inépuisable quřest Carl Schmitt. On le voit, le programme de recherche est immense. Il faut remercier les écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan et de la Fondation Saint-Cyr dřavoir lancé cette initiative qui procure, en un temps remarquablement court, des résultats déjà notables. LřISC se félicite dřavoir pu y apporter une première contribution qui devrait être suivie par deux contributions historiques majeures1, en attendant dřautres développements à venir. Hervé COUTAU-BÉGARIE 1 Avec la publication prochaine de la thèse de Sandrine Picaud-Monnerat sur la petite guerre au XVIIIe siècle et de la recherche collective sur lřhistoire militaire des guerres de Vendée. Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? Hervé COUTAU-BÉGARIE omme aurait pu le dire le très regretté M. de La Pallice, la guerre irrégulière est censée sřopposer à la guerre régulière. Dans la pratique, lřappellation guerre régulière nřest jamais usitée ; en revanche, les historiens parlent souvent de guerre réglée. Lřidée est la même, à savoir que la guerre, correctement entendue et faite, doit être gouvernée par des lois. Celles-ci peuvent être de deux ordres : C juridique, avec le droit de la guerre qui se décompose en deux branches : le droit à la guerre (jus ad bellum) et le droit dans la guerre (jus in bello). Le premier définit les acteurs qui ont légitiment compétence pour faire la guerre (au-delà de toute lřinfinie diversité des situations historiques, on retrouve un critère fondamental qui est celui de la souveraineté). Le deuxième définit des règles de conduite à observer afin de limiter les effets destructeurs de la guerre (protection accordée aux civils ou au moins à certaines catégories dřentre eux, proportion à observer entre les fins et les moyens…). La synthèse de ces deux branches trouve sa forme la plus achevée dans la doctrine de la guerre juste, esquissée dès lřAntiquité tardive avec saint Augustin et portée à sa perfection par les canonistes médiévaux. stratégique, avec les principes de la guerre dégagés par la science militaire. Ces principes sont de véritables lois (pour les déterministes) dont lřobservance ou la non- 14 Stratégique observance peut et doit conduire à la victoire ou à la défaite. La guerre sera donc dite irrégulière dès lors quřelle nřobserve pas lřun de ces codes. On mesure dřemblée toute lřampleur et, en même temps, toute lřambiguïté du sujet qui relève de deux champs nettement différents : dřun côté, le droit avec ses prolongements ou ses conséquences morales, philosophiques ou religieuses ; de lřautre, la stratégie avec sa dualité politique et militaire. Lřappréciation sur la guerre irrégulière est un jugement de valeur du premier point de vue, alors que, du deuxième, elle nřest quřune froide évaluation de lřefficacité de la conduite adoptée. Il est dès lors très difficile de définir la guerre irrégulière, puisquřil est pratiquement impossible dřenserrer les deux ordres de considérations dans une seule définition. Le critère juridique de compétence varie en fonction de la définition de la souveraineté : le droit international moderne identifie celle-ci à lřÉtat, mais celui-ci nřest pas une donnée permanente et universelle : comment en faire application à des sociétés non-étatiques comme lřAfrique ou lřAmérique avant lřarrivée des Européens ou au Moyen Âge ? Par ailleurs, le droit international contemporain a connu une évolution remarquable provoquée par le phénomène de la résistance contre le nazisme durant la seconde guerre mondiale, puis par les guerres dřindépendance des peuples colonisés. Il en est ainsi arrivé (en 1977, par le protocole I de la convention de Genève) à reconnaître un statut à des combattants qui auraient été auparavant considérés comme irréguliers, donc non protégés par le droit de la guerre, ce qui pose aujourdřhui un problème dès lors que nřimporte quel mouvement de libération, voire des mouvements terroristes, se réclament dřune tel statut. Sur le plan stratégique, les choses sont également loin dřêtre simples : les principes ne sont que des vérités très générales qui sřincarnent dans des procédés très divers, sinon parfois antagonistes. Depuis lřAntiquité, on se trouve confronté à un problème récurrent : le même procédé sera qualifié de stratagème, valide au regard du droit et de la stratégie, sřil est mis en œuvre par son propre camp, et de vilénie, de tricherie, de lâcheté, condamnable à tous égards, sřil est mis en œuvre par lřadversaire. Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 15 La conclusion est simple : la diversité des situations historiques est trop grande pour quřil soit possible de définir un critère universel qui permettrait de caractériser lřirrégularité à la guerre. La seule solution est de recourir à une démarche que les politistes contemporains qualifient dřhistorico-descriptive, cřest-à-dire la constitution dřun corpus rassemblant toutes les manifestations que lřon peut ranger intuitivement dans la catégorie des guerres irrégulières, en vue dřidentifier quelques caractères communs qui permettront de pousser un peu plus loin lřanalyse. Cette démarche inductive ne peut être effectuée quřà partir dřindices essentiellement négatifs : la guerre sera irrégulière, dans tous les cas, lorsquřelle sera menée par des combattants sans statut nřappartenant pas à lřarmée régulière, cřest-à-dire mise sur pied et entretenue par un pouvoir souverain. Un tel critère est suffisamment souple pour être dřapplication très large sinon universelle, audelà de la constitution finalement très tardive des armées permanentes. Certes il peut y avoir des cas litigieux, par exemple ceux des corsaires ou des francs-tireurs. La régularité est certaine lorsquřelle est reconnue par les deux camps, elle doit être évaluée au cas par cas lorsquřelle est proclamée par un camp et réfutée par lřautre. Sur le plan stratégique, la guerre irrégulière sřoppose à ce que lřon a appelé, depuis le XVIIIe siècle, la grande guerre, et que lřon appelle aujourdřhui la stratégie conventionnelle, avec un lien étroit, sinon indissoluble, entre armée régulière et stratégie fondée sur des principes. Mais les choses peuvent être beaucoup plus compliquées : si les armées régulières recourent prioritairement à la grande guerre, elles ne dédaignent pas le recours à dřautres formes de guerre, que lřon peut appeler stratégies alternatives et qui peuvent être regardées, du fait de leur opposition à la stratégie classique conventionnelle, comme des guerres irrégulières. On peut en proposer une liste non exhaustive qui, au-delà de ses insuffisances et raccourcis, suffit à faire apparaître lřuniversalité du phénomène et donc la nécessité et la difficulté de son étude. 16 Stratégique FORMES TERRITORIALES I – Antiquité occidentale : guerre expéditionnaire - guerre d’embuscades - guerre sauvage Du point de vue stratégique, la guerre irrégulière est celle qui oppose Rome à des barbares qui refusent la bataille. Lřappellation de guerre expéditionnaire apparaît chez les auteurs romains, particulièrement chez Tite Live, qui parle de furtiva expeditio pour désigner les raids en territoire ennemi (sous lřEmpire, au-delà du limes). Lřappellation guerre dřembuscades (insidiae) est également employée, pour désigner la guerre de harcèlement conduite par des ennemis de Rome. Lřarmée romaine y sera fréquemment confrontée, les deux cas les plus efficaces étant la guerre menée en Afrique par Jugurtha, racontée par Salluste, et la guerre menée en Lusitanie par Viriathe, racontée par Tite-Live. Nous sommes bien documentés sur ces exemples célèbres mais on peut en trouver dřautres bien avant Rome. Les Perses, puis Alexandre le Grand ont ainsi été confrontés à la guerre très mobile des Scythes. Du point de vue juridique, sont irrégulières toutes les guerres civiles et les guerres insurrectionnelles résultant de soulèvements dřesclaves ou de mercenaires. Polybe parle de guerre sauvage (aspondos) à propos de la guerre des mercenaires commandés par Matho contre Carthage, de -241 à -238 : ŖElle s‟était accompagnée d‟excès et d‟atrocités dépassant de loin tout ce qu‟on avait pu voir jusque-làŗ1. II – Chine ancienne : guerre errante Cřest ainsi que lřon peut rendre approximativement le concept chinois de youji jiangjun, que lřon constate notamment durant la période de guerres internes entre les Han et les Tang, du e e VI au X siècle. Alors que la guerre régulière est très centralisée, avec des généraux étroitement contrôlés par la cour, la guerre errante est irrégulière à double titre : le général jouit dřune très large autonomie, au point de pouvoir lever lui-même ses troupes parmi la population locale et de mener ses opérations à sa guise François Decret, Carthage ou l‟empire de la mer, Paris, Seuil, 1977, p. 177. 1 Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 17 sur les arrières de lřennemi, sans dépendre directement et en permanence du commandement central. Les deux critères juridique et stratégique se trouvent ainsi réunis, de manière discutable pour le premier, puisquřil y a malgré tout une autorisation du pouvoir central, de manière indiscutable pour le second. III – Byzance : guerre des vélites Cette appellation est empruntée à lřun des plus célèbres traités militaires byzantins, celui attribué à lřempereur Nicéphore Phokas et connu sous le titre latin de De Velitatione. Il décrit une guerre à base de mobilité et de harcèlement, généralement pratiquée sur les frontières orientales de lřempire, par opposition à la guerre plus conventionnelle pratiquée sur les frontières européennes, selon un modèle qui conserve encore le souvenir, sinon lřhéritage, des légions romaines2. IV – Moyen Âge occidental : guerre guerréante Cette appellation caractérise certains épisodes de la guerre médiévale en Europe occidentale, dont le plus célèbre est évidemment celui de Du Guesclin qui, après les désastres de Crécy et de Poitiers, permet à la France de reprendre lřinitiative par le refus des batailles rangées et le recours à une tactique de harcèlement. Le critère juridique nřest ici guère utilisable dans une période de fragmentation ou dřaffaiblissement extrême du pouvoir politique ; le critère stratégique est, en revanche, pleinement applicable. V – Espagne médiévale : gineta et zenetes On trouve une variante hispanique avec la gineta mise en œuvre par les royaumes chrétiens durant la Reconquista. La gineta est fondée sur une cavalerie légère, la chevalerie de type classique, trop lourde, étant incapable dřaffronter efficacement Lřopposition nřest cependant pas absolue, puisque les Hongrois, héritiers dřune culture militaire de la steppe, pratiquent aussi une guerre à base de mobilité. Mais la spécificité hongroise sřestompe progressivement, avec lřadoption dřune culture militaire de type européen à partir de lřépoque arpadienne, sans cependant disparaître complètement. 2 18 Stratégique les combattants musulmans beaucoup plus mobiles : pour certains historiens, la gineta ne serait dřailleurs que la transposition des zenetes arabes. Même remarque pour la validité des critères que dans le cas précédent. VI - Guerres paysannes À toutes les époques, les masses paysannes se sont soulevées contre lřimpôt. En règle générale, elles étaient trop désorganisées pour représenter une réelle menace. Certaines dřentre elles sont néanmoins parvenues à un degré dřorganisation qui a transformé les opérations de rétablissement de lřordre en guerre civile : cřest le cas de la révolte de Wat Tyler en Angleterre (1381), de la révolte de Pougatcheff en Russie (1773-1774). Des chefs surgis du peuple (Guillaume Carle, chef de la jacquerie de 1358) ou parfois de lřarmée (on a suggéré une filiation entre les restes des routiers dispersés par Du Guesclin et les tuchins révoltés en 1382-13833) ont su organiser de véritables forces armées et mettre en œuvre des tactiques relativement élaborées, reposant généralement sur lřévitement de la bataille frontale et le harcèlement des forces gouvernementales. Il nřest pas interdit de penser que le souvenir des grands soulèvements paysans sous le règne de Louis XIV (révolte des Croquants, des Nu-pieds…) a survécu et a inspiré un mouvement contre-révolutionnaire comme la chouannerie. VII – Europe moderne 1 : guerre de partis - guerre des partisans Lřépoque moderne voit lřapparition de groupes qui opèrent indépendamment de lřArmée réunie et que lřon va appeler partis. Au XVIIe siècle, on se mettra à parler plutôt de guerre de partisans. Le critère juridique est ici à peu près inapplicable malgré lřapparition des premières troupes soldées, la frontière entre le soldat et lřhéritier des grandes compagnies étant pour le moins perméable ; le critère stratégique est, en revanche, tout à fait applicable, avec lřévitement de la bataille et le recours à une tactique de harcèlement. 3 M. Mollat et P. Wolff, Ongles bleus, Jacques et Ciompi, Paris, CalmannLévy, 1970, p. 181. Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 19 VIII – Europe moderne 2 : petite guerre Le genre atteindra sa perfection au XVIIIe siècle sous lřappellation de petite guerre, transposée dans toute lřEurope : piccola guerra, klein Krieg, war in detachments… Il sera théorisé par des auteurs importants comme La Croix, Grandmaison, Jeney, La Roche… La petite guerre est un complément de la grande guerre, menée par des soldats dûment enregistrés et dont les chefs sont pourvus de commissions dřofficiers. La petite guerre nřest donc pas irrégulière dřun point de vue juridique ; elle lřest, en revanche, dřun point de vue stratégique, étant la continuation pure et simple de la guerre de partis et de la guerre de partisans. IX – Europe moderne 3 : guerre de milices Au plan local, la défense territoriale est assurée par des milices dont le statut, quoique réglé par des ordonnances royales, est pour le moins incertain : lors de lřinvasion de la Provence par lřarmée du duc de Savoie, en 1707, les milices harcèlent lřarmée ennemie en retraite : ŖC‟estoit partout comme une chaîne d‟embuscades et de continuelles attaques et d‟échanges de mousqueterie… Ceux que les ennemis ont pu prendre ont été pendus aux arbres, ce qui n‟a pourtant pas effrayé les autres, n‟y ralenti leur poursuiteŗ4. On trouve lřéquivalent sur les confins autrichiens gardés par des soldats-colons. X – Guerre de course Elle est le pendant de la guerre de partisans sur mer. Lřautorité souveraine délivre des lettres de marque par lesquelles elle concède à un particulier le droit de faire la guerre, au nom du souverain mais pour le profit dudit particulier. Le problème est que certains États, victimes des agissements des corsaires ou flibustiers, refusent de reconnaître la validité de telles lettres de marque et assimilent les corsaires et flibustiers à de vulgaires pirates ; la sanction quřils encourent en cas de capture est généralement la mort. Le statut juridique de cette guerre de course est Lettre du marquis de Grignan citée dans Fernand Braudel, L‟Identité de la France. Espace et histoire, Paris, Arthaud Ŕ Flammarion, 1986, p. 331. 4 20 Stratégique donc pour le moins ambigu, toujours partagé entre la reconnaissance et la condamnation. Le critère stratégique fait rentrer la course dans la guerre irrégulière, dès lors quřelle refuse lřaffrontement militaire pour sřattaquer à des objectifs économiques, cřest-à-dire civils, dans le cadre dřune stratégie dřusure. XI - Révolution française 1 : guérilla La Révolution française marque une rupture avec lřapparition dřun nouveau genre que lřon va appeler guérilla, à partir de la guerre dřEspagne. Guérilla est simplement le mot espagnol pour petite guerre, mais les deux concepts vont désormais recouvrir des réalités différentes : la petite guerre désignera, comme à lřorigine, un complément de la grande guerre, menée par des combattants réguliers, alors que la guérilla ne sera plus un complément, mais une alternative à la grande guerre, menée par des combattants irréguliers. Il y a de nombreuses expériences localisées à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle : les Chenapans du Palatinat, les Barbets de Savoie, les Camisards des Cévennes, les chasseurs suédois dans la grande guerre du Nord Ŕ 1700-1721 Ŕ, la crochetta corse. Mais la première guérilla de grande ampleur est la guerre de Vendée après lřéchec de lřArmée catholique et royale (vaincue dans la Virée de Galerne) qui avait essayé de reproduire le modèle de la grande guerre. Le grand homme de cette adaptation est le chevalier de Charette, ancien officier de marine (donc dépourvu des stéréotypes et des préjugés des officiers de lřarmée). Le modèle aura un grand retentissement dans toute lřEurope (Charrette recevra même une lettre de Souvoroff) et il sera reproduit spontanément par les insurgés espagnols. La petite guerre désignera donc, à lřépoque contemporaine, une réalité tactique et stratégique, alors que la guérilla désignera une réalité juridique et stratégique. Dřautres appellations seront Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 21 employées, guérilla étant parfois rendue par guerre de partisans, par corps francs, parfois même par corsaires terrestres (Napoléon délivrera des lettres de marque pour une course terrestre lors de la campagne de France en 1814). XII – Révolution française 2 : chouannerie Une variante de la guérilla est la chouannerie que lřon peut définir comme une micro-guérilla, menée avec des effectifs très restreints dans un périmètre réduit. Cette symbiose entre un terroir et les combattants interdira toute extension du phénomène, mais contribuera à sa pérennité (on trouvera encore des Chouans en Bretagne jusquřen 1850). XIII – Empire français : guerre nationale La guerre nationale est le contraire de la chouannerie, cřestà-dire une guérilla organisée à lřéchelle dřun pays. Cřest le rêve des patriotes allemands qui appellent à la formation dřune Landwehr issue dřun soulèvement national qui doit harceler lřarmée française. Par rapport à la guérilla, les différences sont notables sur les deux plans : dřun point de vue juridique, la Landwehr est censée avoir un statut, car résultant dřune décision du pouvoir souverain, mais lřadversaire refuse de reconnaître ce statut ; dřun point de vue stratégique, la Landwehr se rapproche plutôt de la petite guerre Ŗélargieŗ, dès lors quřelle est conçue comme un complément et non comme une alternative à la grande guerre. Dans les faits, elle nřaura quřune efficacité très limitée, bien en deçà des espérances de ses promoteurs, dont le plus célèbre est un jeune officier dřétat-major alors inconnu, Carl von Clausewitz. XIV - XIXe siècle : guerre insurrectionnelle Le XIXe siècle va voir lřémergence dřun genre nouveau, la guerre dřinsurrection ou insurrectionnelle, qui va prendre le relais des révoltes dřAncien régime. Du point de vue juridique, elle est tout à fait irrégulière puisque issue de mouvements sans légiti- 22 Stratégique mité politique, à plus forte raison sans souveraineté. Du point de vue stratégique, elle se différencie des révoltes informes des siècles précédents par un essai dřorganisation et même de théorisation : des traités sont écrits par divers auteurs italiens, allemands ou polonais. La guerre insurrectionnelle commence généralement comme guérilla, mais avec lřobjectif de se muer dès que possible en grande guerre conduite par des troupes régulières, puisque son but est de sřemparer de lřÉtat ou de créer un nouvel État. Ainsi agiront les insurgés hongrois en 1848 ou les insurgés polonais lors de leurs soulèvements répétés contre les Russes. Dřautres en restent au stade primitif, faute de moyens ou de vision : cřest le cas des guerres carlistes en Espagne. Une autre nouveauté est la fin du caractère rural des soulèvements, qui pourront dorénavant se dérouler en milieu urbain : ce sera le cas en Pologne, durant les soulèvements du XIXe siècle, en France avec la Commune de Paris en 1871 et en Irlande au début du XXe siècle, lors de la Pâque sanglante de 1916 (le soulèvement est écrasé en une semaine) et durant la guerre dřindépendance en 1919-1921 (guérilla de Michael Collins, combattue par les Black and Tans). Ces guerres insurrectionnelles, ainsi que les multiples soulèvements populaires ou nationaux qui jalonnent le XIXe siècle, susciteront une riposte qui sera même théorisée sous lřappellation de guerre des rues. Sa figure emblématique est la maréchal Bugeaud, dont on a récemment retrouvé le manuscrit sur La guerre des rues et des maisons. Moins connu, le général Roguet est à redécouvrir. XV - Guerres coloniales 1 : le modèle ibérique La guerre coloniale nřest pas une invention du XIXe siècle, puisquřelle apparaît dès les débuts de lřexpansion européenne. Elle fait même lřobjet dřune amorce de théorisation au XVIe siècle avec le Soldado Pratico de Diogo do Couto. Dans lřAmérique lusophone, on parle dřabord de guerra brasilica, décrite par le père Manuel Calado dans O Valoroso Lucideno e Triunfo da Liberdade (1650), à partir de la guerre contre les Hollandais ; puis de guerre noire (guerra preta) contre les esclaves noirs révoltés ; enfin de guerra da emboabas contre les Indiens. Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 23 XVI - Guerres coloniales 2 : les guerres indiennes En Amérique du Nord, les Anglais font face aux Indiens, dont les méthodes de guerre se révèlent souvent efficaces, bloquant la progression des colons vers lřintérieur sur de longues périodes (un siècle dans la vallée de lřOhio). Au Canada, les Français font alliance avec les Indiens, dřoù lřappellation anglaise dřIndian and French Wars. À défaut de théorisation, elles ont donné lieu à des récits parfois pénétrants (Bouquet). Les colons ont retourné ces méthodes contre les Anglais durant la guerre dřIndépendance. XVII - Guerres coloniales 3 : le XIXe siècle Mais cřest au XIXe siècle que la guerre coloniale se développe véritablement, avec le début de la pénétration en profondeur à lřintérieur des continents africain et asiatique en vue dřune colonisation de peuplement. Face à un adversaire de culture stratégique radicalement différente, il faut inventer dřautres méthodes fondées sur la mobilité. La France donne le signal avec lřexpédition dřAlgérie. Va ainsi apparaître une École coloniale qui commence avec Bugeaud et qui va être mise en pratique et théorisée par de grands noms comme Pennequin, Gallieni, Lyautey… Lřécole britannique, dominée par le major-général Callwell (Small Wars, 1900), est également active. XVIII – Guerre de 1870 : francs-tireurs Lřappellation francs-tireurs va être mise à la mode lors de la guerre de 1870, lorsque après lřeffondrement du régime impérial et la capitulation de lřarmée régulière à Sedan, la République essaie de ressusciter lřesprit de la levée en masse de 1793 et encourage, non sans réticences parfois, la constitution de corps francs ou francs-tireurs. Si les effets proprement stratégiques sont relativement limités, lřimpact psychologique sera immense et durable, contribuant largement au durcissement de la guerre contre les civils dès 1914. 24 Stratégique XIX – Deuxième guerre mondiale : résistance - maquis La première guerre mondiale a vu une remise en cause du droit de la guerre traditionnel, avec les civils qui peuvent dorénavant être la cible des opérations militaires (principalement par le bombardement aérien). Avec la seconde guerre mondiale, ils deviennent dorénavant des acteurs. Dans une guerre totale, idéologique, tous les moyens sont utilisables, y compris ceux qui étaient auparavant proscrits par le droit de la guerre. On va parler de résistance, avec une modalité spécifique lorsque les résistants se regroupent dans les montagnes ou les forêts pour constituer lřembryon dřune force combattante future : on parlera alors de maquis. Toutes les modalités stratégiques sont utilisées : la guérilla menée par les maquis est la plus fréquente, mais on trouve aussi la guerre psychologique et le terrorisme en milieu urbain, voire le passage à la grande guerre dans des circonstances exceptionnelles : cřest notamment le cas de lřinsurrection communiste yougoslave conduite par le maréchal Tito. Du point de vue juridique, la légalité et la légitimité des mouvements de résistance sont immédiatement reconnues par les alliés, alors que les Allemands les qualifient sans réserve de terroristes. XX – Monde contemporain : guerre révolutionnaire La guérilla sous ses multiples formes nřétait généralement quřun pis-aller, imposé par lřimpossibilité de mener une grande guerre. Le guérillero était dans une situation de faiblesse, incapable de prendre lřinitiative, au-delà de son horizon immédiat. Lřabsence dřencadrement politique limitait, le plus souvent, son efficacité au seul plan tactique. Les choses changent lorsque la guérilla se dote dřune idéologie et dřun cadre théorique, fournis par le marxisme, pour devenir la guerre révolutionnaire. Le guérillero nřest plus dès lors en situation défensive, se battant pour la préservation de son identité ou de lřordre ancien, il prend lřinitiative en vue dřun changement radical. Il ne lui suffit pas de préserver son pré carré, il recherche la destruction de son adversaire, lřabolition du système existant. Lřidéologie lui fournit une légitimité que le droit lui refuse. Dřun point de vue stratégique, il part dřune guérilla imposée par les circonstances Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 25 pour passer à la grande guerre dès que le rapport de forces sřest suffisamment rééquilibré. Le grand théoricien de la guerre révolutionnaire est Mao Ze Dong, dans Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire (1938) et Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (1940). Mao démontrera lřefficacité de ses théories durant la guerre civile chinoise. Après lui viendront de multiples épigones en Asie (Giap), en Afrique (Amilcar Cabral), en Amérique latine (Che Guevara), présentant des variantes parfois considérables. La plupart de ces mouvements cherchent dřabord à sřimplanter en zone rurale, un seul prônera la guérilla urbaine (les Tupamaros dřUruguay, sous la conduite de Marcos Marighella) qui se terminera par un échec lamentable. Les succès de la guerre révolutionnaire sont bien connus : Chine, Indochine, Viet-nam… On y mêle souvent des luttes pour lřindépendance qui ne sont pas communistes (Algérie). La guerre révolutionnaire suscitera logiquement son opposé avec la guerre contre-révolutionnaire, dominée par lřÉcole française qui se forge en Indochine et parvient à maturité en Algérie avec des théoriciens comme Trinquier (La Guerre moderne, 1964), Lacheroy, Galula (Contre-insurrection, 1964), et les multiples collaborateurs de la Revue militaire d‟information. Il existe également une école britannique, dont la figure la plus connue est sir Edward Thompson, le pacificateur de la Malaisie (Defeating Communist Insurgency, 1966). Cette école de guerre contre-révolutionnaire théorise la pacification et la guerre psychologique, ayant bien compris que face à lřadversaire marxiste, les moyens militaires sont insuffisants et doivent sřappuyer sur une riposte politique et psychologique (on dira ultérieurement médiatique). Moins connus que ceux de ses adversaires, ses succès ne sont cependant pas nuls : victoires sur les Mau-Mau au Kenya, sur les Huks aux Philippines, sur les communistes chinois en Malaisie… XXI - XXIe siècle : conflits de basse intensité - conflits asymétriques Lřère nucléaire rendant impossible la guerre centrale entre grandes puissances, on assiste, à partir des années 1960-1970, à la prolifération de crises régionales et locales qui prennent la suite des guerres de libération nationale. La doctrine américaine 26 Stratégique les qualifie, à partir des années 1980, de conflits de basse intensité. Dans les années 1990, certains auteurs se mettent à parler de conflits de moyenne intensité. Depuis le milieu des années 1990, ces deux catégories aux contours assez flous sont regroupées dans un conglomérat encore plus informe, que lřon appelle conflits asymétriques, la notion étant apparue dans les années 1970, au lendemain de la guerre du Viet-nam (Andrew Mack, 1975). Consacrée par la Quadriennal Defense Review de 1997, la notion a connu une éclatante fortune au point dřinclure aujourdřhui à peu près tous les conflits en cours. Sa théorisation est tout juste amorcée. Le recours par les adversaires asymétriques à des moyens modernes conduit certains commentateurs à parler de technoguérilla. Le théoricien pionnier est un Français, le lieutenantcolonel Guy Brossollet (Essai sur la non-bataille, 1976), qui raisonnait encore dans le contexte de la guerre froide face à la menace dřune invasion soviétique. Le concept a paru trouver une première mise en application avec la guerre menée par le Hezbollah chiite contre Israël au Liban à lřété 2006. Franck G. Hoffmann a récemment proposé lřappellation de guerres hybrides (Conflict in the 21st century : the rise of hybrid wars, 2007), pour rendre compte de ce mélange de motivations religieuses ou tribales, jugées archaïques par la modernité, et de moyens perfectionnés. On se met aussi à parler de nouvelles guerres, appellation commode et encore plus indistincte (Mary Kaldor, Old and New Wars, 1999. Herfried Munkler, Die neuen Kriege, 2003 ; traduction française 2006), de guerres bâtardes (Arnaud de La Grange et Jean-Marc Balencie, Les Guerres bâtardes, 2008)… Les affaires dřIrak et dřAfghanistan sřinscrivent dans cette catégorie. FORMES NON TERRITORIALES XXII - Guerre subversive Avec la guerre froide, les Occidentaux accusent lřUnion soviétique de préparer la révolution mondiale par des actions subversives au cœur même des pays libres. La guerre subversive se distingue donc de la guerre révolutionnaire qui se déroule dans les pays colonisés et se caractérise par une dimension militaire Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? 27 active. La guerre subversive ne fait pas encore appel aux armes, mais recourt à divers procédés de démoralisation et dřintoxication de la population. Elle peut aussi inclure des actions spéciales, avec la constitution de réseaux dormants susceptibles de lancer, le moment venu, des actions de terrorisme ou de sabotage dans la perspective dřune guerre classique. Le thème est lancé dès la fin des années 1940, par exemple par Fritz Otto Miksche (Secret Forces, 1950). Il deviendra un véritable lieu commun de la pensée militaire française dans les années 1950-1960. Mais il y aura également dřimportants prolongements dans dřautres pays, jusquřà Roger Mucchielli (La Subversion, 1971). Lřexistence même de ces actions subversives suscite, encore aujourdřhui, un débat, certains niant lřexistence dřune direction centralisée de la contestation et y voyant plutôt des phénomènes spontanés. Les pays occidentaux ont répondu, sur leur propre sol, par des ripostes, légales (interdiction du parti communiste allemand en 1959) ou secrètes (opération Gladio de mise sur pied de mouvements dormants anti-communistes, dont certains échapperont à tout contrôle pour glisser vers la mafia et le terrorisme, particulièrement en Italie). Ils ont également lancé des actions subversives en direction des pays communistes, soit ouvertes (avec Radio Free Europe), soit secrètes (avec le soutien à des mouvements anti-communistes). XXIII – Terrorisme 1 : les terrorismes historiques Lřobjectif du terrorisme nřest pas de prendre le contrôle dřun territoire, ni dřaffaiblir militairement son adversaire, mais dřamener le pouvoir, de lui-même ou sous la pression de lřopinion, à composer, sinon à capituler. Le phénomène est universel : zélotes juifs du Ier siècle, secte des Assassins au Moyen-Orient au XIIIe siècle. Au XIXe siècle, certains révolutionnaires, anarchistes plus que marxistes, choisissent lřoption du terrorisme, avec lřespoir de précipiter un soulèvement général. Le terrorisme anarchiste sera particulièrement spectaculaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avant de sřéteindre progressivement sous la pression conjuguée de réformes politiques et dřune répression policière efficace. Mais il peut aussi y avoir un terrorisme mis au service dřune cause nationale, comme dans le cas des Carbonari italiens et des Fenians irlandais qui cherchent à tirer parti du développement de la 28 Stratégique presse. Cřest le début du terrorisme publicitaire. Il y a aussi le terrorisme des Thugs indiens contre les Anglais. Le terrorisme resurgira au XXe siècle, combiné avec la guérilla, en Irlande durant la guerre dřindépendance (1919-1921), puis dans la guerre civile qui sřensuivra (1921-1922) ou seul, à lřappui de revendications nationalistes dans les Balkans (Main noire serbe avant 1914, qui organise lřattentat de Sarajevo ; Oustacha croate et ORYM macédonienne dans lřentre-deux-guerres), puis en Palestine à la fin des années 1940, où le terrorisme du groupe Stern se combine avec la guérilla de lřIrgoun. XXIV – Terrorisme 2 : les terrorismes contemporains Le terrorisme va renaître à partir des années 1970, comme expression la plus extrême du nihilisme contemporain plutôt que comme projet politique (RAF en Allemagne, Action directe en France, Brigades rouges en Italie), mais il sera également remis au service de causes minoritaires ou nationales (Fatah palestinien, IRA en Ulster, ETA basque, FLB breton). Dans les années 1980, le terrorisme nihiliste dřextrême-gauche sera à peu près jugulé, certains terrorismes politiques glisseront vers le banditisme (FNLC corse) ou les trafics mafieux (FARC en Colombie). Dans les années 1990, le relais sera pris par le terrorisme fondamentaliste islamique et par de nouveaux mouvements séparatistes (UCK au Kosovo, Tigres tamouls au Sri Lanka, mouvements tchétchènes, Front Pattani en Birmanie, Front Rohringa en Thaïlande…). La caractéristique commune à la plupart de ces nouveaux mouvements est leur radicalisation, avec le passage dřun terrorisme ciblé (contre les symboles et les agents de lřÉtat) ou de prises dřotages non sanglantes, dans un but médiatique (enlèvement de Fangio par les castristes, premiers détournements dřavions par les Palestiniens…) à un terrorisme aveugle qui vise à tuer et à créer le chaos. La grande nouveauté est le recours, par les islamistes et les Tamouls, aux attentats-suicides. La riposte repose sur une panoplie étendue de moyens combinant prévention, répression et persuasion (Hoching, 2003) : emploi de lois dřexception ; généralisation du renseignement ; Guerres irrégulières : de quoi parle-t-on ? contrôle préventif des activités politiques ; intervention militaire en cas de désordres ; stratégie de communication de crise. 29 XXV – Terrorisme 3 : hyperterrorisme ? Les attentats du 11 septembre 2001 ont conduit François Heisbourg à forger le concept dřhyperterrorisme, voulant signifier quřil était dorénavant possible dřobtenir par des actions terroristes des résultats matériels immenses, alors que le terrorisme classique ne cherchait que des effets psychologiques, les seuls qui lui étaient accessibles. La validité du concept reste encore à démontrer : Gérard Chaliand le récuse (Les Guerres irrégulières, 2008). Les attentats qui ont suivi le 11 septembre (Madrid, 2004 ; Londres, 2005 ; Bali, 2006 ; Bombay 2008…) restent conformes au modèle traditionnel, avec des effets matériels très limités. Mais le risque dřattaque des infrastructures essentielles existe, de même que celui de mise en œuvre dřarmes de destruction massive (apparition du bioterrorisme : secte Aoum au Japon, lettres à lřanthrax aux États-Unis ; spectre du terrorisme nucléaire). Les États-Unis prennent la menace au sérieux et recourent à des ripostes globales (Global War On Terror), combinant action militaire extérieure (Afghanistan, 2001 ; Irak, 2003) et sécurité intérieure (Homeland Security), avec des résultats contrastés. Lřerreur de base réside dans lřabsence de discrimination entre djihadisme global et terrorismes locaux qui appellent des réponses différentes : aucune négociation nřest envisageable avec le djihadisme global, alors que des solutions politiques peuvent contribuer à lřéradication de terrorismes locaux. * * * Ce survol extrêmement cursif suffit à suggérer, à la fois, lřuniversalité et la diversité du phénomène des guerres irrégulières. Lřhistorien, sensible à la spécificité de chaque situation historique, soulignera les caractères propres à chaque phénomène et lřimpossibilité de les réunir tous sous une seule définition, voire même en quelques grandes catégories. Le stratégiste et le politiste ne peuvent se satisfaire dřun tel constat, ils doivent 30 Stratégique essayer dřidentifier des points communs de manière à faire apparaître des invariants constitutifs dřune théorie stratégique universellement valide et, quand cela est possible, une généalogie faisant ressortir les continuités, les filiations, entre des mouvements apparemment disjoints. Ce travail de comparaison est difficile, sinon impossible, dřun point de vue juridique, tant il oblige à une prise en compte de tous les facteurs sociaux : les catégories du droit des gens moderne, devenu le droit international contemporain, largement issu du droit romain, sont difficilement transposables dans des sociétés non-européennes qui peuvent avoir dřautres catégories, dřautres conceptions du droit : quřest-ce quřun combattant irrégulier lorsquřil nřy a pas dřautorité politique souveraine, lorsquřil nřy a pas dřarmée permanente ? On lřa déjà dit, les situations à la marge sont fréquentes. En revanche, la comparaison est plus facile dřun point de vue stratégique, dès lors que le domaine peut plus facilement être isolé de son contexte social. Au-delà dřinfinies variantes, on voit apparaître quelques points communs qui peuvent nous servir de guide et, surtout, un dénominateur commun fondamentalement négatif : le refus de la grande guerre avec ce qui en est le paroxysme, au moins dans la théorie stratégique contemporaine, la bataille rangée, du dénouement du conflit par la confrontation directe des forces militaires. Pour reprendre une distinction popularisée par Liddell Hart, toutes les guerres irrégulières relèveraient de la stratégie indirecte. Mais une stratégie indirecte nřest pas forcément irrégulière. La théorie du partisan de Carl Schmitt David CUMIN arl Schmitt (1888-1985)1 a été un universitaire et un Ŗpartisan intellectuel” : en parlant ainsi de Rousseau2, cřest de lui-même quřil parlait, à lřinstar de ses écrits sur Machiavel, Hobbes, Savigny, Tocqueville ou Donoso Cortès, véritables autobiographies3 déguisées. Avec sa Théorie du Partisan4, Schmitt a voulu faire œuvre scientifique : il a analysé le phénomène dřun point de vue historique, philosophique, politologique, juridique, soit une réelle contribution à la polémologie contemporaine, sřintéressant aussi bien aux guerres napoléoniennes et à la guerre franco-prussienne de 1870 quřà la C 1 Cf. notre thèse de doctorat : La pensée de Carl Schmitt (1888-1985), ainsi que notre livre : Carl Schmitt. Biographie politique et intellectuelle, Paris, Cerf, 2005. 2 ŖDem wahren Johann Jakob Rousseauŗ, Zürcher Woche, 29 juin 1962, article écrit à lřoccasion du 250e anniversaire de la naissance de Rousseau, dans lequel Schmitt se réfère longuement à lřouvrage de Rolf Schroers, Der Partisan. Ein Beitrag zur politischen Anthropologie (Cologne, Kiepenheuer u. Witsch, 1961). 3 Cf. Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin, 2003 (1950), présenté et annoté par A. Dorémus. 4 Paris, Calmann-Lévy, 1972 (1963), 96 pages. À compléter avec les deux textes suivants : ŖConversation sur le partisan. Carl Schmitt et Joachim Schickelŗ (1970), in La Guerre civile mondiale (recueil de six textes de Schmitt parus entre 1943 et 1978), Maisons-Alfort, Ere, 2006, préf. C. Jouin, pp. 113-136 ; ŖClausewitz comme penseur politiqueŗ (1967), in Carl Schmitt : Machiavel, Clausewitz. Droit et politique face aux défis de l‟histoire (recueil), Paris, Krisis, 2007, pp. 43-85, étude de fond sur Clausewitz, Fichte, les réformateurs prussiens, le choc des légitimités dynastique et populaire, la formation du nationalisme et la lutte contre Napoléon. Cf. notre article : ŖLřinterprétation schmittienne de Clausewitzŗ, Stratégique, n° 78-79, 2000. 32 Stratégique seconde guerre mondiale et aux guerres dřIndochine ou dřAlgérie. Mais, contre-révolutionnaire allant sur le terrain de la révolution, Schmitt a aussi voulu faire œuvre militante : le nationaliste antimarxiste a contre-distingué le partisan patriote et le partisan communiste5 ; le juriste hostile aux juridictions de Nuremberg6, utilisant lřanticommunisme, a cherché à réhabiliter la Wehrmacht confrontée à la guerre de partisans en URSS et a entendu dénoncer les conséquences de ce type de guerre sur le jus in bello7 ; le ŖTelle qu‟elle s‟est développée, tout d‟abord au cours de la guerre sinojaponaise depuis 1932, puis dans la seconde guerre mondiale et enfin, après 1945, en Indochine et dans d‟autres pays, la guerre de partisans de notre époque conjugue deux processus opposés, deux formes de guerre et d‟hostilité totalement différentes : d‟une part, la résistance autochtone, de nature défensive, que la population d‟un pays oppose à l‟invasion étrangère, et, d‟autre part, le soutien et le téléguidage de cette résistance par des tiers intéressés, des puissances d‟agression jouant au plan mondialŗ (préf. à La Notion de politique-Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972, 1963, p. 55). 6 Sur cet aspect, cf. Théorie du partisan, op. cit., pp. 218-227, 231-253, 267, 286-289. Rappelons que deux types de crimes internationaux commis par des Allemands furent distingués par les Alliés : les crimes localisés ou mineurs, soumis à répression par les Puissances alliées séparément, notamment par leurs tribunaux nationaux ou leurs tribunaux dřoccupation en Allemagne ; les crimes majeurs, sans localisation géographique particulière, soumis à répression par les Puissances alliées conjointement, à travers le Tribunal militaire international pour lřEurope, sis à Nuremberg (en zone américaine). Du 14 novembre 1945 au 1er octobre 1946, le TMIE constitua le procès principal, celui des dirigeants et des organisations accusées dřêtre criminelles (Cabinet du Reich, Corps des chefs du NSDAP, SS et SD, Gestapo, SA, État-Major général et Haut Commandement des forces armées). Le TMIE fut suivi par une série dřautres procès contre les cadres des organisations jugées criminelles (Corps des chefs du NSDAP, SS, SD, Gestapo), notamment les douze procès tenus par le Tribunal militaire américain à Nuremberg, du 9 novembre 1946 au 14 avril 1949, contre 195 accusés. Britanniques, Français et Soviétiques conduisirent également des procès en Allemagne, de moindre importance. Par la suite, la répression fut confiée aux Allemands eux-mêmes, via lřOffice central pour lřinstruction des crimes de guerre, basé à Ludwigsburg. Fut notamment institué le Ŗprocès des gardiens dřAuschwitzŗ à Francfort en 196365 (celui des Ŗingénieurs dřAuschwitzŗ eut lieu à Vienne en 1972). Sřajoutent les jugements rendus à lřencontre de ressortissants allemands par les cours des pays ayant été occupés par lřAllemagne, ou encore lřaffaire Eichmann en Israël. 7 Rappelons que le jus in bello, ou droit de la guerre au sens strict (relatif à lřaction de guerre), régit lřusage de la force armée en déterminant qui a le droit de faire la guerre et comment, autrement dit, qui sont les acteurs (les combattants) et quels sont les instruments (les armements) et les modalités des conflits armés ; le jus ad bellum, ou droit de la guerre au sens large (relatif à 5 La théorie du partisan de Carl Schmitt 33 théologien politique a renouvelé son affirmation éthique du politique à lřencontre du libéralisme et du pacifisme8. Schmitt nřa pas plus rédigé un manuel de stratégie consacré à la guerre irrégulière ou à la contre-guerre irrégulière, quřil nřa rédigé des manuels de droit constitutionnel, de droit international ou de science politique. Pourtant, sa Théorie du partisan peut être considérée comme lřéquivalent de la Théorie de la Constitution10, du Nomos de la Terre11 ou du Concept du politique12, cřest-à-dire comme un ouvrage de référence, en tout cas, une étape incontournable dans lřappréhension du phénomène. Il y a là un paradoxe logique. Figure de la ŖRévolution conservatrice” allemande, Schmitt a été le doctrinaire de lřEglise catholique et de lřÉtat. Il a aussi été le Kronjurist de la Reichswehr, le laudateur puis le défenseur de lřinstitution militaire prussienne : cřest ainsi quřon peut interpréter le sens de son œuvre. Or, cet adepte de lřautorité, expert du droit de crise, théoricien de la dictature et promoteur de la défense de la constitution, donc de la lutte contre Ŗlřennemi intérieur”13, sřintéresse à la rébellion et à lřinsurrection ! Il sřy intéressait, comme toujours, de son point de vue de juriste érudit et engagé. Le connaisseur de la tradition chrétienne, le philosophe de lřÉtat et le taxinomiste des droits fondamentaux, mais lřétat de guerre), régit le recours à la force armée en déterminant qui a le droit dřordonner la guerre et pourquoi, autrement dit, qui sont les auteurs (les belligérants) et quels sont les causes ou les buts des conflits armés. 8 Cf. Heinrich Meier : Carl Schmitt, Léo Strauss et la notion de politique. Un dialogue entre absents, Paris, Commentaire/Julliard, 1990, préf. P. Manent. 10 Paris, PUF, 1993 (1928), préf. O. Beaud. 11 Le Nomos de la Terre dans le droit des gens du jus publicum europaeum, Paris, PUF, 2001 (1950), préf. P. Haggenmacher. 12 Rappelons que le Concept du politique, toujours traduit en français par La notion de politique, a connu différentes versions. La version de 1963 a été présentée par Julien Freund et traduite par Marie-Louise Steinhauser en 1972 sous le titre : La notion de politique - Texte de 1932 avec une préface et trois corollaires, plus la Théorie du partisan (Paris, Calmann-Lévy), le tout réédité en collection Champs, Flammarion en 1999. Cf. Piet Tommissen : ŖContributions de Carl Schmitt à la polémologieŗ, Revue européenne des sciences sociales. Cahiers Vilfredo Pareto, n° 44, 1978, pp. 141-170, pp. 142-145. 13 Schmitt développe les éléments de la lutte contre Ŗlřennemi intérieurŗ : état dřexception, dictature, interdiction des partis révolutionnaires, limitation matérielle de la révision constitutionnelle, mutation politique du droit pénal... Cf. notre article : ŖLřennemi intérieur dans lřœuvre de Carl Schmittŗ, Stratégique, à paraître. 34 Stratégique aussi lřopposant à la République de Weimar comme à la République de Bonn, évoquait non seulement la distinction -aussi révolutionnaire quřantipositiviste- de la légalité et de la légitimité, mais encore le droit de résistance à lřoppression14. Lorsque lřÉtat ne protège plus, le devoir dřobéissance à la loi cesse (protego ergo obligo, tel est le cogito ergo sum de lřÉtat hobbésien, disait Schmitt). Si du refus dřobéir aux autorités on passe à la désobéissance puis, violence ajoutée, à la résistance, sřouvre la perspective de la guerre civile, antithèse de lřÉtat. La problématique du droit de résistance à lřoppression mène ainsi à la question de savoir si une guerre civile peut être légitime : de même quřil existe, dans toutes les traditions religieuses, éthiques ou juridiques, des guerres justes, existerait-il des guerres civiles justes ? Il sřavère donc que le thème de la guerre civile était lřun des horizons de sens de lřœuvre du Juriste de lřArmée ! Cřest pourquoi Schmitt ne pouvait quřêtre amené à saisir la question du Partisan, celle de lřinsurgé qui désigne lui-même lřennemi, soit lřétranger, soit lřautorité, et le combat ou appelle à le combattre les armes à la main. Tel est le point commun entre ceux quřon appelle Ŗterroristesŗ, tous les partisans de lřhistoire universelle, le général York en 1813, le général de Gaulle en 1940 ou le général Salan en 196115 : ce sont des individus qui ont Ŗdéclaré la 14 Théorie de la Constitution, op. cit., pp. 301-312 ; La Notion de politique, op. cit., pp. 95-96 ; ŖLégalité et légitimitéŗ, in Du politique. “Légalité et légitimitéŗ et autres essais (recueil de quinze textes de Schmitt parus entre 1919 et 1952), Puiseaux, Pardès, 1990, préf. A. de Benoist, pp. 39-79, p. 62 ; ŖLe Führer protège le droitŗ (1934), Cités, n° 14, 2003, pp. 165-171 ; ŖLřÉtat comme mécanisme chez Hobbes et Descartesŗ (1937), Les Temps modernes, 1991, pp. 1-14, pp. 7-8 ; ŖIl Leviatano nella dottrina dello stato di Thomas Hobbes. Senso e fallimento di un simbolo politicoŗ (1938) et ŖIl compimento della Riforma. Osservazioni e cenni su alcune nuove interpretazioni del ŘLeviatanořŗ (1965), in Scritti su Thomas Hobbes (recueil des cinq textes de Schmitt sur Hobbes), Milan, Giuffré, 1986, préf. C. Galli, pp. 60-143, 159190, pp. 119-120, 175 ; ŖFührung und Hegemonieŗ, Schmollers Jahrbuch, LXIII, 1939, pp. 513-520, p. 514 ; ŖEntretien sur le pouvoirŗ (1954), Commentaire, n° 32, 1985-86, pp. 1113-1120, pp. 1114-1115. 15 Carl Schmitt compare les trois personnages dans les pages 300 à 302 de la Théorie du partisan. Raymond Aron a répondu à cette comparaison dans Penser la guerre, Clausewitz, Paris, 2 t., Paris, Gallimard, 1976, t. 2, pp. 117123, 219-222. Rappelons que le 18 juin 1940, jour de lřAppel, le gouvernement en place, de manière parfaitement légale, en France, nřétait pas celui de ŖVichyŗ, mais celui de la IIIe République, qui sřapprêtait, de manière tout aussi parfaitement légale, à signer un armistice avec lřAllemagne et lřItalie. La théorie du partisan de Carl Schmitt 35 guerreŗ, y compris la guerre civile, sans être des autorités publiques légales, qui ont Ŗfait la guerreŗ, y compris la guerre civile, sans être des agents publics légaux ou sans bénéficier dřune délégation publique légale. Avec la Théorie du partisan, Schmitt se concentre sur le concurrent et lřadversaire du Soldat, lřun, acteur de la guerre irrégulière ou subconventionnelle, lřautre, acteur de la guerre régulière ou conventionnelle. Il en établit la généalogie, la typologie et la critériologie. À proprement parler, sa réflexion nřest pas dřordre stratégique : pour pluridisciplinaire et multidimensionnelle que fût son œuvre, le savant nřa pas été un stratégiste ; elle sřinscrit dans la poursuite de la réflexion sur le politique. La Théorie du partisan est étroitement liée au Concept du politique, comme lřindique son sous-titre : Note incidente relative au Concept du politique. Lřune a été publiée et lřautre a été réédité la même année 1963 ; les deux livres ont été réunis en un seul volume dans la traduction française de 1972. On y retrouve la même idée fondamentale : le politique défini par la relation dřhostilité, dřoù résulte la tension dialectique entre le politique et lřÉtat. Le noyau de lřÉtat, cřest la relation de protection et dřobéissance ; le noyau du politique, cřest la relation ami-ennemi. LřÉtat, en tant quřunité politique, doit conserver le monopole de la désignation de lřennemi (le monopole de la violence légitime, disait Max Weber) sřil veut continuer dřassurer la protection et dřimposer lřobéissance ; mais tout antagonisme nřest jamais complètement supprimé au sein de lřÉtat ; les situations exceptionnelles que sont la révolution ou la guerre civile montrent que le monopole étatique peut voler en éclats. Cette idée fondamentale exprimée dans les années 1930, Schmitt lřexpose dans un nouveau contexte, celui de la guerre froide et des guerres de décolonisation, propice aux guerres civiles internationalisées dans lesquelles sřillustrent les partisans. La Théorie renouvelle ainsi les réflexions schmittiennes sur le problème de la désignation de lřennemi, la distinction légalité/légitimité, la théorie et le droit de la guerre, le contraste entre la guerre sur terre et la guerre sur mer, le déclin du jus publicum europaeum et la problématique du nouveau nomos du globe. Cřest dire si la Théorie du partisan ne contient pas quřune théorie du partisan ! Connue et traduite 36 Stratégique depuis longtemps, commentée par Raymond Aron16, on la présentera en la complétant et en montrant en quoi elle a été une étape indispensable au développement de lřanalyse du phénomène17, évidemment menée par dřautres auteurs18. DÉTERMINATION DE L’IRRÉGULARITÉ ET DUALITÉ DE LA FIGURE DU PARTISAN En faisant la rétrospective des guerres irrégulières, Carl Schmitt présente un matériau empirique très diversifié. En ressortent, dřune part, un point commun fondamental, qui réside dans lřirrégularité, dřautre part, la dualité de la figure du Partisan. Dřaprès Schmitt, la guérilla espagnole de 1808 à 1813 fut le point de départ historique du phénomène partisan au sens moderne, même si les protagonistes étaient encore animés par des idéaux traditionnels. Toutes les époques ont connu des règles de la guerre et, par conséquent, des transgressions de ces règles. Légalité et régularité, illégalité et irrégularité ne se confondent cependant pas : des combattants irréguliers (des partisans) peuvent être des combattants légaux sřils respectent les conditions posées par les Conventions pertinentes19 ; inversement, des 16 Op. cit., pp. 61-79, 97-123, 187-207, 219-222. Cf. aussi Hervé Savon : ŖLřennemi absoluŗ, Guerres et paix, n° 12, 2-1969, pp. 76-79 (recension de Théorie du partisan), ainsi quřEmile Perreau-Saussine : ŖRaymond Aron et Carl Schmitt lecteurs de Clausewitzŗ, Commentaire, n° 103, 2003, pp. 617622. 17 Les ouvrages récents dřAlain de Benoist (Carl Schmitt actuel. Guerre “justeŗ, terrorisme, état d‟urgence, “nomos de la terreŗ, Paris, Krisis, 2007) ou de Jérôme Monod (Penser l‟ennemi, affronter l‟exception. Réflexions critiques sur l‟actualité de Carl Schmitt, Paris, La Découverte, 2006) ont montré la pertinence et lřutilité des concepts schmittiens pour penser la politique internationale contemporaine, notamment la problématique de la guerre irrégulière et du terrorisme. 18 Sur les rébellions, la guerre irrégulière, la contre-guerre irrégulière et le droit applicable, cf. respectivement, se détachant dřune vaste bibliographie : Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange : Mondes rebelles. Acteurs, conflits et violences politiques, Paris, Michalon, 2001 (1996) ; Gérard Chaliand : Les Guerres irrégulières, XXe-XXIe siècles. Guérillas et terrorismes (recueil), Paris, Gallimard Folio, 2008 (1979) ; David Galula : Contre-insurrection. Théorie et pratique, Paris, Economica, 2008 (1963) ; Henri Meyrowitz : ŖLe statut des guérilleros dans le droit internationalŗ, Journal du Droit International, 1973, pp. 875-923. 19 Cf. les articles 1 et 2 du Réglement de La Haye du 18 octobre 1907 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre ; lřarticle 6 de la Ve Convention de La La théorie du partisan de Carl Schmitt 37 combattants réguliers (des soldats), même sřils sont toujours des combattants légaux, peuvent devenir des criminels de guerre sřils ne respectent pas le jus in bello applicable. Le contraste entre combat régulier et combat irrégulier dépend du type de régularité en vigueur : lřirrégularité moderne est déterminée par la régularité étatico-militaire, en lřoccurrence, celle quřa établie la République française entre 1793 et 179820. Celle-ci a créé lřarmée nationale de masse, dont a hérité lřEmpire napoléonien : type révolutionnaire par rapport à lřarmée de métier dřAncien Régime, devenu néanmoins le nouveau type dřarmée légale et régulière. Lřintégration du peuple à la belligérance a ainsi pris une forme régulière avec la conscription (les civils en uniforme du service militaire), les partisans (les civils sans uniforme de lřinsurrection) représentant la forme irrégulière. Quant à la Ŗlevée en masseŗ, autrement dit, lřappel aux armes par les autorités de citoyens non encore enrégimentés pour lutter contre lřenvahisseur, elle sřapparente à une forme intermédiaire. Lřirrégularité étant lřantonyme de la régularité, la définition de la guerre irrégulière est négative : la régularité renvoyant à l‟armée étatique, la guerre irrégulière désigne la guerre qui nřest pas livrée de part et dřautre par des armées étatiques, mais par des partisans contre des soldats. Ajoutons une transformation que Schmitt a suggérée lorsquřil comparait les capacités dřembrigadement des partis et des États : lorsque les partisans parviennent à sřéquiper en armements lourds Haye du 18 octobre 1907 sur les droits et devoirs des Puissances et personnes neutres en cas de guerre sur terre ; les articles 13 et 14 de la Ière Convention de Genève du 12 août 1949 pour lřamélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne ; les articles 13 et 16 de la IIe CG pour lřamélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés dans les forces armées sur mer ; lřarticle 4 de la IIIe CG relative au traitement des prisonniers de guerre ; les articles 43 à 47 et 77-2 du Protocole additionnel I du 8 juin 1977 (P1) aux CG relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux. Cf. aussi Stanislaw E. Nahlik : ŖLřextension du statut de combattant à la lumière du Protocole I de Genève de 1977ŗ, Recueil des Cours de l‟Académie de Droit International, La Haye, 1979 III, pp. 171-250, ainsi que notre article : ŖQui est combattant ?ŗ, Inflexions. Civils et Militaires, n° 5, 2007, pp. 151-164. 20 Décret du 24 février 1793 sur la levée exceptionnelle de 300 000 hommes, qui introduit le principe de la réquisition ; décret du 24 août 1793 sur la levée en masse, qui rend permanent le système de la réquisition et interdit le remplacement ; loi Jourdan du 5 septembre 1798, qui institue la conscription. Cf. Jean-Paul Bertaud : La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, R. Laffont, 1979. 38 Stratégique et à se structurer en force hiérarchisée avec uniforme (un Parti a cette capacité, presquřautant quřun État !), on pourrait parler de guerre quasi-régulière ou quasi-conventionnelle (exemple du Vietminh). La guérilla espagnole contre Napoléon se déclencha après la défaite de lřarmée régulière. Si lřinsurrection fut encadrée par le clergé local, elle ne fut ni ordonnée ni autorisée par les autorités de Madrid, cřest-à-dire les Bourbon, bientôt réfugiés au Mexique. Cřest plus tard que la Junte de Séville se mit à la tête de la guérilla. Cette décision dřune fraction du peuple de désigner et de combattre elle-même lřennemi, est le point essentiel que retient Schmitt. Lřautre point essentiel est le soutien quřapporta la Grande-Bretagne, Ŗtiers intéresséŗ, à la guérilla espagnole, notamment en débarquant une armée régulière au Portugal voisin, qui servit ainsi de base arrière. Le partisan espagnol, souligne Schmitt, sřengagea dans la lutte armée contre lřétranger et pour la patrie, alors quřune grande partie des élites étaient afrancesadas. Lřarmée française apportait avec elle les idées et les institutions de la Révolution, synthétisées dans le Code civil (le Code Napoléon), autrement dit, la modernité. Les partisans espagnols associaient, par conséquent, modalités révolutionnaires et buts contre-révolutionnaires : ils étaient des paysans qui combattaient en insurgés pour ŖDieu, la patrie et le roiŗ, autrement dit, pour le maintien des valeurs et institutions traditionnelles. On sait que la tenue en échec de lřarmée française par la guérilla espagnole, immobilisant 300 000 hommes, pesa lourdement dans la défaite finale de Napoléon. La Grande Armée dut affronter dřautres partisans : les réformateurs prussiens (Ŗpartisanŗ ne possède ici quřun sens intellectuel), les cosaques russes (Ŗpartisanŗ possède ici son sens guerrier réel). De Tolstoï à Staline en passant par Bakounine, la figure du partisan russe sřest élevée au rang de mythe politique, observe Schmitt. Mais alors, le partisan patriote sřétait métamorphosé en partisan communiste. Après la période inaugurale des guerres napoléoniennes, lřhistoire des guerres irrégulières montre que le Partisan se dédouble en deux types. La mise en exergue de cette dualité est lřun des principaux apports de la théorie schmittienne. En 1963, Schmitt brossait un rapide tableau des guerres de partisans en cours depuis la guerre civile chinoise, la seconde guerre mondiale (URSS, Yougoslavie, Grèce, Albanie...), les guerres de décolonisation (Palestine, Indochine, Malaisie, Philippines, Algérie...) et La théorie du partisan de Carl Schmitt 39 dřautres guerres révolutionnaires (Cuba...). De la guérilla espagnole aux focos guévariens, sřétend Ŗun vaste domaine d‟où la science historique et la science militaire ont extrait un ensemble énorme de matériauxŗ21. Il en ressort que la figure du Partisan est double : il y a la figure, plus enracinée, de la guerre étrangère, cřest-à-dire le défenseur dřune patrie, qui en appelle à la lutte contre lřinvasion ou lřoccupation (idéalement par un soulèvement général), à la libération du territoire, au refoulement de lřennemi extérieur ; il y a la figure, plus idéologique, de la guerre civile, cřest-à-dire le militant dřun parti, qui en appelle à la prise du pouvoir (idéalement par un coup dřÉtat), au changement de régime, à lřanéantissement de lřennemi intérieur. Parfois mais pas toujours, ces deux aspects ne font quřun, et apparaît la figure de la guerre civile internationale, par exemple lorsque le résistant lutte contre lřoccupant et le collaborateur, quřil entend chasser lřétranger et prendre le pouvoir. Schmitt associe chacune des deux figures aux rapports quřelle entretient avec la terre et la technique. Notre auteur a toujours insisté, dans sa Théorie comme dans ses ŖConversationsŗ avec Joachim Schickel, sur le caractère Ŗtelluriqueŗ et Ŗdéfensifŗ du partisan patriote, par opposition au caractère Ŗagressifŗ et Ŗdélocaliséŗ du partisan communiste. Le Ŗpartisan motoriséŗ, Ŗtechnicien de la lutte clandestine dans les situations de guerre froideŗ, nřest plus que Ŗl‟outil transportable et interchangeableŗ de la Puissance qui lřutilise dans la guerre ouverte ou occulte quřelle mène22. Le Partisan a besoin du soutien dřune Puissance tierce. Mais leurs rapports peuvent être totalement paradoxaux. Ainsi, la Grande-Bretagne soutenait la guérilla espagnole contre la France : une Ŗméthode de combat... typiquement tellurique était mise au service d‟une politique mondiale typiquement maritime, qui... criminalisait implacablement, dans le... droit de guerre maritime, toute irrégularité sur merŗ23. Quelque 130 ans plus tard, la Grande-Bretagne utilisa à nouveau les partisans, contre lřAllemagne cette fois, qui, elle, de son côté, se servit du sous-marin, vainement dénoncé comme étant une arme illicite. Le partisan, lui aussi vainement assimilé à un bandit, est tombé (avant le retournement de la fin des années 1970) dans les 21 22 23 Théorie du partisan, op. cit., p. 231. Ibid., p. 230. Ibid., p. 285. 40 Stratégique mains des Puissances communistes : Ŗles défenseurs autochtones de la terre nataleŗ sont devenus les instruments de la révolution mondiale24. LA FIN DE LA MONOPOLISATION ÉTATICOMILITAIRE DE LA BELLIGÉRANCE ET LA LÉGITIMATION DU PARTISAN Comment lřirrégulier, dans sa double figure, a-t-il pu être légitimé et même légalisé ? Répondre à cette question revient à se demander comment lřÉtat a-t-il pu accepter que soit remise en cause la monopolisation gouvernementale et militaire de la désignation de lřennemi et du combat contre lui. Lřévolution quřa fait subir le principe du droit des peuples à lřautodétermination au droit international a permis la légitimation juridique du Partisan. Mais celle-ci remonte à plus loin : à une légitimation philosophique, qui a eu lieu en Allemagne à lřépoque des guerres napoléoniennes, puis à une légitimation politique, qui a eu lieu contre lřAllemagne entre la guerre franco-prussienne de 1870 et la seconde guerre mondiale. Cřest le paradoxe que le juriste allemand souligne. Lui propose une légitimation éthique du Partisan, du moins de la première figure. A) La légitimation juridique Lřhistoire de lřÉtat en Europe du XVIIe siècle à 1914, quřavait résumée lřauteur du Nomos de la Terre, est celle de la monopolisation, de la concentration et de la subordination de la force armée. En découlent cinq distinctions : entre guerre et paix, entre belligérance (conflit entre États) et rébellion (conflit au sein dřun État), entre combattants et criminels, entre fonction militaire (combattre lřennemi) et fonction judiciaire (réprimer les infracteurs), entre commandement militaire et pouvoir politique (civil). Autant de distinctions remises en cause par la guérilla : celle-ci est-elle paix ou guerre ? belligérance ou rébellion ? les partisans sont-ils des combattants légaux ou des criminels ? et la contre-guérilla : lřarmée doit remplir des fonctions de police, voire exercer lřensemble des pouvoirs publics. Entre 1789 et 1815, lřinvocation du droit de résistance à lřoppression et la guerre irrégulière remirent en cause le principe purement étatique et interétatique de lřemploi de la 24 Ibid., p. 288. La théorie du partisan de Carl Schmitt 41 force. Mais le Congrès de Vienne, dont Schmitt fait lřéloge, restaura ce principe : seul lřÉtat, via le gouvernement et/ou le parlement, était en droit dřordonner la guerre et seuls les militaires (exceptée la Ŗlevée en masseŗ face à lřenvahisseur) étaient en droit de la faire, sous lřautorité du gouvernement. La population civile devait rester à lřécart, cřest-à-dire ne pas être le sujet ni lřobjet de la guerre. Restaurée une première fois, cette monopolisation étatique et militaire de la belligérance fut remise en cause, une seconde fois et sans restauration, par le principe, proclamé en 1789 puis réaffirmé en 1918 par Wilson et Lénine, du droit des peuples à lřautodétermination, au sens du droit de conserver ou dřacquérir lřindépendance nationale. Celui-ci détermina lřévolution du droit de la guerre après 1945 : le jus ad bellum érigea en justes causes les résistances à lřoccupation et les luttes de libération nationale (au sens anticolonial et anti-apartheid) ; le jus in bello érigea en combattants légaux, quoique sous conditions, les membres des mouvements de résistance et ceux de libération nationale. Admis par le droit international contemporain, le droit dřinsurrection est une modalité révolutionnaire. Ses objectifs restent cependant conservateurs : la levée en masse face à lřinvasion et la résistance face à lřoccupation renvoient à la sauvegarde ou au rétablissement de la souveraineté, de lřindépendance politique et de lřintégrité territoriale de lřÉtat envahi ou occupé. Quant à la lutte de libération nationale, elle renvoie au droit à lřautodétermination pour les peuples en situation coloniale ou dřapartheid, cřest-à-dire le droit à lřindépendance étatique ou à lřabolition dřun régime racial (il sřagit du seul Ŗdroit à la révolutionŗ entériné par le droit international), le tout dans le cadre des limites territoriales tracées par les Puissances coloniales (lřuti possidetis ita possideatis ou Ŗles frontières issues de la colonisationŗ). À ce jour, le droit à lřautodétermination a consacré l‟obligation de décoloniser, non pas le droit à lřindépendance (au plan externe), ni le droit à la démocratie (au plan interne) pour l‟ensemble des peuples25. Cf. lřalinéa 2 du préambule, les articles 1-2, 55, 73-b, 76-b de la Charte des Nations Unies du 26 juin 1945 ; lřalinéa 8 du préambule, les articles 16-1, 221, 22-3, 28-1, 29-1 et 30-1 de la Déclaration universelle des droits de lřhomme du 10 décembre 1948 ; la résolution 1514 de lřAssemblée générale des Nations Unies du 14 décembre 1960, ŖDéclaration sur lřoctroi de lřindépendance aux pays et aux peuples coloniauxŗ ; la résolution 1541 de lřAGNU du 15 décembre 1960, ŖDéclaration sur les territoires non autonomesŗ ; lřarticle 25 42 Stratégique B) La légitimation philosophique Avant la légitimation juridique, la légitimation philosophique du Partisan nous ramène à lřépoque des guerres napoléoniennes. Les intellectuels allemands étaient divisés face à lřEmpereur des Français, comme lřillustra lřadmiration de Goethe ou de Hegel à son égard. Cřest pourtant à Berlin que la figure du partisan fut consacrée philosophiquement, sur trois plans : doctrinal, avec le Vom Kriege de Clausewitz ; législatif, avec lřédit du 21 avril 1813 relatif au Landsturm ; littéraire, avec La bataille d‟Arminius de von Kleist. Dřaprès Schmitt, lřouvrage de Clausewitz Ŗcontient... in nuce une théorie du partisan dont la logique a été menée jusqu‟au bout par Lénine et Mao Tsé-Toungŗ26. Le drame de von Kleist représente Ŗla plus grande œuvre de littérature partisane de tous les tempsŗ. Quant à lřédit de 1813, signé par le roi de Prusse et publié dans le Recueil des lois, il montre que lřÉtat prussien était prêt à Ŗmouvoir l‟Achéronŗ en 1813, lorsquř« une élite d‟officiers d‟état-major chercha à déchaîner et à prendre en mains les forces nationales hostiles à Napoléonŗ27. Le texte, inspiré des précédents espagnols, est un appel au soulèvement général, puisque tout Prussien sřy voit sommé de désobéir à lřennemi et de lui nuire par tous les moyens. Bref, il constitue une sorte de Magna Carta du partisan, dans laquelle la résistance nationale à lřoccupant justifie le déchaînement de la violence, au risque 1er du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 ; lřarticle 1er du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 16 décembre 1966 ; les alinéas 2-b et 5 du principe 5 de la résolution 2625 de lřAGNU du 24 octobre 1970 ; lřarticle 7 de la résolution 3314 de lřAGNU du 14 décembre 1974 ; lřarticle 1-4 P1 ; la résolution 47/135 de lřAGNU du 18 décembre 1992, ŖDéclaration des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiquesŗ. Cf. aussi Spyros Calogeropoulos-Stratis, Le Droit des peuples à disposer d‟eux-mêmes, Bruxelles, Bruylant, 1973 ; Jean Charpentier, ŖAutodétermination et décolonisationŗ, Mélanges Chaumont, Paris, Pédone, 1984, pp. 117-133 ; Théodore Christakis, Le Droit à l‟autodétermination en dehors des situations de décolonisation, Paris, La Documentation Française, 1999. 26 Théorie du partisan, ibid., p. 217. 27 Ibid., p. 253. ŖMouvoir l‟Achéronŗ, cřest ce quřenvisagea Bismarck en 1866, lorsquřil était décidé à utiliser les nationalismes hongrois et même slaves contre lřEmpire des Habsbourg. Cřest ce que tenta le gouvernement allemand en 1914-1918, lorsquřil soutint les mouvements nationalistes contre les empires coloniaux français et britannique et les mouvements socialistes contre la Russie tsariste. La théorie du partisan de Carl Schmitt 43 même dřemporter la monarchie prussienne. Toutefois, lřédit fut modifié trois mois plus tard, si bien que la guerre de Libération se déroula sous forme de combats réguliers, sans que lřoccupation française fût troublée par aucun partisan allemand. LřAllemagne, le pays de la Réforme, ne connut pas la Révolution : celle-ci lui vint de lřextérieur, de France après 1792, de Russie après 1918, de lřEst et de lřOuest après 1945. Cřest pourtant en Allemagne que fut légalisé et légitimé le partisan patriote, avec les réformateurs prussiens (Scharnhorst, Gneisenau), la doctrine de la guerre de Clausewitz et la doctrine du nationalisme de Fichte. Puis la philosophie de lřhistoire de Hegel ouvrit la voie à la réinterprétation marxiste puis léniniste de la théorie du partisan. Schmitt établit ainsi à la fois la généalogie et la métamorphose de la légitimation philosophique du partisan, cřest-à-dire lřévolution du partisan patriote au partisan communiste. Les guérillas espagnole et russe étaient des mouvements de peuples agraires et religieux, dont la tradition nřavait pas été touchée par lřesprit de la Révolution française. Il manquait à lřEspagne et à la Russie une culture philosophique moderne pour que la figure du partisan y fût consacrée. Cřest en Prusse quřexistait la combinaison de lřAufklärung, de lřoccupation étrangère et du nationalisme. Cette combinaison finit par se retourner contre la France en 1808-1813, contre lřAllemagne en 1941-1945. Clausewitz fut donc le premier théoricien de la guerre populaire ; son dessein nřétait pas révolutionnaire mais patriotique ; Ŗlřarmement du peupleŗ sřinscrivait dans le cadre de la défense nationale ; face à lřenvahisseur ou à lřoccupant, les forces irrégulières nřétaient que les auxiliaires des forces régulières. Cette doctrine stratégique se combina à une doctrine politique : le Ŗnationalisme de libérationŗ, dont Fichte fut le premier théoricien. Associée à la Ŗphilosophie de lřhistoireŗ de Hegel (lřidée du Progrès et la guerre au nom du Progrès), cette double doctrine fut à la fois reprise et transformée par les théoriciens et praticiens du socialisme du XIXe au XXe siècles : Marx et Engels, Lénine et Trotski, Mao Tsétoung et Lin Biao, Ho Chi-Minh et Giap, Castro et Guevara. La guerre irrégulière désignait la lutte populaire, essentiellement paysanne, contre lřinvasion ou lřoccupation étrangère, lutte rurale appuyée par des forces régulières et soutenue par des États. Elle désignera la lutte populaire, essentiellement ouvrière, contre ŖlřÉtat bourgeoisŗ, lutte urbaine appuyée par des partis légaux ou illégaux et soutenue par lřInternationale ou des États socialistes. 44 Stratégique Lřhistoire montra la combinaison possible de la lutte patriotique et de la lutte révolutionnaire, et lřintégration de la classe ouvrière à des luttes patriotiques ou celle de la paysannerie à des luttes révolutionnaires. Premier exemple : la guerre franco-prussienne de 1870-71, suivie par Marx et Engels, montre le basculement de la Ŗlevée en masseŗ face à lřinvasion28, à la Commune de Paris, insurrection prolétarienne. Second exemple : les mouvements de libération nationale du XXe siècle, animés par des idéaux patriotiques, luttent pour lřindépendance politique ; parfois aussi, animés par des idéaux révolutionnaires, ils luttent pour la transformation des rapports économiques et sociaux. C) La légitimation politique La légitimation philosophique du Partisan et sa métamorphose en figure duale se corrèlent à son histoire politique depuis la fin des guerres de la Révolution et de lřEmpire. Quatre périodes se détachent. Au XIXe siècle, apparaissent les premiers Ŗmouvements de libération nationaleŗ en Europe (guerre dřIndépendance grecque, soulèvements hongrois, polonais, italien, guerres dřIndépendance dans les Balkans), tous dirigés contre des empires plurinationaux (Habsbourg, Romanov, Ottoman)29. En Amérique latine, les guerres dřIndépendance sont menées par des forces quasi-régulières, sauf à Haïti et à Cuba. En Afrique et en Asie, lřexpansion des Européens sřeffectue à lřaide dřidées, dřinstitutions et de technologies modernes. Elle se heurte à des formes de guerre régulière et irrégulière, menées par des sociétés traditionnelles avec ou sans État30. Face aux États européens, la guérilla afro-asiatique Les premiers théoriciens de la Ŗguerre populaireŗ furent des Allemands. Mais cřest contre lřarmée prusso-allemande que fut proclamée la Ŗlevée en masseŗ en 1870. À lřépoque, les francs-tireurs furent traités comme des criminels, dès lors quřils nřétaient pas (à lřépoque) considérés comme des combattants légaux. Mais ils laissèrent un souvenir dřeffroi parmi les vainqueurs. Cřest ainsi que lřarmée allemande fut élevée dans lřabomination de la Ŗguerre populaireŗ. 29 Les unifications italienne et allemande furent essentiellement le fait dřarmées régulières (franco-piémontaise et prussienne), même si lřaction des volontaires de Garibaldi en Italie ne fut pas négligeable. 30 Dans les sociétés sans État, tous les hommes valides sont des combattants potentiels, aussi la guerre peut-elle prendre un caractère Ŗtotalŗ : la conquête européenne, menée avec le concours de groupes locaux, notables ou supplétifs, passe alors, à défaut de soumission, par la réduction de peuples entiers. 28 La théorie du partisan de Carl Schmitt 45 garde quoi quřil en soit un caractère défensif, patriotique et rural31. La première guerre mondiale ne voit pratiquement pas de combats de partisans en Europe (tout au plus quelques francstireurs belges ou serbes) ; hors dřEurope, les seules opérations notables sont menées par Lettow-Vorbeck contre les Britanniques au Tanganyka, par Lawrence contre les Turcs en Arabie. La guerre civile russe, après le coup dřÉtat réussi de Lénine, comme la guerre civile espagnole, après le putsch raté de Franco, et la guerre civile chinoise, après la rupture entre le parti communiste et le Kuo-Min-Tang, opposent des forces militaires gouvernementales, dont lřidéologie (sauf en Chine) est révolutionnaire, à des forces insurgées militarisées, dont lřidéologie (sauf en Chine) est contre-révolutionnaire : combats subconventionnels et quasiconventionnels se mêlent. Au contraire de la première, la seconde guerre mondiale voit lřessor des combats de partisans, du fait du caractère idéologique du conflit, de la stratégie périphérique britannique et de lřappel soviétique (lřappel de Staline du 3 juillet 1941). La figure du partisan, dans son double aspect patriotique et communiste32, trouve sa légitimation politique dans la résistance à lřoccupant et à ses collaborateurs ; la légitimation juridique viendra avec les Conventions de Genève de 1949. Le premier contexte idéologique et géopolitique est donc “l‟antifascismeŗ, dans le cadre de la ŖGrande Allianceŗ Est-Ouest contre lřAxe Rome-Berlin-Tokyo. La résistance nřétait cependant quřune force auxiliaire dans les stratégies anglo-américaine et soviétique. Son rôle était de porter les hostilités sur les arrières ou les communications de la Wehrmacht, en étendant la profondeur du théâtre des opérations et en obligeant la Wehrmacht à disperser ses forces. Ce sera encore le cas, durant lřentre-deux-guerres, au Maroc (campagnes dřAbd el-Krim contre les Espagnols puis les Français en 1921-26), au Liban (Djebel druze), en Libye (campagnes dřOmar Moukhtar contre les Italiens en 1922-32) ou en Palestine (face au mandat britannique et à la colonisation juive en 1936-39). 32 Non sans affrontements entre partisans communistes et partisans anticommunistes (guerres civiles yougoslave, grecque, albanaise). Des guérillas antisoviétiques se poursuivent en Pologne de 1945 à 1947 et en Ukraine de 1944 à 1950. 31 46 Stratégique Ce sont les conflits de la décolonisation33 qui donnent à la guérilla une place centrale au plan opérationnel. De la seconde guerre mondiale à ces conflits, apparaît donc la distinction entre le Partisan auxiliaire du Soldat et le Partisan figure principale de la belligérance. Mao et Lin Biao furent au XXe siècle les deux plus grands théoricien et praticien des forces irrégulières auxiliaires des forces quasi-régulières. Les méthodes chinoises utilisées depuis 1927 inspirèrent les Soviétiques en 1941-44, puis les Viet-namiens en 1946-54. Face à lřarmée japonaise (lutte patriotique et défensive) et face aux forces gouvernementales chinoises (lutte révolutionnaire et offensive), lřarmée rouge chinoise, disposant de lřappui soviétique, mêlait combats subconventionnels et quasi-conventionnels, en tendant à transformer la guérilla en guerre quasi-régulière. En même temps, Mao associait la théorie léniniste de la dictature et du Parti dřavant-garde à la paysannerie et au nationalisme : le potentiel révolutionnaire des revendications foncières et patriotiques était intégré à la lutte armée pour le socialisme. Telle fut lřinnovation décisive : lřinvention dřun marxisme agraire et national, donc adapté à la révolte des peuples afro-asiatiques, transformés par le processus de modernisation, contre lřOccident. Le deuxième contexte est donc “l‟anti-impérialismeŗ, dans le cadre de lřalliance entre le tiers-mondisme et le communisme russe ou chinois. La seconde moitié des années 1970 marque un nouveau tournant : lřorganisation et les méthodes de la guerre irrégulière sont retournées contre lřURSS et ses alliés34. Ainsi en Ethiopie, en Angola, au Mozambique, au Nicaragua, en Afghanistan, les partis se réclamant du marxisme-léninisme, à peine arrivés au pouvoir, se trouvent confrontés à des partis rivaux, anciens ou nouveaux, soutenus par des États tiers35. Le troisième contexte devient “l‟anticommunismeŗ, le soutien américain aux combattants irréguliers contre-révolutionnaires du tiers monde devenant un élément décisif de la phase finale de la guerre froide. La guerre dřAfghanistan fut typique dřune situation renversée : le Les guerres dřIndochine, dřAlgérie et dřAngola furent militairement les plus importantes. 34 Même si elles continuent dřêtre utilisées contre la Rhodésie, lřAfrique du Sud, Israël ou en Amérique latine. 35 Au Cambodge, à partir de 1978, le gouvernement soutenu par le Viet-nam et lřURSS est confronté à la guérilla des Khmers rouges, soutenue par la Chine populaire. 33 La théorie du partisan de Carl Schmitt 47 gouvernement socialiste de Kaboul et lřarmée soviétique durent lutter contre une guérilla soutenue par le Pakistan, lřArabie Saoudite, lřÉgypte et les États-Unis : guérilla patriotique et défensive (celle menée par les mudjahidins afghans) mais aussi internationaliste et offensive (celle menée par les Ŗvolontaires arabesŗ). Paradoxale association de la résistance islamique traditionnelle et de la grande Puissance occidentale moderne ! Depuis la fin du conflit Est-Ouest, on sait que la principale figure du partisan est celle du Ŗjihadisteŗ, à la fois localisée et délocalisée36. Le quatrième contexte correspond au front transnational entre l‟Occident et les gouvernements locaux d‟un côté, le radicalisme islamique de l‟autre. D) La légitimation éthique La légitimation que Schmitt, lui, veut donner au Partisan, du moins au premier type, est fondamentalement dřordre éthique, dérivée du pro patria mori et liée à son affirmation théologico-morale du politique à lřencontre du libéralisme et du pacifisme. Le partisan patriote est une figure héroïque37, autrement dit, Ŗun scandale pour tout esprit rationaliste et utilitaristeŗ. En tant que telle, il est peut-être aussi une figure archaïque : “il est l‟un des derniers à monter la garde sur la terre ferme, cet élément de l‟histoire universelle dont la destruction n‟est pas encore parachevéeŗ. Mais cette Ŗforce élémentaireŗ arrive à tenir en échec des armées régulières modernes : Ŗla perfection technique et industrielleŗ est combattue avec succès par une Ŗprimitivité agraire et pré-industrielleŗ38. Schmitt souligne ainsi que dans la guerre de partisans, comme dans la guerre de masse et de Le Ŗjihadismeŗ localisé correspond aux luttes indépendantistes mais aussi à des luttes purement internes, révolutionnaires au sens où elles visent le renversement des régimes établis, contre-révolutionnaires au sens où elles obéissent à des motivations antimodernes. Ainsi, hier ou aujourdřhui, en Afghanistan, au Cachemire, à Aceh, à Mindanao, en Ogaden, en Algérie, en Bosnie, en Tchetchénie, en Irak... Le Ŗjihadismeŗ délocalisé correspond aux attentats dans le monde entier ou contre les Occidentaux, notamment à New York 2001, Bali 2002, Casablanca 2003, Madrid 2004, Londres 2005... Les deux théoriciens respectifs seraient Abdallah Azzam et Ayman al-Zawahiri. Cf. Gilles Kepel, Jean-Pierre Milelli (dir.) : Al-Qaida dans le texte. Ecrits d‟Oussama ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi, Paris, Quadrige-PUF, 2008 (2005). 37 Assez semblable à la figure jüngerienne du Rebelle. Cf. Ernst Jünger : Traité du Rebelle ou le Recours aux forêts, Paris, Ch. Bourgois, 1995 (1957). 38 Théorie du partisan, ibid., pp. 284, 288, 291. 36 48 Stratégique matériel ou dans la guerre high tech, ou bien face à la guerre de masse et de matériel ou à la guerre high tech, cřest en définitive le courage du peuple prêt à la lutte ou celui de lřindividu prêt au combat qui est décisif. La guerre étant devenue une activité bureaucratique, industrielle, scientifique, logistique, lřindividu combattant tend à nřêtre quřun rouage minuscule et remplaçable dans un immense mécanisme en mouvement. Tout continue cependant à dépendre du courage quřil a de rester à son poste ou de remplir sa mission. Il y a donc encore une place pour les Ŗguerriersŗ, id est les combattants qui maintiennent la forme héroïque du combat, celle où lřon risque sa vie dans la confrontation physique directe avec lřadversaire. Précisément, le rapport physique entre combattants revient avec la guérilla et la contreguérilla. Dřautre part, le partisan se tient au niveau de lřévolution technologique et il participe à cette évolution : il combat sur/sous terre, sur/sous mer, dans les airs, il localise ou délocalise son combat, il maîtrise ou apprend à maîtriser les circuits et les instruments les plus perfectionnés39. Disposera-t-il un jour Ŗd‟armes atomiquesŗ ? La vie tout entière, y compris la vie politique et la vie guerrière sont placées devant la question de la technique. ŖDans un monde où plus rien n‟échappe à l‟organisation technique, les anciennes formes et conceptions... du combat, de la guerre et de l‟ennemi disparaissent... Mais le combat, la guerre et l‟ennemi disparaissent-ils pour autant, pour subsister sous la forme plus bénigne de conflits sociaux ? Le jour où la rationalité et la régularité... d‟un monde pris en charge par l‟organisation Schmitt élargit même le phénomène partisan à lřespace extra-atmosphérique, parallèlement aux problèmes dřappropriation, partage et exploitation (nehmen, teilen, weiden). ŖLe progrès technique propose aux conquêtes politiques des défis nouveaux et illimités, car les espaces nouveaux peuvent et doivent être pris en possession par des hommesŗ. La technique ne fait quřintensifier les conflits. ŖDe ce point de vue, quel que soit le progrès par ailleurs, les choses restent ce qu‟elles ont toujours étéŗ. Ainsi, la compétition Est-Ouest dans Ŗla course gigantesque aux espaces nouveaux et illimitésŗ déterminera le destin politique de la Terre ; mais en retour, Ŗseul, celui qui dominera cette Terre que l‟on dit devenue minuscule, saura occuper et exploiter ces (espaces) nouveauxŗ. Les cosmonautes, jusque-là utilisés comme stars de la propagande, “auront alors la chanceŗ de se transformer en Ŗcosmopartisansŗ (ibid., pp. 294-295). Lřarticle de Schmitt : ŖNehmen/Teilen/Weidenŗ (1953), a été traduit sous le titre : ŖÀ partir du Řnomosř : prendre, pâturer, partager. La question de lřordre économique et socialŗ, Commentaire, n° 87, automne 1999, pp. 549-556. 39 La théorie du partisan de Carl Schmitt 49 technique l‟auront emporté totalement, le partisan ne sera peutêtre même plus un gêneur. Il aura tout simplement disparu de luimême dans ce déroulement sans à-coups de processus... fonctionnels... Pour une imagination réglée sur la technique, il sera à peine encore un problème de police..., il ne sera certainement plus un problème philosophique, moral ou juridiqueŗ40. En reprenant le style des pages du Begriff des Politischen de 1932 où il repoussait lřidéal de la dépolitisation, le juriste montre quřil renouvelle son affirmation théologico-morale du politique. Telle est la sympathie de Schmitt doctrinaire du politique envers le Partisan. Le Partisan désigne et combat lřennemi ; il sřoppose à un monde dépolitisé, purement économique et technique ; en même temps, il empêche lřavènement dřun tel monde, qui ne donne plus de sens à lřexistence, alors que ce sont lřhostilité et lřépreuve qui fondent la dignité humaine. Le Partisan est le nouvel obstacle auquel se heurte lřidéal du One World et de la paix universelle, idéal qui restera vaine Ŗillusionŗ tant quřil y aura des hommes prêts à risquer leur vie pour la cause de leur patrie. ŖL‟optimisme technique... espère en un monde nouveau et en un homme nouveauŗ. Du point de vue de cet Ŗoptimisme techniqueŗ, lřirrésistible développement industriel de lřhumanité résoudra tous les problèmes et fera disparaître les partisans. ŖMais que se passera-t-il si un type humain qui, jusqu‟à présent, a donné le partisan, réussit à s‟adapter à son environnement... industriel, à se servir des moyens nouveaux et à développer une espèce nouvelle... du partisan, que nous nommerons le partisan industriel ?ŗ. Face à Ŗl‟optimisme du progrèsŗ, le Ŗpessimisme du progrèsŗ, celui qui croit à la dangerosité humaine (langage anthropologique) ou au péché originel (langage théologique), dispose dřun vaste champ avec Ŗles moyens d‟extermination modernesŗ. Schmitt passe du partisan agraire au partisan nucléaire, nřhésitant pas à donner la vision dřun futur apocalyptique. ŖL‟imagination technique connaît... une solution d‟un pessimisme radical, celle de la tabula rasa. Dans une région traitée aux moyens de destruction modernes, tout serait mort évidemment, ami et ennemi, régulier et irrégulier. Il demeure toutefois concevable, d‟un point de vue technique, que quelques êtres humains survivent à la nuit des bombes et des fusées. En regard de cette éventualité, il serait pratique, et même rationnellement opportun, 40 Théorie du partisan, ibid., pp. 291, 292. 50 Stratégique de prévoir dans les plans la situation d‟après les bombes et de former dès aujourd‟hui des hommes qui, dans la zone ravagée par les bombes, s‟installeraient immédiatement dans les cratères pour occuper la région détruiteŗ41. Soviétiques et Américains nřont-ils pas envisagé, à lřépoque où écrit le juriste, la possibilité dřune guerre nucléaire et dřune victoire nucléaire ? LA THÉORIE DE LA GUERRE IRRÉGULIÈRE Carl Schmitt discerne quatre critères généraux délimitant le champ conceptuel de la théorie du partisan : lřirrégularité, lřengagement politique, la mobilité tactique, le caractère rural, plus le Ŗtiers intéresséŗ (Rolf Schroers). Mais il ne distingue pas les différents types de conflits : interétatiques, internationaux mais non interétatiques, non internationaux, dans lesquels agissent les partisans. Il ne précise pas non plus la terminologie, ni ne développe de praxéologie, ni ne distingue les différents niveaux de la tactique, de la stratégie et de la politique, ni ne traite des problèmes de la contre-guerre irrégulière. Cřest sur ces points là : typologie des contextes conflictuels (invasion, occupation, situation coloniale ou dřapartheid, lutte révolutionnaire, lutte sécessionniste), terminologie (Ŗguérillaŗ, Ŗguerre de partisansŗ, Ŗguerre populaireŗ, Ŗinsurrectionnelleŗ, Ŗclandestineŗ, Ŗsubversiveŗ, Ŗrévolutionnaireŗ)42, praxéologie (les volets politique et militaire 41 Ibid., pp. 292, 293, 294. Cf. aussi R. Aron, op. cit., pp. 208-210. Cette terminologie renvoie à la guerre irrégulière. Lorsquřelle nřest pas lřauxiliaire de la guerre régulière, la guerre irrégulière possède les caractéristiques suivantes. Elle a pour milieu, la population ; pour acteur, le partisan ; pour origine, lřinsurrection, avec ou sans tentative préalable de coup dřÉtat ; pour modalité, la clandestinité, avec ou sans Ŗvitrine légaleŗ ; pour tactique, la guérilla, parallèlement aux actions non violentes ; pour objectif stratégique, la subversion, avec ou sans structuration des forces irrégulières en forces quasirégulières ; pour objectif politique, la prise du pouvoir, avec ou sans alliés. Pour éviter la confusion sémantique, il importe de distinguer les trois niveaux de la tactique, de la stratégie, de la politique. Tactiquement, des partisans, id est des insurgés issus de la population, sřorganisant clandestinement, usent de la guérilla. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres de partisansŗ, de Ŗguerres populairesŗ, de Ŗguerres insurrectionnellesŗ, de Ŗguerres clandestinesŗ, de Ŗguérillasŗ. Stratégiquement, les partisans visent la subversion. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres subversivesŗ. Politiquement, les partisans, lorsquřils ne sont pas de simples francs-tireurs luttant contre lřenvahisseur, visent un changement par la violence de lřautorité établie : chasser lřoccupant ; obtenir lřindépendance, la libération ou la réunification nationales ; renverser le 42 La théorie du partisan de Carl Schmitt 51 de la guerre irrégulière menée par les partisans), contre-guerre irrégulière (la combinaison des activités de combat et de police exercées par les forces militaires), que la Théorie du partisan de Schmitt et, avec elle, sa critériologie, doivent être complétées. A) De la “défense de la constitutionŗ au “conflit de basse intensitéŗ Sřagissant de la contre-guerre irrégulière, le théoricien de lřétat dřexception et de la défense de la constitution aurait pu fournir des indications. Les partisans étant dřabord des militants politiques, il y a trois façons Ŗpacifiquesŗ ou Ŗlégalesŗ de lutter contre eux : la contre-propagande ; la réduction de leur publicité (la privation de lřaccès aux mass media) ; la proscription partielle ou totale... au risque de les précipiter dans la voie insurrectionnelle ! Le raisonnement des détenteurs du pouvoir et de leurs alliés est celui de la Ŗdéfense de la constitutionŗ. Elle implique dřinterdire les partis anticonstitutionnels, donc de limiter le pluralisme politique, de garantir la loyauté des agents publics, donc de les assermenter à la constitution, de limiter la révision constitutionnelle, donc de distinguer les principes fondamentaux (intangibles) des principes secondaires (révisables). Les moyens utilisés pour dissoudre les associations et réprimer leurs membres relèvent de pouvoirs de police administrative et judiciaire extraordinaires au nom de Ŗcirconstances exceptionnellesŗ... soumis normalement au jugement des tribunaux compétents dûment saisis et à la critique des autres partis dřopposition ! Sřils ne suffisent pas, par exemple en cas dřinsurrection, il faut alors recourir à la force militaire pour livrer un Ŗconflit de basse intensitéŗ à des fins de Ŗpacificationŗ. Tel est le continuum politique de la paix à la guerre, même si les deux états marquent une rupture juridique. La guérilla est ainsi un Ŗtrouble interneŗ qui sřest métamorphosé en un Ŗconflit arméŗ se déroulant au sein la population. Il sřagit dřun Ŗconflit de basse intensitéŗ, cependant susceptible dřune double escalade, politique et militaire. Il est probable que lřétat de droit (la légalité ordinaire divisant les pouvoirs et protégeant les libertés) cède à lřétat dřexception (la légalité extraordinaire concentrant les pouvoirs et restreignant les libertés), avec transfert des compétences de police lato sensu des autorités civiles aux autorités militaires. Il est possible que la régime ; obtenir la sécession. Cřest pourquoi on parle de Ŗguerres révolutionnairesŗ. 52 Stratégique Ŗguerre dans la populationŗ se transforme en Ŗguerre contre la populationŗ (de la contre-guérilla au génocide, le pas peut être franchi). B) La critériologie de la guerre irrégulière Dûment complétée, la critériologie schmittienne de la guerre irrégulière lorsque cette dernière nřest pas la simple auxiliaire de la guerre régulière- comprendrait quatre séries dřéléments : lřinsurrection et la clandestinité, la guérilla, lřusure et la subversion, la prise du pouvoir, auxquels sřajouterait le Ŗtiers intéresséŗ. 1. Insurrection et clandestinité Les partisans sont des insurgés, cřest-à-dire des civils qui appartiennent à une organisation clandestine (OC) ayant choisi la lutte armée. Souvent, pour être admis dans cette organisation et pour y maintenir une discipline rigoureuse, il faut commettre, sous peine de châtiment, un attentat sur une personne désignée, homme politique ou agent public, en tel lieu et à tel moment. Définitivement compromis, le militant nřaura dřautre cause que celle de lřOC. Lřappartenance à un parti révolutionnaire, dans la guerre révolutionnaire, implique Ŗrien moins qu‟une réquisition totaleŗ, remarquait Schmitt43. Lřappartenance à une OC engendre le Ŗholisme organisationnelŗ : les individus, poursuivis, vivent dans lřillégalité, si bien que lřOrganisation est simultanément leur direction (elle donne les ordres) et leur protection (elle sert dřabri). Dřoù lřimportance à la fois de la solidarité et de la segmentation du groupe44, qui font ressembler lřOC à une Ŗcommunauté atomiséeŗ. La clandestinité, paradoxalement, sřassocie à la recherche de la notoriété et de la légitimation. Elle peut nřêtre que partielle, en cas de Ŗdualité de structureŗ : certaines OC disposent dřune Ŗvitrine légaleŗ, parti, syndicat, organe de presse... 2. La guérilla La tactique qui découle de lřinsurrection et de la clandestinité est la guérilla, du moins une fois parvenue à un certain degré dřimplantation, dépassant le simple Ŗtrouble interneŗ. La guérilla est une tactique de harcèlement visant les points Cřest le parti qui est totalitaire, bien plus que lřÉtat, écrivait-il (Théorie du partisan, ibid., pp. 224-225). 44 Lřétanchéité des structures et des activités doit limiter lřétendue des renseignements qui pourraient résulter de la capture dřun membre de lřOrganisation. 43 La théorie du partisan de Carl Schmitt 53 faibles de lřadversaire régulier (postes isolés...). Elle requiert : connaissance du terrain ; dissimulation, furtivité et mobilité ; faible logistique et coordination souple, afin dřalterner rapidement attaque et retraite, embuscades et accrochages, sabotages et attentats. Les partisans ont besoin de la population ; ils vivent chez elle et ils comptent sur elle : par la persuasion ou la coercition, ils doivent en tirer, au moins partiellement, leurs sources de financement, hébergement, ravitaillement, recrutement. Ils cherchent à Ŗlřéduquerŗ et à la solidariser, y compris en la compromettant pour la rallier : lřobliger à coopérer (à fournir des vivres, abris, fonds, hommes, renseignements) en escomptant que la crainte de la répression de la part des forces régulières la fera basculer dans le camp des partisans. Ces derniers utilisent différentes techniques de mise au défi des forces de lřordre, qui obligent les autorités, soit à une capitulation politique, soit à une répression impopulaire. Dřautre part, lřalternance des attaques et des appels à la négociation sert à saper la volonté de combattre de lřadversaire, à apparaître comme un ami de la paix et permet de sřériger en interlocuteur à égalité avec les autorités. En usant de violence et de propagande sur cette violence, les partisans cherchent à exacerber les tensions sociales, à rompre les inhibitions des gens habitués à obéir, à transformer les critiques individuelles en contestation collective. Il leur faut, en effet, enclencher dřautres formes dřaction que la lutte armée, à partir de la lutte armée et parallèlement à la lutte armée, car la violence, à elle seule, ne représente pas un danger décisif pour lřautorité établie. La violence doit agréger et mobiliser les groupes sensibilisés puis les couches passives de la population, donc renforcer lřorganisation clandestine. 3. L’usure et la subversion Le but stratégique de la guérilla, combinée à dřautres formes de contestation, est lřusure et la subversion. Par leur lutte prolongée, multisectorielle et multidimensionnelle, les partisans veulent attirer lřattention des médias (qui se considèrent comme des Ŗcontre-pouvoirsŗ en démocratie), des États tiers et des organisations internationales. Au-delà de la recherche de la notoriété et de la légitimation, ils veulent faire jouer la Ŗcritique de la dominationŗ en défaveur du plus fort et le Ŗprincipe de la compassionŗ en faveur du plus faible (bien gérée, lřimage du faible devient gagnante face à celle du fort, dès lors quřelle attire la sympathie des tiers). Ils visent à 54 Stratégique décourager lřopinion, les forces, lřautorité adverses, après avoir montré aux masses la vulnérabilité dřun pouvoir quřelles croyaient peut-être invincible. Parallèlement, ils entendent imposer, par leur encadrement politique clandestin et leur force armée, leur domination auprès de la population quřils prétendent représenter. Pour cela, il leur faut : éliminer les éléments hostiles, rivaux ou modérés de cette population45, notamment le personnel politique, administratif et judiciaire local46 ; instituer des Ŗzones libéréesŗ (conquérir le pouvoir à la base et le conserver) dans lesquelles ils surveilleront, agrégeront et mobiliseront les habitants, leur imposeront silence, lanceront des campagnes de dénonciation ou des mots dřordre permettant de savoir qui est sympathisant et qui ne lřest pas, puniront toute insoumission ; saper lřautorité officielle, la doubler, se substituer à elle, montrer quřelle nřest pas capable de se faire obéir ni de protéger ses collaborateurs ou même tout citoyen, de manière à ce que la population finisse par transférer son allégeance. Il importe, en effet, non seulement que les anciens rapports sociopolitiques soient rompus, mais que de nouveaux soient instaurés. 4. La prise du pouvoir La finalité politique de lřusure et de la subversion est la prise du pouvoir au nom dřune cause. Les partisans revendiquent une légitimité quřils opposent à la légalité en vigueur. Ils traitent en ennemis ceux qui obéissent à la légalité quřils rejettent ; ils traitent en amis ceux qui adhèrent à la légitimité quřils invoquent. Parce quřils sont le plus souvent considérés comme des criminels47 et quřils peuvent sombrer dans le banditisme, leur priorité est de faire connaître et reconnaître le caractère politique, id est désintéressé et collectif, de leur action (qui les distingue à la fois des mercenaires, des pirates et des criminels de droit commun, motivés par le gain personnel). Ensuite, il La terreur est sélective, coupant les Ŗpontsŗ, ne frappant que les Ŗennemis du peupleŗ et libérant les Ŗopprimésŗ, pour être présentée comme une Ŗjusticeŗ extra-gouvernementale. 46 Plus personne ne désirera occuper ces postes, enviés auparavant, ou même fréquenter leurs titulaires de peur de passer pour un Ŗtraîtreŗ, si bien que lřappareil dřÉtat se recroquevillera, que les autorités ne disposeront plus de relais locaux, que les liens entre elles et le peuple seront rompus, et quřelles nřauront plus quřà Ŗlégiférer dans le videŗ (David Galula). 47 La différence entre Ŗorganisation clandestineŗ et association de malfaiteurs, Ŗimpôt révolutionnaireŗ et racket... ne réside que dans lřanimus, cřest-àdire lřintention. 45 La théorie du partisan de Carl Schmitt 55 sřagit pour eux de trouver des alliés, à lřintérieur et à lřextérieur, puis dřobliger les autorités à négocier, en sřimposant comme des interlocuteurs incontournables. Des partisans ne remportent pas de victoire militaire, à moins quřils ne se structurent en forces quasi-régulières. Mais il leur suffit de tenir en échec les efforts de Ŗpacificationŗ, dřobliger lřautorité à maintenir lřétat dřexception, avec les coûts économiques, politiques, moraux, à lřintérieur et à lřextérieur, pour quřils soient en mesure de convaincre les autorités, soumises à des campagnes de presse, à la pression des électeurs ou à celle de tierces Puissances, quřelles ne pourront lřemporter définitivement, quřil ne leur reste donc quřà négocier ou à céder... Au risque de susciter lřindignation voire la rébellion dřune partie de lřopinion ou des militaires48 ! La participation au pouvoir clôt la phase de la lutte armée, à moins quřelle ne précède la monopolisation du pouvoir, par la voie légale et/ou la poursuite de la lutte armée via la structuration en force quasirégulière. 5. Les “tiers intéressésŗ ne sont ni des co-belligérants ni des neutres. Ce sont les Puissances qui sřengagent en deça de lřintervention militaire directe aux côtés des partisans et à lřencontre du gouvernement. Par exemple, elles envoient de lřaide humanitaire ou instaurent des Ŗzones humanitairesŗ (servant de refuges), donnent asile aux membres des organisations partisanes, versent des fonds, livrent des armes, dépêchent des instructeurs voire des troupes déguisées, procurent des bases aux mouvements partisans leur permettant de poursuivre la lutte à lřabri de leurs frontières étatiques, leur confèrent une reconnaissance politique donc une légitimité internationale49. Cette amitié politique est dřautant plus décisive que lřirrégulier doit inévitablement se légitimer par référence au régulier, soit en se faisant reconnaître par un régulier, soit en imposant une nouvelle régularité : Ŗl‟irrégularité à elle seule n‟est constitutive de rien, elle devient Exemple des partisans de lřAlgérie française contre la politique du général de Gaulle à partir de 1960. 49 Les OC doivent être reconnues ou soutenues par des Puissances régulières : la résistance française lřétait par les Alliés en 1940-44, le Viet-minh par la Chine populaire, le FLN par la Tunisie, lřOLP par les États arabes, la guérilla afghane par le Pakistan, lřArabie Saoudite, lřÉgypte et les États-Unis, lřANC par les États de la Ŗligne de frontŗ, etc. 48 56 Stratégique simplement une illégalitéŗ50. En cas dřintervention militaire directe aux côtés des partisans, éclate un conflit armé interétatique, dans lequel les partisans ne sont plus que les auxiliaires de lřarmée régulière intervenante. Les mouvements dénués ou privés de soutien extérieur échouent51. Lřintervention étrangère joue un rôle asymétrique selon quřelle se place aux côtés des partisans ou aux côtés du gouvernement : elle confère une légitimation aux premiers, à moins quřils nřapparaissent comme de simples Ŗorganes de faitŗ de la Puissance étrangère ; elle tend à délégitimer le second, si bien que lřintervention étrangère, même nécessaire dans lřimmédiat, peut sřavérer contre-productive à terme52. En effet, le nationalisme (lřaspiration à être gouvernée par des compatriotes) a pour conséquence quřaucune Puissance étrangère (occidentale) nřa le pouvoir de doter un gouvernement local (afro-asiatique) de la légitimité ; inversement, lřassociation dřun gouvernement à une Puissance étrangère érode la légitimité de celui-ci. Il importe que les forces étrangères donnent lřimpression quřelles sont présentes à lřappel authentique et révocable du gouvernement local53. DU PARTISAN PATRIOTE AU PARTISAN COMMUNISTE OU : DE L’HOSTILITÉ RÉELLE À L’HOSTILITÉ ABSOLUE La légitimation Ŗdémocratiqueŗ du Partisan paraît épouser le Ŗprogrès de lřhistoireŗ. Elle aboutit, en fait, à une Ŗrégression de la civilisationŗ, au sens où la guerre irrégulière, se déroulant 50 Théorie du partisan, ibid., p. 299. Grèce 1949, Philippines 1952, Malaisie 1957, Kurdistan 1975, FARC, Sentier Lumineux, UNITA, RENAMO, Algérie 1999, Khmers rouges, rébellion irakienne... Quřen sera-t-il des talibans afghans ? 52 Dřoù la volonté américaine, hier ou aujourdřhui, de vietnamiser, dřirakiser ou dřafghaniser... la contre-guérilla. 53 Une intervention étrangère sřexplique par le fait que le gouvernement local nřest pas capable de vaincre une rébellion, cependant quřelle implique une coopération entre lřÉtat assisté et lřÉtat assistant. De cette dépendance coopérative résultent : dřinévitables querelles entre les deux types dřÉtats, aggravées sřil existe une forte différence socio-culturelle entre eux, redoublées par les querelles entre gouvernements et forces coalisés si lřassistance sřeffectue dans le cadre dřune coalition ; une Ŗextranéisationŗ des affaires du pays, éventuellement jusquřà la prise en charge, donc la mise sous tutelle, qui alimente la propagande nationaliste de la rébellion. 51 La théorie du partisan de Carl Schmitt 57 au sein de la population, ouvre une voie vers la Ŗguerre totaleŗ, parallèlement à lřévolution discriminatoire de la belligérance54. À cet égard, la légalisation de la guerre irrégulière : la résistance à lřoccupation en 1949, les luttes anti-coloniales et anti-apartheid en 1977, aboutissent, montre Schmitt, à une aporie. Le doctrinaire du politique aimait le Partisan ; le juriste du jus publicum europaeum dénonce le Partisan ! Pour échapper à la contradiction, lřauteur de la Théorie du partisan entreprend à nouveau, en retraçant la trajectoire du phénomène de Clausewitz à Lénine et à Mao, de contre-distinguer les deux figures. Il entend montrer quřelles ne sont pas animées par le même type dřhostilité et quřelles ne livrent par conséquent pas le même type de guerre. A) Le contraste entre la guerre régulière et la guerre irrégulière La théorie et la pratique stratégiques au sens moderne reposent sur le postulat que la force armée est monopolisée et concentrée par lřÉtat, id est lřinstitution militaire, dont les membres portent ostensiblement lřarme et lřuniforme. Lorsque lřarmement (léger) est diffusé dans la population, ou que les combattants sřy dissimulent, ou que chaque civil est un combattant potentiel, il nřest plus possible à un belligérant de concentrer lřeffort de guerre sur les forces adverses. Les partisans créent ainsi un nouvel espace du conflit armé : la population civile ellemême, bouleversant les conditions de la guerre sur terre55. Dans la guerre irrégulière, il nřy a pas de front, à peine un théâtre : tout le territoire et sa population sont susceptibles dřêtre visés, sinon ravagés, par lřagitation dřun côté, le quadrillage de lřautre. De plus, la guerre irrégulière renvoie toujours à une forme de guerre civile : non seulement lřaffrontement entre les autorités et un ou plusieurs mouvements, mais encore lřaffrontement entre fractions 54 Sur ce point, cf. le Nomos de la Terre, mais aussi Die Wendung zum diskriminierenden Kriegsbegriff, Berlin, Duncker u. Humblot, 1988 (1938), Das internationalrechtliche Verbrechen des Angriffskrieges und der Grundsatz “Nullum crimen, nulla poena sine legeŗ, Berlin, Duncker u. Humblot, 1994 (1945), ainsi que notre article : ŖLe concept de guerre en droit international selon Carl Schmitt : la critique de lřévolution vers un concept discriminatoire en jus ad bellumŗ, Etudes internationales, à paraître. 55 Le sens du régime des combattants en jus in bello est précisément de rétablir la possibilité dřune stratégie au sens classique, en obligeant les combattants irréguliers à se rendre visibles, distincts des civils inoffensifs, au moins avant lřengagement armé, sřils veulent bénéficier du statut de combattants légaux. 58 Stratégique de la population, insurgés dřune part, loyalistes dřautre part56. Or, la guerre civile et la Ŗguerre totaleŗ ont des traits communs : elles abolissent les distinctions combattants/non-combattants ; elles tendent à discriminer lřennemi au nom dřune idéologie et à exiger sa capitulation ; elles impliquent la mise en place dřun pouvoir dictatorial, pour réaliser lřeffort guerrier ou vaincre lřinsurrection. Dřautre part, il nřy a généralement pas, en temps de guerre irrégulière, dřapplication du statut de prisonnier de guerre (PG), puisquřil sřagit de retourner lřadversaire capturé ou, surtout, dřobtenir des renseignements, y compris en appelant la population à la délation. De toute façon, les combattants irréguliers remplissent assez rarement les conditions pour être considérés comme des combattants légaux ayant droit au statut de PG57. Cřest en ce sens quřils se livrent à une belligérance Ŗrisquéeŗ, non pas au sens du droit des assurances, soulignait Schmitt : le partisan Ŗsait que l‟ennemi le rejettera hors des catégories du droit... et il accepte de courir ce risque... Il n‟attend... ni justice ni grâce. Il s‟est détourné de l‟hostilité conventionnelle de la guerre... pour se transporter sur le plan d‟une hostilité différente... dont l‟escalade, de terrorisme en contre-terrorisme, va jusqu‟à l‟exterminationŗ58. B. L’aporie de la légalisation de la guerre irrégulière Parallèlement à la montée des luttes irrégulières, le jus in bello au e XX siècle a élargi les catégories de combattants de facto susceptibles de prétendre au statut de combattants de jure (donc à celui de PG en cas de capture ou de reddition, nřencourant pas de responsabilité pénale, puisque leurs actes ne sont plus considérés comme criminels). Des combattants irréguliers, id est des civils insurgés, peuvent devenir des combattants légaux, à lřinstar des combattants réguliers, id est des soldats. En 1963, Schmitt entre56 Il arrive fréquemment aussi que plusieurs mouvements insurgés se disputent la représentation insurrectionnelle de la population. 57 En cas de capture ou de reddition, le combattant irrégulier illégal ne bénéficiera ni du statut de PG (exempté dřinterrogatoire et de poursuite pénale) ni du statut de civil interné (exempté de travail, de transfert dans un autre pays que le sien, de rétention durant toute la durée des hostilités), il sera assimilé à un détenu politique ou à un détenu de droit commun, bénéficiant des dispositions du Ŗminimum humanitaireŗ de lřarticle 3 commun aux quatre Convention de Genève de 1949 ou du Ŗnoyau indérogeableŗ du droit international des droits de lřhomme. 58 Théorie du partisan, ibid., pp. 219, 240. La théorie du partisan de Carl Schmitt 59 prend de démontrer que cette légalisation de la guerre irrégulière aboutit à la dissolution du jus in bello et du régime de lřoccupatio bellica. La guerre du jus publicum europaeum est un conflit armé livré par des armées étatiques entre des ennemis étatiques Ŗqui se respectent... dans la guerre en tant qu‟ennemis sans se discriminer mutuellement comme des criminels, de sorte que la conclusion d‟une paix est... l‟issue normale... de la guerreŗ. Au regard de cette régularité classique, le partisan ne peut être quřune figure marginale, Ŗce qu‟il fut effectivement encore durant toute la première guerre mondialeŗ59. De fait, les Allemands ne se heurtèrent pratiquement à aucune résistance armée en Belgique, dans le nord de la France ou en Pologne russe, en 1914-1918. Mais la conscription a transformé les guerres entre États en guerres entre nations. En résultent des situations difficiles voire insolubles pour le droit international, car les Ŗmilicesŗ, les Ŗcorps de volontairesŗ ou la Ŗlevée en masseŗ, dont les membres ont droit au statut de combattants légaux selon le Réglement de La Haye de 1907, sapent la distinction des civils et des militaires. Qui est non combattant à lřheure de la Ŗnation arméeŗ ? Parallèlement, la Ŗmobilisation totaleŗ entraîne lřélargissement de la notion dřobjectif militaire. Bref, la Ŗdémocratisationŗ et Ŗlřindustrialisation de la guerreŗ tendent à la Ŗtotalisation de la guerreŗ, donc à la négation du jus in bello, même si celui-ci réaffirme normativement la distinction des combattants et des non-combattants, des objectifs militaires et non-militaires. Dans ce contexte, la guerre irrégulière surajoute des problèmes spécifiques. À la suite de lřoccupation allemande, de la résistance à cette occupation et des représailles allemandes, en 1940-44, de longues et difficiles controverses juridiques se sont développées. Les Conventions de Genève de 1949 assimilent la résistance à lřoccupation à un conflit armé international, du moins si les mouvements de résistants et leurs membres remplissent les conditions posées. Le régime de lřoccupatio bellica, dont traite la IVe Convention relative à la protection des populations civiles, sřen trouve rendu complètement contradictoire. Pour résumer, il est dit que les agents publics et les particuliers doivent obéissance à lřautorité militaire occupante, même si leur allégeance continue dřaller à lřÉtat dont ils sont ressortissants, dřoù résulte le droit de 59 Ibid., p. 218. 60 Stratégique résistance armée à lřoccupant ! La IVe Convention essaye de trouver un compromis entre les intérêts de lřarmée occupante et ceux de son adversaire : le résistant, cřest-à-dire le partisan. Celui-ci trouble dangereusement lřordre en vigueur dans le territoire occupé, Ŗnon seulement parce que le territoire situé à l‟arrière du front... est son théâtre d‟opérations spécifique, où il perturbe les transports et les (communications), mais encore du fait qu‟il est plus ou moins soutenu et caché par la population de ce territoireŗ60. Les partisans comptant sur la population, la protection de cette dernière équivaut à une protection indirecte des premiers. Mais, souligne Schmitt, la population ne doit pas être protégée uniquement vis-à-vis de lřarmée dřoccupation, elle doit lřêtre aussi vis-à-vis des partisans ! La IVe Convention confirme que lřautorité militaire occupante a le droit de prévenir et de réprimer les actes hostiles. À cette fin, elle conserve la faculté de réclamer le concours de la police et de la justice locales. Le policier local se trouve ainsi placé au centre dřexigences périlleuses et contradictoires. Lřoccupant attend de lui lřobéissance dans le maintien et le rétablissement de lřordre, cřest-à-dire la lutte contre les résistants ; les autorités de lřÉtat dont il est le ressortissant et lřagent exigent quřil garde son allégeance, et elles lui demanderont des comptes à la fin des hostilités ; la population dans laquelle il opère escompte de lui une solidarité qui peut sřopposer à sa mission de police administrative ou judiciaire. Les partisans et lřarmée qui les combat auront tôt fait de le précipiter “dans le cycle infernal de leurs représailles et contre-représaillesŗ61. Le Réglement de La Haye de 1907 et les Conventions de Genève de 1949 ont posé des conditions à la reconnaissance des combattants irréguliers comme combattants légaux. Sřagissant des mouvements de résistance, les conditions sont les suivantes : lien avec une partie au conflit, organisation sous un commandement responsable, signe distinctif fixe et visible à distance, port ouvert des armes, respect des lois et coutumes de la guerre. Il est alors facile de comprendre le caractère aporique de ces conditions, eu égard à la nature même de la guerre des partisans. Lřirrégularité des partisans se manifeste dans leur rébellion à lřautorité et dans la pratique qui découle de cette rébellion : le fait 60 61 Ibid., p. 236. Ibid., p. 238. La théorie du partisan de Carl Schmitt 61 de se fondre dans la population, de ne pas arborer de signes distinctifs et de ne pas porter ouvertement les armes, de préférer les actions perfides au combat loyal, de chercher à provoquer des réactions disproportionnées de la part de lřarmée régulière en espérant que la population se soulèvera. Comment pourraient-ils renoncer aux méthodes de la guerre de partisans sans cesser dřêtre des partisans et sans perdre les avantages que procurent ces méthodes face à une armée régulière ? Dřautre part, la Ŗpartie au conflitŗ peut être lřÉtat dont les résistants sont ressortissants ou un État allié. LřÉtat dont ils sont ressortissants peut être représenté : par le gouvernement légal demeurant sur la partie libre du territoire national ; par le gouvernement légal réfugié sur le territoire dřun État allié cobelligérant ; par une autorité Ŗreprésentativeŗ qui se réfugie sur le territoire dřun État allié cobelligérant et qui désire poursuivre la lutte bien que le gouvernement légal ait signé un armistice (on aura reconnu le cas français en 1940-44). La résistance à lřoccupation devient alors guerre civile contre le gouvernement ! À cette énorme réserve près, les Conventions de Genève représentent une grande œuvre humanitaire. ŖEn faisant preuve, à l‟égard de l‟ennemi, non seulement d‟humanité mais encore de justice au sens où il est reconnu, elles se maintiennent sur la base du droit international classique et de sa tradition, sans lesquels une telle œuvre d‟humanité ne serait guère possibleŗ. Mais le fondement de ce droit classique procède du concept non discriminatoire de guerre, avec ses distinctions entre guerre et paix, belligérance et rébellion, militaires et civils, ennemi et criminel. Or, Ŗles Conventions... ouvrent la porte à une forme de guerre qui détruit sciemment ces distinctions nettesŗ. Du point de vue de la thèse schmittienne de la liaison subordonnée du jus in bello au jus ad bellum, lřévolution vers un concept discriminatoire de belligérance sape à la base les tentatives de limitation des conflits armés62. Cette limitation sřappuie en effet Ŗsur certains aspects Dřaprès Schmitt, lřévolution discriminatoire du jus ad bellum ou sa mutation en jus contra bellum précipite la ruine du jus in bello : comment borner la violence entre ennemis ne se reconnaissant plus sur un même plan juridique ? Comme le rappelle Henri Meyrowitz (Le Principe de l‟égalité des belligérants devant le droit de la guerre, Paris, Pedone, 1970, pp. 2-6, 400401), cette doctrine de la liaison subordonnée du jus in bello au jus ad bellum est démentie, selon le droit positif, par lřindifférence du jus in bello vis-à-vis du jus ad bellum, donc relativisée par le principe de lřégalité des belligérants 62 62 Stratégique qui, pour avoir été écartés par la Révolution française, ont été réhabilités... dans le cadre de l‟œuvre de restauration du Congrès de Vienne. Les notions de guerre limitée et d‟ennemi juste que nous a léguées l‟époque monarchique ne peuvent être légalisées au plan interétatique que si les États belligérants de part et d‟autre y demeurent attachés à l‟intérieur aussi bien que dans leurs relations réciproques, c‟est-à-dire quand leurs concepts intra-étatiques et interétatiques de régularité et d‟irrégularité, de légalité et d‟illégalité ont le même contenu ou... du moins une structure à peu près homogène. Sinon, la normalisation interétatique, loin de promouvoir la paix, n‟aura d‟autre résultat que de fournir des prétextes et des mots d‟ordre à des mises en accusation réciproquesŗ63. Précisément, les concepts classiques ne sont plus que des instruments tactiques mis au service de la révolution mondiale. C) De Clausewitz à Lénine Toute théorie de la guerre, selon Schmitt, a pour objet dřidentifier lřhostilité qui lui donne son sens et son caractère propre. Lřhostilité étant par rapport à la guerre le concept premier, il sřensuit que la distinction des différentes sortes dřhostilité précède la distinction des différentes formes de guerre. Le jus publicum europaeum avait limité lřhostilité en distinguant lřennemi du criminel. Cřest précisément cela que la guerre irrégulière semble remettre en question : en opposant leur légitimité à la légalité en vigueur, les partisans disqualifient politiquement les autorités ; quant à ces dernières, elles assimilent les rebelles à des bandits (à des Ŗterroristesŗ, dirait-on de nos jours). Le partisan est ainsi Ŗcelui qui exécute l‟arrêt de mort prononcé contre le criminelŗ et celui qui risque aussi Ŗd‟être traité comme un criminelŗ64. Les combattants irréguliers sont, en effet, des combattants illégaux sřils ne respectent pas les conditions conventionnelles, cependant quřen cas de guerre civile (donc hors Ŗlevée en masseŗ, résistance à lřoccupation ou lutte devant le jus in bello quelle que soit leur inégalité devant le jus ad bellum. Il nřen reste pas moins quřexiste une contradiction entre un jus in bello qui, par nature, promeut la limitation de la guerre et un jus ad bellum qui, par évolution, entend promouvoir la discrimination des belligérants. Si la guerre devient un Ŗcrimeŗ, comment justifier sa régulation ? 63 Théorie du partisan, ibid., pp. 243, 248-249. 64 Ibid., p. 241. La théorie du partisan de Carl Schmitt 63 anti-coloniale ou anti-apartheid) les insurgés nřont la qualité de combattants légaux que sřil y a reconnaissance de belligérance par le gouvernement établi65. Le partisan patriote, de par son caractère défensif et localisé, sřen tient cependant à une hostilité politique, Ŗréelleŗ mais non Ŗabsolueŗ, alors que le partisan communiste, de par son caractère révolutionnaire et mondialisé, développe une hostilité idéologique, Ŗabsolueŗ. Or, le nationalisme de libération a fini par tomber Ŗaux mains d‟une direction centrale... supranationale qui apporte... son soutien, mais dans le seul intérêt de ses propres objectifs de nature toute différente, visant une agression mondialeŗ. Une guerre à but révolutionnaire : destruction de lřennemi de classe ou suppression du gouvernement adverse, fait du partisan Ŗle personnage centralŗ de la belligérance, et les soldats eux-mêmes, au cours dřune guerre idéologique, deviennent des partisans. ŖTelle est la logique d‟une guerre à justa causa qui ne se reconnaît pas de justus hostisŗ66. Au XXe siècle, la guerre des États tend donc à être remplacée par la guerre des Partis. Ainsi, la première guerre mondiale, commencée comme une guerre interétatique européenne classique sřest terminée Ŗpar une guerre civile mondiale née de l‟hostilité révolutionnaire de classeŗ67. Cřest à cette évolution que sřintéresse Schmitt, qui néglige, par conséquent, dřune part, la caractéristique des armées industrielles de masse dans la montée aux extrêmes dřune guerre dřusure prolongée, dřautre part, la lutte de la contre-révolution (fasciste) et de la révolution (communiste) dans lřéclatement de la Ŗguerre civile internationaleŗ. Dans les années 1920, il avait reconnu en Lénine le théoricien et le praticien de la dictature révolutionnaire68. En 1963, il Cf. Victor Duculesco : ŖEffet de la reconnaissance de lřétat de belligérance par des tiers, y compris les organisations internationales, sur le statut juridique des conflits armés à caractère non internationalŗ, Revue générale de Droit International Public, 1975, pp. 125-151 ; Djamchid Momtaz : ŖLe droit international humanitaire applicable aux conflits armés non internationauxŗ, RCADI, 2001, pp. 9-145. 66 Théorie du partisan, ibid., pp. 241, 288. 67 Ibid., p. 311. 68 Cf. La Dictature (1921), suivi de La Dictature du Président du Reich d‟après l‟article 48 de la constitution de Weimar (1924), Paris, Seuil, 2000 ; Parlementarisme et démocratie (recueil de six textes de Schmitt parus entre 1923 et 1931), Paris, Seuil, 1988, préf. P. Pasquino. Le noyau du léninisme est constitué par le mythe de la révolution (la foi en la volonté politique), la dictature éducative du Parti (le parti idéologique promet à ses membres le 65 64 Stratégique sřintéresse au théoricien et au praticien de la guerre révolutionnaire. Lřoriginalité du chef bolchevik est dřavoir continué Clausewitz et dřavoir reconnu que la guerre, devenue guerre de classes, devait prendre la place du suffrage universel et de la crise économique dans la dialectique révolutionnaire. Marx et Engels pensaient que Ŗla démocratie bourgeoise finirait, le suffrage universel aidant, par procurer au prolétariat une majorité au Parlement, réalisant de la sorte par des voies légales le passage de l‟ordre social bourgeois à la société sans classesŗ. Ils misaient donc sur la Ŗrévolution légaleŗ. Lénine, lui, discerne que le recours à la violence est inévitable. Cřest pourquoi il érige le partisan en figure centrale de “la guerre civile révolutionnaire du communismeŗ69. À cet égard, Schmitt attache une importance particulière au Que faire ? de 1902 et à lřarticle : ŖLe combat de partisansŗ paru en 1906 dans la revue russe Le Prolétaire. ŖLénine était un grand familier et admirateur de Clausewitzŗ. Son analyse approfondie du Vom Kriege et les commentaires quřil inscrit dans son cahier de notes, la Tetradka, forment ainsi Ŗl‟un des documents les plus grandioses de l‟histoire universelleŗ. Leur examen permet de déduire Ŗla nouvelle théorie de la guerre absolue et de l‟hostilité absolue qui commande l‟ère de la guerre révolutionnaire et les méthodes de la guerre froideŗ. Dřaprès Schmitt, le chef bolchevik est convaincu Ŗque la distinction de l‟ami et de l‟ennemi est... la démarche primaire et qu‟elle commande aussi bien la guerre que la politiqueŗ. Il renverse les bornes à la belligérance que le jus publicum europaeum avait fixées et que le Congrès de Vienne avait restaurées. Pour lui, seule la guerre révolutionnaire est une guerre véritable, parce quřelle naît dřune hostilité absolue, la guerre interétatique limitée nřétant finalement, en comparaison, quřune sorte de Ŗjeuŗ. Seule importe donc la question décisive : existe-t-il un ennemi absolu et qui est-il concrètement ? Réponpouvoir absolu aux fins de contraindre les Ŗnon libresŗ à devenir Ŗlibresŗ), la légitimation de la violence par la philosophie de lřhistoire (la marche du progrès autorise lřavant-garde du prolétariat à user de la coercition contre les ennemis du prolétariat et du progrès), la réduction de la complexité sociale à la dualité ami-ennemi (la substitution du clivage prolétariat/bourgeoisie à la pluralité réelle des classes). Poussé à son degré extrême par la nécessité dialectique de la lutte, le rationalisme du marxisme sřest retourné en un irrationalisme. Cf. aussi François Furet : Le Passé d‟une illusion. Essai sur l‟idée communiste au XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy/R. Laffont, 1995. 69 Théorie du partisan, ibid., pp. 261, 287. La théorie du partisan de Carl Schmitt 65 se : cet ennemi, cřest le bourgeois, le capitaliste occidental et son ordre social. Le partisan, fer de lance de la lutte des classes et négation radicale de lřordre bourgeois, a précisément pour vocation de mettre en œuvre lřhostilité absolue. Le but est la révolution dans tous les pays du monde. Tous les moyens, légaux ou illégaux, pacifiques ou violents, réguliers ou irréguliers, qui servent ce but, sont bons et justes, suivant la conjoncture70. D) De Lénine à Mao De Lénine à Mao Tsé-Toung, Ŗce nouveau Clausewitzŗ, la nouvelle théorie de lřhostilité a poursuivi sa course. Dans la guerre contre lřAllemagne, Staline associa la force de la résistance patriotique à la force de la révolution communiste. ŖL‟association de ces puissances hétérogènes domine aujourd‟hui les luttes de partisans par toute la Terreŗ. Lřélément communiste a Ŗjusqu‟à présentŗ gardé lřavantage Ŗdu fait de sa constance dans la poursuite de ses buts et de l‟appui qu‟il trouve à Moscou ou à Pékinŗ. Le nouveau stade du phénomène partisan nřa toutefois pas été inauguré par Staline, mais par Mao. De 1927 à 1949, celui-ci a développé les méthodes de la guerre subconventionnelle et quasi-conventionnelle contre le Kuo-minTang et contre les Japonais, unifiant le parti communiste chinois Ŗen un parti de paysans et de soldats dont le partisan était la pièce maîtresseŗ71. Dans ses écrits de 1936-1938, Mao développe de manière systématique les concepts clausewitziens, mais avec le Ŗdegré de totalitéŗ inhérent à la théorie et à la pratique de la révolution. Le noyau de la doctrine maoïste, selon Schmitt, cřest lřidée de la Ŗnation en armesŗ. Ce mot dřordre était précisément celui des officiers prussiens qui organisèrent la lutte contre Napoléon. À cette époque, les énergies patriotiques furent canalisées par lřarmée régulière, et la guerre était considérée comme un état exceptionnel distinct de lřétat normal quřétait la paix. Clausewitz nřaurait pu mener jusquřà son terme la logique du partisan, comme lřont fait les révolutionnaires professionnels. Ce sont les communistes russes et chinois qui ont saisi la portée du chapitre 26 du livre 6 du Vom Kriege, consacré à lřarmement du peuple. 70 Ibid., p. 263. Sur la Leninskaya Tetradka et la pensée de Lénine sur la guerre et la paix, cf. Berthold C. Friedl : Cahier de Lénine sur Clausewitz, in Les Fondements théoriques de la guerre et de la paix en URSS, Paris, Médicis, 1945, pp. 39-90. 71 Théorie du partisan, ibid., pp. 267, 268, 269. 66 Stratégique La participation des masses brise les obstacles au déchaînement de la guerre, qui prend une allure révolutionnaire. Voilà ce qui, chez Clausewitz, fascine Lénine, qui écrit dans la Tetradka : Ŗrapprochement avec le marxismeŗ. En 1813, dans le cadre de la défense nationale, lřofficier prussien esquissait une doctrine dřemploi de la guerre irrégulière, auxiliaire de la guerre régulière. Cette doctrine réinterprétée par Lénine a été reprise par Mao, en même temps quřil renouvelait le sens de la formule sur la guerre, continuation de la politique. Dans la guerre civile prolongée, la relation entre la politique et la guerre revêt une évidence accrue. La guerre étant la poursuite de la politique, celle-ci inclut un principe dřhostilité. La paix portant en elle la possibilité de la guerre, elle porte donc également ce principe dřhostilité. Lřhostilité est le concept déterminant. Celle-ci étant absolue, la politique comme la guerre tendent vers lřabsolu. Victoire militaire et fin politique étant confondues, lřanéantissement de lřennemi équivaut à la prise du pouvoir pour la transformation sociale par le Parti Communiste72. Si Mao a précédé lřalliance stalinienne entre la résistance patriotique et la révolution communiste et sřil a développé la formule clausewitzienne bien au-delà de Lénine, cřest en raison de la situation concrète qui était celle des communistes chinois. ŖLa révolution de Mao a un meilleur fondement tellurique que celle de Lénineŗ. Le partisan chinois unit les deux figures. Le parti qui a pris le pouvoir en Russie en 1917 et celui qui y est parvenu en Chine en 1949 sont deux groupes très différents, tant du point de vue de leur structure interne que de Ŗleur relation au pays et au peuple dont ils s‟emparèrentŗ. Dřoù vient le conflit idéologique entre Moscou et Pékin ? Non pas de la querelle sur Ŗlřauthenticitéŗ du marxisme professé par Mao, mais, selon Schmitt, de la réalité différente du partisan chinois par rapport au partisan russe. Les bolcheviks russes de 1917 étaient une minorité urbaine dirigée par des intellectuels, dont la plupart avaient vécu en exil à lřétranger. Les communistes chinois de 1949 ont derrière eux plus de vingt ans de combats de partisans sur leur sol national contre un ennemi intérieur : le Kuo-min-Tang, et extérieur : lřoccupant japonais. La source profonde des divergences Ŗidéologiquesŗ entre Soviétiques et Chinois provient de ce que ces derniers prétendent développer un communisme, non pas 72 Cf. R. Aron, ibid., pp. 61-76, 97-116, 187-207. La théorie du partisan de Carl Schmitt 67 ouvrier et citadin, mais paysan et agraire, et quřils greffent la théorie léniniste du parti dřavant-garde sur la paysannerie chinoise et le nationalisme chinois. Divers types dřhostilité se sont ainsi conjugués dans la lutte des partisans chinois pour aboutir à une hostilité absolue : hostilité de race contre le colonialisme blanc, hostilité nationale contre le Japon, hostilité de classe contre la bourgeoisie. Tout cela sřest intensifié dans la réalité du combat. Mao amalgame Ŗun ennemi mondial absolu, global et universel, non localisé, l‟ennemi de classe du marxisme, avec un ennemi réel, délimitable sur le terrain, l‟ennemi de la défensive chinoise et asiatique contre le colonialisme capitalisteŗ. La théorie du partisan devient ainsi “la clé de la découverte de la réalité politiqueŗ : en lřoccurrence, elle permettrait de découvrir les raisons profondes du conflit entre lřURSS et la RPC, celle-ci favorable au pluriversum politique, celle-là à lřuniversum73. LA “RÉPONSE” À LA GUERRE RÉVOLUTIONNAIRE (DE MAO À SALAN) Carl Schmitt ne fait pas que se tourner vers son ennemi communiste. Il se demande aussi comment sřopposer à la révolution et à la guerre révolutionnaire. À cet égard, la phrase centrale est la suivante : les écrits majeurs de Mao datent de 1936-1938, Ŗdans les années mêmes où l‟Espagne se dégage de l‟emprise du communisme international par une guerre de libération nationaleŗ74. Rappelons quřà lřorigine de la Théorie du partisan, il y a deux conférences prononcées en mars 1962 au-delà des Pyrénées. Cette localisation nřest pas indifférente, puisque le juriste voyait dans lřEspagne de Franco la première nation qui ait affronté et vaincu le communisme dans une Ŗguerre de libération nationaleŗ, si bien que tous les peuples libres lui seraient redevables75. On lřaura compris, il importe à Schmitt que le Ŗnationalisme de libérationŗ ne soit plus coopté par le communisme, mais quřil lui soit opposé : il le sera effectivement à la fin des années 73 Théorie du partisan, ibid., pp. 270, 271, 274. Ibid., p. 268. 75 ŖDie Ordnung der Welt nach dem zweiten Weltkriegŗ, Schmittiana II, 1990, pp. 11-30, p. 12 (trad. allemande de ŖEl Orden del Mundo despuès la Segunda Guerra mundialŗ, Revista de Estudios Politicos, n° 122, mars-avril 1962, pp. 19-36). 74 68 Stratégique 1970, lorsque, par exemple, en Afghanistan, le communisme verra se dresser un Ŗnationalisme de libérationŗ non plus laïc mais religieux. Schmitt veut donc chercher et trouver une Ŗréponseŗ à la guerre révolutionnaire. En 1963, au lendemain de la guerre dřAlgérie, il se tourne vers la figure du général Salan. Celui-ci, après Clausewitz, Lénine et Mao, est ainsi la quatrième personnalité étudiée de manière substantielle dans lřouvrage. Le général français, devenu lřun des chefs de lřOAS, a dévoilé un conflit existentiel décisif : le conflit qui naît inévitablement lorsquřun combattant régulier lutte contre un combattant irrégulier. ŖIl faut opérer en partisan partout où il y a des partisansŗ, disait Napoléon76. Cřest à ce défi quřont été confrontées la Wehrmacht en 1940-1944, puis lřarmée française en Indochine et en Afrique du Nord, ultérieurement lřarmée américaine au Viet-nam et lřarmée soviétique en Afghanistan... Dans sa lutte contre le FLN et par son refus dřabandonner lřAlgérie, Salan sřest transformé lui-même en partisan, jusquřà déclarer la guerre civile à son propre gouvernement, sřarrogeant le droit de décider lui-même qui était lřennemi réel. Cřest à cette Ŗrébellion tragiqueŗ77 que sřintéresse Schmitt. 76 Théorie du partisan, ibid., p. 222. Ibid., p. 303. Lřarrestation puis le procès du général Salan donnent également lřoccasion à Schmitt dřévoquer Ŗle problème de la justice politiqueŗ, problème qui est lancinant, chez lui, depuis Nuremberg. Lřaccusation porta sur la tentative de putsch des généraux et sur les attentats de lřOAS. À lřouverture de lřaudience, Salan assuma une responsabilité plénière, en tant que chef de lřorganisation secrète. Il protesta contre la réduction du procès à la période dřavril 1961 (putsch des officiers) à avril 1962 (arrestation du général), qui revenait à estomper les mobiles véritables des membres de lřOAS et à transformer un processus politico-historique en faits délictueux dřun Code pénal. Après avoir dénoncé, à la fin de sa déclaration, la Ŗparole reniéeŗ et les Ŗengagements trahisŗ, il garda le silence pendant toute la durée des débats. Schmitt souligne cette volonté de garder le silence, qui fut aussi la sienne après 1945, volonté que le président du Haut Tribunal militaire respecta. Les propos religieux de lřavocat général lors de son réquisitoire -non content dřinterpréter le silence de lřaccusé comme de Ŗl‟orgueilŗ et comme un refus de se Ŗrepentirŗ, il sřétait mis à parler en Ŗchrétien qui s‟adresse à un chrétienŗ pour lui reprocher dřavoir repoussé la Ŗgrâce du Dieu miséricordieuxŗ et de sřêtre voué à la “damnation éternelleŗ par son Ŗobstination irrémissibleŗ Ŕ permettent à Schmitt de faire Ŗentrevoir les abîmes que cachent les subtilités et la rhétorique d‟un procès politiqueŗ (ibid., pp. 279). Cf. aussi Yves-Frédéric Jaffré, Les Tribunaux d‟exception, 1940-1962, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1962. 77 La théorie du partisan de Carl Schmitt 69 À partir de lřexpérience de la guerre dřIndochine, les officiers français entreprirent dřappliquer en Algérie une doctrine de la contre-insurrection, de la contre-guérilla, de la contre-subversion et de la contre-révolution. Salan, en tant que commandant en chef à qui le gouvernement de la IVème République avait donné les pleins pouvoirs, Ŗse trouva au coeur d‟une situation où 400 000 soldats français bien équipés se battaient contre 20 000 partisans algériens, avec ce résultat que la France renonça à sa souveraineté sur l‟Algérieŗ78. Dans une telle situation, il tenta de retourner les méthodes Ŕ clandestines, psychologiques et terroristes Ŕ de la guerre de partisans, dřabord contre les partisans du FLN et leurs sympathisants, ensuite contre le gouvernement de la Vème République. La tentative échoua. Pourquoi ? Schmitt donne trois raisons principales. 1) Les officiers français ne pouvaient se transformer en partisans, car si le partisan peut devenir un combattant régulier en sřengageant dans lřarmée dont il était lřauxiliaire, ou un combattant quasi-régulier après structuration des forces irrégulières en forces quasi-régulières, lřofficier de métier, lui, ne peut retourner aux formes subconventionnelles de la belligérance. ŖOn peut disparaître dans l‟ombre, mais transformer l‟ombre en un espace stratégique d‟où partiront les attaques qui détruiront le lieu où jusqu‟ici l‟imperium s‟est manifesté, qui démantèleront la vaste scène de la vie publique officielle, voilà ce qu‟une intelligence technocratique ne saurait organiserŗ. 2) Les partisans ont besoin dřune légitimation sřils veulent éviter de rester ou, en lřoccurrence, de tomber dans lřillégalité pure et simple. Or, dans le cas de Salan, la légalité prouva sa suprématie sur toute forme de légitimité. Le ministère public au cours du procès devant le Haut Tribunal militaire ne cessa dřinvoquer la Ŗsouveraineté de la loiŗ, à laquelle ne sauraient être opposés aucun Ŗdroitŗ ni aucune distinction entre Ŗdroitŗ et Ŗloiŗ. Salan en appela à la nation contre lřÉtat, à la légitimité contre la légalité, comme de Gaulle en juin 1940. Mais, face à un chef dřÉtat ayant la loi de son côté, il ne pouvait plus quřopposer une illégalité à la légalité, Ŗposition désespérée pour un soldatŗ, car la 78 Théorie du partisan, ibid., p. 280. 70 Stratégique loi reste Ŗle mode de fonctionnement irrésistible de toute armée étatique moderneŗ79. 3) La seule chance de lřOAS était de trouver le soutien dřun Ŗtiers intéresséŗ, pour contrebalancer son illégalité intérieure par une légitimation internationale. Comme lřécrit Schmitt, le partisan a un ennemi, mais il a aussi un ami, à savoir la Puissance tierce qui le reconnait. La figure du partisan en général et celle de Salan en particulier montrent que “la réalité centrale du politique ne se ramène pas à la seule hostilité, (quř) elle est distinction de l‟ami et de l‟ennemi et (quř) elle présuppose les deux, l‟ami et l‟ennemiŗ80. Lorsquřil déclara la guerre civile, le général français fit en réalité Ŗune double déclaration d‟hostilité : face au front algérien, la poursuite de la guerre régulière et irrégulière ; face au gouvernement français, l‟ouverture d‟hostilités civiles illégales et irrégulièresŗ. Cette double déclaration dévoile la situation sans issue du général. ŖToute guerre sur deux fronts amène à se demander lequel est l‟ennemi réel. N‟est-ce pas un signe de déchirement intérieur d‟avoir plus d‟un seul ennemi réel ? L‟ennemi est la figure de notre propre question. Si notre personnalité est définie sans équivoque, d‟où vient alors la dualité des ennemis ?ŗ. Pour Salan, le partisan algérien était lřennemi. Mais dans son dos, un ennemi plus dangereux surgit : Ŗson propre gouvernement, son propre chef, son propre frère ; dans ses frères de la veille, il découvrit soudain un ennemi nouveauŗ. Tel est le noyau du drame81. La situation du chef de lřOAS était désespérée, car il nřavait aucun ami. Il était à lřintérieur un hors la loi. Il nřavait à lřextérieur aucun soutien. Pire, il se heurtait au front compact de lřanticolonialisme. Lřattention quřaccorde Schmitt au cas de lřAlgérie française révèle quelques éléments saillants de la contre-guerre irrégulière. Pour lřemporter, id est pour Ŗpacifierŗ, les forces régulières doivent intégrer le volet militaire et le volet politique, tout en répliquant vis-à-vis des tiers82. Concrètement, la contre-guerre 79 Ibid., pp. 297, 299, 300. Observons toutefois que Schmitt a accordé, tout au long de son œuvre, beaucoup plus dřattention à lřennemi quřà lřami. 81 Théorie du partisan, ibid., pp. 300, 301, 307. 82 Réclamer lřextradition des partisans réfugiés à lřétranger, superviser lřaide humanitaire, empêcher les trafics et les transferts dřarmes ou de fonds, couper 80 La théorie du partisan de Carl Schmitt 71 irrégulière oblige lřarmée, appelée en renfort de la police ou de la gendarmerie, à remplir des tâches, non seulement militaires, mais administratives et judiciaires, à grande échelle. Par conséquent, si les partisans vont du politique au militaire, les soldats vont du militaire au politique. Les forces régulières doivent évidemment se livrer à des activités de préparation au combat et de combat visant à localiser, encercler et détruire les insurgés, en infiltrant ou en saturant une zone, quřil sřagira ensuite de conserver. Ces activités impliquent dřadapter les personnels, les matériels et les logistiques, mais aussi des tactiques et des principes conçus pour des conflits armés conventionnels. L‟armée doit se démoderniser et se politiser : voilà au fond ce quřindiquait Schmitt. 1) Il importe, dřune part, dřalléger les soldats afin quřils renouent avec les vertus de la frugalité et de la rusticité, dřautre part, de moduler les règles dřouverture du feu dans le sens de la retenue. Dans la plus grande mesure du possible, seuls les partisans doivent être ciblés, non pas les groupes au nom desquels ils disent agir, sous peine dřidentifier ceux-ci à ceux-là. Or, le souci de limiter les pertes conduit les forces régulières (occidentales) à lourdement sřéquiper, donc à perdre furtivité et mobilité ; à éviter les contacts avec la population locale (dans laquelle se dissimulent les partisans), donc à renoncer à la séduire ou à la connaître ; à privilégier les tirs à distance de sécurité, donc à élever la probabilité de dommages collatéraux, à moins dřutiliser des armes de haute précision ou des armes non létales. 2) Le caractère Ŗapolitiqueŗ du soldat nřa plus de raison dřêtre, puisquřil a pour devoir de gagner le soutien de la population au gouvernement. Le soldat devient ou doit devenir, lui aussi, un partisan : un partisan gouvernemental en cas de guerre civile. Face au partisan animé par une cause, le soldat doit lui aussi sřarmer dřune cause, qui lui permette à la fois de soutenir son moral et dřattirer, localement, le maximum de soutiens (à agréger) et le minimum dřopposants (à désagréger). les partisans de leur logistique ou de leurs sanctuaires extérieurs sinon attaquer ces derniers, retourner la Puissance voisine. La guerre irrégulière dans le monde grec antique Jean-Nicolas CORVISIER řil est vrai que lřexpression Ŗguerre irrégulièreŗ a un sens, et notamment un sens juridique aux périodes moderne et contemporaine, elle apparaît plus difficile à appliquer au monde particulier de lřAntiquité qui, par certains aspects, joue un rôle fondateur pour la pensée moderne, mais dont, paradoxalement, les formes et les outils conceptuels ne cadrent pas nécessairement avec les nôtres. Ainsi, lřexpression, sinon le concept de guerre irrégulière nřexiste pas dans lřantiquité grecque. Dřabord, parce que la notion dřirrégularité se présente autrement que dans notre monde, beaucoup plus proche des notions de disproportion, dřabsence de mesure, de désordre ou dřillégalité1. Ensuite, parce que lřidée de guerre irrégulière nřest pas attestée en elle-même. Ainsi, lorsquřun savant comme V. Ilari relève les formes de guerre présentes dans le monde grec, il ne trouve, ni en droit ni en fait, de guerre irrégulière parmi les six S Les termes qui se rapprochent de notre notion dřirrégularité sont arrythmos, qui ne suit pas le bon rythme, ; la bonne mesure ; asymmetros, asymétrique à la vue et donc disproportionné ; ataktos, qui nřest pas en ordre de bataille, dřoù indiscipliné, désordonné, terme dont le sens militaire nřest pas de notre propos et dont le sens dřirégularité est dřordre médical (pouls irrégulier) ; anômalos, plein dřaspérités dřoù irrégulier ; enfin anomos, sans lois plutôt que Ŗqui va contre les loisŗ, dřoù en sens second seulement, illégal. Si la violence dřune armée de monstres peut être sans lois (anomon, cf. Sophocle, Trachiniennes, 1066) ou même si le déchaînement de violence dû à la guerre peut être qualifié, moralement parlant, dřanomos (Thucydide, III, 67), il ne sřen suit pas que la forme de guerre soit irrégulière. 1 74 Stratégique formes de guerre qui y sont envisageables2. On aura, en revanche, les expressions de polemon adikon, guerre injuste (et pas seulement au point de vue moral) ou de polemon akeryktos, guerre non signifiée, non déclarée (et par conséquent illégale). Lřexistence de ces expressions prouve la réalité de la notion de guerre irrégulière dans le monde grec, même si elle est conçue autrement que chez nous, et sa matérialité apparaît en filigrane dans les sources. Ainsi, avant toute étude dřensemble, il convient donc de réaliser une grille de lecture. Le but du présent article est de baliser lřensemble du terrain, le travail devant être complété par des recherches ultérieures. LA GUERRE IRRÉGULIÈRE EST-ELLE LA GUERRE ILLÉGALE ? Dans le monde grec, lřétat de guerre est déterminé à la fois juridiquement et religieusement. Seul le corps des citoyens peut décider de la paix et de la guerre et seule la guerre déclarée et motivée est acceptable par les dieux, règle dont la non observance peut entraîner les plus grands malheurs pour toute la communauté civique. Même si on la tenait pour immorale, la guerre non déclarée, non signifiée par un héraut (akeryktos), a été pratiquée par tous dès lřépoque archaïque : première guerre de Messénie au milieu du VIIIe siècle3 ou expédition des Eginètes contre Athènes après 506, qui paraît avoir été décidée tellement rapidement quřon nřa pas pris le temps de signifier la guerre4. Un certain nombre de conflits akeryktoi, c'est-à-dire de fait, sont 2 V. Ilari, Guerra e Diritto nel mondo Antico I, Rome, 1980, pp. 46-48. Pausanias, IV, 5, 8-9. Lřopération contre les Messéniens fut menée dans le secret et de nuit. Le texte traduit bien lřhostilité du Périégète à de telles pratiques. 4 Hérodote, V, 81 : après la quatrième et dernière expédition spartiate à Athènes, en 506, qui avait échoué lamentablement, les Athéniens sřétaient retournés contre les Chalcidiens et les Béotiens, alliés des Péloponnésiens et les avaient défaits. Pleins de rancune, les Béotiens reprirent la guerre peu après, mais, en se fondant sur une interprétation surprenante dřun oracle de Delphes, excitèrent les Eginètes et les poussèrent à attaquer les Athéniens, alors occupés aux frontières de la Béotie. Les Eginètes lancèrent leurs bateaux de guerre contre le port du Phalère et ravagèrent de nombreux dèmes côtiers, sans déclaration de guerre préalable. Ce fut le début dřun engrenage qui déboucha sur la conquête dřEgine par les Athéniens. 3 La guerre irrégulière dans le monde grec antique 75 également cités par les sources classiques, mais sans aucune précision, ce qui nřest probablement pas un hasard5. Lřépoque hellénistique connaît aussi des guerres sans déclaration préalable, dans la réalité (attaque de Mésambria contre Istros) ou dans le roman6. Faut-il pour autant considérer toute guerre akeryktos comme illégale et comme irrégulière ? Ce nřest pas certain : dans une certaine mesure, le Grec Ancien se considère en permanence menacé par le conflit akeryktos que peuvent lui infliger les autres Cités ? Cřétait le cas à la période archaïque, mais même à lřépoque où sřest mis en place un droit international, cette mentalité subsiste, comme le montre le témoignage platonicien7. Mais une guerre sans déclaration peut être légitimée par un acte de lřadversaire jugé inexpiable pour des raisons religieuses. Ainsi, cřest parce que les Athéniens leur imputaient la mort de leur héraut Anthémocritos, venu leur reprocher dřavoir cultivé indûment le territoire sacré dřEleusis, que fut pris le fameux décret Mégarien par lequel il y aurait une haine akeryktos entre les deux Cités, permettant donc une guerre sans déclaration, négociations ou trêves8. On notera en outre que la guerre sans déclaration préalable se confond souvent avec la razzia ou la piraterie, qui, jusquřà la période hellénistique comprise, nřétaient considérées comme pleinement illicites que si elles sřappliquaient à ses propres concitoyens. Dans le monde homérique, elles se confondent avec la guerre et, par la suite, elles sont ouvertement critiquées, mais Cf. par exemple, à lřépoque de Leuctres, un conflit entre Thessaliens et Phocidiens connu par Xénophon, Helléniques, VI, 4, 21 et 27. Il se peut toutefois que nous soyons en présence dřune guerre rituelle, comme en ont été évoquées quelques-unes plus haut. 6 Les Mésambriens ont attaqué les Istriens sans prévenir, ce qui leur a permis de causer de grands dommages et dřoccuper une forteresse, dřoù une demande dřaide à Apollonie du Pont, cf. D. M. Pippidi et E. M. Popescu, ŖLes relations dřIstros et dřApollonie du Pont à lřépoque hellénistique, A propos dřune inscription inéditeŗ, Dacia, N.S., 1959, pp. 235-258, sur quoi J. et L. Robert, Bull., 1961, 419, pp. 285-299. Lřexpression utilisée est polemon anepaggelton : guerre qui nřa pas été annoncée. Longus, Daphnis et Chloé, II, 19 ; ici, cřest une décision de lřassemblée des citoyens de Méthymna dřouvrir des hostilités immédiates (akeryktos) contre Mitylène, par mesure de rétorsion. 7 Cf. lřopinion de Clinias au début des Lois (626 a). 8 Lřexpression akeryktos echthros était, selon Plutarque (Périclès, 30, 3), inscrite dans le décret de Charinos. Ce nřest pas notre propos de prendre parti dans la difficile question du rôle du décret Mégarien comme cause de la guerre du Péloponnèse ni de la bonne ou mauvaise foi des protagonistes à ce sujet ! 5 76 Stratégique pratiquées par tous et ne sont pas tenues pour immorales dans la mesure où ceux qui les pratiquent courent des risques. Cette incapacité à distinguer pleinement lřaction militaire de lřaction crapuleuse est même perceptible dans la langue : le verbe lêsteuô est utilisé indifféremment pour la piraterie, la course ou même, à lřimage de Thucydide ou de Xénophon, pour la razzia effectuée en temps de guerre par des troupes régulières9. A lřinverse, la lutte contre la piraterie met en jeu la flotte et parfois les troupes terrestres, dans des expéditions qui ne nécessitent pas une déclaration de guerre, même si elles étaient justifiées par une décision de principe dřune instance internationale. Alors, la guerre est régulière, même si elle nřest pas signifiée. Cřest ainsi que les pirates Dolopes installés dans lřîle de Scyros furent condamnés par les Amphictions … et que cřest à leur appel que Cimon intervint à Scyros, mit la main sur la ville qui fut ensuite colonisée par des Athéniens, mais chassa ensuite les pirates de lřîle10. On le voit, toute guerre akeryktos nřest pas nécessairement irrégulière. Il convient donc de se poser la question autrement : si la guerre est irrégulière, cřest par rapport à quoi ? LES RÉFÉRENTS DE LA GUERRE IRRÉGULIÈRE. Dans le monde grec, il existe des règles non écrites mais admises par tous, ce quřon qualifie ordinairement de nomima. Ce terme quřon rapprochera bien évidemment de nomos, a valeur à 9 Homère, Odyssée, I, 398, III, 73, 106, IX, 252. Thucydide, IV, 45 ; Xénophon, Helléniques, I, 5, 21 ; Platon, Lois, VII, 823 d, Aristote, Politique, I, 1256 a et b. Sur la piraterie, voir encore H. Ormerod, Piracy in the Ancient Wold, Londres, 1924, E. Ziebarth, Beiträge zur Geschichte des Seeraubs und Seehandel im alten Grieschland, Hambourg 1929, et, sur un aspect réduit mais important, P. Brulé, La Piraterie crétoise hellénistique, Besançon, 1978 et H. J. Dell, The Origin and Nature of Illyrian Piracy. Plus récemment, P. de Souza, Piracy in Greco-Roman World, Cambridge, 1999. C. Ferone, Lesteia, Formi di predazione nell‟Egeo in età classica, Naples, 1997. Encore plus récemment mais plus brièvement, J.-N. Corvisier, Les Grecs et la mer, Paris, 2008, pp. 321-335, qui permet de la replacer dans un contexte plus large. 10 Plutarque, Cimon, 8, 3. Cřest parce que les citoyens de la ville de Scyros refusaient dřindemniser les victimes des pirates Dolopes en ordonnant à ceuxci de rendre les biens volés que, craignant des représailles, ils firent appel à Athènes. Celle-ci, utilisant la double justification de la condamnation des Amphictions et de lřappel à lřaide des pirates, travailla pour son propre compte en sřinstallant dans lřîle. La guerre irrégulière dans le monde grec antique 77 la fois vis-à-vis des dieux et vis-à-vis des hommes. Peut-il être une référence concernant la régularité des conflits ? La religion, le droit, l’usage Si la guerre est irrégulière, ce peut être parce quřelle ne répond pas aux critères normaux en matière religieuse. Ainsi, la profanation ou la violation de lřindépendance dřun sanctuaire, voire même de ses biens, les violences faites aux personnes protégées par les usages religieux (hérauts, ambassadeurs, théores, théarodauques et pélerins, technites de Dionysos11), sont tenus pour impies et hors de toutes les règles. On les considère sans mal comme des casus belli, dřailleurs en remontant parfois loin dans le temps. Il est clair que ce sont des prétextes, mais quřon éprouve le besoin de les prendre est révélateur12. Mais le cas des Ŗguerres sacréesŗ (lřexpression est moderne) prouve la réalité du fait. A ne prendre que le cas de lřamphictionie delphique, cřest pour avoir voulu mettre la main sur le sanctuaire et ses finances que les Kyrrhéens/Criséens furent anéantis et que leur territoire fut consacré au dieu (1ère guerre sacrée), de même que cřest pour avoir violé cet interdit que les Phocidiens furent condamnés à lřamende, ce qui les conduisit, par une escalade malheureuse, à saisir le sanctuaire, à encourir la condamnation des amphictions et à faire face à leur coalition jusquřà leur défaite, une lourde amende, lřéclatement de leur cité et la dispersion de leurs habitants en villages (3e guerre sacrée). Leur guerre peut, selon nos critères modernes, être qualifiée dřirrégulière. La guerre peut aussi être jugée irrégulière vis à vis du droit. Ne pas respecter la neutralité comme le firent les Athéniens à propos de Mélos13, rompre une trêve ou un traité de paix avant le Cette liste ne se complète réellement quřau IVe siècle. La présence des ambassadeurs a notamment été discutée (malgré le cas, peut-être anachronique, des ambassadeurs Perses dřavant 490, maltraités à Sparte et tués à Athènes). 12 Dans bien des cas, il est vrai, il sřagit de se donner les apparences dřune guerre juste, ce qui nřest pas tout à fait une guerre régulière. Sur ces prétextes, F. Jouan, ŖComment partir en guerre en Grèce antique en ayant les dieux pour soi ?ŗ, Revue de la Soc. E. Renan (Paris Collège de France), 40, 1990-1991, pp. 25-42. 13 Cité neutre depuis le début du conflit, Mélos, quoique insulaire, refusait lřalliance athénienne. En 426, les Athéniens envoyèrent 60 navires et 2 000 hoplites qui ravagèrent son territoire sans obtenir leur soumission ; en 416 à 11 78 Stratégique moment prévu, fait auquel les Grecs étaient très sensibles14, rendra les opérations de guerre irrégulières, de même évidemment que rompre un arbitrage ou une paix commune15. On notera toutefois que le droit dřépimachia (aide à un allié, même contre celui avec lequel vous avez, ultérieurement à cette alliance, juré une paix) peut être utilisé pour justifier un conflit qui, sinon, serait irrégulier. En fait, on le voit, cřest plus en fonction des usages que de la religion ou du droit formel que la guerre est ou non perçue comme irrégulière. Une guerre est pleinement régulière si elle a lieu contre une agression, pour aider un allié, défendre un sanctuaire. Il est admis quřelle le soit pour venger une injure grave (attaque contre des personnes protégées, non respect des suppliants) ou pour sanctionner un non respect des clauses dřune paix, même si on nřutilise pas les procédures dřarbitrage16. Audelà, il y a toute une gradation quřon ne peut reconstituer que par lřanalyse des causes de guerre invoquées et des défenses plus ou moins embarrassées que donne lřadversaire ; c'est-à-dire que nous devons passer par un double prisme déformant : celui des conceptions morales et de lřinformation de lřhistorien antique qui est notre source, et celui de notre propre réaction face aux sources, même sřil est clair que lřintervention dans une stasis ou lřattaque dřun sanctuaire sont les choses les plus scandaleuses, ce nouveau, les Athéniens envoyèrent 36 navires et près de 3 000 hommes, tentèrent de justifier auprès des Méliens leur intrusion et leur droit à lřimpérialisme, leur refusant la prérogative de rester neutres (le fameux Ŗdialogue de Mélosŗ) et, pour finir, mirent le siège devant la ville quřils prirent un an après : les hommes furent mis à mort, les femmes et enfants réduits en esclavage (Thucydide, II, 9, III, 91. V, 84, 114, 116). 14 Les alliances et les paix ont été, jusquřau IVe siècle, conclues pour une certaine durée de temps et non es to aei. Ils faisaient très attention à ces durées. Un exemple suffira à sřen convaincre : lorsque les Spartiates concluent la paix de Nicias, lřun des grands motifs quřils ont pour lřaccepter est quřils savent que la paix avec Argos va arriver à échéance et quřils peuvent sřattendre à un conflit qui serait, lui, régulier. 15 On sait que, dans la paix commune de la ligue de Corinthe, une clause interdisait aux Cités contractantes de faire la guerre à la Macédoine, ce qui explique lřimportance des mesures prises par Antipater après lřéchec de la révolte grecque (guerre lamiaque) : le conflit était, juridiquement, irrégulier. 16 Cf. J.-N. Corvisier, ŖFaire et maintenir la paix à lřépoque classiqueŗ, dans (éd.) I. Clauzel, Il n‟est trésor que de paix, Boulogne-sur-Mer, 2007, pp. 1138, où lřon trouvera les références, notamment aux textes sur lřarbitrage. La guerre irrégulière dans le monde grec antique 79 qui justifie contre ceux qui sřen rendent coupables lřemploi de moyens irréguliers. La guerre par des moyens irréguliers Dans la conscience des Grecs, il y a une certaine conscience de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas durant les conflits. On peut en faire la liste des interdits comme suit : ne pas utiliser des armes interdites ; ne pas empoisonner les eaux ; ne pas priver dřeau une Cité ; ne pas utiliser la tromperie ; ne pas chercher à détruire lřadversaire sur le champ de bataille et encore moins sa Cité ; empêcher lřadversaire de reprendre ses morts pour les laisser sans sépulture ; ne pas tuer les prisonniers. Toutefois, si ces pratiques sont réprouvées, elles sont loin dřêtre inconnues. Certaines ont même fini par se banaliser avec le temps. Ainsi lřarc et, de façon plus générale, les armes de jet, étaient des armes interdites au début de lřarchaïsme (en tout cas jugées contraires à lřidéal hoplitique)17. Mais, dès la fin de lřarchaïsme, lřarc est dřusage normal et lřépoque classique voit le retour de la fronde et du javelot. En revanche, lřinterdit sur empoisonnement des eaux est beaucoup plus respecté puisque les cas correspondants sont liés au châtiment des impies dans une guerre sacrée, cas dans lequel le fameux serment amphictionique peut être renversé18, ce qui nřempêche quřon puisse utiliser lřeau pour abattre une Cité, soit en la détournant, soit en la dirigeant sur ses remparts afin dřen saper les fondations19. La tromperie était, a priori, réprouvée, mais lřusage des ruses de guerre est de toute époque et se répand progressivement : statistiquement, à 17 Polybe, apud Strabon, 10, 1, 12 (C 448). Ce serment, qui nous est connu par Eschine (Ambassade, 115), prévoit de ne pas détruire une Cité de la ligue amphictionique, de ne pas intercepter les eaux qui les arrosent et de combattre tous ceux qui violent le sanctuaire et pillent les biens du dieu. La difficulté de ce serment est double : dřune part, il nřest attesté quřau IVe siècle et on a pu le tenir pour apocryphe ; dřautre part, quelle valeur a-t-il hors de lřamphictionie ? 19 Xénophon, Helléniques, V, 2, 4-5, à propos de Mantinée : en comblant le lit du fleuve qui traverse la ville, non seulement le roi spartiate Agésipolis la privait partiellement de son eau, mais détrempait les briques de lřassise inférieure de la muraille. Comme les briques étaient crues, on devine aisément la suite… 18 80 Stratégique partir du recueil de Polyen, la part du IVe siècle est écrasante20. Une étude fine montre à la fois une escalade dans les types de tromperie jusquřà la fin de la guerre du Péloponnèse qui ne se poursuit pas ultérieurement, et combien ils ont perdu leur caractère occasionnel jusquřà avoir une place normale dans la tactique à partir du IVe siècle, époque où dřailleurs sont rédigés les premiers écrits théoriques à lřusage des généraux. Le problème des morts sur le champ de bataille demande à être nuancé. Normalement, la règle est, après le combat, de laisser le vaincu revenir et reprendre ses morts. Des cas existent où cette règle morale nřest pas respectée. On en citera seulement deux : celui des Athéniens après lřaffaire de Délion, auxquels les Béotiens refusèrent de rendre les corps parce quřils avaient violé un sanctuaire21, et celui des Ambraciotes, tellement démoralisés en apprenant lřampleur de leur défaite, quřils ne songèrent pas à réclamer leurs morts22. On notera que, dans le premier cas, le motif invoqué pour le refus est la non régularité du combat, et que le conflit, dans le second cas, est aux limites de la régularité. Quant au respect des prisonniers, la guerre du Péloponnèse vit des violations anormales. Pensons simplement à lřattitude des Rappelons que les recueils de stratagèmes sont tous tardifs, même sřils présentent un relevé de cas depuis Ŗles originesŗ, établi bien évidemment en fonction des impératifs de leur époque. Les chiffres sont les suivants : ŖPériode Héroïqueŗ : 8 généraux, 8 stratagèmes retenus ; VIIIe- VIIe siècles : 6 généraux pour 7 stratagèmes ; vie : 15/25 ; Ve : 36/80 ; IVe : 78/288 ; période Hellénistique : 40/136. Pour leur établissement, J.-N. Corvisier, ŖLes stratagèmes de Polyen, Philippe II et Chéronéeŗ, sous presse dans Revue d‟Etudes Militaires Anciennes, 4. Pour les textes, P. Krentz et E. Wheeler, Polyaenus, Stratagems of war, Chicago (Ill.), Ares Publ., 1994, 1091 p. en 2 vol. et P. Laederich, Frontin, Stratagèmes, ISC-Economica, 1999. Principales études : Wheeler (E. L.), Stratagem and the vocabulary of military trickery, Leiden, Brill, 1988, 124 p. (Mnemosyne Suppl. 108). Voir aussi à ce sujet lřintroduction de P. Laederich à sa traduction des Stratagèmes de Frontin, pp. 5-45. Sur un sujet voisin, une étude de lřapatè, la tromperie, a été tentée par P. Krentz, ŖDeception in archaic and classical Greek warfareŗ, p.167-200 avec notamment un catalogue pp. 183-199, intéressante mais brève étude qui ne peut épuiser le sujet et ne dispense pas de revenir aussi à K. W. Pritchett, The Greek State at War, Berkeley-Los Angeles, II, 1974, ch. 8 ŖSurprise Attacksŗ, pp. 156-176 et ch. 9 ŖAmbuscadesŗ, pp. 177-189. 21 Thucydide, IV, 97-99. Les Athéniens, pressés par lřennemi, avaient pénétré dans ce sanctuaire, lřavaient mis en défense et y avaient consommé l‟eau d‟une source à laquelle les Béotiens ne touchaient pas. Sacrilège ou obligation physique irréfragable ? Cřest sur ce point que porta la polémique. 22 Thucydide, III, 113, 5. 20 La guerre irrégulière dans le monde grec antique 81 Péloponnésiens après Aigos Potamos qui, en excipant de ce que les Athéniens auraient jeté à la mer lřéquipage de deux trières, acte perçu comme sacrilège, auraient massacré les prisonniers athéniens23. Il va de soi que le châtiment des sacrilèges, et pas seulement dans une guerre sacrée, apparaît, lui, comme régulier24. La destruction des Cités était normalement réprouvée. Elle paraît rare jusquřau milieu du Ve siècle. On sait combien la destruction de Sybaris par Crotone fut un coup de tonnerre dans le monde grec. Un paroxysme fut trouvé dans la guerre du Péloponnèse. De Platées à Mélos, ce sont de nombreuses Cités qui disparurent, même sřil convient de nuancer la réalité du phénomène : une ville disparue en tant que Cité ne disparaît pas nécessairement en tant quřhabitat25. En revanche, la volonté de ne pas détruire lřadversaire sur le champ de bataille paraît avoir été bien respectée, peut-être non parce quřelle était contraire à lřidéal hoplitique, mais pour des raisons fonctionnelles : tant que la guerre était faite par des amateurs porteurs dřun armement lourd et quřil y avait peu de cavalerie, une poursuite visant à la destruction de lřadversaire sřavérait difficile. Il nřempêche, lřidéal hoplitique vaut régularité de la guerre, dont lřaspect culturel a souvent primé dans le monde grec sur lřaspect militaire. 23 Pausanias, IX, 32, 9. En général, voir P. Ducrey, Le Traitement des prisonniers de guerre dans la Grèce antique, Paris, 1968. 24 Cf. la façon dont le général phocidien appliqua le supplice des sacrilèges aux prisonniers locriens en les faisant jeter dans un précipice en représailles du refus locrien de rendre leurs corps aux Phocidiens sous prétexte quřils étaient sous le coup de la sanction amphictionique. Philippe II laissa se noyer les prisonniers phocidiens (Diodore, XVI, 25 et 28 ; 35). Un autre châtiment est la crucifixion ; cf. P. Ducrey, op. cit., pp. 208-215). 25 Sur les 90 cas connus, la répartition privilégie la période classique (VIIIe siècle : 1 cas ; VIe siècle : 5 ; 1ère moitié Ve : 14 ; 2e moitié (c'est-à-dire la guerre du Péloponnèse) : 20 cas ; 1ère moitié IVe siècle : 11 ; 2e moitié : 10 ; 1ère moitié IIIe siècle : 10 ; 2e moitié : 12 ; 1ère moitié IIe siècle : 7. Mais, dřaprès les textes, la refondation est, en général, rapide et la destruction totale et non en tant que Cité nřest confirmée par lřarchéologie que dans environ 10% des cas. Pour lřétablissement de ces données, J.-N. Corvisier, ŖContinuité et discontinuité dans les tissus urbains grecsŗ, dans J.-N. Corvisier et M. BellancourtValdher (éd.), La Démographie historique antique, Actes du Ier colloque International de Démographie Historique Antique Arras 22-23 novembre 1996, Arras 1999, Artois Presses Université, pp. 141-152. 82 Stratégique La guerre irrégulière est-elle la guerre inavouable ? Dans une certaine mesure, les règles de la guerre sont celles qui régissent aussi la société hoplitique, fondement même du système politique dans la conscience des Grecs. Officieuses, ces règles correspondent au combat en phalange et permettent aux Cités de supporter politiquement et socialement les guerres fréquentes et dřassurer la base de la classe hoplitique, celle qui assure la direction politique de la Cité. Ce constat, réaffirmé récemment avec beaucoup de pertinence par J. Ober26, ne veut pas nécessairement dire que ce soit lřévolution de la démocratie athénienne qui soit la seule, ou du moins la grande cause des violations des règles observées à partir de la Guerre du Péloponnèse. Car les mêmes ingrédients ont, dans lřhistoire, donné les mêmes effets : mise en place de coalitions, durée de conflits entraînant lřabandon de la guerre saisonnière et la nécessité dřaller jusquřau bout des forces dřune Cité, mobilisation dřune part plus grande de la population en raison de la multiplication des lieux de conflit ont pour conséquence inévitable le désir de victoire à tout prix, fût-ce en utilisant des méthodes nouvelles et en prenant des libertés avec les règles habituelles. De la guerre du Péloponnèse aux deux guerres mondiales, le processus est le même27. 26 J. Ober, The Athenian Revolution : Essays on ancient Greek Democracy and Political Theory, Princeton, 1996, p. 52-71, trad. fr. dans P. Brulé et J. Oulhen, La Guerre en Grèce à l‟époque classique, PUR, Rennes, 1999, p. 219-239. 27 Nous différons légèrement de J. Ober sur ce point, tout en acceptant sa critique sur quelques-uns des points de vue de V. D. Hanson. Il est bien vrai, comme le dit J. Ober à partir des analyses de K. W. Pritchett et de V. D. Hanson, quřentre le VIIIe siècle et 450, les règles non écrites de guerre entre Grecs paraissent à peu près respectées. Mais, où nous bénéficions, pour la guerre du Péloponnèse, dřun historien qui a réfléchi au-delà de lřévénement et qui dépasse les lieux communs moralisateurs pour sřinterroger sur la légitimité même des actions humaines, disposons-nous de sources du même niveau et dont, de toute façon, la précision événementielle soit comparable ? Nous faisons lřhistoire de nos sources, mais celles-ci ne sont pas équivalentes. Pour prendre un exemple, même Hérodote a une conception moralisante de lřhistoire qui reporte bien des actes inavouables sur les barbares ou sur les tyrans. Une analyse plus fine des sources sur lřavant guerre du Péloponnèse sřavère donc nécessaire. Dans nos sources, le premier cas connu après 450 est lřintervention dřAthènes à Samos, qui transformèrent leur médiation en appui armé dřune des factions (Thucydide, I, 115-116). De même, lorsque les Thébains tentent leur premier coup de main sur Platées, cřest avant que le La guerre irrégulière dans le monde grec antique 83 En revanche, le souci de morale qui sous-tend nos sources permet de comprendre quřune stasis, ces troubles intérieurs qui prennent parfois les allures dřune guerre civile, par lesquels un parti (ordinairement, démocratique ou oligarchique) remplace lřautre à la tête dřune Cité, soit considérée comme anormale. Lřappui à une stasis devient forme de guerre à lřépoque classique, dans la mesure où il est plus facile de prendre le contrôle dřune ville en utilisant des appuis intérieurs quřen lřassiégeant. On en connaît 27 exemples rien que pendant la guerre du Péloponnèse. Le moyen est décrié, mais il est utilisé. Les critiques faites par les Corinthiens à lřégard des Athéniens, lorsque ceux-ci, avec beaucoup de prudence dřailleurs, intervinrent à Corcyre à la suite la stasis dřEpidamne, montrent à quel point cette forme de guerre pouvait être inavouable28. Elle garde encore ce caractère irrégulier dans les recueils de stratagèmes. GUERRE IRRÉGULIÈRE OU GUERRE D’IRRÉGULIERS Un autre facteur dřirrégularité est la nature même des combattants. Aux périodes modernes, on a coutume de distinguer les troupes régulières, porteuses dřun uniforme, des irréguliers. La question nřa pas le même sens dans la Grèce des Cités, lřuniforme nřexistant pas, mais il y a des troupes qui ne font pas partie des corps civiques. Ce peuvent être des mercenaires, race souvent suspectée de manque de fidélité et de se payer sur le pays, que leur solde soit régulièrement payée ou non. Ainsi peut conflit ne soit déclaré, mais ils profitent déjà dřune stasis (Thucydide, II, 2-6). Peut-on raisonnablement penser que cřétait la première fois quřune telle opération était tentée par des non Athéniens ? Mais en fait, quřest-ce qui différencie ces expéditions irrégulières des interventions spartiates contre les tyrannies dans la seconde moitié du VIe siècle, sauf que lřhostilité à la tyrannie paraît les justifier aux yeux dřHérodote … qui écrit un demi à un siècle plus tard et qui évidemment reflète les conceptions morales de son époque. 28 Thucydide, I, 24-56. On notera que les Corinthiens justifiaient leur première intervention à Epidamne en faveur dřune des factions et lřopposition à Corcyre qui sřen suivit par les droits dřune Cité mère et en affirmant que le corps expéditionnaire quřelle avait envoyé était formé de volontaires. Puis, lorsque les Corcyréens subirent une nouvelle expédition des Corinthiens et appelèrent à lřaide les Athéniens, les ordres de ceux-ci nřen faisaient que des observateurs, ne devant peser sur les événements que par leur présence, sauf à être témoins dřune attaque frontale des Corinthiens contre leurs nouveaux alliés corcyréens, et les Corinthiens le savaient. 84 Stratégique être déclenchée une guerre manifestement irrégulière, car en dehors des relations normales dřÉtat à État. La même réflexion peut être faite à propos des guerres serviles, malgré lřimportance quřelles prennent parfois. Rappelons que la révolte des hilotes messéniens au milieu du Ve siècle dura 10 ans, tout en nécessitant lřemploi de troupes régulières et même une aide internationale, et quřelle ne fut résolue que par une paix de composition29. Une autre forme de guerre irrégulière car non légitime, et de plus menée par des irréguliers, est lřutilisation dřune armée privée à des fins politiques. Cřest le cas des troubles politiques à forme armée au cours desquels des tyrans (au sens grec du terme, cřest-à-dire des dirigeants dont la source de pouvoir nřest pas légitime) sřemparent de lřacropole, et donc des lieux stratégiques de pouvoir, à la tête dřune troupe armée. A lřépoque archaïque, les cas nřen sont pas rares, à lřexemple de Pisistrate30, mais la période classique nřest pas en reste. Alors, il peut sřagir de tyrans. On le voit à Héraclée, où le cas le cas mérite quřon sřarrête un peu : Cléarque, afin dřy devenir tyran, aurait réuni une armée privée pour exercer la terreur et piller le territoire de sa Cité, en un mot pour pratiquer une petite guerre, afin de se faire confier la mission de les mettre hors dřétat de nuire. Il leur proposa comme solution de les enfermer dans une portion de la ville quřon entourerait de murailles. Mais, les murs une fois 29 Thucydide, I, 101-103 ; III, 54. Pausanias, I, 29, 8-9. Diodore, XI, 64 (qui utilise pour justifier lřintervention athénienne le terme dřalliance). Il se peut que ces guerres irrégulières aient cependant un aspect purement formel qui les rapproche un peu des conflits réguliers. La chasse aux hilotes organisée par la Cité dans le cadre de la Cryptie peut être qualifiée de guerre, dřautant que, selon Plutarque qui se réfère ici à Aristote (Lycurgue, 28, 32-7), les Éphores déclaraient rituellement la guerre aux hilotes une fois par an. Toute opération guerrière serait ainsi légalement justifiée par une déclaration générale et systématiquement renouvelée à blanc, sans quřil soit besoin de la reprendre formellement lorsque le besoin sřen serait fait sentir, notamment lors dřune révolte servile. On notera que V. Ilari, op. cit., p. 46-47 place la cryptie dans les cinq formes fondamentales de la guerre avant le milieu du Ve siècle. Sur lřhistoire de lřinstitution, J. Ducat, ŖLa cryptie en questionŗ, in P. Brulé et J. Oulhen (éd.), Esclavage, guerre, économie en Grèce ancienne, hommages à Yvon Garlan, PUR, 1997, pp. 43-74. Récemment, J. Christien et F. Ruzé, Sparte, 2007, pp. 298-299. 30 Hérodote, I, 59 (il sřagit dřune garde de Ŗporteurs de gourdinsŗ qui lui a été octroyée par les Athéniens) ; I, 61-63 pour son second retour (cřest une armée privée composée de stipendiés argiens et naxiens payés grâce à des dons qui mettent en fuite sans grand combat lřarmée civique athénienne). La guerre irrégulière dans le monde grec antique 85 construits, il utilisa lřespace ainsi protégé comme citadelle pour son usage personnel31. Mais il peut sřagir aussi des chefs dřun parti vaincu lors dřune stasis et qui, bannis, utilisent ce moyen pour revenir. Ainsi, à Syracuse, Hermocrate qui constitua une armée privée de mercenaires pour rentrer, ce quřil fit dřailleurs de façon honorable32. On trouvera un cas similaire dans le retour de Thrasybule à Athènes. Cřest avec des troupes plus ou moins irrégulières et pas seulement dans leur armement, quřil put reprendre le Pirée puis Athènes, à la fin de lřépisode des Trente33. Le retour des exilés, après une stasis, se fait parfois avec lřaide dřune Cité extérieure dont lřintervention est rarement innocente, même si elle ne sřopère pas dans le cadre dřun conflit. Les Samiens exilés qui rentrent lors dřun coup de main dans leur patrie ont ainsi bénéficié du financement de gens riches et de lřaide du gouverneur de Sardes, Pissouthnès ; ils constituent ainsi une troupe de 700 hommes, suffisante pour un coup de main34. Les exilés ont souvent été utilisés comme force dřappoint durant les conflits, ou comme moyens dřintervention indirecte, à lřégal des 600 Messéniens utilisés par les Athéniens à Corcyre ou des Corinthiens lors du coup de main lacédémonien sur le Léchaion35, ce qui permettait parfois aux Cités de ne pas paraître officiellement dans lřaffaire. On le voit, il existe de fait, des armées privées, voire des guerres privées que seul le succès finit par légitimer. Dans une certaine mesure, les Cités peuvent favoriser des expéditions militaires extérieures en mettant leurs troupes au service dřun souverain extérieur, dans le cadre dřun mercenariat 31 Polyen, II, 30, 1. Il utilisa sa troupe dřenviron 6 000 hommes pour relever en partie Sélinonte et ravager le territoire carthaginois et rentra, auréolé de gloire pour avoir fait reculer le barbare (Diodore, XIII, 63). 33 Xénophon, Helléniques, II, 4, 2-24. Lors de la Ŗbatailleŗ de Munychie, il nřavait que 10 rangs dřhoplites en profondeur (on ignore la largeur de front) et il avait de simples porteurs de pelté, des lanceurs de javelots armés à la légère et de simples lanceurs de pierre contre une véritable phalange hoplitique II, 4, 12). Au départ, à Phylé, il disposait de 30 partisans et cřest en partie avec les armes des ennemis morts quřil put armer sa troupe, dont lřaugmentation fut lente, au témoignage de Népos, Thrasybule, 23-3. 34 Thucydide, I, 115. Pour les Perses, il ne sřagit pas forcément dřune guerre irrégulière, car, réelle ou non, la Ŗpaix de Calliasŗ ne pouvait avoir pour eux la valeur dřun traité. Pour les Samiens, cřétait une guerre privée. 35 Diodore, XIV, 86. 32 86 Stratégique dřÉtat. Les opérations peuvent difficilement être tenues pour pleinement régulières, car il ne sřagit pas dřun conflit déclaré et ce nřest pas en vertu dřune alliance antérieure. Le phénomène est perceptible très tôt. Ainsi, lorsquřInaros, proclamé nouveau roi dřÉgypte lors de la révolte de ses habitants contre Xerxès, rassemble des mercenaires en Grèce et ailleurs, il envoie une ambassade pour demander de lřaide à Athènes qui lui envoie 300 trières : est-ce au titre dřune alliance, simplement moyennant finances ou les deux36 ? Toutefois, le développement des stratèges condottieri au IVe siècle37 fait que ces chefs entreprennent, comme mercenaires, mais parfois dans lřintérêt de leur Cité et avec des soldats-citoyens transformés en stipendiés, des conflits irréguliers. Conon en est lřarchétype, à partir du moment où il reprit la guerre contre Sparte en se plaçant au service de Pharnabaze et du Grand Roi, après que les Lacédémoniens eurent rompu avec eux. Ainsi, il menait une guerre personnelle et irrégulière puisque non autorisée par les Trente, alors lřautorité légitime de sa Cité38. Un peu plus tard, Chabrias, mû par Acoris, le Ŗroiŗ (en fait, satrape révolté) dřÉgypte qui projetait une expédition contre les Perses, qui allouait solde considérable et bienfaits et se constituait une armée de mercenaires, en accepta le commandement sans demander lřacceptation de lřassemblée athénienne. Les Perses sřen plaignirent aux Athéniens qui, par crainte dřun conflit, rappelèrent Chabrias. Expédition privée certainement. Mais croira-t-on que les Athéniens ignoraient tout du départ de Chabrias ? Il sřagissait en tout cas dřune guerre privée et irrégulière39. Un peu plus tard, en 359/8, cřest Tachôs, successeur 36 Diodore, XI, 71. Nous sommes au premiers tiers du Ve siècle. Étude générale dans K. W. Pritchett, ŖThe Condottieri of the Fourth Century B. C.ŗ, The Greek State at War, II, University of California Press, 1974, pp. 59-116. 38 Sa justification ne pouvait être que morale et cřest bien évidemment le succès final des démocrates à Athènes qui légitima son action. Diodore fait de Conon un navarque des Perses (X IV, 81, 4-6 ; 83, 4-6 ; 84, 3-5), mais il reste difficile de savoir quand, selon lui, Conon rejoignit les Perses ; on croit comprendre tard ; selon Népos, Conon, 3-4, ce serait tôt. Toujours est-il quřen 394/3, il rentra à Athènes et y rebâtit les Longs Murs, avant de repartir pour lřAsie où il fut tué par les Perses dans des conditions confuses. On notera que Xénophon, peut-être par laconophilie, ne dit rien de Conon. Aucun texte ne mentionne dřéventuelles relations entre Conon et Thrasybule, lorsquřil eut ramené la démocratie à Athènes, ni avec le gouvernement des démocrates quand ils eurent repris le pouvoir. 39 Diodore, XV, 29. 37 La guerre irrégulière dans le monde grec antique 87 dřAcoris, qui se constituait une armée contre les Perses, qui fit de même : il fit appel, sur terre, au roi spartiate Agésilas, qui agissait officiellement, et pour la flotte à Chabrias, toujours sans lřautorisation de sa Cité. Lřépigraphie prouve que les Athéniens nřétaient pas sans connaître les démarches de Tachôs40. La razzia, caractéristique de la période archaïque, nřa pas disparu à lřépoque classique. Dans certains cas, elle fait partie intégrante des guerres régulières. Tel est le cas des expéditions menées à seule fin de se procurer des fonds, soit en se mettant provisoirement au service dřun souverain extérieur (les Athéniens et le Roi de Macédoine), soit en intervenant dans des lieux opportunément considérés comme hostiles (les Athéniens en Sicile, les Lacédémoniens chez les Œtéens), en suivant dřailleurs un exemple plus ancien, celui de Miltiade à Paros41. Mais elle est totalement aux antipodes de lřidéal hoplitique. Peuvent être en cause la régularité des troupes et la régularité des moyens. On comprend que la petite guerre ait pu être mal considérée. Lřexemple cité plus haut de Cléarque à Héraclée va dans ce sens : on ne savait pas toujours si lřexpédition de petite guerre se situait dans un cadre régulier ou non, à lřimage de ces coups de main tentés en pleine paix et désavoués en cas dřéchec. On comprend aussi que pirates et corsaires ne soient pas distingués. Dans les deux cas, ce sont des irréguliers. * * * On le voit, au terme de cette brève étude et malgré la diversité des situations, trois premières conclusions paraissent se dégager. La première est que la guerre irrégulière existe bien dans le monde grec. La deuxième est quřelle peut être simultanément régulière pour les uns et irrégulière pour les autres. La troisième et la plus importante est que, chez les auteurs les plus scrupuleux comme Thucydide, à plus forte raison chez les autres, morale et régularité sont liées. IG, II², 119. Cf. R. P. Austin, ŖAthens and the satrapřs revoltŗ, Journal of Hellenic Studies, 64, 1943, pp. 98-100. 41 Hérodote, VI, 132-133.Thucydide, VIII, 3, 1. Cf. aussi plus haut, n. 9. 40 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine Pierre LAEDERICH LE DÉCLIN DE L’ÉTUDE DES STRATAGÈMES, UN PARADOXE DES TEMPS MODERNES. ŖRien ne prouve davantage la nécessité de l‟étude de l‟histoire que les ruses de guerreŗ, écrit le chevalier de Folard au e XVIII siècle. Il ajoute : ŖCette lecture me paraît beaucoup plus nécessaire à un général d‟armée qu‟à tout autre, outre qu‟elle est très amusante et encore plus instructive. Lorsqu‟on n‟ignore point les ruses et les stratagèmes, on apprend à les rendre inutiles, et à les mettre en usage dans l‟occasion. Ce qu‟il y a de surprenant, c‟est qu‟ils ont toujours leur effet, et que l‟on donne encore tout au travers, quoiqu‟il y en ait un très grand nombre qui ont été pratiqués mille foisŗ1. Machiavel était du même avis. La quasi-totalité des exemples antiques de son Art de la Guerre sont dřailleurs directement issus de Frontin… quřil ne cite jamais2. Le souvenir de Frontin se lit également, dans une moindre mesure, dans les Discours sur la première décade de Tite-Live. Au delà de ces emprunts, chacun sait que Machiavel a consacré de longs développements, tout au long de son œuvre, au thème général de la ruse et de son efficacité dans les domaines militaire et politique. 1 Cité in Ch. Liskenne et Sauvan, Bibliothèque historique et militaire dédiée à l‟armée et à la garde nationale de France, III, 1840, p. 853. 2 Voir notre Introduction aux Stratagèmes, Economica, pp. 41-42. 90 Stratégique Les Ŗclassiquesŗ de la stratégie, Folard, Feuquière, SantaCruz, Joly de Maizeroy, Cessac, Carrion-Nisas, Jomini3, ont accordé une place centrale à lřétude des stratagèmes. Leur efficacité militaire était clairement établie. Le seul débat à leur sujet restait leur valeur morale, comme déjà chez les Grecs et les Romains4. Joly de Maizeroy parla des Ŗstratagèmes permis à la guerreŗ5 : ŖLa guerre est un jeu, où, comme dans tous les autres, les ruses d‟adresse et de finesse sont permises, et non la friponnerieŗ. ŖL‟art de la guerre, poursuit-il, est celui des ruses et des stratagèmesŗ ŕ mais à la condition Ŗqu‟on n‟y mêle point de perfidieŗ. La ruse, ainsi définie, était considérée comme à la fois plus efficace et plus Ŗhumaineŗ que les affrontements ouverts et les massacres qui les caractérisent. ŖComme l‟humanité nous oblige à préférer les moyens les plus doux dans la poursuite de nos droits, écrit Vattel, si, par une ruse de guerre, une feinte exempte de perfidie, on peut s‟emparer d‟une place forte, surprendre l‟ennemi et le réduire, il vaut mieux, il est réellement plus louable de réussir de cette manière que par un siège meurtrier ou par une bataille sanglanteŗ6. Quelques décennies plus tard, tout cela parut définitivement dépassé. Il sřagissait moins dřun changement de stratégie opérationnelle que dřune évolution profonde des buts de guerre : les ruses de guerre, pour un Clausewitz, sont synonymes des guerres limitées du passé. ŖTelles sont, écrit-il7, les feintes, les parades, les moitiés et quarts de choc des anciennes guerres, où certains théoriciens veulent voir le suprême de l‟art, le but de toute théorie, la prédominance de l‟esprit sur la matière, alors que, par contre, ils traitent les dernières guerres de manifestations brutales où l‟on n‟a rien à apprendre et qui ramènent le monde à la barbarieŗ. 3 Voir les extraits donnés par Liskenne et Sauvan, op. cit., III, pp. 855-974. Voir ainsi Polybe, XIII, 3, à propos des Ŗprocédés déloyauxŗ de Philippe V de Macédoine ; Tite-Live, XLII, 47, 4-8, à propos dřune ruse employée contre Persée ; Quinte-Curce, Histoire d‟Alexandre, IV, 13, 8-9, où le Conquérant refuse dřattaquer de nuit Darius, Ŗastuce de brigands et de voleursŗ… 5 Remarques sur Polyen et Frontin de Joly de Maizeroy, in Liskenne et Sauvan, op. cit., III, pp. 840-843. 6 Droit des gens, III, X, 178. 7 De la guerre, III, 16. 4 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 91 Lřauteur de Vom Kriege regardait avec dédain les stratagèmes des Anciens : ŖÀ première vue, il semble que c‟est avec raison que la stratégie a emprunté son nom au stratagème, et qu‟en dépit de toutes les transformations réelles et apparentes que la guerre a subies depuis les Grecs, ce terme est resté celui qui correspond à sa nature la plus profonde (…) Si l‟on abandonne à la tactique l‟exécution des coups de force, les engagements proprement dits, et que l‟on considère la stratégie comme l‟art de se servir judicieusement des possibilités qu‟ils offrent, alors (…) aucune disposition naturelle ne paraît plus apte que la ruse à diriger et à animer l‟activité stratégique (…) Mais quel que soit notre penchant à voir les chefs de guerre se surpasser en astuces, en habileté et en feintes, il faut reconnaître que ces qualités se manifestent peu dans l‟Histoire et se sont rarement fait jour parmi la masse des événements et des circonstancesŗ8. Mais il avait fort mal compris la stratégie antique Ŕ quřil assimilait un peu rapidement à la seule bataille par consentement mutuel, dans le cadre dřobjectifs limités9. Erreur paradoxale, parce que lřhistoire antique des offensives dřarmées structurées Ŕ comme la phalange dřAlexandre ou les légions romaines Ŕ est essentiellement celle de leurs luttes difficiles et périlleuses contre une défense dispersée, mobile et utilisant tous les procédés indirects Ŕ c‟est-à-dire une grande partie du catalogue des stratagèmes : ce que dit Clausewitz des rapports entre lřattaque et la défense, des Ŗfrictionsŗ et de lřépuisement progressif de lřoffensive, de lřimportance du temps pour la défense et de la supériorité de la défense sur lřattaque, tout cela se lit magnifiquement exprimé chez les historiens anciens : Napoléon retrouve en Russie lřexaspération dřun Darius poursuivant les Scythes dans le récit dřHérodote10, dřun Alexandre poursuivant Darius dans le récit de Quinte-Curce11, dřun Hannibal poursuivant les Romains dans le récit de Tite-Live12. 8 De la guerre, III, 10. Voir ainsi De la guerre, IV, 8 et 12. 10 Cf. IV, 120-130. 11 Cf. op. cit., III, 4, 3 ; 4, 5 ; 9, 8 9, 14 ; 10, 13. Poursuivant son élan à lřintérieur du pays perse, Alexandre sera contraint à mener la Ŗpetite guerreŗ quřil détestait (cf. V, 6, 15-17 ; 18-19). Il devra également le faire contre les Indiens (cf. VIII, 10, 19-20). 12 Ainsi XXI, 53, 8-9 ; XXII, 15, 2. 9 92 Stratégique Du reste, et cela rend le paradoxe plus surprenant encore, si les grands mouvements des guerres révolutionnaires et plus encore des guerres napoléoniennes ne sřaccordaient apparemment plus avec les stratagèmes classiques, Napoléon les connaissait parfaitement et savait au besoin les exploiter, maître dans lřart des surprises stratégiques et des ordres obliques. Et nous savons quelle fascination exerça la manœuvre carthaginoise de la bataille de Cannes Ŕ lřun des stratagèmes les plus connus de lřAntiquité Ŕ sur Frédéric II, Napoléon (campagne de 1805 en particulier) et les Prussiens (Sadowa, Sedan). Pour Schlieffen, Cannes était lřarchétype parfait, à reproduire toujours et partout13. On retrouve le même paradoxe au XXe siècle : le siècle des guerres mondiales délaissa plus encore que le XIXe lřétude des stratagèmes (le mot a même disparu du vocabulaire militaire), alors que les multiples conflits qui se sont succédé au cours du siècle ont maintes fois mis en évidence leur utilité (ne serait-ce que les procédés de guérilla). STRATÉGIE, STRATAGÈMES ET “TRAITÉS DE STRATÉGIE” ANTIQUES. Ce paradoxe sřexplique au moins en partie par une incompréhension des rapports entre stratégie et stratagème, qui a joué un grand rôle dans une incompréhension plus générale de la stratégie antique. On a trop souvent assimilé la stratégie antique aux Ŗruses de guerreŗ, et on lřa trop souvent jugée en songeant, avec dédain, aux Ŗtraités de stratégieŗ antiques qui nous sont parvenus14, sans sřinterroger sur ce que ces ruses signifiaient en termes de stratégie générale et opérationnelle, sans sřinterroger 13 Cf. E.M. Earle, Les Maîtres de la stratégie, édition française, Paris, 1980, pp. 219-220. Lire également, comme témoignages de la fascination quřexerçait cette bataille, les analyses de H. Delbrück, Geschichte der Kriegskunst im Rahmen der politischen Geschichte, Berlin, 1919, pp. 281-302, et de Ch. Ardant du Picq, Études sur le combat, Paris, 1903, pp. 27-28. 14 Cřest le cas de Jomini, Précis de l‟art de la guerre, “Notice sur la théorie actuelle de la guerre et sur son utilitéŗ : ŖTous les livres ne donnaient que des fragments de systèmes, sortis de l‟imagination de leurs auteurs, et renfermant ordinairement les détails les plus minutieux (pour ne pas dire les plus niais), sur les points les plus accessoires de la tactique, la seule partie de la guerre, peut-être, qu‟il soit impossible de soumettre à des règles fixesŗ. Plus récemment, voir C.R. Whittaker, Les Frontières de l‟Empire romain, édition française, Paris, 1989, p. 31. Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 93 davantage sur lřutilité de ces Ŗtraitésŗ dans lřéducation des généraux. Les Anciens eux-mêmes portent une part de responsabilité dans ces jugements postérieurs, car ces traités mêlent, parfois sans ordre apparent, les grands principes stratégiques et les plus insignifiantes ruses de guerre, sans chercher à distinguer ce qui relève du stratagème et ce qui relève de la stratégie Ŕ à de très rares exceptions près, Frontin étant lřune dřelles (nous y reviendrons). La stratégie signifie exactement ce qui relève du général, strategos. Le strategikos logos dřOnosander se traduit par ŖTraité du généralŗ. De la même façon, le livre VII du Strategikon de Maurice, consacré à la stratégie, fait de cette dernière le recueil des points que le général doit impérativement prendre en compte dans ses décisions. Le traité anonyme byzantin Sur la stratégie définit la stratégie comme la science Ŕ la méthode (methodos) Ŕ relative aux moyens qui permettent à un strategos de défendre son pays et de défaire lřennemi (IV et V). La strategia désigne, en Grec, la charge de chef dřarmée, strategos (de stratos, armée, et ago, mener, diriger, commander), avec un sens particulier à Athènes (dignité de strategos, sorte de Ŗcoministre de la guerreŗ élu pour une année) et divers sens dérivés Ŕ parmi lesquels lřaptitude à commander une armée, les qualités dřun général ou encore les manœuvres de guerre, voire les ruses de guerre15. Ce dernier sens rejoint celui de strategema, manœuvre de guerre et en particulier stratagème, ruse de guerre. Le verbe strategô, dřoù dérive strategema, signifie lui-même aussi bien Ŗcommander une arméeŗ, Ŗêtre généralŗ, Ŗdiriger comme généralŗ, quř Ŗemployer une ruseŗ, Ŗuser de stratagèmeŗ, Ŗtromper par une ruse de guerreŗ. Au sens où nous entendons généralement le mot stratégie, les Grecs employaient plutôt le mot tactique. Les Byzantins firent de même16. Les Romains, quant à eux, nřemployaient guère le 15 Voir les dictionnaires de référence : Bailly (Grec-Français), pp. 1798-1800, Liddel-Scott (Grec-Anglais), Oxford, Clarendon Press, pp. 1651-1653. 16 Au paragraphe XIV de lřAnonyme byzantin Sur la stratégie, la tactique est définie comme la science qui permet dřorganiser et de manœuvrer un corps de soldats en bon ordre, avec quatre divisions : lřorganisation des hommes pour le combat ; la distribution des armes ; le mouvement des troupes ; lřorganisation générale de la guerre, du personnel et du matériel. La tactique est donc conçue 94 Stratégique champ lexical strategia, strategica, strategus. On peut traduire par stratégie certains emplois des mots ratio et consilium. Lřexpression la plus commune est res militaris, que lřon peut rendre par Ŗart de la guerreŗ. Pour désigner les stratagèmes, les Romains ont repris le mot grec, “faute d‟un mot latin parfaitement adéquat”, comme lřécrit Valère Maxime, VII, 4. Lorsquřil souhaite éviter le mot grec, dans la préface du livre I, Frontin est contraint de recourir à des périphrases. On trouve chez les auteurs latins divers mots utilisés dans un sens proche, mais aucun nřa la précision du mot grec : furtum (larcin, vol, ruse), furta belli ou bellorum, astus (ruse, astuce), dolus (ruse, tromperie), insidiae (qui renvoie à lřidée de piège, dřembuscade, et constitue lřune des branches de la science des stratagèmes)… Au-delà dřune simple proximité étymologique, stratégie et stratagème entretiennent des rapports étroits dans lřhistoire comme dans la littérature militaire des Grecs, Romains et Byzantins. Les récits des historiens mettent en évidence lřimportance du recours aux stratagèmes dans la stratégie grecque et romaine : Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Flavius Josèphe, Arrien et bien dřautres écrivains grecs de lřépoque classique et romaine, César, Salluste, Tite-Live et bien dřautres écrivains romains, donnent dřinnombrables exemples de stratagèmes. César savait tirer le meilleur profit dřune utilisation intelligente de la ruse pour se tirer dřun mauvais pas, accompagner lřusage de la force ou en accroître les effets17. Il sřagit chaque fois de tromper lřennemi, de le surprendre, de le placer dans une position défavorable pour mieux préparer le combat ou même vaincre en évitant la confrontation : lřun des grands principes de la stratégie antique était dřattirer lřennemi en terrain défavorable, Ŗinjusteŗ Ŕ iniquo loco Ŕ, à la différence de la bataille rangée par consentement mutuel, combat égal où lřon fixe à lřavance le lieu et le terrain pour en découdre, où les deux adversaires sont sur un pied dřégalité pour préparer le choc. dans une optique très large, qui rejoint sur certains points ce que nous entendons généralement par stratégie. 17 Par exemple contre les Bellovaques : pour les inciter à accepter une bataille rangée, il adopte un ordre de marche qui lui permet de dissimuler une partie de ses troupes (cf. Guerre des Gaules, VIII, 8, 1-3) ; il fait ensuite construire des éléments de fortifications pour faire croire à lřennemi quřil le craint et lui donner ainsi confiance (cf. op. cit., VIII, 9, 3-4 et 10, 1). Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 95 La victoire en bataille rangée est traditionnellement plus noble que la victoire iniquo loco, victoire de la ruse, mais cette dernière est considérée comme des plus efficaces. Cambyse conseille à son fils, le jeune Cyrus, de “tendre des pièges, dissimuler ses pensées, ruser, tromper, voler, piller et l‟emporter en tout point sur l‟adversaire” (Xénophon, Cyropédie, I, 6, 27, trad. Bizos). Mais la fin justifie les moyens. Le général, écrit Xénophon, doit être “fécond en expédients, entreprenant, soigneux, patient, entendu, indulgent et sévère, franc et rusé, cauteleux et agissant à la dérobée, prodigue et rapace, libéral et cupide, réservé et résolu” (Mémorables, III, 1, trad. Talbot) ; “un commandant doit savoir ruser, pour donner immédiatement le change. Rien en guerre de si utile que la ruse (…) Qu‟on se rappelle les succès remportés à la guerre ; on verra que les plus nombreux et les plus brillants sont dus à la ruse” (Le commandant de cavalerie, V, trad. Talbot). Rien dřétonnant, donc, à ce que les Ŗtraitésŗ, ou Ŗmanuelsŗ, de stratégie antique accordent une place essentielle aux stratagèmes. Faisons de ces traités un bref tour dřhorizon Ŕ non exhaustif18. Au milieu du IVe siècle avant J.C., le Grec Énée, dit Ŗle Tacticienŗ, publie divers ouvrages relatifs à lřart militaire, dont seule la Poliorcétique (comment mener et résister à un siège) nous est parvenue. Énée avait dû avoir des prédécesseurs, que nous ne connaissons pas ; la Poliorcétique eut un grand succès, fut maintes fois reprise et même paraphrasée, notamment par Philon de Byzance et les compilateurs byzantins (Apparatus bellicus, Sylloge Tacticorum). Le traité dépasse le seul cadre de la poliorcétique et comprend un certain nombre de préceptes généraux sur lřart de la défense face à lřattaque : nous y trouvons un grand nombre de stratagèmes, et en particulier les stratagèmes caractéristiques des procédés indirects (embuscades)19. Au milieu du Ier siècle ap. J.C., le Grec Onosander publie un Strategikos logos qui se présente comme une série de conseils pragmatiques, plus particulièrement orientés vers lřart de mener Pour plus de détails sur les auteurs évoqués, ainsi que sur dřautres, on pourra se reporter à notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 26-30. 19 Exemples de stratagèmes en II, 1 ; 2 ; 3-6 ; IV, 8-11 ; VIII, 1-5 ; IX, 1-3 ; XVI, 5-12 ; 19 (embuscades contre des envahisseurs) ; XXIII, 1-5 (sorties secrètes de nuit) ; XXXI (long chapitre consacré aux moyens de faire passer des messages secrets) ; XXXIX (ruses de guerre pour défendre une ville)… 18 96 Stratégique la guerre offensive en territoire hostile20, le nécessaire maintien de la discipline21 et le rôle que doit jouer le général22. Là encore, ces principes généraux font la part belle aux stratagèmes23. Des ouvrages dřart militaire écrits par lřhistorien grec Arrien, sous Hadrien, il nous reste un remarquable Ordre de bataille contre les Alains qui relate lřexpérience de lřauteur sur la frontière orientale : la mise au point dřun extraordinaire dispositif de défense échelonné, combinant lřensemble des forces dont il disposait24 face aux Alains, un peuple nomade qui ravageait la région. Aux yeux des Anciens, cřétait lřapplication, sur le terrain, dřune partie du catalogue des stratagèmes, au service dřune manœuvre qui était elle-même un vaste stratagème, destiné à faire croire à un ennemi très supérieur quřil avait en face de lui une force invincible et à le faire ainsi renoncer au combat. Objectif atteint, comme nous lřapprend Dion Cassius, LXIX, 15. Plus tard encore, en 163, sous Marc Aurèle et Lucius Verus, le Grec Polyen publie un long Traité des ruses de guerre qui se présente comme un catalogue dřexemples tirés de lřhistoire ancienne grecque et romaine, inextricable fouillis où le lecteur ne discerne aucune méthode, aucune logique, aucun ordre. Les Romains, quant à eux, ont écrit un certain nombre de traités de re militari dont lřessentiel a malheureusement été perdu : Caton lřAncien (234-149 av. J.C.), Celsus (sous Auguste et Tibère, Ier siècle ap. J.C.), Frontin, nous le verrons, sont les auteurs dřouvrages de Ŗstratégieŗ dont il ne nous reste rien. Au début du Ve siècle ap. J.C., Végèce publie un Epitoma rei miliVI, 1-7, sur les marches en pays hostile ; VII, 1, sur la conduite de lřarmée dans les défilés ; XI, 1-4, sur la prudence à adopter dans la poursuite de lřennemi ; XI, 6, sur le traitement à réserver aux ambassades ennemies, XXXVIII, 1-5, sur le traitement des cités qui se rendent, XLII, 18-22 sur le traitement des villes prises dřassaut ; XVIII, sur la disposition des troupes légères en terrain accidenté… 21 Préface, 1 ; X, 1-6. 22 XXXIII, 1-5, sur la place du général dans la bataille ; XLII, 2 et 24, sur lřexemple que doit montrer le général à ses troupes, etc. 23 XXI, 9 (simuler les retraites pour contre-attaquer), XLII, 23 (envoyer femmes et enfants dans les villes pour les réduire à la famine) etc. 24 Archers et autres lanceurs de traits à pied (XIII-XIV, XVIII), archers montés (XXI), artillerie (XIX-XX), infanterie auxiliaire et légionnaire (XIIIXVII, XXIX, XXXVIII), cavalerie et infanterie légère pour la poursuite (XXVIII-XXIX). Lřordre de bataille donne une importance essentielle aux forces mobiles et à lřartillerie, cantonnant les légions au statut dřultime recours. 20 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 97 taris Ŕ Abrégé de l‟art militaire Ŕ qui sřest inspiré de ces textes et dřautres. Son propos général, à une époque de décadence militaire, est de mettre en valeur la science des armes qui caractérise, selon lřauteur, lřarmée romaine et lřhistoire de ses victoires depuis lřorigine de lřEmpire. Végèce insiste longuement sur lřimportance de la discipline et de lřexercice25. Il conseille aux généraux et empereurs de tirer le meilleur parti des stratagèmes qui ont fait leurs preuves dans les guerres du passé Ŕ chaque fois dans lřobjectif dřéconomiser les forces et de parvenir à des victoires non coûteuses en hommes et en matériel. Nous y lisons en maints passages lřécho des Stratagèmes de Frontin26. Les Byzantins, enfin, ont su tirer le meilleur de lřhéritage grec et romain comme de leur propre expérience militaire au contact des peuples nomades quřils durent affronter. Leur pensée stratégique accorde une place essentielle aux stratagèmes, quřil sřagisse de mener des opérations défensives contre un envahisseur ou des campagnes offensives en territoire ennemi. À lřempereur Maurice, qui régna de 582 à 602, est attribué lřexcellent Strategikon, Ŗmanuelŗ très complet destiné à lřenseignement des officiers de lřarmée byzantine, écrit par un homme dřexpérience : lřouvrage insiste sur la nécessité de tirer parti de tous les stratagèmes pour tromper lřadversaire et le vaincre plus facilement. Lřauteur définit la stratégie comme lřart dřutiliser les occasions, les lieux, moments, surprises et stratagèmes pour lřemporter même sans combat27 ; dans le Prologue du livre VII, il assimile la guerre à la chasse : il faut surveiller lřennemi, préparer ses filets et le prendre par surprise, en évitant autant que possible les engagements ouverts. Lřun des attraits principaux de lřouvrage tient dans son analyse subtile des modes de combat des I, 26-28 ; II, 23-24 ; III, Prologue (ŖQui désire la paix, se prépare à la guerre. Qui aspire à la victoire, sřapplique à former ses soldats. Qui veut combattre avec succès, combatte par principes, non au hasardŗ) ; 4 ; 9 ; 10 etc. 26 Voir ainsi III, 10 et les Ŗmaximes générales de la guerreŗ (III, 26), que lřon peut rapprocher de nombreux chapitres des Stratagèmes et des conseils généraux donnés à la fin de lřouvrage (IV, 7, 1-42). 27 II, 1. Voir également (parmi bien des exemples) II, 20 (nombre dřétendards par unité), lřensemble du livre IV (consacré aux embuscades), lřensemble du livre IX (les attaques surprises)… Le livre VIII est une longue suite dřinstructions générales et maximes, qui reprend les chapitres comparables de Frontin, Végèce et sans doute dřautres stratèges : il ne sřagit quasiment que de stratagèmes. 25 98 Stratégique principaux adversaires de lřempire byzantin, Perses, Scythes, Germains et autres Slaves28. Vers 550, sous Justinien, avait paru un anonyme Sur la stratégie lui aussi fertile en stratagèmes29. À Léon VI, empereur de 886 à 911, est attribuée la Tactique, qui reprend et approfondit les enseignements de Maurice. Il est là encore question de stratagèmes : tromperie de lřennemi, embuscades, supériorité de la ruse sur la force30. Quelques décennies plus tard, Nicéphore Phocas, empereur de 963 à 969, écrit ou fait écrire le remarquable Peri Paradromè (De velitatione), que lřon traduit généralement par Traité de la guérilla : le sens de lřouvrage est de présenter toutes les mesures indirectes permettant de lutter efficacement contre un envahisseur sur les frontières orientale et arabe ; nous y trouvons tout le catalogue des stratagèmes utiles dans un tel contexte31. En IV, 1, lřauteur note que “le stratège doit avoir pour but, préoccupation et objet de tous ses efforts d‟attaquer l‟adversaire autant que possible par surprise et inopinément ; en adoptant ce procédé, en effet, le stratège, même avec de faibles effectifs, mettra en fuite même des troupes ennemies nombreuses” (trad. Dagron). Une vingtaine dřannées plus tard paraît un anonyme Sur la tactique, qui décrit cette fois de grandes campagnes offensives, sur la frontière nord-ouest, auxquelles lřempereur lui-même participe : dans ce contexte offensif, les stratagèmes sont également utiles pour se garder de toute surprise et hâter la victoire32. 28 Voir notamment les livres VI et XI. Voir ainsi XIII (mesures de contre-mines pour les assiégés), XVIII (traversée des forêts), XIX (traversée des fleuves), XXXIII (les attaques surprises), XL (la préparation des embuscades)… 30 Voir ainsi XIV (mesures à prendre le jour du combat), XVII (comment mener des campagnes offensives en territoire hostile et comment résister à des invasions). Léon reprend de ses prédécesseurs, Maurice en particulier, lřidée quřil faut autant que possible éviter de combattre frontalement. 31 Tout y est : surveillance des routes et hauteurs pour devancer lřennemi (I, 1-2 ; III, 2-4 ; VIII-IX ; XI ; XXIII), attaque de lřennemi sur le chemin du retour (IV, 1-6 ; XXIII), attaque de ses bagages (X, 7-9), embuscades contre les raids de cavalerie (VI), espionnage (VII, 1-3), embuscades contre dřimportants contingents (XVII, 2-11), attaque de son pays si lřennemi persiste à rester sur votre territoire (XX), combat de nuit (XXIV) etc. 32 Ainsi I (emplacement des camps) ; VII (division de lřarmée) ; X (marche) ; XI (répliques aux attaques de nuit contre le camp) ; XVIII (espionnage) ; XXIII (contre-embuscades) ; XXV (attaques de nuit contre les camps ennemis) ; XXVI (attirer les assiégés hors des murs) etc. 29 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 99 STRATÉGIE ET STRATAGÈMES CHEZ FRONTIN. Lřapport de Frontin se distingue de la plupart de ses prédécesseurs et successeurs par différents traits remarquables33, parmi lesquels un effort de distinction entre stratagème et stratégie. Mais voyons dřabord les grands traits de la vie de Frontin, que rien ne prédisposait à lřécriture de traités stratégiques. Frontin était un haut fonctionnaire modèle, proche du pouvoir, qui occupa dřimportantes fonctions civiles et militaires durant la deuxième moitié du premier siècle ap. J.C. et le tout début du second siècle34. Après un premier consulat en 73, il est désigné gouverneur de lřîle de Bretagne, province impériale qui connaissait dřincessants troubles depuis que lřempereur Claude en avait entrepris la conquête, en lřan 43. Dès son arrivée, il se met en campagne pour soumettre les indomptables Silures, qui résistaient aux légions depuis les débuts de la conquête dans leurs refuges du Pays de Galles et lançaient des raids incessants contre la province. ŖUn grand homme, autant que les circonstances le permettaientŗ, écrit de lui Tacite : “il soumit par les armes la puissante et belliqueuse nation des Silures, surmontant, en plus de la vaillance des ennemis, les difficultés du terrainŗ35. Lřhommage de Tacite est des plus remarquables, quand on connaît lřacuité du regard critique de lřhistorien, toujours porté à fustiger les prétentions des capitaines. De fait, Frontin réussit dans son entreprise : les Silures furent enfin soumis, grâce à une stratégie efficace de contreguérilla en terrain accidenté, à une discipline de fer et à diverses mesures de Ŗromanisationŗ qui permirent de tenir le pays conquis. A son retour à Rome, il décide de tirer de son expérience de la guerre un traité De re militari, auquel il fait référence dans les premières lignes de la préface des Stratagèmes. Les Stratagèmes constituaient un complément au De re militari, malheureusement perdu36. Lřauteur avait peut-être écrit un premier ouvrage avant 33 Voir notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 33-38. Pour plus de détails sur la carrière de Frontin, nous renvoyons à notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 5-17. 35 Tacite, Vie d‟Agricola, XVII, 4. 36 Il a servi de source à dřautres auteurs : Élien, qui écrit peu de temps après Frontin, sřy réfère dans la Préface du De instruendis aciebus, ainsi que Végèce, trois siècles plus tard (I, 8). 34 100 Stratégique ce traité : nous avons conservé des fragments dřun Liber gromaticus, Traité de l‟arpentage, dont la date de rédaction est difficile à établir. Cřest un signe de lřétendue de ses sujets dřintérêt. Diverses références des Stratagèmes nous apprennent quřil a ensuite participé à la campagne de 83 en Germanie, contre les Chatti (Chattes). Lřobjectif de la campagne était de rectifier la frontière en repoussant les Chattes au-delà de la crète du Taunus, pour leur interdire la plaine de Vetteravie : Domitien poursuivait là un travail engagé par Vespasien pour supprimer le Ŗsaillant rhéno-danubienŗ et améliorer les lignes de communication romaines. Cřest semble-t-il au retour de cette campagne que Frontin commence la rédaction des Stratagèmes. Nous pouvons le déduire de la façon dont il présente Domitien : lřempereur est déjà Germanicus, et il est encore vivant (I, 1, 8 ; II, 3, 23 ; 11, 7). Ce qui laisse tout de même une marge dřincertitude assez grande : lřouvrage a été écrit entre 84 et 96. Il est tentant de penser quřil lřa été dans les premières années de cette période : de la même façon quřil avait rédigé son Art militaire à son retour de Bretagne, Frontin a pu rédiger le complément de ce traité Ŕ les Stratagèmes Ŕ à son retour de Germanie. Vers 90, Frontin est proconsul de la province dřAsie. Lřobtention dřun tel poste était réservée aux plus éminentes personnalités sénatoriales, même sřil était dépourvu de réelles responsabilités. LřAsie, province consulaire dont le gouverneur était nommé par le Sénat, était une province riche et paisible. Les dernières années du règne de Domitien voient Frontin prendre un certain recul et sřéloigner quelque peu des fonctions officielles37. Lřannée 96 est marquée par lřavènement de Nerva. Un empereur modeste et soucieux du bien public remplace le sinistre Domitien, dont le nom était devenu synonyme de terreur. Nerva adopte Trajan, qui lui succède en 98. Période faste où se réconciliaient libertas et principatus, période qui pouvait être fatale aux hommes promus et appelés aux plus hautes responsabilités par Domitien. Ce ne fut pas le cas, bien au contraire, pour Frontin. En 97, Frontin est appelé à participer à une commission économique constituée par le Sénat pour parer aux difficultés 37 Cf. Martial, X, 58, 1-6. Dans le chapitre II des Aqueducs, Frontin fait une (trop) brève allusion à dřautres ouvrages quřil a écrits, dřaprès son expérience pratique ; il songe au Traité d‟arpentage, à lřArt militaire, aux Stratagèmes et à dřautres ouvrages que nous ne connaissons pas. Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 101 financières laissées par Domitien (Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, LXII, 2) et accède à lřun des postes de responsabilité les plus importants de la Ville de Rome : le poste de curator aquarum, que lřon pourrait traduire par ŖDirecteur Général des Eaux et des Aqueducs de Romeŗ. Il sut mener à bien cette mission tout en rédigeant son traité De aquis Urbis Romae pour sa propre instruction et celle de ses successeurs (Aqueducs, Préface, 2). En janvier 98, Frontin accède à son deuxième consulat : il est consul suffect (Ŗremplaçantŗ) avec Trajan pour collègue. En 100, il est une troisième fois consul, cette fois-ci ordinaire, et lřempereur est encore son collègue. Il siège au Sénat à la droite de Trajan. Pline fait son éloge dans son Panégyrique de Trajan (LX-LXII ). Cřest également lřépoque à laquelle il accède à lřaugurat. Le collège des augures avait certes perdu de son importance et de son rôle politique depuis la plus lointaine époque républicaine, mais il avait gardé un réel prestige en même temps que sa compétence religieuse qui lui permettait dřŖinaugurerŗ Ŕ en assurant que les dieux étaient favorables Ŕ villes, temples et locaux divers. À la mort de Frontin, en 103, Pline lui succède : cřest encore une occasion, pour Pline, de faire lřéloge de son ami (Lettres, IV, 8, 3, ainsi que X, 13). Venons-en aux Stratagèmes et à leur apport pour la question qui nous occupe. Lřauteur donne une définition de ce quřil entend par stratégie et stratagème dans la préface du livre I Ŕ il est lřun des très rares Ŗstratégistesŗ antiques à le faire : “Puisque j‟ai entrepris de présenter la science de l‟art militaire comme un système complet (…), j‟estime qu‟il me faut encore, pour compléter mon œuvre, traiter Ŕ en un recueil de récits sommaires Ŕ des hauts faits que les généraux durent à leur habileté et que les Grecs rassemblaient sous le terme générique de strategemata (stratagèmes). Ainsi, en effet, les généraux seront bien équipés en exemples de sagesse et de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur propre capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables (…) Ceux qui trouveront de l‟agrément à lire ce livre devront se souvenir qu‟il faut bien distinguer stratégie et stratagèmes, qui par nature se ressemblent beaucoup. Car tous les actes d‟un général caractérisés par la prévoyance, l‟avantage obtenu, la grandeur d‟âme, la fermeté, sont considérés comme relevant de la stratégie ; ceux qui n‟en constituent qu‟une espèce particulière sont considérés comme relevant des stratagèmes. Le mérite 102 Stratégique spécifique de cette deuxième catégorie, qui réside dans l‟habileté et l‟ingéniosité, est démontré aussi bien quand il faut éviter l‟ennemi que l‟écraser”. Le livre IV aborde des sujets plus généraux qui, lit-on dans sa Préface, “constituent plutôt des exemples relatifs à la stratégie en général qu‟aux stratagèmes”. De quoi sřagit-il ? De la discipline et de ses effets bénéfiques, de diverses qualités et mesures qui caractérisent les grands généraux (on a même imaginé que le livre IV constituait lřArt de la Guerre de Frontin, quřun Ŗfaussaireŗ aurait ajouté aux trois livres des Stratagèmes en rédigeant une préface pour assurer la transition38). La stratégie exprime le genre Ŕ certains actes relevant du général Ŕ, les stratagèmes une espèce particulière. La distinction peut paraître manquer de clarté. Essayons de mieux cerner la pensée de Frontin. Les stratagèmes sont une illustration, parmi dřautres, des qualités du stratège, et plus particulièrement des qualités dřhabileté et dřingéniosité. Ce qui frappe en premier lieu, à la lecture de ce traité, est l‟extraordinaire champ du concept de stratagème. Le stratagème, cela peut être un vaste mouvement que nous qualifierions aujourdřhui de décision stratégique majeure, incluant plusieurs théâtres dřopérations (envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les Carthaginois à rappeler Hannibal, I, 3, 8) ou bien un Ŗpetit rienŗ, un point de détail, mais qui fait toute la différence sur le champ de bataille : le dénominateur commun entre des exemples si différents est le fait de surprendre lřennemi, de le tromper ; au lieu de Ŗmarcher droit sur l‟adversaireŗ, pour reprendre le vocabulaire de Liddell Hart39, et de Ŗconsolider son équilibre physique et psychologiqueŗ, ce qui Ŗaccroît sa ligne de résistanceŗ, adopter la Ŗligne de moindre résistanceŗ, qui est la Ŗligne de moindre attenteŗ, pour Ŗdisloquerŗ ses plans et détruire son moral. Le stratagème le plus insignifiant, en apparence, peut y suffire sřil est utilisé au bon moment : cřest le Ŗcoup d‟œilŗ du grand stratège, la décision imprévisible qui retourne le cours dřune bataille qui sřannonçait perdue, qui permet de prolonger un combat ou une guerre alors que tout indiquait un désastre imminent, la victoire de lřesprit sur la force brute. Par exemple le Sur la question, longtemps débattue, de lřauthenticité du livre IV, voir notre Introduction aux Stratagèmes, pp. 36-37. 39 Histoire mondiale de la stratégie, édition française, Paris, 1962, p. 375. 38 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 103 recours à lřordre oblique en situation dřinfériorité numérique, au lieu dřun ordre parallèle Ŗmassifŗ ou de toute autre disposition qui engagerait la plus grande partie des troupes pour une bataille longue et indécise. Pour Frontin, il y a souvent, dans le stratagème, lřidée dřun retournement imprévu de situation, qui tourne à lřavantage du plus faible Ŕ même si cet avantage est de courte durée. Lřart du général Ŕ la stratégie Ŕ est de savoir lire dans les pensées de lřadversaire pour trouver le détail qui changera le cours des événements, et dřagir en conséquence, même si cela va à l‟encontre des habitudes et des préceptes. Le grand général est nécessairement expert en stratagèmes, et Frontin en distingue chez les ŖBarbaresŗ comme chez les Grecs et les Romains, dans lřhistoire la plus ancienne comme dans lřhistoire la plus récente. Il est certain que la distinction entre stratégie et stratagème aurait été plus claire si le temps nous avait conservé lřArt de la guerre de Frontin, mais la lecture des Stratagèmes nous permet dřen donner quelques illustrations : par exemple au sujet de la campagne germanique de 83 : Frontin ne traite pas des motivations de la campagne ni de ses résultats généraux dans les Stratagèmes, mais dřépisodes qui illustrent lřhabileté et lřingéniosité de Domitien : ce sont parfois des points de détail, mais qui eurent leur importance, parfois des décisions majeures Ŕ ce sont toujours des actes qui eurent pour effet de surprendre lřadversaire. Domitien dissimule ainsi le véritable motif de son départ de Rome pour tomber sur les Germains (I, 1, 8), fait tracer des routes et met à découvert les refuges forestiers qui leur servent de bases de repli et de contre-attaques (I, 3, 10), trouve une parade à la tactique de leurs cavaliers (II, 3, 23), fait verser des compensations financières aux tribus qui perdent des territoires avec lřimplantation de forts permanents, ce qui lui vaut une réputation de justice (II, 11, 7), au lieu de se faire haïr des habitants comme cřétait lřhabitude en cas de progression territoriale. le thème de la discipline et de ses effets bénéfiques est considéré par Frontin comme à cheval sur la stratégie et les stratagèmes : de fait, les passages du livre IV des Stratégique 104 Stratagèmes consacrées à ce thème mêlent des principes généraux qui avaient déjà dû être exposés dans son Ŗtraité de stratégieŗ et de Ŗpurs stratagèmesŗ. Cřest particulièrement frappant au sujet des campagnes de Corbulon en Arménie en 58-60 : au titre de la stratégie, on peut ranger les mesures prises pour imposer la discipline aux troupes devant lřennemi, qui font lřobjet dřun principe général (“Domitius Corbulon, avec seulement deux légions et très peu d‟auxiliaires, en rétablissant la discipline dans ces troupes, parvint à soutenir l‟assaut des Parthesŗ, IV, 2, 3) et dřexemples (IV, 1, 21 et 28), mais le caractère imprévisible de la victoire, en raison du déséquilibre des forces à lřavantage des ŖBarbaresŗ, permet de comprendre pourquoi Frontin place ces mesures entre la Ŗstratégieŗ et les stratagèmes ; dans les Ŗpurs stratagèmesŗ, on peut ranger la mise à mort dřun seigneur arménien et lřenvoi de sa tête, avec une baliste, à lřintérieur des fortifications de Tigranocerte, mesure de terreur qui hâta la reddition de la ville (II, 9, 5). Le principe général de Ŗguerre scientifiqueŗ que suivait Corbulon (“Domitius Corbulon disait que c‟était par la dolabre qu‟il fallait vaincre l‟ennemiŗ, IV, 7, 240) est, pour Frontin, un principe de stratégie tout autant quřun stratagème habile, dans la mesure, là encore, où le général a su renverser une situation qui paraissait compromise, dřune manière inattendue. le choix du Ŗstyleŗ de guerre à adopter Ŕ approches directe ou indirecte Ŕ paraît relever des stratagèmes chez Frontin lorsquřil sřagit de choix habiles qui permirent dřobtenir des avantages immenses avec des forces peu importantes41, de faire durer un conflit42, de La dolabra était lřoutil du soldat qui servait de hache et de pioche, symbole du génie romain qui préférait avancer lentement mais sûrement, en consolidant la marche par des camps et des routes. 41 Choix des approches directes et des batailles rangées par Alexandre (I, 3, 1) et César (I, 3, 2)… 42 Hasdrubal, vaincu en Espagne, partage son armée entre différentes villes pour contraindre Scipion à se retirer, de crainte de disperser ses troupes, I, 3, 5. 40 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 105 retourner une situation compromise43 ou dřaccélérer la fin de la guerre44. 43 au sujet du choix des ordres de bataille (parallèle ou oblique, mince ou profond), la distinction entre stratégie et stratagème est également liée à lřhabileté : sont considérés comme relevant des stratagèmes les procédés qui permirent à tel ou tel général dřaccélérer la victoire dřune manière imprévue ou dřéviter le désastre en surprenant lřennemi, parfois même en répondant à un stratagème par un autre stratagème. Lřordre de bataille des Carthaginois à la bataille de Cannes en fait partie (II, 3, 7), mais Frontin donne bien dřautres exemples dans ce qui constitue lřun des meilleurs chapitres des Stratagèmes (II, 3). Lřobliqua acies, en particulier, retient son attention, car elle permet de remporter la victoire en nřengageant quřune partie des troupes sur un point précis de la ligne de bataille, et cela en donnant une impression différente à lřennemi (II, 3, 1 ; 2 ; 4 ; 5 etc.). Là encore, on retrouve dans le même chapitre de Ŗpurs stratagèmesŗ45 et des mesures que nous aurions plutôt rangées dans les principes généraux de stratégie opérationnelle46, mais le lien entre tous ces exemples est bien ce Ŗpoint de détailŗ qui nřa lřair de rien mais qui change tout, fruit de lřhabileté du général. Choix de la guerre navale par Thémistocle pour résister aux Perses, I, 3, 6 ; temporisation de Fabius face à Hannibal, I, 3, 3. 44 Envoi dřune armée en Afrique pour contraindre les Carthaginois à rappeler Hannibal, I, 3, 8. 45 Les soldats égyptiens qui sřéquipent à la grecque pour faire peur à leurs adversaires, II, 3, 13 ; lřadoption de la tortue par Marc Antoine, pour résister aux pluies de flèches des Parthes, II, 3, 15 ; les pieux fichés dans le sol par César pour arrêter les chars gaulois, II, 3, 18 ; les Ŗmains de ferŗ pour attraper les vaisseaux carthaginois et les prendre dřassaut, II, 3, 24… 46 Disposition des forces romaines à Zama, II, 3, 16, à Pydna, II, 3, 20, des forces de César à Pharsale, II, 3, 22… 106 Stratégique L’UTILITÉ DES STRATAGÈMES DE FRONTIN ET DES AUTRES “TRAITÉS DE STRATÉGIE” ANTIQUES ŖL‟Art de la guerre a existé de tout temps, et la stratégie surtout fut la même sous César comme sous Napoléon. Mais l‟art, confiné dans la tête des grands capitaines, n‟existait dans aucun traité écritŗ, écrit Jomini47. Les Stratagèmes, comme les autres Ŗtraités de stratégieŗ antiques, étaient-ils donc inutiles ? Frontin nřavait précisément quřun seul but, être utile, comme il le dit clairement dans la Préface du livre I : ŖAinsi, en effet, les généraux seront bien équipés en exemples de sagesse et de prévoyance, qui leur permettront de nourrir leur propre capacité à imaginer et à concevoir des actes semblables ; par ailleurs, grâce à ce travail, celui qui aura lui-même imaginé un stratagème n‟aura rien à craindre de son résultat, s‟il le compare à ceux qui ont déjà été expérimentés avec succès dans le passéŗ. Son seul souhait était de rédiger un Ŗmanuelŗ directement opérationnel, qui pût servir à former les officiers et empereurs aux réalités militaires et dans le même temps servir de Ŗlivre de chevetŗ à nřimporte quel officier en campagne. Dřoù une présentation rigoureuse et claire : “à mon sens, on doit penser aux gens très occupés en étant bref. Car il faut du temps pour dénicher des faits isolés et dispersés dans le corps immense de l‟histoire (…) Toute notre application sera consacrée à présenter, selon le besoin, chaque point réclamé par la démonstration comme une réponse à une question précise ; car après avoir examiné l‟ensemble des catégories de faits, j‟ai préparé les exemples opportuns avec autant de soins qu‟un plan de campagne”. Frontin a-t-il atteint son objectif ? La question concerne, plus largement, lřensemble des Ŗtraités de stratégieŗ antiques. Nous ne disposons pas de témoignage direct de lřutilisation de cet ouvrage ni dřautres Ŗmanuelsŗ par tel ou tel empereur ou général romain, mais il faut se rappeler quřil nřexistait à Rome aucun institut de formation spécialisé, aucune préparation systématique au métier dřofficier supérieur et de commandant. La formation se faisait sur le terrain, au contact direct des réalités militaires. Sans doute était-ce, dřun certain point de vue, la meilleure école, mais il est permis de se demander si Rome nřaurait pas évité maints Précis de l‟art de la guerre, ŖNotice sur la théorie actuelle de la guerre et sur son utilitéŗ, Paris, 1977. 47 Stratégie et stratagèmes dans l’Antiquité grecque et romaine 107 désastres militaires avec une réelle préparation au métier de commandant48. Lřabsence de formation théorique au métier de commandant donnait une importance particulière aux Ŗmanuelsŗ de stratégie antique. Il sřagissait dřinstruments dřautant plus utiles quřune fois en campagne, le commandant en chef disposait dřune réelle autonomie de décision. Du seul fait de la lenteur des communications, la déconcentration de la décision du niveau suprême au niveau du stratège de terrain était nécessaire et inévitable, sous peine de paralyser toute capacité dřaction et de réaction. Tout autant que la stratégie opérationnelle, la stratégie générale romaine reposait très largement sur les hommes qui commandaient les légions. Si la stratégie générale au plus haut niveau relevait bien évidemment de lřempereur Ŕ qui adressait des mandata à ses généraux49 Ŕ, la sphère dřautonomie des commandants restait considérable et augmentait avec lřétendue de leurs pouvoirs et le nombre de soldats dont ils pouvaient disposer. Un général romain en campagne était sans cesse confronté à la nécessité de prendre, seul ou avec lřaide de son état-major, des décisions dont certaines pouvaient avoir de très lourdes conséquences sur lřéquilibre impérial. La perte dřune seule légion Ŕ jusquřà 10 000 soldats environ avec les auxiliaires Ŕ, était un désastre, la perte de trois légions était susceptible de remettre en cause lřensemble du dispositif militaire de lřEmpire, comme le fit le désastre de Varus à la fin du règne dřAuguste. Au début de lřEmpire, la sécurité du périmètre impérial dépendait seulement dřune trentaine de légions, soit 165 000 à 180 000 légionnaires, 330 000 à 360 000 hommes avec les forces auxiliaires. La moindre embuscade, la moindre attaque surprise en terrain défavorable pouvait tourner au carnage : la légion, souveraine dans les engagements bien préparés, concentrés et intenses, sur terrain dégagé, était dřune extrême fragilité lorsquřelle était surprise iniquo loco et devait combattre dans le 48 On peut penser au désastre de Varus en Germanie, fatal aux ambitions romaines outre-Rhin. Varus était avant tout un administrateur, à lřexpérience militaire limitée. 49 En témoignent notamment certains passages des Annales de Tacite (II, 43, 4 ; 77, 1 ; III, 16, 1 ; XV, 17, 2). Nous nřen connaissons malheureusement pas le degré de précision, mais lřon peut imaginer que la lenteur des communications contraignait les empereurs à se limiter à des instructions générales. 108 Stratégique désordre et la confusion. Dans le Teutoburgiensis saltus, en lřespace dřune embuscade, Varus a perdu la vie, ses trois légions et leurs auxiliaires, Auguste a perdu le résultat dřannées de campagnes difficiles et coûteuses, lřEmpire a perdu à tout jamais la Germanie, avec des conséquences immenses sur lřhistoire de lřEurope et du monde. Il ne faut bien sûr pas surestimer la portée stratégique des Ŗmanuelsŗ de stratégie antique, mais les Stratagèmes de Frontin donnent des conseils effectivement fort utiles pour affronter les ŖBarbaresŗ dans les moins mauvaises conditions. La guerre avait peu évolué depuis les Grecs : bien des exemples tirés de leur histoire ancienne Ŕ comme de lřhistoire ancienne romaine Ŕ étaient encore dřactualité à lřépoque impériale. Les Stratagèmes de Frontin, ainsi que lřArt de la Guerre quřils complétaient, pouvaient donc se révéler utiles à la formation militaire dřun empereur ou dřun futur officier, et accompagner efficacement les commandants en campagne. Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières : les barbares au sein de l’armée du Bas-Empire Loïc PATTIER P ourquoi vouloir incorporer ses adversaires de la veille ? La réponse fut donnée en 355 par lřempereur Constance II (337-361) lorsque, après une longue marche offensive entre Châlon et Augst, il se justifia devant ses troupes dřavoir préféré la soumission Ŗspontanéeŗ des Alamans plutôt que de les combattre : D‟abord, pour éviter les incertitudes de la guerre, puis pour faire de nos adversaires des alliés et nous les attacher, suivant leurs promesses, et ensuite pour adoucir sans verser de sang les excès de leur nature sauvage, souvent funestes à nos provinces. Songeons enfin que l‟ennemi vaincu n‟est pas seulement celui qui tombe sur le champ de bataille, écrasé sous le poids des armes et du nombre, mais que la victoire est beaucoup plus sûre, même quand la trompette se tait, lorsqu‟un ennemi se laisse conduire volontairement sous le joug et apprend par expérience qu‟il ne nous manque ni courage contre les rebelles ni mansuétude à l‟égard des suppliants1. 1 Ammien Marcellin, Res Gestae, éd. J. Fontaine, M.-A. Marie, G. Sabbah, Paris, Les Belles Lettres, 1968-1999, XIV, 10, 14. 110 Stratégique Choix opportuniste ou dessein visionnaire ? Il semble que malgré les redressements militaires opérés à partir de la Tétrarchie2, les empereurs du Bas-Empire aient eu conscience quřune réponse uniquement coercitive aux agressions barbares sans cesse renouvelées, serait insuffisante. En effet, durant tout le IVe siècle, sur les limes rhénan et danubien, une menace à peine jugulée cédait la place à une nouvelle agression de “troupes innombrablesŗ3. De plus, les légions romaines, déjà sollicitées par les nombreux conflits internes4 ou contre les Perses sassanides, manquaient dřeffectifs et nřétaient parfaitement adaptées aux conflits asymétriques des confins européens. Afin de faire face aux impératifs de recrutement, mais aussi de pouvoir être plus efficaces dans les “petites guerresŗ, les empereurs du Bas-Empire choisirent dřassimiler par le service des armes ceux quřils ne pouvaient définitivement vaincre militairement. Cette idée était tout dřabord une ébauche de réponse à la complexité des guerres irrégulières menées dans le nord-est des Gaules. Dřautre part, lřincorporation de Barbares permit dřétablir un maillage territorial pour une défense dans la profondeur des confins. Enfin, ces recrues étrangères permirent une adaptation des tactiques, afin de lutter plus efficacement par le recours à des procédés non-conventionnels. “PETITES GUERRES” AUX CONFINS GALLOROMAINS Le refus par l’adversaire de la guerre conventionnelle Le limes rhénan et son arrière-pays gallo-romain avaient la spécificité de ne pas être des théâtres dřopérations où une guerre 2 Les Tétrarques incarnèrent un système de partage du pouvoir inventé par lřempereur Dioclétien (284-305) à la fin du IIIe siècle. Deux Augustes, luimême et Maximien, étaient secondés chacun par un César, Galère et Constance Chlore. 3 Le panégyrique de Constantin en 310 parle ainsi des “troupes innombrables des Goths vomies par le détroit du Pont et les boucles du Danubeŗ in Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, éd. E. Galletier, Paris, Les Belles Lettres, 1949-1955, VII, 12,2. 4 Les conflits entre empereurs et usurpateurs étaient réguliers aux IIIe et IVe siècles, lřempereur Gallien (259-268) dut ainsi combattre 18 usurpateurs en 9 ans de règne. Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 111 conventionnelle pouvait être menée. Faite de batailles rangées et de sièges, cette guerre, habituelle en Mésopotamie contre les Perses sassanides ou encore lors des combats entre Romains, était difficilement concevable dans le nord-est des Gaules. Lřagresseur germanique sřy était depuis longtemps adapté aux manœuvres romaines dřenvergure et à la haute technicité du légionnaire. Il pratiquait une Ŗpetite guerreŗ traduite en harcèlements, raids, actions dřévitement et engagements vite rompus, plutôt quřaffrontements directs trop meurtriers. La difficulté pour les Romains nřétait donc pas de gagner la bataille rangée, mais de contraindre un adversaire, Ŗhabitué à éluder la guerreŗ5, à la bataille. Lřirrégulier cherchait à éviter la confrontation en privilégiant de petits détachements opérant simultanément sur plusieurs directions et rendant ainsi difficile le combat frontal. En 366, un général romain qui avait reçu lřordre de Valentinien Ier dřarrêter une attaque dřAlamans, ne fit rien et temporisa, Ŗalléguant que les forces des barbares étaient trop divisées pour lui permettre de frapper un coup décisifŗ6. Les confédérations franque et alamannique nřavaient, en outre, pas dřintérêt stratégique, voire tactique, à vouloir anéantir lřarmée romaine. Leurs buts de guerre étaient de portée plus limitée : raids en Ŗva-et-vientŗ pour le pillage ou tentatives dřinstallation en deçà du limes. Les Barbares refusaient donc la bataille, trop risquée. Quatre fois seulement au cours du IVe siècle, des ligues dřAlamans acceptèrent de sřaventurer dans une bataille rangée : à Strasbourg en 357, à Châlons en 366, lřannée suivante à Solicinium (localisation indécise au-delà du limes) en 367 et enfin à Horbourg (Alsace) en février 378. À chaque fois, elles furent vaincues malgré un rapport de force favorable (35 000 contre 13 000 à Strasbourg par exemple) et le combat se conclut par des pertes très importantes pour elles (5 000 Alamans survécurent à Horbourg pour 40 000 engagés). Cette supériorité tactique écrasante des légions romaines en rase campagne conduisit logiquement lřadversaire à changer de stratégie et à trouver des parades. Les Barbares optèrent donc pour des tactiques permettant le contournement des supériorités romaines. Puisque les légions 5 Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, éd. E. Galletier, Paris, Les Belles Lettres, 1949-1955, VII, 12,2. 6 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXVII, 2, 1. 112 Stratégique étaient construites pour créer le choc et résister au combat frontal, les Barbares éludèrent cette invulnérabilité relative en refusant la bataille. Refus de la bataille rangée, mais aussi refus du siège de place forte, aussi bien en tant quřassiégeants quřassiégés. Depuis la longue crise du IIIe siècle, les villes gallo-romaines sřétaient entourées de remparts que les Barbares se risquaient rarement à assiéger, maîtrisant mal lřart de la poliorcétique et la fabrication de machines de siège. De plus, les Barbares ne souhaitaient sřy laisser enfermer : Ŗils évitent les villes elles-mêmes, comme des tombeaux entourés de piègesŗ7. De même, en défensive, les agresseurs privilégièrent harcèlements et embuscades, ainsi que choix de terrains difficiles à la manœuvre. En 388, alors que les Romains venaient dřécraser un parti de Francs dans la Forêt Charbonnière (Belgique), le général Quintinus décida dřexploiter cette victoire au-delà du Rhin. ŖAprès deux jours de marche à partir du fleuve, [lřarmée romaine atteignit] des maisons vides d‟habitants et de grands villages abandonnés. Les Francs, feignant d‟avoir peur, s‟étaient retirés dans la profondeur des forêts, dont ils avaient défendu la lisière par des abattis. […] Au point du jour [les Romains] entrèrent dans les bois, sous la conduite de Quintinus et après s‟être embarrassés et trompés dans la première moitié à peu près de la journée, ils se trouvèrent tout à fait égarés. Enfin se voyant partout séparés des terrains solides par de grandes barricades, ils se jetèrent dans des champs marécageux contigus aux forêts. Pendant ces efforts, quelques ennemis clairsemés apparurent, montés sur des troncs d‟arbres entassés ou sur des abattis ; et de là, comme du sommet d‟une tour, ils lançaient, ainsi qu‟auraient pu le faire des machines de guerre, des flèches […]. Bientôt l‟armée, entourée par une multitude d‟ennemis plus grande, se répandit précipitamment dans les campagnes découvertes que les Francs avaient laissées libresŗ8. La cavalerie tomba dans le piège qui sřoffrait à elle, se perdant dans les marécages. Voyant cela, les fantassins retournèrent alors dans les bois, où les irréguliers les attendaient pour les massacrer. 7 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 12. Sulpice Alexandre, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, éd. R. Latouche, Paris, Les Belles Lettres, 1996, II, 9. 8 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 113 Inefficacité relative des campagnes menées par les légions Lřefficacité des légions romaines était, notamment, basée sur une intense préparation logistique, nécessaire pour de grandes expéditions. Cependant, cela était totalement inadapté pour des réponses rapides contre des raids inopinés ou contre les agressions soudaines, dont étaient coutumiers les Barbares. En 355, Constance II souhaita lancer une campagne contre les Alamans qui sřétaient installés de part et dřautre du Rhin dans la région de Bâle-Augst. Cependant lřexpédition prit un retard considérable, du fait de lřattente de vivres convoyés depuis lřAquitaine. Lřarmée concentrée à Chalon-sur-Saône menaça alors de se rebeller, faute de vivres. Les vivres arrivèrent finalement. Mais lorsque lřarmée sřébranla enfin vers Augst, le retard pris était tel que la marche offensive initialement prévue en été devint une lente progression par les axes enneigés du Jura. Arrivés sur le Rhin, les Romains ne parvinrent alors à installer leur pont de bateaux, les Alamans ayant eu le temps de le retraverser et dřen empêcher le franchissement depuis lřautre rive. Finalement, lřexpédition tourna court et Constance en fut réduit à négocier la paix avec les rois alamanniques. Tant cette lenteur relative de la projection de forces romaines que la prévisibilité des itinéraires dřoffensive (les voies romaines) étaient exploitées par les irréguliers qui sřinfiltraient alors hors des routes empruntées et profitaient du vide laissé derrière les armées. Ils appliquaient ainsi Ŗla loi de supériorité tactique et d‟infériorité stratégique des armées régulières face à des combattants irréguliers plus mobiles, qui n‟ont pas à se soucier de leurs communicationsŗ9. En 357, les Romains lancent une vaste attaque en tenaille vers le coude du Rhin avec deux armées, lřune partie de Reims avec 13 000 hommes, la seconde partie dřItalie avec 25 000 soldats. Des irréguliers ŕ des lètes10 germaniques installés en Gaule ŕ non concernés par lřopération en cours profitèrent du vide ainsi créé sur les arrières pour 9 Idée du colonel Charles E. Callwell, vétéran des Indes, énoncée en 1904 dans Small Wars et reprise par Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, 6e éd., Paris, Economica-ISC, 2008, p. 268. 10 Lètes (du latin, laeti) : Barbares germaniques installés en tant que colonssoldats dans les zones dévastées des Gaules. La première mention littéraire des Lètes date de 297 ap. J.-C. Stratégique 114 sřinfiltrer entre les deux armées, et aller piller la région lyonnaise11. La maîtrise de la riposte graduée12 par Rome Lřétude approfondie des campagnes successives de pacification menées au IVe siècle, permet cependant de dégager un système empirique de riposte graduée reposant sur un principe de seuils. Le niveau de la réaction était ainsi fixé à partir du degré de respect des traités précédemment signés et de la gravité estimée de lřagression. En fonction de ces deux points, le stratège se réservait une “réponse flexibleŗ. Cette riposte pouvait aller de lřextermination à la simple “promenade militaireŗ. Le but final était, quoiquřil en fût, de revenir à un statu quo favorable à Rome. Lřaction coercitive, souvent nécessaire, nřétait dřailleurs pas obligatoire. Végèce rappelait quřil valait mieux débaucher ses ennemis que les vaincre : ŖDétachez le plus d‟ennemis que vous pourrez de leur parti, recevez bien ceux qui viendront à vous ; car vous gagnerez plus à débaucher des soldats à l‟ennemi, qu‟à les tuerŗ13. Les réponses flexibles de Rome pourraient être hiérarchisées ainsi : 11 1. Marche à lřennemi : dissuasive et éventuellement suffisante pour obtenir la reddition de lřagresseur (campagne de Constance II contre les Alamans en 355) ; 2. Simples engagements destinés à faire fuir lřagresseur et à le refouler au-delà du limes (opérations de pacification du César Julien14 dans le nord-est des Gaules contre les Alamans et les Francs en 356) ; 3. Campagne de dévastation chez lřagresseur pour le contraindre à lřaffrontement direct ou à la reddition (cam- Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 4. Tanguy Struye de Swielande, ŖLa politique américaine à lřégard du Vietnam de 1946 à 1973 : Faits, prise de décision et stratégieŗ, http ://www. stratisc.org/TS_7.htm. 13 Végèce, Epitoma rei militaris, www.thelatinlibrary.com/vegetius.html, III, 26. 14 Julien : César de Constance II de 355 à 360, puis empereur de 360 à 363. 12 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 115 pagne dřArbogast15 contre les Francs dřOutre-Rhin durant lřhiver 389-390) ; 4. Bataille rangée pour écraser lřagresseur militairement (bataille de Solicinium gagnée par lřempereur Valentinien Ier (364-375) en 367) ; 5. Campagnes de terreur, voire dřextermination, notamment en cas de violations répétées des traités (campagne de Constance II contre les Sarmates en 359). Une grande importance était accordée à lřaspect dissuasif de la puissance militaire romaine. La riposte, même graduée, devait être crédible pour dissuader toute velléité dřagression nouvelle. Il demeurait fondamental que lřadversaire et les autres agresseurs potentiels restassent tous intimement convaincus quřil nřy avait pas de faiblesse passagère de la part de Rome dans une attitude conciliante et quřelle nřhésiterait jamais à utiliser toute la gamme de ses capacités coercitives. Lřidée de ce pouvoir dissuasif, procuré par une puissance crainte, fut rappelée dans le panégyrique de lřempereur Constantin (306-337) en 310 : Notre rempart ce ne sont plus les tourbillons du Rhin, c‟est la terreur de ton nom. Libre à lui de tarir ses eaux à la canicule ou de les immobiliser sous le gel. […] Il n‟est pas de contrée que la nature ferme d‟une barrière insurmontable et interdit à l‟audace, s‟il reste du moins à celle-ci quelque espérance en l‟effort. Le rempart inexpugnable, c‟est celui que bâtit une réputation de vaillance16. La dissuasion romaine sřappuyait à la fois sur lřexistence dřune menace permanente de coercition, dřune riposte graduée allant jusquřà lřannihilation, dřun discours sur lřinvincibilité des empereurs et enfin de la prise dřotages, garants du respect de la parole donnée. Ces réponses flexibles de caractère militaire étaient accompagnées dřune politique assimilatrice des Barbares vaincus qui Magister militum (maître de la milice) en Occident de 388 à 394 dřorigine franque. 16 Anonyme, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, VII, 11, 1-2. 15 116 Stratégique pouvaient être amenés à servir Rome par les armes, notamment dans le cadre de la défense des confins. ASSURER LA COHÉRENCE D’UNE DÉFENSE DANS LA PROFONDEUR Face à des menaces irrégulières sans cesse renaissantes et à un adversaire disposant de lřinitiative17 pour frapper en premier et dřoù quřil veuille, les empereurs romains constituèrent un maillage militarisé des confins gallo-romains, où lřinstallation de Barbares vaincus joua un rôle primordial. Maillage territorial des confins gallo-romains Du fait de la désertification du nord-est des Gaules, amorcée dès le IIIe siècle, ces provinces étaient devenues progressivement un glacis ou une zone de confins militaires entre lřEmpire romain et les territoires barbares. Cette zone dévolue aux opérations se matérialisa par un regroupement de la population civile dans les villes à lřabri de fortifications et une militarisation des campagnes avec lřinstallation de colons-soldats. En effet, la désertification favorisa indirectement un changement de la population rurale. Désormais, une partie des occupants des régions dévastées nřétaient plus de simples paysans sans défense ou les esclaves de propriétaires terriens, mais des colons-soldats germaniques ou sarmates installés par la volonté des empereurs dans les Gaules. Ils constituaient, dřune part, un réservoir de forces, pour les opérations offensives avec lřarmée de manœuvre, mais armaient aussi des groupes de défense territoriale immédiatement disponibles pour contrer des menaces inopinées. Les Tétrarques inventèrent ainsi un nouveau type de colonsoldat qui recevait des terres quřil devait cultiver pour prix du service militaire quřil aurait à effectuer, à la différence de lřantique colon-soldat qui recevait des terres pour prix de services déjà ŖQuel que soit leur nombre, les Barbares, en tant qu‟agresseurs, disposent de l‟initiative et donc de la possibilité de ce concentrer en un point. Ils ont toujours eu cet avantageŗ, Philippe Richardot, La Fin de l‟armée romaine (284-476), 3e éd., Paris, Economica-ISC, 2005, p. 76. 17 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 117 rendus18. Cette solution originale aux problèmes de désertification et de recrutement était aussi un moyen de vider en partie Ŗle tonneau des Danaïdesŗ constitué par les terres barbares, en répondant à la demande dřimmigration formulée ŕ violemment ŕ par de nombreux Barbares, tout en les asservissant à la loi militaire. Comme le rappelle le panégyriste de Constance Chlore en 297, désormais le Chamave et le Frison déportés Ŗs‟ils sont convoqués pour la levée, ils accourent, ils sont matés par la discipline, tenus en bride par les verges et ils se félicitent de nous servir à titre de soldat romainŗ19. Lorsquřen 358, les Francs de Batavie tentèrent de franchir le Rhin, le César Julien les installa alors en tant que lètes dans la région de Tongres et dans les collines boisées au sud de Nimègue. Cette politique fut relativement efficace, puisque ces Saliens défendirent lřEmpire fidèlement, en particulier lors des grandes invasions en 406. Les Francs tuèrent alors, selon un contemporain, 20 000 Vandales et auraient anéanti les envahisseurs sans lřintervention des cataphractaires alains20. Vivre et combattre en première ligne face aux menaces des Barbares extérieurs (quelquefois celles de leurs anciens frères de race) pouvait ainsi apparaître comme le prix à payer pour pouvoir vivre sous la loi romaine. De plus, le Barbare rallié était supposé défendre avec plus de hargne cette terre qui lřa accueilli, son choix de servir lřancien adversaire étant devenu irréversible. La politique dřinstallation des lètes dans les cités galloromaines dévastées et estimées stratégiques sřinsérait ainsi dans un dispositif de défense globale des confins septentrionaux de lřEmpire romain. Les colonies létiques furent particulièrement nombreuses dans le nord des provinces belges et germaniques. Arras, autour de laquelle la plus grande concentration de tombes germaniques a été trouvée, était alors au centre dřun réseau important de voies romaines. De même, dans lřenvironnement dřautres villes des Belgiques ont été trouvées de nombreuses tombes germaniques : à Boulogne, Amiens, Tournai, Bavay ou plus au sud à Reims. Enfin, Ŗs‟ajoutant au réseau des garnisons urbaines, les postes militaires défendent les axes de pénétration que constituent les cours d‟eau et les routes. Ils sont notamment Sur les colons-soldats du Haut-Empire cf. Yann Le Bohec, L‟Armée romaine, 3e éd., Paris, A. et J. Picard, 2002, p. 243. 19 Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 9, 3. 20 Renatus Frigeridus, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 9. 18 118 Stratégique implantés près des carrefours de voies, des franchissements de rivières et sur les estuairesŗ21. Un véritable dispositif de Ŗdéfense lacunaireŗ22 se dessine avec le choix des sites sur des points de passage obligés des voies terrestres ou des voies dřeau, des postes dřobservation face à la Forêt Charbonnière incontrôlée et le long du Rhin. Ces installations létiques ont, en quelque sorte, une fonction dřantiques Ŗhameaux stratégiquesŗ23. Ce dispositif essentiel de la contreguérilla était capable de fixer, voire de repousser, une tentative dřinfiltration, et si la menace était trop importante, de donner lřalerte aux éléments stationnés en retrait dans les villes et sur les nœuds routiers permettant de choisir les meilleurs axes dřapproche (Bavay ou Arras, par exemple). Avec lřabandon de la défense ferme à la frontière pour une défense dans la profondeur, ces dispositifs de défense lacunaire en arrière du limes sont censés donner de la réactivité au dispositif et permettre lřinterception des raids ennemis dans la profondeur. Si lřennemi nřétait pas arrêté par ces premiers points dřappui, il pouvait être encore intercepté par les unités mobiles situées plus à lřintérieur des Gaules. Un effort particulier fut conduit par les Romains pour installer les colonies létiques de façon à ce que les liaisons avec la Bretagne pussent être protégées. En effet le port de Boulogne, ainsi que les axes stratégiques y menant, constituaient le cordon ombilical de la Bretagne romaine. La maîtrise de ce port était cruciale, parce quřelle permettait tant les interventions sur lřîle que les bascules de renforts stratégiques entre lřîle et le continent. Lřîle bretonne avait, de plus, un intérêt stratégique fondamental pour Rome, du fait de ses ressources en céréales, en produits miniers, mais aussi en ressources fiscales24. Boulogne fut donc un enjeu majeur des combats entre lřusurpateur Carausius et les Tétrarques dans les années 290. Carausius installa des Francs et des Saxons dans la région de Boulogne pour protéger la Bretagne rebelle face aux Tétrarques. Cependant Maximien et Constance Claude Seillier, ŖLes Germains dans lřarmée romaine tardive en Gaule septentrionaleŗ, in Michel Kazanski et Françoise Vallet, L‟Armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle, Condé-sur-Noireau, Association française dřarchives mérovingiennes, 1993, p.189. 22 Emilienne Demougeot, La Formation de l‟Europe et les invasions barbares, tome 1, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 202. 23 Hervé Coutau-Bégarie, Traité de Stratégie, p. 543. 24 Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 11, 1. 21 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 119 Chlore, après la reconquête de Boulogne, poursuivirent cette politique dřinstallation que rappelle un panégyriste : ŖSur un signe de toi, Maximien Auguste, les champs en friche des Nerviens (Bavay) et des Trévires (Trèves) furent cultivés par les lètes rétablis dans leur pays et par les Francs assujettis à nos lois, ainsi aujourd‟hui, Constance, César invincible, grâce à tes victoires, toutes les terres qui, au pays des Ambiens (Amiens), des Bellovaques, (Beauvais), des Tricasses (Troyes) et des Lingons (Langres), demeuraient abandonnées, reverdissent sous la charrue d‟un barbareŗ25. Le système de défense terrestre fut complété par un système de défense maritime le long du littoral. Un chapelet de découvertes archéologiques témoigne de la présence de soldats germaniques et de leurs familles dans les forts de Boulogne, Oudenburg26 ou Etaples. De même, plus à lřintérieur des terres, mais toujours pour empêcher des infiltrations par embarcations venues des mers et tentant de remonter les rivières, furent installés des groupes de 45 à 50 combattants avec leur familles à lřembouchure des rivières, comme à Abbeville sur la Somme ou à Vron sur lřAuthie27. Ce dispositif de surveillance et dřintervention devait permettre de prévenir les agressions des pirates saxons ou francs et avait un pendant sur les côtes sud de lřîle de Bretagne. Les gendarmes de l’Empire À ce maillage territorial des confins furent associées, en deuxième échelon, des colonies de cavaliers alano-sarmates. Constantin le Grand déporta des Sarmates vaincus dans les Gaules et en Italie en tant que gentiles28. ŖL‟examen de la diffusion de la toponymie « sarmates » montre qu‟elle se concentre surtout dans les zones des postes militaires mentionnés par la Notitia 25 Anonyme, Panegyricus Constantius Dictus, Panégyriques latins, IV, 21, 1 Sofie Vanhoutte, ŖOudenburg : Fortification du Litus Saxonicumŗ, Dossiers d‟Archéologie, 315, juillet-août 2006, p.130. 27 Claude Seillier, Les Germains dans l‟armée romaine tardive en Gaule septentrionale, p. 189. 28 Les gentiles sont les soldats installés sur une terre, ils cumulent le service militaire et dřautres occupations (agriculture, élevage). 26 120 Stratégique Dignitatum29 et liées avec les grandes communications stratégiques (l‟Italie du Nord, la Loire, la Seine, la Marne). Ceci confirme que les Sarmates s‟installèrent sur le territoire romain au IVe siècle en tant que force militaire au service de l‟Empireŗ30. Ces zones dřinstallation étaient destinées à protéger les voies stratégiques à lřintérieur des Gaules. La mobilité stratégique conférée par les chevaux leur permettait dřagir plus rapidement pour intercepter des raids dřirréguliers barbares à lřintérieur des Gaules. En 357, des lètes germaniques profitèrent du départ des gros de lřarmée des Gaules, ainsi que du corps de manœuvre vers le limes, pour ravager la région lyonnaise. Le César Julien Ŗdépêcha en toute hâte trois escadrons de cavalerie armés à la légère et valeureux, pour surveiller les trois routes par lesquelles il savait que les pillards se précipiteraient sans aucun doute. Et cette tentative d‟embuscade ne fut pas vaine. Tous ceux qui essayèrent de s‟échapper par ces chemins furent massacrés, tout le butin récupéré intactŗ31. En plus de la protection des axes stratégiques face aux irréguliers extérieurs, il semble que les cavaliers orientaux aient eu des missions de sécurité intérieure face aux rébellions galloromaines. En effet, dès la fin du IIIe siècle, apparurent, en Gaule, les premières bagaudes32. Vers 284, Maximien Hercule dut ainsi faire face à des révoltes dans le nord-est des Gaules et principalement aux abords des voies qui allaient dřItalie vers Lyon et Vienne ou par Besançon vers Chalon-sur-Saône et Autun33. Mamertin décrit ce guérillero antique, véritable monstra biformia : Quand des paysans ignorant tout de l‟état militaire se prirent de goût pour lui ; quand le laboureur se fit fantassin et le berger, cavalier, quand l‟homme des Notice des Dignités, liste du début du Ve siècle présentant lřinventaire de toutes les forces de lřEmpire, Notitia Dignitatum, http ://www.thelatinlibrary. com/notitia.html. 30 Vera Kovalevskaja, ŖLa présence alano-sarmate en Gauleŗ, L‟Armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle, p. 210. 31 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 5-6. 32 Bagaudes, en latin bagaudae, terme dřorigine celtique (bagad) signifiant attroupement, troupe et désignant des révoltes populaires dans les Gaules. 33 Emilienne Demougeot, La Formation de l‟Europe et les invasions barbares, tome 1, p. 27. 29 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 121 champs profitant des dévastations dans ses propres cultures prit exemple sur l‟ennemi barbare34. Vers 286, Maximien vint à bout de cette rébellion. Cette première bagaude et les actions endémiques de brigandage qui sřensuivirent contre les axes de communication entre le nord des Gaules et lřItalie amenèrent les autorités de Rome à installer des garnisons de gentiles sarmates à lřintérieur des terres gauloises, afin de pouvoir agir efficacement en tant que force de présence veillant sur les axes stratégiques. Cette politique de sécurité intérieure fut poursuivie au Ve siècle avec les colonies dřAlains à Orléans et à Valence. Ainsi, vers 447, alors que des bagaudes durent depuis plusieurs années dans le Tractus Armoricanus (le grand ouest des Gaules), Aetius commandita auprès de Goar, roi des Alains installés à Orléans, des raids punitifs avec sa cavalerie de cataphractaires. SE BATTRE COMME L’ADVERSAIRE Les ralliés dans l’approche indirecte Une adaptation des modes dřaction de lřarmée romaine aux méthodes irrégulières des Barbares, ainsi quřaux terrains sur lesquels ceux-ci voulaient les mener, fut donc nécessaire pour gagner en efficacité. Suite à la défaite de Quintinus en 388 dans les territoires francs, le magister militum Arbogast, dřorigine franque, décida de faire prendre leur revanche aux armes romaines contre les rois francs Marcomer et Sunnon. Plutôt que dřattaquer, comme lřadversaire devait sřy attendre, au printemps ou à lřété, le général fit le choix dřattaquer pendant lřhiver 389-390, Ŗcar il savait que toutes les retraites des Francs étaient accessibles et pouvaient être incendiées, parce que les bois dénudés par la chute des feuilles et rendus arides ne pouvaient pas cacher ceux qui s‟embusquaientŗ35. Après une campagne de dévastation, les Francs en vinrent à demander la paix. Cette recherche de la surprise et des approches indirectes engendrait aussi lřusage de capacités à contre-emploi qui déstabilisaient encore davantage. Les Barbares romanisés étaient alors 34 Mamertin, Panegyricus Maximiano Augusto Dictus, Panégyriques latins, II, 4, 3. 35 Sulpicius Alexander, cité par Grégoire de Tours, Histoire des Francs, II, 9. 122 Stratégique sollicités pour leur habitude des procédés non-conventionnels. En juillet 356, afin de poursuivre des bandes alamanniques qui infestaient la région entre Autun et Troyes, le César Julien décida dřeffectuer un raid avec 300 cavaliers par un cheminement hostile emprunté quelque temps auparavant par une troupe de manœuvre romaine de quelque 8 000 auxiliaires. ŖIl ne prit avec lui que des cataphractaires et des arbalétriers à cheval, escorte peu faite pour défendre un général, et, après avoir parcouru ce même chemin, il arriva à Auxerreŗ36. Julien surprit ses adversaires, en les engageant sans discontinuer avec des capacités Ŗblindéesŗ (cataphractaires) normalement dévolues au choc frontal de la bataille rangée37. Cřétait aussi reprendre contre les Barbares le principe de mobilité extrême que maîtrisaient parfaitement Sarmates ou Alains ralliés. Ces tactiques sřéloignaient, de plus, des mouvements plus prévisibles des forces classiques. Dřailleurs, quelques semaines plus tard, Julien quitta Reims avec toute son armée et reprit les méthodes conventionnelles en attaquant Ŗen colonnes serrées la bande des Alamansŗ dans la région de Dieuze. Mais Ŗcomme le jour était si pluvieux et couvert qu‟il empêchait d‟y voir même de près, l‟ennemi, s‟aidant de la connaissance des lieux, suivit un sentier détourné et, attaquant dans le dos de César deux légions qui fermaient la marche, [il manqua de peu de les détruire]. Aussi, estimant que dorénavant il ne pouvait ni suivre un chemin ni passer des fleuves sans risquer une embuscade, Julien demeurait sur ses gardes et temporisaitŗ38. Le contraste est frappant avec le raid précédent, où le César avait lřinitiative ! Le barbare rallié, combattant hors norme ou guerrier d’élite ? Les Barbares servant au sein de lřarmée romaine lui apportaient ainsi une expertise des combats irréguliers et une connaissance de lřintérieur du monde barbare. Lřunivers in barbarico demeurait, pour les autres Romains, un monde incompréhensible 36 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 3-5. ŖLeur tactique de combat est la suivante : quand ils ont enfoncé la ligne adverse, ils poursuivent l‟attaque et invulnérables aux coups, ils brisent sans s‟arrêter tout ce qui leur est opposéŗ, in Nazarius, Panegyricus Constantino Dictus, Panégyriques latins, X, 23, 4. 38 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 2, 9-11. 37 Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 123 et peu rassurant. En 361, deux légions et une cohorte dřarchers, alors à Sirmium (Sremska Mitrovica, Serbie), sont expédiées par Julien dans les Gaules, mais Ŗcette troupe, mécontente de sa destination, et qui s‟effrayait de la perspective d‟avoir les redoutables Germains en tête, céda aux conseils de défection d‟un tribun mésopotamien nommé Nigrinusŗ39 et préféra sřenfermer dans Aquilée pour y affronter lřarmée impériale plutôt que monter vers le nord. Il se développa en effet progressivement au sein des élites militaires romaines lřidée que Ŗseuls des barbares pouvaient vaincre d‟autres barbaresŗ40. Du fait des méthodes irrégulières employées par les Germains, le doute sřétait peu à peu introduit dans les esprits sur lřefficacité romaine pour les affronter, cřest pourquoi les Romains incorporèrent des spécialistes de ce combat, les ralliés. En 358, alors que, dans la région de Trèves, les Chamaves Ŗn‟osaient pas encore se lancer dans une véritable campagneŗ au sens romain du terme, Ŗmais s‟adonnaient à des incursions furtives et à des brigandages et ainsi ils infligeaient au pays des maux qui n‟étaient ni insignifiants ni occasionnelsŗ. Les Barbares contournaient ainsi les capacités de réaction romaines par leurs modes dřaction. ŖIl n‟était pas facile pour le César de s‟opposer avec son armée aux furtives attaques nocturnes des Barbares, car ils se livraient au pillage en petit nombre non sans se diviser en de multiples groupes et, quand il faisait jour, il était tout à fait impossible d‟en apercevoir un seulŗ. Le César Julien Ŗne sut que faire et contrecarra cette tactique des Barbares par un prudent stratagèmeŗ. Ce stratagème consistait à accepter les services de Charietto, un irrégulier Franc qui avait fait le choix de se rallier à lřEmpire. Il utilisait des méthodes irrégulières (infiltration nocturne dans les zones de repli forestières des Chamaves avec une équipe réduite de ralliés, campagnes de terreur et dřintimidation avec une décapitation systématique des guerriers ennemis). Les méthodes iconoclastes de la troupe de Charietto étaient si efficaces que Julien Ŗleur adjoignit un bon nombre de Saliens ; de nuit, il les envoyait contre les [Chamaves] qui pillaient, vu qu‟ils avaient l‟expérience du pillage, et quand il faisait jour, il 39 40 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXI, 11, 2. Richardot, Philippe, La Fin de l‟armée romaine (284-476), p. 324. 124 Stratégique rangeait ses légions en bataille en terrain découvert et tuait tout ce qui avait réussi à échapper à la bande de brigands [ralliés]ŗ41. Là où les méthodes classiques nřétaient pas efficaces, les chefs militaires avaient aussi recours aux services de leurs auxiliaires, capables de mener les deux types de guerre. Ainsi en 357, pendant la campagne contre les Alamans installées dans la région du coude du Rhin, le César Julien ne pouvait plus franchir le fleuve avec les moyens de ses pontonniers, les navires nécessaires au pont de bateaux manquants, “il encouragea les vélites auxiliaires et les envoya avec [le Franc] Bainobaude, tribun des Cornuti42, pour accomplir une action mémorable si la fortune les favorisait. Ceux-ci tantôt par des bas-fonds, parfois sur leurs boucliers placés sous eux en guise de barques, parvinrent à la nage à l‟île voisine, mirent pied à terre et massacrèrent indistinctement comme du bétail hommes et femmes, sans faire aucune différence d‟âgeŗ43. Grâce à la maîtrise inégalée de savoir-faire irréguliers, les auxiliaires du Bas-Empire nřétaient plus les simples supplétifs des siècles précédents, mais formaient désormais les corps dřélite de lřarmée romaine. Les 65 unités dřauxiliaires palatins (auxilia palatina) dřOccident avaient, dřailleurs, la prééminence sur les légions dřaccompagnement dans la Notitia Dignitatum44. Ces Ŗtroupes germaniques par excellenceŗ45 étaient recrutées par appel aux Germains dřoutre-Rhin et aux lètes des Gaules. Renseignement, espionnage et opérations d’intoxication Lřune des fonctions fondamentales que pouvaient remplir des soldats dřorigine étrangère était lřacquisition du renseignement. Fonction essentielle pour permettre aux colonnes romaines de frapper un adversaire irrégulier aux tactiques évasives. Afin dřobtenir ces renseignements, les transfuges servant au sein de 41 Zosime, Histoire nouvelle, éd. F. Paschoud, 2e éd., Paris, Les Belles Lettres, 1979-2000, III, 6, 4 ; III, 7, 1-7. 42 Cornuti : Ŗles Cornusŗ, unité réputée dřauxiliaires palatins. 43 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 11, 9. 44 Notitia Dignitatum, In Partibus Occidentis, V. 45 Constantin Zuckerman, ŖLes ŖBarbares romainsŗ : au sujet de lřorigine des auxilia tétrarchiquesŗ, L‟Armée romaine et les Barbares du IIIe au VIIe siècle, p. 17. Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 125 lřarmée étaient forts prisés. En 359, le tribun en disponibilité Hariobaud, dřorigine alamanique, fut envoyé par Julien en mission dřespionnage chez les Alamans, au motif quřil Ŗparlait bien la langue des barbares, pouvait facilement s‟approcher de la frontière, et surveiller les mouvements de l‟ennemiŗ46. De plus, de véritables opérations commandos pouvaient être aussi lancées avec lřaide de Barbares ralliés pour sřemparer de guides ou de sources in barbarico. En 358, préparant une expédition contre le roi des Alamans, Hortaire, Julien donna lřordre à deux officiers dřorigine germanique de sřinfiltrer, afin de “faire un prisonnier à tout prixŗ47. Cependant, le flux de renseignements allait dans les deux sens. Certains auxiliaires qui désertaient ou qui rentraient simplement auprès de leur famille barbare pouvaient aussi fournir de précieux renseignements à lřennemi irrégulier. Peu de temps avant Andrinople, en 378, un natif du pays des Alamans Lentiens, Ŗqui servait dans les gardes de Gratien, eut à y faire un voyage dans son intérêt privé. […] Il apprit à ses compatriotes que, sur l‟invitation de son oncle Valens, Gratien48 portait ses forces en Orient, et que les deux armées impériales allaient se combiner pour repousser une invasion terrible de peuples voisins de l‟empireŗ. Les Alamans saisirent alors lřoccasion unique qui leur était donnée par cette absence de la majeure partie de lřarmée des Gaules et Ŗils se forment par bandes, et, avec leur célérité de mouvements ordinaire, traversent en février le Rhin sur la glaceŗ49. Enfin, la présence dřauxiliaires étrangers dévoués à la cause de Rome permit de monter de véritables opérations dřintoxication. Zosime évoque longuement une opération menée sur le Danube par le magister peditum50 Promotus contre les Goths Greuthunges en 386. Celui-ci convoqua des Goths ralliés et leur confia la mission dřintoxiquer les Greuthunges qui menaçaient par-delà le Danube. “Il les envoie chez eux répandre des projets de trahison. Ces gens réclamaient une somme d‟argent considérable pour livrer le général romain ainsi que son arméeŗ. Une 46 Ammien Marcellin, Res Gestae, XVIII, 2, 2. Ammien Marcellin, Res Gestae, XVII, 10, 3. 48 Gratien, fils de Valentinien Ier, empereur dřOccident de 367 à 383 et Valens, frère de Valentinien Ier, empereur dřOrient de 364 à 378. 49 Ammien Marcellin, Res Gestae, XXXI, 10, 3-4. 50 Magister peditum : Maître de lřinfanterie. 47 Stratégique 126 fois les Goths dupés par les ralliés, ils embarquent nuitamment “l‟élite de leurs forces sur un grand nombre de pirogues et décidèrent que ce serait elle qui traverserait en premier et tomberait sur les soldats encore endormis, puis à sa suite ceux qui étaient moyennement vigoureux, afin qu‟ils viennent en aide aux premiers qui auraient déjà commencé l‟attaqueŗ et enfin le reste des mâles, vieillards ou enfants, pour quřils aident à achever le facile massacre “Le général Promotus, qui avait été renseigné d‟avance sur tout cela par ceux qu‟il avait envoyés pour machiner la trahison, prit des mesures contre les plans des barbaresŗ51. Il nřeut plus quřà attendre avec une partie de son armée embarquée sur le Danube, les Barbares. Ceux-ci, insouciants, furent alors massacrés dans leurs embarcations par les Romains et nřeurent pas le temps de réagir. * * * Cette intégration croissante des ennemis de la veille pour vaincre dans les conflits irréguliers fut poursuivie tout au long du e IV siècle. Elle permit à lřEmpire de conserver des unités frontalières et une armée de manœuvre capables de faire face aux agressions récurrentes des Alamans, des Francs et des Saxons sur le Rhin, mais aussi de lutter contre celles des Quades, des Marcomans, des Sarmates, des Goths ou encore des Huns et des Alains sur le Danube. Cependant, grâce à lřexpérience transmise par les transfuges ou acquise par la répétition des affrontements, les irréguliers améliorèrent leurs équipements et leurs tactiques et furent bientôt capables de se mesurer à une armée romaine qui, de son côté, Ŗbarbarisaitŗ ses hommes et ses savoir-faire. La description de la bataille rangée de Strasbourg (357), faite par Ammien Marcellin52, montre que les Alamans connaissaient les procédés romains et manœuvraient. Vingt ans plus tard à Andrinople, les Goths manœuvrèrent mieux que les Romains et les écrasèrent. De lřasymétrie, les adversaires en revinrent progressivement par lřaffaiblissement de lřun et renforcement de lřautre à la symétrie. 51 52 Zosime, Histoire nouvelle, IV, 38, 2-5. Ammien Marcellin, Res Gestae, XVI, 12, 1-70. Recruter ses ennemis pour gagner les guerres irrégulières 127 Végèce le constate lui-même, lorsquřil traite de lřéquipement du soldat, les Barbares se sont améliorés au contact des Romains, tandis que ces derniers se relâchaient : L‟ordre demande que nous parlions maintenant des armes offensives et défensives du soldat, sur quoi nous avons tout à fait perdu les anciennes coutumes ; et quoique l‟exemple des cavaliers goths, alains et huns, qui se sont si heureusement couverts d‟armes défensives, nous en ait dû faire comprendre l‟utilité, il est certain que nous laissons notre infanterie découverte53. 53 Végèce, Epitoma Rei Militaris, Liber I, 20. La pacification de l’Afrique byzantine 534 - 546 Philippe RICHARDOT L‟Afrique a été appelée Libye par les Grecs, et la mer qui la baigne, mer libyque ; elle a l‟Égypte pour limite. Aucune région ne présente moins de golfes ; les côtes s‟étendent obliquement sur une ligne prolongée à partir de l‟Occident. Les noms de ses peuples et de ses villes sont peut-être plus impossibles à prononcer pour les étrangers que ceux d‟aucun autre pays, et d‟ailleurs les habitants n‟habitent guère que des fortins. Pline l‟Ancien, Histoire Naturelle, V, 1, 1-2. L es Maures sont, depuis la guerre de Jugurtha (113105 avant Jésus-Christ), un vieil ennemi des Romains. Malgré six siècles de voisinage avec la romanité, voire de service dans les armées romaines, les Maures conservent des mœurs et des tactiques que les auteurs romanobyzantins considèrent comme primitives au VIe siècle de notre ère. Les Maures des montagnes et des déserts nřont jamais voulu être assimilés aux populations des plaines côtières, puniques ou romaines, finalement christianisées. Les frontières de lřEmpire romain nřont jamais pu résoudre cette situation coloniale où les Maures font figure de voisins pauvres, toujours prêts à la révolte, et forment en quelque sorte des sujets de lřextérieur. La reconquête de lřAfrique, arrachée aux Vandales en 533, rétablit, après un siècle de rupture, un lien avec lřautorité impériale. Mais les 130 Stratégique Maures des périphéries sont un ennemi autrement plus coriace que les Vandales. Face aux tribus maures, les Romano-Byzantins peuvent compter sur les villes côtières et sur les Églises1. Cřest donc la lutte entre un mode de vie sédentaire citadin et christianisé et des nomades païens. LřAfrique du Nord byzantine nřest quřincomplètement lřAfrique romaine. À lřépoque byzantine, le terme de Libye désigne, selon lřusage grec, toutes les provinces romaines dřAfrique. La Libye couvre la Zeugitane (nord de lřactuelle Tunisie), la Byzacène (région de Sousse dans lřactuelle Tunisie centrale), la Tripolitaine (actuelle Libye) et la Cyrénaïque (dite aussi Pentapôle, avec les cités de Béréniké, Arsinoé, Ptolémaïs, Apollonia, Cyrène) qui confine à lřÉgypte. La Maurétanie (ouest Algérien et Maroc) a quitté lřorbite romaine depuis lřinvasion vandale de 429-442. Mais, vers 540, lřEmpire romano-byzantin renoue avec les villes christianisées de Maurétanie Première (région de Sétif) et Maurétanie de Tingitane (région de Tanger). La Numidie (est algérien et confins nord-ouest de lřactuelle Tunisie) est contrôlée par les tribus maures. Ses frontières commencent à près de quatre jours de marche au sud-ouest de Carthage dans la plaine de Boulla (Bulla Regia), actuelle vallée de la Medjerda2. Le massif de lřAurès (Aurasita en latin ou Aurasion en grec) en forme le cœur : ŖL‟Aurasion est situé en Numidie à environ treize jours de route de Carthage et regarde vers le Sudŗ3. LřEmpire ne peut tenir les plaines littorales quřen pacifiant les tribus des périphéries. QUI SONT LES MAURES ? Corippe emploie le terme grec et poétique dř“armée massyleŗ pour qualifier lřarmée des tribus maures4. Il utilise aussi Y. Modéran, ŖLa renaissance des cites dans lřAfrique du VIe siècle dřaprès une incription récemment publiéeŗ, in La Fin de la cité antique et les débuts de la cité médiévale, Études réunies par Claude Lepelley, Bari, 1996, pp. 85114 ; Id., ŖLes Églises et la reconquista byzantine : lřAfriqueŗ, in L. Piétri (éd.), Histoire du christianisme, t. III, Paris, 1998, pp. 247-248. 2 Procope, BV, I, 25, 1. 3 Procope, BV, I, 8, 5. 4 Corippe, I, v.470. 1 La pacification de l‟Afrique byzantine 131 le mot ŖMazaxŗ que les Maures emploient pour se désigner5. Le plus courant est celui de Maure, qui signifie ŖNoirŗ. Il désigne des populations quřaujourdřhui on qualifie en français de Berbères, qui vivent dans les montagnes de Tunisie ou dřAlgérie, mais aussi les peuples des zones désertiques de Libye6. Les tribus du désert sont parfois distinguées par le nom générique de Syrtes. Lřexpression ŖMauresŗ est aussi vague quřaujourdřhui le terme de ŖNord-Africainsŗ. Avant lřinvasion arabe, il sřagit de Berbères dont la langue commune se rattache au tamazight (adjectif amazigh) et reste aujourdřhui parlée avec des variantes par une vingtaine de millions de locuteurs du Maroc à lřoasis de Siwah en Egypte. Néanmoins, à lřorée du Moyen Âge, cřest le nom de la tribu qui importe pour les intéressés. Les tribus forment des confédérations changeantes, comme dans le monde germanique. Ainsi, à partir de 250 on nřentend plus parler des Gétules, une confédération de tribus de Numidie jusque-là puissante. Le fait dřutiliser plusieurs noms pour une même tribu montre que les Romano-Byzantins connaissent mal leur adversaire. Laguantans, Zaguantans ou Ilaguas désignent une même tribu (ou confédération ?) de Tripolitaine. Avec les Austurs, ils sont une branche dřun peuple du désert, les Nasamons. Dřaprès Pline lřAncien, ce peuple nomade était appelé par les Grecs Mesammones : “Ceux qui vivent au milieu du désertŗ7. Mais il sřagit dřune fausse étymologie, car leur nom signifie Ŗles gens dřAmmonŗ (Nas Amon), à la fois sanctuaire et oasis quřon nomme aujourdřhui Siwah8. Le géographe grec Hérodote confirme les relations des Nasamons avec lřoracle dřAmmon9. Lřoasis dřAmmon, situé à dix jours de marche de Thèbes en Égypte dřaprès Hérodote, est très connu des géographes antiques pour sa source jaillissante dite Ŗdu Soleilŗ et pour son oracle consulté par Alexandre le Corippe, I, v.449. V. Zarini, ŖBerbères ou barbares ? Recherches sur le livre second de la Johannide de Corippeŗ, Nancy-Paris, de Boccard, 1997, p.135. 6 Colin F., Les Peuples libyens de la Cyrénaïque à l‟Égypte d‟après les sources de l‟Antiquité, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2000. 7 Pline lřAncien, HN, V, 5, 3. 8 Galand L., ŖPline et le nom des Nasamonsŗ, in C. Berger, G. Clerc, N. Grimal (éd.), Hommages à Jean Leclant, Le Caire, Institut français dřarchéologie orientale, 1994, vol. 4, p.73-80. 9 Hérodote, II, 32. 5 132 Stratégique Grand10. Hérodote divise la Libye en quatre types de paysage : la zone littorale, la région des bêtes sauvages, les oasis et le désert11. Il décrit les Nasamons comme des éleveurs nomades. Ils migrent chaque été entre le littoral et le désert, traversant la Ŗrégion des bêtes sauvagesŗ pour rejoindre lřoasis dřAuguila (actuelle Awijah) où ils sřapprovisionnent en dattes12. Hérodote note la rudesse de leur pays, où les fleuves sont absents, les points dřeau rares, côtiers et occupés par les colons grecs, les vents du désert violents. Les Nasamons sont des voisins malcommodes qui attaquent les villes romaines au IVe siècle. Deux cents ans plus tard, Corripe nomme indifféremment la même tribu sous les noms de Laguantans, Zaguantans ou Ilaguas. Mais Procope ne les connaît que sous le nom de Lévathes (Levathaï). Leur chef est Ierna, également grand prêtre Ŗde Gurzil fils d‟Ammonŗ13. Ierna est aussi qualifié roi des Marmarides par Corippe14. Dans la deuxième phase de la guerre de 546, Procope évoque les Lévathes de Tripolitaine, quand Corippe parle dřune vaste coalition dont les Laguatans sont membres, mais qui est commandée par Carcasan roi des Ifuraces (Ifuraci)15. Les Lévathes et les Ifuraces sont des Nasamons qui adorent le même dieu Ammon. Avant de soulever les Maures contre les Romains, le roi Carcasan part chez les Marmarides Ŗoù réside Ammonŗ consulter une prophétesse qui lui promet la victoire16. Les Ifuraces sont une population montagnarde du sud de lřAurès, des monts Hodna et du Zab. Certains chercheurs supposent leur territoire en Tripolitaine17. Leur nom moderne est celui de la tribu berbère des Banou Ifren/ Beni Ifren. Ifren signifie Ŗcaverneŗ en berbère. Faut-il les identifier avec la tribu africaine que Hérodote, Pline lřAncien, Pomponius Mela, appelaient les ŖTroglodytesŗ ?18 Ils sont également désignés sous le nom dřIforen, dřIfoura ou en latin dřAfri (Afer au singulier). Hérodote, IV, 181. Diodore de Sicile, XVII, 50, 4-5. Pline lřAncien, HN, II, 228. Arrien, Anabase, III, 4, 2. 11 Hérodote, IV, 173-174. 12 Hérodote, IV, 172-173, 182, 190. 13 Corippe, V, v.23-25. 14 Corippe, V, v.519. 15 Procope, BV, II, 28, 47. Corippe, livres VI et VII. 16 Corippe, VI, v.147-178. 17 Y. Modéran, Les Maures et l‟Afrique romaine (IVe-VIIe siècle), Rome, Ecole Française de Rome, 2003, pp. 241-243. 18 Hérodote, IV, 184. Pomponius Mela, Chorographie, I, 4. Pline lřAncien, HN, V, 8, 1. 10 La pacification de l‟Afrique byzantine 133 Cřest dřeux que les Romains ont dérivé le nom dřAfrique. Plus au nord, adossés aux monts de Tébessa en Byzacène, dans une région aride19, séjournent les Frexes. Ils constituent vers 510, sous le règne de Guenfan, une confédération qui comporte les Naffurs. À partir de 517, les Frexes sont dirigés par Antalas20. En 534, Solomon leur concède de rester dans lřouest de la Byzacène21 et Antalas demeure fidèle aux Romains jusque vers lřhiver 543-544. Plus à lřouest, dans lřAurès, Iaudas est le maître incontesté à qui les Maures révoltés de Numidie et de Byzacène demandent refuge en 53422. Cřest le dernier des Maures à être soumis dans la première phase de la reconquête. Iaudas a une force de 30 000 guerriers en 534, et de 20 000 en 54023. Il rejoint Antalas dans la rébellion durant lřautomne 545. Selon Procope, Iaudas et Koutzinas sont les principaux chefs numides24. Koutzinas sřorthographie Cusina chez Corippe25. Autour de ces chefs et de ces tribus gravite une galaxie de peuples mal identifiés et dřimportance mineure. Certains chefs évoqués par Corippe ne peuvent être rattachés à aucune tribu, comme Sidifan et Autiliten26. 19 Procope, BV, I, 15, 34. P. Courtois, 1955, p.343-346. 21 Procope, BV, II, 12, 30. 22 Procope, BV, II, 12, 29. Y. Modéran, ŖIaudasŗ, Encyclopédie berbère, t. XXIII, Aix-en-Provence, 2000, pp. 3565-3567. 23 Procope, BV, II, 13, 1 et 19, 19. 24 Procope, BV, II, 25, 2. 25 Y. Modéran, ŖKoutzinas-Cusina. Recherche sur un Maure du VIe siècleŗ, in L‟Africa romana 7. Atto del VII convegno di studio, Sassari, 1989, Sassari, 1990, p.393-407 ; Id., ŖCusinaŗ, Encyclopédie berbère, t. XIV, Aix-enProvence, 1994, pp. 2158-2159. 26 Corippe, II, v.47 et 58. 20 Stratégique 134 Les tribus nord-africaines en révolte contre Justinien (543-546) CONFÉDÉRATIONS TRIBUS LOCALISATION CHEFS Peuples des montagnes (ouest-Tunisie et Aurès algérien actuels) Numides Aurès Frexes Peuples associés Nasamons Iaudas, Koutzinas (Cusina) Sud-ouest de la Guenfan (début Byzacène entre Théveste VIe siècle) puis et Thélepte Antalas vers 517 Silcadenit Montagne tunisienne ? Naffurs Sud-est de Sufetula et au nord-est de CapsaJustiniana Sinusdisae Byzacène ? Silvacae ? ? Ifuraci Sud de lřAurès, monts Hodna, et du Zab Carcasan Peuples du désert (Libye actuelle) ou Syrtes Nasamons, Laguantans, Zaguantans, Ilaguas, Grande Syrte, chez Corippe entre Tripolitaine (Lévathes chez et Cyrénaïque Procope) Marmarides Peuples associés Grande Syrte, Tripolitaine, sud-est de Leptis Magna Sud de la Cyrénaïque, au nord-ouest des Laguatans Austurs Grande Syrte Garamantes Sud de la Tripolitaine, ouest de Sabratha Astrices Tripolitaine, au sud entre Sabratha et Tillibari Urciliani Tripolitaine, au sud de la Grande Syrte Imaclas ou Machlyae Tripolitaine, au sud de Tacape Muchtunia Tripolitaine, entre Oea et Leptis Magna Anacutanur Tripolitaine ? Barcéens ? Silzachtae ? Caunes ? Macae ou Macares Sud de Leptis Magna entre EuphrantaMacomadès et Digdiga Selorum Silvaizans ? Ierna La pacification de l‟Afrique byzantine 135 LES MAURES AUXILIAIRES ET ENNEMIS DES ROMAINS Cette dualité se retrouve pendant toute lřépoque où existent des relations entre les Maures et les Romains ou leurs successeurs byzantins. Les qualités guerrières des Nord-Africains sont connues depuis longtemps des Romains. César emploie des cavaliers numides dans la guerre des Gaules et, jusquřau Bas-Empire, lřarmée romaine a des unités de cavaliers et de fantassins maures. À lřépoque de la reconquête justinienne de lřAfrique du Nord, les Romano-Byzantins connaissent plusieurs retournements de situations et mécomptes. En 533, quand Bélisaire vient chasser les Vandales dřAfrique du Nord, il peut compter sur lřalliance de revers des Frexes qui ont pris le contrôle de lřouest de la Byzacène vingt ans plus tôt. En 523, les Frexes, commandés par Antalas, fils de Guenfan, infligent une rude défaite au roi des Vandales Ildéric27. Toutefois, au printemps 534 après la destruction de lřÉtat vandale et la nouvelle du départ de Bélisaire, les autres tribus maures de Byzacène et de Numidie prennent les armes contre les Romano-Byzantins. Procope commente leur décision avec tous les préjugés hérités, irréflexion, fourberie, trahison du serment dřalliance : ŖCette attitude n‟était, il est vrai, pas étrangère à leurs mœurs, car chez les Maures on ne craint pas plus Dieu qu‟on ne respecte les hommes. Ils ne tiennent compte en effet ni des serments, ni des otages, même si ceux-ci sont les fils ou les frères de leurs chefs, et le seul motif de paix entre eux tient à la crainte d‟une attaque ennemieŗ28. Procope répète plusieurs fois cet avis sans remarquer quřil nřen va pas autrement chez les Romano-Byzantins. Bélisaire, sur le point de partir pour Constantinople, délègue alors son commandement en Libye (provinces dřAfrique) à Solomon. Solomon nřarrive pas à faire face à la mutinerie dřune partie de lřarmée soulevée par un officier appelé Stotzas (ou Stutias) en 536-537. Stotzas lève pas moins de 8 000 mutins et rallie 1 000 Vandales29. Lřempereur Justinien envoie son cousin, le patrice Germanos, pour appuyer Solomon et commander dřailleurs victorieusement les opérations militaires. À cette occasion, les Maures font preuve de la dualité qui les caractérise. Ils placent leurs nombreux contingents derriè27 28 29 Procope, BV, I, 9, 3. Procope, BV, II, 8, 9-10. Procope, BV, II, 15, 2 et 4. 136 Stratégique re ceux du rebelle Stotzas qui y voit un appui, et envoient dans le même temps des ambassadeurs auprès de lřarmée impériale. Ils assistent passivement puis se ruent au pillage dans le camp de Stotzas quand celui-ci est mis en déroute30. Stotzas, avec quelques Vandales, trouve refuge auprès dřune tribu de Maurétanie (confins algéro-tunisien). En 539, Justinien rappelle Germanos et confie à nouveau lřadministration de la Libye à Solomon31. Celui-ci en profite pour recompléter lřarmée et expulser les derniers Vandales et décide faire le siège de Iaudas dans lřAurès. En 540, il recouvre la province de Maurétanie Première, dont la ville principale est Sitifis (Sétif), et lui impose tribut32. La victoire de Solomon offre presque quatre ans de paix à lřAfrique reconquise. Pour faire durer cette paix, Solomon offre un ravitaillement en blé à Antalas. Ces mutins font cause commune avec les débris du peuple vandale et certaines tribus maures. Solomon rétablit la paix vers 540, mais aussi bien lřarmée dřAfrique que la province sont épuisées. Trois ans plus tard survient une révolte maure généralisée, uniquement due à la maladresse romano-byzantine. En 543, Solomon, qui a la double fonction de maître de la milice dřAfrique et de duc de Libye, recourt à la pratique du népotisme pour soulager sa tâche administrative. Il charge Himérios de la Byzacène (sud de la Tunisie actuelle) et nomme ses deux neveux Sergios et Cyros respectivement duc de Tripolitaine et de Pentapolis (Cyrénaïque). À sa prise de fonction, Sergios commet lřerreur de ne pas verser à la tribu des Lévathes les cadeaux garants de la paix. En conséquence, une importante armée lévathe parvient devant Leptis Magna (aujourdřhui Lebda). Sur le conseil dřun Romain de Tripolitaine, Sergios accepte de parlementer avec une délégation de quatre-vingt Lévathes. Ceux-ci accusent les Romano-Byzantins dřavoir pillé leurs récoltes, sans doute pour faire monter les enchères. Sergios se lève pour quitter la conférence, mais un Maure commet lřindélicatesse de le retenir en lui posant la main sur lřépaule. Les gardes du corps de Sergios, qui craignaient une tentative dřassassinat, dégainent leurs épées et massacrent la délégation, sauf un qui va tout raconter aux autres33. Mais Sergios ne perd pas de temps et défait 30 31 32 33 Procope, BV, II, 17, 8-31. Procope, BV, II, 19, 1. Procope, BV, II, 19, 20. Procope, BV, II, 21, 10-16. La pacification de l‟Afrique byzantine 137 lřarmée des Lévathes stationnée devant Leptis Magna. ŖPlus tardŗ dřaprès Procope, vraisemblablement dans lřhiver 543-544, Sergios doit affronter une nouvelle armée lévathe plus grande encore et fait appel à son oncle Solomon et à son frère Cyros, duc de Pentapolis. Les Lévathes envahissent la Cyrénaïque et prennent Béréniké. Cřest à ce moment quřAntalas et les Frexes se soulèvent34. À lřorigine de cette révolte, préside une double faute de Solomon. Il supprime lřallocation en blé aux Frexes. La disette qui sřensuit les pousse probablement au pillage. Solomon accuse de ces pillages Guarizila, le frère dřAntalas, et le fait mettre à mort35. Antalas veut venger lřassassinat de son frère. Le poète Corippe, dans sa Johannide, est notoirement pro-romain, mais lřhonnêteté le pousse à écrire sur Antalas : ŖLe premier à entrer en guerre, poussé par la mort de son frère, est le prince des Maures, soumis autrefois aux empereurs de Rome, agréable aux ducs et fidèle aux tribunsŗ36. Il souligne quřil a été fidèle pendant dix ans à la paix conclue et déplore : ŖQuel aveuglement d‟un chef ignorant fit éclater la guerreŗ37. Sans le nommer, il met en cause Solomon. Néanmoins, Antalas ne rentre pas immédiatement en rébellion, il profite dřun affaiblissement du système de défense romano-byzantin en Afrique. Avec les Lévathes et les Frexes, les Maures des montagnes et ceux du désert sont en révolte contre lřordre romano-byzantin dont les troupes dřAfrique sont ainsi prises en tenaille. En printemps 544, avec leurs forces coalisées, les Maures poussent vers Carthage. Solomon, qui a regroupé les troupes de ses neveux, essaie de couvrir Carthage et occupe Théveste située à six jours de marche. À une tentative de paix proposée par Solomon, les Maures répondent par la raillerie, échaudés par le massacre de quatre-vingts envoyés lřannée précédente, ils nřont plus aucune confiance dans les serments jurés sur les Evangiles et désirent voir ce quřil coûte de les parjurer38. Solomon remporte un premier engagement, mais trouve la mort dans une seconde bataille parce quřil nřa pas partagé le butin avec ses soldats, qui le lâchent. Cřest Sergios qui assume alors, avec une totale incompétence, son poste de gouverneur de Libye (Libyès Strategos) soit de toutes les provinces africaines fors 34 35 36 37 38 Procope, BV, II, 21, 17. Procope, BV, II, 21, 17. Corippe, II, v.28-30. Corippe, II, 36-37. Procope, BV, II, 21, 20-21. 138 Stratégique lřÉgypte. La révolte de lřAfrique sřétend avec la participation de Stotzas, le déserteur romain qui a épousé la fille dřun chef de Maurétanie. Dřautres tribus montagnardes se joignent à la rébellion. Malgré cette révolte et le pillage des terres romaines, la dualité du Maure vis-à-vis de lřEmpire continue. Antalas envoie une lettre à Justinien qui est pleine de respect : ŖQue je sois l‟esclave de ton Empire, personne, même moi, ne saurait le nier. Et si les Maures, à qui Solomon a fait subir en pleine paix des traitements scandaleux, se voient maintenant obligés, de la manière la plus impérative, de recourir aux armes, c‟est qu‟ils veulent non pas lutter contre toi, mais repousser leur ennemi personnel. Tel est particulièrement mon cas. Car Solomon ne m‟a pas seulement privé des dotations en blé que Bélisaire avait de longue date prescrit de m‟accorder mais que tu m‟avais toimême octroyées, il a également tué mon frère, sans avoir aucun acte criminel à lui reprocher. Nous avons donc exercé notre justice sur l‟homme qui nous maltraitait au mépris de la justice. Si tu veux que les Maures soient les esclaves de ton Empire et qu‟en toutes occasions ils le servent comme ils l‟ont toujours fait, ordonne à Sergios, le neveu de Solomon, de quitter notre pays et de revenir auprès de toi, et dépêche un autre général (strategos) en Libye. Tu n‟auras pas de mal à trouver des hommes intelligents et à tous égards plus respectables que Sergios, car, tant que cet individu commandera ton armée, il sera impossible qu‟un accord de paix intervienne entre les Romains et les Mauresŗ39. Malgré cette offre, Justinien maintient Sergios en poste, alors que Procope se fait lřécho de Ŗl‟extrême stupidité et de l‟immaturité tant en caractère qu‟en annéesŗ de lřintéressé, au grand dam des officiers et des soldats40. Au printemps 546, alors que Jean Troglita vient de débarquer pour ramener la paix romanobyzantine dans la contrée, Antalas, chef de la coalition mauresque, lui envoie des ambassadeurs qui lui rapportent les menaces suivantes : ŖN‟as-tu pas entendu qu‟autant de troupes de Solomon sont tombées de la même façon sous un dur combat, n‟as-tu pas entendu par quel désastre l‟armée romaine a rempli les fleuves, et combien d‟hommes à vous ont été couchés dans les plaines, tués, n‟es-tu pas au courant de l‟immense ruine de ton général (Solomon) à travers ces guerres ? Toi, tu oses mener une 39 40 Procope, BV, II, 22, 7-10. Procope, BV, II, 22, 2. La pacification de l‟Afrique byzantine 139 armée contre des peuples invincibles ? Le grand Ilaguas ne t‟estil pas connu à la guerre, lui qu‟une ancienne gloire durable chante autant ? L‟Ilaguas de qui Maximien a déjà connu les antiques aïeux aux combat ?ŗ41. Le souvenir de la guerre menée par Maximien de 296 à 298 nřest pas éteint chez Corippe au milieu du VIe siècle. Maximien avait dû abandonner la Tingitane et revoir le dispositif du Limes. Dans la guerre, les Maures sont des ennemis redoutables... ou des alliés incertains. Corippe met ces paroles dans la bouche du général Jean Troglita au sujet des Maures ralliés à la cause romaine : ŖCeux que tu crois amis, unis à notre flanc, et que tu penses pacifiés, ils nous observent dans cette circonstance. Si le Romain est victorieux, ils sont esclaves, ils l‟adorent et seule la fortune les rendra fidèlesŗ42. Dans la paix, les Romains sont en fait leurs tributaires. Toute rupture des Ŗcadeaux diplomatiquesŗ entraîne la guerre. UNE GUERRE DE PILLAGE ET DE REPRÉSAILLES La guerre contre les Maures obéit à un schéma simple : une guerre de pillage et de destruction en territoire romain, une période dřincertitude et de trahison suivie par une campagne de représailles menée par un corps expéditionnaire. Aussi bien pendant la période romaine quřà lřépoque byzantine, les campagnes et les villes romaines semblent complètement désarmées contre les Maures. Cette vulnérabilité tient au faible contingent militaire entretenu sur place et parce que les Maures sont les garants ordinaires de la paix quand ils sont régulièrement payés. Dans la guerre, le pillage est bien sûr une motivation des Maures. Les humains sont également des proies. Alors que vieillards et hommes sont tués sur place, leurs femmes et leurs enfants sont emmenés en esclavage43. Eventuellement, les Maures mettent à rançon les prisonniers de haut rang. Ainsi, Sergios a un jeune frère qui sřappelle Solomon que lřon croyait disparu dans la bataille qui avait vu périr son homonyme et oncle Solomon. Solomon le jeune a la sagesse de se faire passer pour un jeune esclave vandale et de déclarer quřun médecin de la ville de Laribos peut payer sa rançon. Ce qui est fait pour cinquante 41 42 43 Corippe, I, v.473-476. Corippe, V, v.447-450. Corippe, I, v.31-39. 140 Stratégique pièces dřor44. Le pillage nřest pas le seul but de guerre. Leurs incursions sont particulièrement destructrices : ŖLes vents roulaient des flammes, qui s‟agitaient à leur sommet, et la cendre, volant devant les astres cachés par la fumée, répandait de petites étincelles dans l‟immense éther. La flamme s‟élève et on ressent déjà sa chaleur au milieu de la mer, elle enveloppe toutes les forces de la terre enflammée. La récolte nourricière, arrivée à maturité, brûle à travers les champs cultivés. Tous les arbres font grandir le feu qui se nourrit de leurs feuillages, et, consumés, ils se désagrègent en cendres. Les malheureuses villes sont bouleversées et leurs citoyens massacrés, tous leurs remparts brûlent, alors que les toits sont brisés en morceauxŗ45. Les Maures mènent une guerre quřon peut qualifier de pillage et de représailles, voire, dans une seconde phase, de dépopulation. Leur but nřest pas de soumettre, mais de causer des déprédations et dřobtenir vengeance de lřaffront subi. Cřest la seule stratégie décelable dans la première phase dřune révolte maure. Le comportement des Maures nřest donc pas unitaire. Les Lévathes rentrent chez eux après avoir pillé la Cyrénaïque et obtenu une forte rançon de la ville de Laribos en Numidie. Ils ont obtenu réparation. Les Frexes dřAntalas et les autres tribus des montagnes algéro-tunisiennes continuent la lutte jusquřà réparation ou défaite. Au cours de lřannée 544, ils capturent par ruse Hadrumète et la perdent sur une autre ruse imaginée par un prêtre romain. Quand ils apprennent que la flotte expéditionnaire venue libérer la ville nřétait quřun ramas de petits bateaux avec des pêcheurs déguisés en soldats, ils en conçoivent un grand dépit contre les habitants dřHadrumète quřils avaient pillée mais épargnée46. Les Maures se mettent à massacrer pour laver lřaffront. Un des effets de leurs raids est de dépeupler lřAfrique romaine de ses colons Ŗlibyensŗ. Par cette expression, il faut entendre les Puniques et les Maures romanisés et les colons romains. Procope commente ainsi cette stratégie de dépopulation : “(Les Maures) se mirent à lancer partout des raids et commirent à l‟égard de la population de Libye des actes scandaleux, sans épargner aucune catégorie d‟âge, au point que les campagnes furent vidées de leurs habitants. Car les Libyens qui échappèrent aux rebelles se 44 45 46 Procope, BV, II, 22, 12-16. Corippe, I, v.326-335. Procope, BV, II, 24, 26-27. La pacification de l‟Afrique byzantine 141 réfugièrent dans les villes, en Sicile ou dans les autres îlesŗ47. Corippe fait déplorer par le général Jean Troglita la dépopulation des campagnes et de villes : ŖIl s‟affligea sur les villes abandonnées par leurs citoyens, déplora que leurs maisons vides aient été renverséesŗ48. Il en résulte une désorganisation du système foncier, avec une concentration des richesses chez les survivants et une tendance à épouser les riches veuves49. Les Maures dřAntalas sont assistés dans ce massacre par les déserteurs de Stotzas. Ceux-ci, dřaprès Procope, sont Ŗpas moins d‟un millierŗ soit Ŗ500 Romains, environ 80 Huns et tout le reste était des Vandalesŗ50. Il serait anachronique de voir dans les rébellions des Maures une lutte anticoloniale. Une fois que massacre et pillage ont atteint leurs limites de bénéfices, les chefs maures sont toujours prêts à entrer dans les intrigues des gouverneurs romanobyzantins et de se diviser entre eux pour satisfaire leurs ambitions. UN ARMEMENT SOMMAIRE MAIS UN TEMPÉRAMENT GUERRIER Les Maures sont présentés comme un ramas de tribus féroces par Corippe, auteur de langue latine qui vante les mérites de lřarmée romaine et de son chef Jean Troglita. Corippe témoigne du mépris romain pour le style de guerre des Maures, archétype de la pensée des armées régulières pour les forces de guérilla : ŖLe Mazax, inapte à la guerre, agit en façonnant des combats par ces embuscadesŗ51. Le combattant maure de lřAurès est un cavalier léger : “Cette armée ne peut pas venir à la guerre avec des fantassins, mais ses cavaliers combattent avec beaucoup de force. Alors leur lance double unit un solide bois de genévrier à un fer aigu, et souvent un léger bouclier de cuir hérissé de poils est porté sur un dos dur ou tombe, suspendu au flanc. Une épée étroite mais foudroyante pend, attachée elle-même au bras gaucheŗ52. La tradition des cavaliers maures ou numides est connue des Romains depuis les Guerres puniques. Lřéquitation 47 48 49 50 51 52 Procope, BV, II, 23, 27-28. Corippe, I, v.411-412. Corippe, III, v.365-375. Procope, BV, II, 27, 7-8. Corippe, I, v.449-550. Corippe, II, v. 150-155. 142 Stratégique de bataille des Maures consiste à faire tourner en cercle leurs chevaux bien dressés pendant quřils lancent leurs traits53. Toutefois, parmi les nombreuses tribus maures, il y a des spécificités tactiques. Les Frexes ont des fantassins qui combattent en plaine et des cavaliers légers54. Corippe les qualifie de Ŗrapidesŗ, ce sont les premiers au combat55. LřAustur, des déserts de Tripolitaine, est un cavalier qui dispose de troupes nombreuses et emploie une tactique éprouvée dans les plaines : elle consiste à creuser des fossés protégés par des levées de terre, puis à former une ou plusieurs barrières défensives avec des chameaux et des animaux de bât entravés ensemble56. Leur chef est aussi grand prêtre de Gurzil, leur dieu principal57. Les Austurs coopèrent tactiquement avec les Ilaguas/Laguantans, appelés aussi Lévathes par Procope. Corippe met dans la bouche dřun envoyé de la tribu des Laguatans lřadjectif de Ŗviolentŗ pour qualifier son peuple58. La violence guerrière est exaltée comme menace. LřIfurac est un fantassin, Ŗremarquable avec son bouclier et ses lances, puissant à l‟épéeŗ59. Lřarmement des Barcéens est celui de fantassins légers : ŖC‟est une race aux hommes violents, mais un petit bracelet entoure, en les serrant dans un petit cercle, leurs bras, leurs boucliers et leurs épées menaçantes, qui ne sont pas attachées au flanc de la façon habituelle, et ils adaptent leurs fourreaux pour être suspendus à leurs bras nus. Et les Maures n‟ornent pas leurs bras des manches d‟une tunique, aucune boucle n‟entoure un ceinturon, ils poussent leurs bataillons sauvages au combat sans ceinture et portent chacun deux lances au fer très solide. Ils portent une couverture effrayante, descendant des épaules, suspendue et attachée à leurs membres ; un manteau de lin entoure alors leur tête affreuse, soutenu par un nœud solide, et leur fruste soulier maure est foulé sous leur pied noirŗ60. Les Ilaguas, Nasamons et Garamantes, Maures des déserts de Tripolitaine, alignent des fantassins et des cavaliers, 53 54 55 56 57 58 59 60 Corippe, I, v.544-545. Corippe, II, v.45-47. Corippe, II, v.184. Corippe, II, v.89-96. Corippe, II, v.109. Corippe, I, v.468. Corippe, II, v.113-115. Corippe, II, v.126-137. La pacification de l‟Afrique byzantine 143 mais aussi des chameliers61. Les Frexes dřAntalas renforcent leur camp par un fossé à la manière des Romains62.. Les Maures ont des enseignes et un système de communication par signes comme lřarmée romaine, peut-être dřailleurs inspiré par elle. Au IVe siècle, Ammien Marcellin dit que les éclaireurs romains communiquent par des mouvements de leur manteau. Corippe décrit ainsi les signes de transmission maures : ŖUne couverture agitée par de fréquents mouvements, fait signe aux armées de sortir des forêts et appelle les troupes au secours selon la coutume des Mauresŗ63. Les Maures ne sont pas compétents en matière de poliorcétique. Les auteurs byzantins ne décrivent pas leurs tactiques de siège, mais force est de constater que les Maures ravagent les villes de Cyrénaïque et de Tripolitaine, sans doute pas ou faiblement remparées. Face à la ville de Laribos (Henchir Lorbeus au sud du Kef), quřils assiègent au printemps 544, les Lévathes investissent la place mais préfèrent une rançon à un siège : ŖComme les Maures croyaient qu‟ils ne pourraient pas s‟emparer de la cité par la force, car ils ignorent tout de l‟art de prendre les places fortes, et qu‟ils ne savaient absolument pas que les assiégés manquaient de vivres, ils acceptèrent cette offre. Ils reçurent donc 3 000 pièces d‟or, puis levèrent le siège et les Lévathes dans l‟ensemble s‟en retournèrent chez euxŗ64. Peu après cet événement, les Maures dřAntalas et les soldats mutinés ralliés à Stotzas prennent par ruse la ville dřHadrumète (Adramètos en Grec, actuelle Sousse). Ils utilisent le vieux stratagème de la fausse patrouille. Sous la menace, le duc de Byzacène Himérios ramène à Hadrumète une colonne de faux prisonniers maures enchaînés gardés par des soldats romano-byzantins complices. Une fois la porte de la ville ouverte, les hommes dřAntalas et de Stotzas nřont pas de mal à se rendre maîtres de la place65. 61 62 63 64 65 Corippe, VI, v.194-195. Corippe, V, v.391. Corippe, II, v.181-183. Procope, BV, II, 22, 20. Procope, BV, II, 23, 11 et 16. 144 Stratégique LA PACIFICATION DES TRIBUS MAURES PAR LES ROMANO-BYZANTINS EN 543-547 La crise de 543-547 est un bel exemple de pacification des tribus maures par les Romano-Byzantins. Ceux-ci cumulent des problèmes politiques et stratégiques. Le plus grand problème tient à la personnalité jeune, incompétente et arrogante de Sergios, le nouveau gouverneur de Libye. Sergios se brouille avec son meilleur officier, Jean fils de Sisiniolos, qui sombre dans lřinaction à cause de Ŗl‟ingratitudeŗ de Sergios. Procope ne blâme pas Jean fils de Sisiniolos, mais évoque par deux fois sa réputation de guerrier, y compris chez les Maures66. Après la capture pratiquement sans combat et le ralliement de lřarmée de Byzacène au rebelle Stotzas, Jean fils de Sisiniolos nřa peut-être plus les moyens dřagir. Sergios, enfermé derrière les murs de Carthage, nřa pas une armée très nombreuse67. Les Maures ne sont pas maîtrisés et les difficultés romano-byzantines en Italie face aux Ostrogoths poussent les Wisigoths, maîtres de lřEspagne, à sřemparer de Tanger vers lřété 544. Une gigantesque tenaille gothique se dessine depuis lřItalie et la tête de pont de Tanger. La situation dérape et compromet toute lřentreprise de reconquête de lřOccident. Le second problème stratégique des Romano-Byzantins tient aux moyens. Faibles en nombre, les troupes occidentales de lřEmpire sont enlisées dans la reconquête de lřItalie, où Bélisaire assume le commandement et se retrouve piégé dans Rome par les Goths. Pour débloquer la situation, Justinien envoie, avec un faible contingent et un état-major, le sénateur Aréobindos comme maître de la milice en Afrique, sans démettre Sergios qui conserve le même grade avec lřordre de se partager les troupes et les territoires, le premier devant opérer Byzacène et le second en Numidie68. Les deux hommes ne sřentendent pas. Le système dyarchique, cher à la tradition romaine, se trouve mal compris et mal appliqué ici. Justinien essaie de concilier le principe Ŗdiviser pour régnerŗ avec lřefficacité militaire, mais les deux ne sont pas conciliables. Sergios refuse de joindre ses forces à celles de Jean fils de Sisiniolos comme Aréobindos le lui demande par lettre69. La menace est grande, car 66 67 68 69 Procope, BV, II, 22, 3 et 32. Procope, BV, II, 23, 21. Procope, BV, II, 24, 1-6. Procope, BV, II, 24, 7-8. La pacification de l‟Afrique byzantine 145 Antalas et Stotzas ont rassemblé leurs forces à trois jours de Carthage, près de la cité de Sicca Veneria (Sikkabénéria en grec, actuelle Le Kef). Comme Jean, fils de Sisiniolos et Stotzas sont des ennemis personnels, au cours de lřannée 545, ils commencent par un duel fatal au second la bataille de Thacia (actuelle Bordj Messaoud) avant que le premier ne tombe au combat70. Justinien réalise après les pertes importantes de cette bataille que le double commandement de lřAfrique est néfaste. Sergios est relevé à lřautomne 545. Il faut donc trouver un autre général expérimenté et prélever des troupes aguerries sur lřarmée dřOrient. Alors quřAréobindus se retrouve seul duc de Libye, il est victime des intrigues de Gontharis (ou Guntharith), le duc de Numidie71. Gontharis, qui est dřascendance germanique, souhaite créer un royaume indépendant en Afrique. Il incite Iaudas et Koutzinas, chefs maures de lřAurès, à marcher sur Carthage. Il promet à Antalas, la Byzacène, la moitié des richesses dřAréobindus et 1 500 soldats Ŗromains”. Parallèlement, Aréobindos traite en secret avec Koutzinas (ou Cusina), le principal allié dřAntalas. Cřest donc un intéressant chassé-croisé de trahisons, mais cřest Aréobindos qui a la tête tranchée fin 545 ou début 54672. Cet assassinat amène un retournement complet dřAntalas qui doute que Gontharis ne tienne ses accords pris avec lui. Très provisoirement, Anthalas prend le parti des fidèles de lřempereur Justinien et donne asile au duc de Byzacène Markentios73. Mais lřusurpation de Gontharis ne dure que 36 jours avant quřil ne soit lui-même assassiné par un fidèle de lřempereur74. LřArménien Artabanès, qui a éliminé lřusurpateur et assume le gouvernement de la Libye, obtient de lřempereur Justinien dřêtre rappelé à Constantinople75. Antalas revient à son attitude rebelle, mais les tribus maures de Koutzinas se rallient. Justinien, inquiet de la situation en Afrique, rappelle le général Jean Troglita dřOrient et lui confie une armée expéditionnaire avec le titre de duc de Libye76. 70 71 72 73 74 75 76 Procope, BV, II, 24, 9-14. Procope, BV, II, 25, 1 sq. et 26, 1 sq. Procope, BV, II, 27, 1. Procope, BV, II, 27, 3-5. Procope, BV, II, 28, 41. Procope, BV, II, 28, 44. Procope, BV, II, 28, 45. 146 Stratégique Lřaffaire ne traîne pas. La première phase de la pacification menée par Jean Troglita consiste à débarquer, non dans un port, mais sur une plage pour conserver la surprise stratégique. Cřest dřailleurs la même plage utilisée par Bélisaire en 533. Ce débarquement en force suffit à effrayer les Maures et à les pousser à évacuer les plaines romaines pour se réfugier dans leurs montagnes. La seconde phase de la pacification consiste à traquer les Maures. Les Maures nřont pas la possibilité de rentrer chez eux comme dans les guérillas modernes et de se cacher dans lřanonymat du vêtement civil. Il sřagit dřune guerre entre peuples et les civils de lřennemi forment un objectif militaire comme ses récoltes et son bétail. Les tribus maures deviennent, à ce moment de la campagne, une horde traquée difficile à cacher longtemps par son nombre même. Problème pour le stratège maure, la dispersion des civils signifierait leur élimination au détail et la perte du ravitaillement en bétail. Entre une armée régulière et une peuplade traquée, lřinitiative stratégique revient à la première. Corippe ne masque pas que Jean Troglita fait la guerre aux tribus entières, femmes et enfants compris, les repousse dans des lieux inaccessibles, donc peu propices à lřagriculture. Pourchassées, ces tribus emmènent leur bétail avec elles. Vaincues, elles ne peuvent être que pillées à leur tour et subir des pertes civiles qui nřépargne ni lřâge ni le sexe77. La victoire est décidée non pas en dřincertaines embuscades, mais quand les Romains mettent la main sur les civils et le bétail, à la manière de Bugeaud qui sřempare de la Smalah dřAbd el-Kader. Mais avant dřen arriver là, les Maures profitent de leur connaissance du terrain et de la visibilité du dispositif romain pour leur tendre des embuscades. Cřest une stratégie dilatoire, la seule matériellement possible. Elle peut réussir, comme lřatteste le massacre des trois légions romaines de Varus par les Germains cinq siècles plus tôt. LA BATAILLE D’EMBUSCADE, UNE SPÉCIALITÉ DES MAURES La guérilla pratiquée par les Maures joue sur la ruse et des batailles dřembuscade. Les Maures, comme Végèce lřécrivait justement, ont un art consommé de la ruse. Au début de 544, selon Corippe, le duc de Byzacène Himérios est attiré hors de la 77 Corippe, V, v.468-469. La pacification de l‟Afrique byzantine 147 ville dřHadrumète (Sousse) par un faux courrier et ses troupes sont taillées en pièces par Antalas et Stotzas78. Mais dřaprès Procope, lřévénement diffère et nřest pas à la gloire des qualités morales et militaires des Romano-Byzantins. Jean fils de Sisiniolos ordonne à Himérios de rassembler toutes ses troupes pour faire jonction avec lui au fort de Ménéphessè en Byzacène (actuelle Henchir Djemmich à 25 kilomètres au nord-ouest dřHadrumète). Or, les Maures dřAntalas réunis avec les mutins et les Vandales de Stotzas occupent déjà le fort de Ménéphessè. Informé de ce fait par ses éclaireurs, Jean fils de Sisiniolos dépêche un courrier qui ne trouve pas Himérios. Sans méfiance, Himérios entre dans le camp ennemi où il est capturé. Sur son armée, seulement cinquante cavaliers se défendent avant de se rendre sur promesse de la vie sauve79. Procope note que les soldats dřHimérios se rallient à Stotzas Ŗsans déplaisirŗ80. Comme au début de toutes les guérillas, les Maures ont dřabord lřexclusivité du renseignement et donc lřinitiative tactique. Les Romains nřont pas lřinitiative et sont réduits à réagir. Au moment de quitter son camp et de sřavancer dans lřarrièrepays, pendant lřété 546, le général romain Jean Troglita donne un véritable cours de tactique dřembuscade sur les Maures à ses officiers : ŖL‟armée maure a mené les guerres par des embuscadesŗ81. Les vers de Corippe ne changent rien à la valeur tactique de ce quřil rapporte. Les Maures se cachent dans les montagnes, les vallées, les forêts dřoliviers ou de chênes. Les toits de leurs cabanes sont couverts de feuillage : ce qui sert autant dřabri que de camouflage82. Ils surprennent par des embuscades de cavalerie lřennemi qui nřest pas sur ses gardes. Ils envoient dans la plaine des provocateurs peu nombreux, qui, après avoir jeté quelques javelines, font une volte, invitent les Romains à abandonner leurs rangs pour les poursuivre. Quand lřarmée poursuivante est dispersée dans plusieurs directions et aventurée dans dřétroites vallées, les Maures démasquent leurs embuscades et exterminent ceux qui paniquent, mais fuient devant ceux qui tiennent bon83. La première bataille livrée par 78 79 80 81 82 83 Corippe, IV, v.8-30. Procope, BV, II, 23, 3-10. Procope, BV, II, 23, 17. Corippe, I, v.529. Corippe, II, v.9-10. Corippe, I, v.530-559. 148 Stratégique Jean Troglita répond à ce type. Les Maures attaquent quand lřavant-garde romaine commandée par Amantius et Geisirith est sortie du camp et lřarmée encore coincée à lřintérieur. Ils commencent par se signaler sur les lignes de crête en grand nombre et à grand vacarme84. Ce dispositif tient de la guerre psychologique et tend à impressionner les Romains mis en infériorité par le nombre, la position en contrebas et le volume sonore. Lřennemi déploie des éclaireurs peu nombreux qui sortent des vallées en désordre, ne cherchent pas le combat mais poussent des cris et appellent les autres au combat en agitant un manteau85. Les Romains cherchent à gagner une hauteur86. Lřennemi très nombreux, mobile, est comparé à une nuée de sauterelles par Corippe87. Il encercle rapidement les Romains88. La cavalerie romaine envoyée en couverture est rapidement mise en fuite, pressée par les Maures89. Il nřy a probablement pas eu de combat. Vient ensuite lřengagement lui-même. La tactique des Maures, qui repose sur la surprise et donc la rapidité, est menée à un rythme rapide. Les fantassins romains nřont pas le temps de lancer leurs traits et sont réduits à parer les javelots au bouclier, lřépée à la main90. Cette dernière est plus une menace quřune arme réellement utilisée dans ce combat qui consiste en un harcèlement massif à distance. Jean Troglita, averti par un messager, presse ses troupes de sortir du camp pour secourir lřavant-garde91. La cavalerie sort en premier, suivie par Jean Troglita avec son état-major, et par lřinfanterie Ŗrassemblée en de nombreux manipulesŗ92. Lřimmense nuage de poussière soulevé par lřarmée en marche pousse les Maures à décrocher et à quitter les plaines pour les montagnes. Lřavant-garde est sauvée93. Ce style de bataille en évoque bien dřautres à travers lřHistoire. Au bout de quelques semaines ou de quelques mois, le corps expéditionnaire romano-byzantin se familiarise avec le terrain et développe un réseau dřespionnage efficace. Les Maures 84 85 86 87 88 89 90 91 92 93 Corippe, II, v.164-167. Corippe, II, v.178-183. Corippe, II, v.192. Corippe, II, v.196. Corippe, II, v.206. Corippe, II, v.224-226. Corippe, II, v.227-231. Corippe, II, v.235-246. Corippe, II, v.246-251. Corippe, II, v.259-264. La pacification de l‟Afrique byzantine 149 perdent lřexclusivité du renseignement et donc lřinitiative. Après une période de poursuite, leur position est révélée aux RomanoByzantins par des éclaireurs ou des traîtres. Les Maures sont acculés à la bataille pour défendre leurs familles et leurs biens. Cřest la phase finale de la campagne. LE DÉROULEMENT D’UNE BATAILLE RANGÉE : VICTOIRE DES ROMANO-BYZANTINS SUR LES MAURES Elle a lieu dans une plaine. Les deux armées se font face et prennent le temps de se ranger en ordre de bataille. Les Maures tant des montagnes que du désert forment une foule plutôt quřune armée rangée, néanmoins Corippe note que lřaile gauche est tenue par Carcasan, roi des Ifuraces94. Peut-être veut-il montrer les qualités militaires de Carcasan, à cette époque subordonné à Antalas, roi des Frexes. Cřest le moment du discours dřexhortation fait aux troupes : lřennemi est mauvais, la cause est légitime, la victoire est certaine car Mars soutient les Romains, conseils de méfiance vis-à-vis des alliés maures et de fermeté au combat, ordre de faire mouvement95. Les armées avancent et, parvenues à distance, engagent des tirs dřarcherie. À ce stade, les armées restent immobiles96. Cřest alors que des défis sont lancés ou des démonstrations diverses sont faites. Le Maure Antalas vient au galop avec sa garde narguer le général Jean Troglita, puis fait retraite aussitôt quand surgit un officier romain qui lřapostrophe. Ierna, grand prêtre des Maures et roi des Ilaguas/Lévathes, lance alors un taureau sacré contre les lignes romaines, mais un cavalier romain sort des rangs et tue lřanimal97. Les deux armées essaient de sřimpressionner par des cris et des invocations : les Maures dřAntalas évoquent le dieu Gurzil, tandis que, du côté romain, une prière est criée : ŖQue le Christ, au grand courage, combatte pour tes armes, Justinien, avec sa puissance. Père très bon, protège le pouvoir de notre empereurŗ98..Ensuite sřabat une pluie de flèches et de traits : ŖAlors, l‟air tout entier, plus triste et obscur, se remplit d‟autant de javelots qu‟ils en ont lancés, les 94 95 96 97 98 Corippe, V, v.640-641. Corippe, IV, v.406-456. Corippe, V, v.2-7. Corippe, V, v.8-31. Corippe, V, v.33-49. 150 Stratégique deux camps reçoivent presque aussitôt autant de blessures. L‟arrivée de chaque lance peut apporter la mort, mais c‟est une fortune inégale qui décide. En effet, un trait lancé atteignant assez souvent, dans son vol, la lance de l‟adversaire, l‟abat d‟un poids double…ŗ99. La terre ruisselle de sang, les corps dřhommes et de chevaux sřentassent, puis cřest le corps à corps dans le bruit et la fureur100. Le général en chef a un rôle très limité une fois la bataille engagée. Il exhorte les siens et charge lřennemi en criant101. La bataille reste confuse. Tout est masqué par la poussière et les flèches continuent de tomber au hasard102. Cřest un fait souvent rapporté dans les batailles dřété sur des terrains secs. La question des pertes fratricides, posée comme un élément du combat contemporain dans les années 1990, se trouve également dans les batailles antiques. Corippe décrit ainsi cette confusion propre à lřaction de guerre : ŖPersonne ne reconnaît son frère recouvert de poussière… les lignes de bataille avaient mêlé en un funeste combat leurs troupes respectives sans qu‟on puisse les différencierŗ103. Vient alors le phénomène de la presse, les foules de combattants peuvent à peine remuer104. Ce phénomène propre aux foules paniquées entraîne généralement des morts par suffocation. Un des camps, celui des Barbares, plie, parfois à cause de la mort dřun chef, et cřest la poursuite105. Lřarmée romanobyzantine Ŗharcèle les dos maures à travers de larges plaines et accable ceux qui sont en fuite en un massacre déjà facileŗ106. On retrouve une constante des batailles antiques et médiévales, les pertes entre le vaincu poursuivi et le vainqueur poursuivant sont très inégales. Image dépeinte chez de nombreux auteurs antiques, mais aussi chez des chroniqueurs de la guerre de Sécession, les cours dřeau rougissent du sang versé107. Les RomanoByzantins vainqueurs attaquent le camp ennemi et massacrent les civils, capturent les femmes et les enfants ainsi que le bétail108. Les enseignes prises à Solomon et les prisonniers de guerre sont 99 100 101 102 103 104 105 106 107 108 Corippe, V, v.56-62. Corippe, V, v.64-71. Corippe, V, v.89-100. Corippe, V, v.102 ; VI, v.661. Corippe, V, v.355-359. Corippe, V, v.360. Corippe, V, v.80-81. Corippe, V, v.82-83. Corippe, V, v.367. Corippe, V, v.480-491. La pacification de l‟Afrique byzantine 151 récupérés109. Reste un champ de bataille où les chevaux errent sans cavaliers, où les cadavres Ŗeffrayants sont étendus sur toutes les plainesŗ, où le sang coule sur lřherbe et poisse tant aux armes quřaux mains, puis le soleil se couche110. Certains des chefs comme Ierna, roi des Zaguatans/Ilaguas, gisent au sol. Les Maures des montagnes nřont plus de base logistique et ne peuvent poursuivre la lutte. Voilà pourquoi la guérilla des Maures échoue, comme six siècles auparavant les quelques guérillas gauloises avaient échoué contre César111. Il nřy a pas de limitation morale à la guerre, pas dřanonymat protecteur dans la population, qui, traitée en ennemie, est menacée dřéradication si elle ne se soumet pas. Cřest la différence fondamentale avec la guérilla dřaujourdřhui qui réussit pour les raisons inverses. Mais les Maures du désert ou Syrtes sont plus difficiles à vaincre dans les montagnes que dans le désert. DIFFICULTÉS ROMANO-BYZANTINES À OPÉRER DANS LE DÉSERT Procope donne un récit très succinct de la deuxième partie de la campagne de 546. Après la défaite dřAntalas, les Lévathes quittent leur désert de Tripolitaine, envahissent la Byzacène, défont Jean Troglita avec de grandes pertes et lřobligent à se réfugier à Laribos avant dřaller piller jusquřà Carthage : seule lřalliance avec les Numides de Koutzinas permet de les repousser112. Corippe donne une version beaucoup plus détaillée de la fin de la campagne de 546113. Il met en scène le roi des Ifuraces Carcasan qui lève une vaste coalition de peuples du désert. Carcasan, après avoir consulté lřoracle dřAmmon au pays des Marmarides, devient Ŗseul chef des peuples barbaresŗ114. Ce pélérinage oraculaire et ses nombreuses aux références au dieu Ammon, sous-entendent que Carcasan ambitionne le poste de grand prêtre laissé vacant depuis la mort au combat de Ierna. Au plan politique, Carcasan tient un discours quřon pourrait qualifier de Ŗgaullienŗ aux chefs de tribus et en particulier à un certain 109 110 111 112 113 114 Corippe, V, v.511. Corippe, V, v.512-518. Ph. Richardot, 2006, p.167-168.. Procope, BV, II, 47-50. Corippe, livres VI à VIII. Corippe, VI, v.144. 152 Stratégique Bruten : ŖAinsi une blessure a atteint notre peuple, cependant, avec un grand courage, il ne l‟a pas senti du toutŗ115. Il refuse la défaite. Pour montrer quřil sřagit surtout des peuples du désert, Corippe associe des peuples de Tripolitaine : Ilaguas, Nasamons et Garamantes116 ou Syrtes, Marmarides et Nasamons117. Corippe, qui souhaite éviter une fastidieuse énumération de tribus, déclare quřon ne peut ni les nommer, ni les compter118. Pour distinguer les indigènes alliés des ennemis, Corippe appelle Maures les hommes de Koutzinas et Syrtes les hommes de Carcasan. Carcasan est même qualifié de Ŗgénéral des Syrtesŗ119. La deuxième partie de la campagne de 546 voit la coalisation des peuples du désert dévaster Tripoli et piller les frontières de la Byzacène, soit la région au nord des Chotts et du Golfe de Gabès. Jean Troglita rassemble lřarmée dispersée dans les villes et les fortins après la victoire sur Antalas120. Il a un gros problème logistique, les ravages de la guerre annoncent une mauvaise récolte impropre à nourrir une vaste armée121. Il part en campagne, sans doute avec une armée réduite, qui nřen effraie pas moins les Syrtes qui se réfugient dans le désert de Tripolitaine. Le général Troglita commet lřerreur de les poursuivre et manque dřeau, mais aussi de pâturages pour ses quadrupèdes. La troupe supporte la soif mais les chevaux lèchent le sable, mangent des herbes dangereuses et meurent en nombre122. Jean se trouve touché dans la grande force de lřarmée romano-byzantine, la cavalerie. Il fait demi-tour pour gagner la côte de Tripolitaine où les hommes peuvent se restaurer dřherbes et de fleurs faute de pain. La désertion sřinstalle et le ravitaillement par bateau échoue à cause du vent du Sud, le Notos (Gibhli)123. Les Syrtes de Carcasan ont des problèmes comparables dans le désert où ils se sont réfugiés sans se disperser, sans doute en une trop grande multitude pour les capacités dřaccueil des oasis124. Ils sont repérés par une patrouille de cavaliers romains et leur éclaireur maure 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 Corippe, VI, v.124-125. Corippe, VI, v.194-195. Corippe, VI, v.564, 574, 586, 589. Corippe, VI, v.200-201. Corippe, VI, v.104. Corippe, VI, v.54-55. Corippe, VI, v.246-247. Corippe, VI, v.358. Corippe, VI, v.368-387. Corippe, VI, v.368-387. La pacification de l‟Afrique byzantine 153 comme se dirigeant vers un fleuve bordé dřarbres et de roseaux aux rives abruptes. Jean Troglita et son allié maure Koutzinas rejoignent ce fleuve qui sépare bientôt les deux armées125. Alors que Jean Troglita fait creuser le fossé pour le camp et ordonne aux troupes légères dřinterdire lřaval du fleuve par des traits, sřengage ce quřon appelle une bataille de soldats126. “UNE BATAILLE DE SOLDATS” La Ŗjeunesseŗ de lřarmée romano-byzantine, audacieuse mais indisciplinée, se rue à lřennemi sans être rangée, sans sonnerie de trompette, sans enseignes, contre les Syrtes. Ces Ŗbleusŗ chassent à coups de traits les Syrtes venus boire au fleuve127. La fuite des Syrtes cause un élan martial chez les Romano-Byzantins et chez leurs alliés maures. Jean Troglita fait ranger son armée pour parer à toute éventualité : les Maures de Koutzinas à lřaile gauche, le général Jean Troglita et les phalanges dřinfanterie au centre, la cavalerie romano-byzantine avec Putzintulus, Geisirith et Sinduit à lřaile droite128. Troglita hésite avant dřengager lřarmée sur les conseils de ses officiers dřescorte, des Protecteurs domestiques. Il commet une triple erreur : celle dřhésiter devant son état-major, celle de céder aux prières de seconds, et finalement dřengager lřarmée sans avoir reconnu le dispositif de lřadversaire. Corippe explique lřéchec de Jean Troglita par un terrain défavorable et par le nombre de lřennemi. Si les armées romaines du Haut-Empire nřhésitaient pas à combattre dans les bois, les stratèges romano-byzantins répugnent à y engager leurs hommes, car les flèches ne passent pas et les évolutions de cavalerie sont impossibles, dřoù lřhésitation initiale du général Jean Troglita129. Une fois lřarmée engagée, le couvert boisé, dont des oliviers sauvages, entrave le maniement des piques de la phalange et favorise les attaques surprises des Syrtes130. Pour se déployer, la phalange a besoin de la plaine découverte et, défaite par le terrain, perd ici son avantage tactique. Carcasan rameute le gros de ses troupes qui 125 126 127 128 129 130 Corippe, VI, v.448-489. Corippe, VI, v.492-494. Corippe, VI, v. 499-508 Corippe, VI, v.521-522. Corippe, VI, v.437-439. Corippe, VI, v.571-580. 154 Stratégique campait et lance une contre-attaque qui submerge les RomanoByzantins. Les Maures de Koutzinas désertent, entraînant la fuite des Romano-Byzantins131. Jean Troglita essaie de ranimer le courage par le verbe, voit son cheval abattu sous lui et, encerclé, doit se dégager à lřépée. Il reforme des groupes de combat et fait retraite en combattant, pressé par les Syrtes. Il retraverse le fleuve, et se retrouve en marche vers lřouest, le bouclier protégeant le flanc gauche, le flanc droit à la mer132. Lřarmée, sauvée par la discipline et par un général énergique, trouve un refuge derrière les remparts dřune petite ville qui nřest pas autrement nommée par le poète133. Cřest une défaite. Néanmoins, les Syrtes vainqueurs ne parviennent pas à éradiquer lřarmée de Jean Troglita en un siège ou une bataille finale. Corippe évoque la lenteur de lřarmée barbare suivie par de nombreux troupeaux et donc incapable dřune poursuite stratégique134. Jean Troglita bénéficie du ravitaillement par la mer à la suite dřune accalmie du temps135. ÉPILOGUE, UNE VICTOIRE DE L’EMPIRE GRÂCE AUX MAURES DE NUMIDIE Jean Troglita parvient à faire retraite vers le nord en longeant le littoral. Cette retraite découvre la Byzacène qui est occupée par les Austurs, peuple syrte136. Elle redonne du courage à Antalas qui, malgré sa précédente défaite, lève une nouvelle armée de Frexes137. Il fait sa jonction avec les troupes de Carcasan138. Lřarmée romano-byzantine se mutine contre Jean Troglita, résultat du manque de ravitaillement et du harcèlement syrte139. Néanmoins, il a reçu des renforts très importants de Koutzinas et des Maures de Numidie. Par exagération épique, Corippe évalue à 100 000 hommes les renforts apportés par le 131 132 133 134 135 136 137 138 139 Corippe, VI, v.592-598. Corippe, VI, v.667-770. Corippe, VII, v.3. Corippe, VII, v.68-69. Corippe, VII, v.69-71. Corippe, VII, v. 285. Corippe, VII, v.286. Corippe, VII, v.295-296. Corippe, VIII, v.50. La pacification de l‟Afrique byzantine 155 seul Ifisadaias140. Jean Troglita ramène les mutins avec lřargument quřil les exterminera avec lřaide des alliés maures141. La campagne se déplace vers le nord, peut-être vers Laribos, comme le suggère Procope. La ville est située aux confins de la Numidie alliée des Romano-Byzantins. Cřest un lieu de rassemblement probable entre les forces de Jean Troglita et les Numides de Koutzinas. La bataille finale a lieu au nord de Carthage, près dřUtique, dans le lieu dit des champs de Caton (référence à Caton dřUtique ?)142. Lřarmée de Jean Troglita est rangée sur deux lignes de combat : la première avec Koutzinas, les cavaliers de Putzintulus et Geisirith, la seconde avec les jeunes recrues de Sinduit, Fronimuth et les Maures dřIsfidaias143. Après un combat difficile où Koutzinas est mis en difficulté, la mort de Carcasan décapite la coalition des Syrtes et des Frexes144. Les Maures nřont été vaincus quřavec lřaide des Maures. Les Numides se sont montrés des alliés efficaces et fidèles. Comme sous la période romaine, la pacification des tribus maures nřest que temporaire. Une nouvelle sédition éclatera en 563-565, puis en 569… ABRÉVIATIONS Ant tard BG BV CQ HN REL L‟Antiquité tardive Bellum Gothicum de Procope Bellum Vandalicum de Procope Classical Quarterly Histoire Naturelle de Pline lřAncien Revue d‟Etudes Latines BIBLIOGRAPHIE Bachrach B.S., ŖOn Roman Ramparts 300-1300ŗ, The Cambridge illustrated History of Warfare. The Triumph of the West, éd. G. Parker, Cambridge University Press, 1995, pp. 6491. 140 141 142 143 144 Corippe, VII, v.262-263, 272. Corippe, VIII, v.131. Corippe, VIII, v.166. Corippe, VIII, v.370-377. Corippe, VIII, v.633. 156 Stratégique Baldwin B., ŖThe Career of Corippusŗ, CQ, XXVIII, 1978, pp. 195-212. Colin F., Les Peuples libyens de la Cyrénaïque à l‟Egypte d‟après les sources de l‟Antiquité, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, 2000. Corippe, Eloge de l‟empereur Justin II, édition et traduction S. Antès, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1ère éd. 1981. 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Or il apparaît que les Ŗpetites guerresŗ nřont rien de nouveau. Si, dans les buts recherchés, elles diffèrent, de même que par la modernisation des techniques, les principes fondamentaux, eux, guerre idéologique, guerre Ŗà fondŗ du faible au fort, nřévoluent pas. La guerre des Camisards, de ce point de vue, quoique méconnue, présente dřintéressantes similitudes avec des conflits actuels : il sřagit, à la fois, dřune guerre civile sur fond de fanatisme religieux, mais encore dřune rébellion face à une autorité contestée ou considérée comme un envahisseur. Dans le cas de la guerre des Camisards, lřinsurrection a surtout été le fait dřun homme, à la fois chef militaire et guide spirituel, Jean Cavalier. En effet, les autres chefs, comme Rolland, nřont pas obtenu ses succès, et lřinsurrection sřest éteinte dřelle-même quelques mois après sa soumission. Cřest pourquoi À 160 Stratégique lřétude de ses mémoires, en les pondérant des textes écrits par ses opposants, correspondance ou mémoires, revêt un intérêt tout particulier. LES TECHNIQUES DE GUÉRILLA SELON JEAN CAVALIER : LA “GUERRE MODERNE” AU XVIIIe SIÈCLE Sans aucune éducation militaire, mais guidé par ses Ŗinspirationsŗ religieuses, et son sens inné du combat de partisan, Jean Cavalier sřimpose très vite comme le principal chef camisard, de 1702 à sa soumission, en mai 1704. Jean Cavalier, meneur charismatique et avisé Jean Cavalier, lřapprenti-boulanger dřAnduze, est nommé à la tête de lřinsurrection dans les Cévennes par ses pairs alors quřil nřa que 20 ans. Ce ne sont ni ses compétences militaires, ni son âge, ni son crédit social qui lui valent dřêtre choisi par ses coreligionnaires, mais le fait quřil est un Ŗinspiréŗ, le meilleur prophète (même sřil nřen fait pas mention dans ses mémoires). Pour autant, cette Ŗinspirationŗ nřest spontanée quřau moment de la décision. Jean Cavalier est, par ailleurs, un chef militaire rigoureux et un homme de réflexion capable de suite dans les projets. À lřinverse, les autres chefs, se fiant trop aux inspirations spontanées de leurs prophètes, enchaînent massacres et défaites, de sorte que lřinsurrection ne survit pas longtemps à la soumission de Jean Cavalier. Tout en sachant quřil ne pouvait revenir à lřÉdit de Nantes, le jeune homme cherche avant tout à obtenir la liberté de conscience et la libération des protestants retenus en prison et aux galères. Sa motivation, ainsi que celle de ses compagnons, repose donc bien sur un fanatisme idéologique qui leur permet dřendurer les souffrances et privations de cette guerre. Cela explique aussi sa décision de sřengager dans une guerre totale dont les populations civiles sont les premières victimes. Il sait quřil doit avoir recours aux méthodes éprouvées de la terreur : répression, incendies, menaces, pillages... Jean Cavalier a monté son premier Ŗcoupŗ avec 17 compagnons. Mais au bout de deux ans, sa bande a pu compter jusquřà Les Camisards 161 mille fantassins et deux cents cavaliers. Il a tenu en échec deux généraux dont un maréchal de France et mobilisé, en pleine guerre de Succession dřEspagne, jusquřà 20 000 hommes des troupes royales. Sřil a pu arriver à ce résultat, cřest grâce à lřemploi de techniques non-conventionnelles et lřexploitation des faiblesses de son adversaire. Les techniques de combat de Jean Cavalier En combattant avisé, Jean Cavalier met rapidement au point des techniques de combat adaptées à la guérilla. Il a tout de suite compris que, même en profitant du terrain quřil connaît à fond et en utilisant montagnes et forêts comme un abri, sanctuaire inaccessible aux troupes royales, son principal problème est dřordre logistique. Il fait preuve, dans ce domaine, dřune imagination fertile. Cavalier sřapprovisionne essentiellement avec les armes prises aux troupes royales défaites, ou, le plus souvent, en les volant aux catholiques, ce quřil appelle Ŗdésarmer un village papisteŗ, ou encore en se rendant dans les maisons des prêtres qui abritent des dépôts dřarmes ! Ils envoient la nuit quelques-uns d‟entre eux pour faire des expéditions, et comme ces églises sont seules et écartées, il leur est facile de réussir ; ils s‟attachent principalement à prendre des fusils, ce qui fait voir qu‟ils manquent d‟armes et qu‟ils ont autant d‟hommes qu‟ils en veulent1. De même, pour les provisions et la poudre, Cavalier se sert, certes, sur les troupes royales, mais met aussi à profit le talent de ses gens : Nous recevions de la poudre même de l‟ennemi, car nous avions trouvé le moyen de faire dire, en secret, à ses soldats, que, s‟ils voulaient nous en vendre, elle leur serait payée beaucoup plus que si elle était achetée dans les boutiques2. Lettre de lřintendant Bâville à Chamillart. Jean Cavalier, Mémoires sur la Guerre des Camisards, Paris, Payot, 1987, p. 65. 1 2 162 Stratégique Cela ne suffisant pas, le jeune homme repère dans les montagnes Ŗune sorte de massif naturel, qui, un peu taillé et aménagé, était capable de supporter une chaudière, en laissant, sous elle, assez d‟espace pour y allumer un feu suffisant pour faire bouillir du salpêtre. [...] Par bonheur, nous avions avec nous, à cette époque, deux fabricants de poudre qui se chargèrent de l‟ouvrageŗ3. Et voilà quřil dispose dans ses inaccessibles refuges dřun atelier de poudre. Bien sûr, il lui manque encore les munitions, donc, il fait prendre le plomb des fenêtres, des chaudières ou encore lřétain de la vaisselle. Dřailleurs, ceci est très mal perçu, car le plomb et lřétain font dřhorribles blessures, dont les victimes ne guérissent pas. Cela permet aux gens du roi de stigmatiser la violence et le jusquřau-boutisme du jeune chef camisard. Dans le même temps, Cavalier, qui a installé ses dépôts clandestins dans les cavernes des montagnes, se montre soucieux du suivi sanitaire de sa troupe. Il fait aussi aménager des hôpitaux de campagne : J‟avais d‟avance fait des recherches dans plusieurs cavernes des nos montagnes, choisissant celles du plus difficile d‟accès, désignant les unes comme magasin de blé ou de farine, les autres pour la fabrique de la poudre et des balles, et les dernières pour recevoir les vêtements et les armes pris sur l‟ennemi. […] d‟autres comme hôpitaux pour les malades et les blessés4. Cřest ainsi que, bénéficiant de bases arrières sûres et bien approvisionnées, Cavalier peut mener sa guerre. La plupart du temps, il sřagit de coups portés aux villages catholiques ou aux petites garnisons de milice locale. Toutes les ruses de la guerre de guérilla sont employées, la plupart du temps, avec succès : embuscades, mouvements de nuit, déguisement, refus du combat si nécessaire, dispersion des bandes, attaques simultanées en divers endroits. Les Camisards se font ainsi parfois passer pour des étrangers en faisant Ŗusage […] de quelques stratagèmes, nous déguisant, portant des moustaches […], parlant un baragouin que 3 4 Ibid., p. 93. Ibid., p. 95. Les Camisards 163 nous ne comprenions pas nous-mêmes qui, nous empêchant d‟être reconnus, nous faisait prendre pour des étrangersŗ5. Dans le même ordre dřidées, les uniformes et documents pris sur lřennemi sont retournés contre lui, comme lorsque Cavalier sřempare par ruse du château de Servas. En effet, après une embuscade près de Sauves, Cavalier avait trouvé dans la poche de lřofficier commandant le détachement un billet de logement signé de Broglio, le général qui commandait en Languedoc en 1702, et de lřintendant du roi, M. de Bâville. Il raconte : Dans l‟intention de me servir de cet ordre, comme de la vraie clé pour ouvrir les portes du château, je choisis six de mes soldats braves et hardis (...). Je commandais de les lier avec des cordes, et, habillés en Barbets, de les faire marcher à la tête de ma troupe, gardés par douze hommes habillés avec justaucorps et coiffés avec les chapeaux pris aux soldats du roi6. Lřopération, hardie et audacieuse, se déroule pour le mieux et fait, on sřen doute, grand bruit. Bien sûr, les mouvements et actions se font en priorité la nuit. Les bivouacs se font de jour, à lřabri des sous-bois, dans des zones généralement facilement défendables en cas dřattaque, et suffisamment difficiles dřaccès pour permettre une dispersion rapide de la bande en cas de surprise. En outre, les différents chefs camisards, et notamment Rolland et Cavalier, se coordonnent pour se déplacer sur plusieurs axes en même temps, et attaquer en plusieurs endroits simultanément, ou un même objectif de plusieurs directions à la fois. Ceci rend bien évidemment la tâche des troupes royales très complexe, comme lřavoue le général Broglio7 : Je suis nuit et jour à cheval pour tâcher de trouver ces canailles, on ne sait leurs opérations que quatre ou cinq heures après et il n‟y a plus rien à faire. 5 6 7 Ibid., p. 66. Ibid., p. 71. Lettre de Broglio à Chamillart. 164 Stratégique La plupart du temps, le combat se fait par embuscades dans les sous-bois ou en montagne, mais peut parfois prendre la forme de véritables batailles rangées, à lřissue plus incertaine, et souvent, défavorables, mais qui apportent un crédit énorme aux Camisards quand ils sont vainqueurs, comme à Calvisson ; ce qui attire de nouvelles recrues. En revanche, en chef de guerre avisé, Cavalier refuse le combat lorsquřil ne se sent pas en force : il nřattaque jamais sans avoir au préalable prévu un itinéraire de repli et un point de ralliement. Enfin, il est à noter que Cavalier fait régner une discipline très stricte dans ses troupes. Il a exécuté vingt-deux de ses hommes pour manquement à la discipline, et attribue au relâchement de cette dernière les deux fois où il a été battu en sous-bois, se laissant surprendre par les troupes royales dans ses refuges. La guerre à fond La force de Cavalier, surtout au début du conflit, où le danger quřil représente est très largement sous-estimé par les autorités royales, est dřavoir compris quřil sřagit dřune guerre totale. Guerre idéologique avant tout, elle préfigure les guerres subversives ou religieuses du XXe siècle, avec un recours systématique à la population qui est considérée tour à tour comme amie ou comme ennemie, mais demeure lřenjeu permanent de toute action entreprise. La population ennemie, cřest-à-dire habitant les villages considérés comme Ŗpapistesŗ, fait lřobjet de raids de terreur destinés à la paralyser, la piller, mais aussi la soumettre. La population amie est Ŗmise à contributionŗ pour toutes sortes de tâches : ravitaillement, collecte de fonds, espionnage et intoxication. Cavalier lřutilise même pour loger ses troupes par Ŗbilletŗ, exactement comme le font les dragons de sinistre réputation. Montrevel, qui remplace Broglio en 1703, se désole dans un courrier à Chamillart : Les habitants les favorisent et ne veulent jamais les découvrir quoique je mette en avant les menaces et les promesses d‟argent et toutes sortes de récompenses, ce qui n‟a encore rien produit. Les Camisards 165 Pour autant, la population aide les Camisards aussi parce quřelle y est contrainte et quřelle craint les représailles en cas de refus. Dans ce cas, il sřagit plus de soumission de la population par intimidation que dřappui, comme lřexplique Cavalier dans ses mémoires : Lorsque nous campions en un endroit, quelques-uns de nos hommes étaient envoyés dans les villages environnants, pour ordonner aux habitants de nous fournir du pain et autres choses nécessaires et leur défendre, sous peine de voir leurs maisons brûlées, de donner à l‟ennemi aucune indication sur notre marche8. Les traîtres, renégats, etc. sont sévèrement punis, comme un certain Jourdan, exécuté pour avoir fait mourir des protestants cinq ans plus tôt. Par ailleurs, Cavalier fait prévenir la population que les Cadets de la Croix Blanche (milice catholique extrêmement violente, qui sřest levée pour sřopposer aux Camisards, mais se distingue surtout par ses rapines et sa brutalité) seront exécutés sommairement, ainsi que tous ceux qui leur porteront assistance. Enfin, Cavalier nřoublie jamais, jusque dans ses négociations avec Villars, sa cause idéologique. Ainsi, il convie les populations à des offices, fait prier ses troupes en permanence, et utilise des Ŗpasteursŗ pour fanatiser ses hommes au moment de lřengagement. Dřailleurs, il nřignore pas que ce fanatisme est cause de peur dans les rangs des troupes royales, aussi nřhésite-til pas à en user au combat : Au moment où nous allions à l‟ennemi ou lorsqu‟il venait nous attaquer, l‟un de nos pasteurs, à notre tête, priait et nous exhortait à combattre avec courage. Alors, nous entonnions un psaume, descendant, en chantant, vers le bas des collines, si bien que notre chant, répété et multiplié par les échos du voisinage, faisait croire aux ennemis que nous étions plus nombreux (...) et les remplissait de terreur. 8 Jean Cavalier, op. cit., p. 66. 166 Stratégique Il convient de remarquer ici que dans ses mémoires, Cavalier omet sciemment de mentionner quřil était lui-même lřun de ces pasteurs, un Ŗinspiréŗ9, comme les appelaient les Camisards. Cřest ce double état de militaire et de chef religieux qui lui permit de sřimposer comme le principal chef camisard malgré son jeune âge. On a dřailleurs déjà mentionné que, contrairement à dřautres chefs camisards, il savait ignorer lřinspiration dřun prophète, lorsque celle-ci menaçait de le conduire à un désastre militaire. Dans ce cas-là, le pragmatisme du soldat lřemportait sur le fanatisme du pasteur. LA RIPOSTE ROYALE : IGNORANCE, RÉPRESSION ET VICTOIRE PAR “LES VOYES DE LA DOUCEUR” Le mouvement camisard a dřabord été largement sousestimé, et le pauvre Broglio10, par ailleurs soldat talentueux, malgré ses efforts, ne pouvait pas faire grand chose dans ce terrain qui lui était hostile et avec des troupes bien trop peu nombreuses. La montée en puissance des troupes royales, et le remplacement de Broglio par un maréchal de France prit un an. Encore ce maréchal nřétait-il pas le moins du monde à la hauteur de sa tâche. Il fallut attendre lřarrivée de Villars pour reprendre lřinitiative. Un mouvement sous-estimé Aux premières actions de Cavalier, on croit quřil sřagit dřune petite bande qui sera vite matée. Comment quelques loqueteux emmenés par un adolescent pourraient-ils échapper aux troupes royales, disciplinées et bien encadrées ? Les tentatives précédentes de soulèvement, note Émile G. Léonard11, celles dřAntoine du Roure et Gabriel Astiers en 1680 9 En effet, il a rédigé ces mémoires pour obtenir un grade de brigadier dans lřarmée anglaise. Or les Anglais se méfiaient beaucoup de ces inspirés. Cavalier avait donc intérêt à nřen pas faire mention. 10 Doué dřun grand sens de lřinitiative et habitué au combat de partisans, Broglio était lřhomme des missions difficiles pour le maréchal de Villars à lřarmée du Rhin. Il sřest illustré à la prise de lřîle du Marquisat en 1706, au forcement des lignes de Stolhofen, et lors du raid en Allemagne en 1707. 11 Émile G. Léonard, L‟Armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1958, chapitre III. Les Camisards 167 et 1688 dans le Vivarais, celle de Vivens en 1692 dans les Hautes-Cévennes, avaient rapidement été réduites par lřintendant Bâville et Broglio. Ceux-ci pensent donc quřil en sera de même de ces Ŗbarbetsŗ, comme on les appelle au début de la révolte, en les assimilant aux Barbets vaudois de 1692. Or, Broglio nřa au départ que huit compagnies de fusiliers, soit 240 hommes, et la Cour refuse le recours à la noblesse locale pour réduire la révolte. En effet, ces nobles sont souvent protestants et le roi se méfie de la féodalité provinciale depuis la Fronde. Avant février 1703, les renforts envoyés sont des troupes fraîchement levées et donc sans aucune expérience, comme sřen plaint Broglio : ŖLe métier de mes troupes est bien rude dans un pays aussi vaste et dont la situation est si avantageuse pour ceux qui veulent se cacherŗ12. Le général est dřailleurs bientôt remplacé par le maréchal de Montrevel qui, à une incompétence certaine, associe une frivolité et une vision, tout au moins au départ, exclusivement militaire de la lutte contre les Camisards, dont le mouvement ne cesse de prendre de lřampleur, porté par le succès de Cavalier. Aussi ses décisions, de bon sens dans la guerre traditionnelle, sont-elles impossibles à mettre en pratique face à ces combattants extrêmement mobiles. Par exemple, Montrevel tente de faire interdire lřaccès aux montagnes en en fermant toutes les routes. Mais les Camisards passent alors impunément par des chemins inconnus des officiers du roi. Dřailleurs, Cavalier avait bien compris à qui il avait à faire, et quelles étaient ses forces face aux troupes royales : Le Maréchal, ignorant la guerre des partisans, ne savait comment nouer une telle entreprise ; car s‟il dispersait ses troupes, elles étaient en grand danger d‟être taillées en pièces ; et s‟il les gardait, il lui était impossible de nous rejoindre [...]. Les troupes régulières du reste, n‟étaient pas habituées, comme nous le faisions, à marcher à travers les forêts et les montagnes13. 12 13 Lettre de Broglio à Chamillart. Jean Cavalier, op. cit., p. 121. 168 Stratégique Il faut attendre février 1703 pour que le brigadier Julien inflige une première défaite dřimportance aux Camisards, soit un an de campagne complète. Le cercle vicieux de la terreur Dans toute guerre de guérilla, il est de lřintérêt des insurgés de provoquer un cycle de terreur, fondé sur la brutalité de la répression des autorités, après une attaque des rebelles, qui provoquerait en retour une sympathie accrue de la population pour les insurgés, avec un accroissement du recrutement et du renseignement. Après les premières tentatives de quadrillage du terrain, inefficaces du temps de Broglio par le manque de troupes disponibles, puis au temps de Montrevel par sa méconnaissance du combat irrégulier et son peu dřintérêt porté à la chose, les autorités royales ont tendance à durcir les mesures concernant la population, au début, dans un but militaire : elles ordonnent donc la destruction des moulins et limitent les approvisionnements en blé, afin dřéviter quřils ne servent aux Camisards. Mais des extrémistes catholiques se mettent aussi de la partie, en mettant sur pieds des milices, auxquelles lřintendant Bâville et le maréchal de Montrevel laissent à tort la bride sur le cou, ce qui conduit à un nouveau déchaînement de violence. Parmi ces milices catholiques, les Cadets de la Croix Blanche14, aussi surnommés Camisards blancs, commettent de nombreuses exactions, condamnées par les maréchaux euxmêmes, comme en témoignent ces trois extraits de courriers du maréchal de Montrevel à Chamillart : Je ne me trouve pas dans un médiocre embarras d‟apprendre, de vingt endroits différents, qu‟il y a un soulèvement d‟anciens catholiques, séparés en cinq ou six gros attroupements, qui se sont armés de leur chef, lesquels [...] vont égorger dans les villages des nouveaux convertis tout ce qu‟ils trouvent indifféremment [...]. Les Catholiques ont fait depuis plusieurs jours des désordres infinis qu‟on prétend avoir été excités par les prêtres. 14 Parfois aussi appelés simplement Cadets de la Croix. Les Camisards 169 Leur conduite passe la raillerie, car ils volent impunément partout, tuent et assassinent par merveille. Le désarroi est tout aussi grand pour les soldats chargés de mener les combats contre les Camisards, comme le montre ce témoignage dřun brigadier présent sur place à ce moment-là, le général de Paratte : Les anciens catholiques formaient un parti qui était du moins aussi dangereux que celui des nouveaux, puisqu‟ils égorgeaient, brûlaient et pillaient indifféremment les anciens comme les nouveaux. Bien sûr, ces exactions ne remportent pas du tout le succès escompté par les autorités royales, mais servent au contraire à nourrir la rébellion, ce dont ne peut que se féliciter Cavalier dans ses mémoires : Si violents étaient les désordres commis par les papistes, que beaucoup de protestants, vivant tranquillement dans leur demeure, vinrent à nous, dans la crainte d‟être massacrés, si bien qu‟en peu de temps, ma troupe compta jusqu‟à mille-deux-cents hommes15. Pour corser le tout, les troupes royales ne sont pas en reste. Outre les Ŗdragonnadesŗ, le brigadier Julien reçoit lřordre dřincendier et dépeupler les Hautes-Cévennes, ce quřil fait de septembre à décembre 1703, malgré ses réticences. Mais ces violences provoquent la lassitude dřune population, qui, prise entre deux feux, finit, quelle que soit son inclination première, par espérer avant tout un retour à lřordre. Ses souffrances sont en effet bien réelles, et accrues par le fait que pas plus Cavalier que lřautorité royale nřont lřintention de la laisser basculer dans le camp adverse, même si lřun comme lřautre reconnaissent que le prix à payer est lourd pour les civils. Cavalier réplique ainsi à une directive de Montrevel de brûler les fourrages et abriter les récoltes des paysans dans les villes fortifiées : La seconde [mesure] fut d‟avertir les paysans, dans le cas où ils obéiraient aux ordres du Maréchal, leur 15 Jean Cavalier, op. cit., p. 60. Stratégique 170 enjoignant d‟emporter leur provisions dans leurs villes fortifiées, qu‟ils pourraient s‟attendre à voir couper les jambes de leurs chevaux, mulets et ânes, et que ceux qui les conduiraient seraient fusillés ou pendus16. Il en déduit ainsi que Ŗce pauvre peuple était assurément digne de la plus grande pitié, car il ne savait à qui obéir, réduit à ce cruel état d‟être frappé en obéissant à mes ordres, ou à celui du Maréchalŗ. Pour autant, il nřen continue pas moins son intimidation et ses contraintes. Quant à Montrevel, il parle de Ŗtous ceux qui sont las de se voir dans la cruelle nécessité, ou d‟être égorgés par ces scélérats s‟ils ne leur donnent pas tout ce qu‟ils demandent, ou d‟être punis de ma part, si l‟on découvre qu‟ils les aient assistés d‟intelligence et de bonne volontéŗ17. Mais lui non plus ne semble pas comprendre que les dragonnades ne sont pas une solution viable pour faire plier la population. En 1704, lřélément-clé qui permet aux Camisards de tenir est donc le soutien de la population, même si cette dernière, lassée des souffrances induites par la guerre, aspire avant tout au retour à la tranquillité. Dans ces conditions, la position des Camisards nřest tenable que tant quřils tiennent en échec les troupes royales. Une série de revers militaires pourrait fort bien les isoler et leur ôter toute crédibilité. Il est vrai que jusquřau début de 1704, les Camisards ont presque toujours eu le dessus sur le plan militaire. Pourtant, grâce au quadrillage et au renseignement, des opérations efficaces avaient parfois pu être montées contre les Camisards par Julien. En février 1703, Cavalier avait échappé de peu, sinon à la mort, du moins à la capture, cependant que sa bande était durablement dispersée. Le mois suivant, une attaque inconsidérée du chef camisard Rolland à Pompignan sřétait soldée par une brutale défaite face à Montrevel et Julien. En avril, ce fut un nouvel échec pour Cavalier à la Tour du Billot. Lřarrivée du brigadier La Lande améliora encore la situation militaire fin 1703. Ce chef intelligent comprenait bien 16 17 Ibid. p. 159. Lettre de Montrevel à Chamillart. Les Camisards 171 mieux la situation que ses prédécesseurs ; Cavalier lui-même le décrivit comme : Ŗhumain et modéré, ne prenant pas plaisir à verser le sang innocent, il s‟acquittait de son devoir mais n‟abusait pas de son pouvoir, frappant seulement ceux qu‟il trouvait armésŗ. Ce même La Lande infligea une défaite sévère à Cavalier à Navasselles et à Nages à la veille du remplacement de Montrevel par Villars. La bande de Cavalier, dřabord surprise par les dragons de Fimarcon en sous-bois, près de Caveyrac, avait été ensuite cernée dans le village de Nages et ne put sřéchapper par le Rhony, un affluent du Vistre, quřavec de très fortes pertes. Dans ses mémoires, Cavalier avoue avoir perdu dans cet engagement quatre cents hommes, dont un grand nombre de cavaliers. Bâville annonce six cents morts à Chamillart. La vérité se situe sans doute entre ces deux chiffres, pour une fois pas très éloignés lřun de lřautre. Mais le pire restait à venir pour Cavalier : sřétant réfugié dans les bois dřYeuset, entre Navasselles et Montpezat, il y fut surpris par les troupes de La Lande le lendemain, 20 avril 1704. Sa troupe fut dispersée, ses principaux dépôts et refuges pris et détruits. Il venait de perdre, en deux jours, les deux tiers de son infanterie, les trois quarts de sa cavalerie et toute sa logistique. Ce fut pour la révolte des Camisards un tournant majeur. En effet, alors que les rebelles étaient sévèrement malmenés militairement, un homme nouveau, dont la réputation nřétait pas entachée des dragonnades et dévastations, mais dont le crédit militaire était immense, remplaçait Montrevel : le maréchal de Villars, qui avait conscience que la situation se présentait à son avantage, et avait la ferme intention dřen tirer tout le profit possible. Villars, la soumission de Cavalier et la perte des autres chefs Villars était parti de Versailles, bien que déçu de ne pas sřêtre vu confier une armée sur le Rhin ou en Flandre, avec une consigne très claire du roi : il fallait faire cesser la Ŗguerre des fanatiquesŗ coûte que coûte. Le roi lui avait ainsi assuré quřil lui rendrait bien plus grand service en mettant un terme à la révolte quřen gagnant pour lui une nouvelle bataille. Stratégique 172 Le maréchal de Villars était un homme qui préparait sérieusement ses campagnes, mais qui avait aussi un solide sens militaire, doublé dřune grande intelligence de situation. Homme au passé coloré, il avait touché à tous les styles de guerre, et particulièrement au combat de partisans, mais avait également passé quelques années à Vienne comme ambassadeur du roi. Il avait en outre étudié les méthodes de Cavalier avant même de se rendre en Languedoc, et avait déjà quelques idées sur la façon de procéder, puisquřavant même son départ, il assurait que la guerre se terminerait par Ŗles voyes de la douceurŗ, donc par une solution politique. De fait, à son arrivée en avril 1704, la situation dans les Cévennes était la suivante : Battus militairement, les Camisards étaient traqués, sans ravitaillement, et faisaient face à une grande désertion. Pour se refaire, ils avaient besoin de temps, et du soutien actif dřune population qui leur avait été jusque-là très favorable. Après tout, Cavalier avait su se remettre de ses revers de février 1703 en quelques mois à peine. Le problème était que la population, lassée de la guerre et de tous ces outrages dont elle était la victime, attendait à présent de connaître le vainqueur pour pencher de son côté. Les défaites subies par les Camisards depuis quelques jours lřinclinait donc à se retourner vers lřautorité royale, et ce, dřautant que les hommes nouvellement arrivés, tels que La Lande, nřétaient pas discrédités comme pouvaient lřêtre Montrevel et Julien. Par ailleurs, les troupes avaient gagné en expérience, étaient à présent renforcées de miquelets18 des Pyrénées, et avaient retenu des leçons de leurs échecs précédents. Les nouveaux chefs, Villars en tête, avaient identifié Il sřagissait de compagnies de fusiliers de montagne, constituées de volontaires cévenols ou catalans, très aguerries et endurantes, dont Cavalier remarque lui-même dans ses mémoires quřil sřen méfiait beaucoup plus que des troupes régulières, même si, au final, ce sont des troupes régulières qui lřont piégé à Navasselles. 18 Les Camisards 173 leur plus dangereux adversaire en la personne de Cavalier et étaient résolus à lřacculer à la négociation. Avant toute chose, Villars avait compris quřil fallait obtenir le soutien de la population, ou du moins isoler un peu plus les rebelles. Son premier souci fit donc de faire cesser au plus tôt les exactions des catholiques, et de promettre la paix aux populations si elles cessaient tout soutien aux insurgés. Ainsi, écrivit Bâville à Chamillart, M. le Maréchal de Villars fait assembler toutes les communautés sur sa route et leur parle pour leur faire entendre que si elles ne se soumettent pas incessamment, il les traitera avec autant de rigueur qu‟il aura de facilité à les recevoir si elles se remettent dans leur devoir. Cela fait un très bon effet. Mais Villars avait aussi bien conscience que ces promesses devaient aussitôt être accompagnées de signes tangibles de sa volonté de mettre un terme aux violences. Sa correspondance avec la cour est éclairante, à ce sujet : La seule chose à laquelle on doit tenir la main, c‟est à rendre les curés plus sages. L‟autorité qu‟on leur avait donnée était bien au-dessus de leur état. Ils étaient accoutumés à faire trembler toute leur paroisse. Et plus encore : Ce qu‟il est important de finir et ce à quoi je travaille, c‟est l‟insolence des Cadets ou Camisards blancs, plus voleurs et presque aussi méchants que les autres. Par ces actions, le maréchal permet de faire pencher la population en sa faveur. Dès lors, il cherche à établir le contact avec Cavalier, en sachant que ce dernier est le plus redoutable chef des Camisards et que sa soumission porterait un coup fatal à la rébellion, mais aussi que le temps joue contre Cavalier, qui est aux abois depuis sa défaite, puisquřil est privé de toutes les ressources logistiques qui lui permettaient de tenir en autarcie dans les sous-bois. 174 Stratégique Pour ce faire, Villars fait établir le contact par La Lande, homme qui bénéficie tant de son aura militaire que de sa réputation dřhumanité. Au départ, Cavalier refuse de négocier, craignant un piège. Mais il doit finir par sřy résoudre, les garanties données par La Lande et Villars lui semblant suffisantes, et ce dřautant plus que ses hommes affamés parlent de reddition. Après des négociations préliminaires entre le baron dřAygaliers et ŖCatinatŗ19, la première rencontre a lieu le 12 mai 1704 à Saint-Hilaire entre Cavalier et La Lande. Le chef Camisard demande la liberté de conscience, la libération de prisonniers religieux et la liberté de quitter le royaume. Aucun accord nřest passé à ce stade. Les rencontres suivantes ont lieu entre Villars, Bâville et Cavalier par lřintermédiaire dřAygaliers. La première de ces rencontres a lieu le 16 mai, et, tandis que Bâville se montre brutal et arrogant, Villars traite avec Cavalier dřégal à égal. Ses mémoires montrent cependant quřil nřavait fait cela que pour mieux amadouer le jeune mais orgueilleux chef camisard, et il ne manque pas de se moquer de lřaccoutrement ridicule que portait le jeune homme lors de la rencontre pour se mettre en valeur20. Ce dernier tomba dans le piège comme en témoignent ses mémoires : Le Maréchal, auquel il faut rendre justice, gentilhomme fin et distingué, s‟interposa, disant : “Monsieur Cavalier, ne relevez pas ce que dit Monsieur de Bâville, c‟est avec moi que vous traitez”21. Villars cède sur les réunions et la liberté de conscience, mais interdit formellement la construction de temples. Il faut noter quřil outrepasse alors sensiblement ses prérogatives, et que de toute évidence, il nřa pas rendu compte à la Cour quřil autorisait la liberté de conscience, ou alors a-t-il résolu cette tolérance avec le seul Chamillart, sans en référer au roi. En effet, sřil avait demandé ces tolérances, le roi vieillissant et souvent Un lieutenant de Cavalier surnommé ainsi parce quřil se vantait dřavoir servi sous les ordres de lřillustre maréchal, mais réputé pour son extrême brutalité. 20 Mémoire du duc de Villars, aux dépens de la compagnie, La Haye, 1734, tome II, pp.198 et suivantes. 21 Jean Cavalier, op. cit., p. 194. 19 Les Camisards 175 mal conseillé22 les aurait sans doute refusées. Mais, partant du principe quřil avait carte blanche pour mettre un terme à la rébellion, Villars a préféré désobéir par omission pour mieux obéir à lřesprit des ordres du roi. Cette propension à la désobéissance formelle aux ordres du roi est dřailleurs un trait caractéristique du maréchal de Villars, sans doute le seul des généraux de la fin du règne de Louis XIV à avoir ce genre dřaudace. Pour autant, celle-ci sřavère payante puisquřen autorisant la liberté de conscience et en tolérant les réunions, il satisfait les aspirations de la grande majorité de la population et discrédite dřautant plus lřaction des Camisards qui refusent de déposer les armes. Quant à Cavalier, il est pris au piège, ayant eu satisfaction sur ses principales demandes. Comme il a eu la naïveté de protester de sa fidélité au roi, le voilà bien ennuyé en même temps que flatté quand Villars lui propose de lever un régiment de Camisards pour lutter contre les Anglais, qui lui vaudrait un brevet de colonel. Le jeune chef nřa dřautre choix que dřaccepter, ce qui lui vaut de perdre une grande partie de sa troupe qui se rallie aux autres chefs camisards. Le même jour, Rolland se discrédite un peu plus en attaquant un détachement royal alors que les négociations sont en cours. Ainsi, Cavalier quitte les Cévennes avec ses derniers fidèles et son brevet de colonel. Il passe quelques semaines plus tard en Suisse et se met au service des Anglais, mais son régiment est anéanti et lui-même grièvement blessé en 1707 à la bataille dřAlmanza, face au maréchal de Berwick. En effet, la guérilla est une chose, le commandement dřun régiment régulier dans une bataille rangée en est une autre. De son côté, Villars, ayant éliminé la menace Cavalier, tenant ses promesses et tolérant les Ŗréunionsŗ, peut mettre un terme à la rébellion. Rolland nřest pas Cavalier. Il est tué en août, alors quřil se rendait à un rendez-vous galant. Ce quřil ignorait, cřest que sa maîtresse avait été détenue par Villars qui lřavait faite libérer et suivre pour mieux arrêter le redoutable chef camisard, qui trouva la mort dans un fossé, abattu par un dragon, cependant que les troupes royales laissaient sřéchapper la maîtresse, par un défaut de vigilance voulu par le maréchal. 22 On ne peut que se demander ce que lui auraient conseillé le duc de Bourgogne et madame de Maintenon ! 176 Stratégique Ses successeurs, Catinat et Ravanel furent pris ou se rendirent avec tous leurs hommes entre septembre et novembre. Villars avait en effet réorganisé lřarmée du Languedoc en détachement très mobiles de trois à quatre cents hommes, qui quadrillaient les zones en faisant des approches concentriques, cernant et détruisant systématiquement toutes les bandes rencontrées. À partir de mai 1704, les rebelles nřétaient plus que des bêtes traquées, incapables de reprendre lřinitiative. Fin 1704, la révolte des Camisards était éteinte. Il y eut de vagues et épisodiques tentatives de renaissance de la révolte jusquřen 1707 pour soutenir le siège de Toulon par les Anglais, sans grand succès. CONCLUSION On le voit, tant par les techniques employées par les uns et les autres, que par le déroulement général de la guerre, aussi bien dans son aspect militaire que politique et idéologique, la guerre des Camisards conserve tout son intérêt pour nourrir aujourdřhui la réflexion renaissante sur la contre-insurrection. Parmi celles-ci, les plus évidentes sont bien sûr quřune guerre de nature idéologique ne saurait être résolue de façon exclusivement militaire, sauf à anéantir lřennemi jusquřau dernier, raser et saler ses villes comme le firent les Romains des Carthaginois, mais induit aussi une vision politique. Cette dernière doit admettre que la population est un enjeu majeur qui ne peut être gagnée par la terreur par les loyalistes ; mais aussi quřà un moment, négocier avec le pire ennemi de la veille devient tout autant une nécessité pour trouver une porte de sortie. Ainsi, lřenjeu premier est sans doute de trouver le bon moment pour rompre le cycle Ŗterreur Ŕ répression Ŕ augmentation de la sympathie pour les rebellesŗ, si lřon sřy est laissé emprisonner. Il nřest pas exagéré de dire que dans ce cas-là, la politique et les opérations conduites par Villars sont exemplaires. Enfin, nous avons vu que, devenu colonel régulier, Cavalier a été sévèrement battu et a vu son régiment anéanti sans grande gloire à Almanza. À lřopposé, les troupes régulières qui combattaient dans les Cévennes, après avoir tiré des leçons de leurs échecs initiaux, conduites par un général astucieux, ont fini par sřadapter à leur ennemi et finalement doubler la victoire politique dřun succès militaire incontestable. En outre, ce même général, Les Camisards 177 Villars, nřa ensuite, comme commandant en chef, tant sur le Rhin quřen Flandre, jamais hésité à utiliser des méthodes vues chez les Camisards, notamment lřutilisation du sous-bois tant pour les combats que pour les mouvements de surprise. Lřon peut sans doute en déduire quřune armée régulière, bien disciplinée et entrainée, si elle est commandée par des chefs sachant sřadapter, aura plus de facilité à sřadapter à une guerre irrégulière, quřune troupe irrégulière en aurait à tenter des actions de grande ampleur. Cela est sensible pendant la guerre des Camisards, mais se retrouve dans de nombreuses autres guerres : ainsi des échecs des attaques majeures menées par les indépendantistes irlandais entre la Pâque sanglante et le Home Rule, de lřadaptation des troupes anglaises au combat pratiqué par les hommes de Montcalm, réguliers ou miliciens, pendant la guerre de Sept ans, ou de lřéchec des Foco en Amérique latine. La guerre des Camisards, si elle semble donc datée et trop attachée à une période de lřhistoire que lřon a aujourdřhui la plus grande réticence à exhumer, présente tout de même dřintéressantes caractéristiques. Elle répond à quelques grands principes qui, des montagnes cévenoles aux reliefs afghans, sans permettre de tirer des enseignements tactiques et stratégiques dřintérêt immédiat, permettent tout de même de nourrir la réflexion dřensemble des politiques et militaires impliqués dans de telles opérations. Tradition et modernité dans les affaires militaires du royaume de Hongrie aux XVIe et XVIIe siècles István CZIGÁNY u début du XVIe siècle, lřexpansion ottomane et le nouveau système de défense créé contre elle modifièrent considérablement les conditions politiques, militaires et sociales du royaume de Hongrie. Dans la bataille de Mohács, lřarmée redoutable de Soliman le Magnifique réussit à anéantir dřun seul trait, non seulement lřarmée principale avec son roi Louis II, mais également les fleurs de son élite politique et militaire. Les troubles intérieurs, les changements politiques sans scrupules et lřégoïsme sévirent dans le pays, phénomènes quřon considère comme causes principales des défaites hongroises face à lřEmpire ottoman. Par ailleurs, ces problèmes surgissent dans nřimporte quelle société féodale en crise à la recherche dřune solution. Lřélite hongroise était déchirée en deux partis. Les partisans du voïvode transylvain Jean Szapolyai soutenaient la thèse de la monarchie élective nationale, tandis que lřautre groupe politique appuyait la candidature de lřarchiduc Ferdinand de Habsbourg, frère cadet de lřempereur Charles Quint. Le duel des deux candidats favorisait les projets du sultan Soliman le Magnifique qui ne voulait pas occuper, dans un premier temps, le royaume de Hongrie, mais plutôt Vienne et les pays de la Maison dřAutriche. Néanmoins, aucun des deux partis ne pouvait garantir la sécurité de la Hongrie contre lřirrésistible machine militaire ottomane. Puisque lřempereur Charles Quint était occupé par les A 180 Stratégique guerres contre la France, le roi Ferdinand Ier ne pouvait assurer que la partie occidentale et septentrionale du royaume de Hongrie. Le roi Jean Szapolyai conclut une alliance contre le roi Ferdinand Ier avec le sultan Soliman le Magnifique qui le considérait comme son vassal hongrois. Suite aux malencontreux sièges de Vienne par les Turcs en 1529 et 1532, le sultan décida de poursuivre lřoccupation du royaume de Hongrie. En 1541, les troupes ottomanes prirent possession de la ville de Bude, la capitale du Royaume et ils sřemparèrent, durant les décennies suivant, des territoires intérieurs du pays qui était littéralement coupé en trois parties : le reste du royaume de Hongrie, la Hongrie ottomane et bientôt la principauté de Transylvanie. Cette dernière entité politique fut créée au moment où le sultan éleva le fils du feu roi Jean Szapolyai, Jean-Sigismond, au rang de prince de la Transylvanie, dorénavant principauté vassale de lřEmpire ottoman. Les tentatives de réunification des Habsbourg se soldèrent par des échecs (1550-1558) et ils finirent par reconnaître la souveraineté de la principauté de Transylvanie, dont les princes reconnurent en secret la domination de la couronne de Hongrie. Après le traité de paix dřAndrinople (1568), les territoires centraux de la Hongrie devinrent des terrains dřopérations militaires entre les forces impériales et royales et lřEmpire ottoman. Les historiens de la postérité attribuaient les échecs militaires à lřinefficacité et lřincapacité de la dynastie des Habsbourg. Lřexistence dřune dynastie étrangère sur le trône de Hongrie nřétait pas en soi un phénomène nouveau dans lřhistoire du pays, mais le centre des décisions politiques du royaume fut transféré à lřextérieur du pays et les intérêts des habitants du pays furent subordonnés aux intérêts de la Maison dřAutriche, impliquée dans des conflits avec dřautres puissances européennes, en particulier avec la France. Dans ces circonstances politiques et militaires, les forces fournies par les Habsbourg ne suffirent quřà arrêter les progrès des armées turques en Hongrie. Dans cette perspective, le système de défense réalisé par les Habsbourg en Hongrie avec le soutien financier des provinces héréditaires autrichiennes, le royaume de Bohême et les principautés du Saint Empire Romain Germanique constituait un élément essentiel. Vers la fin des années 1570, une immense zone de frontière militaire fut établie. Elle reliait la côte de la mer Adriatique jusquřà la frontière de la principauté de Transylvanie. Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 181 Elle représentait une longueur dřenviron 1 000 km et une profondeur dřentre 50 et 100 km, bien articulée et composée de forteresses modernisées selon la Ŗtrace italienneŗ de lřépoque. Par ailleurs, ce système faisait partie dřun système européen plus vaste et plus grandiose allant de la Méditerranée jusquřà la Pologne orientale. Au cours de la deuxième moitié du XVIe siècle, ce système de défense comprenait environ 100-120 forteresses composées dřouvrages plus ou moins modernes, y compris les palanques, tandis quřau XVIIe siècle, leur nombre fut réduit à 90 forteresses. Les points stratégiques du système, surtout les régions à proximité des routes de marche des armées ottomanes étaient particulièrement fortifiés. La plupart de ces places étaient devenues des villes fortifiées ou bien des villes-forteresses comme les villes dřÉrsekújvár1, Győr, Kassa2, Szatmár3, Várad4. Elles étaient aussi des centres de lřadministration militaire et civile de leurs régions. Les effectifs employés dans les forteresses royales atteignirent les 20-22 000 hommes, dont environ les deux tiers étaient composés de soldats hongrois ou croates, le tiers restant était des mercenaires allemands, tchèques, wallons ou espagnols. Les coûts dřentretien des soldats sřélevèrent très rapidement, et vers la fin du XVIe siècle, ils atteignirent les 2 millions florins rhénans par an. Bien que les revenus fiscaux et domaniaux du royaume de Hongrie, évalués à 700 000 florins par an, eussent une part importante dans le financement de la défense du pays, elle nřaurait pu être possible sans la contribution des provinces tchèques, moraves et autrichiennes, ainsi que celle des principautés de lřEmpire. Les Habsbourg, tout en maintenant les institutions féodales du royaume de Hongrie comme le palatinat, le conseil hongrois et la chambre des comptes hongroise, établirent successivement les institutions centrales de lřadministration des affaires financières et militaires : cřest-à-dire la Chambre des comptes aulique (Hofkammer) et le Conseil de guerre aulique (Hofkriegsrat). Une hiérarchie administrative se mit également en place : sous lřautorité directe du Conseil de guerre aulique, il y avait des capitaines généraux des confins (Grenzobrist), qui commandaient les garni1 2 3 4 Aujourdřhui Nové Zámky en Slovaquie. Aujourdřhui Kosice en Slovaquie. Aujourdřhui Satu Mare en Roumanie. Aujourdřhui Oradea en Roumanie. 182 Stratégique sons des forteresses royales, et des capitaines généraux des districts (Kreisobrist), qui étaient responsables des affaires militaires ayant un rapport avec lřadministration locale (les comitats) et avec les troupes montées par les ordres hongrois. La chaîne de forteresses royales était complétée par environ 60-70 forteresses appartenant aux grandes familles de la haute noblesse hongroise qui étaient des éléments importants du système de défense. Ces familles aristocratiques, comme les Batthyány, les Báthory, les Dobó, les Nádasdy et les Zrínyi, avaient des propriétés foncières immenses et elles disposaient dřarmées privées de plusieurs milliers de soldats qui jouaient également un rôle auxiliaire important dans la défense du territoire hongrois. Certaines forteresses appartenant aux familles aristocratiques (Ecsed, Eger, Gyula, Kanizsa, Kassa, Kisvárda, Szigetvár, Tata etc.) furent rachetées par lřadministration royale, ou bien celle-ci contribua à leur modernisation. La transformation de lřadministration militaire et financière du pays exerça une forte influence sur la défense du royaume de Hongrie. Suite à la menace ottomane, lřancien système de défense médiéval était déjà en cours de transition bien avant la bataille de Mohács. La défense de la frontière militaire présentait de nouveaux défis face aux attaques turques. Les troupes traditionnellement hongroises, comme la cavalerie et lřinfanterie légères, retrouvèrent leur nouvelle fonction sur les confins militaires. La défense de la frontière militaire, la reconnaissance des mouvements de lřennemi, la protection de la communication, les raids et les contre-raids nécessitaient des unités composées de troupes légères rapides. Suite à la création du nouveau système de défense contre les Turcs, les forces militaires hongroises sřadaptèrent aux besoins spéciaux de la défense de la frontière, à la tactique et à lřarmement de lřennemi. La cavalerie lourde disparut et fut remplacée par une cavalerie semi-lourde et légère. Les cavaliers portaient désormais des cuirasses moins pesantes, des cottes de mailles légères et des casques. Les armes principales restaient la lance, lřépée et le bouclier, mais les armes à feu commencèrent à se répandre : le pistolet et lřarquebuse dans la cavalerie et le mousquet chez les fantassins. Les haïdouks (hajdús en hongrois) constituaient un type très caractéristique. Cřétaient des mercenaires issus des masses de population chassées par les Turcs de leurs territoires. Leur Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 183 armement consistait en épées, mousquets ou arquebuses, boucliers, haches ou piques. Ils vivaient du service de garde de troupeaux de bovins ou dřautres services occasionnels, ou bien, au pire, du pillage de la population civile. Leur nombre sřaccrut considérablement dans la société fortement militarisée de la Haute-Hongrie et des régions transtibiscines hongroises, on en comptait environ 30 000 au tournant des XVIe- XVIIe siècles. Les fantassins lourds munis dřarmes à feu et de piques et les cavaliers cuirassés furent recrutés dans les autres pays sous la domination des Habsbourg, comme la Bohême, la Moravie et les provinces autrichiennes ou bien sur le territoire des principautés du Saint Empire Romain Germanique. Leurs effectifs furent augmentés pendant les campagnes militaires, leurs unités stationnèrent alors dans les forteresses dřimportance stratégique. Le manque dřinfanterie lourde et le témoignage négatif des participants étrangers sur la discipline des troupes hongroises et sur leur manière irrégulière de combattre renforçaient lřidée reçue des historiens hongrois et étrangers que la Hongrie nřavait pas bénéficié des acquis du processus européen appelé plus communément Ŗrévolution militaireŗ. Ainsi, ils considéraient les troupes militaires hongroises complètement périmées et obsolètes par rapport aux armées modernes occidentales. Les historiens militaires hongrois expliquaient ce phénomène par la politique dřoppression de la Maison de Habsbourg envers les Hongrois, laissant les affaires militaires aux abois. Mais les recherches plus récentes ont découvert que certains acquis de la Ŗrévolution militaireŗ, comme lřexpansion des armes à feu et des nouveaux systèmes de fortification (la trace italienne), se déroulaient en Hongrie en même temps que dans les armées occidentales. La tactique de lřinfanterie ne se réduisait pas aux mouvements machinalement exercés, elle reconnaissait rapidement la situation militaire et agissait dřune manière autonome. Le déroulement dřune embuscade ou lřorganisation dřune opération de partisans avaient des traits caractéristiques similaires aux exercices militaires occidentaux, y compris lřapprentissage de lřemploi des armes à feu et lřétablissement de camps retranchés. Les petits groupes de cavalerie légère appuyaient les mouvements de la cavalerie. Les armes à feu de plus en plus perfectionnées étaient bien utiles dans les opérations militaires des confins hongrois, de telle sorte que la grande partie de lřinfanterie hongroise, et 184 Stratégique surtout les haïdouks, était composée de tirailleurs au tournant des e e XVI -XVII siècles. La Longue Guerre (1593-1606) et le soulèvement politique et militaire, avec la participation massive des haïdouks, mené par István Bocskai (1604-1606) au tournant des XVIe-XVIIe siècles, transformèrent le système de défense hongrois ainsi que son arrière-plan social. Les traités de paix conclus à Vienne et à Zsitvatorok en 1606 permirent une coopération plus ouverte entre la Maison de Habsbourg et les ordres hongrois dans les affaires militaires, en particulier dans le domaine de la guerre contre les Turcs. Cette coopération reposait sur un appui mutuel des deux parties, car la Maison de Habsbourg, occupée par les problèmes intérieurs religieux et féodaux de ses provinces héréditaires, puis par ceux de la Guerre de Trente Ans, pouvait sřappuyer sur la force militaire et lřaide financière des ordres hongrois. Les ordres hongrois étaient également conscients, même durant leurs mouvements politiques les plus âpres, quřils ne pouvaient pas se passer de lřaide militaire indispensable de la Maison de Habsbourg et du Saint Empire Romain Germanique. Les armées privées et les forteresses des grandes familles aristocratiques du royaume de Hongrie jouèrent au rôle toujours très important dans le système de défense du pays contre les attaques ottomanes. Il sřagit de forces importantes, puisque Adam I Batthyány, capitaine général des confins transdanubiens, commandait une armée privée de plus de 2 000 soldats. La famille des Zrínyi avait à sa disposition une force privée comparable en Hongrie et en Croatie. La plus grande armée familiale se trouvait dans la partie occidentale du pays, sous le commandement de la famille Rákóczi. Dans leurs forteresses, ils accueillaient aussi des troupes royales. Ainsi, dans la forteresse dřOnod, dans la Haute-Hongrie, en 1652, les Rákóczi avaient 360 soldats et 502 soldats royaux et, en cas de guerre, ils pouvaient bénéficier de lřappui des troupes levées par les villes royales de la région. Les troupes des ordres hongrois, comme la levée en masse nobiliaire (insurrectio) ou les troupes levées dans les localités par les impôts payés dřaprès le nombre des habitants, furent intégrées dans le système de défense par des arrêtés de la Diète de 1649. Selon ces derniers, les impôts de guerre et la levée en masse nobiliaire étaient remplacés par la levée de 3 900 soldats destinés aux forteresses des districts de Kanizsa, dřÉrsekújvár et de Haute-Hongrie. Tradition et modernité dans les affaires militaires de Hongrie 185 La militarisation de la société fut accélérée par la Longue guerre au tournant du siècle. Le nombre des mercenaires libres, nommés haïdouks, fut augmenté à 60 000 hommes dans les régions orientales de la Hongrie, dans la Haut-Hongrie et dans la Transtibiscie. Le plus grand magnat de cette partie du royaume de Hongrie, István Bocskai, candidat ambitieux au titre de prince de Transylvanie, sřappuyait sur cette société militaire dans son combat contre son roi. Au terme de leurs services, 10 000 haïdouks furent implantés dans les régions transtibiscines, où Bocskai leur fit don des propriétés foncières et dřun statut nobiliaire collectif. Après la fin de la guerre, les mercenaires libres présentaient de graves problèmes que les autorités essayaient de résoudre par leur implantation et emploi militaire ou économique. Suivant lřexemple de Bocskai, les princes transylvains et les aristocrates implantèrent environ 20-25 000 haïdouks ou autres militaires attachés à leur service. Dans les régions orientales, les Báthory et les Rákóczi, dans la partie occidentale les Batthyány et les Zrínyi fondèrent des colonies nombreuses issues de haïdouks et soldats divers. Les haïdouks furent ainsi majoritairement incorporés dans le système de défense contre les Turcs. Les haïdouks implantés dans les comitat de lřest du pays servirent soit le roi de Hongrie, soit le prince de Transylvanie. Puisque les Habsbourg étaient occupés sur les fronts occidentaux dans la première moitié du XVIIe siècle et ne pouvaient pas concentrer leurs forces sur la défense de la Hongrie, les effectifs des soldats royaux baissèrent de 25 à 30 %. Toutefois, ces lacunes étaient comblées par les forces privées des aristocrates et les contingents levés par les comitats et les villes royales. La zone de frontière militaire comprenait des forces comparables à celles de lřennemi, cřest-à-dire des troupes de 2530 000 hommes. La moitié de ces forces était constituée de troupes royales et des contingents impériaux transférés en Hongrie, et plus tard les unités de lřarmée permanente, le reste étaient composé des armées des magnats et comitats. La plupart des forces étaient utilisées dans un système de partage des rôles militaires, pour la défense des frontières. Cela favorisait les troupes traditionnelles hongroises, la cavalerie légère et lřinfanterie légère, ainsi que les opérations liées à la défense des forteresses qui 186 Stratégique étaient acquises plus facilement par les milices occasionnelles que les mouvements longtemps exercés par les troupes régulières. La direction de lřarmée impériale reconnut déjà, durant la guerre de Trente Ans, les avantages de lřemploi des troupes légères face aux armées des plus en plus grandes et lourdes. Dans le long processus dřétablissement de lřarmée permanente, elle fit des tentatives pour régulariser les soldats hongrois servant dans les forteresses des confins militaires. Bien que ces tentatives se soient soldées par des échecs, plusieurs éléments en survécurent, comment lřidée de lever des régiments réguliers de troupes légères, ou bien lřintroduction dřunités tactiques parmi les troupes des forteresses. Lřintégration des troupes hongroises dans lřarmée impériales se déroula durant la guerre de reconquête de la Hongrie sur les Turcs (1683-1699). La majorité des soldats hongrois servaient déjà dans des régiments réguliers et on commençait à lever plusieurs régiments de cavalerie et dřinfanterie figurant dans les ordres de bataille de lřarmée impériale et royale. Les armées féodales et privées des aristocrates et des comitats sřeffacèrent dans les opérations de reconquête. Les troupes légères hongroises régularisées se distinguaient dans la coopération avec les unités régulières combattant en ordre serré. Les cavaliers légers, appelés désormais Ŗhussardsŗ, remportèrent des succès avec leur tactique de Ŗpetite guerreŗ sur les fronts occidentaux. Louis de Bade appréciait particulièrement le rôle tactique des hussards dans les guerres turques et il nřaccepta la direction de lřarmée du Rhin en 1692 quřà condition dřy emmener 10 000 cavaliers légers hongrois. Au début de la guerre de Succession dřEspagne, en 1702, il présenta un projet dřexpédition militaire avec un corps composé de cinq régiments de hussards, de dragons et dřinfanterie légère pour occuper la ville de Versailles afin de contraindre Louis XIV à signer un traité de paix. Régularité et irrégularité dans la guerre d’indépendance hongroise au début du XVIIIe siècle Ferenc TÓTH a Hongrie moderne est souvent perçue comme un territoire par excellence de la guerre irrégulière. Dřune part, elle fut victime dřune occupation partielle turque durant environ 150 ans (1541-1699). Le pays devint non seulement un champ dřopérations militaires pendant les grandes guerres, mais il subit des campagnes irrégulières (raids, razzias, coups de main etc.) pratiquement sans arrêt pendant lřoccupation ottomane. La guerre turque devint ainsi une réalité permanente qui transforma la manière de combattre à la hongroise. Dřautre part, les Hongrois, désireux de se débarrasser de la tutelle de plus en plus lourde de la maison de Habsbourg, menaient des guerres dřindépendance contre celle-ci, souvent avec lřappui de la Sublime Porte et de la France de Louis XIV qui se cherchait des alliés de revers en Europe orientale durant les guerres franco-autrichiennes. Parmi ces guerres, la plus importante fut celle menée en Hongrie par le prince François II Rákñczi durant la guerre de Succession dřEspagne. Dans la présente étude, nous nous proposons de montrer les effets de cette confrontation sur le développement de la pensée militaire hongroise et sur la tactique issue des guerres turques des siècles précédents. Lřhistoire militaire de la guerre dřindépendance hongroise est quasiment un Ŗterrain de chasseŗ réservé aux historiens nationaux. Lřaccès aux sources écrites, les problèmes linguistiques et les approches idéologiques du sujet ont fait de la Ŗguerre dřindé- L 188 Stratégique pendance hongroiseŗ un mythe national élaboré par le courant romantique et nationaliste de lřhistoriographie dans un premier temps, sous le régime austro-hongrois, puis durant lřentre-deuxguerres. Ensuite, la guerre de François II Rákóczi a été récupérée par lřhistoriographie marxiste-léniniste comme exemple de la lutte des classes sous le régime communiste. Les historiens modernistes plus éclairés1, à partir des années 1970, ont fait des travaux très sérieux sur lřhistoire sociale, économique et des travaux méritoires sur lřhistoire des relations internationales, en particulier sur la politique française envers le mouvement de François II Rákóczi. Malgré les travaux élargis des différents courants, lřhistoire militaire a été moins étudiée et, hormis quelques ouvrages importants, le domaine reste encore à explorer. Les problèmes de régularisation des forces hongroises face à une des plus grandes puissances européennes, lřarmée impériale de Léopold Ier, se posent continuellement durant la guerre en Hongrie et nous disposons dřexcellentes sources françaises sur cette problématique, avec les Mémoires du prince Rákóczi2, les témoignages des participants français de la guerre3 et la correspondance diplomatique conservée aux Archives du ministère des Affaires étrangères4. LA TACTIQUE MILITAIRE HONGROISE Lřoccupation turque dřune grande partie du royaume hongrois pendant cent cinquante ans environ représentait un défi militaire permanent pour le reste du pays, cřest-à-dire pour la Hongrie sous la tutelle de la Maison de Habsbourg et pour la Transylvanie quasi indépendante. La ŖHongrie turqueŗ constituait un vaste Ŗno manřs landŗ (senki földje en hongrois) situé entre les 1 Notons ici les travaux de M. Béla Köpeczi, Mme Ágnes R. Várkonyi et M. Imre Bánkúti. 2 Nous avons utilisé lřédition critique établie par M. Béla Köpeczi et Mme Ilona Kovács (Mémoires du prince François II Rákóczi sur la guerre de Hongrie depuis 1703 jusqu‟à sa fin, Budapest, 1978. Désormais : Mémoires) 3 Le témoignage le plus important est celui du brigadier Lemaire publié récemment : Brigadier général Louis Le Maire, Relation abrégée de ce qui s‟est passé dans la guerre de Hongrie depuis le commencement de la campagne de 1705 jusqu‟au mois de mars 1708 (sous la direction de Jean Bérenger), Paris, Honoré Champion, 2007. 4 Il sřagit essentiellement de la série Correspondance Politique Hongrie et Transylvanie. Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 189 deux puissances continentales. Les confins militaires hongrois étaient perpétuellement touchés par les raids turcs5. Une ligne de défense était assurée par un système de forteresses des confins reliées à des garnisons importantes. Lřétanchéité de cette frontière militaire était loin dřêtre impeccable et de petites unités turques pouvaient échapper à la vigilance des gardiens. Il en résultait une tactique militaire orientale employée par les deux parties belligérantes. Pour assurer la sécurité de la frontière et pour décourager les incursions turques, on avait besoin avant tout dřune cavalerie rapide. La bataille de Mohács (1526), comme celle de Pavie à la même époque, avaient bien démontré lřinefficacité de la cavalerie lourde. Les défaites subies par les troupes hongroises nécessitèrent une réforme générale de la défense du pays. Après la chute de Bude (1541), il était évident que le pays, même avec lřappui de lřEurope chrétienne, était trop faible pour se libérer. Entre les quelques grandes offensives et contre-offensives, la manière de combattre la plus réussie était la petite guerre. Sur les confins hongrois, les combats, les razzias et les escarmouches furent pratiquement journaliers. La petite guerre favorisait lřemploi de la cavalerie légère (les hussards, les uhlans, les pandours etc.) et des fantassins irréguliers (les hajdús, plus connus en France sous le nom de "haïdouksŗ)6. Seuls les hussards hongrois représentaient une force capable de faire face aux redoutables spahis turcs. La cavalerie légère hongroise jouait alors un rôle très important dans les partis (les engagements militaires typiques de la petite guerre) et elle complétait bien, par ses manœuvres dřattaque et de défense, le choc lourd de la cavalerie allemande et le feu de plus en plus puissant des mousquetaires montés. Dans les opérations et des batailles de la Longue Guerre (1591-1606) les hussards hongrois sont protégés par une armure encore importante. On les retrouve souvent à lřavant-garde des corps dřarmées et cřétaient souvent eux qui déclenchaient les batailles. Au début du XVIIe siècle, on trouve déjà chez les hussards des pistolets ; parallèlement, ils abandonnent la lance au profit des armes à feu. Les lances, bien utiles dans le choc dřune attaque, sont devenues quasiment inutiles dans le combat corps à corps. Une arme apparaît alors : une longue 5 6 Jean Nouzille, Histoire de frontières, Paris, 1991, pp. 85. et 256. Ibidem, p. 86. 190 Stratégique épée très pointue, capable de transpercer les cottes de mailles des cavaliers turcs dans les premiers contacts. Durant la première moitié du XVIIe siècle, on assiste à une nouvelle transformation avec lřapparition des Ŗhaïdouks montésŗ, les grands spécialistes des combats antihabsbourgeois des princes de Transylvanie. Les armées transylvaines étaient souvent mal équipées et les cavaliers ne disposaient pas tous dřarmures ou dřarmes à feu. Néanmoins, ils obtinrent des succès considérables contre les troupes impériales, grâce à leur tactique dřescarmouches avec laquelle ils inquiétaient et fatiguaient lřennemi jour et nuit, pratiquant la guerre dřembuscade et des raids. Cette tactique apparaît également dans les combats contre les Turcs, dont les unités sont souvent détruites dans des pièges que leur tendent les Hongrois dans des forêts ou défilés. Les Ŗhajdús montésŗ servent également en tant que fantassins dans ces opérations. Les lances et les longues épées (hegyestőr en hongrois)7 sont devenues bien encombrantes et sont peu à peu abandonnées. Les armes à feu prennent plus dřimportance, avec lřemploi massif des mousquets et pistolets dans lřarmée impériale. La période de paix durant le XVIIe siècle ne favorise pas les combats, et le commandement impérial interdit même les escarmouches et embuscades. Une population importante se trouve sans emploi et choisit lřarmée impériale ou, bien plus souvent, celle du mouvement des kouroutz. Après la bataille de SaintGotthard (1664) et surtout à la suite du traité de paix de Vasvár, une longue période de mouvement national commence en Hongrie, caractérisée dans un premier temps par la conjuration des Magnats (1664-1771) et, après lřéchec de celle-ci, par la révolte armée des kouroutz. Ils vivaient dans les forêts des montagnes, dans une discipline assez libre. Pour échapper aux autorités impériales, ils se réfugièrent en Transylvanie, principauté sous la tutelle de lřempire ottoman, mais avec un large champ dřactivité politique et une liberté de religion exemplaire. Les Mécontents cherchèrent également un appui militaire et politique à Constantinople, où lřon préparait déjà une campagne contre la Pologne et leurs propositions furent bien accueillies. Le mouvement kouroutz lança ses premières attaques en 1672, lorsque lřarmée impériale était occupée en Flandre et en Pologne. Voir lřarticle de János Kalmár, ŖHegyestör et pallos du Hussard hongrois (XVe siècle)ŗ, Vivat Hussar n° 11/1976, pp. 13-34. 7 Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 191 Leur chef, Imre Thököly, devint un allié de Louis XIV qui lui fournit des subsides, des armes et même une armée recrutée en Pologne. Le mouvement de Thököly fut certes éphémère, mais il met en relief la capacité de la cavalerie légère hongroise face à lřarmée régulière impériale. LA GUERRE DE FRANÇOIS II RÁKÓCZI La guerre de Succession dřEspagne présenta une nouvelle occasion dřemploi de la cavalerie hongroise en Europe occidentale, surtout en Italie du Nord et en Rhénanie. En 1701, après les tentatives infructueuses de remonter les effectifs des trois régiments (Kollonits, Deak, Ebergényi), ils furent transférés à lřOuest. Pour renforcer la cavalerie légère, le Conseil de Guerre décida de lever cinq autres régiments de hussards et lřempereur nomma cinq colonels : Gabriel Esterhazy, Simon Forgach, Emeric Gombos, Leopold Joseph Csonkabég, Jean Pierre Loósy. On assista alors à lřutilisation décidée du mot hussard pour la cavalerie légère hongroise et le mot deviendra progressivement symbole du cavalier hongrois. Comme le financement de ses régiments incombait aux comitats hongrois, selon lřancien système féodal, lřenrôlement des hussards était très lent et insuffisant. Malgré le manque récurrent de recrues et de chevaux, les régiments de hussards se distinguaient régulièrement par leurs actions dřéclat (raids, razzias etc.). Cřest dans cette situation de misère et de mécontentement que la guerre dřindépendance de Rákóczi éclata en Hongrie. De nombreux officiers, et même des colonels de régiments de hussards (S. Forgách, A. Esterhazy) se rallièrent au mouvement dřindépendance du prince Rákóczi, changeant ainsi considérablement la situation des régiments de hussards, avec un manque dřeffectifs considérables dřune part, lřémergence de nouveaux régiments de hussards Ŗkouroutzŗ de lřautre. Il en résulta la création de nouveaux régiments impériaux recrutés parmi les cavaliers slaves du sud, dans la région de la vaste frontière militaire. On les appelait les régiments de hussards Ŗesclavonsŗ ou régiment de la milice serbe. Une petite guerre perpétuelle se joua entre les cavaleries hongroise et serbe (Rác en hongrois, Rassiens en français) durant la guerre dřindépendance. En effet, lřarmée du prince Rákóczi perdit toutes ses batailles contre les armées régulières autrichiennes. Néanmoins, elle était capable de retenir des forces 192 Stratégique considérables en Hongrie et constitua une véritable alliance de revers pour la France de Louis XIV. Le véritable succès des kouroutz résidait dans leur tactique célèbre : la guerre des partis, dont ils devinrent les meilleurs spécialistes en faisant des dégâts considérables dans les convois militaires, en enlevant des officiers supérieurs (le maréchal de camp Maximilien Starhemberg en 1708, le colonel Jean Tököli-Popovics en 1709) et en menant des raids, des razzias et des embuscades dans les territoires occupés par lřennemi. Ainsi les Hongrois révoltés de François II Rákóczi se firent une réputation comme troupes irrégulières, mais ils succombèrent dans les batailles rangées contre les Impériaux. Pourtant, les efforts du prince Rákóczi se situaient dans la durée et il souhaitait vivement réussir la régularisation de son armée, renforcer sa discipline et approfondir la formation de ses officiers. Mais quelles étaient ses troupes au départ ? Dans les écrits autobiographiques du prince Rákóczi nous trouvons des remarques abondantes à ce sujet. Dans ses Confessions, il caractérise ainsi la valeur militaire de ses premières troupes : Dès lors sans aucun égard pour les dangers auxquels je m‟exposois, je me jettai entre les mains d‟un peuple tumultueux, insensé et sans retenue. Ce peuple ne formoit pas plus de 500 hommes de pieds et 50 cavaliers. C‟étoit tout ce qui étoit resté des 3 000 qui peu de jours auparavant lorsqu‟ils s‟avançoient vers les confins de la Pologne, près d‟un village appellé Climets pour venir au devant de moi, avoient été battus et mis en fuite, la plupart étant plongés dans le vin et dans le sommeil. Néanmoins sous vos auspices ce reste d‟armée inagguérie qui n‟avoit pour armes, que des épées, des faulx et quelques mousquets, qui ne connoissoit ni guerre ni discipline militaire, s‟accrut dans l‟espace de trois ans jusqu‟a former en Hongrie ou en Transylvanie une armée de 75 000 hommes8. Bibliothèque municipale de Troyes, série Ms 2144, Confession d‟un pêcheur qui, prosterné devant la crèche du Sauveur nouvellement né, déplore, dans l‟amertume de son cœur, sa vie passée et se rappelle les grâces qu‟il a reçues et la conduite de la Providence sur lui, tome II, p. 1. 8 Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 193 Ces troupes, surtout dans la première partie de la guerre, ne connaissaient pas de discipline et les officiers étaient incapables de les commander. Le prince Rákóczi remarque amèrement dans ses Mémoires lřincapacité de ses premiers soldats issus de la paysannerie hongroise : Le long séjour et l‟inaction de ce camp dégoûtoit le soldat avide de la nouveauté et du butin. Les gardes qu‟il falloit faire selon la discipline militaire leur déplaisoient. Ceux donc qui étoient les mieux équipés, se déroboient du camp, et il ne me restoit que les mal montés pour le service. J‟avois bien de la peine à remédier à ce mal, parmi une milice populaire, à laquelle les officiers de même trempe que les soldats, ne savoient, ni n‟osoient pas commander9. Mais les défauts venaient aussi du haut, car le prince avoue sincèrement dans ses Mémoires quřil nřétait pas en mesure dřassurer le commandement de ses troupes : J‟étois alors âgé de 26 ans, sans expérience militaire et assez superficiellement instruit des affaires politiques et historiques. Je savois remarquer les fautes et des défauts, peut-être n‟ai-je pas su les corriger. J‟avouerai donc que j‟étois un aveugle qui conduisois des aveugles10. En ce qui concerne ses généraux et les officiers de son armée en général, le prince Rákóczi raconte, toujours dans ses Mémoires, quřil existait parmi eux non seulement une incompétence militaire, mais aussi une opposition continuelle quřil ne peut jamais surmonter : Peu de personnes connoissoient l‟état de nos troupes, leur génie, et le ménagement qu‟on devoit garder. Voilà pourquoi plusieurs blâmèrent Bersény ; ils attribuoient à une pique, ou pour mieux dire, à une aversion naturelle qui régnoit de tout tems entre eux, de n‟avoir point passé pour secourir Forgatz. Le fait est que surtout dans ces commencemens, il étoit impossible d‟empêcher les troupes de se débander 9 10 Mémoires p. 42. Idem, p. 66. 194 Stratégique après quelque action ; si elle étoit malheureuse, ils faisoient de même pour consoler leurs familles. Ainsi il ne restoit à Bersény que peu de troupes, avec lesquelles il vouloit garder le passage. Karoly n‟aimoit pas d‟agir conjointement avec Forgatz en qui il n‟avoit nulle confiance. Les officiers qui influoient le plus dans son conseil étoient des partisans fort contraires aux batailles rangées ; ainsi, au lieu d‟aller joindre Forgatz, ils firent une course jusqu‟aux fauxbourgs de Vienne ; et à leur retour, l‟action étoit passée, et Karoly se trouva à portée de rallier les fuyards. Il y avoit alors trois généraux dans la Basse Hongrie, savoir Forgatz, Karoly et Antoine Esterhazy, qui ne s‟accordoient guère, à cause de leur génie et leurs maximes opposées11. Un long passage suivant tiré des Mémoires du prince reflète bien les idées répandues en Hongrie sur lřart de la guerre après les guerres turques. On y trouve une résistance forte aux idées militaires modernes pratiquées en Europe occidentale depuis au moins la fin de la guerre de Trente Ans, ce que les historiens appellent les éléments de la Ŗrévolution militaireŗ. Une espèce de fierté nationale se mélange ici avec la tactique de la guerre turque, elle aussi diamétralement opposée à la tactique militaire occidentale : Leur idée étoit de séjourner loin de l‟ennemi, de ne tenir aucune garde, de bien boire et dormir, et après un long repos des hommes et de leurs chevaux, faire une course de trois ou quatre journées, pour tomber brusquement sur l‟ennemi, le poursuivre s‟il fuyoit, et rebrousser s‟il résistoit. Cette idée sur la guerre étoit répandue dans toute la Nation. Le peu de soldats qui se souvenoient de ce qui s‟étoit passé depuis la bataille et depuis la trêve sanguinaire de St. Gothard, ne parloient que des avantages remportés sur les Turcs par des courses, par des surprises et par des embuscades. Ceux qui depuis les commencements de Tököly avoient porté les armes, ne citoient que de pareilles époques. Or dans le commencement du sou11 Ibidem, pp. 75-76. Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 195 lèvement populaire sous mon commandement, ceux-ci primoient le plus ; ils étoient écoutés, et par-là ils étoient devenus officiers. Le service dans l‟infanterie étoit de tout tems méprisé de la noblesse ; elle croyoit ce corps peu propre à de pareilles entreprises, elle tenoit à honte d‟y servir ; le proverbe étoit commun que c‟étoit le métier d‟un chien de marcher toujours à pied, que l‟homme devoit se servir des animaux pour se faire porter. On ne connoissoit presque aucun usage de l‟infanterie, hors celui de leur faire garder les portes des châteaux et des palanques ; c‟est ainsi que l‟on nommoit les places frontières contre les Turcs. Leurs fortifications consistoient dans une enceinte de pieux, les plus longs que l‟on pouvoit trouver, plantés de deux à trois pieds, l‟un de l‟autre, clayonnés et revêtus de terre glaise mêlée de paille hachée. Des cages quarrées bâties de poutres entaillées et poussées hors d‟œuvre, tenoient lieu de bastion. Tous ces endroits étoient des forts, parce que selon les conditions de la trêve, on ne pouvoit se servir de canon et on s‟étoit mis en tête de part et d‟autre qu‟on ne pouvoit pas les insulter. Ces frontières fourmilloient de noblesse qui ne pouvoit pas habiter dans les maisons de campagne. Tous étoient soldats, tous couroient sur les Turcs voisins pour faire des prisonniers et s‟enrichir par leur rançon12. À la conception traditionnelle sur la guerre de la majorité des officiers sřajoutait lřétat déplorable de lřarmement de lřarmée kouroutz : Le soldat le mieux armé n‟avoit qu‟un fusil ou arquebuse à rouet, outre son sabre, et le nombre de ceux-ci étoit toujours fort inférieur à l‟ennemi. On auroit pu les armer de piques, mais quel moyen avoit-on d‟inspirer la confiance en cette arme à ce soldat peuple, et lui en apprendre le maniement ? Le cavalier le mieux armé avoit une carabine de deux pieds de longueur, la bouche du canon en entonnoir, un sabre d‟assez 12 Ibidem. p. 77. 196 Stratégique mauvaise trempe, un bidet mal embouché, une selle mal garnie, cependant la moitié d‟un régiment n‟étoit pas si bien équipé13. Conformément à lřidée traditionnelle de la guerre, le prince Rákóczi espérait le renouvellement de la noblesse hongroise, dont la situation lamentable ne facilitait pas les choses : Pour introduire la discipline, il falloit nécessairement casser les premiers officiers, paysans brutes, insolens et ivrognes, avec lesquels la noblesse ne vouloit pas servir ; il falloit persuader à celle-ci d‟entrer dans l‟infanterie. Ceux qui avoient porté les armes, ignoroient le métier par les sus-dites raisons, les jeunesgens, élevés dans les écoles et dans le barreau, avoient bonne volonté et disposition d‟apprendre, mais le seul brevet ne leur donnoit pas la connoissance de leur devoir : il étoit bien difficile d‟apprendre et d‟exercer en même tems14. Rákóczi travaillait sans cesse sur des réformes de son armée, en y introduisant de nouvelles charges prévues pour les jeunes nobles : Comme je ne pouvois pas faire tout à la fois la réforme des colonels paysans, je commençai dès cette seconde campagne de faire des brigadiers, pour donner à la noblesse un rang supérieur à ses propres sujets et vassaux. Mais cette même démarche, qui visoit à discipliner les troupes, ne profitoit en rien quant aux actions et entreprises journalières, parce que ces brigadiers étoient incapables de commander ; ainsi l‟ordre même portoit avec soi un désordre dans les entreprises15. LES INSURGÉS HONGROIS VUS PAR LES FRANÇAIS Le brigadier Le Maire a été envoyé en mission en Hongrie au cours de la guerre dřindépendance de François II Rákñczi. Il 13 14 15 Ibidem. p. 79. Ibidem. p. 78. Ibidem, p. 78. Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 197 faisait partie de lřentourage du comte Des Alleurs, lieutenant général choisi par Louis XIV pour diriger une mission mixte, à la fois diplomatique et militaire, afin de donner forme de troupes de guerre à ces légions de Mécontents16. Avec dřautres officiers français, il était placé comme Ŗconseiller technique” auprès du Prince François II Rákóczi. Il nous a laissé une Relation assez détaillée et très critique de son séjour en Hongrie. LřÉtat du prince François II Rákñczi est dotée dřune véritable armée dont la valeur militaire nřest pas négligeable, malgré ses échecs systématiques dans les campagnes. Cependant, la véritable discipline nřexiste pas dans lřarmée kouroutz et les envoyés militaires français sřen plaignent souvent dans leurs rapports… Le brigadier Le Maire nous donne un témoignage sarcastique de valeur militaire dřun des principaux chefs de lřarmée kouroutz : Forgats n‟oubliant pas la tentative de l‟ambition de Bercseni, ne perdait pas un moment à le décréditer non seulement dans l‟esprit du Prince, mais encore dans celui des autres généraux en lui disant et à eux, qu‟il prenait un pouvoir qui obscurcissait tout autre et le Prince même et ne faisait distinguer que sa personne, soit dans les négociations, dans les projets de guerre, dans les expéditions et dans les commandements des troupes dont la direction ne lui convenait pas, puisque depuis qu‟il s‟en mêlait il n‟avait établi dans la milice ni règle, ni exercice ou discipline et que de cette manière on ne ferait jamais de bons soldats, ni de bons officiers, il parlait en guerrier consommé et de même que s‟il eut été disciple de César17. En réalité, le but de la mission des conseillers militaires français nřétait pas la réforme approfondie de lřarmée des rebelles hongrois, elle constituait plutôt un soutien ponctuel qui leur permettait de prolonger leurs opérations contre les troupes impériales et de retenir le maximum de leurs forces en Hongrie Jean Bérenger, ŖUn exemple de coopération militaire franco-hongroise : la mission du brigadier général Le Maire pendant la guerre dřindépendance de François II Rákñcziŗ, in Zita Tringli-Ferenc Tóth (sous la dir.), Mille ans de contacts II, Relations franco-hongroises de l‟an mil à nos jours, Szombathely, 2004. pp. 41-42. 17 Brigadier général Louis Le Maire, Relation abrégée, op. cit., pp. 188-189. 16 198 Stratégique pendant la guerre de Succession dřEspagne. Après lřéchec des Hongrois dans les batailles rangées, Louis XIV, dans sa lettre du 9 août 1708, encouragea son représentant, le comte Des Alleurs, à recommander aux Hongrois la tactique de la petite guerre dans laquelle ils se distinguaient particulièrement : La derniere lettre que j‟ai recue de vous est datée du 20e de juin. Elle m‟informoit des dispositions que le Prince Ragotzi faisoit alors pour assembler en peu de jours une armée capable de livrer bataille a celle de l‟Empereur. Ces préparatifs auront été inutiles et les Hongrois n‟ont pas eu cette année a combattre des ennemis assez forts pour en venir a une action décisive. Il est même de l‟intérêt du Prince Ragotzi de l‟éviter. Le sort d‟une bataille rangée serait plutot favorable aux Allemands qu‟aux Hongrois, et de quelque maniere qu‟il va se déclarer, il pourrait donner un prétexte a la nation de forcer le Prince Ragotzi a faire la paix. Le moyen de l‟obtenir sûr et avantageux pour lui et pour les Confédérés est de fatiguer perpétuellement l‟Empereur par une guerre que les Hongrois soutiendront facilement et avec avantage pour eux, lorsqu‟il ne s‟agira que de faire des courses. Les sièges et les batailles ne leur conviennent point et je suis persuadé que lorsque vous les en détournerez, vos conseils feront plaisir aux principaux de leurs chefs18. Le comte Des Alleurs, qui avait toujours des propos très critiques sur la valeur militaire des Hongrois révoltés19, leur 18 Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 13, fol. 162-163. 19 Dans sa lettre du 2 décembre 1705, il écrit ainsi à Louis XIV : ŖQuels généraux, quels officiers et quels soldats, qui ressamblent a des lions armés loin de l‟ennemy, et quand on les en approche, ces faux lions deviennent des lièvres qui n‟ont plus que des jambes pour fuirŗ. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 10, fol. 516-517. ; Dans une autre lettre adressée à Bonnac (le 9 juin 1708) il reprend la même tournure vitriolée : ŖJ‟ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m‟avez fait l‟honneur de m‟écrire le 10 du mois dernier, dont je vous suis très sensiblement obligé, aussi bien que des nouvelles des négociations que se font en Hollande, lesquelles m‟ont fait le plus grand plaisir que j‟aie ressenti depuis que je suis dans le pays des Hurons, qui se transforment toujours en lievres a la vue d‟un Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 199 propose également la pratique de la petite guerre au lieu des batailles ouvertes où les Hongrois étaient toujours battus. Dans sa lettre du 16 août 1708, il en fait le rapport à son souverain : Je sors d‟avoir une longue conférence avec le Prince Ragotzi qui m‟a dit qu‟il connoissoit présentement qu‟il avoit suivi de mauvais conseils préférablement aux miens, et qu‟il vouloit faire ce que je lui avoit conseillé en arrivant en Hongrie, qui étoit d‟attaquer la nuit les ennemis de tous cotés. Je lui ai répondu qu‟il le pouvoit faire parce qu‟il n‟y avoit nul danger pour les Hongrois, mais que j‟appréhendois que l‟épouvante que je voyois parmi eux ne les empechat d‟approcher des Allemands ; que je lui conseillois aussi de mettre ce qui lui resteroit d‟infanterie dans des places ou des postes surs aux environs d‟ici pour s‟en servir en temps et lieu sans l‟exposer, et de faire deux ou trois corps de sa cavalerie pour voltiger incéssament autour des ennemis et les incommoder dans leurs fourrages et convois20. Nous retrouvons le même raisonnement dans la lettre du 22 juillet 1710 de lřautre chargé dřaffaires français auprès du prince Rákóczi, Louis de Fierville Le Hérissy, adressée au secrétaire dřÉtat Torcy : Tout le pays est las de la guerre, la noblesse et le peuple regrette déjà leurs conditions passées et la préfèrent a leur état présent qui les rend exposés a une fin si dangereuse. Les troupes sont réduites presque a rien et si découragées qu‟on ne peut compter dessus. Les principaux ne songent qu‟à sortir du Royaume pour aller jouir en repos du pillage qu‟ils ont faits sur ce pauvre peuple. La premiere ardeur est entierement éteinte, et il n‟en reste pas dans toute la nation assez pour prendre la moindre résolution de vigueur. La contagion qui règne partout achève de les accabler, et empêche de pouvoir tirer quelques impôts d‟argent qu‟on a mis sur les comitats pour un chapeauŗ. Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 14, fol. 96. 20 Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 13, fol. 197-199. 200 Stratégique dernier effort. Outre tous ces maux, le manque de résolution est le pire, mais sans en avoir beaucoup, il me paraît qu‟on pourroit encore prolonger ces affaires cette campagne et même la suivante, comme la foiblesse des Impériaux les met hors d‟état d‟entreprendre aucun siege dans les formes. Il ne s‟agiroit que de conserver le peu de places fortes que l‟on tient encore, comme Cassovie, Neuhausel, Agria et Sperie et Muren, ce qu‟on pourroit facilement faire en les munissant de vivres et des autres choses nécessaires, et y faisant entrer ce qui reste d‟infanterie, et avec la cavalerie tenir la campagne et faire la guerre a la houssarde. Il est vrai que par la l‟ennemi ne trouveroit point d‟opposition à pénétrer dans le pays, mais il lui sera toujours impossible de se maintenir lorsqu‟il n‟aura aucune de ces places, et sera toujours obligé de se retirer de lui-meme. J‟ai proposé ce moyen qu‟on a assez approuvé, mais trouvé impossible dans l‟exécution21. Pour des raisons dřincompréhension et de manque de confiance, la mission militaire française en Hongrie nřeut pas les résultats attendus. En général, lřinfluence de la pensée militaire française fut fort restreinte durant cette période. Néanmoins, le prince François II Rákñczi sřintéressa vivement à ce sujet. Dans ses ouvrages autobiographiques, dans ses Mémoires et per tangentem dans ses Confessions, il publia ses réflexions militaires. Sa bibliothèque de Rodosto témoigne de son intérêt pour lřart militaire et on y trouve entre autres les ouvrages historiques les plus populaires en cette matière : notamment lřHistoire de Polybe de Folard, les Commentaires de Monluc, les Discours de La Noue22. Les premiers échecs de la guerre dřindépendance du prince François II Rákñczi montrent bien lřincapacité des officiers de son armée à résister à la puissante armée impériale. Il se plaint dans ses Mémoires de leur ignorance de la tactique, de leur négligence fatale, de leur orgueil national et de leur incompétence totale dans lřart militaire. Comme il ne pouvait les remplacer par 21 Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 15, fol. 243-246. 22 Zolnai Béla, ŖII. Rákñczi Ferenc könyvtáraŗ (La bibliothèque de François II Rákóczi), Magyar Bibliofil Szemle 1925/26. pp. 15-16. Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 201 dřautres officiers, les officiers étrangers (français) étant isolés dans son armée, il décide de réorganiser la direction de son armée. Dans ses Mémoires, le prince parle franchement de ses idées de réformer son armée. Il attache une importance primordiale à la formation des officiers, selon les modèles étrangers (français et allemand), et ceci à partir de quelques unités dřélite de sa propre cour : Ainsi pour former des officiers, depuis le commencement de la guerre je tins une grosse cour pour attirer la noblesse de tout âge. Le nombre des pages de l‟Écurie, des pages de la Chambre, des gentilshommes de la Bouche, des gentilshommes ordinaires, n‟étoit pas limité. Pour leur donner du goût, je campois aussi-tôt que les neiges étoient passées, je faisois faire l‟exercice à ma compagnie de grenadiers François. Par bonheur, il s‟étoit trouvé un sergent qui le savoit. Comme j‟aimois la chasse, je fis lever 60 chasseurs par un gentilhomme, qui de lui-même leur fit apprendre l‟exercice à mon insu, par un sergent qui avoit servi parmi les Allemands, et me les produisit avec beaucoup d‟agrément de ma part. Le régimen de ma maison, appelé Palotas ou du Palais, et tous mes sujets du duché de Munkacz, ne demandoient pas mieux que d‟apprendre. Je leur avois donné pour lieutenant-colonel le baron Limprecht, Allemand de nation. Cet officier, lieutenant dans les troupes de l‟Empereur, avoit été commandant du château de Muran bâti sur une montagne fort élevée, escarpée de tout côté, et qui n‟étoit accessible que par un chemin étroit, pratiqué dans le roc. Il étoit bloqué, mais il faisoit des courses avec sa petite garnison, en vrai partisan. Enfin contraint à se rendre, il prit service, il apprit la langue du pays, et se comporta jusqu‟à la fin de la guerre avec une fidélité et un attachement exemplaire. Dès que j‟appercevois dans quelqu‟un de ma cour quelque inclination pour le service réglé, je l‟appliquois dans les régimens de ma Maison. Mais en tout ceci, je n‟avançois pas aussi vite que j‟aurois souhaité. Dans les autres régimens, les généraux ne travailloient pas dans cet esprit. 202 Stratégique Dans les armées réglées depuis longtemps, les jeunes officiers qui entrent se conforment sur l‟exemple de leurs camarades et de leurs supérieurs ; en deux ou trois campagnes ils sont au fait, mais cela ne réussissoit pas dans mes troupes, où ces sortes d‟exemples les gâtoient plus qu‟ils ne les instruisoient23. Il fonde en 1707 un corps dřélite, la compagnie des jeunes nobles (Nemesi Társaság), destinés à former des officiers sous son contrôle personnel. Il accorde une importance à la formation théorique, il fait imprimer un livre de Zrínyi et consulte longuement ses officiers français sur les problèmes de la tactique militaire. Il compose également, vers 1707-1708, un ouvrage en hongrois dont le titre en français serait L‟école d‟apprentissage de l‟homme de guerre. Les fragments de ce manuscrit comprennent deux chapitres probablement originaux du prince et deux autres empruntés à lřouvrage de François de La Vallière Pratique et maximes de la guerre (La Haye, 1693)24. Son chefdřœuvre dans le domaine de la régularisation de son armée fut le texte concernant la réglementation de son armée, Regulamentum universale, qui fut même voté par la diète dřÓnod en 1707. Le texte juridique comporte les règles fondamentales de la création et lřorganisation de lřarmée kouroutz : la levée des troupes, les différentes armes, lřorganisation interne, le ravitaillement et le paiement des troupes etc. Néanmoins, la réalité était souvent bien loin des souhaits du prince exprimés dans cette loi qui resta en majorité sur le papier…25 * * * La dualité régularité-irrégularité constitua un problème fondamental tout au long de la guerre de Hongrie. La rébellion issue du mouvement des Malcontents hongrois de la fin du XVIIe 23 Mémoires pp. 99-100. Cf. V. Windisch Éva, ŖRákñczi Ferenc ismeretlen hadtudományi munkájaŗ (Un ouvrage militaire inconnu de François Rákóczi), Irodalomtörténeti Közlemények, Budapest, 1953, pp. 29-56. 25 Bánkúti Imre (dir.), Rákóczi hadserege (Lřarmée de Rákñczi), Budapest, 1976. pp. 151-154. 24 Régularité et irrégularité dans la guerre d‟indépendance hongroise 203 siècle était per definitio une guerre irrégulière dřinspiration turque et traditionnelle hongroise qui se heurtait à une des meilleures armées régulières de son temps. Les résultats sont bien connus : les Hongrois échouent sur tous fronts et dans toutes les batailles rangées, mais démontrent leur capacité de résistance grâce au succès de la tactique de la Ŗpetite guerreŗ (appelée Ŗguerre à la houssardeŗ, Ŗguerre des partisŗ dans les sources) dont ils deviendront les meilleurs spécialistes dans la première moitié du XVIIIe siècle. Lřimportance de cette tactique propre aux Hongrois est reconnue par les envoyés militaires français qui encouragent même les Hongrois à éviter les batailles et à faire la petite guerre. De cette façon, le but des missions militaires françaises doit être réévalué : hormis les tentatives de modernisation ponctuelles, leur véritable objectif est de prolonger la guerre en Hongrie. La phrase de la lettre du Louis XIV à Des Alleurs (le 28 juin 1708) révèle sans équivoque cette vérité : ŖMais vous devez songer aussi que l‟essentiel pour mon service est que la diversion d‟Hongrie continue de quelque maniere que ce soit et qu‟il vaut encore mieux que les Hongrois fassent la guerre imparfaitement qu‟a faire la paix avec l‟Empereurŗ26. 26 Archives du ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, vol. 13, fol. 129-130. La guérilla hongroise au XIXe siècle La petite guerre de Háromszék en décembre 1848 Tamás CSIKÁNY L e déroulement de la guerre dřindépendance hongroise était évidemment commandé par les événements sur le théâtre dřopérations principal. Grâce à la réussite de sa campagne dřhiver, Pest et Buda, avec la majeure partie du pays sont tombés entre les mains du maréchal commandant en chef impérial Alfred zu Windisch-Grätz. Lřarmée hongroise, remarquablement dirigée par le général Artúr Görgei, a temporairement atteint son objectif, ce qui a eu pour conséquence que peu de soldats étrangers sont restés dans le pays, mais lřéchec à Temesvár de lřarmée principale hongroise dirigée par Henrik Dembiňski dřabord puis par le général de division Jñzef Bem, aboutit à la triste fin de la guerre dřindépendance. Cela ne veut pas dire que la guerre se limitait seulement au territoire situé entre Pozsony et Temesvár1. Au contraire, il y avait des combats sur tout le territoire, avec des forces plus ou moins importantes entre les troupes régulières, la garde nationale et les insurgés. En dehors des grandes opérations recherchant la bataille décisive, une série de petites guerres accompagnaient les conflits armés de différentes époques. Nous souhaitons, parmi celles-ci, mettre lřaccent sur la résistance de Háromszék en décembre 1848. 1 Aujourdřhui Bratislava en Slovaquie et Timisoara en Roumanie. 206 Stratégique LES CARACTÉRISTIQUES DE LA PETITE GUERRE Dans les décennies qui ont suivi les guerres napoléoniennes une série de penseurs et dřhistoriens militaires ont tenté de mettre au propre et de redéfinir certains concepts de lřart de la guerre. Ils ont, entre autres, essayé de définir lřessentiel et le contenu de la petite guerre, ce qui sřest avéré très difficile. On peut considérer comme petite guerre tout acte de guerre qui ne se livre pas sur le théâtre dřopérations principal et dont le but direct nřest pas dřatteindre la victoire finale. La classification de ce type dřévénement ne pose aucun problème. Selon un autre point de vue, la petite guerre concerne les opérations qui Ŗsoutiennent seulement les opérations d‟une armée ou d‟un corps d‟armée sans être en relation directe avec la conquête ou la domination d‟un paysŗ. Ces mots viennent du général-major Valentini2 qui sous-entendait la reconnaissance, les raids, les surprises et les différentes actions de détournement par la petite guerre. La couverture des actions amies et le recueil de lřinformation sur lřennemi incluaient lřensemble des missions effectuées par des troupes légères qui appuyaient en cas de besoin le gros des forces3. Au cours des temps, cette action est tellement devenue partie intégrante des opérations quřil nřest pas possible dřen discuter à part. Dans le cas de la définition de la petite guerre, certains disent que le but de celle-ci est le même que celui de la Ŗgrande guerreŗ, mais par des moyens différents. Remporter plusieurs petites victoires sur lřennemi, affaiblir progressivement sa résistance, enlever ses chefs, le menacer, donc lřépuiser et le dissuader de ses objectifs de guerre, tout cela peut également conduire à la victoire finale. Pour ce qui est de lřessentiel, les différentes approches marquent toutefois des actions similaires. En général, les troupes régulières se rendaient rarement sur les théâtres dřopérations secondaires, surtout celles qui avaient pour mission de conquérir la décision dans les batailles et les combats. En premier lieu, on pouvait y prendre en compte la présence dřunités légères et de troupes de guérilla de diverses organisations, ainsi que dřinsurgés 2 Général-major prussien Georg-Wilheim von Valentini (1775-1834). Lřart de guerre du XVIIIe siècle européen utilisait aussi la Ŗpetite guerreŗ évitant les stéréotypes. 3 La guérilla hongroise au XIXe siècle 207 locaux. Cette similitude rendait possible la définition généralisée des principes de base caractérisant la petite guerre. Lřobjectif de la petite guerre est de vaincre lřennemi, non par la supériorité quantitative ou technique des forces, ni par une supériorité qualitative ou organisationnelle, mais par la démonstration de capacités spéciales : lřautonomie, la mobilité, la formation, lřengagement et parfois lřhéroïsme. Les combattants luttant sur les théâtres secondaires recherchaient la tenue du terrain le plus souvent face des forces ennemies supérieures, le détournement du gros des forces ennemies par une action défensive, mais aussi par des attaques, raids et provocations. Pour ce faire il y avait des unités peu nombreuses dont une petite partie était régulière, le gros des forces étant fourni par la population locale. La fidélité de cette dernière nřétait pas en cause malgré le bas niveau de leur instruction, cřétait une guerre de défense de la patrie pour le peuple. Cřest lřélément de base de la réussite dřune petite guerre. Lřenvironnement géographique, cřest-à-dire le terrain, est lřautre élément fondamental. Un terrain plat et ouvert était le moins adéquat pour cette guerre, tandis quřun terrain montagneux et marécageux pouvait assurer des avantages importants. Le raisonnement tactique devait sřadapter à ces circonstances. Un élément important de réussite dřunités peu nombreuses combattant dans des circonstances difficiles était le mouvement permanent qui rendait impossible la révélation de leur présence, mais qui les aidait à acquérir des renseignements sur lřennemi. Cette rapidité rendait possible les raids, par exemple sur les avant-gardes de lřadversaire, sur ses points dřobservation et de contrôle, ses dépôts et ses convois. Avec cette capacité, ces unités pouvaient se retirer ou disparaître en cas dřune résistance forte. Elles devaient effectuer les raids en petits groupes autonomes, ce qui demandait un nouveau mode de commandement. Tous les niveaux de commandement exigeaient une capacité de décision adéquate et un commandement ciblé. Les petites guerres avaient besoin de commandants instruits, car il nřy avait pas de lien supérieur dont il suffisait de suivre des instructions. ŖL‟indépendance est l‟âme de la petite guerreŗ- a dit le général prussien Decker. Les groupes agissaient souvent dřune façon autonome selon les instructions de leurs commandants. Cependant, la guerre dřavant-garde ou dřincursion proprement-dite demandait un comportement indépendant, attractif et souvent dévoué, non 208 Stratégique seulement de la part du commandant mais du soldat aussi. Pourtant lřabnégation nřétait exigée quřen cas ultime, car en raison de leur petit nombre, chaque combattant était apprécié, en particulier les plus forts. Cřest pour cette raison que des combats ou des tirs éloignés étaient rares. La tactique est devenue plus simple, le tir précis des tireurs dřélite est passé au premier plan. Lřattaquant se préparait à une frappe inopinée, une fois atteint le plus grand résultat possible il se retirait du terrain. Lřorganisation de la force armée menant une petite guerre correspondait aux principes généraux. Au XIXe siècle, la présence de lřartillerie était évidente aux côtés de lřinfanterie et de la cavalerie. Les proportions étaient déterminées par le terrain, la mission et plus souvent par les circonstances. Lřadjectif typique des trois armes est la légèreté. Dans le cas de lřinfanterie, cřest le fusil plus précis, rapidement rechargeable ou la mise en service dřarmes blanches par rapport aux fusils en ligne et à tir de salve. Dans le cas de la cavalerie, lřarme des hussards considérée alors comme classique sřavéra la plus efficace. Dans lřartillerie, les canons plus mobiles étaient appréciés. En particulier, la version de montagne ou démontable et à malles des canons dřun et trois livres assurait un soutien important. La mise en service des roquettes dont les trépieds se montaient facilement est passée au premier plan. La définition de certaines unités tactiques sřadaptait au mode de combat. Dans lřinfanterie, le bataillon (environ 1 000 hommes) était normalement considéré comme unité fondamentale, mais conformément aux critères de la petite guerre, lřengagement dřun groupe comprenant deux compagnies (tiers-bataillon) avec trois à quatre cent hommes était habituel. Dans la cavalerie, neuf ou dix cavaliers avec un chef de section étaient capables de sřengager. Dans lřappui feu, il sřagissait de canons et de canons couplés mis en service dans les détachements, lřemploi des batteries étant exclu. Les soldats devaient sřactiver aux travaux du génie aussi, car ce soutien leur manquait et ils devaient être capables de porter leurs malles puisque les charrettes ou dřautres matériels de transport ne pouvaient ralentir les marches. Le terme technique préféré des théoriciens pour accomplir ces missions est le combat dřavant-garde ou dřincursion. La défense ou le combat défensif était le mode de combat le moins apprécié de cette époque, mais souvent nécessaire. La guérilla hongroise au XIXe siècle 209 LA DESCRIPTION GÉO-MILITAIRE DE HÁROMSZÉK La région de Háromszék est située dans lřangle sud-est de la Terre des Sicules en Transylvanie4. Sa position est avantageuse pour mener une petite guerre. Elle est entourée de hautes montagnes, ses frontières ne sont ouvertes que vers le sud-ouest. Pour les habitants de Háromszék de même que pour ceux de la Terre des Sicules, le combat et lřautodéfense ont été vitaux au 4 Il appartient à la Roumanie sauf durant la période 1940-1944. 210 Stratégique cours des siècles écoulés. La situation isolée du territoire assurait une bonne défense, mais les habitants ne pouvaient espérer aucune aide extérieure ou seulement avec du retard. Le désir de liberté des Sicules qui les caractérise bien sřadaptait à cette situation géostratégique. Ils jouissaient déjà de privilèges royaux au Moyen Âge pour leurs missions de garde-frontières qui se modifièrent considérablement durant les siècles. Une partie des habitants des régions de Csíkszék et Háromszék effectuaient des services de garde-frontières militaires au XIXe siècle, ce qui leur a permis de livrer de petites guerres réussies grâce à leurs traditions et en partie à leur préparation. Le mode de vie dur demandant des efforts physiques exceptionnels des habitants locaux y contribuait également. Sur le territoire de 3 153,6 km² il y avait quatre villes, cent trois villages et deux plaines5. Háromszék, contrairement à son nom, unifiait quatre szék, Sepsi, Kézdi, Orbai et Miklósvárszék.6 Au XIXe siècle, les frontières géographiques et administratives du territoire ne coïncidaient plus. Les frontières naturelles de la région à lřest sont la montagne Nemere, puis vers le sud après le col dřOjtoz les hautes montagnes de Háromszék avec ses pics de 1 700 m jusquřau col de Bodza. Au nord, la montagne Hargita et ses appendices constituent des obstacles difficiles à franchir avec la montagne de Persány vers lřouest. Le mont Kakukk, situé dans la montagne Hargita de sud, culmine à 1 558 m, le mont Vár, dans la montagne de Persány, dépasse aussi 1 100 m. Le territoire de Háromszék est varié, à lřouest se trouvent les montagnes de Barót et de Bodok, au milieu la plaine de Szépmező. Miklñsvárszék appartenant à Háromszék et le territoire Bardoc-fiúszék faisant partie de Udvarhelyszék voisin constituent la région de Erdővidék (Territoire des Forêts). Sources : Lipszky János, ŖA magyar királyság általános térképeŗ (Mappa generalis regni Hungariae), Pest, 1806 (1804-1808) DVD in Lipszky János, A Magyar Királyság és társországainak térképe és névtára, Budapest, 2002. 6 Le szék est une unité administrative qui correspond au département. Háromszék signifie littéralement trois szék. 5 La guérilla hongroise au XIXe siècle 211 Le cours dřeau le plus important de la région est la rivière Olt qui coule du nord au travers de Háromszék, mais avant de le quitter, elle tourne dřabord vers lřouest, puis vers le nord, constituant ainsi une frontière occidentale. Lřaffluent le plus important de lřOlt est le Feketeügy qui fait jonction près de Kökös. Les deux cours dřeau constituent un obstacle important, sur tout le territoire dans le cas de lřOlt et sur le cours inférieur du Feketeügy. De nombreux ruisseaux tombent dans ces rivières qui sont faciles à franchir à pied. Le réseau routier était relativement dense. Les conditions météorologiques du paysage sont déterminées par les caractéristiques du bassin. Le vent le plus connu est appelé nemere. Ce vent fort et inattendu cause beaucoup de dégâts en hiver, il provoque des tempêtes de neige et crée des obstacles. Le climat est par ailleurs propice à la culture agricole. La population de Háromszék comptait 100 000 habitants au milieu du XIXe siècle. 90 % des familles vivaient de lřagriculture, tandis quřà Kézdivásárhely7 de nombreux artisans et ouvriers travaillaient. La moitié de la population appartenait à lřordre militaire, il y avait quelques nobles, citoyens et curés, le reste 7 Aujourdřhui Târgu Secuiesc en Roumanie. 212 Stratégique était constitué de familles de serfs et dřouvriers agricoles. Un petit pourcentage de serfs et dřouvriers agricoles roumains habitaient dans les montagnes. Lřautorité civile élue de Háromszék était le représentant principal royal, les autres szék étaient dirigés par les représentants royaux suppléants. Leur autorité supérieure était le gouverneur principal de Transylvanie. Une direction militaire fonctionnait parallèlement, assurant directement la représentation militaire de lřempire. Cřest en 1764 que le 15e régiment (2e régiment sicule) dřinfanterie de garde-frontière a été installé à Háromszék. Le szék assura également lřeffectif du 11e régiment de hussards (sicules) dont lřétat-major était installé avec quelques compagnies dans cette région. Les familles de lřordre militaire étaient subordonnées aux commandements régimentaires relevant du commandement suprême de Transylvanie de Nagyszeben8. Les garde-frontières étaient des agriculteurs libres ayant une propriété foncière. Les hommes de ces familles devaient faire leur service militaire entre 18 et 50 ans. A lřissu dřune instruction appropriée, ils participaient à la garde et au contrôle des frontières ; en temps de guerre, ils étaient affectés aux théâtres dřopérations. Ce système militaire imposé aux Sicules incarnait la domination dřun pouvoir étranger. LES ANTÉCÉDENTS DU COMBAT D’AUTODÉFENSE Les événements de mars-avril 1848 en Hongrie ont provoqué un grand enthousiasme parmi les Sicules qui ont cru que le temps était venu de mettre fin aux injustices. Toutefois, ils devaient attendre lřentrée en vigueur des lois dřavril de Hongrie après lřapprobation de la réunion de la Transylvanie à la Hongrie par le parlement transylvanien9. À Kolozsvár10 entre le 29 mai et le 18 juin se réunit lřassemblée transylvaine attendue depuis longtemps qui vota la réunion et approuva les lois en harmonie avec celles du mois dřavril permettant lřintroduction des principes de la société civique moderne en Transylvanie. Lřassemblée Aujourdřhui Sibiu en Roumanie. La Transylvanie sřest séparée au XVIe siècle de la Hongrie dont une partie était envahie par les Turcs. Après lřélimination des Turcs, le gouvernement de Vienne considéra la Transylvanie comme une province autonome. Parmi les revendication des révolutionnaires du 15 mars 1848, il y avait la réintégration (réunion) de la Transylvanie dans la Hongrie. 10 Aujourdřhui Cluj-Napoca en Roumanie. 8 9 La guérilla hongroise au XIXe siècle 213 sřoccupa également de la question du service militaire des Sicules, en envisageant de transformer le corps des garde-frontières en garde nationale et en rendant le service militaire obligatoire et universel. Mais, jusquřà lřapprobation royale, tout restait comme avant. Les événements des semaines et des mois suivants ne justifièrent pas les attentes. Il sřavéra que les Saxons11 avaient voté la réunion sous la pression et le général Anton Puchner, commandant en chef impérial en Transylvanie, y était opposé aussi. Après avoir refusé lřunion, la réunion nationale roumaine, tenue du 15 au 25 septembre, déclara la nécessité dřun combat armé. Ces actions poussaient les Sicules à convoquer leur réunion pour le 16 octobre à Agyagfalva12. Les participants déclarèrent leur fidélité au roi, exprimèrent leur volonté de coopération avec les peuples de Transylvanie en prenant une décision sur leur autodéfense. Ils décidèrent de se défendre contre les Roumains et par conséquent appelèrent tous les hommes âgés de 19-40 ans sous les drapeaux. Une armée se mit en route pour faire valoir les lois de lřassemblée. Dans plusieurs petites batailles elle vainquit les troupes impériales, ensuite elle pilla et incendia la ville de Szászrégen13. Cet événement marqua le début de la décomposition de lřarmée sicule qui sřévapora à la bataille de Marosvásárhely le 5 novembre. Le général Puchner déclara lřétat de siège le 18 octobre en Transylvanie. Lřinsurrection populaire roumaine sřélargissait et une situation de guerre civile sřinstalla. Lřarmée impériale occupa les régions de Marosszék et Udvarhelyszék sans résistance et, en décembre, le territoire de Csíkszék était également pacifié. La région de Háromszék préparait alors sa défense. Le travail dřorganisation débuta sous la direction du Comité permanent de Háromszék et un Gouvernement central fut créé à la fin octobre à Sepsiszentgyörgy14. Le gouvernement était dirigé par Mózes Berde, qui appela sous les armes les hommes de 18 à 50 ans qui constituaient des unités. Lřuniforme était obligatoire et ils recevaient des armes du dépôt central ou par achat individuel. Les combattants sřéquipaient surtout de lances et de faux redres11 Appellation générique de la minorité allemande historique de la Transylvanie. 12 Aujourdřhui Lutita en Roumanie. 13 Aujourdřhui Reghin en Roumanie. 14 Aujourdřhui Sfântu Gheorghe en Roumanie. 214 Stratégique sées. La garde nationale mise en place après la révolution était mobilisée pour se déplacer aux frontières menacées de Háromszék, afin dřeffectuer un service dřobservation. Pour les habitants de la région, cette situation était ambiguë. Dřune part, ils espéraient que les lois adoptées à Kolozsvár entreraient en vigueur et que les décisions dřAgyagfalva se réaliseraient, dřautre part ils devaient faire face à la proclamation du général Puchner du 18 octobre envisageant de rétablir lřétat dřavant-mars. Plusieurs rassemblements populaires étaient organisés en novembre pour clarifier la situation. Leur ambiance démontrait quřen cas dřattaque, Háromszék choisirait le combat mais ils appelaient la partie impériale à la négociation. La direction de la région fut élue avec Mózes Berde en tête en qualité de commissaire du gouvernement. Le colonel Károly Dobay, commandant le régiment dřinfanterie de garde-frontière, était responsable des affaires militaires. Finalement, lřautodéfense armée fut déclarée. Le ravitaillement en munitions et en armes faisait partie intégrante de la résistance armée de Háromszék. Lřautorité nřaurait jamais pu engager des combats si elle nřavait pas reçu des garanties quant au ravitaillement. Quelques soldats et ouvriers industriels résolurent cette question dřune manière inventive. Une usine de salpêtre et de détonateurs, un atelier de poudre à canon et de munitions et une fonderie de canons avec les ateliers nécessaires à produire les autres pièces de rechange sřinstallèrent sur place. La force armée de Háromszék était composite, conformément aux conditions de petite guerre. Son noyau le plus instruit était composé de garde-frontières, restés à la maison, du régiment dřinfanterie et du régiment de hussards. Les volontaires du 12e bataillon de défense de Marosvásárhely et les cavaliers volontaires appelés plus tard hussards de Mátyás, arrivant à Háromszék après la bataille de Marosvásárhely, avaient peu dřexpérience du combat. Le reste de lřarmée était composé de gardes nationaux équipés surtout de lances et sřorganisait en unités de taille différente selon les régions. Lřorganisateur de lřartillerie était Áron Gábor, caporal des garde-frontières réformés, qui était responsable de la production de canons dřune part et du recrutement et de la formation des artilleurs Lřétat moral de lřarmée sicule était excellent pour poursuivre la petite guerre. La guérilla hongroise au XIXe siècle 215 Une caractéristique typique de la petite guerre est quřil est difficile de donner les chiffres des effectifs de lřadversaire. Quant à la taille de lřarmée sicule nous pouvons seulement faire des estimations. On peut accepter les chiffres vérifiés de Ákos Egyed qui estime que 10 000 hommes participèrent en réalité à la défense ou sřy préparaient. Le commandant en chef de lřarmée de Háromszék était le colonel Dobay qui, en sa qualité du commandant le régiment de garde-frontières, jouissait dřun grand prestige et dřune grande expérience. Son chef dřétat-major, le capitaine Sándor Gál, disposant de larges connaissances théoriques, était un bon organisateur, dynamique et engagé pour lřaffaire sicule. Lřarmée comprenait trois camps. Lřaile droite était commandée par le colonel Sándor Sombori, commandant le régiment de garde-frontières de hussards sicule stationné à Sepsiszentgyörgy. Lřaile gauche était commandée par le lieutenant-colonel Imre Nagy de Uzon15 tandis que la colonne de Erdővidék était commandée par le chef de bataillon réactivé Mihály Pap et stationnait à Barót16. Le commandant de la cavalerie était le capitaine Ignác Kovachich Horváth, lřartillerie était commandée par le futur chef de bataillon Áron Gábor. Certains groupes sřinstallèrent pour le 29 novembre, mais la ligne de garde transfrontalière fonctionnait déjà et signalait les mouvements et raids de lřennemi. Le général comte Anton Puchner, commandant en chef en Transylvanie, se retrouvait dans une situation assez difficile à lřautomne 1848 à son quartier général de Nagyszeben. Dans une Transylvanie révoltée il devait faire face à de multiples missions avec peu de soldats. Il compléta ses troupes par des dizaines de milliers dřinsurgés roumains et allemands transylvains dont la direction était assurée par des officiers subalternes royaux-impériaux. Par le décret du 18 octobre, il essaya de rétablir la situation de lřavant-guerre en tant que chef civil et militaire muni des pleins pouvoirs. Puchner supposait, dřaprès les comptes-rendus de renseignement, que les Sicules de Háromszék voulaient attaquer de Kézdivásárhely vers Brassó17 le 24 ou le 25 novem- 15 16 17 Aujourdřhui Ozun en Roumanie. Aujoudřhui Baraolt en Roumanie. Aujourdřhui Brasov (Cronstadt) en Roumanie. 216 Stratégique bre. Pour empêcher cela, il décida un regroupement à Földvár18. Les unités regroupées étaient commandées par le colonel comte Johann Stutterheim, commandant le 63e régiment dřinfanterie (Bianchi). Le commandant Carl Riebel devait rejoindre les troupes de Stutterheim avec les soldats de la circonscription de Brassó. Puchner affecta le détachement du capitaine August von Heydte et les insurgés de Fogaras de Székelyudvarhely19 à Földvár. Le regroupement ordonné nřeut lieu que le 29 novembre, lorsque le détachement du capitaine Hydte arriva le dernier. Par rapport à la dernière note, les troupes du commandant Riebel se réunissaient à Szászhermány20. Selon les chiffres de Heydte, dans les effectifs du regroupement il y avait au total 1 890 fantassins, 200 soldats cavaliers réguliers, 8 canons et environ 4 000 gardes nationaux et insurgés en alerte. De plus, au col de Bodza il y avait une demi-compagnie de garde-frontières et 2 000 insurgés avec deux canons et les garnisons de Fogarasi et de Brassó complétées dřinsurgés. Le quartier général de Gedeon était à Vledény21. LES ÉVÉNEMENTS DE LA PETITE GUERRE Il est dans la nature de la petite guerre de nřavoir ni début ni fin, elle bat tout dřun coup son plein. Il est aussi difficile de déterminer la date du commencement des opérations de la défense de Háromszék. Les premiers combats éclatèrent probablement le 26 novembre sur deux théâtres simultanément. Cřest ce jour-là que la garde de Bodza des Sicules fut attaquée et eut trois victimes. Ce même jour arrivaient le capitaine Heydte et son détachement de Homorñdszentpál à Felsőrákos22. Les troupes impériales stationnèrent pendant deux jours dans ces deux localités en désarmant les habitants des villages des voisins. Les troupes sicules dřErdővidék regardaient les événements sans rien faire. Leur doyen était le commandant Emanuel Balázs, mais lui et ses officiers se contentèrent de poursuivre des négociations avec Heydte. Cepandant, Balázs fut fait prisonnier et envoyé par les soldats impériaux à Sepsiszentgyörgy où il 18 19 20 21 22 Aujourdřhui Feldioara (Marienburg) en Roumanie. Aujourdřhui Odorheiu Secuiesc en Roumanie. Aujourdřhui Hărman (Honigberg) en Roumanie. Aujourdřhui Vlădeni en Roumanie. Aujourdřhui Sânpaul et Racuşu de Sus en Roumanie. La guérilla hongroise au XIXe siècle 217 fut aussitôt exécuté. La défense de Erdővidék était dispersée, ce qui rendait possible de faire payer un tribut et de piller. Entre-temps, Sutterheim préparait une attaque générale contre Sepsiszentgyörgy quřil voulait déclencher le 28. En raison du retard du détachement de Heydte cette date fut repoussée. Le premier accrochage eut lieu le 29 novembre à Árapatak23. Une unité de la défense nationale stationnait dans le village, certains soldats décidèrent de ramener le bac de lřautre côté du Olt. Ils finirent par traverser la rivière et surprendre les troupes impériales et ils ramenèrent le bac dans une grande fusillade. Du côté hongrois, il nřy a pas eu de perte humaine, du côté de lřennemi il y eut un homme tué. Sutterheim décida de poursuivre lřaffaire. Il affecta trente hommes de la compagnie du 63e régiment dřinfanterie (Bianchi), une section du 5e régiment de dragons (Savoie) et une unité dřinsurgés au travers du pont de la rivière Olt à Hìdvég24, Heydte se trouvait à environ 2 km, de façon à attaquer Árapatak. La partie hongroise, voyant ces événements, essaya de trouver une bonne position. Lřattaque eut lieu vers midi dans un brouillard épais permettant de nřêtre pas vu par les adversaires. La fumée des premières fusillades rendait encore plus difficile lřorientation, mais les balles sifflantes montraient les directions. Lřaile droite des troupes de Heydte constituait la demi-compagnie du régiment Bianchi, tandis que lřaile gauche était composée dřinsurgés, et une compagnie roumaine de gardeŔfrontières et deux sections de dragons étaient en réserve. Sous le feu intense, Heydte voyait que les Hongrois ne se retiraient pas mais, au contraire, gagnaient du terrain. Il précipita sur son aile droite pour convaincre les insurgés de progresser et de presser les Hongrois vers la rivière. Les insurgés ne bougeant pas, le capitaine prit leur commandement, tira en lřair avec son pistolet et partit à lřattaque en glorifiant lřempereur. Seuls ses quelques hommes le suivirent, mais pas les insurgés. Les soldats tchèques dřune section de dragons commencèrent à les pousser en avant en créant une chaîne derrière les insurgés roumains. Après cela le capitaine passa le commandement aux officiers des insurgés et se précipita sur lřautre aile. Il ordonna à lřautre section de dragons de se déplacer à lřavant avec le soutien de laquelle les fantassins déclenchèrent une attaque. 23 24 Aujourdřhui Araci en Roumanie. Aujourdřhui Hăghig en Roumanie. 218 Stratégique La partie hongroise se tenait face à une supériorité importante. Ils menaient des contre-attaques dans le brouillard épais jusquřà ce que leurs stocks de munitions fussent épuisés. Quand ils virent les insurgés roumains sřavançant, ils arrêtèrent les tirs disséminés et se retirèrent. Ils ne se risquèrent pas ensuite à la défense du ruisseau Árapatak et cherchèrent un refuge dans les montagnes. Les combats aux environs dřÁrpapatak attirèrent lřattention des commandants sicules. Les petits succès et lřendurance permettaient de planifier un raid. Sombori réunit ses troupes à Sepsiszentgyörgy : 400-500 combattants, pourvus dřarmes mixtes, plusieurs dřentre eux avec des fusils de chasse, dřautres avec des lances, ainsi quřune compagnie sicule et une section de hussards Mátyás. Pour la première fois, les Sicules réunis pouvaient aussi avoir deux canons. Selon les rapports autrichiens, le matin du 30 novembre, environ 400 hommes partirent vers Hìdvég pour attaquer lřennemi. Ce jour-là, la plupart des troupes impériales de Földvár se mirent aussi en route. Stutterheim pouvait finalement lancer son attaque à Földvár, en laissant seulement 1 200 insurgés et 400 gardes nationaux. Les troupes se dirigeaient vers Botfalva25 et après que les unités du commandant Riebel les rejoignirent, elles voulaient prendre la direction de Illyefalva26 pour surprendre les Sicules. Les troupes de Stutterheim étaient suivies du détachement de Heydte. Les Sicules réussirent à surprendre la garde impériale de Földvár ainsi que les unités de retour de Stutterheim qui trouvèrent le site abandonné, pillé et incendié. Stutterheim préparait sur toutes les lignes une défense et des patrouilles de Hídvég au col de Bodza pour lequel il aurait eu besoin de nouvelles unités. Les insurgés roumains et allemands de Transylvanie ne constituaient quřune masse sans efficacité. Heydte finit par les renvoyer chez eux, excepté mille hommes. Le 4 décembre, Stutterheim fit un compte-rendu sur les enseignements tirés des combats précédents et de lřétat de son camp au général Gedeon. Il réclamait un renfort important : 5-6 bataillons dřinfanterie, un régiment de cavaliers, deux batteries, Ŗquelques équipements de franchissementŗ (ponts ou pontons) et quelques 25 26 Aujourdřhui Bod (Brenndorf) en Roumanie. Aujourdřhui Ilieni en Roumanie. La guérilla hongroise au XIXe siècle 219 compagnies de gardes nationaux de Brassó en réserve. Il pourrait alors se passer de Ŗl‟emploi de tous les insurgés qui ne provoquent que du désordreŗ. La victoire de Földvár continua dřaugmenter la fierté et lřenthousiasme dans le camp hongrois. Les ateliers de fabrication dřarmement et de munitions travaillaient avec de plus en plus dřefficacité. Des garde-frontières, soldats, gardiens nationaux et hussards arrivaient de plus en plus souvent en petits groupes en provenance des territoires différents de la Székelyföld (Terre des Sicules). Leurs activités assez fructueuses résultaient des idées et plans nouveaux, parmi lesquels lřattaque contre Brassñ devenait très populaire. Les chefs radicaux et les jeunes officiers soutenaient cette idée. Les officiers supérieurs et ceux de haute responsabilité nommés Ŗanciensŗ étaient contre ou ne se prononçaient pas. Cependant, sur décision du conseil de guerre, le projet de lřopération fut élaboré par le colonel Dobay. Lřattaque devait prendre trois directions : Szászhermány, Prázsmár27 et Földvár, lřeffort principal portant sur Szászhermány. Lřattaque générale contre les troupes autrichiennes eut lieu le 5 décembre 1848. Le détachement du colonel Sombori, après avoir fait 17 km, atteignit Szászhermány où les troupes du commandant Riebel stationnaient. Selon le compte-rendu du commandant du 2 décembre il disposait dřenviron 1 300 hommes. Par rapport aux effectifs de Sombori, les Sicules étaient une fois et demie plus nombreux. Szászhermány est situé sur la rive gauche de lřOlt sur un terrain marécageux et boisé. Entre le pont de lřOlt et le village, il était utile de prendre la route surtout pour la cavalerie et lřartillerie. Lřautre rive était un terrain ouvert et découvert. Des patrouilles sicules et unités dřavant-garde apparaissaient souvent, alertant les garde-frontières romains et gardes de Brassó. En apprenant la nouvelle de lřarrivée des Hongrois, le commandant Riebel mit ses troupes en position à 800 pas du village. La bataille débuta vers midi avec le tir des canons au cours duquel un obus atteignit une charrette de munitions, en cassant son axe. Les fantassins furent décontenancés, ce qui suffit aux attaquants sicules pour arriver au pont. Les hussards en profitèrent pour traverser la rivière Olt. Mais il fut impossible de poursuivre lřennemi, car Riebel regroupa ses unités sur un terrain 27 Aujourdřhui Prejmer (Tartlau) en Roumanie. 220 Stratégique à lřarrière en ordonnant à ses canons de tirer à leur tour sur lřennemi. Riebel voulut ensuite occuper une position de défense sur le bord du village, mais les hussards montèrent en même temps à cheval dans les rues dřouest du village. Voyant le village incendié en quatre endroits, Riebel sřenfuit avec le reste de ses troupes à Brassó. Suivant le plan dřattaque, les Sicules lancèrent ce jour-là des attaques à Hídvég ; ce fut une démonstration de force réussie. La ville de Prázsmár avait été attaquée, depuis deux directions par les Sicules, ils le prirent sans résistance. Cřest ainsi que lřoffensive victorieuse du colonel Dobay commença. Il est difficile de comprendre pourquoi les unités de Sombori de Szászhermány se retirèrent alors. Pendant les jours et semaines suivants, les Sicules prirent sous leur contrôle les villages de Hétfalu de Barcaság à Földvár. Du côté impérial, ce matin, à Brassó en particulier, il y avait de fortes craintes quant à de nouvelles attaques des Sicules. Dans la nuit du 5 au 6, Stutterheim se retirait à Brassó en laissant de petits groupes sur lřOlt. Pour Puchner, lřaffaire de Háromszék devenait un problème difficile à résoudre. Le général estimait que ses forces ne suffisaient pas pour réprimer les Sicules, cřest pourquoi il sřadressa au général dřarmée Alfred zu WindischGrätz, commandant en chef des troupes impériales en Hongrie, pour demander des renforts. En attendant, il envoya la brigade commandée par le général-major Joseph Schurtter à Brassó. Celle-ci nřarriva que le 18 décembre, mais la situation difficile de Brassñ nřétait résolue que par la bravoure dřun officier de dragons. Il sřagit du comte capitaine August von Heydte. Heydte se rendit, au début de décembre, à Felsőrákos pour effectuer dřimportants regroupements. La compagnie Bianchi arrivée avec Heydte, une compagnie de garde-frontière roumaine et 40 hommes du 41e régiment dřinfanterie (Sivkovich) représentaient lřinfanterie de ligne, 40 dragons Savoya représentaient la cavalerie, en plus de cela des insurgés roumains et allemands transylvaniens arrivaient de Székelyudvarhely, Alsórákos28 et dřailleurs. Une lettre de Heydte témoigne du fait quřil avait au total 200 fantassins, 70 dragons, 1 700 insurgés et 600 insurgés de Héviz29. 28 29 Aujourdřhui Răcoş en Roumanie. Aujourdřhui Hoghìz en Roumanie. La guérilla hongroise au XIXe siècle 221 Pour y faire face, les premières unités arrivaient le matin 9 décembre en renfort de Erdővidék. Les 170 soldats du 12e bataillon de défense se déplaçaient vers Köpec30 en apportant leur canon de deux livres et demi, auxquels sřajoutaient 500 soldats équipés de lances et 37 hussards Mátyás. Les mouvements de troupes furent annoncés à Felsőrákos, dřoù Heydte mit en route se unités sans retard. Les Sicules sřavancèrent jusquřau ruisseau Barót et se retrouvèrent face au dispositif impérial. La petite force de Sicules se battit courageusement avec la masse de lřennemi. Ils traversèrent le ruisseau Barót et se mirent en dispositif spécial. Toute la force se mit en ligne, identique à celle de lřennemi. Tout le monde sřaligna, même les hussards sans cheval avec leur pistolet. La réserve de lřaile gauche était composée de hussards. Lorsque ce dispositif se mit en place, les attaquants de lřavant de lřinfanterie impériale sřapprochèrent et peu après le combat débuta. Le combat fut décidé par le raid inopiné des dragons qui essuyèrent des pertes importantes. Les Sicules se mirent à plat devant les cavaliers puis tirèrent sur eux avec efficacité. La force sicule se retira ensuite après ce petit succès et traversa le ruisseau, en sřenfuyant vers Köpec. Les unités impériales, en particulier les insurgés, les y poursuivirent, ce qui engendra les pertes les plus importantes de cette journée. Les insurgés incendièrent et pillèrent Köpec, tuant une partie des habitants. Les dragons perdirent 9 hommes et avaient 10 hommes gravement blessés. Les fantassins Bianchi eurent trois blessés, les insurgés eurent 14 morts et 8 hommes gravement blessés. Les Sicules perdirent deux hommes, Köpec eut 50 morts civils. La destruction de Köpec mit les Sicules en colère. Si le but de Heydte était la dissuasion, il avait obtenu lřeffet inverse. Il y attira les forces principales de Háromszék qui voulaient prendre une revanche rapidement. Le raid eut lieu le 13 décembre. Les Sicules obligèrent les troupes de Heydte à quitter Felsőrákos en leur causant des pertes importantes. Le soir-même, Heydte envoya sa lettre de Homoród31 au général Gedeon dans laquelle il parlait de lřattaque de toute lřarmée sicule. Il rapporta au supérieur quřil essaierait plus tard de réunir ses troupes et de soutenir Kőhalom32 en cas dřune 30 31 32 Aujourdřhui Căpeni en Roumanie. Aujourdřhui Homorod en Roumanie. Aujourdřhui Rupea (Reps) en Roumanie. 222 Stratégique attaque éventuelle. Lřéchec du capitaine de dragons était inattendu. Après la victoire de Köpec, Gedeon pouvait avoir de lřespoir pour lřavenir, car les forces sicules se retiraient de plusieurs endroits. Lřarrivée de la brigade de Schurtter le 18 décembre à Brassó changea radicalement la situation. Les opérations visant à clarifier la situation débutèrent afin de préparer lřattaque qui tardait à cause des conditions météorologiques. Le colonel Stutterheim, désigné pour commander lřattaque, reporta le début de lřoffensive au 24 décembre. Il passa en revue la région de Négyfalu33 et Prázsmár et le village de Bodola34 fut aussi surveillé. Les Hongrois de Moldavie (appelés tchanguos) de ce village étaient contents de voir les troupes impériales, car le jour précédent, les Roumains avaient tué à Hétfalu cent vingt habitants. La brigade de Schurtter lança son offensive le 24 décembre en partant de Földvár contre lřarmée sicule se rassemblant à Hídvég. Bien que les Sicules aient construit des fortifications de terre, le bataillon recruté les occupa. Les Sicules durent sřenfuir à Sepsiszentgyörgy par Előpatak35. Les Sicules occupèrent de nouveau Prázsmár, ils ne perdaient pas lřenvie de continuer à combattre. Les troupes impériales durent y envoyer trois compagnies dřinfanterie, une compagnie de dragons, deux canons et un détachement dřinsurgés pour refouler les Sicules. Ces événements rendaient Stutterheim plus prudent. Il avait une unité forte stationnée à Botfalva sřinquiétant en permanence pour les Sicules conformément aux unités de Prázsmár. Heydte reçut entretemps lřordre dřoccuper Felsőrákos, ce quřil effectua le 24 décembre, par un froid de moins 25 degrés. Il nřy avait quřun bataillon dřinfanterie et une compagnie de cavalerie sicules qui y stationnaient mais sans ordre, et il était facile de les surprendre. Une partie des Sicules déposa les armes, quarante hommes tombèrent en prison, les autres sřenfuirent. Les dragons poursuivaient les hussards jusquřau pont de Barñt. Le général Gedeon déplaça son quartier général de Vledény à Brassó où arrivèrent le lendemain les troupes de Heydte. Le 33 34 35 Aujourdřhui Săcele en Roumanie. Aujourdřhui Budila en Roumanie. Aujourdřhui Vâlcele en Roumanie. La guérilla hongroise au XIXe siècle 223 général désigna le 30 décembre pour lřoffensive générale, qui ne se produisit pas. À la fin décembre, la résistance sicule diminua. La plupart des insurgés populaires, des gardes nationaux et des gardesfrontières étaient rentrés chez eux et lřeffectif des camps diminua. Les échecs, les renseignements sur lřennemi devenu de plus en plus fort et la peur de lřintervention russe inquiétaient les Sicules. Ils nřétaient pas au courant non plus de lřarrivée dřun corps dřarmée hongrois qui fêta Noël à Kolozsvár. Les chefs de lřarmée de Háromszék, les anciens officiers, pouvaient penser que le temps du compromis est venu. Les chefs politiques, par contre, continuaient dřorganiser la résistance, lřassemblée permanente ordonna de quitter les camps. Berde Mózes, Dobay Károly et Sombori Sándor décidèrent de commencer les négociations. Le 28 décembre, lřassemblée permanente formula les conditions de base pour les négociations et élirent le conseil de paix. Le projet de convention était proposé au capitaine Heydte le 1er janvier qui négocia au nom du général Gedeon. À lřissu dřun bref discours, le lendemain les parties signèrent la convention à Árapatak en vertu de laquelle les troupes impériales nřoccuperaient pas la région de Háromszék, les gardes-frontières pouvaient garder leurs armes, mais les soldats du 12e bataillon de défense et les hussards Mátyás devaient quitter la région et les canons seraient fondus pour être retransformés en cloches. Háromszék aurait gagné du temps avec cette convention jusquřà ce que les troupes victo et sq rieuses du lieutenant-général Bem József attirent le gros des unités impériales évacuant la Transylvanie. Les chefs de Háromszék dénoncèrent la convention le 15 janvier. CONCLUSION La guerre dřindépendance de 1848-1849 était accompagnée de plusieurs petites guerres. La plus longue fut celle de Délvidék, de mai 1848 à la fin des combats permanents. Lřautre théâtre important était la Transylvanie où des combats se déroulèrent dřoctobre 1848 à la fin mars 1849 et de lřinvasion russe au désarmement. Lřopération transylvanienne de libération du général Bem peut également être qualifiée de Ŗpetite guerreŗ, même sřil sřagissait dřun combat autonome livré par des unités permanentes pour la plupart. Dans ce cadre, le combat des Sicules après le 224 Stratégique rassemblement de Agyagfalva contre les troupes du générallieutenant Gedeon est à considérer à part. Il est bon de présenter et dřévaluer la résistance de Háromszék car il sřagit dřune histoire glorieuse. Les gens de szék combattaient pour leur défense, ils arrivaient à défendre leur indépendance et à protéger leur liberté de décision tout en demandant dřimportantes forces à dřautres théâtres. Le lieutenant-général Puchner aurait eu besoin de tous ses soldats contre lřinvasion de Bem, mais lřéquivalent dřune force de deux brigades était en service à Háromszék, soit un tiers de ses forces. La petite guerre classique de Háromszék peut servir de modèle pour le mode de mobilisation des ressources dřun terrain. Tous les hommes disponibles, tous les équipements et tous les ménages étaient au service dřune guerre victorieuse. Dans la direction politique il y avait des débats, mais ils ne mettaient pas dřobstacles aux actions des troupes amies. Les chefs militaires organisaient leurs activités en harmonie avec les unités en surmontant leurs divergences. La capacité de décision, le courage et la bravoure de certains commandants entrainèrent des victoires. Sándor Gál, Ignác Horváth, Ferenc Sárosi étaient considérés comme des commandants à succès, tout comme ceux qui bouleversèrent la vie des troupes impériales par beaucoup de petites victoires. Les Sicules profitaient parfaitement de leur connaissance du terrain quand ils apparaissaient vite et inaperçus et se retiraient. Les adversaires avaient peu de renseignements précis sur eux. Le mode de combat correspondait aux critères de la petite guerre conformément aux traditions des Sicules. Ils faisaient attention à la proximité des forêts, ils ne sřen éloignaient que rarement, sauf sřils étaient sûrs dřeux ou sřils subissaient un échec. Ce fut le cas de la bataille du 9 décembre à Köpec où ils se rendirent compte tard de la vanité du combat. Leur combat contre la cavalerie était, par contre, lřexemple parfait de la tactique Ŗdřinfanterie légèreŗ. Nřayant pas eu le temps de créer une formation fermée, ils remplirent leurs missions individuellement. À cette époque il était honteux de se coucher devant lřennemi, mais quand cřétait la seule solution pour survivre ils le faisaient. La mentalité des insurgés populaires contribua considérablement à la réussite de la petite guerre. Bien quřils nřaient pas eu dřinstruction ils se tenaient bien dans les combats. Cela montre aussi quřils avaient confiance dans leur armée. Il était La guérilla hongroise au XIXe siècle 225 important que lřarmée soit commandée par des chefs expérimentés et quřils aient une artillerie et des garde-frontières. Le plus important était quřils défendaient leur propre territoire. Lřadversaire nřavait pas de chance avec les insurgés. Les combattants allemands transylvains et roumains manquaient de motivation, ils étaient simplement affectés aux combats. Par conséquent ils subissaient énormément à cause de lřéchec. Bien quřils aient été commandés par des chefs impériaux, ils nřavaient pas confiance en la réussite. Après les premières pertes, ils devenaient incertains. Nous connaissons un cas où trois hussards alertèrent un camp dřinsurgés qui sřenfuirent dans la forêt en se tirant. Les pillages et incendies vont forcément avec la petite guerre. Cela entraina beaucoup de malheur, des deux côtés. Les pertes les plus dures causées au peuple sont liées aux insurgés indisciplinés. Parmi ces tragédies le cas de Köpec est éclatant, dřune part en raison des victimes nombreuses, dřautre part parce quřun officier impérial suivit les événements. Ces pertes caractérisaient les troupes irrégulières sur des théâtres secondaires. La résistance de Háromszék jusquřà lřété 1849 empêcha lřinvasion dřun ennemi sur le territoire de Háromszék et fournit plusieurs milliers dřhommes pour le corps de Jozef Bem. Il nřétait pas possible dřatteindre une plus grande réussite. Traduit par Beatrix FREGÁN Napoléon et la guerre irrégulière Bruno COLSON N apoléon eut personnellement à diriger ses forces armées contre des adversaires irréguliers en Italie (1796-1797), en Égypte et en Syrie (1798-1799). Sur ces deux derniers théâtres, la guerre fut aussi de type colonial. En Espagne, il fit une brève incursion à la fin de lřannée 1808 et combattit surtout les forces régulières espagnoles et britanniques. Il donna ensuite de nombreux ordres à ses généraux depuis Paris pour leur indiquer comment lutter contre la guérilla. Il lřavait fait aussi en 1806 à propos dřinsurgés italiens, en particulier calabrais. Durant ses campagnes Ŗrégléesŗ contre les Autrichiens en 1809, contre les Russes en 1812 puis contre les coalisés en 1813, la dimension irrégulière ne fut pas absente : les Tyroliens dřAndreas Hoffer, les cosaques irréguliers, les paysans russes et les corps francs prussiens lui donnèrent du fil à retordre. Sans prétendre à lřexhaustivité, nous essayerons ici de rassembler les considérations de Napoléon sur la manière de combattre des adversaires irréguliers, tirées de sa correspondance et de ses écrits de Sainte-Hélène. Nous ne retiendrons que les aspects spécifiques à la guerre irrégulière et non ceux qui concernent la guerre en général. Une confrontation de ce discours avec la pratique de certaines campagnes sera effectuée sur une base sélective, en fonction de lřexistence de travaux sérieux et de lřimplication personnelle de Napoléon. DES GUERRES D’UNE AUTRE NATURE Napoléon nřétait pas un homme de définitions. À notre connaissance, il nřa pas utilisé lřexpression Ŗguerre irrégulièreŗ. 228 Stratégique Nous nřavons pas trouvé trace, non plus, dřune lecture dřouvrages consacrés spécifiquement à la Ŗpetite guerreŗ. La Ŗguerre civileŗ, par contre, faisait partie de son vocabulaire. Une guerre civile comporte toujours une dimension irrégulière. Ce fut le cas du soulèvement de la Vendée pendant la Révolution. ŖDans les guerres civiles, selon Napoléon, il n‟est pas donné à tout homme de savoir se conduire ; il faut quelque chose de plus que la prudence militaire, il faut de la sagacité, de la connaissance des hommesŗ1. Paradoxalement, il estime que les guerres civiles, au lieu dřaffaiblir, retrempent et aguerrissent les peuples2. Par contre, les troupes qui servent dans ce genre de guerre oublient comment on se bat contre une armée régulière. Il sřen plaint dřItalie, en octobre 1796, à propos de généraux et de soldats envoyés de Vendée3. ŖTout est opinion à la guerre, opinion sur l‟ennemi, opinion sur ses propres soldatsŗ4. Cřest encore plus vrai dans une guerre irrégulière comme celle dřEspagne, que Napoléon qualifie ici de guerre populaire : ŖLes mouvements rétrogrades sont dangereux à la guerre ; ils ne doivent jamais être adoptés dans les guerres populaires : l‟opinion fait plus que la réalité ; la connaissance d‟un mouvement rétrograde que les meneurs attribuent à ce qu‟ils veulent crée de nouvelles armées à l‟ennemiŗ5. La guerre nřest pas régulière quand les usages ne sont pas respectés. En Égypte et en Syrie, les adversaires du général Bonaparte méconnaissaient les pratiques européennes en matière [Napoléon], Mémoires pour servir à l‟histoire de France, sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène, par les généraux qui ont partagé sa captivité, et publiés sur les manuscrits entièrement corrigés de la main de Napoléon, 8 vol., Paris, Didot et Bossange, 1823-1825 (2 vol. écrits par Gourgaud, 6 vol. écrits par Montholon), VI, p. 246. Cet ouvrage sera désormais cité sous cette forme : Mémoires, Montholon (ou Gourgaud), tome, pages. 2 [Napoléon], ŖQuatre notes sur lřouvrage intitulé Mémoires pour servir à l‟histoire de la révolution de Saint-Domingueŗ, dans Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l‟Empereur Napoléon III, 32 vol., Paris, Plon et Dumaine, 1858-1870, XXX, p. 526. Nous utiliserons désormais lřabréviation Corresp. 3 Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, I, Paris, Fayard, 2004, n° 989, p. 626, au Directoire exécutif, Milan, 20 vendémiaire an V-11 octobre 1796. Lřabréviation Corresp. gén. sera désormais utilisée. 4 Corresp., XVII, n° 14343, p. 526, note pour le roi dřEspagne, Châlons-surMarne, 22 septembre 1808. 5 Ibid., XVII, n° 14104, p. 315, au maréchal Bessières, Bayonne, 16 juin 1808. 1 Napoléon et la guerre irrégulière 229 de parlementaires. Sommé de capituler, le gouverneur de Jaffa, pour toute réponse, fit couper la tête à lřenvoyé français. Lřassaut fut ordonné, la ville fut pillée pendant vingt-quatre heures, les 4 000 hommes de la garnison furent passés au fil de lřépée et une partie des habitants fut massacrée6. En Italie et en Espagne aussi, Napoléon prescrivit des mesures rigoureuses en invoquant le droit de la guerre. Des villages calabrais révoltés furent pillés pour lřexemple en 18067. La ville de Cuenca, en Espagne, fut prise dřassaut et pillée en 1808 : Ŗc‟est le droit de la guerre, puisqu‟elle a été prise les armes à la mainŗ8. La dimension juridique intervient aussi pour Napoléon en 1813, à lřégard des partisans prussiens. Ils nřont pas droit au même traitement que les soldats de lřarmée régulière. Sřils sont pris, ils deviennent des prisonniers dřÉtat et non des prisonniers de guerre. Les officiers du corps de Lützow sont ainsi envoyés en poste et sans communiquer avec personne, jusquřà Mayence, où ils seront mis dans une prison dřÉtat, sans avoir la permission dřécrire. Dans son ordre à Berthier concernant tous les corps de partisans, lřempereur ajoute que Ŗl‟usage de la guerre était jadis de les faire pendreŗ9. À lřen croire, son enfance corse lui a très vite fait comprendre les difficultés dřune occupation : ŖCe que j‟ai vu alors, dit-il, m‟a servi dans les pays conquis : je n‟ai pas été étonné de la haine qui pousse aux pires folies certains fanatiques et de la difficulté qu‟il y a à obtenir leur soumissionŗ10. LřÎle de beauté vit en effet, autour de 1769, une armée française aux prises avec une guérilla corse capable de remporter des succès significatifs11. 6 Corresp. gén., II, n° 4294, pp. 882-883, au Directoire exécutif, Jaffa, 23 ventôse an VII-13 mars 1799. 7 Corresp., XII, n° 10131, p. 304, au roi de Naples (Joseph Bonaparte), Saint-Cloud, 22 avril 1806. 8 Lettres inédites de Napoléon Ier (an VIII-1815), publiées par Léon Lecestre, 2 vol., Paris, Plon, 1897, I, n° 333, p. 227, à Joseph Napoléon, roi dřEspagne, Bordeaux, 31 juillet 1808, 23 h. 9 Inédits napoléoniens, publiés par Arthur Chuquet, 2 vol., Paris, Fontemoing et de Boccard, 1913-1919, I, n° 1014, p. 278, à Berthier, Dresde, 19 juin 1813. 10 Henri-Gatien Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène, manuscrit déchiffré et annoté par Paul Fleuriot de Langle, 3 vol., Paris, Sulliver et Albin Michel, 1949, 1951 et 1959, II, p. 218. 11 Armstrong Starkey, War in the Age of Enlightenment, 1700-1789, Westport, Conn., Praeger, 2003, pp. 154-156. 230 Stratégique En se remémorant à Sainte-Hélène lřItalie conquise en 1796 et en particulier la révolte de Pavie, Napoléon réaffirma quřil comprenait la difficulté de lřoccupation dřun pays : ŖLa conduite d‟un général dans un pays conquis est environnée d‟écueils : s‟il est dur, il irrite et accroît le nombre de ses ennemis ; s‟il est doux, il donne des espérances qui font ensuite ressortir davantage les abus et les vexations inévitablement attachés à l‟état de guerre. Quoi qu‟il en soit, si une sédition dans ces circonstances est calmée à temps, et que le conquérant sache y employer un mélange de sévérité, de justice et de douceur, elle n‟aura eu qu‟un bon effet ; elle aura été avantageuse et sera une nouvelle garantie pour l‟avenirŗ12. Le constat est optimiste et fait partie des réflexions que lřexilé de Sainte-Hélène voulut laisser à la postérité comme autant de preuves de son génie politique et militaire. Lřessentiel est ici que ce type particulier dřétat de guerre formait bien une catégorie dans son esprit et quřil connaissait des moyens pour y faire face et sur lesquels nous reviendrons. Il fut pourtant décontenancé par la façon russe de faire la guerre en 1812. Il écrivit au tsar Alexandre, sans employer le mot, que tout cela nřétait pas régulier. Le gouverneur Rostopchine avait fait brûler Moscou. Quatre cents incendiaires avaient été pris sur le fait et tous avaient déclaré avoir mis le feu par ordre du gouverneur et du directeur de la police. ŖCette conduite est atroce et sans but, écrit lřempereur. A-t-elle pour objet de priver de quelques ressources ? Mais ces ressources étaient dans des caves que le feu n‟a pu atteindre. D‟ailleurs, comment détruire une ville des plus belles du monde et l‟ouvrage des siècles pour atteindre un si faible but ? C‟est la conduite que l‟on a tenue depuis Smolensk, ce qui a mis 600 000 familles à la mendicité. Les pompes de la ville de Moscou avaient été brisées ou emportées, une partie des armes de l‟arsenal données à des malfaiteurs qui ont obligé à tirer quelques coups de canon sur le Kremlin pour les chasser. L‟humanité et les intérêts mêmes de la Russie commandaient de laisser à Moscou une administration, des magistrats et des policiers, comme on l‟avait fait à Vienne, à Berlin, à Madridŗ13. Il sřagissait ici dřune forme particulière de guerre irrégulière, autorisée par lřimmensité de lřespace russe et [Napoléon], ŖCampagnes dřItalie (1796-1797)ŗ, Corresp., XXIX, p. 113. Corresp., XXIV, n° 19213, p. 221, à Alexandre Ier, Moscou, 20 septembre 1812. 12 13 Napoléon et la guerre irrégulière 231 la ferme résolution de son tsar et de son peuple de ne pas demander la paix avant toute évacuation du sol sacré de leur patrie. L’ARMEMENT DU PEUPLE Napoléon estimait quřil fallait des cadres et une sorte de substrat militaire national pour armer un peuple. La cour de Rome, en février 1797, nřy parvint pas avec lřÉmilie-Romagne, envahie par les Français. Si la France révolutionnaire avait pu mettre si promptement sur pied de bonnes armées, cřest quřelle avait un bon fonds, que lřémigration améliora plutôt quřelle ne le détériora. La Romagne et les montagnes de lřApennin étaient fanatisées par les prêtres et les moines. De plus, ces peuples étaient naturellement braves ; on y retrouvait Ŗquelques étincelles du caractère des anciens Romainsŗ. Ils ne purent cependant opposer aucune résistance à une poignée de troupes bien disciplinées et bien conduites. La Vendée sřétait trouvée dans des circonstances différentes. Non seulement la population était guerrière, mais elle contenait un grand nombre dřanciens officiers et sous-officiers de lřarmée et de la marine. En face, les troupes républicaines avaient été levées dans les rues de Paris ; elles étaient commandées par des hommes qui nřétaient pas de vrais militaires et qui accumulèrent les erreurs, ce qui ne fit quřaguerrir les Vendéens. Enfin, les mesures extrêmes adoptées par le Comité de Salut public et les Jacobins ne laissèrent plus le choix : mourir pour mourir, encore valait-il mieux se défendre. ŖOn conçoit très bien que si dans cette guerre contre le Saint-Siège, au lieu d‟employer des calmants, de remporter des victoires, on eût d‟abord éprouvé des défaites, qu‟on eût recouru à des moyens extrêmes et sanguinaires, une Vendée eût pu s‟établir dans l‟Apennin : la rigueur, le sang, la mort, créent des enthousiastes, des martyrs, enfantent les résolutions courageuses et désespéréesŗ14. Face à César, les Gaulois nřavaient pas non plus lřesprit national nécessaire. Ils nřavaient que lřesprit de clan ou de bourgade. Ils nřavaient aucune force armée entretenue et exercée. Pour Napoléon, toute nation qui perdrait de vue lřimportance dřune armée permanente et qui se confierait à des levées ou des armées irrégulières, éprouverait le sort des Gaules, sans pouvoir 14 Mémoires, Montholon, IV, pp. 347-348. 232 Stratégique opposer la même résistance, car celle-ci résulta à la fois Ŗde la barbarie d‟alorsŗ et du terrain boisé et sauvage de ces temps reculés, difficile à conquérir et facile à défendre15. À lřépoque de la paix dřAmiens, devant le Conseil dřÉtat, le Premier consul alla dans le même sens et refusa le projet de bataillons auxiliaires locaux, constitués des jeunes appelés avant leur enrôlement et commandés par des officiers réformés. Selon lui, cela donnerait aux conscrits plutôt lřesprit de localité que celui de lřarmée16. En 1815, face à lřEurope coalisée, Napoléon prévit pourtant une levée en masse qui devait se composer de la garde nationale, de tous les gardes forestiers, de toute la gendarmerie et de tous les bons citoyens et employés qui voudraient sřy joindre. Elle devait être organisée par département, être sous les ordres dřun maréchal de camp et se réunir au son du tocsin. Les généraux commandants en chef des armées devaient indiquer les missions : occuper les défilés des ponts, les gorges des montagnes, appuyer les forces régulières en tombant sur les flancs et les derrières de lřennemi. Les habitants devaient travailler à mettre en état de défense leur ville, leurs portes, leurs ponts, par des barrières, des palissades ou des têtes de pont, pour empêcher la cavalerie légère ennemie, les officiers porteurs dřordres, les convois, les fourrageurs ennemis de se répandre nulle part17. Ces ordres ne furent que partiellement exécutés. Lřarmement du peuple dans une guerre devenue nationale fut encore évoqué par Napoléon dans une conversation de janvier 1818. Avec une arme à feu, constatait-il, un paysan valait presque un soldat. Dans une guerre nationale où toute la population prendrait les armes, la conquête serait bien aventureuse18. Pour lui cependant, la guerre dřEspagne ne prouvait rien mais il disait sans doute cela pour sřen dédouaner, en blâmant les circonstances, ses généraux et surtout son frère Joseph. De toute façon, les tâches à confier au peuple en armes ne devaient pas être celles de lřarmée régulière. Il devait se contenter de fournir des garnisons aux places19. [Napoléon], ŖPrécis des guerres de Jules Césarŗ, Corresp., XXXII, p. 14. [Antoine-Clair Thibaudeau], Mémoires sur le Consulat. 1799 à 1804, par un ancien conseiller dřÉtat, Paris, Ponthieu et Cie, 1827, p. 108. 17 Corresp., XXVIII, n° 21861, pp. 150-151, à Davout, Paris, 1er mai 1815. 18 Bertrand, Cahiers, II, p. 53. 19 [Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 420. 15 16 Napoléon et la guerre irrégulière 233 Si lřon sřefforce de relever maintenant les ordres donnés par Napoléon pour prévenir ou contrer un adversaire irrégulier, on peut les regrouper sous les expressions suivantes, qui sont autant dřétapes à suivre et de façons de réagir : respecter les populations, se concilier les élites, se renseigner et désarmer, bien placer ses troupes et les garder réunies, frapper vite et fort, miser sur lřordre et la discipline des réguliers, ménager ses troupes et ses communications, lancer des colonnes mobiles, faire des exemples, bombarder et miner une ville révoltée, pacifier. Respecter les populations Dans un passage célèbre de Vom Kriege, Clausewitz constate quřun conquérant est toujours ami de la paix, comme Napoléon le disait lui-même, et quřil souhaite toujours entrer dans lřÉtat quřil envahit sans rencontrer dřopposition20. Il est un fait que la recommandation fut souvent donnée de se concilier les peuples envahis. Au général Joubert, qui est entré à Trente et qui marchera bientôt sur le Tyrol, le commandant en chef de lřarmée dřItalie écrit, fin janvier 1797, quřŖil ne faut rien oublier pour contenter les habitants des pays conquis. Ceux-ci doivent, en fin de compte, être plus contents des Français que des Autrichiensŗ21. À la veille du débarquement en Égypte, une proclamation est adressée aux soldats de lřarmée dřOrient qui les avertit de respecter lřislam, ses muftis et ses imams. Les légions romaines protégeaient toutes les religions22. Quelques jours plus tard, le général Kléber, malade, reste à Alexandrie où il commande la garnison. Il reçoit des consignes précises pour que les relations soient les meilleures possibles avec la population et les autorités locales. Il doit avoir les plus grands égards pour les muftis et les principaux cheiks du pays. Il faut accoutumer peu à peu les autochtones aux manières des Français et, en attendant, leur laisser entre eux une grande latitude dans leurs affaires inté- 20 Carl von Clausewitz, De la guerre, trad. par D. Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955, VI, 5, p. 416. 21 Corresp. gén., I, n° 1332, p. 815, au général Joubert, Vérone, 10 pluviôse an V-29 janvier 1797. 22 Corresp., IV, n° 2710, p. 183, proclamation à lřarmée de terre, à bord de l‟Orient, 4 messidor an VI-22 juin 1798. 234 Stratégique rieures, surtout ne point se mêler de leur justice qui, étant toute fondée sur des lois divines, tient entièrement au Coran23. Le général Menou, chargé du commandement de Rosette, reçoit des instructions encore plus précises où perce, cette fois, un début de méfiance et une possibilité de répression. Il doit protéger le culte et les autorités locales, Ŗen ayant soin cependant de désarmer le plus possible et d‟étudier quels seraient les hommes de qui il faudrait s‟assurer si jamais un événement malheureux nous obligeait à prendre des mesures pour contenir la populationŗ. Il faut pour cela découvrir quels jeunes de 16 à 20 ans pourraient être pris, moitié de gré, moitié de force, sous le prétexte de leur apprendre le métier des armes, et pour servir dřotages dès lřinstant que les circonstances lřexigeraient. Bonaparte pense quřil y a dans la population trois partis : les partisans de lřancien gouvernement des mameluks, les purs mahométans, hommes saints et vertueux très implantés dans lřopinion et enfin celui des hommes qui ont été agents des mameluks et qui sont maintenant disgraciés. Menou doit flatter lřopinion du second parti et lui faire naître de grandes espérances pour un ordre de choses où le juste soit protégé. Il doit aussi laisser espérer aux troisièmes de les remettre en place ; mais autant que cela sera possible, il se servira de ceux qui sont actuellement dans le gouvernement après leur avoir fait prêter le serment dřobéissance et de ne rien faire qui soit contraire aux intérêts de lřarmée24. Kléber réussit apparemment à pacifier la province dřAlexandrie, où les Français avaient dřabord été mal accueillis. Les portes et les remparts de la ville avaient dû en effet être forcés lors du débarquement et un bref combat sřen était suivi. Kléber se montra ferme avec les meneurs, mais il rassura les habitants en respectant leur religion et leurs institutions. Bonaparte lřen félicita et ajouta que sa plus grande crainte avait été dřêtre précédé de la réputation des Croisés. Désormais, cřest le comportement des soldats français qui fixera leur réputation25. À peu près un mois plus tard, le général en chef ajoute que lřadministration de la justice est une affaire très embrouillée chez 23 Corresp. gén., II, n° 2601, pp. 180-181, au général Kléber, Alexandrie, 19 messidor an VI-7 juillet 1798. 24 Ibid., II, n° 2602, p. 182, au général Menou, Alexandrie, 19 messidor an VI-7 juillet 1798. 25 Ibid., II, n° 2680, pp. 217-219, au général Kléber, Le Caire, 12 thermidor an VI-30 juillet 1798. Napoléon et la guerre irrégulière 235 les musulmans, quřil faut encore attendre dřêtre un peu plus mêlé avec eux et que jusque-là, il faut laisser leur divan faire à peu près ce quřil veut26. Le commandant en chef dřune armée dřoccupation a intérêt à se comporter dřune manière qui respecte les mœurs et les coutumes locales. Napoléon essaie encore de le faire comprendre à son frère Jérôme, qui mène une vie de plaisirs dans son royaume de Westphalie, en 180927. Le respect des populations ne doit pas être synonyme de faiblesse. Il faut aussi se faire respecter et même craindre. Arrivé sur le trône de Naples, Joseph essaie de gagner les sympathies de ses sujets en promettant de ne pas imposer de contribution de guerre et en interdisant aux soldats français dřexiger la table de leurs hôtes. Il se voit écrire que Ŗce n‟est pas en cajolant les peuples qu‟on les gagneŗ. Son terrible frère lui recommande au contraire de se faire craindre. Les peuples conquis sřattendent toujours à une imposition. À Vienne, où il nřy avait pas un sou, et où lřon espérait échapper à une contribution, quelques jours après son arrivée il en mit une de cent millions de francs : on trouva cela fort raisonnable. On ne gagne rien en caressant trop. ŖLes peuples d‟Italie, et en général les peuples, s‟ils n‟aperçoivent point de maître, sont disposés à la rébellion et à la mutinerie28. […]Dans un pays conquis, la bonté n‟est pas de l‟humanité. Plusieurs Français ont déjà été assassinés. En général, il est de principe politique de ne donner bonne opinion de sa bonté qu‟après s‟être montré sévère pour les méchantsŗ29. Ces réflexions se ressentent de la lecture du Prince de Machiavel. Dès le mois de février 1806, Napoléon décida de ne plus payer les troupes stationnées dans le royaume de Naples : elles devaient vivre de contributions levées sur place. Trop éloigné pour se faire une idée juste, lřempereur surestimait les ressources disponibles. Les ponctions opérées sur une population appauvrie ne feraient quřentretenir le mécontentement et alimenter lřinsurrection30. En Espagne, ce fut la même chose. Napoléon ordonna systématique26 Ibid., II, n° 2981, p. 347, au général Kléber, Le Caire, 11 fructidor an VI28 août 1798. 27 Lettres inédites, I, n° 441, p. 307, à Jérôme Napoléon, Burghausen, 29 avril 1809. 28 Corresp., XII, n° 9944, pp. 165-166, au prince Joseph, Paris, 8 mars 1806. 29 Ibid., XII, n° 10042, p. 249, au prince Joseph, Paris, 31 mars 1806. 30 Nicolas Cadet, ŖAnatomie dřune « petite guerre », la campagne de Calabre de 1806-1807ŗ, Revue d‟histoire du XIXe siècle, n° 30, 2005, p. 72. 236 Stratégique ment à ses maréchaux de faire nourrir la guerre par la guerre, en levant des impôts là où cřétait possible pour pouvoir aller se battre où cela ne lřétait pas. LřAragon tenue en main par Suchet dut ainsi fournir les ressources nécessaires pour conquérir la Catalogne et Valence. Ces levées de taxes au profit de la machine de guerre française ôtaient à celle-ci lřoccasion de gagner quelques sympathies dans les territoires où la résistance était faible31. En Andalousie, le maréchal Soult nřéprouvait nulle compassion pour la population. Sa politique conciliatrice en matière religieuse put exercer un effet lénifiant, mais la spoliation des habitants ne put asseoir une pacification durable. Il mit lřéconomie andalouse en coupe réglée, imposant des contributions démesurées par rapport à la fiscalité dřAncien Régime32. Le respect des populations tant prôné en Égypte ne sřest pas retrouvé en Italie ni en Espagne sous lřEmpire, comme si lřabsence de Napoléon du terrain le rendait moins sensible aux réalités humaines. Se concilier les élites La coopération des élites locales est indispensable. En Égypte, Bonaparte nřapprouve pas la façon dont les traite le général commandant la province du Menouf et en même temps, comprenant les difficultés dřune telle situation, il ménage son subordonné et lřassure de sa confiance : ŖJe n‟approuve pas non plus que vous ayez fait arrêter le divan sans avoir approfondi s‟il était coupable ou non, et de l‟avoir relâché douze heures après : ce n‟est pas le moyen de se concilier un parti. Étudiez les peuples chez lesquels vous êtes ; distinguez ceux qui sont les plus susceptibles d‟être employés ; faites quelquefois des exemples justes et sévères, mais jamais rien qui approche du caprice et de la légèreté. Je sens que votre position est souvent embarrassante, et je suis plein de confiance dans votre bonne volonté et votre connaissance du cœur humain ; croyez que je vous rends la 31 Don W. Alexander, Rod of Iron. French Counterinsurgency Policy in Aragon during the Peninsular War, Wilmington, Del., Scholarly Resources, 1985, p. 78. 32 Jean-Marc Lafon, L‟Andalousie et Napoléon. Contre-insurrection, collaboration et résistances dans le midi de l‟Espagne (1808-1812), Paris, Nouveau Monde éditions-Fondation Napoléon, 2007, pp. 500, 507, 530, 531. Napoléon et la guerre irrégulière 237 justice qui vous est dueŗ33. Toute la difficulté du commandant dřune force dřoccupation est dans cette lettre, qui révèle aussi la finesse psychologique de Bonaparte et son aptitude à se faire comprendre et obéir. En quittant lřÉgypte, il laisse le commandement et une série dřinstructions à Kléber. Quoi quřils fassent, les Français auront toujours les chrétiens comme amis. Il faut cependant empêcher ceux-ci dřêtre trop insolents, afin que les Turcs nřaient pas contre les Français le même fanatisme que contre les chrétiens : ŖIl faut endormir le fanatisme en attendant qu‟on puisse le déraciner. En captivant l‟opinion des grands cheiks du Caire, on a l‟opinion de toute l‟Égypte et de tous les chefs que ce peuple peut avoir. Il n‟y en a aucun moins dangereux pour nous que des cheiks qui sont peureux, ne savent pas se battre, et qui, comme tous les prêtres, inspirent le fanatisme sans être fanatiquesŗ34. Un mémoire est dicté sur la façon dont lřÉgypte a été administrée par Bonaparte. Il reprend le contenu des instructions données aux généraux. Pour avoir une influence immédiate sur des peuples si étrangers, il faut passer par des intermédiaires. Il faut leur donner des chefs, sans quoi ils sřen choisiront euxmêmes. Les ulémas et les docteurs de la loi ont été préférés parce quřils avaient une autorité naturelle, parce quřils étaient les interprètes du Coran, et que les plus grands obstacles éprouvés dans lřoccupation provenaient des idées religieuses. Les ulémas, ajoute Bonaparte, avaient également des mœurs douces, aimaient la justice, étaient riches et animés de bons principes de morale. Cřétaient sans contredit les plus honnêtes gens du pays. Ils ne savaient pas monter à cheval, nřavaient lřhabitude dřaucune manœuvre militaire et étaient donc peu propres à prendre la tête dřun mouvement armé. Ils furent le canal dont Bonaparte se servit pour gouverner le pays. Il accrut leur fortune, leur donna en toutes circonstances les plus grandes marques de respect. Il leur fit rendre les premiers honneurs militaires. En flattant leur vanité, il satisfit celle de tout le peuple. Tous ces soins nřauraient rien valu si le plus profond respect nřavait été constamment manifesté pour lřislam et si les coptes chrétiens, grecs et latins, avaient bénéficié de quelque émancipation. Bonaparte veilla au contraire 33 Corresp. gén., II, n° 2850, p. 286, au général Zayonchek, Le Caire, 29 thermidor an VI-16 août 1798. 34 Ibid., II, n° 4758, p. 1087, au général Kléber, Alexandrie, 5 fructidor an VII-22 août 1799. 238 Stratégique à ce quřils fussent encore plus soumis, plus respectueux pour les choses et les personnes qui tenaient à lřislam que par le passé. Il faut se donner les plus grands soins pour persuader les musulmans quřon aime le Coran et quřon vénère le Prophète : ŖUn seul mot, une seule démarche mal calculée, peut détruire le travail de plusieurs annéesŗ. Bonaparte nřa jamais permis que son administration agît directement sur les personnes ou le temporel des mosquées. Il sřen rapporta toujours aux ulémas et les laissa agir. Dans toute discussion contentieuse, lřautorité française devait être favorable aux mosquées et aux fondations pieuses. Il valait mieux perdre quelques droits et ne pas donner lieu à calomnier les dispositions secrètes de lřadministration sur ces matières si délicates. Ce moyen fut le plus puissant de tous, estime Bonaparte. Il fit aussi modifier partiellement les uniformes de ses troupes pour quřils ressemblent davantage à la mode orientale35. Dans les campagnes ultérieures, ses généraux suivirent plus ou moins les mêmes procédés, en les adaptant aux données locales. En Calabre (1806-1807), le maréchal Masséna joua sur la convergence dřintérêts entre les autorités françaises et la bourgeoisie locale, première victime des exactions des insurgés, pour assurer le maintien de lřordre. Il favorisa la formation de gardes civiques, sorte de milice dřautodéfense qui sřéquipait à ses frais. Les généraux français se servaient aussi des rivalités ethniques opposant les Calabrais aux communautés albanaises réfugiées làbas depuis la conquête de leur pays par les Turcs au XVe siècle36. En Espagne, le général Savary, en mission à Madrid en juin 1808, se fit dire par Napoléon quřil ne suffisait pas de rendre les autorités responsables ; il fallait aussi leur en donner les moyens. Pour cela, il fallait désarmer et former quatre compagnies des gardes nationales des plus recommandables du pays, pour appuyer les alcades et maintenir la tranquillité ; ceux-là seraient responsables sřils ne la maintenaient pas. À cette responsabilité des plus considérables de chaque ville, on joindrait celle des évêques et des couvents37. Passé du trône de Naples à celui de Madrid, Joseph Bonaparte se fit préciser comment les élites locales devaient le servir. Pour que le pays soit bien soumis, les inten[Napoléon], ŖCampagnes dřÉgypte et de Syrieŗ, Corresp., XXX, pp. 83-86. 36 N. Cadet, art. cit., pp. 74-75. 37 Corresp., XVII, n° 14117, p. 322, note pour le général Savary, en mission à Madrid, Bayonne, 19 juin 1808. 35 Napoléon et la guerre irrégulière 239 dants, corrégidors et magistrats supérieurs auxquels le peuple avait lřhabitude dřobéir, devaient être nommés par lui et se rendre dans les provinces, y faire des proclamations, pardonner aux révoltés qui rentreraient leurs armes, et surtout faire des circulaires aux alcades et curés. Ceux-ci comprendraient alors quřils sont sous le gouvernement de Joseph. Les intendants et corrégidors devaient aussi communiquer avec les ministres du nouveau roi et leur révéler les différents renseignements qui arrivaient à leur connaissance38. En Aragon, Suchet dirigea lřadministration de la province avec beaucoup dřintelligence. Il sřassura dřun modus vivendi avec lřÉglise et parvint adroitement à faire entrer la noblesse locale dans lřadministration, ce qui, avec lřappoint de quelques fonctionnaires français, donna à celle-ci une efficacité réelle39. En Andalousie, Soult déploya une politique de classe en faveur des oligarchies municipales, qui dépendaient de leur assise locale et avaient surtout investi en trains de labour, outillage et contrats de fermage à court et moyen terme. Soult protégea lřexercice du culte, lřordre social et la propriété, suivant strictement en cela la politique voulue par Napoléon40. SE RENSEIGNER ET DÉSARMER Le renseignement est essentiel pour Napoléon dans toute forme de guerre. Pour prévenir un soulèvement, en Égypte, il interdit cependant de recourir à la torture : ŖL‟usage barbare de faire bâtonner les hommes prévenus d‟avoir des secrets importants à révéler doit être aboli. Il a été reconnu de tout temps que cette manière d‟interroger les hommes, en les mettant à la torture, ne produit aucun bien. Les malheureux disent tout ce qui leur vient à la tête et tout ce qu‟ils voient qu‟on désire savoir. En conséquence, le général en chef défend d‟employer un moyen que réprouvent la raison et l‟humanitéŗ41. Comme déjà dit plus haut dans lřinstruction à Menou et dans la lettre du 20 novembre 1808 à Joseph, le désarmement préventif est une mesure qui sřimpose. À Naples, où son frère 38 Ibid., XVIII, n° 14499, p. 74, à Joseph Napoléon, Burgos, 20 novembre 1808. 39 D. W. Alexander, op. cit., p. 60. 40 J.-M. Lafon, op. cit., pp. 523-524. 41 Corresp. gén., II, n° 3656, p. 613, à Berthier, Le Caire, 21 brumaire an VII-11 novembre 1798. 240 Stratégique Joseph a pris la couronne en 1806, Napoléon prévient quřil doit sřattendre à une insurrection et quřil faut désarmer préventivement : ŖMettez bien ceci dans vos calculs, écrit-il, que, quinze jours plus tôt ou plus tard, vous aurez une insurrection. C‟est un événement qui arrive constamment en pays conquis. […] Quelque chose que vous fassiez, vous ne vous soutiendrez jamais dans une ville comme Naples par l‟opinion. […] J‟imagine que vous avez du canon dans vos palais et que vous avez pris toutes les mesures pour votre sûreté. Vous ne pourrez trop veiller sur tout votre monde. Les Français sont d‟une confiance et d‟une légèreté sans exemple. […] Désarmez, désarmez ! Mettez de l‟ordre dans cette immense ville. Tenez vos parcs dans des positions où la canaille ne puisse pas prendre vos canonsŗ42. Une autre mesure préventive est de montrer régulièrement ses troupes. Joseph, à Naples, sřentend dire quřil ne doit y avoir aucun village dans son royaume qui nřait vu ses troupes, Ŗet qu‟il importe cependant que les habitants n‟aient pas à s‟en plaindreŗ43. Bien placer ses troupes et les garder réunies Le placement judicieux des troupes est important pour prévenir un soulèvement. Au Caire, le général gouverneur de la place reçoit lřordre de ne pas disséminer ses troupes pour assurer la tranquillité de la ville : ŖQuelques officiers de service qui courent la ville, quelques sergents de planton qui se croisent sur des ânes, quelques adjudants-majors qui visitent les endroits les plus essentiels, quelques Francs qui se faufilent dans les marchés et les différents quartiers, et quelques compagnies de réserve pour pouvoir envoyer dans les endroits où il y aurait quelque trouble, sont plus utiles et fatiguent moins que des gardes fixées sur des places et dans les carrefoursŗ44. À lřéchelle dřun pays, la dissémination est également à proscrire. Mieux vaut tenir les troupes dřoccupation à peu de distance de marche, de manière à pouvoir les réunir rapidement. Napoléon lřécrit plusieurs fois à son frère Joseph, parti occuper le trône de Naples en 1806. Il vaut mieux que 600 hommes fassent six voyages sur divers points en 42 Corresp., XII, n° 9911, p. 121, au prince Joseph, Paris, 2 mars 1806. Corresp., XII, n° 10086, p. 276, au roi de Naples, la Malmaison, 11 avril 1806. 44 Corresp. gén., II, n° 2767, p. 251, au général Dupuy, Le Caire, 17 thermidor an VI-4 août 1798. 43 Napoléon et la guerre irrégulière 241 restant réunis que dřen envoyer 100 sur six points différents45. Il faut éviter les petites garnisons pour avoir moins de pertes, ne mettre de petits détachements que dans les forteresses et les postes bien fortifiés. Un bon système est celui des camps volants : 1 800 hommes sous un général de division et fournissant perpétuellement des colonnes de 500 à 600 hommes pour parcourir le pays. Nulle part il ne faut avoir moins de 400 hommes46. Non seulement des troupes réunies ont plus dřefficacité militaire, mais elles se donnent confiance à elles-mêmes et elles en imposent plus aux populations. Lorsque celles-ci ont lřhabitude dřen voir, elles peuvent se révolter dès quřelles apprennent que les troupes se sont portées ailleurs47. Les dragons sont particulièrement aptes à pacifier une région occupée, si on les emploie bien, cřest-à-dire réunis en une masse mobile. Napoléon conseille à Joseph, pour avoir la paix en Calabre, de réunir ses cinq régiments de dragons et dřen former une réserve avec quatre pièces dřartillerie légère, attelées. Ces 4 000 hommes, capables de faire trente lieues en deux jours, pourraient se porter sur tout point qui serait menacé. 300 dragons isolés perdraient lřesprit de leur arme et ne serviraient à rien48. Ces conseils étaient judicieux mais, en Espagne, Napoléon commit lřerreur de ne pas laisser certaines unités au même endroit pour assurer la pacification. Cette erreur relevait de son éloignement et de la vue beaucoup trop abstraite quřil se faisait de la situation. Toujours désireux dřobtenir la décision en un seul coup, il ne comprenait pas les demandes de ses généraux sur place qui souhaitaient maintenir leurs unités dans une région quřelles apprenaient à connaître pour mieux la pacifier49. Il y a toujours des points importants à occuper. Dans tous les pays, il faut tenir les villes principales. On les contient facilement en ayant sous sa main les personnages importants : évêques, magistrats et gros propriétaires intéressés au maintien de 45 Corresp., XII, n° 10086, p. 276, au roi de Naples, la Malmaison, 11 avril 1806. 46 Ibid., XII, n° 10156, p. 321, au roi de Naples, Saint-Cloud, 27 avril 1806. 47 Ibid., XVII, n° 13875, p. 110, au maréchal Berthier, Bayonne, 12 mai 1808. 48 Corresp., XIII, n° 10629, pp. 63-64, au roi de Naples, Saint-Cloud, 9 août 1806. 49 D. W. Alexander, op. cit., pp. 130, 146 et 217. 242 Stratégique lřordre50. De toute façon, il est impossible dřoccuper tous les points. Au critère des villes principales, il faut ajouter celui des dépôts et des hôpitaux, et avoir ses troupes sous la main pour les porter où cela est nécessaire51. La stratégie consistant à nřoccuper que des points cruciaux fut pratiquée par le maréchal Soult en Andalousie. Il ne commit pas lřerreur de vouloir occuper tout le terrain52. La situation de lřEspagne fut assimilée par Napoléon à celle dřune guerre civile : ŖDans les guerres civiles, ce sont les points importants qu‟il faut garder ; il ne faut pas aller partoutŗ53. Les recherches les plus récentes ont largement corrigé lřimage du soulèvement des peuples, en un élan patriotique unanime, contre les armées napoléoniennes. Les désordres de lřinvasion et de lřoccupation ont partout suscité des règlements de compte et des affrontements entre classes. La guerre irrégulière contre les forces de Napoléon sřest doublée dřune guerre civile en Calabre et dans plusieurs régions de lřEspagne54. La bonne garde des convois est un problème difficile dans une guerre irrégulière. En Russie, où non seulement lřaction des cosaques et autres partisans était à redouter, mais où les distances étaient énormes, Napoléon fit prendre des dispositions particulières. La cavalerie, lřinfanterie et lřartillerie composant chaque convoi devaient marcher ensemble, bivouaquer en bataillon carré autour du convoi, et ne se séparer sous aucun prétexte. Le commandant du convoi devait bivouaquer au milieu. Tout commandant qui manquait à ces dispositions était puni comme négligent et coupable de la perte du convoi. Aucun convoi ne pouvait partir sřil nřétait commandé par un officier supérieur et escorté par 1 500 hommes dřinfanterie et de cavalerie, sans compter les soldats du train, soit de lřartillerie, soit du génie, soit des équipages militaires55. 50 Corresp., XVII, n° 13749, pp. 9-10, notes pour le prince de Neuchâtel, major général de la Grande Armée, Bayonne, 16 avril 1808. 51 Ibid., XXI, n° 16921, p. 126, à Berthier, major général de lřarmée dřEspagne, Fontainebleau, 18 septembre 1810. 52 J.-M. Lafon, op. cit., pp. 445 et 456. 53 Corresp., XVII, n° 14192, p. 382, notes pour le général Savary, Bayonne, 13 juillet 1808. 54 N. Cadet, art. cit., p. 69 ; Charles Esdaile, The Peninsular War. A New History, Londres, Penguin Books, 2003, pp. 505-509 ; J.-M. Lafon, op. cit., pp. 537-538. 55 Corresp., XXIV, n° 19220, p. 227, au maréchal Berthier, Moscou, 23 septembre 1812. Napoléon et la guerre irrégulière 243 FRAPPER VITE ET FORT Cřest non seulement pour des raisons dřefficacité mais aussi pour des raisons dřhumanité quřil faut frapper fort dès le début dřune insurrection. À la fin du mois de décembre 1799, le général chargé de pacifier les départements de lřOuest est prié de faire confiance à ceux qui se soumettent, de se concilier les curés et de faciliter le voyage des chefs désireux de se rendre à Paris. Mais, sřil doit faire la guerre, ce doit être avec rapidité et sévérité : Ŗc‟est le seul moyen de la rendre moins longue, par conséquent moins déplorable pour l‟humanitéŗ56. De même, contre une populace menaçante, il ne faut pas tirer à blanc mais directement à boulets et avec des balles réelles. Sinon la populace sřenhardit, les affrontements se prolongent et font davantage de victimes : ŖAvec la populace, tout consiste dans les premières impressions que l‟on produit sur elle. Lorsqu‟elle voit, dans ses rangs, des tués et des blessés, elle est frappée de terreur, et se dissipe en un instant ; ainsi, quand on est forcé de faire feu, c‟est pour ainsi dire mal entendre les intérêts de l‟humanité que de faire tirer à poudre seulement ; car c‟est vouloir, au lieu d‟épargner le sang, en faire couler une plus grande quantité qu‟il n‟est nécessaireŗ57. Cette pratique était bien assimilée par le général Lamarque en Calabre, qui disait : ŖIl ne faut pas adopter le système défensif, il faut au contraire courir sur les brigandsŗ58. Sous la direction de Masséna, de nombreux généraux et officiers savaient comment sřy prendre avec une insurrection. Comme Napoléon, ils savaient que le temps et lřespace jouent toujours en faveur de celle-ci. Frapper vite et fort permet dřébranler les irréguliers, où il y a toujours des suiveurs plutôt tièdes, à côté dřun noyau de fanatiques. Le général Mermet, qui servait aussi en Calabre, a bien exprimé cette réalité : ŖDix pas en avant, disait-il, font trembler et fuir les brigands les plus braves, deux pas en arrière donnent 56 Corresp. gén., II, n° 4825, p. 1121, au général Hédouville, Paris, 8 nivôse an VIII-29 décembre 1799. 57 Barry E. OřMeara, Napoléon en exil à Sainte-Hélène. Relation contenant les opinions et réflexions de Napoléon sur les événemens les plus importans de sa vie, …, trad. de lřangl., 2e éd., 4 parties en 2 tomes en 1 vol., Bruxelles, Voglet, 1822, I, 2e partie, pp. 129-130. 58 Archives nationales, Paris (AN), 566 AP 15, mémoire adressé au roi Joseph par Lamarque, décembre 1806, cité par N. Cadet, art. cit., p. 73. 244 Stratégique du courage aux brigands les plus lâchesŗ59. Les charges à la baïonnette, en particulier, produisaient un effet de panique chez les Calabrais. La première campagne dřItalie fournit un bon exemple de répression rapide et efficace dřune révolte. Aussitôt entré à Milan à la mi-mai 1796 et nřayant pas le temps de percevoir régulièrement ce dont il avait besoin, Bonaparte extorqua en une fois vingt millions aux Lombards, en faisant saisir les dépôts des monts-depiété et certains objets religieux60. Cela poussa immédiatement plusieurs cités à la révolte. À Milan, la troupe intervint. Reparti en campagne, le général en chef français revint à bride abattue. Il fit incendier un village et arriva devant Pavie. Les portes de la ville furent enfoncées à coups de hache, une colonne de grenadiers appuyée par deux pièces de canon entra au pas de charge, malgré une grêle de pierres et une fusillade nourrie et mit en fuite les révoltés. Des otages furent pris et les principaux meneurs furent fusillés. La révolte fut ainsi très rapidement étouffée61. Guglielmo Ferrero, pourtant peu favorable à Bonaparte, reconnaît que la révolte fut vite maîtrisée et sans la mise à exécution de toutes les menaces proférées62. Frapper de terreur, surprendre, cřest aussi ce que recommande Bonaparte à Desaix contre les mameluks, qui nřont pas la discipline ni lřorganisation des armées européennes. Parti avec lřavant-garde en direction du Caire, peu après le débarquement à Alexandrie, Desaix doit cacher ses principaux moyens et ne pas se laisser impressionner par quelques cavaliers : ŖVous ne rencontrerez probablement que quelques pelotons de cavalerie ; masquez votre cavalerie : ne leur présentez que des pelotons d‟infanterie, ce qui leur donnera la confiance de se tenir à portée de la carabine, et pourra vous mettre à même d‟en prendre 59 AN, 304 MI 45, lettre du général Mermet au général Verdier, Scigliano, s.d. [fin 1806], citée par Idem. 60 Guglielmo Ferrero, Bonaparte en Italie (1796-1797), trad. de lřital., Paris, De Fallois, 1994 (1re éd. 1936), p. 56 ; Alain Pillepich, ŖLes Lombards face à lřintervention françaiseŗ, Actes du colloque „La liberté en Italie (1796-1797) organisé par le Centre d‟études d‟histoire de la Défense, 7 juin 1996, tiré à part du n° 408 de la Revue du Souvenir napoléonien, Paris, s.d., pp. 56-57. 61 André Masséna et Jean-Baptiste Koch, Mémoires de Masséna, rédigés d‟après les documents qu‟il a laissés et sur ceux du Dépôt de la guerre et du Dépôt des fortifications, 7 vol. et un atlas, Paris, Paulin et Lechevalier, 18481850 ; Jean de Bonnot, 1966, II, p. 74. 62 G. Ferrero, op. cit., p. 58. Napoléon et la guerre irrégulière 245 quelques-uns. Ne faites point usage de votre artillerie légère. Il faut la ménager pour le grand jour où nous aurons à combattre quatre ou cinq mille chevaux. Ne faites aucun usage de votre artillerie, à moins que ce ne soit contre des maisons. L‟art ici consiste à tenir tous mes moyens extraordinaires cachés, pour n‟en faire usage, et les surprendre d‟autant plus, que lorsque nous aurons de grandes forces à combattreŗ63. MISER SUR L’ORDRE ET LA DISCIPLINE DES RÉGULIERS Napoléon a la conviction quřune force militaire organisée triomphe toujours dřune foule ou dřun groupe dřirréguliers, même supérieurs en nombre : ŖToute troupe qui n‟est pas organisée est détruite lorsqu‟on marche à elleŗ64. Quel que soit le nombre des irréguliers, il faut marcher droit à eux et dřune résolution ferme. Ils sont incapables de tenir. Il ne faut ni les biaiser, ni les manœuvrer, mais courir dessus65. La résolution et la rapidité sont essentielles. Il ne faut pas hésiter. Napoléon sřest fait une idée sur la manière de combattre des Turcs : ŖL‟Ottoman est en général adroit, fort, brave et bon tirailleur ; il se défend parfaitement derrière un mur ; mais, en rase campagne, le défaut d‟ensemble, de discipline et de tactique, le rend très peu redoutable. Des efforts isolés ne peuvent rien contre un mouvement d‟ensembleŗ66. ŖLes mameluks étaient mieux montés, mieux exercés et mieux armés que les cavaliers français : ils avaient deux paires de pistolets, un tromblon, une carabine, un casque avec visière, une cotte de mailles, plusieurs chevaux, plusieurs hommes de pied pour les servir. Mais 100 cavaliers français ne craignaient pas 100 mameluks ; 300 n‟en craignaient pas 400 ; 600 n‟en craignaient pas 900, et dix escadrons mettaient 2 000 mameluks en déroute, tant était primordiale l‟influence de la 63 Corresp. gén., II, n° 2569, p. 164, au général Desaix, Alexandrie, 15 messidor an VI-3 juillet 1798. 64 Corresp., XII, n° 10156, p. 321, au roi de Naples, Saint-Cloud, 27 avril 1806. 65 Ibid., XVIII, n° 14730, p. 236, à Joseph Napoléon, Valladolid, 16 janvier 1809, au soir. 66 [Napoléon], ŖCampagnes dřÉgypte et de Syrieŗ, Corresp., XXX, p. 53. 246 Stratégique tactique, de l‟ordre et des évolutions régulièresŗ67. Il faut de lřordre mais pas de manœuvre compliquée, surtout pas dřattaque combinée. Desaix doit arriver devant les mameluks de MouradBey avec toutes ses forces68. Il ne doit point diviser celles-ci dans lřidée dřenvelopper lřennemi. Ces manœuvres sont trop incertaines dans les pays coupés comme la vallée du Nil69. En plaine, contre une formation de lřarmée française, les irréguliers, même plus nombreux, nřont aucune chance. De multiples exemples le prouvent. Devant Cassano en Calabre, début août 1806, une poignée de chasseurs à cheval du 9e régiment disperse en le sabrant un important rassemblement de paysans en armes. À plusieurs reprises, sur le même théâtre dřopérations, les troupes de Masséna emploient une tactique infaillible : une colonne marche de front sur les insurgés, au pas de charge et baïonnette croisée, ou bien elle fixe les insurgés par un feu nourri, pendant que des voltigeurs partent sur le côté pour aller leur tomber sur le flanc, provoquant leur panique70. Le 24 octobre 1811, le général espagnol Blake sort de Valence avec 30 000 hommes pour aller délivrer Sagonte, assiégée par le maréchal Suchet. Celui-ci porte son armée en avant. Dans une plaine couverte dřoliviers et de caroubiers, il balaie les Espagnols, composés pourtant en partie de troupes régulières, leur prend 4 drapeaux, 12 canons, 4 200 fusils et 4 681 prisonniers. Le rapport numérique était de 14 000 à 27 000 hommes en faveur des Espagnols71. MÉNAGER SES TROUPES ET SES COMMUNICATIONS Napoléon recommande dřéviter les marches inutiles contre des irréguliers particulièrement aptes à se fondre dans la nature. À propos de lřEspagne, où le soulèvement vient dřéclater en [Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art de la guerreŗ, Corresp., XXXI, pp. 320-322. 68 Corresp. gén., II, n° 3074, p. 384, à Desaix, Le Caire, 18 fructidor an VI-4 septembre 1798. 69 Ibid., II, n° 3067, p. 381, à Berthier, Le Caire, 18 fructidor an VI-4 septembre 1798. 70 N. Cadet, art. cit., p. 77. 71 Charles Oman, A History of the Peninsular War, V. October 1811 to August 31, 1812. Valencia, Ciudad Rodrigo, Badajoz, Salamanca, Madrid, Oxford, 1914, Londres, Greenhill Books, 1996, p. 45. 67 Napoléon et la guerre irrégulière 247 juillet 1808, le souci dřéconomiser les hommes est affirmé dřemblée, alors que lřempereur nřintervient pas encore personnellement et que la guérilla ne fait que débuter : ŖDans une guerre de cette nature, il faut du sang-froid, de la patience et du calcul, et il ne faut pas épuiser les troupes en fausses marches et contremarches. Il ne faut pas croire, quand on a fait une fausse marche de trois à quatre jours, qu‟on l‟ait réparée par une contremarche ; c‟est ordinairement deux fautes au lieu d‟uneŗ72. Jamais il ne faut perdre sa ligne de communication. Le principe est valable dans toute guerre. Sur cette ligne se trouvent les hôpitaux, les secours pour les malades, les munitions de guerre, les vivres, le lieu où lřarmée peut se réorganiser, se refaire. À son frère Joseph qui, en septembre 1808, voudrait regrouper toutes ses forces en coupant momentanément toute communication avec la France, Napoléon répond quřil faut dřautant plus surveiller sa ligne quand on a affaire à une insurrection : ŖOn n‟entend pas perdre sa ligne de communication, quand elle est inquiétée par des barbets, des miquelets73, des paysans insurgés et, en général, par ce qu‟on nomme à la guerre des partisans. Cela arrête des courriers, quelques hommes isolés qui percent toujours, quelque parti que l‟on prenne, mais n‟est pas dans le cas de faire front à une avant-garde ou à une arrière-garde ; alors cela n‟est rienŗ74. On retrouve lřidée quřune troupe régulière en avant ou en arrière de lřarmée dissipera les partisans et maintiendra la communication. LANCER DES COLONNES MOBILES Dřune manière générale, la méthode préconisée par Napoléon pour lutter contre les partisans est dřorganiser des colonnes mobiles, comme cela se fit en Vendée. Il conseille à son frère Joseph dřen organiser quatre en Calabre, chacune de 700 à 800 hommes, avec des unités corses parlant italien, Ŗquelque cavaCorresp., XVII, n° 14223, p. 409, notes sur la position actuelle de lřarmée en Espagne, Bayonne, 21 juillet 1808. 73 Partisans auxquels les troupes de Louis XIV durent faire face : les Barbets étaient des protestants vaudois du versant piémontais des Alpes ; les Miquelets, des Pyrénéens défenseurs de la cause des Habsbourg durant la guerre de succession dřEspagne. 74 Corresp., XVII, n° 14347, p. 528, à Joseph Napoléon, roi dřEspagne, Kaiserslautern, 24 septembre 1808. 72 248 Stratégique lerie et beaucoup d‟infanterie, réparties dans les différentes parties de cette province, et envoyant des détachements partout. Il n‟y aura pas un mois que ces colonnes seront établies qu‟elles connaîtront toutes les localités, qu‟elles seront mêlées avec les habitants, et qu‟elles auront fait une bonne chasse aux brigands. Il faut les faire fusiller sur-le-champ dès qu‟il y en a d‟arrêtés. […] Mais tenez la main à ce que les généraux ne volent pas. S‟ils se conduisent arbitrairement, s‟ils vexent et dépouillent les citoyens, ils soulèveront les provinces. Il faut frapper hardiment, destituer honteusement et livrer à une commission militaire le premier qui voleraŗ75. Les colonnes mobiles vont de pair avec le maintien des troupes réunies. Napoléon explique bien cela à Murat à la veille de lřinsurrection madrilène du 2 mai 1808. Il a appris quřun régiment avait été envoyé de lřEscurial dans un village. Un régiment peut être détaché pour faire un exemple mais il doit rentrer sur-le-champ. Si, à chaque émeute qui aura lieu, Murat envoie un régiment ou un bataillon, il nřaura bientôt plus dřarmée. Si les villages sřaccoutument à avoir des garnisons, ils se révolteront dès que Murat les retirera. Il doit envoyer des colonnes mobiles, qui ne doivent pas être absentes de plus de huit jours, et rentrer dès que leur mission est finie76. Lorsque lřEspagne sřest embrasée, les ordres sont toujours donnés dans le même sens. Berthier doit écrire aux généraux Dorsenne, Caffarelli et Thouvenot Ŗqu‟on suit dans le pays où ils sont un détestable système ; que des forces immenses sont rassemblées dans des villages contre des bandes de brigands qui sont actives, de sorte qu‟on est continuellement exposé à des événements désagréables, tandis que l‟inverse devrait être fait ; que des points principaux devraient être occupés, et que de là devraient partir des colonnes mobiles pour poursuivre les brigands ; que, si les choses étaient conduites ainsi, on éviterait beaucoup de malheurs particuliers ; qu‟il faut se hâter de suivre ce plan et de faire une guerre active aux brigands ; que l‟expérience de la Vendée a prouvé que le meilleur était d‟avoir des colonnes mobiles, disséminées et multipliées partout, et non des corps stationnairesŗ77. 75 Ibid., XII, n° 10118, p. 298, au roi de Naples, Saint-Cloud, 21 avril 1806. Lettres inédites, I, n° 273, p. 187, au prince Murat, Bayonne, 29 avril 1808, 10 h. 77 Corresp., XXIII, n° 18276, p. 27, à Berthier, major général de lřarmée dřEspagne, Saint-Cloud, 20 novembre 1811. 76 Napoléon et la guerre irrégulière 249 Malgré la distance, Napoléon voyait juste. Le séjour prolongé des troupes de Caffarelli dans un village exposait lřAragon à une nouvelle attaque de la guérilla78. En Andalousie, Soult utilisa à bon escient des colonnes mobiles79. Masséna avait fait de même en Calabre, Lamarque dans le Cilento et Duhesme en Basilicate. Les colonnes se réduisaient là à des détachements de 250 à 400 hommes : des fantassins, un peloton de cavaliers et quelques auxiliaires locaux, parfois avec une pièce dřartillerie légère. En se montrant régulièrement dans les bourgs et le villages, ils contribuaient à raffermir le courage des partisans du roi Joseph et signifiaient aux rebelles que lřarmée française était bien présente sur le terrain. Des unités de supplétifs recrutés sur place épaulèrent progressivement celle-ci80. Faire des exemples Brûler un village ou faire exécuter quelques meneurs ressortissent aux modes éternels de la répression. En Égypte, les méthodes sřadaptent aux mœurs orientales. Bonaparte écrit au général gouverneur de la province de Menouf de traiter les Turcs avec la plus grande sévérité. Tous les jours, au Caire, il fait couper trois têtes et les fait promener dans la ville : Ŗc‟est le seul moyen, dit-il, de venir à bout de ces gens-ciŗ81. Dans la province de Mansourah, où des villages se sont révoltés, Bonaparte fait brûler le plus coupable, prendre des otages et menacer les autres villages de semblables représailles82. Mais, pour avoir valeur dřexemples et empêcher lřengrenage de la violence, ces procédés répressifs alternent avec des tentatives dřapaisement, comme en témoigne cette phrase dřune lettre au général Vial : ŖTâchez de faire retourner la masse des habitants d‟El-Choarah et de Lesbé, en leur accordant un pardon généralŗ83. Manier la carotte et le bâton : tel est aussi lřessentiel des instructions au général Brune, 78 D. W. Alexander, op. cit., p. 134. J.-M. Lafon, op. cit., p. 527. 80 N. Cadet, art. cit., pp. 74-75. 81 Corresp. gén., II, n° 2691, p. 222, au général Zayonchek, Le Caire, 12 thermidor an VI-30 juillet 1798. 82 Ibid., II, n° 3033, p. 368, au général Dugua, Le Caire, 14 fructidor an VI31 août 1798. 83 Ibid., II, n° 3402, p. 512, au général Vial, Le Caire, 15 vendémiaire an VII6 octobre 1798. 79 250 Stratégique commandant de lřarmée de lřOuest, sur la conduite à tenir envers les Chouans, au début du Consulat. Tout individu qui se soumettra sera bien accueilli. Mais Brune ne doit plus tolérer aucune réunion de chefs et nřavoir plus aucune espèce de pourparler diplomatique. Il sera très tolérant pour les prêtres, se montrera sévère envers les grandes communes pour les obliger à se garder et à protéger les petites. Il nřépargnera pas les communes qui se conduiraient mal, brûlera quelques métairies et quelques gros villages dans le Morbihan, et commencera à faire quelques exemples. Ses troupes ne manqueront ni de pain, ni de viande, ni de solde. ŖCe n‟est qu‟en leur rendant la guerre terrible que les habitants eux-mêmes se réuniront contre les brigands et sentiront enfin que leur apathie leur est funesteŗ84. Après Marengo, certaines populations dřItalie donnent encore du fil à retordre. À Arezzo, une régence sřest constituée pour sřopposer aux Français et la ville a dû être prise dřassaut. Le Premier consul espère quřArezzo a été punie. ŖIl faut être làdessus impitoyable, précise-t-il. Il faut aussi, si on se révolte dans quelques coins, faire des exemples sévères. Tous les peuples étrangers, mais surtout les Italiens, ont besoin de temps en temps de répression sévèreŗ85. À Junot, qui est parti réprimer une insurrection dans les États de Parme et de Plaisance, la valeur des exemples est rappelée dans plusieurs courriers. Il doit faire brûler un gros village, faire fusiller une douzaine dřinsurgés et former des colonnes mobiles Ŗafin de saisir partout les brigands et de donner un exemple au peuple de ces paysŗ86. Faire un exemple sévère épargne le sang de bien des milliers dřhommes. ŖRien n‟est plus salutaire que des exemples terribles donnés à proposŗ87. Sans cela, les peuples dřItalie seront toujours prêts à se révolter88. Il faut donner un grand éclat au village brûlé, en faire une grande description dans tous les journaux. ŖIl y aura beau- 84 Ibid., III, n° 4872, p. 39, au général Brune, Paris, 24 nivôse an VIII14 janvier 1800. 85 Ibid., III, n° 5743, p. 435, au général Brune, commandant en chef de lřarmée dřItalie, Paris, 13 brumaire an IX-4 novembre 1800. 86 Corresp., XI, n° 9678, p. 543, au général Junot, Stuttgart, 19 janvier 1806. 87 Ibid., XII, n° 9744, p. 5, à Junot, Paris, 4 février 1806 ; n° 9772, pp. 18-19, à Junot, Paris, 7 février 1806. 88 Ibid., XII, n° 9844, p. 62, à Junot, Paris, 18 février 1806. Napoléon et la guerre irrégulière 251 coup d‟humanité et de clémence dans cet acte de rigueur, parce qu‟il préviendra d‟autres révoltesŗ89. Ces pratiques furent suivies en Calabre. Des tribunaux dřexception furent mis sur pied et prononcèrent des condamnations sévères, des villages furent incendiés, des rebelles décapités et leurs têtes exposées, sur lřordre du général Lamarque, qui se signalera pourtant plus tard par ses idées libérales. Il y avait une volonté de frapper de terreur les populations en donnant un aspect saisissant aux châtiments infligés. Des otages furent pris parmi les notables les plus influents. Une répression sévère nřa valeur dřexemple que si elle nřexaspère pas la population et ne la conduit pas au désespoir. Après le châtiment exemplaire, il faut ouvrir une porte de sortie. Les victimes des révoltés calabrais furent indemnisées et surtout les chefs français étaient disposés à promettre la vie sauve et la liberté aux rebelles qui se rendaient. En août 1806, au nom du roi Joseph, Masséna lança une promesse dřamnistie générale, excluant toutefois les chefs des insurgés90. Bombarder et miner une ville révoltée Napoléon ne se fait aucune illusion sur les moyens importants dont il faut faire usage contre une population rebelle qui se défend dans une ville fortifiée. En août 1808, il demande pour lřEspagne une Ŗgrande quantité d‟obus à cause du grand nombre de projectiles dont on est obligé de faire usage dans une guerre d‟insurrectionŗ91. Le génie et particulièrement les compagnies de mineurs devront utiliser leurs connaissances spécialisées : ŖLa guerre d‟Espagne est comme celle de Syrie ; on fera autant par les mines que par le canonŗ92. Le siège de Saragosse, contre une population fanatisée, verra effectivement des bombardements par des obusiers et un travail patient dřexplosion des maisons par les mineurs du génie93. 89 Ibid., XII, n° 9852, p. 66, à Junot, Paris, 19 février 1806. N. Cadet, art. cit., pp. 79-80. 91 Corresp., XVII, n° 14265, pp. 456-457, au général Clarke, Saint-Cloud, 22 août 1808. 92 Ibid., XVII, n° 14273, pp. 467, au général Clarke, Saint-Cloud, 27 août 1808. 93 Bruno Colson, Le général Rogniat, ingénieur et critique de Napoléon, Paris, ISC-Economica, 2006, pp. 169-188. 90 252 Stratégique De tels sièges sont particulièrement acharnés et il sřensuit souvent de furieux combats de rues. Lorsque Murat est son lieutenant à Madrid, en avril 1808, avant que le soulèvement nřéclate, lřempereur lui fait cette recommandation : ŖVous devez vous souvenir des circonstances où, sous mes ordres, vous avez fait la guerre dans de grandes villes. On ne s‟engage point dans les rues ; on occupe les maisons des têtes de rues et on établit de bonnes batteriesŗ94. Trois mois plus tard, lřEspagne sřest embrasée. Saragosse est assiégé : Ŗune ville de 40[000] à 50 000 âmes défendue par un mouvement populaire ne se prend qu‟avec du temps et de la patience. Les histoires des guerres sont pleines de catastrophes des plus considérables pour avoir brusqué et s‟être enfourné dans les rues étroites des villes. L‟exemple de BuenosAires et des 12 000 Anglais d‟élite qui y ont péri en est une preuveŗ95. Pacifier Pour arriver à pacifier, il faut des moyens autres que militaires : ŖLes provinces conquises doivent être contenues dans l‟obéissance au vainqueur par des moyens moraux, la responsabilité des communes, le mode d‟organisation de l‟administration. Les otages sont un des moyens les plus puissants, lorsque les peuples sont persuadés que la mort de ces otages est l‟effet immédiat de la violation de leur foiŗ96. La coopération des élites locales est aussi indispensable pour assurer la pacification quřelle lřétait avant lřéclatement du soulèvement. Se pose alors la question du recrutement de troupes locales, pour épauler les occupants, voire assurer leur relève. Certaines conditions doivent être remplies pour que lřesprit public y soit favorable. Il ne faut pas, surtout, que lřarmée dřoccupation vive sur le pays. Cřétait le cas en Italie en 1796 : ŖCette circonstance, d‟être obligé de vivre 94 Corresp., XVI, n° 13733, p. 487, au grand-duc de Berg, Bordeaux, 10 avril 1808, midi. 95 Ibid., XVII, n° 14223, p. 410, notes sur la position actuelle de lřarmée en Espagne, Bayonne, 21 juillet 1808. Le 5 juillet 1807, 9 000 (plutôt que 12 000) soldats britanniques attaquèrent Buenos Aires, pénétrèrent dans les rues et y subirent de lourdes pertes, soumis au feu des défenseurs tirant à partir des maisons et des terrasses. 96 [Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 365. Napoléon et la guerre irrégulière 253 des ressources locales, retarda beaucoup l‟esprit public de l‟Italie. Si, au contraire, l‟armée française avait pu être entretenue des deniers de la France, dès les premiers jours on eût pu lever des corps nombreux d‟Italiens. Mais vouloir appeler une nation à la liberté, à l‟indépendance, vouloir que l‟esprit public se forme au milieu d‟elle, qu‟elle lève des troupes, et lui enlever en même temps ses principales ressources, sont deux idées contradictoires, et c‟est dans leur conciliation que consiste le talentŗ97. On peut lever des troupes si un certain enthousiasme se manifeste. Sřil manque, mieux vaut ne rien lever. À Joseph, roi de Naples en 1806, Napoléon conseille de ne pas lever de gardes provinciales. Rien ne serait plus dangereux : ŖCes gens-là s‟enorgueilliront et croiront n‟être pas conquis. Tout peuple étranger qui a cette idée n‟est pas soumisŗ98. Cela nřempêcha pas Masséna de créer des unités de gardes civiques, constituées de propriétaires intéressés au maintien de lřordre et sřéquipant à leurs frais. Ces unités de supplétifs eurent une certaine efficacité et contribuèrent à fermer progressivement une partie du territoire calabrais aux insurgés, les régiments français pouvant partir traquer et détruire les bandes rebelles99. En Andalousie, des gardes civiques furent formées dans plusieurs localités dřimportance variée et concrétisèrent le lien entre les autorités françaises et les élites locales. Aux secondes, elle garantissait la défense de leurs propriétés et une marge de manœuvre face aux exigences de lřoccupant. Aux premières, elles fournissaient des garnisons dřappoint et la possibilité dřaffecter lřarmée du Midi à des tâches de Ŗgrande guerreŗ100. En Aragon, le maréchal Suchet ne put jamais attirer plus de 400 supplétifs locaux sur une population totale excédant le demi-million, même au moment où la pacification réussissait. Mais les Aragonais ne soutenaient pas les insurgés avec plus dřenthousiasme101. Faisant le bilan de la guerre dřEspagne à Sainte-Hélène, lřexilé formule certains regrets : ŖLes peuples conquis ne deviennent sujets du vainqueur que par un mélange de politique et de sévérité, et par leur amalgame avec l‟armée. Ces choses ont 97 98 99 100 101 [Napoléon], ŖCampagnes dřItalie (1796-1797)ŗ, Corresp., XXIX, p. 113. Corresp., XIII, n° 10629, p. 61, au roi de Naples, Saint-Cloud, 9 août 1806. N. Cadet, art. cit., pp. 74-75. J.-M. Lafon, op. cit., p. 523. D. W. Alexander, op. cit., pp. 103 et 105. 254 Stratégique manqué en Espagneŗ102. La leçon de la Vendée nřa pas suffisamment servi : ŖIl n‟y a que des moyens politiques et moraux qui puissent maintenir les peuples conquis ; l‟élite des armées de la France n‟a pas pu contenir la Vendée, qui ne compte que 5[00 000] à 600 000 habitantsŗ103. Dans les provinces insurgées du royaume de Naples en 1806-1807, Joseph Bonaparte et Masséna étaient conscients quřune politique de pacification devait accompagner la force des armes104. Mais en Espagne, comme Napoléon lřa reconnu lui-même, les moyens politiques ont manqué. Il est accusé par les spécialistes de la guerre de la Péninsule dřavoir eu une approche trop exclusivement militaire de la contre-insurrection. Jean-Marc Lafon va jusquřà employer lřexpression de Ŗpensée uniqueŗ pour qualifier la position de lřempereur, appuyée par lřexemple de la pacification de la Vendée sous le Consulat et cristallisée autour de trois principes : concentration des troupes, mobilité tactique et armement possible des autochtones. À cela sřajoutait, implicitement, lřexploitation économique des territoires105. Napoléon ne formula jamais pour lřEspagne une véritable politique complétant lřapproche militaire. Lřinsurrection devait être éliminée avec des moyens purement militaires. Se basant sur les impressions fugitives de sa brève incursion de 1808, il donna pendant quatre ans des directives Ŗtraditionnellesŗ depuis Paris, la Russie ou lřAllemagne. Sans directives politiques, les maréchaux et généraux essayaient sur place divers procédés pour satisfaire les exigences de lřempereur, mais ces procédés étaient toujours basés sur la force et la répression. Napoléon ne fit jamais preuve de la subtilité politique quřil avait déployée en Égypte et dont les textes mentionnés plus haut portent la trace. Lřimposition prenait toujours le pas sur la pacification et cela ne fit quřaliéner davantage les Espagnols106. 102 Charles-François-Tristan de Montholon, Récits de la captivité de l‟Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, 2 vol., Paris, Paulin, 1847, II, pp. 462463. 103 [Napoléon], ŖDix-huit notes sur lřouvrage intitulé Considérations sur l‟art de la guerreŗ, Corresp., XXXI, p. 340. 104 N. Cadet, art. cit., p. 78. 105 J.-M. Lafon, op. cit., pp. 23 et 26. 106 D. W. Alexander, op. cit., pp. 148, 216, 232-233. Napoléon et la guerre irrégulière 255 CONCLUSION La plupart des études sur Napoléon distinguent chez lui une phase dřascension, une apogée et un déclin. Il semble que son attitude vis-à-vis de la guerre irrégulière ait plus ou moins suivi cette courbe. Durant ses premiers commandements, en Italie et surtout en Égypte, il se préoccupa beaucoup des méthodes visant à prévenir un soulèvement, à le contrer et à le calmer. Lřinsurrection lombarde fut réprimée et apaisée en deux jours en mai 1796. En Égypte, il prit dřinfinies précautions avec les populations musulmanes pour se les concilier, il sut faire preuve dřune extrême sévérité, à lřorientale, envers les insurgés et développa une politique de pacification culturelle et religieuse dont pourraient encore sřinspirer certaines forces dřintervention contemporaines. Sa correspondance, ses instructions et son récit de la campagne dicté à Sainte-Hélène comportent des réflexions utiles à méditer. Puis vinrent les années du Consulat et de lřEmpire. De la pacification de la Vendée à la fin de la guerre de la Péninsule, soit de 1800 à 1814, les guerres devinrent de plus en plus complexes, elles engagèrent des effectifs croissants, ouvrirent plusieurs fronts à la fois, avec des étendues de plus en plus grandes à contrôler et lřexacerbation des peuples occupés augmenta. On connaît les difficultés éprouvées par le système de commandement napoléonien durant les campagnes régulières de 1812 et de 1813, quand lřempereur dut déléguer des commandements dřarmée à certains maréchaux mal préparés à cette tâche. Un même effritement de la capacité de contrôle de Napoléon se manifesta à propos des opérations de contre-insurrection. Sa correspondance en témoigne. Nombreuses en 1806 à propos de la Calabre et encore en 1808 à propos de lřEspagne, ses directives se firent ensuite plus rares et surtout moins adaptées et plus sommaires. Contrairement aux campagnes de 1796-1798, Napoléon nřétait plus sur le terrain pour diriger la lutte contre les insurgés. Cette différence fut fondamentale. En Calabre, les racines de lřinsurrection ne furent pas comprises par Napoléon. Il ne sřattendait pas à un soulèvement des Espagnols en 1808. Il refusa de voir la réalité de cette guerre et ne vit pas où se situaient ses propres limites107. Les ordres de lřempereur relatifs à certains théâtres particulièrement éloignés, 107 C. Esdaile, The Peninsular War, pp. 62-63, 398, 505. 256 Stratégique comme lřAndalousie, sont étonnamment peu nombreux entre 1810 et 1812108. Ses erreurs de jugement, même à propos dřun théâtre bien commandé comme lřAragon de Suchet, furent multiples. Il ignora lřavis de certains généraux mieux au fait de la situation, il répartit les commandements en fonction de la division politique des provinces plutôt que dřaprès les réalités géographiques, il privilégia toujours, pour promouvoir ses officiers, les vertus déployées dans la grande guerre au détriment de la petite, il ne prit pas la peine de proposer des mesures politiques de pacification, il sous-estima la force morale des insurgés et les capacités de la guérilla, quřil méprisait109. Sa sous-estimation du patriotisme espagnol est curieuse au vu dřun de ses textes de jeunesse, où lřon trouve ces considérations dřune étonnante prescience : ŖL‟Espagne est un grand État, la mollesse et l‟ineptie de la cour de Madrid, l‟avilissement du peuple, la rendent peu redoutable dans ses attaques, mais le caractère patient de cette nation, l‟orgueil et la superstition qui y prédominent, les ressources que donne une grande masse, la rendront redoutable lorsqu‟elle sera pressée chez elle. […] Il ne peut donc point entrer dans une tête froide de prendre Madrid, ce projet ne serait point du tout à l‟ordre de notre position actuelle. […] Frapper l‟Allemagne, jamais l‟Espagne ni l‟Italieŗ110. Lřécart entre le discours et la pratique de Napoléon ressort encore avec le texte suivant : ŖIl n‟y a pas de doute que la conquête ne soit une combinaison de la guerre et de la politique. C‟est là ce qui rend Alexandre admirable. […] Ce qu‟il y a d‟admirable dans Alexandre, c‟est qu‟il fut idolâtré par les peuples qu‟il a conquis ; c‟est qu‟après un règne de douze ans, les peuples conquis lui étaient plus attachés que ses propres soldats ; qu‟il était obligé à des actes de rigueur pour forcer ses généraux les plus intimes à se conduire politiquementŗ111. Constatant cela à Sainte-Hélène, Napoléon mesure sans doute lřécart entre la position dřAlexandre en Orient et la sienne dans la Péninsule ibérique. Sur un plan 108 J.-M. Lafon, op. cit., pp. 21-22. D. W. Alexander, op. cit., pp. 74, 79, 130, 146, 164, 217, 233-235, 240241. 110 Archives du Service historique de la Défense, Département de lřarmée de terre, Vincennes (SHD/DAT), 17 C 2, ŖNote sur la position politique et militaire de nos armées de Piémont et dřEspagneŗ, s.l.n.d., sans doute au quartier général de Loano, le 25 messidor an II (13 juillet 1794), pp. 2-5. 111 Bertrand, Cahiers, II, pp. 54-55. 109 Napoléon et la guerre irrégulière 257 purement langagier, si lřon relève les expressions utilisées par Napoléon dans les différents passages que nous avons cités, on ne trouve pas la Ŗguerre irrégulièreŗ, mais tantôt Ŗguerre civileŗ, Ŗguerre dřinsurrectionŗ ou Ŗguerre populaireŗ. Ceci étant dit, on doit constater que les méthodes préconisées par Napoléon et pratiquées par ses lieutenants prouvèrent leur efficacité, au moins durant un certain temps et sur le plan strictement militaire, en attendant que des mesures politiques prennent le relais, ce qui ne sřest pas produit. Les choix stratégiques et tactiques des Français en Calabre se révélèrent Ŗglobalement judicieuxŗ. Au printemps 1807, le vent tourna en défaveur de lřinsurrection112. En Espagne, la Navarre fut pacifiée entre juillet 1809 et février 1810. Lřautomne 1811 vit les Français sur le point de gagner la guerre en Espagne et au Portugal. Les forteresses avaient été prises les unes après les autres, les armées régulières avaient toutes été battues et la guérilla était sur le point de succomber. Lřexemple de la Calabre, maîtrisée en 1810, ne laisse planer aucun doute sur la capacité des armées françaises et de leurs chefs, en particulier des Masséna, des Suchet et des Soult, à développer des stratégies efficaces de contre-insurrection, dont la Ŗmodernitéŗ est évidente113. Sur ce plan, la vision synthétique du général Beaufre, par ailleurs intéressante, est injuste envers Napoléon quand celui-ci est accusé de nřavoir pas compris, ni en Égypte ni en Espagne ni en Russie, que lřenvahisseur devait sřen tenir à la zone quřil pouvait réellement tenir, au lieu de se diluer dans de trop vastes espaces favorables à la guérilla114. Il eût fallu retourner aux textes. Nous en avons vu une quantité où Napoléon prescrit de tenir ses troupes réunies sur les points importants. Pour Charles Esdaile, Napoléon aurait très bien pu gagner la guerre de la Péninsule. Ses erreurs furent beaucoup plus politiques que militaires. Le retrait dřune partie des troupes en prévision de lřexpédition de Russie fut déterminant. La frontière du Portugal fut dégarnie et cela permit à Wellington de se reprendre à espérer. Mais le front ibérique était secondaire pour Napoléon et ce fut là le tournant. Lřempereur sous-estimait non seulement les Espagnols et les Portugais, mais aussi Welling112 N. Cadet, art. cit., p. 81. J.-M. Lafon, op. cit., pp. 456 et 528. 114 André Beaufre, La guerre révolutionnaire. Les formes nouvelles de la guerre, Paris, Fayard, 1972, pp. 103-104. 113 258 Stratégique ton et son corps expéditionnaire britannique115. Enfin, sřil est vrai que les guerres de la Révolution française et de Napoléon virent lřabandon de Ŗbonnes pratiquesŗ116, cřest-à-dire de pratiques plus modérées, de la guerre par rapport à lřAncien Régime, sřil est vrai que la violence et le nombre des victimes augmentèrent, il faut plutôt y voir une amplification quřune rupture brutale instaurant la Ŗpremière guerre totaleŗ. Les expéditions napoléoniennes nřont pas suscité partout des ŖVendées potentiellesŗ et lřinimitié ne fut absolue que durant quelques phases cataclysmiques de la guerre irrégulière en Calabre, en Espagne et au Portugal117. Toutes les études de cas auxquelles nous avons eu recours en témoignent118. Charles Esdaile, Napoleon‟s Wars : An International History, 1803-1815, Londres, Allen Lane, 2007, pp. 352-353 et 357-358. 116 Paddy Griffith, The Art of War of Revolutionary France 1789-1802, Londres, Greenhill Books, 1998, pp. 52 et 58-59. 117 David A. Bell, The First Total War. Napoleon‟s Europe and the Birth of Warfare As We Know It, Boston-New York, Houghton Mifflin, 2007. Voir deux excellentes lectures critiques de cet ouvrage stimulant mais trop radical : Michael Broers, ŖThe Concept of ŘTotal Warř in the RevolutionaryNapoleonic Periodŗ, War in History, 15, 2008-3, pp. 247-268 ; compte rendu de Peter Paret dans American Historical Review, 112, 2007-5, pp. 1489-1491. 118 La guerre irrégulière à lřépoque napoléonienne a suscité dřautres travaux intéressants concernant surtout la composition, la nature de la guérilla et donc moins directement notre titre mais ils témoignent de la vitalité de ce champ de recherche : C. Esdaile, Fighting Napoleon : Guerrillas, Bandits and Adventurers in Spain, 1808-1814, New Haven-Londres, Yale University Press, 2004 ; Id., dir., Popular Resistance in the French Wars : Patriots, Partisans and Land Pirates, Londres, Palgrave Macmillan, 2005 ; Ronald Fraser, Napoleon‟s Cursed War : Popular Resistance in the Spanish Peninsular War, Londres, Verso, 2008 ; Vittorio Scotti Douglas, ŖLa guérilla espagnole dans la guerre contre lřarmée napoléonienne 1ŗ, Annales historiques de la Révolution française, 336, [En ligne], mis en ligne le : 15 juillet 2007. URL : http ://ahrf. revues.org/document1683.html. Consulté le 19 février 2009 ; John Lawrence Tone, The Fatal Knot. The Guerrilla War in Navarre and the Defeat of Napoleon in Spain, Chapel Hill-Londres, University of North Carolina Press, 1994. 115 Soumettre les arrières de l’armée. L’action de la Gendarmerie impériale dans la pacification des provinces septentrionales de l’Espagne (1809-1814) Gildas LEPETIT [Lřinsurrection espagnole] est un enfantillage, ces gens ne savent pas ce qu‟est une troupe française ; croyez-moi, cela finira vite, quand mon grand char politique est lancé, il faut qu‟il passe : malheur à qui se trouve sous ses roues1. L oin de lřeffort de contrition affiché du Mémorial de Sainte-Hélène2, Napoléon ne prend pas immédiatement la mesure du mouvement de révolte qui secoue la péninsule Ibérique depuis 1808. Lřassurance impériale du début de la campagne laisse progressivement la place à lřinquiétude puis, finalement, au constat dřun échec politique et militaire devant lřincapacité française à réprimer une insurrection de plusieurs dizaines de milliers dřhommes armés et équipés comme une troupe régulière. Pourtant, plusieurs éléments laissent penser à la fin de 1809 et au début 1810 que la pacification est en bonne voie. Lřélévation en février 1810 des régions septentrionales de lřEspagne en gouvernements militaires ne dépendant que de Paris et lřarrivée concomitante de la gendarmerie laissent entrevoir la perspective 1 Cité par François Malye, Napoléon et la folie espagnole, Paris, Tallandier, 2007, p. 11, et aussi par Jean-René Aymes, L‟Espagne contre Napoléon. La Guerre d‟Indépendance espagnole (1808-1814), Paris, Nouveau Monde/ Fondation Napoléon, 2003, p. 32. 2 Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Seuil, 1968, p. 250. 260 Stratégique dřun prompt rétablissement de lřordre, avec en filigrane une annexion programmée du nord de lřEbre à lřEmpire français. Quelques Ŗpetites bandesŗ3 sillonnent certes encore ces provinces, mais rien de rédhibitoire. La lente et inexorable dégradation de la position française pose la question de lřinadaptation des méthodes françaises de contre-guérilla, et, indirectement, de la responsabilité de la gendarmerie dans cet échec. Lřanalyse des méthodes employées permet de mesurer le rôle de lřinstitution pour circonscrire lřinsurrection. Lřétude de leurs résultats fera lřobjet dřune partition chronologique avec lřannée 1812 comme charnière, date à laquelle on assiste à un basculement du rapport de force dans le nord de la péninsule, jusquřà lřabandon quasi-total de la péninsule au début de lřété 1813. Enfin, nous tenterons de mettre en lumière les raisons de lřéchec français dans la pacification de la région entre Èbre et Pyrénées. DES MÉTHODES ÉPROUVÉES Lřenvoi de la gendarmerie en Espagne répond à une double logique. La première, stratégique, permet à Napoléon dřexpédier une troupe qualifiée qui a déjà fait ses preuves dans des circonstances analogues en Vendée ou en Italie. La seconde est politique : faire entrer les provinces septentrionales dans la zone dřinfluence française. Les gendarmes ne sont plus alors de simples militaires mais bien les représentants de la loi française, charge à eux de la faire appliquer et de la diffuser auprès de la population. Garante de lřapplication des lois à lřintérieur de lřEmpire, réduite réglementairement en temps de guerre aux missions de force publique, la gendarmerie est pourtant utilisée comme unité combattante dans la péninsule4. On se heurte ainsi à une situation paradoxale où une troupe incarnant le respect de la loi se trouve en position dřagir de manière illégitime. Cette conception ne 3 Rapport du 3 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 53. 4 Des exceptions existent cependant, comme en témoigne la création des divisions combattantes pendant la Révolution. Loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) relative à lřorganisation de la Gendarmerie nationale, Art. 215. Lřarrêté du 12 thermidor an IX (31 juillet 1801) ne modifie pas les missions de lřarme lorsque celle-ci est envoyée aux armées. Arrêté du 12 thermidor an IX (31 juillet 1801) sur lřorganisation de la Gendarmerie nationale, art. 11. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 261 résiste pas à la lecture des correspondances des généraux français. Ces derniers refusent de reconnaître la dimension politique de la guérilla espagnole et la militarité de ses membres, considérés tour à tour comme des Ŗbrigandsŗ, Ŗscélératsŗ, Ŗvoleursŗ, Ŗassassinsŗ, Ŗbanditsŗ ou Ŗcanaillesŗ. Cette péjoration est dřailleurs dénoncée avec beaucoup de pertinence et de lucidité par le général Thiébault, qui stigmatise lřerreur commise par les Français Ŗen ne donnant à ces guérillas d‟autres noms que ceux de « brigands…vile et abjecte canaille », en ayant toujours l‟air de dire qu‟on leur faisait en les tuant beaucoup d‟honneurŗ5. En réduisant les partisans à de simples criminels de droit commun, les autorités impériales légitiment lřemploi de la gendarmerie dans le rétablissement de lřordre. Pour assurer la pacification du territoire, Napoléon décrète donc, le 24 novembre 1809, lřenvoi de plus de quatre mille gendarmes, répartis en vingt escadrons placés sous lřinspection du général Louis-Léopold Buquet et déployés à partir de mars 1810 dans cinq régions : la province de Santander, les Provinces basques, la Navarre, lřAragon et la Castille6. Dès sa formation, la gendarmerie dřEspagne se distingue de son homologue de lřintérieur de lřEmpire. Composés à la fois de gendarmes venant des légions de lřintérieur et de soldats fraîchement sortis de la ligne, les escadrons disposent de brigades aux effectifs renforcés (huit hommes pour les brigades à cheval et douze pour celles à pied) comme celles mises en place dans les départements de lřOuest de la France en lřan VIII7. Cet ensemble de quatre cents brigades, ventilé sur 46 805 km², offre théoriquement un maillage territorial deux fois plus dense que celui de la France impériale (une brigade pour 117 km² en Espagne, contre 5 Dieudonné de Thiébault (général baron), Mémoires du général baron Thiébault, T. IV, 1806-1813, 5e éd., Paris, Plon, 1895, pp. 402-403. 6 Décret du 24 novembre 1809 formant vingt escadrons de gendarmerie en Espagne, article 1er, SHD-DAT, Xf 172. 7 Décret du 24 novembre 1809 formant vingt escadrons de gendarmerie en Espagne, article II. SHD-DAT, Xf 172. Pour lřorganisation de la gendarmerie dans lřOuest de la France, voir le général Louis Wirion, Règlement de service pour la gendarmerie formant les 12e, 13e, 14e et 22e divisions militaires, Rennes, Chausseblanche, an VIII, 607 p. Loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) relative à lřorganisation de la Gendarmerie nationale. Art. 5. Arrêté du 29 pluviôse an VIII qui augmente le nombre des brigades de Gendarmerie nationale dans les départements de lřOuest. Art. 3. 262 Stratégique une pour 260 km² dans lřEmpire)8. Pourtant, au plus fort de la présence française, les gendarmes nřoccupent quřune quarantaine de places9. Cette répartition est donc très éloignée des capacités initiales de lřarme et de celle prévue au terme du projet de réorganisation de la gendarmerie dřEspagne envoyé à Napoléon par le général Buquet le 22 août 181010. Ce fossé entre la capacité de déploiement de lřarme et sa répartition réelle tient au fait que lřunité de base de la gendarmerie dřEspagne ne semble pas être la brigade, mais bien lřescadron. Le terme de brigade semble plus constituer, en Espagne, un terme générique, presque administratif, que désigner une véritable réalité organisationnelle. Dřailleurs, les effectifs de gendarmes laissés dans les garnisons sont tels que lřéchelon brigade nřa aucune justification fonctionnelle : abandonner à eux-mêmes huit ou douze gendarmes dans un pays aussi hostile que le nord de lřEspagne relèverait du sacrifice pur et simple. Si la gendarmerie essaie tant bien que mal de quadriller le territoire espagnol à la manière de ce qui se passe en France, elle le fait en évitant au maximum de laisser de faibles détachements isolés. Dès son entrée en Espagne, la gendarmerie sřinstalle dans des villes à lřimportance stratégique avérée. Elle occupe les capitales provinciales, les grands nœuds de communication et diverses garnisons le long des principales routes11. Également pratiqué en France, cet emplacement des cantonnements participe de la volonté de surveiller fortement les itinéraires des courriers et des convois, théâtres de la majorité des attaques des insurgés. Lřinstitution doit donc assurer la libre circulation des personnes et des biens. Si son dispositif répond indirectement à cette aspiration, plusieurs aspects de son service quotidien À lřépoque, lřinstitution dispose de 2887 brigades réparties sur 750 000 km². Thierry Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. II, L‟effondrement du système napoléonien (1810-1814), Paris, Fayard, 2004, p. 29. Manuel de la Gendarmerie impériale, Paris, Impr. Lefebvre, 1810. 9 Vingt dans les Provinces basques, trois en Navarre, trois dans la province de Santander, quinze en Aragon et trois en Castille. Situation numérique des escadrons de gendarmerie de lřarmée dřEspagne au 1er janvier 1812. SHDDAT, C8 400. 10 Ce projet prévoit ainsi le déploiement de 650 brigades dans les provinces du nord de la péninsule. Projets de formation des légions de Navarre, dřAragon et de Biscaye, datés du 22 août 1810. SHD-DAT, Xf 163. 11 Situation numérique des escadrons de la gendarmerie de lřarmée dřEspagne. SHD-DAT, C8 400. 8 Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 263 démontrent plus concrètement lřimportance de cette mission. Loin dřêtre anecdotique, elle entre pleinement dans le cadre des missions de contre-guérilla. Comme lřécrit Paul Morand, dans son roman-plaidoyer Le Flagellant de Séville, les insurgés Ŗsont le caillot qui bouche l‟artèreŗ12. Ainsi, dans lřInstruction sur la marche à suivre et les moyens à prendre pour résister à l‟invasion française, extraite du Manifeste de la junte centrale publié en 1808, les autorités insurgées prescrivent dřŖéviter les actions générales et privilégier les initiatives individuelles. Il est nécessaire de ne pas laisser l‟ennemi se reposer un instant, de harceler sans répit ses flancs et son arrière-garde, de l‟affamer, d‟intercepter ses convois de vivres, de détruire ses entrepôts et de lui couper toutes les voies de communication entre l‟Espagne et la Franceŗ13 érigeant comme principe dřŖembarrasser et ravager les armées ennemies par le manque de vivresŗ14. Les guérilleros nřont donc de cesse de gêner les ravitaillements français en coupant les axes de communication. On comprend dès lors la primauté de la mission de protection des routes. Comme en France15, lřarme est ainsi fréquemment employée pour escorter les différents convois et courriers qui circulent en Espagne. Autorités, prisonniers, argent, denrées alimentaires, bétail sont protégés par des militaires de lřarme, conjointement ou non avec des troupes de ligne. Dans le cadre de ces escortes, les gendarmes surveillent, assurent lřordre et la discipline des troupes, mais également éclairent la progression pour déjouer les embuscades. Le 21 octobre 1811, sept dřentre eux Ŗqui formaient l‟avant-gardeŗ dřune escorte de courrier sont ainsi pris à parti par Ŗune quarantaine de brigandsŗ sur la route menant de Tolosa à Pampelune16. Lřauteur réalise une comparaison entre les occupations française en Espagne pendant lřEmpire et allemande en France entre 1940 et 1944. Paul Morand, Le Flagellant de Séville, Paris, Fayard, 1951, p. 267. 13 Manifeste de la Junte Suprême, cité par Nicolas Horta Rodriguez, ŖLegislación guerrillera en la España invalidaŗ, Revue internationale d‟Histoire militaire, 56, 1984, p. 161. 14 Emmanuel Martin, La Gendarmerie française en Espagne et au Portugal, Paris, Léautey, 1898, p. 76. 15 Loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) relative à lřorganisation de la Gendarmerie nationale, art. 125. 16 Lettre du 25 octobre 1811 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 83. 12 264 Stratégique La gendarmerie a par ailleurs focalisé son action sur la répression des douanes mises en place par les insurgés. Cette présence est jugée suffisamment préjudiciable pour que Buquet y appelle Ŗtoute l‟attention de la gendarmerieŗ17. Les méthodes employées par les membres de lřarme sont multiples mais, pour la plupart, fondées sur lřeffet de surprise. Pour mettre un terme aux agissements des Ŗassureursŗ de marchandises18, Buquet préconise ainsi en mars 1811 de faire Ŗdéguiser des gendarmes en charretiersŗ et de tenir sur les routes Ŗdes voitures de contrebande remplies de gendarmesŗ19. Cette méthode, ponctuellement tolérée en France20, a obtenu des résultats contrastés. Ce sont le plus souvent les circonstances, la fébrilité des hommes, leur précipitation, la vitesse des chevaux qui empêchent le succès complet de lřopération. Une telle succession de malchance ou de résultats en demi-teinte laisse lřimpression dřun manque dřefficience plus humain que théorique. De même, les militaires de lřarme multiplient les embuscades. En décembre 1812, les gendarmes cantonnés à Arlaban ont tendu deux embuscades en cinq jours, mais, dans les deux cas, Ŗtrop de précipitationŗ les a fait échouer21. En luttant contre ce dispositif de douanes, les Français espèrent diminuer les revenus des bandes, tout en limitant lřinflation du prix des denrées provoquée par le prélèvement de cet Ŗimpôt patriotiqueŗ22. En plus de ces fonctions de préservation de la libre circulation, les gendarmes participent aux nombreuses colonnes mobiles sillonnant les provinces septentrionales. Soit entièrement composées de gendarmes soit Ŕ et cřest le cas général Ŕ mixtes, 17 Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHDDAT, C8 67. 18 Selon le général Buquet, les insurgés font payer un droit Ŗà raison de chaque mule ou voitureŗ aux marchands, afin que ces derniers puissent circuler librement. Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 67. 19 Lettre du 5 mars 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHDDAT, C8 67. 20 Ordre général du 25 pluviôse an XI (14 février 1803). Cité par Aurélien Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel Moncey-Fouché, Maisons-Alfort, Service historique de la Gendarmerie nationale, 2002, p. 126. 21 Rapport du 12 au 13 décembre 1812 du général Buquet au ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049. Lettre du 17 décembre 1812 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 103. 22 Jean-René Aymes, L‟Espagne contre Napoléon…, p. 64. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 265 associant membres de lřarme et troupes de ligne, elles ont des destinations variées. Elles peuvent assurer la perception des contributions imposées par les Français aux localités espagnoles. En octobre 1811, le général Thouvenot prévient le major général quřil va Ŗprofiter de la présence momentanée de la gendarmerie arrivée dernièrement à Vitoria pour continuer à faire rentrer les contributions dans la province d‟Alavaŗ23. Dans ces colonnes, les gendarmes sont présents tant pour combattre que pour assurer le bon ordre. En effet, échaudés par la disette, les soldats impériaux ont souvent tendance à se livrer au pillage24. La présence de la gendarmerie se veut dès lors dissuasive. Dřautres colonnes sont chargées de poursuivre les Ŗbrigandsŗ. Le 29 août 1810, le maréchal des logis Foulon, commandant une colonne de gendarmerie, arrête Martin de Medina, Ŗpris les armes à la mainŗ. Le gendarme Ŗl‟a fait fusiller de suite, conformément à l‟arrêté de monsieur le général Thouvenotŗ25. Il convient à cette occasion de rappeler quřen Espagne, les gendarmes voient leur compétence en matière de justice prévôtale rétablie. Supprimée en 1790, elle permettait au membre de lřancienne maréchaussée de juger sur place un individu pris en flagrant délit. Pour les Provinces basques, par exemple, le général Thouvenot la rétablit en mars 181026. Les Espagnols sans uniforme27 pris les armes à la main sont exécutés. En Navarre, le général Reille attache des gendarmes Ŗà toutes les colonnes et [ordonne] aux chefs de cette arme de juger prévôtalement tout individu reconnu comme ayant favorisé les brigandsŗ28. Cette mesure, qui nřest pas systématiquement appliquée, nřest pas lřapanage de la seule gendarmerie. En tout état de cause, le rétablissement de la justice prévôtale participe sans conteste de la politique française de fermeté à lřégard des guérilleros. 23 Lettre du 31 octobre 1811 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 83. 24 Lettre du 21 mars 1812 de lřintendant général Bessières au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 93. 25 Lettre du 11 septembre 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 55. 26 Décret du 10 mars 1810 du général Thouvenot. SHD-DAT, C8 43. 27 Cette précision est apportée par Joseph-Jacques de Naylies, Mémoires sur la guerre d‟Espagne, Paris, Anselin, 1817, p. 274. 28 Lettre du 18 septembre 1811 du général Reille au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 81. 266 Stratégique Lřenvoi de colonnes mobiles dans les campagnes pour rechercher les insurgés nécessite une véritable connaissance de la géographie du territoire à couvrir. Le commandant de poste de Maestu, Ian Tonningen, Ŗlassé d‟être journellement insulté dans son cantonnement par des partis de brigands de la Navarreŗ, opère une sortie discrète dans la nuit du 5 au 6 mars 1811, mais se retrouve Ŗenveloppé et assailli par une bande de cinq cents hommes tant à pied qu‟à cheval arrivée par des chemins qu‟il ne connaissait pasŗ29. Un tel événement démontre les carences géographiques des commandants dřunité français. Aussi apparaît rapidement la nécessité dřattacher aux troupes impériales, sur la base du volontariat, des autochtones au fait de la géographie et des populations locales pour servir de guides et dřinterprètes30. Des unités dřauxiliaires sont ainsi créées, notamment les gendarmes cantabres dans les Provinces basques et les gendarmes aragonais. Ces supplétifs se transforment progressivement en force de contre-guérilla. Pour améliorer leur action, les autorités militaires françaises engagent également dřanciens insurgés repentis et des prisonniers de guerre espagnols, cřest-à-dire des hommes ayant combattu lřoccupation ou les armées françaises 31. Ce recrutement, qui peut paraître paradoxal, doit permettre aux soldats impériaux de bénéficier dřun instrument de contreguérilla efficace. Le général Thouvenot, dans un élan dřoptimisme, est dřailleurs convaincu que Ŗles colonnes dirigées par Barrutia manqueront rarement les brigandsŗ32. Or, Barrutia est un ancien chef de bande rallié à la cause française33. En tout état de cause, quřils servent de guides et interprètes ou quřils se battent au côté des troupes impériales, ces auxiliaires présentent un bilan contrasté. On ne peut nier lřimpact réel de ces hommes : sřils ne furent pas tout le temps exemplaires, ils nřen ont pas moins rendu des services dans la contre-guérilla. 29 Rapport sur les événements survenus dans le gouvernement de Biscaye du 5 au 10 mars 1811. SHD-DAT, C8 388. 30 Lettre du 28 mars 1810 du général Thouvenot au chef dřescadron de gendarmerie Vaillant. SHD-DAT, C8 185. 31 Lettre du 26 février 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 66. 32 Lettre du 12 octobre 1810 du général Thouvenot au colonel Foulon, à Tolosa. SHD-DAT, C8 194. 33 Lettre du 21 mars 1810 du général Thouvenot au chef dřescadron de gendarmerie Seignan de Sère. SHD-DAT, C8 185. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 267 DES RÉSULTATS CONTRASTÉS Tout dans le dispositif de la gendarmerie est donc voué à faciliter ses missions de contre-guérilla. Arrivée dans la péninsule en mars 1810, lřinstitution connaît des débuts retentissants. Au cours de ses premiers mois de présence, les arrestations et les exécutions se multiplient : en mars 1810, Cuco34 et surtout Javier Mina, symbole de la résistance navarraise35 ; à la fin de mai, Abad36 ; en août, Don Pedro37, Ugarte38, Amoros39 et Zumelzu40 ; en septembre, deux chefs anonymes sont également pris41, tout comme Sarto, tué au cours dřun engagement avec des gendarmes42. Ainsi, pas moins de neuf chefs suffisamment importants pour être mentionnés dans les rapports des généraux français sont arrêtés ou tués en six mois. La majorité dřentre eux sřétant rendue ou ayant succombé sous des balles de gendarmes43, on peut sans 34 Lettre du 17 mars 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 139. Voir également, Emmanuel Martin, La Gendarmerie française…, p. 134. 35 Lettre du 2 avril 1810 du général Thouvenot au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 139. 36 Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 2 juin 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète du Premier Empire : bulletins quotidiens adressés par Savary à l‟Empereur, t. I, Paris, Champion, 1997, p. 29. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 8 juin 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète…t. I, p. 38. 37 Lettre du 26 juillet 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHDDAT, C8 52. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 4 août 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. I, p. 191. 38 Lettre du 11 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 53. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 22 août 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. I, p. 249. 39 Rapport du 28 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 54. Lettre du 28 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 54. 40 Rapport du 29 août 1810 du général Avril au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 54. 41 Lettre du 8 septembre 1810 du général Thouvenot au maréchal Soult. SHD-DAT, C8 195. 42 Lettre du 14 septembre 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 55. Même lettre au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 55. 43 Lettre du 11 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 53. Même lettre au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 53. Lřincertitude demeure sur les responsables de lřarrestation dřAbad. Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 2 juin 1810. Nicole Gotteri, La Police secrète …t. I, p. 29. 268 Stratégique conteste y voir un effet de lřaction des gendarmes. Plus généralement, entre avril 1810 et décembre 1811, 585 insurgés sont tués dans des actions auxquelles lřarme a participé44. Sur la même période, on dénombre 365 arrestations dřinsurgés ou de leurs agents45. Le bilan de lřinstitution est donc flatteur. Pourtant, à partir de 1812, la situation française se dégrade. Cřest à cette époque que le nombre de gendarmes tués au combat atteint son paroxysme. La même année, le nombre dřinfirmités infligées aux militaires de lřarme par les insurgés dépasse, dans les certificats médicaux étudiés, celui des maladies46. Le recul de lřinfluence française affecte le service de lřinstitution. A lřinstar de leurs camarades de la ligne, les gendarmes quittent moins souvent leurs cantonnements par peur de rencontrer des bandes de plus en plus nombreuses, de mieux en mieux armées et de plus en plus difficiles à disperser. Se plaçant inexorablement sur la défensive, les Français perdent lřinitiative dans la recherche des insurgés, mais également dans les combats et se retrouvent invariablement en position de faiblesse. Ainsi peut-on remarquer que le rendement des militaires de lřarme diminue. La progression du nombre de guérilleros tués, atteignant les 866 pour les années 1812 et 1813, est un leurre. Elle repose en partie sur le bilan dřun combat entre le général Abbé et les troupes de Mina dans la vallée du Roncal le 5 mai 1813, au cours duquel les Espagnols auraient perdu 800 hommes contre 40 du côté impérial47. Si lřon exclut cet événement, malgré tout exceptionnel, seuls 23 insurgés ont perdu la vie en 1813. Un tel effondrement est également perceptible pour le nombre dřinterpellations qui chute à 94, dont 72 en janvier et février 1812. Cela revient à dire que seuls 22 insurgés ont été arrêtés entre mars 1812 et juin 1813, soit moins de deux par mois ! Au-delà de ces constatations chiffrées, apparaissent également les difficultés rencontrées pour assurer la sûreté des communications sur les routes. Pour preuve, les courriers adressés à Paris y parviennent avec une grande irrégularité. À titre dřexemple, nous avons compulsé les 124 rapports envoyés par le général Correspondances militaires de lřarmée dřEspagne entre 1810 et 1814. SHD-DAT, C8 38 à 124. 45 Ibid. 46 Certificats médicaux. SHD-DAT, Xf 164, 165 et 171. 47 Lettre du 23 mai 1813 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 108. 44 Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 269 Buquet au ministre de la Police générale et retranscrits dans les différents tomes de la correspondance du général Savary présentée par Nicole Gotteri. Le retard pris par la correspondance atteint son paroxysme à la fin de la période, lorsque le rapport rédigé le 5 mai 1813 met 33 jours pour atteindre Paris48. Les moyennes annuelles de délai dřacheminement sont en constante augmentation : sřil faut 11,7 jours pour relier Vitoria à Paris pour les six derniers mois de 181049, le délai passe à 12,5 en 181150, 13 en 181251 et 13,8 pour les six premiers mois de 181352. Les difficultés de circulation nřont donc cessé de croître tout au long de la période. Pourtant, on assiste en parallèle à une forte augmentation de la puissance des détachements alloués au service des escortes. À la fin octobre 1811, Buquet prédit ainsi quřŖil nous faudrait incessamment pour les escortes des compagnies, puis des bataillons, puis des régiments, puis des brigades, puis des divisions et nous en sommes déjà au point aujourd‟hui de ne pouvoir plus guère aller sûrement qu‟avec un bataillon, et encore nous avons des parties où l‟on ne peut pénétrer qu‟avec un bon régimentŗ53. Si ce présage paraît exagéré au regard de la situation française, il nřen est pas moins une réalité sur le terrain. Dans le courant de lřannée 1810, quelques gendarmes suffisent. Pour preuve, ils ne sont quřune vingtaine pour garder un courrier parti de Castro à destination de Santander en août 181054. De tels détachements sont jugés suffisants par les autorités militaires françaises. Pourtant, progressivement, devant la recrudescence des attaques au cours desquelles les correspondances sont prises par les insurgés, les autorités françaises réagissent par lřaccroissement des détachements. En novembre 1812, il ne faut pas moins de 150 hommes, dont une trentaine de gendarmes, pour accompagner une malle venant de France et quelques dizaines de Rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 8 juin 1813. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. VI, p. 514. 49 Délai calculé sur 20 rapports. 50 Délai calculé sur 43 rapports. 51 Délai calculé sur 40 rapports. 52 Délai calculé sur 21 rapports. 53 Lettre du 26 octobre 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 83. 54 Lettre du 2 août 1810 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 53. 48 270 Stratégique malades55. Quelques mois plus tard, 265 militaires dont 15 gendarmes assurent lřescorte du courrier venant de France jusquřà Villafranca56. Autre symbole du délitement de la position française dans le nord de lřEspagne, les envahissements de villes occupées par les soldats impériaux se multiplient. Certes, les actions des bandes contre les garnisons françaises nřont pas débuté en 1812, comme le démontre lřattaque en mai 1810 de la venta Rentarria57 ou celle dřAyerbe survenue quelques semaines plus tard58. Lors des premières tentatives contre les places françaises, les guérilleros peinent à pénétrer dans les villes, à lřimage de celles contre Benasque en septembre 181059 ou contre Graus ou Benabarre en décembre suivant60. Lřattaque contre Ayerbe fait encore office dřexception. Pourtant, à partir de lřautomne 1811, les Français ne parviennent plus à empêcher les insurgés dřinvestir les villes quřils occupent. Il ne leur reste plus alors que la possibilité de se replier dans les casernes de qualité inégale et de trouver un moyen dřévacuer la place ou dřattendre dřêtre secourus. En octobre 1811, après trois sorties pour repousser les troupes qui lřencerclent dans Ejea et une Ŗbelleŗ défense selon le terme du général Musnier61, le lieutenant Foison est ainsi contraint de faire pratiquer discrètement une ouverture dans le mur dřenceinte pour rejoindre sans trop de dommages Zuera62. Quelques jours plus tard, Ayerbe est à nouveau attaquée et le commandant de la place, le chef dřescadron de gendarmerie Luce, qui obtient la croix de la Légion dřhonneur pour son comportement lors de cet événement, est obligé de sřenfermer dans une caserne crénelée avec quelques gendarmes. Pour les en déloger, les Espagnols, 55 Lettre du 2 novembre 1812 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 102. Même lettre. CHAN, F7 3049. 56 Lettre du 23 mai 1813 du commandant de la place de Tolosa au général Thouvenot. SHD-DAT, C8 108. 57 Lettre du 30 mai 1810 du général Thouvenot au commandant du 2e escadron. SHD-DAT, C8 185. 58 Ordre du jour du 15 juin 1810. CHAN, 384AP 76. 59 Lettre du 8 novembre 1810 du général Suchet au maréchal Berthier. CHAN, 384AP 30. 60 Ordre du jour du 8 décembre 1810. CHAN, 384AP 76. 61 Lettre du 17 octobre 1811 du général Musnier au maréchal Suchet. CHAN, 384AP 104. 62 Lettre du 14 octobre 1811 du lieutenant Foison au général Renouvier. CHAN, 384AP 104. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 271 vraisemblablement de la bande dřEspoz y Mina, ouvrent une mine dans une maison voisine. Luce fait apposer une contremine, opère une sortie et sřempare du matériel des insurgés. Alors que la situation de la garnison devient chaque heure un peu plus précaire, une colonne française, placée sous le commandement du général Musnier, vient lui porter secours, entraînant le retrait de Mina63. Tous les détachements français nřont cependant pas cette chance, à lřimage des 137 gendarmes du 13e escadron faits prisonniers lors de lřinvestissement de Huesca en janvier 1812 après avoir vainement attendu des renforts64. LřAragon a donc été particulièrement touché par la dégradation de la situation française. La multiplication des attaques de postes français ne peut être détachée des incursions fréquentes dřEspoz y Mina à partir de lřautomne 1811. Il convient pour autant de ne pas se focaliser sur le sort de cette province, puisque le Vascongadas notamment connaît une évolution similaire. En juillet 1812, les insurgés attaquent un poste proche de Vitoria ; quatre soldats impériaux sont tués et vingt-trois blessés65. Dans le même temps, les assauts sur Bilbao se multiplient. Au cours de la seule année 1813, elle subit cinq tentatives dřinvasion : deux en janvier66, une en février67, une en mars68 et une en avril69. Celle du 6 janvier 1813 est plus particulièrement intéressante, puisque le général Mendizabal et une troupe de 4 000 hommes parviennent à déloger les Français et à 63 Lettre du 24 octobre 1811 du maréchal Suchet au maréchal Berthier. CHAN, 384AP 31. 64 Lettre du 10 janvier 1812 du général Caffarelli au maréchal Suchet. CHAN, 384AP 107. Rapport du 27 au 31 janvier 1812 du général Buquet au ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049. 65 Rapport du 5 juillet 1812 du général Caffarelli à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 140. 66 Rapport du général Caffarelli adressé à lřEmpereur du 28 janvier 1813. SHD-DAT, C8 141. Rapport du 21 janvier 1813 du général Thouvenot adressé à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141. 67 Rapport du 9 février 1813 du général Caffarelli à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141. 68 Rapport du 29 mars 1813 du général Clauzel à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141. 69 Attaque du 10 avril 1813. Rapport du 12 avril 1813 du général Thouvenot à lřEmpereur. SHD-DAT, C8 141. 272 Stratégique occuper la ville pendant quelques minutes70. Certes, ce laps de temps est court, mais la dimension psychologique est non négligeable. Pour les insurgés, cřest le signe quřune libération des Provinces basques, après cinq ans de domination française, est envisageable et quřils peuvent y parvenir seuls. Dřautre part, le bilan, très lourd puisque les Français déplorent quatre-vingts tués et blessés, démontre que lřexpérience française ne permet plus de compenser la supériorité numérique des insurgés. Les causes d’un échec inéluctable Ainsi, la situation, en voie de rétablissement en 1810, sřest considérablement dégradée à partir de la fin de 1811. Elle atteint son paroxysme avec la bataille de Vitoria le 21 juin 1813 qui marque lřeffondrement définitif des troupes françaises. Pourtant, quelques semaines après son arrivée en Espagne, le général Buquet écrit dans un élan dřoptimisme : Ŗle brigandage [dans les Provinces basques] est déjà fortement comprimé et il est plusieurs parties de la Biscaye où on pourrait voyager presqu‟aussi librement et aussi sûrement qu‟en Franceŗ71. Trois ans plus tard, le ton est tout autre et le même général fait un constat alarmant : Ŗnous ne sommes plus maîtres que des points que nous occupons et n‟en occupant que très peu, il s‟en suit que notre influence dans le pays est presque entièrement détruite et que tout ce que nous en avons perdu, Mina l‟a gagnéeŗ72. Ce revirement est la conséquence de plusieurs facteurs à la fois différents, concomitants et entremêlés. Les bandes insurgées de 1813 nřont en effet plus rien de commun avec celles de 1808, ensembles hétéroclites dřhommes réunis autour de chefs charismatiques. Pour donner une vision dřensemble des effectifs attribués aux bandes, les sources fran- Rapport du général Caffarelli adressé à lřEmpereur du 28 janvier 1813. SHD-DAT, C8 141. Emmanuel Martin, La Gendarmerie française…, pp. 157158. 71 Lettre du 11 avril 1810 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHDDAT, C8 45. 72 Lettre du 20 avril 1813 du général Buquet au maréchal Berthier. SHDDAT, C8 107. 70 Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 273 çaises les estiment à 22 000 en avril 181273. Par la suite, ils ne cessent de sřaccroître, passant successivement à 25 000 en juin 181274, 30 000 en juillet suivant75, puis à près de 35 000 à la fin de lřannée 181276. Loin de combattre des petites bandes comme en 1808, les Français se trouvent opposés à la fin de la période à une masse nombreuse, soutenue par une population acquise par conviction, crainte ou raison. Équipés grâce au soutien logistique de lřAngleterre, aguerris par plusieurs années de résistance à lřoccupation française et par lřafflux de déserteurs venus des troupes impériales, les insurgés se sont transformés en une force redoutable disposant dřarmements lourds tels que de lřartillerie77 et de structures (ateliers, magasins, hôpitaux, écuries) dignes dřune armée en campagne78. Or, les soldats impériaux, qui peinaient déjà à contenir les bandes quand elles nřétaient pas aussi fortes, nřont pas vu leurs effectifs sřaccroître en proportion. Au contraire, le départ de Suchet, lancé à la conquête de Valence, a considérablement réduit le nombre de troupes disponibles pour la contre-guérilla dans la province dřAragon. Aussi, la préservation des garnisons françaises ordonne-t-elle un regroupement des forces. Sous lřimpulsion de Suchet et de lřEmpereur, des places, dont les garnisons sont trop faibles pour se maintenir en sécurité, sont évacuées. En Aragon, Graus lřest par dřHalmont le 30 octobre 1811 qui est contraint de se retirer sur Barbastro après une attaque au cours de laquelle il a perdu six gendarmes79. Un an plus tard, cette dernière ville est sur le point également dřêtre Relevé des bandes qui composent le prétendu (sic) 7e corps de lřarmée dřEspagne, sous les ordres de Mendizabal, en date du 14 avril 1812. SHDDAT, C8 94. 74 Lettre du 1er juin 1812 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHDDAT, C8 97. Même lettre. CHAN, F7 3049. 75 Lettre du 17 juillet 1812 du général Caffarelli au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 98. Rapport du 21 au 25 juillet 1812 du général Buquet au ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049. 76 État par aperçu des bandes dans lřarrondissement de lřarmée du nord de lřEspagne en date du 18 décembre 1812. SHD-DAT, C8 103. 77 Rapport du général Buquet du 18 janvier 1812. SHD-DAT, C8 140. 78 Francisco Espoz y Mina, Memorias del general don Francisco Espoz y Mina, t. I, Madrid, 1851-52, p. 203-204. 79 Lettre du 30 octobre 1811 du général Musnier au maréchal Suchet. CHAN, 384AP 104. 73 274 Stratégique abandonnée80. Tout en constatant que lřinfluence française Ŗdécline sensiblementŗ, Suchet rend compte des évacuations successives de Calatayud, Almunia, Borja et Tarragone81. Dans le Vascongadas, Bilbao connaît le même sort en août 1812 avant dřêtre réoccupée par la suite82. Cette volonté de regroupement, dictée en grande partie par le pragmatisme et par la nécessité, limite lřinfluence française dans les provinces placées sous sa domination, mettant les troupes impériales dans une position de faiblesse et de précarité. Comme le constate, avec une amertume teintée dřune volonté de justification, le général Reille au début dřoctobre 1812, Ŗil est pénible d‟abandonner beaucoup de points mais c‟est le résultat inévitable de cette diminution de mes forces et de l‟accroissement de celles de l‟ennemiŗ83. Même lorsque les Français conservent certaines places, leur influence ne dépasse guère leurs proches alentours. À titre dřexemple, le 29 octobre 1812, le général Reille écrit au maréchal Suchet, à propos de Sos que Ŗl‟influence de cette garnison a pu être grande dans d‟autres temps, mais à présent elle ne s‟étend pas au-delà de la portée du fusil parce que nous ne pouvons pas avoir une colonne dans cette partieŗ et le général de conclure : Ŗje suis même inquiet de savoir comment elle pourra subsister en ne recevant rien du dehorsŗ84. En janvier 1813, un constat similaire est dressé par le général Henriod à propos de Fraga et Monzon qui, selon lui, Ŗne peuvent presque plus savoir ce qu‟il se passe autour d‟euxŗ85. Cette absence de contact extérieur est préjudiciable tant du point de vue alimentaire quřen matière de renseignement. Les Français, enfermés dans leur garnison, ne peuvent plus pousser de reconnaissances vers les campagnes avoisinantes par peur que le détachement soit attaqué, mais aussi 80 Lettre du 9 octobre 1812 du maréchal Suchet au général Reille. SHD-DAT, C8 101. 81 Lettre numérotée du 10 novembre 1812 du maréchal Suchet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 102. 82 Rapport du 12 août 1812 du général Buquet au ministre de la Police générale. CHAN, F7 3049. 83 Lettre du 3 octobre 1812 du général Reille au maréchal Suchet. SHD-DAT, C8 270. 84 Lettre du 29 octobre 1812 du général Reille au maréchal Suchet. SHDDAT, C8 270. 85 Lettre des 30 et 31 janvier 1813 du général Henriod au général Suchet. CHAN, 384AP 114. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 275 que la place, dégarnie dřune partie de ses forces, ne subisse une tentative de coup de main. Enfin, dernière cause majeure de lřéchec français dans sa volonté de pacifier le nord de lřEspagne, le soutien de la population sřest montré déficient. Elle ne se rallie guère aux visées impériales et montre progressivement que, pour la grande majorité, la soumission nřest que de façade. Pour sřen convaincre, il suffit de se pencher sur lřefficacité toute relative du renseignement. Les sources dřinformations, quřelles soient institutionnelles (alcades, commissaires de police, espions) ou occasionnelles (charretiers, insurgés repentis), ne montrent pas une fiabilité démesurée et tendent à se raréfier au fur et à mesure de la période. Lřexemple des alcades est en cela révélateur. En mars 1810, lorsquřil transmet ses consignes au général Buquet pour mettre en place le service de la gendarmerie en Aragon, Suchet insiste sur lřimportance de Ŗs‟attacher à protéger les justices du pays, qui seules peuvent connaître les retraites des brigandsŗ86. En septembre 1810, lřalcade de Lequeitio informe le même général que Ŗl‟ennemi se proposait de débarquer des armes et des munitionsŗ87. Doit-on pour autant voir à travers ces quelques exemples lřexpression dřun attachement unanime et sans faille des autorités locales à la France ? Cřest loin dřêtre sûr. Comme lřécrit fort lucidement le général Thouvenot, les notables Ŗemploient tous leurs moyens pour maintenir le peuple dans l‟ordreŗ88. Par la suite, la collecte du renseignement se fait plus délicate. Par peur des représailles ou par attachement à la cause patriotique, les alcades fournissent les informations avec plus de parcimonie. En mai 1811, Buquet relaie la terreur exercée par Mina sur les notables de Navarre. Il se plaint alors Ŗqu‟il est extrêmement difficile d‟avoir des renseignements certains sur sa marche et ses projetsŗ89. Il déplore, quelques mois plus tard, que Ŗles alcades, les régidors cessent leur correspondanceŗ et annonce quřil Ŗdonne ordre aux commissaires de police et à la 86 Lettre du 7 mars 1810 du général Suchet au général Buquet. CHAN, 384AP 20. 87 Rapport du général Avril au maréchal Berthier en date du 17 septembre 1810. SHD-DAT, C8 56. 88 Rapport du maréchal Berthier à lřEmpereur en date du 5 janvier 1810. CHAN, AFIV 1623. 89 Lettre du 6 mai 1811 du général Buquet au maréchal Berthier. SHD-DAT, C8 71. 276 Stratégique gendarmerie d‟arrêter tout fonctionnaire public qui ne fera dans la forme et dans le délai prescrit les rapports qu‟il doit faireŗ90. Cette situation, prévisible, trouve ses racines dans plusieurs facteurs. Comment les Français peuvent-ils espérer recevoir des renseignements dřune population qui, loin de leur être attachée, subit de surcroît tous les jours un peu plus les affres de lřoccupation, les actes arbitraires, les excès de la soldatesque et les prélèvements de nourriture ? Comment ont-ils pu espérer rallier des habitants à une cause qui leur a été imposée ? Comment souhaiter de lřaide alors que les soldats français ne sont même pas en mesure dřassurer leur propre sécurité dans les campagnes et que leur influence se délite chaque jour davantage ? Les troupes impériales ne sont pas assez nombreuses et beaucoup trop haïes pour pouvoir prétendre à des soutiens autres que ceux justifiés par la crainte des destructions et de lřanarchie. Mais, soumettre sans convaincre, cřest prendre le risque dřun renversement rapide dřallégeance. Dřailleurs, progressivement, les Français deviennent totalement aveugles et sourds. Comme le déplore le général Henriod au début de lřannée 1813, Ŗles postes de Fraga (Aragon) et de Monzon (Aragon) ne peuvent presque plus savoir ce qu‟il se passe autour d‟euxŗ et ce constat pour le moins inquiétant semble pouvoir être appliqué à lřensemble des garnisons françaises91. Le 21 juin 1813, à Vitoria, les troupes françaises subissent un ultime revers, aboutissement de la lente dégradation de leur position dans la péninsule. Alors que Joseph voit sřeffondrer ses derniers espoirs de se maintenir sur le trône de Charles Quint, les gendarmes français franchissent les Pyrénées et vont sřinstaller le long du gave de Pau pour y former un cordon destiné à réprimer les désertions au sein dřune armée française démoralisée. Avec plus de neuf cents morts et quelques 1 350 prisonniers, le bilan humain des quarante mois passés par la gendarmerie à combattre lřinsurrection espagnole est très lourd. Lřoccupation et la tentative de pacification des provinces septentrionales de la péninsule sřachève donc sur un constat 90 Lettre du 21 octobre 1811 du général Buquet au ministre de la Guerre. SHD-DAT, C8 83. À propos de la proclamation de Mendizabal, voir également le rapport du ministre de la Police générale à lřEmpereur en date du 7 novembre 1811. Nicole Gotteri, La Police secrète…, t. III, p. 313. 91 Lettre des 30 et 31 janvier 1813 du général Henriod au maréchal Suchet. CHAN, 384AP 114. Les gendarmes dans la lutte anti-guérilla en Espagne 277 dřéchec. Faute de soldats, les autorités nřont pu assumer la préservation de la correspondance, lřoccupation du territoire et la contre-guérilla. Perdant, imperceptiblement dřabord, puis plus visiblement, lřinitiative de la guerre, abandonnant aux insurgés le cœur des provinces et les campagnes, pourvoyeuses de tout renseignement et approvisionnement, subissant avec de plus en plus dřacuité la pression des troupes de Wellington, les Français se retrouvent dans une position inextricable dont lřissue ne fait plus guère de doute dès 1812. Quelle part de responsabilité porte lřinstitution dans cet échec ? En réalité, la gendarmerie, à lřimage du reste de lřarmée française, a vu son service perdre en efficacité. À mesure que la pression des insurgés se fait plus forte, les gendarmes ne quittent quasiment plus leurs garnisons que pour assurer leur ravitaillement. Leur efficacité semble donc être intimement liée à celle de la ligne. Ils se retrouvent dans la position peu enviable dřune troupe secondaire servant sur un théâtre dřopération jugé nonprioritaire par Napoléon. La fin de la présence française en Espagne nřannonce pas pour autant la fin des dangers pour les gendarmes. Loin de retrouver le calme relatif de leurs brigades, ils demeurent aux armées pour lutter contre les réfractaires et les insoumis à la conscription et, surtout, sauvegarder lřintégrité du territoire impérial. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 Armel DIROU lors que lřesprit du Traité de Vienne sřétait caractérisé par une forte volonté de réglementer la guerre, en réaction aux débordements de 17921815, le conflit franco-prussien de 1870-1871 marqua à certains égards la réapparition de la guerre totale. Le gouvernement de Défense nationale tenta de mobiliser toutes les ressources de la nation, en particulier par la constitution dřunités de francs-tireurs. Selon leurs thuriféraires, leur action aurait dû permettre de mettre à mal une armée prussienne fort éloignée de ses bases logistiques. Toutefois, Gambetta renonça très rapidement à cette perspective et ordonna lřincorporation des corps francs à lřarmée. La présente étude tente de cerner les caractéristiques de ces unités, dřévaluer leur action et dřexpliquer le choix de Gambetta. Elle sřappuie sur les souvenirs publiés par les acteurs des événements au lendemain du conflit. Reflets dřune époque extrêmement chaotique, ces sources sont marquées par un souci récurrent dřautocélébration, dřautojustification et de polémique (personnelle, institutionnelle ou idéologique) ; chacun des épisodes ici relatés demanderait par conséquent une critique systématique. Lřentreprise est malheureusement impossible dans le cadre dřun simple article, mais le recoupement des auteurs nřen permet pas moins de se faire une première idée du phénomène étudié, pierre dřattente pour une enquête approfondie. A 280 Stratégique GENÈSE ET ORGANISATION DES FRANCS-TIREURS L’apparition des francs-tireurs Avant Sedan Dès la fin dřaoût 1870, on note lřapparition de francstireurs imbriqués dans le dispositif de lřarmée impériale autour de Sedan. Nullement coordonnée avec lřaction de cette dernière, leur initiative ajoute à la confusion qui règne alors dans le secteur. Leur place serait en effet sur les ailes ou sur les arrières de lřennemi, non sur la ligne de front où ils font courir le risque de tirs fratricides et peuvent involontairement fournir des renseignements aux Prussiens. Dřoù le mécontentement de lřétat-major et les excuses subséquentes du responsable de lřentreprise, François Leroux, maire dřune commune voisine : ŖIl ne faut pas nous en vouloir de notre maladresse. J‟ai assisté à l‟invasion de 1814 et de 1815 et me suis souvenu de la façon dont nous nous y sommes pris alors d‟ici aux Ardennesŗ1. Ce corps franc nřest toutefois pas apparu par génération entièrement spontanée. Il a quelque chose à voir avec la création de la garde mobile par le maréchal Niel, ministre de la Guerre en 1867, qui visait à compenser les faiblesses structurelles de lřarmée française sans pour autant recourir à un service militaire universel dont lřopinion publique ne voulait pas. De nombreux patriotes des départements de la frontière ayant exprimé le vœu de se former en compagnies de francs-tireurs, voire ayant commencé à le faire de leur propre impulsion, Niel proposait de les regrouper dans la garde nationale mobile au moyen dřengagements dřun an. À la veille de la guerre, cette mesure nřavait reçu quřun début dřapplication : une dizaine de communes de lřEst comportaient des compagnies allant de 87 hommes (Mirecourt) à 14 (Frouard), pour un total dřenviron 500 combattants2. Le 31 juillet 1870 dřautre part, une circulaire ministérielle admit le principe de compagnies de francs-tireurs engagées pour la durée du conflit et armées aux frais de lřÉtat. Lřidée dřarmer le peuple gagna du terrain au début dřaoût, lorsque surgirent les premiers doutes quant à lřefficacité réelle de Anonyme, Sedan, souvenirs d‟un officier supérieur, Paris, Heinrischsen, 1883, p. 8. 2 Service historique de la Défense, carton Lx 138. 1 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 281 lřarmée française. Dejean, ministre de la Guerre par intérim, lřévoqua le 7 dans une lettre à lřimpératrice Eugénie. Deux jours plus tard, Gambetta réclama publiquement une levée en masse au motif que la France nřaffrontait pas seulement lřarmée prussienne, mais une nation en armes. Le ministre de lřIntérieur demanda alors aux préfets dřappuyer la constitution dřunités de francstireurs. Mais cřest la défaite des troupes impériales à Sedan, le 2 septembre, qui donna toute son ampleur au mouvement. Le grand élan Aussitôt quřil fut ministre de lřIntérieur, Gambetta voulut impliquer lřensemble de la nation dans la guerre : ŖQue chaque Français reçoive ou prenne un fusil, et qu‟il se mette à la disposition de l‟autorité : la patrie est en danger !ŗ3 Ces derniers mots nřétaient bien sûr pas anodins. Pour susciter un sursaut de fierté nationale et donner une légitimité à la toute jeune République, le tribun ne pouvait que se référer à la Révolution, durant laquelle lřabolition de la monarchie et la lutte contre lřenvahisseur nřavaient pas seulement coïncidé dans le temps, mais avaient participé de la même logique politique. Lřappel de Gambetta fut diversement reçu. Le Nord et lřEst de la France, touchés au premier chef par lřinvasion, fournirent nombreux groupes de francs-tireurs : Éclaireurs des Ardennes, Chasseurs de lřArgonne, Montagnards de Revin, Corps franc des Vosges… À lřinverse, les préfets de Bourgogne, du Jura, des Cévennes, de la Lozère ou des Pyrénées avouèrent initialement que les paysans semblaient indifférents au péril, celui de Nantes allant jusquřà dire quřils préféreraient être Prussiens que soldats français !4 Mais la situation évolua et des départements aussi éloignés des zones dřopération que les Hautes-Alpes, lřAriège, lřAude, le Cantal, la Corse, lřIndre, le Jura, les Landes, le Loiret ou la Savoie parvinrent à envoyer une unité chacun. LřOuest fut représenté par les francs-tireurs de la Sarthe ou le corps Cathelineau. Paris, de son côté, contribua doublement à la lutte en expédiant des corps francs en province et en en alignant bien 3 Cité par Jules Favre, Gouvernement de la Défense nationale du 30 juin au 31 octobre 1870, Paris, Plon, 1871, p. 381. 4 Michael Howard, The Franco-Prussian War, Bury St Edmunds, St Edmundsbury Press, 2003, p. 235. 282 Stratégique davantage encore pour sa propre défense contre le siège prussien. LřAlgérie ne fut pas en reste : des francs-tireurs vinrent dřOran, de Blidah et de Constantine. Le mouvement attira également des français expatriés, comme le lieutenant-colonel Chenet, vétéran de Crimée, dřItalie et du Mexique qui goûtait une retraite bien méritée sur les bords du Bosphore. Consterné par la défaite de Sedan, il sřembarqua dans le premier bateau pour Marseille, où il mit sur pied une unité quřil baptisa la Guérilla dřOrient. Affluèrent encore quantité dřidéalistes ou dřaventuriers étrangers, les uns engagés à titre individuel, les autres à titre collectif tels Garibaldi et ses Chemises rouges, mais aussi des unités constituées en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Irlande, en Pologne, aux États-Unis et en Amérique du Sud. En comptant les défenseurs de Paris, le nombre total de francs-tireurs recensés par les autorités sřéleva à 2 893 officiers et 69 182 hommes. À la fin de la guerre, 350 corps francs représentant un effectif total de 1 135 officiers et 28 580 soldats, dont 35 corps francs venus de lřétranger, battaient encore la campagne5. Motivations, recrutement et structures Sřil ne peut être question ici dřétablir une typologie précise des corps francs, les sources permettent au moins de constater leur diversité idéologique. En ce qui concerne les Français, leur seul point commun est dřappartenir à la ŖFrance des patriotesŗ6. Nombreux sont ceux qui ne partagent pas les opinions de Gambetta. Ce peuvent être dřanciens fonctionnaires impériaux, tel le comte de Belleval qui, à peine nommé sous-préfet de Montbéliard par Napoléon III, est démis de ses fonctions par le nouveau régime : trouvant indigne de sřabriter derrière la loi qui le protège en tant que père de famille, il sřengage comme simple soldat dans les Francs-tireurs de Neuilly-sur-Seine, troupe commandée par un de ses amis, et dont il deviendra ultérieurement le chef après la mort au combat de ce dernier. Ce peuvent être des monarchistes comme le comte de Foudras, ancien officier de cavalerie retiré en Belgique, dřoù il revient former un corps franc dans la région du Mans : il entend suivre Ŗl‟exemple des fanatiques de Ferdinand VII et des guérilleros de Juarez (…), renouve5 6 Service historique de la Défense, carton Lx 138. Pour reprendre le titre du livre de François Caron, Paris, Fayard, 1985. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 283 ler les exploits des Vendéens et des Chouansŗ7. Dans le même registre, il faut mentionner le corps essentiellement vendéen et breton constitué par M. de Cathelineau, que lřhistoriographie rapproche souvent des Zouaves pontificaux commandés par le colonel de Charrette. De fait, les noms de leurs chefs renvoient à lřinsurrection contre-révolutionnaire de 1793 et leur recrutement traduit une grande proximité idéologique, religieuse et géographique. Mais, bien que les hommes de Charrette aient été surnommés les Volontaires de lřOuest, ils ne peuvent être considérés comme des francs-tireurs stricto sensu puisquřils étaient issus dřune unité régulière de lřancienne armée impériale, constituée en vue de défendre les États du Pape. De nombreux prêtres se lancent aussi dans lřaventure, sans toutefois prendre les armes comme lřavait fait le clergé espagnol lors de la lutte contre les armées napoléoniennes. À lřinstar de lřabbé Sterlin en Picardie, ils se consacrent à la collecte de lřinformation, donnent un soutien logistique et moral aux combattants ou cachent des armes, dans les clochers notamment8. La diversité sociologique des francs-tireurs nřest pas moindre. Ledeuil, un engagé de Paris, évoque ainsi la composition de son corps : ŖÉtudiants, artistes, commis, ouvriers, anciens soldats (...) toutes les classes s‟y trouvaient confondues dans un seul vœu : la délivrance du paysŗ9. Lřélément populaire semble dominer dans cette évocation sommaire, impression confirmée par lřénumération très précise que Belleval fait des Francs-tireurs de Neuilly : Ŗun voyageur de commerce, deux entrepreneurs, un agent-voyer, un étudiant, quatre clercs de notaire, un photographe, neuf peintres en bâtiments, six coiffeurs, un tailleur de pierre, six horlogers, deux imprimeurs sur étoffe, deux ferblantiers, un jardinier, un charpentier, un menuisier, trois bouchers, deux plombiers, cinq blanchisseurs, un forgeron, un emballeur, un cocher d‟omnibus, deux couvreurs, trois boulangers, deux charrons, deux tisseurs, un papetier, huit journaliers, cinq mécaniciens, un tanneur, un paveur, trois commis, un serrurier, un bijoutier, un cordonnier, un passementier, un marchand de porte7 Comte de Foudras, Les Francs-tireurs de la Sarthe, Châlons-sur-Saône, Mulcey, 1872, p. 160. 8 Abbé Sterlin, Souvenirs de la campagne 1870-1871, Montdidier, Radenez, 1872, pp.26-27. 9 Edouard Ledeuil, Campagne de 1870-1871, Châteaudun, 18 octobre 1870, Paris, Sagnier, 1871, p. 3. 284 Stratégique monnaie et enfin un gymnasiarqueŗ10. Mais comme nous lřavons vu, lřaristocratie est représentée à la tête des corps francs, et des notables bourgeois prennent également les armes, comme un certain M. Capron, pharmacien sexagénaire qui tente de fédérer ses concitoyens pour défendre leur village de Parmain (ValdřOise) ; à ses côtés combat un juge dřinstruction en retraite âgé de 71 ans, Desmortier11. Ces deux derniers exemples montrent également que le mouvement transcende les générations. Le pharmacien Capron a dřailleurs sous ses ordres un garçon de 12 ans12 et M. de Cathelineau, comme dřailleurs son ami M. de Salmon, sont accompagnés de leurs fils13. Plus étonnant encore, des femmes figurent parmi les francs-tireurs. Certaines suivent leurs maris en qualité dřinfirmières, comme Madame de Cathelineau14. Mais dřautres lřaccompagnent en tant que combattantes, ainsi une Madame N. promue sous-lieutenant dans la compagnie franche de son époux15. Dřautres femmes francs-tireurs sont célibataires : Mademoiselle Lix, receveuse des postes devenue sous-lieutenant, sřillustre durant la bataille de Bourgonce (Vosges, 6 octobre 1870)16 et se mue en infirmière après le combat17. Un groupe de francs-tireurs du Jura est même commandé de main de maître par une femme lieutenant18. Lřengagement des femmes peut tenir à des causes plus circonstanciées : un certain Pierre Bidault et sa fiancée, recherchés par les Prussiens pour avoir blessé un de leurs officiers trop entreprenant avec cette dernière, nřont dřautre issue que de rallier le corps franc de Foudras19. Enfin, le feu de lřaction peut amener des femmes à prendre les armes sans lřavoir prémédité, comme à Rambervilliers (Vosges, 13 octobre 1870) où elles Comte de Belleval, Journal d‟un capitaine de francs-tireurs, Paris, Lachaud, 1872, p. 16. 11 E. Capron, Défense de Parmain, Paris, Dentu, 1872, p. 26. 12 Ibid., pp. 22-23. 13 Général de Cathelineau, Le Corps Cathelineau pendant la guerre (18701871), Paris, Amyot, 1871, p. 85. 14 Ibid., p. 319. 15 Belleval, op. cit., p. 78. 16 Ch. Beauquier, Guerre de 1870-1871. Les dernières campagnes dans l‟Est, Paris, Lemerre, 1873, p. 29. 17 Belleval, op. cit., p. 74. 18 E. Lebrun, Les Prussiens en France pendant la campagne de 1870-1871, Nantes, Malnoë, 1872, p. 33. 19 Foudras, op. cit., p. 76. 10 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 285 combattent aux côtés de leurs époux20, ou à Pouilly (Côte dřOr, 30 octobre 1870) où elles défendent des barricades avec des enfants21. La promotion de femmes officiers reflète le fonctionnement méritocratique des corps francs, lui-même lié aux caractéristiques du combat de partisans. Ce mode dřaction nécessite autant de discipline que dřesprit dřinitiative, car il consiste en actions décentralisées, menées par de petits groupes dont chaque membre doit faire preuve de sens des responsabilités et de lucidité. Comme par ailleurs ces groupes sont constitués sur la base du volontariat, leur cohésion repose largement sur lřexemplarité de leurs chefs. Dans lřarmée régulière, note Cathelineau, lřofficier commande à Ŗdes hommes soumis et façonnés à la discipline depuis longtempsŗ ; dans un corps franc, il sřagit au contraire de Ŗconduire des volontaires, vos égaux, qui ne deviennent de très bons soldats qu‟à la condition de s‟en faire estimerŗ22. Lřestime mutuelle est indispensable aux irréguliers, car ils savent pertinemment que, nřétant pas couverts par la Convention de Genève de 1864, ils seront passés par les armes sřils viennent à être capturés. Il leur faut donc pouvoir accorder une confiance totale à leur chef. Cřest pourquoi Cathelineau avait pris le temps dřobserver le comportement individuel de ses hommes avant de choisir des officiers parmi eux. Mais dans beaucoup dřautres corps, lřélection semble avoir été le mode normal de désignation du chef. Certains, tel Belleval, furent même bombardés officiers contre leur gré. Le revers de la médaille était que toute défaillance réelle ou supposée de lřofficier pouvait amener son remplacement, dřoù parfois un climat dřintrigue nuisible à la cohésion du corps franc. Par exemple, Ledeuil reproche au comte de Lipowski dřavoir intrigué contre son supérieur pour se faire élire chef des Francs-tireurs de Paris avant de démériter lors de la bataille de Châteaudun ; dřoù sécession dřune partie de la troupe, qui se rebaptisa Francs-tireurs de Paris-Châteaudun. 20 Belleval, op. cit., pp. 83-84. Charles Perchet, Les Combats en Bourgogne. Un homme brûlé vif, Dijon, Demeurat, 1871, p. 2. 22 Cathelineau, op. cit., p. 132. 21 286 Stratégique La vie en campagne L‟habillement Quřelle débouche sur lřincorporation aux troupes régulières ou sur la constitution de corps francs, la levée en masse nécessite dřimmenses ressources matérielles et représente un important coût à supporter pour un pays partiellement envahi. Les unités de francs-tireurs sont donc confrontées à diverses difficultés logistiques. Sur le plan vestimentaire, la plus grande diversité prévaut. Par commodité mais aussi souci identitaire, beaucoup conservent certains attributs de leurs régions ou pays dřorigine : les Bretons se remarquent à leur grand chapeau, les Ardéchois à leur ceinture de flanelle rouge… Plus pittoresques encore, Ŗles francs-tireurs venus de Montevideo, de Buenos-Ayres, du Brésil portent le puncho américain, le chapeau de feutre à plume d‟or et le revolver à la ceintureŗ. Dřautres ont des guêtres jaunes, des capes grises ou rouges et des chapeaux pointus à rubans ou plumes dřaigle qui leur donnent Ŗl‟apparence de bandits calabraisŗ. Dřautres encore, en dépit de leurs épaisses fourrures, ne sont pas Ŗdes trappeurs de l‟Ouest du grand désert américainŗ mais… des partisans nantais23 ! Plus la guerre dure toutefois, plus les corps francs tentent de se donner des tenues adaptées. Dès sa prise de commandement, Cathelineau fixe des normes vestimentaires privilégiant le noir et le bleu foncé, choix imité par un grand nombre dřautres groupes de francs-tireurs, dřoù leur sobriquet dř“hirondelles noiresŗ ou dř“hirondelles de la mortŗ24. Certaines compagnies se font même donner des uniformes de lřarmée régulière Ŗafin d‟éviter aux prisonniers le sort que l‟ennemi réserve aux francstireurs, c‟est-à-dire la mort accompagnée d‟horribles torturesŗ25 (sort qui dřailleurs menace des quidams, souvent des maires ou adjoints peu prompts à céder aux exigences allemandes et pris de ce fait pour des partisans26). Ainsi équipés cependant, les corps francs perdent lřavantage de pouvoir se fondre dans la populaAuguste Foubert, Vandales et vautours ou l‟invasion, par un Franc-tireur du Corps Lipowski, Rennes, Leroy et fils, 1871, p. 104. 24 Ernest de Lipowski, La Défense de Châteaudun, suivie du rapport officiel, Paris, Schiller, 1871, p. 6. 25 Belleval, op. cit., p. 78. 26 Abbé Garreau, Les 40 otages de la Prusse à Beaune-la-Rolande, Orléans, Herluison, 1873, p. 21. 23 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 287 tion ; ils doivent par conséquent se retirer en des lieux difficilement accessibles, mais les conditions de vie y sont très rudes. Un bon exemple en est donné par la compagnie de Belleval qui, tapie aux alentours de Besançon en novembre-décembre 1870, enregistre plusieurs décès par Ŗcongélationŗ27. L‟armement Les besoins des francs-tireurs en fusils et en munitions sont dřautant plus difficiles à satisfaire quřils sont concomitants à ceux des armées mises sur pied par le Gouvernement de Défense nationale et quřune grande quantité de matériel a été perdue lors des redditions de Sedan, de Strasbourg et de Metz. Pour relever le défi, le pays déploie des trésors dřénergie. Toutes les ressources disponibles sont mobilisées, les marins enrôlés à terre et les arsenaux réorganisés. À Brest par exemple, Ŗles divers services du port redoublèrent d‟activité (…). Dix mille ouvriers, en moyenne, furent employés dans les divers ateliers. Là, comme dans tous les bureaux, le travail de nuit s‟ajouta à celui du jour, même les jours fériésŗ, ce qui permit non seulement la mise en état de défense du port breton mais encore Ŗl‟expédition d‟un matériel considérable aux diverses arméesŗ28. Sans doute faut-il entendre par là les armées régulières, jugées prioritaires. Les francs-tireurs, quant à eux, dépendent du bon vouloir des autorités. Le capitaine Wolowski, du corps franc des Vosges, nřa pas de mal à équiper son bataillon en septembre 1870, car il est appuyé par le préfet dřÉpinal. Deux mois plus tard cependant, ayant reçu de Gambetta lui-même la mission de constituer un escadron dřéclaireurs à cheval, il se heurte à lřintendance militaire de Besançon qui refuse de lui céder chevaux, selles et harnachements : il lui faut se rendre à Lyon pour obtenir une demande écrite du ministre de la Guerre29. En octobre, les Ŗmilitaires en chambreŗ de Besançon avaient également refusé à Belleval les Chassepot dont regorgeaient pourtant les magasins, et qui lui furent cédés après un changement de commandement30. Aussi de 27 Belleval, op. cit., p. 135. P. Levot, Participation du port de Brest à la guerre de 1870-1871, Brest, Lefournier aîné, 1872, pp. 7 et 32. 29 Ladislas Wolowski, Corps franc des Vosges, Paris, Laporte, 1871, pp. 7-8 et 55. 30 Belleval, p. 90. 28 288 Stratégique très nombreux francs-tireurs ne sont-ils équipés que de leur fusil de chasse, expédient qui facilite certes lřapprovisionnement en munitions, mais ne donne évidemment ni la même puissance ni la même cadence de feu quřune arme de guerre. Dřautres sřéquipent grâce aux prises faites sur lřennemi, quřil sřagisse de chevaux, dřarmes ou de munitions. La nourriture Les unités irrégulières dont la constitution a été avalisée par le gouvernement reçoivent de ce dernier une solde : celle des officiers est la même que dans lřarmée régulière ; pour le reste, les sergents-majors touchent 1,70 franc par jour ; les sergents 1,40 ; les caporaux 1,20 ; les soldats 1. Un prélèvement uniforme de 10 centimes par homme et par jour permet de constituer une cagnotte pour parer aux imprévus, car le versement de la solde est très aléatoire, soumis quřil est aux péripéties des opérations et à la disponibilité du numéraire31. En conséquence, les unités reconnues par le gouvernement ont lřautorisation de procéder à des réquisitions. Cependant, ce procédé est évidemment très mal vu de la population, qui doit déjà se plier aux exigences de lřenvahisseur. En octobre 1870, raconte Foudras, des paysans beaucerons refusèrent de ravitailler les francs-tireurs : ŖIls partageaient également leur haine entre les Prussiens et nous : comme les premiers, nous étions des gens incommodes, des gâcheurs de paille et des brûleurs de bois. La guerre, au fond, ne regardait pas les paysans (…). Ils faisaient la sourde oreille et n‟en cachaient pas moins leurs provisions. Pour eux, tout soldat qui avait besoin de quelque chose était un ennemiŗ32. Or, le soutien de la population est une carte essentielle dans le jeu des francstireurs. Ils essaient donc de recourir le moins possible aux réquisitions. Lorsque lřargent manque, il arrive que certains chefs de corps francs lřavancent sur leurs fonds propres. Là encore, les raids sur les arrières de lřennemi sont un moyen de se procurer vivres et ressources financières. Quant aux groupes constitués au pied levé dans les campagnes, à des fins dřautodéfense, ils nřont généralement pas pu ou pas voulu demander une reconnaissance officielle et ne reçoivent 31 32 Ibid., p. 17. Foudras, op. cit., pp. 32-33. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 289 donc pas de subsides : ils doivent vivre sur leurs propres moyens. Heureusement, leurs besoins logistiques sont bien moindres que ceux des corps francs reconnus, puisquřils agissent au plus près de leur cadre de vie ordinaire et ne sont armés que de fusils de chasse. LES BLOCAGES Une situation confuse Les tensions politiques Les difficultés rencontrées par les francs-tireurs tiennent dřabord à leurs relations souvent difficiles avec les autorités civiles. Ces dernières, on lřa vu, ne font pas toujours preuve dřesprit dřinitiative, vertu que la désorganisation provoquée par la défaite et lřinertie héritée de lřadministration impériale ne favorisent guère. Mais il y a aussi le vent dřostracisme et de partialité quřamène tout changement de régime. Lřadministration du Gouvernement de Défense nationale nřéchappe pas à cette tendance : sa réticence à aider les corps francs est manifeste lorsque leurs chefs nřappartiennent pas à la mouvance républicaine. Tel est le cas de Cathelineau, dont le projet de corps franc a pourtant été avalisé par le Gouvernement le 22 septembre 1870, mais dont le nom à connotation contre-révolutionnaire et le catholicisme militant indisposent le préfet dřAngers : ŖC‟est le drapeau blanc que vous levez, Monsieur de Cathelineau ; je ne puis d‟aucune façon me plier à vos désirs (…). Vous parlez dans votre déclaration de la Sainte Vierge, mais c‟est le paroxysme religieux ; ne parlez pas de la Sainte Vierge ; dites que la République (…) est pour le moment le seul gouvernement possible, et je serai le premier à vous favoriserŗ33. Cathelineau sřadresse alors au préfet de Nantes, mais ce dernier, prévenu par son collègue dřAngers, écrit aux maires de Vendée le 25 septembre pour leur demander de boycotter son entreprise de recrutement34. Cathelineau décide alors de plaider sa cause à Tours, auprès des autorités gouvernementales. Le 28 de fait, Crémieux envoie aux préfets un rappel à lřordre : ŖIl ne s‟agit en ce moment que de faire la guerre aux Prussiens, laissons toutes nos opinions 33 34 Cathelineau, op. cit., p. 17. Ibid., pp. 27-28. 290 Stratégique se réunir pour libérer notre sol sous le drapeau de la France (…). Ne nous fâchons pas de ce que des Français catholiques invoquent la Sainte Vierge pendant que des Français libéraux invoquent la sainte libertéŗ35. Les tensions idéologiques divisent également les partisans eux-mêmes. Elles sont particulièrement vives entre Français de sensibilité conservatrice et garibaldiens. Lorsque Garibaldi arrive à Besançon le 14 octobre 1870, précédé dřune rumeur selon laquelle il va prendre le commandement de tous les corps francs de la région, le préfet du Doubs invite le comte de Belleval à lřaccueillir. Cela met en fureur lřancien fonctionnaire impérial qui, se souvenant de Mentana36, déteste Ŗl‟illustre ganacheŗ, Ŗses compagnons de révolutionŗ et autres Ŗbandits italiensŗ : ŖJe réponds par un refus formel, déclarant qu‟en outre du mépris profond que j‟éprouve pour cet aventurier, je ne servirai jamais sous les ordres d‟un étrangerŗ37. Peu après, lřarmée du général Cambriels se replie sur la Loire : ne restent plus dans les Vosges que des étrangers, des mobiles et des francs-tireurs regroupés sous lřautorité théorique de Garibaldi. ŖRien de plus hétérogène que la composition de cette armée, ramassis sans cohésion de soldats de toutes armes et de toutes nationalitésŗ, note Beauquier avec un évident dégoût pour la caravane qui accompagne le révolutionnaire italien38. A fortiori les garibaldiens sont-ils peu appréciés des réguliers : le 4 décembre 1870, à La Charité sur Loire, plusieurs cavaliers du 1er régiment dřéclaireurs à cheval sont blessés lors dřune rixe avec Ŗcette troupe indisciplinéeŗ39. L‟ingérence du pouvoir dans la conduite des opérations Un autre problème vient de lřhypercentralisation qui caractérise le nouveau Gouvernement : soucieux dřasseoir leur autorité, Gambetta et Freycinet essaient de conduire eux-mêmes les opérations. Comme lřillustre lřaffaire Cathelineau, cela pousse les exécutants à solliciter lřarbitrage gouvernemental pour régler nřimporte quel différend, dřoù grosse dépense dřénergie dans des 35 Ibid., pp. 29-30. Bataille ayant opposé les garibaldiens aux troupes françaises que Napoléon III avait envoyées en Italie pour protéger les État pontificaux. 37 Belleval, pp. 86-88. 38 Beauquier, op. cit., p. 71. 39 Colonel de Bourgoing, Souvenirs, Nevers, Barthe et Brulfert, 1871, p. 44. 36 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 291 tâches secondaires au détriment des objectifs majeurs. En novembre 1870, Gambetta prête attention au rapport alarmiste que lui fait un capitaine de francs-tireurs : aux dires de ce dernier, un très important contingent prussien se masserait face à lřarmée de la Loire du général dřAurelle de Paladines. Bien quřaucun élément tangible ne confirme le propos dřun homme dont le corps franc ne se trouve pas dans le secteur prétendument menacé, le ministre de lřIntérieur prend peur et harcèle dřAurelle de Paladines, puis le court-circuite en donnant directement des ordres aux unités placées sous ses ordres40. Ces dysfonctionnements au niveau national se retrouvent au niveau départemental, où des préfets sřimprovisent maladroitement stratèges. Les reproches faits à lřadministration doivent cependant être relativisés, car la responsabilité des blocages apparaît souvent partagée. Beaucoup de chefs dřunités irrégulières refusent en effet de collaborer avec les autorités civiles au motif quřayant été nommés commandants de corps par le Gouvernement, ils ne relèvent que du ministre de la Guerre. Semblablement, lřindépendance ou tout au moins lřautonomie des corps francs les empêche de coordonner leurs efforts : lorsquřil sřagit dřarrêter une décision, chacun y va de sa proposition et se montre convaincu de sa justesse. Dans des conditions aussi troublées, les rapports entre préfets et francs-tireurs sont largement affaire de personnes. Emblématique à cet égard est le cas de Georges, préfet des Vosges : pour certains francs-tireurs, son énergie et sa lucidité en font lřhomme de la situation ; dřautres au contraire voient en lui un irresponsable qui, au lieu dřadministrer son département, joue au Ŗgénéral en chefŗ et Ŗne respire que combats et massacresŗ41. Rien dřétonnant dès lors à ce que trois compagnies franches présentes à Saint-Dié le 22 septembre 1870 soient incapables de sřentendre alors que, réunies, elles auraient pu sřopposer efficacement à lřenvahisseur42. Général dřAurelle de Paladines, La Première Armée de la Loire, Paris, Plon, 1872, pp. 58 et suiv. 41 Belleval, op. cit., p. 32. 42 Ibid., p. 33. 40 292 Stratégique Le défaitisme Sřil est reproché à certains fonctionnaires de jouer aux soldats et de pécher par excès de bellicisme, dřautres en revanche sont critiqués pour leur faiblesse, voire pour leur lâcheté. Lřexemple le plus significatif en est la reddition de Chartres en novembre 1870, ainsi racontée par Foudras : ŖUne voiture, sur laquelle flotte un drapeau d‟ambulance, passe rapidement devant nous : elle emmène le préfet et le maire (…). „Vous n‟allez pas vous rendre, au moins ?‟, crient les francs-tireurs avec animation (…). „Non, mes amis, vous pouvez être tranquilles !‟, répond M. E. Labiche. Une demi-heure ne s‟était pas écoulée que nous apprenions que le préfet venait de conclure avec le général Wittich une convention en vertu de laquelle les troupes régulières et irrégulières pourraient quitter la ville, qui ne serait frappée d‟aucune contribution en argent, et que les réquisitions ne devraient être faites que par l‟intermédiaire de la municipalitéŗ43. On voit bien ici les motivations du maire et du préfet : éviter des combats dans Chartres, minimiser le coût de la guerre pour leurs administrés et éloigner les francs-tireurs qui font courir à la population le risque de représailles. De notoriété publique en effet, extorsion, pillage et incendie sont le lot commun des villes qui résistent à lřenvahisseur. Mais les volontaires qui ont répondu à lřappel de Gambetta vivent comme une trahison la défection de fonctionnaires apeurés. Les jours suivants, un article paru dans le Journal d‟Alençon incrimine la lâcheté du préfet Labiche, lequel riposte par des manœuvres visant à discréditer les francs-tireurs auprès de Gambetta et des populations villageoises44. Lřautre moyen de ne pas combattre est, pour les maires et les préfets, dřordonner à la garde nationale de déposer les armes. Cette troupe avait initialement suscité un vif enthousiasme : ŖPartout demandait-on à grands cris des armes (…). Il y avait, il faut le dire, dans ces réclamations, une forte dose de fanfaronnade (…). Plus on croyait l‟ennemi éloigné et plus on exigeait des armes pour une résistance qu‟on s‟imaginait, peut-être de bonne foi (…), pouvoir lui opposer (…). La suite a malheureusement prouvé que dans presque toutes les localités, ces fusils (…) furent livrés aux Prussiens à la première réquisition, ou envoyés en toute hâte au chef-lieu du département à la première alerteŗ, 43 44 Foudras, pp. 21-22. Ibid., pp. 62 et 128-129. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 293 écrit Beauquier45. Dès le 28 septembre 1870, Wolowski note que la garde nationale des Vosges “comme partout ailleurs (…) ne se regardait pas comme un corps appelé à combattre. Elle n‟attribuait ce devoir qu‟aux soldats de l‟armée. C‟est pourquoi elle déposait si facilement les armes devant la plus petite patrouille ennemieŗ46. Il arrive que les chefs de corps francs prennent sur eux de sřopposer aux décisions des autorités défaitistes. À la mi-octobre 1870, Lipowski fait restituer à la garde nationale les armes collectées par la municipalité de Châteaudun47. Le 4 novembre de même, Foudras écrit à Gambetta pour dénoncer Ŗl‟incroyable conduite du maire de Cloyesŗ, qui a désarmé la garde nationale. Le ministre de lřIntérieur et de la Guerre donne aussitôt raison à lřofficier et lřautorise Ŗà agir avec une extrême fermetéŗ48. Notons à lřinverse que certains maires encouragent lřaction des corps francs, ainsi celui de Mézières qui, Ŗdans l‟impossibilité où il se trouvait de se défendre, avait confié les armes de la commune aux francs-tireurs, afin de n‟être point obligé de les rendre à l‟ennemiŗ. La sanction ne se fait pas attendre : les Prussiens soumettent la ville à un Ŗbombardement sans pitiéŗ et contraignent le maire, Ŗle pistolet sous la gorge, (…) à mettre le feu à sa maisonŗ49. Réguliers et irréguliers : des relations parfois difficiles Les contacts entre soldats de métier et francs-tireurs peuvent eux aussi être tendus. Nombreux chez les premiers sont ceux qui se méfient des seconds, dont ils nřapprécient pas lřaction peu conventionnelle et quřils jugent peu fiables. Avec la meilleure volonté du monde en effet, il arrive que les corps francs gênent lřarmée, par exemple en attirant lřattention des Prussiens sur les zones où elle se déploie. En retour, les partisans voient souvent les réguliers comme des fiers-à-bras incompétents. Le 19 septembre 1870, un certain commandant Perrin arrive dřÉpinal à Raon, où se trouvent réunis 3 000 gardes mobiles et 800 francstireurs. Très rapidement, raconte Belleval, il devient le Ŗcauche45 46 47 48 49 Beauquier, op. cit., p. 4. Wolowski, op. cit., pp. 8-9. Lipowski, op. cit., p. 7. Foudras, op. cit., p. 41. Lebrun, op. cit., pp. 11-12. 294 Stratégique marŗ de ses hommes tant les marches et contremarches inutiles quřil leur impose les épuise et les démoralise50. Leur Ŗexaspérationŗ éclate dès le 5 octobre, lorsque Perrin reçoit lřordre dřaller reconnaître lřennemi : ŖIl demande trois de ces compagnies franches dont il faisait si peu de cas (…). La mienne est la première. Sans m‟être entendu avec mes deux collègues, je refuse de marcher avec lui et ils en font autantŗ51. Le 12 novembre, Perrin replie sa brigade sur Besançon au lieu de défendre Belfort. Écœurés par tant de médiocrité, les francs-tireurs de la Seine décident de lui fausser compagnie et de rallier lřarmée de la Loire à marche forcée : ŖS‟il y aura plus de risques à courir, il y aura aussi plus de services à rendreŗ52. Parmi les carences de lřarmée régulière, il faut mentionner son ignorance presque complète du rôle stratégique des chemins de fer. Ayant assimilé les leçons de la guerre de Sécession, les Prussiens ont des unités spécialisées dans lřexploitation, la destruction et la réparation des voies ferrées, sur lesquelles leurs transports dřhommes et de matériels sřeffectuent avec une promptitude et une précision remarquable. Tel nřest pas le cas de lřarmée française, qui, pour cette raison, ne semble pas se douter du parti que lřennemi peut tirer des voies ferrées et les leur abandonne sans même détruire les ouvrages dřart (notamment le tunnel dřHommarting reliant lřAlsace et la Lorraine). Avec la chute de Toul et de Strasbourg, les 23 et 28 septembre 1870, la ligne Paris-Strasbourg tombe pratiquement intacte aux mains des Prussiens : cela facilite le ravitaillement de leurs troupes autour de la capitale, assiégée depuis le 19 septembre. Dans la seconde quinzaine dřoctobre, Emile Georges, préfet des Vosges, suggère de lancer un raid pour couper le nœud ferroviaire de Toul, qui articule la ligne Paris-Strasbourg et les lignes de Metz à Dijon et de Metz à Epinal. La réussite de cette opération ne laisserait à lřenvahisseur que la ligne secondaire des Ardennes, mais la proposition est rejetée comme farfelue. Le 27 octobre, la chute de Metz libère dřimportants effectifs ennemis aussitôt dirigés vers lřOuest : ŖCette ligne [Paris-Strasbourg] devenait pour les Allemands plus importante que jamais ; ils le savaient et ne négligeaient rien pour en assurer la défense et le fonctionnement. Des 50 51 52 Belleval, p. 68. Belleval, pp. 92-93. Ibid., pp. 118-119. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 295 postes étaient échelonnés sur tout son parcours ; des sentinelles gardaient jusqu‟aux plus petits ouvrages d‟art ; enfin, pour se mettre à l‟abri de toute tentative de déraillement, on sait qu‟ils forçaient les notables des villes de Champagne et de Lorraine à monter sur les locomotives et à accompagner les trainsŗ53. En novembre, des partisans proposent de faire sauter soit le tunnel de Foug (9 km à lřOuest de Toul), soit le pont de Fontenoy-surMoselle (7 km à lřEst de Toul), mais le général Arbelot, commandant la place de Langres, leur refuse par deux fois les 400 kg de poudre nécessaires. Il faut attendre le 10 janvier 1871 pour quřune intervention du Gouvernement fasse plier cet officier54 : deux mois se sont écoulés durant lesquels les mauvais rapports entre réguliers et irréguliers ont laissé les Allemands libres de diriger vers Paris assiégé hommes, chevaux, vivres, artillerie lourde, munitions, et évacuer leurs blessés. Les choix de Gambetta Quelle stratégie pour les corps francs ? Au lendemain de la chute de lřEmpire, le lieutenant-colonel Chenet, déjà cité, avait développé une réflexion poussée sur le bon usage des corps francs. ŖLa grande guerre en ligne est impossible pour la France pendant au moins trois moisŗ, écrivait-il, puisquřune partie de lřarmée régulière avait capitulé à Sedan, une autre était assiégée dans Strasbourg et le reste, stationné à Metz, ne pouvait faire la décision à lui seul. La levée en masse donnerait certes 900 000 hommes, mais on ne pouvait précipiter leur instruction sous peine dřen faire Ŗun troupeau de moutons qu‟on conduira à la boucherieŗ. Toute la question était donc dřoccuper les Prussiens pendant le trimestre nécessaire à la formation de ces nouvelles troupes. On y parviendrait en faisant harceler lřennemi par les corps francs : ŖCes guérillas seraient lancées en enfants perdus sur les flancs et les derrières de l‟armée prussienne, qui n‟aurait ni trêve ni repos. Oui, cette fameuse armée prussienne serait bien vite déconcertée par cet ennemi invisible qui la forcerait à se garder partout et qui la 53 E. Rambeaux, La Guerre de partisans en Lorraine. Le pont de Fontenoy (1870-1871), Nancy, Berger-Levrault, 1873, p. 3. 54 Ibid., pp. 6-18. 296 Stratégique détruirait en détail. La tactique prussienne est celle de la grande guerre, mais attaquées de tous côtés et ne trouvant de résistance nulle part, ces masses frapperaient dans le vide. Nos guérillas, au moment du choc, battraient en retraite avec une confusion apparente pour se rallier sur un point indiqué d‟avance par le chef (…). Un espionnage bien fait préviendrait les guérillas des mouvements des troupes ennemies, et nos corps francs massés tomberaient à l‟improviste sur chaque corps prussien isolé. Ainsi, les Prussiens ne pourraient plus conserver intactes ces formidables réserves qui, dans la guerre en ligne, viennent donner le coup mortel à nos troupes épuisées pour avoir lutté à un contre trois ; ces formidables réserves (…), ce sont elles surtout qui deviendraient l‟objectif perpétuel de nos guérillas (…). Lorsque cette belle armée prussienne aurait été travaillée par nos guérillas pendant trois mois, les hommes de la levée en masse pourraient entrer en ligne et compléter leur défaite, car ils auraient eu le temps (…) d‟apprendre les manœuvres d‟ensemble indispensables à une armée régulièreŗ55. Il était sans doute optimiste de penser pouvoir faire jeu égal avec les Prussiens en alignant une armée formée en si peu de temps, mais du moins le schéma général était-il cohérent. Le Gouvernement de Défense nationale allait-il lřadopter ? Des dangers de la guérilla Le 21 septembre 1870, lřamiral Fourichon, membre de la Délégation du Gouvernement de défense nationale établie à Tours, conseille à ses commandants dřutiliser les gardes mobiles comme des partisans dont le rôle est moins de combattre lřennemi en masse que de le harceler en détail en enlevant ses convois, en lui tendant des embuscades ou en sabotant les voies ferrées ; il décrit les qualités nécessaires aux partisans, vigueur, intelligence, rusticité, ruse. Le 26, Gambetta donne des instructions analogues à la Délégation de Paris. Le 28, la décision dřaccorder une solde aux francs-tireurs et une commission régulière à leurs officiers traduit la volonté de voir se développer la guérilla. Or, le lendemain, Gambetta rend publique une décision radicalement différente de ce que le Gouvernement encourageait depuis presque un Cité par Robert Middelton, Garibaldi et ses opérations à l‟armée des Vosges, Paris, Balitout, 1871, pp. 14-15. 55 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 297 mois : lřincorporation des corps francs aux armées régulières de la Loire et de lřEst. ŖLa délégation du Gouvernement de la Défense nationale (…), attendu qu‟il ne peut exister sur le territoire de la République aucune force armée qui ne soit subordonnée à un pouvoir régulier ; attendu que les opérations des francstireurs doivent, pour se combiner utilement avec celles des autres armées, être dirigées par l‟autorité militaire, décrète [que] les compagnies de francs-tireurs seront mises à la disposition de M. le ministre de la Guerre et soumises, au point de vue de la discipline, au même régime que la garde nationale mobileŗ56. Acteur et historien de la guerre de 1870-1871, le célèbre stratège allemand Colmar von der Goltz a cru pouvoir expliquer cette volte-face de Gambetta par des considérations militaires : ŖGambetta connaissait bien ses milices, il savait qu‟il ne pouvait en exiger immédiatement la victoire. C‟est à lui qu‟appartient le mot connu : „Les succès ne s‟improvisent pas‟ (…). Il ne croyait qu‟à la supériorité technique de l‟armée prussienne, supériorité que l‟on peut certainement vaincre, si les moyens sont assez grandsŗ. En dřautres termes, Gambetta aurait recherché une lutte du fort au fort sans voir que la France nřen était plus capable : ŖC‟est en cela que consista la plus grande erreur du dictateur, erreur qui lui fit commettre les fautes les plus dangereuses et lui prépara les désillusions les plus amèresŗ57. De nos jours, lřexplication a été reprise par le grand historien militaire britannique Michael Howard : ŖL‟obsession de délivrer Paris à tout prix détourne Gambetta de la guérilla. Il s‟obstine à constituer de lourdes armées pour affronter de façon conventionnelle et le plus rapidement possible les armées prussiennes sur le champ de batailleŗ58. Ces analyses ne semblent pas tenir compte dřun facteur essentiel, la situation politique. Le chaos dans lequel se trouve le pays donne libre cours aux excès en tous genres, car les courants radicaux, communistes et anarchistes comprimés depuis 1848 y voient lřoccasion de relever la tête. La tentation est apparue dès les défaites de lřarmée impériale à Spicheren et Woerth (6 août 1870) : le lendemain et le surlendemain, Gaston Crémieux a 56 Cité par le général Martin des Pallières, Campagne de 1870-1871. Orléans, Paris, Plon, 1872, p. 349. 57 Colmar von der Goltz, Gambetta et ses armées, Paris, Imprimerie Nouvelle, 1877, pp. 428-429. 58 Cité par M. Howard, op. cit., p. 250. 298 Stratégique vainement tenté de proclamer la République et dřinstaurer une Commune révolutionnaire à Marseille. Après la chute de lřEmpire, la cité phocéenne est redevenue un foyer dřagitation où, selon un contemporain de sensibilité conservatrice, brigands et intrigants tentent dřinstrumentaliser les corps francs au nom du droit du peuple souverain à lřautodéfense en lřabsence dřun gouvernement démocratiquement élu. À cette fin, les agitateurs marseillais constituent une Ligue du Midi qui prétend fédérer les départements du sud de la France59. Le 4 septembre 1870, dřautre part, une délégation de lřInternationale a demandé la levée en masse ; le 7, Blanqui a publié un texte intitulé La Patrie en danger, quřil a significativement daté du 20 fructidor an 78 ; le 15, Bakounine est arrivé à Lyon et y a mis sur pied avec dřautres internationalistes un ŖComité de salut de la Franceŗ prônant lřabolition de lřÉtat au profit de communes révolutionnaires. Ce dernier mouvement échoue le 28 septembre, veille de la publication du décret incorporant les corps francs aux armées régulières. La coïncidence nřest évidemment pas fortuite. Gambetta a beau parler, le 11 octobre encore, de Ŗfaire de la France une grande guérillaŗ60, prôner durant tout le conflit la Ŗlutte à outranceŗ ou affirmer à la fin de janvier 1871 que Ŗseul le souffle de la révolution peut nous sauverŗ61, il redoute que lřextrême-gauche ne plonge le pays dans une guerre civile dévastatrice. Cřest avant tout pour conjurer ce péril quřil entend reprendre autorité sur les francs-tireurs. Le décret du 29 septembre doit également permettre dřenrayer la dérive criminelle de certains corps francs, que les difficultés de ravitaillement peuvent pousser à la maraude et de là au pillage pur et simple, selon un processus déjà avéré au Moyen Âge. Des bandits de grand chemin usurpent même la qualité de francs-tireurs pour écumer les campagnes, brutaliser les paysans et voler lřÉtat. Lřincorporation est un bon moyen de faire cesser ces comportements, puisquřelle soumet les partisans au code de justice militaire ou, sřils refusent de se soumettre, les met ipso facto hors-la-loi. Enfin, cette mesure peut être vue comme une Robert Middelton, Garibaldi et ses opérations à l‟armée des Vosges, Paris, Balitout, 1871. 60 Cité par M. Howard, op. cit., p. 250. 61 Jean-Yves Guiomar, L‟Invention de la guerre totale, Paris, Editions du Félin, 2004, p. 243. 59 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 299 garantie juridique pour les francs-tireurs tombés aux mains de lřennemi. Des difficultés persistantes Le décret du 29 septembre est accueilli favorablement par de nombreux militaires. Les uns y voient un moyen de faire respecter lřordre public, à lřinstar du général Martin des Pallières, qui forme une compagnie de 150 éclaireurs réguliers choisis parmi les meilleurs marcheurs et les meilleurs tireurs pour Ŗmaintenir dans le devoirŗ les corps francs adjoints à sa division62. Dřautres apprécient de pouvoir enfin coordonner la Ŗgrande guerreŗ menée par leurs troupes et la Ŗpetite guerreŗ des partisans : ainsi le général dřAurelle de Paladines, le 9 novembre 1870, constitue-t-il la quasi-totalité des corps francs de lřarmée de la Loire en une entité autonome mais non indépendante, dont il confie le commandement à Cathelineau63. Leur mobilité est un atout précieux lorsquřil sřagit de combler rapidement un vide entre deux unités régulières, dřaller chercher du renseignement en avant de lřarmée, etc. Lřincorporation ne résout pourtant pas, à loin près, lřensemble des problèmes qui se posent à Gambetta. En toute logique, elle aurait dû amener le Gouvernement à rompre avec les corps francs non-incorporés aux troupes régulières. Dans les faits, on observe des entorses à ce principe, par exemple lřarbitrage déjà cité des autorités en faveur des francs-tireurs préparant le sabotage du pont de Fontenoy-sur-Moselle. Rien dřétonnant à cela dès lors que lřapplication du décret se heurte à trois blocages : dřabord, certains corps francs se trouvent trop éloignés des troupes régulières pour quřune collaboration soit possible ; ensuite, les relations restent parfois trop tendues entre réguliers et irréguliers pour que ces derniers acceptent de jouer le jeu ; enfin, la confusion est telle dans le pays que Gambetta, en dépit de ses tendances ultra-centralisatrices, ne peut coordonner lřensemble des opérations. Il se résigne donc à avaliser au coup par coup des initiatives locales. Mais, de ce fait, le décret du 29 septembre ne peut remplir entièrement les fonctions que lui assignaient les autorités. Les 62 63 Martin des Pallières, op. cit., p. 40. Cathelineau, op. cit., p. 109. 300 Stratégique menées subversives continuent, ainsi à Marseille où Esquiros, vétéran de 1848 nommé Ŗadministrateur supérieur du départementŗ par Gambetta, laisse se développer une atmosphère insurrectionnelle et prend la tête de la Ligue du Midi. À la mi-octobre, Gambetta le remplace par Alphonse Gent, mais lřopposition entre modérés et révolutionnaires ne désarme pas au sein du conseil municipal. Le 1er novembre 1870, lřannonce de la reddition de Metz provoque un affrontement entre la garde nationale, contrôlée par les premiers, et la garde civique, créée par les seconds. Un comité comprenant des membres de lřInternationale se constitue et décrète la Commune révolutionnaire. Il est rejoint par Cluseret, saint-cyrien qui, nřayant pu dépasser le grade de capitaine dans lřarmée française en raison de ses opinions républicaines, avait rallié Garibaldi lors de lřexpédition des Mille, avait été promu lieutenant-colonel dans lřarmée piémontaise, était ensuite devenu général de brigade nordiste pendant la guerre de Sécession et venait de participer au soulèvement de la Commune de Lyon aux côtés de Bakounine. Victime dřune tentative dřassassinat, Gent parvient néanmoins à reprendre le département en main. En deuxième lieu, certains corps francs continuent à se signaler par leurs rapines. Le 13 novembre 1873, les autorités du Loiret demandent au général Michaud des renseignements sur les agissements de la compagnie de francs-tireurs dřIndre-et-Loire : ŖDepuis qu‟elle est dans ce pays, répond lřofficier, cette compagnie s‟est attirée par ses exigences, ses vexations et son inconduite, la haine et le mépris des populations (…). J‟ai reçu à ce sujet des plaintes nombreuses qui me paraissent fondées. En conséquence, ma conviction est que cette compagnie a été jusqu‟à présent plus nuisible qu‟utileŗ. Michaud recommande quřelle soit envoyée en première ligne sous les ordres de Cathelineau, conformément à la décision prise peu auparavant par le général dřAurelle de Paladines. En fait, Cathelineau ne verra jamais arriver la compagnie dřIndre-et-Loire et sřen plaindra à ses supérieurs, demandant des sanctions sévères contre ses chefs64. Lřapplication aux corps francs de la discipline militaire peut dřailleurs avoir des effets pervers, comme lřillustre lřaffaire de la Guérilla dřOrient. Lors de sa constitution à Marseille, cette unité avait fait lřobjet dřune tentative de prise de contrôle par un 64 Ibid., p. 270. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 301 certain docteur Bordone, impliqué dans les mouvements subversifs qui agitaient alors la ville. Son fondateur, le lieutenantcolonel Chenet, y avait mis bon ordre, mais sřétait de ce fait attiré la vindicte de lřaventurier. Ayant lřoreille de Garibaldi, ce dernier se vengea en faisant convoquer Chenet auprès du révolutionnaire italien durant les combats dřAutun, puis en le dénonçant aux autorités militaires pour abandon de poste devant lřennemi. Traduit en conseil de guerre, Chenet fut déporté au bagne. Le réexamen de son dossier aboutit cependant à sa réhabilitation en avril 187165. Au total, lřincorporation des corps francs aux armées régulières semble être souvent restée théorique. Les Prussiens ne sřy trompèrent pas, qui ne modifièrent en rien leur politique envers les francs-tireurs. On peut toutefois penser que cette mesure eut au moins un impact symbolique, en tant quřaffirmation de lřautorité du Gouvernement de Défense nationale. TACTIQUES ET PROCÉDÉS DES CORPS FRANCS Les espaces de la guérilla Les milieux propices Luttant par définition du faible au fort, les combattants de la guérilla doivent dřune part vivre cachés, dřautre part nřagir que par surprise, en utilisant au maximum le terrain comme multiplicateur de puissance. En cela, la montagne est leur milieu idéal. Espace accidenté, coupé et peu accessible, elle constitue un excellent refuge naturel et une zone de combat où il suffit de peu dřhommes pour obtenir des effets importants. À lřinverse, une armée régulière chargée de matériel ne peut y emprunter quřun petit nombre dřitinéraires dont lřétroitesse ne lui permet guère de se déployer. Le relief, qui limite son champ de vision, lřempêche en outre de tirer pleinement parti de la portée de ses armes lourdes. Bref, la montagne annule une bonne partie de sa supériorité. Les opérations de 1870-1871 confirmèrent à cet égard les remarques faites en 1823 par Le Mière de Corvey sur lřintérêt des Vosges66. Les forces opérant dans ce massif pouvaient à la fois 65 Middelton, op. cit., passim. Le Mière de Corvey, Des partisans et des corps irréguliers, Paris, Anselin, 1823, pp. XXVIII-XXIX. 66 302 Stratégique menacer la voie ferrée Paris-Strasbourg et inquiéter la population badoise en conduisant des raids sur lřautre rive du Rhin. Le général Trochu, ministre de la Guerre, lřavait bien compris, et avec lui le général Le Flô, qui, en septembre 1870, démantela une de ses brigades pour constituer des détachements aptes à opérer aux côtés des unités irrégulières déjà présentes dans la région. Leurs actions contre les communications prussiennes obligèrent le général von Werder à détacher dřimportantes forces du siège de Strasbourg. La chute de cette ville (28 septembre) lui donna ensuite les moyens dřentamer une vaste campagne de nettoyage des Vosges. Or, au même moment, le général Cambriels préparait une attaque contre le chemin de fer Paris-Strasbourg. Les deux forces se rencontrèrent près de Saint-Dié. Cambriels fut refoulé sur Epinal, puis sur Besançon, mais les francs-tireurs et le mauvais temps ralentirent considérablement la progression des Prussiens vers la Franche-Comté. À la fin dřoctobre finalement, le général von Werder choisit de sřengouffrer dans la vallée de la Haute-Saône plutôt que de sřaventurer dans le massif du Jura, à la rencontre probable dřautres corps francs qui eussent usé ses troupes de façon rédhibitoire. Précisons toutefois que la montagne sřavéra un milieu difficile pour les partisans eux-mêmes, surtout lorsquřils manquaient dřentraînement ou étaient lourdement chargés. De plus, des obstacles Ŕ gros rochers roulés sur la route ou barricades de pierres sèches Ŕ avaient été établis de façon anarchique dans les Vosges. Faute de troupes en nombre suffisant pour les défendre, ces barrages ne pouvaient durablement arrêter les Prussiens, mais ils donnèrent beaucoup de désagrément aux francs-tireurs. Outre la montagne, la forêt se prête bien à la guérilla : les étendues boisées de la Sologne fournirent une bonne base dřopérations aux partisans de 1870-1871. Quant au bocage, les Prussiens savaient quel usage en avaient fait les Vendéens et les Chouans moins dřun siècle plus tôt. Cřest sans doute, avec la crainte dřun allongement excessif des lignes de communication, la raison qui a poussé Moltke à exclure dřemblée lřoccupation permanente de Ŗprovinces éloignées comme la Normandie, la Bretagne et la Vendéeŗ67. 67 Cité par Hermann Wartensleben, Feldzug 1870-1871, Operationen der 1. Armee unter General von Manteuffel von der Kapitulation von Metz bis zum Fall von Péronne, Berlin, Mittler und Sohn, 1872, pp. 128-129. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 303 Les milieux hostiles En plaine, et tout spécialement dans un paysage dřopenfield, lřavantage va clairement aux forces régulières : elles voient lřennemi de loin, peuvent lřengager au canon et déborder son dispositif sřil est trop ponctuel, ce qui est nécessairement le cas pour un groupe de partisans. La Beauce et les pays de Loire, qui furent lřun des principaux théâtres dřopérations de la guerre de 1870-1871, présentent ces caractéristiques. Les corps francs relevèrent le défi en se déplaçant de nuit et le plus rapidement possible, à pied, à cheval ou en chemin de fer. Du 5 au 10 octobre 1870 par exemple, les 700 francs-tireurs de Paris parcoururent plus de 300 kilomètres depuis Châteaudun, soit une moyenne journalière de 60 kilomètres, en harcelant tantôt le front, tantôt les flancs, tantôt même les arrières de Prussiens, qui ne comprenaient pas dřoù ils pouvaient surgir68. Leur ubiquité et la menace omnidirectionnelle quřelle impliquait déstabilisèrent profondément lřennemi : il fut porté à surestimer leur effectif réel et réagit en augmentant le volume de ses forces, sans pour autant mettre un terme à leurs agissements. Le renseignement Informateurs civils et réseaux d‟espionnage Un franc-tireur ne peut guère recourir au renseignement de contact dans la mesure où sa tactique consiste justement à refuser de se laisser accrocher par les forces adverses. Il lui faut donc avoir des informateurs dans la population pour connaître les mouvements et éventuellement les intentions de lřennemi. Ce point, essentiel à lřefficacité des guérillas, nřest abordé par aucun des théoriciens du XIXe siècle lus dans le cadre de cette étude, sinon sous forme dřallusions sommaires. Ainsi Le Mière de Corvey note-t-il quřen Espagne, où Ŗtous les habitants servaient d‟espions à leurs concitoyensŗ, les déplacements des troupes napoléoniennes et leurs effectifs étaient systématiquement connus des bandes de partisans, qui Ŗse réunissaient pour être au moins en nombre doubleŗ69. Mais un tel mode de renseignement suppose une grande confiance entre la population et les francs68 69 Ledeuil, op. cit., pp. 13-15. Le Mière de Corvey, op. cit., p. 102. 304 Stratégique tireurs. Or, lřune des particularités de la guerre de 1870-1871 est la migration de ces derniers, venus dans lřEst au lendemain de la chute de Sedan, puis refluant au fur et à mesure que les combats se déplacent vers lřOuest. Beaucoup dřirréguliers agissent donc en zone inconnue au départ, et sans liens particuliers avec les habitants de la région. Cřest là un handicap non seulement pour lřinformation, mais aussi pour le ravitaillement, la dissimulation des corps francs, etc. En novembre 1870, Belleval parvint cependant à monter un réseau de renseignements reposant sur des maires et des gendarmes de communes de Haute-Saône, avec pour agents de liaison des cantonniers. Il envoya également ses hommes en reconnaissance sous divers déguisements70. Paradoxe : pour les soustraire au sort que les Allemands réservaient aux francs-tireurs, Belleval les avait précocement équipés dřuniformes de chasseurs à pied, mais il ne leur était dès lors plus possible de se fondre dans la population ; pour passer à nouveau inaperçus, ces civils déguisés en militaires devaient se redéguiser en civils ! Ce dernier cas nřest quřune illustration particulière dřune loi quasi-générale : pour pallier lřabsence de liens avec la population, les partisans furent amenés à développer leurs propres services dřespionnage en donnant de fausses identités à certains des leurs. Ainsi le comte de Foudras, opérant dans la région de Chartres en novembre 1870, infiltra-t-il dans les lignes ennemies un faux garçon pâtissier, un faux abbé, un faux colporteur et un faux meunier chargé de proposer ses services aux Prussiens. Au bout de cinq à six jours, ces agents rapportèrent Ŗdes renseignements précieux sur les positions occupées par les troupes du grand-duc de Mecklembourgŗ, mais aussi sur leur système de communications optiques et, Ŗchose pénible à avouerŗ, sur la discrète collaboration de certains civils français avec lřennemi. Le faux meunier avait même réussi à se procurer des laissezpasser censés servir au ravitaillement en farine des Prussiens, mais dont les partisans comptaient évidemment faire un tout autre usage71. 70 71 Belleval, op. cit., p. 72. Foudras, op. cit., pp. 68-69. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 305 Le renseignement en liaison avec des unités régulières Bien que le décret dřincorporation des corps francs aux troupes régulières nřait jamais été pleinement appliqué, les secondes sřen servirent pour confier aux premiers des missions de reconnaissance ou dřéclairage72. À cette fin furent parfois constituées des unités de francs-tireurs montés. Lřun de leurs chefs, Wolowski, les a jugées bien plus efficaces que la cavalerie régulière, car cette dernière, Ŗayant conservé encore l‟organisation des temps où son rôle principal consistait dans [des] charges formidables à la Muratŗ, savait Ŗse faire bravement massacrer sur le champ de batailleŗ Ŕ témoin Reischoffen Ŕ mais non Ŗprévenir l‟armée d‟une surprise, tromper l‟ennemi par une de ces ruses hardies qui sauvent souvent d‟une défaite ou facilitent la victoireŗ73. Le propos est confirmé par le colonel de Bourgoing : routinière et incapable dřinitiative, Ŗla cavalerie française ne possède ni le cosaque, ni le uhlan, ni le partisan monté des États-Unisŗ tel que lřont illustré les raids de Sherman durant la guerre de Sécession74. La correspondance du général dřAurelle de Paladines révèle pour sa part ce quřil attendait des partisans : dřabord le renseignement qui, levant partiellement le Ŗbrouillard de la guerreŗ, lui permettait de concevoir une manœuvre au lieu de subir celle des Prussiens ; ensuite un écran protecteur devant des troupes jeunes, inexpérimentées et lentes à manœuvrer ; le tout conférant à lřarmée régulière une plus grande liberté dřaction75. Chanzy appréciait lui aussi les qualités des francs-tireurs. Apportant à la recherche du renseignement les qualités des chasseurs quřils étaient, ils savaient se fondre dans le paysage, utiliser les mouvements de terrain, sřy disséminer et ne se regrouper quřen fin de mission pour transmettre les informations à lřéchelon supérieur. Colmar von der Goltz a rendu hommage à leur action : ŖSur la Loire, il se produisit un changement considérable (…). L‟ennemi employa très avantageusement ses compagnies franches et les troupes locales pour s‟entourer d‟un voile impénétrable d‟avant-postes. Le pays très couvert, et que la vue ne peut La reconnaissance peut comporter au besoin lřouverture du feu, lřéclairage lřexclut. 73 Wolowski, op. cit., pp. 38-39. 74 Bourgoing, op. cit., p. 45. 75 DřAurelle de Paladines, op. cit., p. 253. 72 306 Stratégique pénétrer, de la forêt d‟Orléans, fournissait à cet égard les meilleures ressourcesŗ76. Les corps francs sřillustrèrent aussi dans les missions de jalonnement, action consistant à renseigner en permanence le commandement sur la progression dřun ennemi en marche en maintenant devant lui des éléments mobiles qui, sans se laisser identifier ni accrocher, saisissent toutes les occasions de le ralentir en lui portant des estocades ponctuelles, voire lřobligent à se déployer pour révéler ses effectifs et ses intentions. Le 22 novembre 1870 par exemple, la compagnie de Belleval reçut lřordre de jalonner les Prussiens depuis la forêt dřOsselle, à 20 km environ de Besançon. Cette mission lui échut au motif que la garnison de la ville devait se consacrer entièrement à sa défense, mais en réalité parce que ces troupes régulières étaient incapables dřaccomplir une tâche aussi exigeante. Le jalonnement suppose en effet une mobilité, une réactivité et un sens du terrain extrêmes. Il ne laisse pas de répit pour la récupération ni même pour de vrais repas, car allumer du feu serait se signaler à lřennemi. Aussi les consignes de Belleval lui enjoignaient-elles de nřemporter que des aliments cuits à lřavance77. Les opérations de harcèlement Embuscade Lřembuscade fut de tout temps lřun des procédés favoris des francs-tireurs. Sa technique canonique suppose un élément dřalerte, un élément de couverture, un élément de destruction et un itinéraire de repli vers un point de regroupement. Facile à mettre en place en montagne, elle lřest beaucoup moins en plaine. La meilleure solution consiste alors à choisir les abords dřune forêt et dřagir de nuit. Un bon exemple en est fourni par lřembuscade tendue dans la nuit du 16 octobre 1870 sur la route dřOrléans à Blois, soit à la limite de la Beauce, terrain dřopenfield, et de la Sologne, terrain boisé. Répartis en trois groupes cachés, lřun dans le cimetière de Lailly-en-Val, lřautre au hameau des Trois Cheminées et le troisième à celui de Mocquebaril78, les francs-tireurs attendaient une soixantaine de dragons bavarois en 76 77 78 Goltz, op. cit., p. 408. Belleval, op. cit., p. 130. Orthographié Moque-Baril sur les cartes actuelles. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 307 reconnaissance. ŖOn laissa passer les dragons aux deux premiers endroits ; à Mocquebaril, on les assaillit d‟un feu très vif qui tua des chevaux et des cavaliers. Les autres prirent la fuite. Mais il fallait repasser devant les embuscades des Trois Cheminées et du cimetière : nouvelles décharges ; bien des morts tombent sur le cheminŗ79. Cette embuscade entraîna des représailles sur Lailly le 22 octobre, lesquelles ne mirent dřailleurs nullement fin aux attaques des corps francs. Le 31 notamment, les hommes de Cathelineau, accompagnés par Ŗune douzaine d‟éclaireurs à cheval, tireurs et cavaliers hors ligne, qui connaissaient à merveille tous ces pays de la Sologne où ils avaient chassé à courreŗ, accrochèrent 21 hussards ennemis à trois kilomètres de Lailly. Un seul Prussien échappa à lřembuscade80. Surprise “La surprise diffère de l‟embuscade, écrit Le Mière de Corvey, en ce que dans l‟embuscade, on attend l‟ennemi, au lieu que dans la surprise, on le cherche. On peut faire plusieurs sortes de surprises : surprises de camp, surprises de ville, surprises à un corps en marche, etc.ŗ81. Dans ce registre sřillustra notamment le Corps franc du Jura, rebaptisé Compagnie des francs-tireurs volontaires du Doubs après son repli sur Besançon. Le chef de cette formation était un ancien hussard, le capitaine Huot, qui était originaire de la région et savait admirablement exploiter ses couverts forestiers. Il bénéficiait en outre du réseau de renseignements mis en place en août 1870 par le lieutenantcolonel de Bigot, chef dřétat-major de la 7e région militaire, dont les informateurs étaient essentiellement des forestiers et des facteurs ruraux. Fort de ces atouts, Huot écuma les campagnes comtoises, se déplaçant constamment pour ne pas être localisé et sřadjoignant parfois le concours dřautres corps francs pour faire nombre. À la fin novembre 1870, il intercepta à proximité de Raze un convoi de 120 prisonniers français gardés par 80 Prussiens et libéra ses compatriotes. Il récidiva quelques jours plus tard dans la région de Noidans-le-Ferroux. Le 11 décembre, à un Auguste Boucher, Récits de l‟invasion. Journal d‟un bourgeois d‟Orléans pendant l‟occupation prussienne, Orléans, Herluison, 1871, pp. 144-145. 80 Ibid., p. 270. 81 Le Mière de Corvey, op. cit., p. 195. 79 308 Stratégique contre dix, il sřempara dřun convoi logistique à Vellexon, capturant quatre chariots et 50 prisonniers, dont le comte von Bonin, neveu de Bismarck82. ŖLe brave capitaine Huot (…), qui battait l‟estrade avec une compagnie de trente à quarante hommes, était un bel exemple des résultats presque invraisemblables que peut produire cette guerre de partisans intelligemment conduite, écrit Beauquier. Toutes les semaines, ce chef justement populaire faisait des entrées triomphales à Besançon, ramenant des prisonniers, des chevaux, des voitures de munitions ou de vivres pris à l‟ennemiŗ83. Non loin de là, en Haute-Saône, une unité composée essentiellement de braconniers encadrés par une douzaine de marins menait des opérations similaires sous le commandement du capitaine de La Barre. Le 23 décembre 1870, elle intercepta un convoi de 200 prisonniers français. Dans la nuit du 26, elle se porta dans la région de Lure pour sřy emparer dřun convoi postal et détruire une ligne télégraphique. Mais les Prussiens venaient de suspendre la circulation nocturne du courrier, lřestimant trop dangereuse. Les partisans se contentèrent donc de saboter les installations télégraphiques. Ils capturèrent aussi un troupeau de cent bovins conduits par des Prussiens et, bien que poursuivis, parvinrent à en ramener 55 à Besançon84. Dans dřautres cas, ce ne sont pas des convois ou des postes télégraphiques quřil sřagit de surprendre, mais des ennemis au cantonnement. Ainsi, dans la nuit du 29 septembre 1870, le Corps franc des Vosges sřinfiltra dans le village de Vézelise, dont trois maisons avaient été réquisitionnées par les Prussiens. Lřassaut prématuré de la première donna lřalarme aux occupants des deux autres, ce qui permit à ceux de la troisième de prendre en hâte leurs dispositions de combat : elle ne tomba quřau terme dř“une espèce de siège régulierŗ85. Lřobjectif principal des surprises est de ruiner le moral de lřennemi. Sřil ne fut atteint que localement en 1870-1871, ces actions contribuèrent quand même à prolonger la lutte dans le mesure où elles permirent aux partisans de sřemparer de biens matériels qui leur faisaient cruellement défaut (vivres, argent, 82 Comte de Vitrolles, Notes et souvenirs sur la Garde mobile des Hautes Alpes, Marseille, Seren, 1872, p. 43. 83 Beauquier, op. cit., p. 59. 84 Ibid., p. 65. 85 Wolowski, op. cit., p. 12. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 309 effets divers) et de courriers privés ou officiels qui constituaient une précieuse source de renseignement. Une lettre écrite par un soldat prussien à sa famille affirmait notamment que Ŗles bois autour de Belfort sont remplis de quarante mille francstireursŗ86, ce qui donne une idée de lřimpression produite par les agissements des corps francs. Coups de main Lřexemple le plus significatif de coup de main contre une infrastructure semble être la destruction du pont ferroviaire de Fontenoy-sur-Moselle, dont nous avons déjà évoqué lřimportance stratégique. On se souvient que le général commandant la place de Langres refusa longtemps son concours aux partisans. Dans lřintervalle, ces derniers harcelèrent lřennemi afin de le plonger dans la psychose et de lui faire perdre sa liberté dřaction en lřacculant partout à la défensive. Le stratagème réussit parfaitement, à en juger par cette lettre dřun officier allemand interceptée le 12 novembre 1870 : ŖLe pays tout entier s‟est levé, la faim et le mauvais temps décimeront nos armées, et la question des approvisionnements deviendra très grave pour nous si les francstireurs réussissent à détruire les lignes de chemin de fer que nous avons occupéesŗ87. Dans un second temps, les partisans établirent un camp de refuge et dřinstruction dans les bois situés au Nord de Lamarche. ŖLes gens du pays (…) croyaient à l‟existence d‟une dizaine de mille hommes réunis au camp (il n‟y en avait pas trois cents). Nos partisans laissaient à dessein s‟accréditer ces bruits et d‟autres bien plus effroyables, tels que les fusillades d‟espions, la mutilation des prisonniers, etc., etc. Tout cela était répété aux Prussiens et ceux-ci ne parlaient du camp de Lavacheresse qu‟avec un sentiment de terreur nullement dissimulé. Les chefs eux-mêmes s‟en émurent et l‟on renforça les garnisons d‟Epinal, de Bains, de Mirecourt et de Neufchâteauŗ, écrit Rambaux88. Le 10 janvier 1871, les partisans reçurent enfin les explosifs qui leur étaient nécessaires. Commença alors une lente infiltration sur un itinéraire reconnu de longue date. Elle sřeffectua surtout de nuit, par un froid glacial accompagné de chutes de 86 87 88 Belleval, op. cit., p. 111. Cité par Rambaux, op. cit., p. 8. Ibid., p. 17. 310 Stratégique neige. Le corps franc sřefforçait dřéviter tout contact avec la population, et au besoin se faisait passer pour une troupe prussienne (lřillusion était dřautant plus complète quřil comptait des Alsaciens coiffés de shakos pris à lřennemi). Lorsquřau contraire il soupçonnait un colporteur ou un vagabond dřêtre un informateur des Prussiens, il se présentait comme lřavant-garde dřune offensive lancée par le général Bourbaki sur Toul, ce qui devait avoir pour effet dřy fixer lřennemi. Ayant parcouru 80 kilomètres en 84 heures, les francs-tireurs atteignirent un point de ralliement offrant abri et nourriture ; de là, ils consacrèrent plusieurs jours à recueillir des renseignements sur lřobjectif. Lřopération fut lancée dans la nuit du 21 au 22 janvier. Des quatre compagnies engagées, la première liquida à lřarme blanche les soldats occupant la gare et le pont, les deux suivantes cernèrent le village pour empêcher lřenvoi de renforts et la troisième posa la mine. Le pont de Fontenoy sauta partiellement à sept heures du matin, cependant que les partisans sřexfiltraient par un autre itinéraire quřà lřarrivée. La garnison de Toul ne réagit pas, intoxiquée quřelle était par la rumeur dřune attaque française imminente89. Le coup de main peut également viser une autorité ennemie, tel le raid sur Viabon (Eure-et-Loir) lancé dans la nuit du 14 au 15 novembre 1870 par le lieutenant-colonel Lipowski. Venant dřapprendre que le prince Albrecht de Prusse, commandant la 4e division de cavalerie de lřarmée du Grand-duc de Mecklembourg, se trouvait à quinze kilomètres de lui, il décida aussitôt de lřenlever. Le prince était protégé par un régiment de uhlans et deux bataillons dřinfanterie, mais ces unités se croyaient trop loin des lignes françaises pour pouvoir être attaquées et nřavaient donc pas pris les précautions dřusage. Elles furent culbutées, pas assez vite toutefois pour empêcher Albrecht de sřenfuir ; du moins Lipowski saisit-il une lettre du Grand-duc de Mecklembourg dévoilant les intentions stratégiques des Prussiens90. 89 90 Ibid., pp. 30-42. Foudras, op. cit., p. 67. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 311 Le combat frontal Châteaudun, phase préparatoire Si lřincorporation des francs-tireurs aux armées régulières ne signifia pas la fin de leurs missions traditionnelles de Ŗpetite guerreŗ, elle impliquait potentiellement leur participation directe à la Ŗgrande guerreŗ. Or, dans ce type dřopérations, le courage des partisans ne compense pas lřinsuffisance de leur structure et de leur armement. Cřest là une vérité générale que confirme lřexemple de la bataille de Châteaudun. On se souvient que cette ville avait servi de base de départ aux francs-tireurs de Paris pour leurs raids du 5 au 10 octobre 1870. Voulant éradiquer la menace, les Prussiens marchèrent sur Châteaudun. Les forces françaises retranchées dans la ville avoisinaient les 2 000 hommes : les 9 compagnies des Francs-tireurs de Paris, soit environ 700 combattants, une compagnie de francs-tireurs de Nantes (150), une autre de Cannes (50), 5 compagnies de la garde nationale du lieu (1 000), plus une autre venue de Vendôme. Jusquřau 12 octobre, les autorités municipales sřétaient montrées particulièrement coopératives, mais lřapproche de lřennemi changea du tout au tout leur attitude et elles entreprirent même de désarmer la Garde nationale. Sřimprovisant alors commandant de la place, le comte Lipowski fit restituer les armes, demanda des renforts et fit construire Ŗune série de barricades qui formait une sorte d‟enceinte fortifiée autour de la partie de la ville qui regarde la plaineŗ91. À cette occasion, raconte le capitaine Ledeuil, les rapports se tendirent un peu plus entre compagnies franches et municipalité : ŖLes Francs-tireurs de Paris et des ouvriers (…) qui, la plupart, n‟étaient pas membres de la garde nationale (…) ont travaillé jusqu‟à trente-six heures consécutives (…). Et la municipalité leur créait des embarras quand ils venaient toucher une indemnité ! „Allez vous faire payer par les francs-tireurs ; ce sont eux qui vous ont occupés‟, leur répondait-onŗ92. La bataille de Châteaudun Le 18 octobre en fin de matinée, les Prussiens surgirent devant Châteaudun, les uns par la route dřOrléans, les autres par 91 92 Lipowski, op. cit., p. 7. Ledeuil, op. cit., p. 24. 312 Stratégique celle de Meung. Ledeuil les évalue à quelque 8 000 hommes et 30 canons. En face se trouvaient Ŗ1 300 adversaires à peineŗ93, la majeure partie de la garde nationale ne sřétant pas présentée (sans doute parce quřelle se savait couverte par les autorités municipales) et les renforts demandés par Lipowski nřétant pas arrivés. Le combat sřengagea vers 11 heures 50. Les défenseurs de Châteaudun essayèrent dřabord dřarrêter lřennemi à quelque distance de la ville, dans les vignes et sur la voie ferrée. Mais, dès midi, lřartillerie prussienne ouvrit le feu et les francs-tireurs avancés en plaine se virent menacés de débordement par un ennemi très supérieur en nombre. Ils se replièrent donc derrière les barricades. Après la chute de celles-ci, le combat se transporta à lřintérieur même de Châteaudun, où il prit une très grande intensité. Faisant feu des boutiques, des soupiraux et des greniers, voire chargeant à la baïonnette, francs-tireurs et garde nationale tuèrent beaucoup de monde aux Prussiens, mais ces derniers avaient de quoi regarnir leurs rangs. Lipowski comprit alors que la partie était perdue et ne se fixa plus quřun objectif : tenir jusquřau soir, puis profiter de la nuit pour faire retraite. Entre 19 heures 30 et 20 heures, il réunit les francs-tireurs encore valides, en chargea une partie de continuer le combat dans Châteaudun pour couvrir la retraite et se mit en route avec les autres. Cřest du moins la version quřil donna des événements. Celle de Ledeuil, qui commandait le détachement resté dans la ville, est bien différente. À lřen croire, Lipowski a purement et simplement abandonné le champ de bataille alors que la situation nřavait rien de désespéré. Ledeuil affirme dřailleurs être resté pratiquement maître du terrain vers 22 heures 30 : si les troupes emmenées par son supérieur avaient été encore là, il aurait pu le tenir. Mais les 300 hommes qui lui restaient nřétaient pas suffisants pour repousser une nouvelle attaque prussienne, de sorte quřil ordonna la retraite à 23 heures. Cřest une ville en feu que laissèrent derrière eux les francs-tireurs épuisés et affamés, avec lesquels partirent des habitants craignant des représailles prussiennes. Il leur fallut parcourir plus de vingt kilomètres par un froid mordant. Les paysans des alentours, eux aussi effrayés par la perspective de représailles, leur refusèrent tout, pain, verre dřeau ou gîte. Un maire menaça même dřutiliser contre eux sa garde nationale sřils tentaient de retarder lřavance des Prus93 Boucher, op. cit., p. 132. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 313 siens94. Arrivé à Brou vers trois heures du matin, Ledeuil envoya aussitôt à Tours un télégramme dans lequel il mettait en cause Lipowski95, puis demanda au maire du lieu de mettre des charrettes à sa disposition pour gagner Nogent-le-Rotrou ; impossible en effet de faire encore 30 kilomètres à pied avec des combattants aussi éprouvés que les siens. Or, Ŗà ces francs-tireurs venus spontanément de Paris pour défendre l‟entrée de la Beauce aux Prussiens, le maire refusa des charrettes et les refusa insolemment ! (…). Mes hommes réclamaient qu‟on le pendît. Je dus donner l‟ordre d‟entrer dans les remises et d‟éveiller les habitants qui, je le proclame bien haut à leur louange, furent les premiers à nous guider dans nos recherches. Leur empressement à nous servir fut aussi grand que les refus du maire avaient été férocesŗ96. Les leçons de Châteaudun Au total, les francs-tireurs sřétaient vaillamment battus, puisque les estimations données par Lipowski font état de 3 000 Prussiens hors de combat. Du côté français, les pertes se montèrent à quelque 250 hommes des corps francs et 30 gardes nationaux, sans compter une douzaine de civils brûlés vifs dans leurs propres maisons97. Mais faut-il en conclure, comme Ledeuil, que la partie était gagnable ? Lipowski, qui refusa de polémiquer avec son subordonné et salua même son héroïque résistance, répondit par la négative. À supposer même que la totalité des francstireurs soient restés dans Châteaudun et aient pu résister jusquřau matin du 19 octobre, la disproportion des forces en présence était telle quřils auraient été exterminés ou capturés dans la journée98. Il nřy avait donc dřautre issue que la retraite. Châteaudun ne fut dřailleurs ni la première ni la dernière défaite de corps francs engagés dans des opérations frontales. Auparavant, il y avait eu par exemple le combat de Bourgonce, dans les Vosges, où ils sřétaient fait décimer par lřartillerie prussienne (6 octobre 1870). Ultérieurement, celui de Varize démontra, sřil en était besoin, les risques que court ce type dřunités en 94 95 96 97 98 Ledeuil, op. cit., pp. 81-91. Ibid., p. 42. Ibid., p. 120. Lipowski, op. cit., p. 21 Ibid., pp. 18-19. 314 Stratégique sřaccrochant au terrain. Ce combat survint le 28 novembre, quelques jours après la défaite des forces françaises aux alentours de Châteaudun et la seconde occupation de la malheureuse ville, qui subit Ŗdes actes d‟une cruauté inouïeŗ. Poursuivant son avance, lřennemi rencontra les francs-tireurs de Lipowski, chargés de couvrir la retraite de lřarmée en défendant le pont de Varize : ŖIls se battirent en désespérés et furent obligés de céder devant le nombre, après avoir subi de grandes pertes. La compagnie des francs-tireurs girondins, cernée dans le parc du château de Varize, fut presque entièrement détruite après une résistance héroïqueŗ, écrit le général dřAurelle de Paladines99. La réputation militaire des francs-tireurs Des imposteurs ? Lřaction des corps francs a parfois suscité des appréciations peu amènes de la part des autres combattants, comme en témoignent les souvenirs de M. X., capitaine dans les gardes mobiles : ŖC‟est à Orléans (…) que j‟ai rencontré un grand nombre de francs-tireurs. Il y en avait pour tous les goûts et de toutes les couleurs : Fra Diavolo, le chasseur tyrolien, le brigand calabrais, bien d‟autres encore sillonnaient les rues de la cité de Jeanne d‟Arc. Ces messieurs fréquentaient les cafés et leurs récits se ressemblaient assez. Toujours trahis, ces pauvres francs-tireursŗ100. La trahison est effectivement un argument récurrent dans les écrits des anciens partisans, qui lui imputent volontiers leurs revers. Ils ne font sans doute pas assez la distinction entre la distance voire la défiance de civils terrorisés par la crainte de représailles, ou contraints à parler sous la menace, et la trahison proprement dite. Que celle-ci ait existé semble toutefois hors de doute, car elle nřest pas seulement évoquée au coin du zinc après quelques verres dřalcool, mais aussi par des esprits aussi posés que Belleval101. Le fait que M. X. ait servi dans la garde mobile jette par ailleurs un doute sur ses affirmations : on se souvient en effet que les partisans avaient généralement de mauvaises relations avec DřAurelle de Paladines, op. cit., pp. 258-259. M. X., Souvenirs d‟un capitaine de mobiles, Clermont-Ferrand, Pestel, 1871, p. 16. 101 Belleval, op. cit., p. 43. 99 100 Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 315 cette formation, accusée de rendre les armes plus souvent quřà son tour. Toutefois, lřofficier prend soin de préciser que tous les francs-tireurs ne sont pas des imposteurs et cite avec éloge le député catholique Keller, dont la compagnie sřillustra dans les Vosges ; son propos, qui laisse deviner une sensibilité conservatrice, semble plutôt viser les étrangers, les aventuriers et les révolutionnaires. Pour M. X. dřailleurs, la guerre de partisans ne correspond guère au tempérament national : ŖNapoléon (…) disait, en parlant du courage, que rien n‟était plus rare que celui de minuit ; après lui, je dirai que le courage nécessaire au franctireur est le moins français de tous les courages. Nous ne détestons pas la galerie, et nous ne sommes pas insensibles à l‟admiration. On trouvera toujours un soldat français qui, sous les yeux de ses chefs et aux applaudissements de ses camarades, ira, sous une grêle de balles, planter un drapeau sur un bastion ; trouverons-nous souvent l‟homme dévoué, plein d‟abnégation, qui, n‟écoutant que la voix du devoir, ira seul, la nuit, s‟embusquer dans le bois et sans témoin y attendre l‟envahisseur ? La chose existe, je n‟en ai nul doute, mais permettez-moi de la croire assez rareŗ102. Outre quřelle le fut moins que ne le pense M. X., son jugement repose sur une assimilation entre Ŗgrande guerreŗ et identité nationale qui suggère quřil a du mal à prendre ses distances dřavec un certain nombre de lieux communs (images dřEpinal, épopée napoléonienne réactivée par le Second Empire, etc.). Des lâches ? Simple mobilisé de la Gironde, Ludovic Martiny met pour sa part en cause la bravoure des francs-tireurs. Il a vu certains dřentre eux, Ŗgalonnés et empanachésŗ, se pavaner juste après la bataille de Coulmiers (9 novembre 1870), mais doute quřils aient contribué à cette victoire française : ŖÀ la vérité, nous avions peu vu de… ces gens-là la veille et surtout l‟avant-veille. Le bruit de la mitraille était peut-être contraire au tempérament de ces messieurs ; et puis j‟ai appris, par la suite, que les francs-tireurs occupaient toujours l‟extrême-droite des corps d‟armée. Par exemple, je n‟ai jamais su au juste où était située cette extrême102 M. X., op. cit., p. 17. 316 Stratégique droite, ce qui m‟a laissé la conviction intime qu‟elle devait se trouver quelques lieues en arrière des lignes de batailleŗ103. Comme M. X., Martiny semble prompt à extrapoler : pour lui, la plupart des partisans sont des tire-au-flanc plutôt que des francstireurs. Mais son verdict témoigne surtout de son incompréhension profonde de la Ŗpetite guerreŗ. Nřétant pas faits pour lřaffrontement décisif, les corps francs ne peuvent guère être placés au centre du dispositif, mais bien plutôt sur les côtés, en couverture ou en flanc-garde, pour préserver les troupes de ligne de toute attaque latérale. Il y eut certes, chez les partisans de 1870-1871, des lâches et des incapables, mais on en trouve dans tous les types dřunités. Si les circonstances particulièrement troublées dans lesquelles ils opéraient Ŕ invasion du territoire, changement de régime, incertitudes de tous ordres Ŕ ont pu favoriser lřusurpation dřidentité et dřautorité, le brigandage, la désertion ou lřaventurisme, rien ne permet dřaffirmer que ces attitudes aient été majoritaires parmi les plus de cinquante mille francs-tireurs. Aux critiques de M. X. ou de Martiny sřopposent dřailleurs les témoignages de généraux comme Martin des Pallières ou dřAurelle de Paladines, qui surent employer les compagnies franches conformément à leur vocation et en tirèrent le plus grand profit. CONCLUSION Nul ne saura jamais si la stratégie de guérilla généralisée préconisée par le lieutenant-colonel Chenet en septembre 1870 aurait pu réussir. Elle pouvait se prévaloir du précédent espagnol, dans lequel les partisans engluèrent lřarmée napoléonienne au bénéfice du corps expéditionnaire britannique ; mais ils étaient beaucoup plus nombreux que les francs-tireurs de 1870-1871, et lřaction britannique bien plus structurée que celle du Gouvernement de Défense nationale. Quoi quřil en soit, il nřest pas certain que lřincorporation des corps francs aux armées régulières ait été très judicieuse sur un plan strictement militaire. Ils furent certes de précieux auxiliaires pour les troupes de ligne, mais au détriment dřune action de harcèlement sans doute plus dangereuse pour les Prussiens. La stratégie eut moins de part à cette 103 Ludovic Martiny, Le Vingt-cinquième mobile, Bordeaux, Crugy, 1871, pp. 20-21. Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 317 décision que la politique : pour Gambetta, lřéventualité dřune défaite face à la Prusse valait mieux que celle de la guerre civile. De Ŗtactique militaire visant à harceler un adversaireŗ en effet, la guérilla pouvait facilement se transformer en Ŗmoyen militaire pour parvenir à renverser un régimeŗ104. À cet égard, la méfiance de Gambetta envers les corps francs rappelle celle de lřÉtat prussien devant le projet de Landsturm présenté par les réformateurs de 1813105. Elle nřétait certes pas infondée, car les nuées de révolutionnaires qui affluèrent du monde entier vers la France envahie nřétaient certes pas motivées par le seul souci de combattre les Prussiens. Incarnant ce que Gambetta nomma après la guerre Ŗl‟esprit de violence qui a tant de fois égaré la démocratieŗ106, lřextrême-gauche risquait de faire le jeu dřune restauration monarchique. Contrôler les corps francs pour éviter la révolution et éviter la révolution pour enraciner la République, tel semble en définitive avoir été le calcul qui présida au décret du 29 septembre 1870. 104 Gérard Chaliand, Stratégies de la guérilla, Lonrai, Grande Bibliothèque Payot, 1994, p. 24. 105 Voir à ce sujet Thierry Noulens, ŖClausewitz et la guerre révolutionnaireŗ, in Laure Bardiès et Martin Motte (dir.), De la Guerre ? Clausewitz et la pensée stratégique contemporaine, Paris, Economica, 2008. 106 J.-Y. Guiomar, op. cit., p. 255. L’Armée française face à Abdelkrim ou la tentation de mener une guerre conventionnelle dans une guerre irrégulière 1924-1927 Jan PASCAL A u cours de la première guerre mondiale, les États européens se sont livrés à une guerre industrielle qui a débordé sur le théâtre colonial. À cette occasion, certaines puissances ont utilisé localement des procédés de guerre irrégulière comme le Royaume-Uni en Arabie. Parfois elles nřont pas hésité à sous-traiter la guerre, à lřinstar des Allemands qui armèrent les bandes dřAbd el-Malek au Maroc dans lřespoir dřy ruiner le protectorat français. Dès 1919, le Moyen-Orient, débarrassé du joug turc et sonné par lřabolition du califat, semble sřembraser contre la tutelle européenne qui se met en place. Ce mouvement de contestation, qui affecte notamment la Syrie, finit par avoir des contrecoups au Maghreb où, dès 1921, lřopération maladroite de pacification espagnole dans le Rif se transforme en déroute retentissante contre les tribus menées par Abdelkrim. Dès lors, le maréchal Lyautey, Résident général de la France à Rabat, sait quřil aura à affronter tôt ou tard les guerriers du Rif qui bordent la frontière Nord du Maroc utile. De 1921 à 1924, le problème rifain va ainsi sřimposer pour devenir une crise à part entière puis une véritable guerre en 1925. Il faudra, pour lřArmée française, une année de combat suivie dřune année de stabilisation, pour éradiquer les dernières menaces de dissidence de la région de Fez. 320 Stratégique De nos jours, historiens et spécialistes ne sont pas tous dřaccord sur la nature du conflit rifain. Certains y voient déjà les prémisses de la décolonisation au Maghreb, dřautres considèrent quřil sřagit dřune des dernières guerres coloniales1. Tous sřaccordent pour souligner la disproportion des forces et des moyens nécessaires à la France et lřEspagne pour en finir avec ces Berbères obstinés qui mirent à mal le prestige militaire français au point de nécessiter lřenvoi au Maroc du vainqueur de Verdun, le maréchal Pétain. Dès lors une question sřimpose : quelle fut la nature exacte de la guerre que mena la France dans le Rif ? Nous prétendons répondre à cette question en soutenant que la guerre du Rif fut une guerre irrégulière2, où lřArmée française essaya de concilier sa pratique des guerres coloniales avec lřutilisation des moyens les plus modernes pour éliminer le plus rapidement possible une force adverse, dont la maîtrise consommée de la guérilla se conjuguait avec lřemploi limité des armements modernes quřelle avait pu acquérir. Dans ce but, nous montrerons dans un premier temps quelles furent les différentes étapes de ce conflit atypique, puis dans un second temps comment il opposa deux systèmes fondamentalement différents, et enfin pourquoi lřasymétrie fut toujours au cœur des opérations malgré la volonté, pour lřun ou lřautre des adversaires, dřy échapper. LES GRANDES ÉTAPES D’UN CONFLIT ATYPIQUE Pour lřArmée française, les grandes étapes de la guerre du Rif furent une phase de crise sřétendant de lřannée 1924 au 15 avril 1925, puis une phase de guerre jusquřà la reddition ŖCette guerre pose un important problème d‟épistémologie stratégique : fut-elle la dernière campagne coloniale entraînant conquête de style classique, fut-elle la première guerre révolutionnaire préfigurant un quart de siècles à l‟avance les luttes de libération ?ŗ Jean-Paul Charnay, La Guerre du Rif Dernière campagne coloniale ou première guerre révolutionnaire ?, Paris, Anthropos, 1984, p 9. 2 Concernant le concept de guerre irrégulière, la définition que donne Gérard Chaliand de la guérilla nous semble convenir idéalement : ŖForme de conflit particulier utilisée par le faible contre le fort, la guérilla se caractérise par le refus du combat frontal décisif, par l‟emploi du harcèlement et de la surpriseŗ. 1 L‟armée française face à Abdelkrim 321 dřAbdelkrim le 27 mai 19263 et une phase de stabilisation de la frontière franco-espagnole qui sřacheva en juillet 1927 avec la soumission des derniers dissidents. Bordé par la Méditerranée au Nord, le Rif est, géographiquement parlant, un massif montagneux dřaltitude moyenne qui a la forme dřun quadrilatère de 130 km de long sur 50 km de large, soit une étendue de 6 500 km2. Sur le plan historique, le Rif a tendance à désigner les montagnes du Nord marocain qui dessine, un grand arc concave délimité au Sud par la vallée de lřOuergha, à lřEst par celle de la Moulouya et à lřOuest, par la côte atlantique de Tanger. Cřest avant tout un espace jugé marginal, car resté en dehors des points de contact du Maroc avec le reste du monde. Si le Sud marocain a toujours fasciné les Occidentaux, le Rif a généré peu dřobservations. Ce fouillis de montagnes, arides ou arrosées au gré des saisons, qui a souvent réussi à se soustraire à lřinfluence formelle des sultans, semble un repoussoir à la pénétration européenne. Neuf années après le traité de Fez de 1912, qui a officialisé les protectorats français et espagnol, le Rif demeure presque inviolé. En 1921, le général Sylvestre se lance dans la conquête systématique de la région. Son offensive rencontre une opposition croissante jusquřà lřété 1921 où, après une série de revers, sa colonne est anéantie par les tribus berbères menées par Abdelkrim. Les défaites espagnoles dřAnoual4 et de Monte Arrui constituent, en quelque sorte, lřacte de naissance officiel de la puissance rifaine. Côté français, durant trois ans, les TOM (troupes dřoccupation du Maroc) scrutent lřhorizon des montagnes du Rif en sřefforçant de deviner quel ennemi va en déboucher. En 1924, la crise commence véritablement avec le retrait espagnol de la région de Chechaouen, qui achève de mettre en contact Rifains et soldats français. Lřaffrontement apparaît inévitable pour le maréchal Lyautey qui avait déjà renforcé la frontière, en occupant les crêtes Nord de la vallée de lřOuergha au mois de mai, afin de soustraire les tribus riveraines à lřinfluence 3 Officiellement, la guerre du Rif française couvre la période du 15 avril 1925 (attaque de la zaouïa dřAmjot) au 27 mai 1926 (reddition dřAbdelkrim). 4 La retraite dřAnoual le 22 juillet 1921 vit la complète déliquescence du corps de bataille du général Sylvestre qui périt sans livrer bataille avec 12 000 de ses soldats. Abdelkrim récupéra dans cette affaire un important stock dřarmements et de munitions, encore accru par la reddition de Monte Arrui dont la garnison fut massacrée. 322 Stratégique de Ŗlřémir du Rifŗ5. Cette action préventive, qui ne visait quřindirectement les Rifains, fut vraisemblablement ressentie par Abdelkrim comme une déclaration de guerre et dès le 6 juin, une harka6 rifaine attaqua un bataillon français. Dřautres combats sporadiques eurent lieu jusquřà lřautomne, sans quřon puisse encore savoir précisément sřils furent ordonnés par Abdelkrim ou dus à lřinitiative isolée de quelques caïds locaux, comme celui-ci le laissa entendre par la suite. Dès lors, le front sřinstalla dans une Ŗdrôle de guerreŗ avant lřheure, où chacun sřobserve sans sřagresser. Les hommes dřAbdelkrim creusent ostensiblement des tranchées et installent des mahakmas7 reliées entre elles avec le fil téléphonique dérobé en zone française, tandis que les officiers des affaires indigènes sřéchinent à convaincre les tribus de rester dans le giron du Maghzen8. Le 15 avril 1925, le voile de lřambiguïté se déchira et les Rifains assaillirent les tribus fidèles au sultan et les contraignirent à attaquer les postes français isolés sur leurs pitons. Fait unique dans la geste lyautéenne, ce fut, cette fois, la dissidence qui fit Ŗtâche dřhuileŗ et contamina les tribus jusquřaux portes de Taza, menaçant ainsi la liaison stratégique entre le Maroc et lřAlgérie. La soixantaine de postes de couverture abritant des garnisons de tirailleurs sénégalais et algériens constituait un ensemble défensif trop faible pour arrêter des harkas de plus de 2000 hommes. La plupart des positions furent rapidement assiégées. Le commandement français de Fez se trouva contraint dřen organiser le ravitaillement grâce à la manœuvre dřunités interarmes de circonstance, les groupes mobiles (GM). Ceux-ci ne purent empêcher certains postes de succomber aux assauts rifains ou à la trahison. Mais surtout, malgré dřindéniables succès tactiques, ils ne parvinrent pas à obtenir un effet durable dans une zone dřaffrontements Ŗ[…] Le développement d‟Abdelkrim, majoré par ses derniers succès, constitue une menace d‟autant plus sérieuse qu‟il n‟y a pas là seulement le point de vue local, mais aussi et surtout tout ce qui vient se greffer là-dessus d‟interventions et d‟appuis extérieurs tendant à constituer au Nord du Maroc un État musulman autonome se réclamant d‟Angora [Ankara] et de tout le nationalisme musulman d‟Afrique du Nord, Égypte comprise. Il est maintenant hors de doute qu‟autour d‟Abdelkrim, on envisage une action contre nous succédant à celle contre les Espagnolsŗ. Télégramme du 11 décembre 1924 au président du Conseil Herriot, ministre des Affaires étrangères. 6 Troupe en armes. 7 Centre de commandement rifain de niveau régional ou local. 8 Gouvernement marocain alors sous tutelle française. 5 L‟armée française face à Abdelkrim 323 qui sřétendait sur 350 km. En effet, les opérations des GM, menés par des chefs aussi remarquables que le général Colombat, les colonels Freydenberg, Cambay ou Noguès, ne produisirent pas lřeffet stratégique escompté : empêcher les départs en dissidence des tribus de lřOuergha. En outre, le moindre ravitaillement de poste prit un caractère exagérément meurtrier9. Celui du Bibane le 27 mai 1925, coûta plus de 100 morts et 400 blessés, prix à payer pour débloquer temporairement un poste tenu par 50 hommes qui devait finalement succomber dix jours plus tard. Néanmoins, contrairement à lřarmée espagnole en 1921, les colonnes tinrent bon dans cette fournaise insurrectionnelle. À maintes reprises, elles évitèrent lřanéantissement grâce à la valeur des bataillons, encadrés par des vétérans de 14-18, et à lřaction efficace de lřaviation. La situation devint si critique que la plupart des postes avancés furent évacués au profit dřune ligne de retranchements faites de points dřappui de niveau bataillon au sud de lřOuergha. Ce repli tactique nřempêcha pas les infiltrations rifaines de progresser à lřOuest (secteur dřOuezzane) et à lřEst (secteur de Taza) en juillet et en août. Lyautey arrêta néanmoins les Rifains en leur barrant la route de la plaine. Le haut commandement militaire passa dans les mains du maréchal Pétain qui obtint plus de renforts et réorganisa le front. Il y eut désormais, en lieu et place des onze GM qui avaient été engagés jusque-là, sept divisions. Les effets successifs dřun débarquement espagnol dans la baie dřAlhucémas, en septembre, et dřune offensive française, en octobre, achevèrent de renverser lřinitiative. La mauvaise saison empêcha Pétain dřobtenir un succès décisif malgré les 160 000 hommes engagés opposés à 15 000 dissidents. Toutefois, Abdelkrim ne put maintenir soudée sa confédération de tribus qui commença à se déliter durant lřhiver 1925. Au printemps 1926, la reprise de lřoffensive, cette fois coordonnée, des forces franco-espagnoles acheva de désorganiser la résistance rifaine. Après une tentative avortée de paix négociée lors de la conférence dřOujda, le front rifain éclata au point dřabandonner son chef et de le contraindre à se rendre à 9 Pour les chefs des groupes mobiles, le ravitaillement des postes devient un fardeau tactique qui hypothèque la manœuvre des bataillons. Les dissidents ont généralement investi le poste en lřentourant de tranchées et dřobservatoires. Quand les colonnes arrivent aux abords du poste situé sur la crête, cřest toute une manœuvre dřattaque en montagne quřil faut organiser pour parvenir à lřentrée du blockhaus principal. 324 Stratégique lřArmée française pour éviter le sort peu enviable que lui réservaient les Espagnols désireux de venger les massacres de 1921. Cependant, les combats nřen finirent pas pour autant, le morcellement de lřalliance des tribus imposa un effort conséquent aux troupes européennes. Chaque tribu dut être persuadée de renoncer à la lutte souvent après un dernier baroud dřhonneur, prélude à la demande dřaman (pardon) validée solennellement par la cérémonie de la targuiba10. Enfin, par effet de contagion, toute soumission de tribu ne put être considérée comme durable que lorsque son voisinage était définitivement expurgé de la moindre dissidence. Certes, les amendes de guerre exigées par famille et la livraison des fusils aux officiers des Affaires indigènes permettaient dřexercer une pression sur les communautés rentrées de siba (dissidence). Mais lřaction politique dut sřadapter à chaque particularité locale pour éviter de susciter une nouvelle révolte. Parfois, les tribus furent même réarmées partiellement pour pourvoir à leur autodéfense. De fait, la pacification du front Nord se poursuivit discrètement jusquřen juillet 1927, où une opération de police menée par lřarmée française eut raison des derniers irréductibles de la tribu des Béni Mestara. Ceux-ci avaient été acculés à la soumission par le bouclage effectif de la frontière par lřEspagne, désormais capable dřassumer la surveillance dřune zone où elle nřavait jamais mis les pieds auparavant. Cette épisode final, sans tambours ni trompettes, sřapparente bien aux derniers soubresauts dřune phase de stabilisation. L’OPPOSITION DE DEUX SYSTÈMES FONDAMENTALEMENT DIFFÉRENTS. La guerre du Rif consacra lřantagonisme fondamental de deux systèmes complexes dans plusieurs domaines. Sur le plan politico économique, le Protectorat au Maroc en 1924 est un système colonial où une minorité de Français Ŕ 180 000 personnes en comptant lřarmée Ŕ tient sous tutelle un pays de 4 millions dřhabitants. Son originalité et sa force sont la préservation de la légitimité traditionnelle du sultan, à laquelle est associé le Commissaire résident général de la République française, le maréchal Lyautey, ainsi que le recours au contrôle plutôt Cérémonie berbère dřorigine antique lors de laquelle on égorge un taureau après lui avoir coupé les jarrets pour officialiser la soumission de la tribu. 10 L‟armée française face à Abdelkrim 325 quřà lřadministration directe. La finesse politique de Lyautey, son amitié respectueuse avec le sultan Moulay Youcef, son expérience coloniale et sa connaissance du Maroc font que le Protectorat fonctionne depuis 1912 en grignotant peu à peu le bled siba (pays en dissidence) pour le convertir en bled maghzen (pays soumis au sultan). Néanmoins, cela ne se fait pas sans que lřarmée nřait à faire usage des armes pour pacifier lřespace et convaincre les dissidents à accepter la paix du Protectorat. Toutefois, la dynamique de la soumission, qui fait des ennemis dřhier les alliés du moment, semble encore en 1924 quasiment mécanique. Les tribus sont généralement contraintes à la soumission après quelques bombardements aériens sur leurs douars et leurs troupeaux, une attaque terrestre vient ensuite concrétiser lřempreinte de la puissance coloniale. Si les tribus résistent, les postes organisent un blocus qui les empêche dřaccéder à leurs champs. Généralement, après un hiver rigoureux, nombreux sont les caïds qui viennent déposer les armes. Les officiers du Service de Renseignements rivalisent de pédagogie pour expliquer aux populations rétives que la pacification est inéluctable et quřelles doivent se résigner à accepter la paix française qui amène les routes, développe le commerce et respecte leurs droits. Sur le plan économique, le Maroc, dont la banque dřÉtat est un consortium de banques françaises, exporte des matières premières vers la métropole et en importe des biens manufacturés comme toutes les autres colonies européennes. Lřhabileté protectorale se ressent dans la préservation des statuts de la propriété foncières qui permettent (hormis dans le Gharb) aux tribus berbères de conserver leurs terres et, par contrecoup, de limiter la colonisation de peuplement, génératrice de frictions comme elle le fut en Algérie. Lřassociation, certes souvent symbolique, des élites indigènes au processus administratif contribue à lui donner une image acceptable aux yeux de lřopinion publique en France et sur le plan international. Dans le domaine militaire, les TOM (troupes dřoccupation du Maroc) représentent, sous le commandement de lřétat-major de Lyautey à Rabat, une force composite de 75 000 hommes. Avec cette troupe, le maréchal cloisonne les dissidents dans les régions les plus inhospitalières (Grand Atlas, Moyen Atlas, Tafilalet) à la façon des troupes romaines sur le limes. Alternant forces de surveillance dans des postes de compagnies et colonnes regroupant plusieurs bataillons, il mène au Maroc une guerre 326 Stratégique permanente à la dissidence. Chaque saison amène une opération limitée de pacification, soit au Sud, soit au Nord, conclue par de nouvelles victoires au prix dřune perte moyenne annuelle de 2 000 hommes. Chasseurs dřAfrique, spahis, goumiers, légionnaires, tirailleurs nord-africains ou sénégalais, zouaves, artilleurs coloniaux, aviateurs, tringlots ou disciplinaires des Ŗbats dřAfŗ11, tous deviennent peu à peu des Ŗblédardsŗ habitués à la guerre coloniale. Quelques appelés du contingent sont même présents dans les rangs de cette armée de métier encadrée par des vétérans de la Grande Guerre ou de jeunes officiers enthousiastes12. Le problème majeur de cette troupe est que ses effectifs tendent à diminuer. Le volume de forces du Protectorat dépend, en effet, des directives de la métropole qui ne cesse, dès 1919, de rogner sur le Maroc pour assumer les charges imposées par les ambitions françaises sur le Rhin. Chaque année, lřEMA reprend donc à Lyautey des bataillons, le contraignant ainsi à restreindre son programme de pacification, pourtant garant du succès de son entreprise. Enfin, son modèle de guerre fait quřelle est habituée à une opposition généralement peu coordonnée et dotée dřun armement déclassé. Le lieutenant-colonel Michelin, qui fait des conférences sur la guerre du Maroc, ne précise-t-il pas quřau Maroc, lřennemi oppose rarement plus de 2000 fusils ? En 1924, le modèle de développement encadré du Protectorat fait face au modèle rifain qui a déjà sérieusement mis à mal la zone espagnole. Abdelkrim, caïd des Béni Ouriaghel, en sřopposant par les armes à lřexpansion militaire de la Commandancia de Melilla, a puisé dans les plus vieilles racines de lřidentité marocaine, lřantagonisme avec lřennemi héréditaire espagnol, le roumi. De plus, sa victoire et sa connaissance des tribus lui ont permis de les fédérer sous son autorité parfois implacable. Pour étendre son influence en pays Ghomara, Djebala ou sur les rives de lřOuergha, il nřa pas hésité à alterner séduction et répression, Bataillons dřAfrique constitués par les petits délinquants de métropole que la nature de leurs fautes nřexcluait pas du service actif. 12 En 1923, le service militaire est de 18 mois et la conscription sřapplique également aux populations indigènes de Tunisie et dřAlgérie, 1es conscrits représentent parfois 50 % des effectifs des régiments comme pour les tirailleurs algériens, 10 % dřentre eux viennent de métropole et constituent souvent les gradés dřencadrement qui secondent des officiers dont le bled est lřhorizon quotidien, à lřexemple fameux du lieutenant de Lespinasse de Bournazel, du commandant Stefani ou des capitaines Juin et de Lattre. 11 L‟armée française face à Abdelkrim 327 menace et persuasion, conforme en cela à la tradition féodale marocaine. Lřhistoire du bled est pleine de récits de versement de tributs, dřenvoi dřotages pour garantir les alliances et dřexpéditions punitives entreprises contre ceux qui ont failli à la parole donnée. Il est parvenu à éliminer ses deux rivaux les plus dangereux, Abdel el Malek et Raïssouli et a même obtenu un halo, certes nébuleux, de reconnaissance internationale à travers le soutien du Riff Committee. Ce dernier a même réussi à faire croire à la presse internationale que le gouvernement dřAbdelkrim sřapparentait à une démocratie moderne, la République du Rif ou la Rifuplik. Cependant dans un contexte de conflit armé, la gouvernance dřAbdelkrim sřapparente plus à lřautocratie dřun notable de tribu qui sřest mué en chef de guerre sans se priver des conseils dřun cercle de parents et de proches. Dans sa plus grande extension, le front du Rif représente une frange de 350 km de long sur 50 km de profondeur, soit un ensemble humain approchant les 600 000 individus habitant des villages et des mechtas. La principale solidarité qui les unit est leur farouche désir dřindépendance et leur capacité à la défendre les armes à la main. Sur cette aptitude à la résistance armée, Abdelkrim applique la trame dřune autorité traditionnelle juxtaposée à une volonté de réformisme dans laquelle lřinspiration kémalienne nřest pas étrangère. Lřémir gouverne, perçoit lřimpôt et rend la justice, il commande à lřarmée que conduit son frère et ses principaux caïds. Le système rifain est aussi un système militaire. Il est difficile dřestimer le nombre de combattants qui se rangèrent derrière lřétendard de la révolte rifaine. Certains auteurs avancent le chiffre de 110 000 guerriers provenant des tribus du Rif et du nord de Fez. Ils sont pour ainsi dire la levée en masse du peuple rifain bien encadrée par les Béni Ouriaghel. La valeur est inégale et, ici, ce sont les perceptions ennemies qui sont intéressantes. Il a été souvent question dřun Ŗbloc djebalorifainŗ, dřun Ŗbloc rifainŗ ou encore dřun ŖFront rifainŗ. Ces termes, pour imagés quřils fussent à lřépoque, ne sauraient être satisfaisants. Ils ne permettent pas dřapprécier la réalité du ralliement et la valeur du tissu dřalliances tissées entre les tribus et lřémir du Rif dans toute sa complexité. 328 Stratégique Il faut distinguer différents types dřalliance et dřengagement : - le premier cercle avec les tribus Béni Ouriaghel, Boccoyas, Béni Touzine et Temsamane fournissant des levées pour trois à quatre semaines ; - le deuxième cercle avec les tribus Djebalas et Ghomara ; - les tribus périphériques de lřOuergha corvéables à merci car sur la ligne des contacts (Béni Zeroual) ; - les sympathisants qui conservèrent une attitude attentiste jusquřau moment où les Rifains se présentèrent en armes chez eux, comme les Tsouls et les Branès, puis qui repassèrent dans le camp français quand les troupes dřAbdelkrim reculèrent. SYSTÈME MILITAIRE RIFAIN Abdelkrim Tribus du Rif Tribus alliées Armée permanente de l’Emir du Rif C aïds 5 000 hommes soldés 50 déserteurs européens Réservoir de 30 000 hommes 1000 déserteurs marocains 50 déserteurs algériens Réservoir de 60 000 hommes Harkas 1 000-4 000 hommes L‟armée française face à Abdelkrim 329 Abdelkrim ne disposait, en fait, que de 5 à 6 000 guerriers soldés dont le tabor13 de sa garde, les artilleurs et les mitrailleurs qui, coiffés du tarbouche noir, servaient lřartillerie du Rif (environ 200 pièces dřartillerie de campagne prises aux Espagnols). Ce noyau ne lui servait pas à combattre groupé, mais à encadrer les tribus ralliées en les empêchant de flancher. Les contraintes du terrain et de la logistique sřopposent à la concentration, certes séduisante sur le plan stratégique, de 80 à 100 000 hommes dans une zone réduite. Les guerriers rifains, même sřils sont réputés pour leur frugalité, vivent sur les villages sympathisants et ceux-ci nřont pas de grosses réserves alimentaires. De plus, le potentiel militaire nřest pas synonyme de masse de manœuvre. De nombreux combattants sont disséminés dans de petites unités pour garder le territoire et veiller sur les tribus ralliées. Enfin, lřexigence de se battre sur deux fronts espagnols, celui de Ceuta et celui de Melilla, contraint rapidement Abdelkrim à disperser ses forces pour les réunir éventuellement pour une offensive. Ces facteurs permettent de comprendre que sur un front, Abdelkrim nřaligna pas plus de 20 000 combattants permanents en additionnant le noyau rifain et les contingents alliés. Aussi, ses grandes unités, les fameuses harkas qui donneront tant de fils à retordre aux armées européennes, comptent au maximum 1 000 à 4 000 guerriers chacune. Ce chiffre nřen reste pas moins conséquent quand il sřagit de manœuvrer dans un terrain compartimenté et chaotique de moyenne montagne. Lyautey, au début de la crise, le 15 avril 1925, ne peut opposer aux Rifains que cinq bataillons de manœuvre sur la quarantaine dont il dispose pour tenir tout le pays. Les renforts augmentent peu à peu, mais lřobligation de garder les postes consommateurs dřeffectifs et la nécessité de sécuriser les voies de communication font que le Protectorat nřa, pendant plusieurs mois, quřune force de réaction de seulement 20 000 hommes. Le ratio rifains-troupes mobiles françaises est donc quasiment de un contre un. Néanmoins, ce ratio, à peu près équivalent sur le plan tactique, ne suffit pas à transformer la guerre en un affrontement symétrique. En effet, la disproportion des effectifs à grande échelle milite déjà pour un rejet du conflit vers lřasymétrie. Lřafflux des renforts français par lřaxe Oujda-Taza fait pencher progressivement la balance. Enfin, sřajoutant aux différences structurelles des deux armées antago13 Terme marocain désignant une unité de la taille dřun bataillon. 330 Stratégique nistes, cřest la nature des affrontements qui accentue la tendance asymétrique du conflit rifain. L’ASYMÉTRIE AU CŒUR DES AFFRONTEMENTS. La guerre fut asymétrique sur le plan technologique, sur le plan tactique et surtout sur le plan stratégique. Sur le plan matériel, il existe entre les forces du Rif et lřArmée française un différentiel technologique évident en faveur de cette dernière. LřArmée de la IIIe République, sortie victorieuse de la guerre mondiale, a atteint un degré élevé de modernité et de perfectionnement technique, même si ses matériels ont parfois mal vieilli. Les chars Renault FT 17 ou les avions Breguet 14 sont déjà en phase dřobsolescence sur un théâtre européen. Les troupes au Maroc ont une aviation de 80 appareils, une artillerie constituée de pièces de campagne et de montagne, un système de transmissions et même quelques automitrailleuses. En face, les Rifains ne jouissent pas des mêmes équipements. Ce rapport a pour corollaire une adaptation dans lřart de combattre et une démarche pour pallier ce désavantage, comme le pense JeanPaul Charnay : La technologie guerrière, renvoie à la notion d‟acculturation tactique. Comme la plupart des campagnes coloniales, la guerre du Rif posait, notamment du côté des Rifains, le problème suivant : comment faire la guerre avec un ennemi qu‟on ignore ou plus exactement dont on ne possède pas les armes ? Toute acculturation tactique commence par une recherche conceptuelle de son ennemi. Tout conflit de ce type est asymétrique14. Abdelkrim rencontre un problème propre à toute armée insurrectionnelle à ses débuts: la formation et lřentraînement des troupes. Si les Rifains et leurs vassaux sont des guerriers accomplis, au sens traditionnel du terme, ils nřéchappent pas à la nécessité de sřapproprier les nouveaux matériels acquis sur lřadversaire. Cette formation requiert des instructeurs. Les rapports de renseignement et les témoignages des captifs permettent dřévaluer à environ 500, dont environ 50 européens, les déser14 Jean-Paul Charnay, op. cit., p. 11. L‟armée française face à Abdelkrim 331 teurs des armées espagnole et française qui rejoignirent les rangs rifains15. Conscientes de la capacité des armes adverses, les Rifains épaulés par leurs mentors apprennent à creuser de remarquables réseaux de tranchées et de nombreux abris pour se soustraire aux bombardements. Ils seront capables dřétrangler de petits postes en les entourant de boyaux profonds débouchant parfois sur des galeries de sape. Sur le plan tactique, les Rifains continuent de pratiquer leurs méthodes traditionnelles de harcèlement. Cette Ŗpetite guerreŗ berbère consiste à rechercher localement la supériorité que confèrent tour à tour, la surprise, lřattaque sur les arrières, les débordements par les flancs ou lřengagement à très courte portée qui prive lřennemi de ses moyens dřappuis. Dans cet art de la guérilla, lřartillerie a surtout valeur de symbole. “Les Rifains tirent mal au canon, mais au fusil ils sont extraordinaires. Ils tirent comme des Suisses et font des contre-attaques en débouchant par surprise à 30 mètresŗ16. Les unités sont souvent des harkas importantes qui adoptent deux modes dřaction offensifs, dřune part un harcèlement omnidirectionnel, dřautre part des attaques brutales effectuées contre des troupes mal installées ou en cours de repli. En règle générale, les déplacements des Rifains et de leurs alliés se font en ordre dispersé. Cette dilution sur le terrain les rend peu vulnérables au feu des mitrailleuses, armes de saturation par excellence, et de lřartillerie. Leur grande mobilité en terrain montagneux fait le reste. Pour leurs opposants français, les premiers accrochages sont caractéristiques. Les Rifains semblent insaisissables quand les troupes régulières sont en surnombre et très nombreux quand ils tendent une embuscade à un bataillon isolé ou à un convoi muletier. Enfin, largement pourvus en fusils à Ce chiffre doit être considéré avec précaution. Il ne sřagit pas dřun bloc cohérent de formateurs partageant la même culture et les mêmes références. Cřest un conglomérat informe et complexe, une somme totale dřindividualités très diverses. Le profil type de lřEuropéen va du légionnaire déserteur, ancien sous-officier de lřartillerie allemande au télégraphiste espagnol capturé à Anoual et menacé continuellement des pires tortures. Pour les cadres noneuropéens, on trouve aussi bien lřex caporal de regulares partis volontairement que des sergents de tirailleurs algériens capturés et incités à donner des gages de fidélité en instruisant leurs frères marocains sur le fonctionnement de la mitrailleuse. 16 Lettre du lieutenant de Perrot datée du 11 juin 1925, in En pleine mêlée marocaine, un soldat chrétien, Paul de Perrot, p. 218. 15 332 Stratégique répétition moderne, les tireurs rifains utilisent des cartouches sans fumée17, ce qui surprend les soldats français habitués à des adversaires équipés de fusils traditionnels à poudre noire, les vénérables moukalas. Les troupes mettent plus de temps à repérer les tireurs isolés18. Cřest un véritable combat asymétrique qui est mené avec une grande habileté par les guerriers marocains dřAbdelkrim. Pour toutes ces raisons, les premiers accrochages nřont pas été aussi payants quřils auraient dû lřêtre pour les troupes françaises. Les Rifains semblent passés maîtres dans lřart de lřesquive. Lorsquřils se retirent, ils prennent bien soin dřenlever leurs morts. Les bilans côté français sont donc mitigés et les communiqués officiels de Lyautey ne peuvent que reprendre les comptes rendus relativement flous de ses subordonnés quand il sřagit des pertes infligées à lřennemi. Un mythe commence à se créer dans la vallée de lřOuergha, comme le relate le colonel Boutry en parlant des Rifains : ŖLa sorte d‟invulnérabilité dont ils jouissent les rend hardis et tenaces, tandis que nos soldats deviennent timides et hésitants à force de recevoir des coups sans pouvoir en rendreŗ19. Forts de cet ascendant moral, les dissidents étendent désormais leurs attaques aux secteurs jusque-là épargnés et conservent lřinitiative stratégique jusquřen août 1925. 17 Rapport Delpy. Archives SHD/Terre, série 3H carton n° 106. Une des première leçons tirées par le commandant Deslandes, commandant le 2/1er RE, concerne lřattitude à avoir contre les Rifains embusqués, même si cela doit nuire à la sacro-sainte discipline de tir en vigueur dans lřArmée française : Ŗl‟ennemi étant peu visible, il est nécessaire que chaque tireur se tienne à l‟affût et tire de lui-même quand il aperçoit quelque choseŗ. .JMO 2/1er RE Archives SHD/Terre, série 34N carton n° 310. 19 Rapport du Colonel Boutry. Archives SHD/Terre, Série 3H Carton N° 106. 18 L‟armée française face à Abdelkrim 333 Équipe de mitrailleurs d‟une unité de zouaves à l‟exercice (collection privée). Cette incapacité première à prendre lřascendant tactique sur les Rifains suscite des réactions très critiques chez certains officiers qui sřefforcent dřanalyser la vraie nature de la guerre et de proposer des solutions : ŖJe persiste à croire que notre système consistant à courir sus à des isolés est absolument inopérant; à une guerre de guérillas il faut répondre par une guerre de contre-guérillas, quoiqu‟on en dise, il ne semble pas impossible de réunir des partisans, indigènes ou non, des aventuriers de tout poil, qui opèreraient en petits groupes aussi légers que leurs adversaires, leurs tendraient des embuscades, les harcèleraient nuit et jour, bref leur enlèveraient l‟impunité dont ils peuvent actuellement se targuer ; il n‟ y a qu‟à y mettre le prix, cela ne coûtera pas plus cher que les pensions offertes aux parents des victimes offertes journellement aux victimes du feu ennemiŗ20.Cette infériorité des troupes régulières valait même pour les troupes marocaines qui semblaient surclassées par leurs frères en dissidence. Après coup, le général Vanbremeersh, qui avait commandé une brigade, proposa pour elles un entraînement spécifique visant à établir une parité entre combattants individuels: ŖTâchons au moins de conserver à nos tirailleurs leurs qualités actuelles, très grandes encore, de rusticité, de résistance à la 20 Rapport du colonel Boutry. Archives SHD/Terre, série 3H carton n° 106. Photos Pascal. 334 Stratégique marche, d‟ardeur guerrière en ne les traitant pas tout à fait comme de bons petits Français de vingt ans appelés pour quelques mois sous les drapeaux. Surtout conservons intacte, développons même la formule du Goum et des moghzanis qui nous donne des combattants identiques en tous points à nos adversaires, aussi mobiles qu‟eux, usant des mêmes procédés de combatŗ21. Lřasymétrie en faveur des rifains incita lřArmée française à changer partiellement de méthodes. Il nřy eut pas de remède radical, mais une adaptation progressive et pragmatique de solutions existantes. Lřétat-major du général Naulin, commandant supérieur des troupes durant lřété et lřautomne 1925, adopta les directives du maréchal Pétain et créa 7 divisions pour tenir le front. Avec le colmatage du front et le repli rifain vers le Nord pour repousser les troupes espagnoles, les modes opératoires changent. On semble renoncer définitivement aux manœuvres de GM dans un environnement hostile ainsi décrites par le souslieutenant Beaufre : ŖUne colonne, c‟était une petite armée de quelques bataillons avec des spahis, des partisans et de l‟artillerie qui se déplaçait dans une formation en carré, codifiée depuis Bugeaud. Au centre était l‟artillerie et les bagages, les bataillons déployés formaient les faces du carré, les partisans et la cavalerie escadronnaient autour. Ce carré humain, isolé au milieu du pays hostile, gravissait les collines, franchissait les oueds en conservant sa formation. Comme les bagages suivaient la piste, les flanc-gardes pitonnaient inlassablement sous un soleil de plombŗ. Paradoxalement, en octobre 1925, les attaques de ces grandes unités, appuyées localement par des compagnies de chars et de lřartillerie lourde, nřamenèrent que peu de résultats. Lřennemi refusa le combat par trop disproportionné quřon lui proposait. On eut donc recours à lřengagement des brigades légères (fortes de 6 bataillons), utilisées en appui des forces supplétives (goumiers, moghzanis et partisans)22 pour mener un combat dans le 21 Rapport du général Vanbremeersh, Archives SHD/Terre, série 3H carton n° 106. 22 Une étude des pertes de la 128e division dřinfanterie du 1er septembre 1925 au 15 février 1926, donne, pour un peu plus de 6 mois, un total de 133 tués, 246 blessés ayant nécessité une évacuation, 12 disparus ou déserteurs et 798 malades. Lřattrition au combat (tués, blessés et disparus) représente donc 391 L‟armée française face à Abdelkrim 335 no man‟s land. Les pertes françaises baissèrent considérablement durant lřhiver, car les combats furent sporadiques et lřemploi des supplétifs accru. Leur efficacité est incontestée selon les témoins de lřépoque23. Tactiquement, la Ŗpetite guerreŗ reprenait ses droits, mais les partageait avec la guerre moderne, comme le prouvait lřefficacité des bombardements par les hydravions gros porteurs de la Marine. Cette hybridation de lřaffrontement fut également portée à un niveau stratégique. Sur le plan stratégique, la volonté conjuguée dřatteindre le cœur du Rif par une offensive de grand style et la dissociation des alliances par lřaction politique sur les tribus furent la cause du succès franco-espagnol. Les méthodes rationnelles de Pétain se réconcilièrent peu à peu avec la pacification selon Lyautey. Au début de lřintervention de Pétain, lřorthodoxie héritée de la victoire alliée sur lřAllemagne amena un effort de rationalisation certain, qui nřétait dřailleurs possible que grâce au sésame du maréchal vice-président du Conseil supérieur de Guerre. Jouant de son influence considérable sur lřétat-major général (EMG)24, Pétain accéléra lřacheminement des renforts et pilota à distance la réorganisation du théâtre marocain en imposant un changement de lřarchitecture du commandement. Le général Naulin, héritant des prérogatives militaires de Lyautey en juillet 1925, devenait Commandant supérieur des Troupes et disposait dřun état-major chargé des opérations à Fez et dřune Direction de lřArrière stationnée à Rabat. La rationalisation à tous crins atteignit ses limites sur le problème des bureaux de renseignements. Après avoir voulu, un temps, calquer le modèle hommes, ce qui équivaut à peine à 3,25 % sur un effectif moyen de 12 000 soldats et donc, par mois, à un taux de pertes au feu de 0,54 %. Ramené à un taux journalier, ce chiffre ne donne que 0,01 % de pertes au combat par jour quand celles dues aux maladies représentent 0,03 %. 23 ŖJe vois encore les partisans nous dépassant, les caïds au petit galop, les hommes les suivant au pas de course en poussant des cris aigus, puis rapidement couronnant les crêtes, incendiant les villages après quelques coups de feu ; ils pratiquaient la tactique marocaine traditionnelle, ardente au pillage, aussi prompte au repli. Nous, les réguliers, nous peinions dans la nature au sol inégal, maquis ou maigres champs de blé et de sorgho, écrasés de soleil et de sueur, les hommes ployant sous leurs bardas alourdis des munitions de guerre, les pieds meurtris dans leurs godillots remplis d‟eau à chaque passage d‟oued. Encore mal entraînés, nous étions aux limites de la fatigueŗ. Général Beaufre, Mémoires, Plon, Paris, 1965, p. 39. 24 Équivalent de lřÉtat-major des Armées (EMA) actuel. 336 Stratégique des 2e bureaux métropolitains sur le théâtre marocain, car Ŗle terme politique indigène ne contenait pour lui, en langages d‟opération militaire, rien de concretŗ25, Pétain décida, après conseil, dřutiliser le Service des Renseignements (Affaires indigènes) du Maroc dont on inséra les officiers au sein des 2e bureaux de divisions et de brigades26. Prenant ensuite la mesure de la guerre irrégulière, Pétain tira les enseignements du demisuccès dřoctobre 1925 et passa la main aux officiers des Affaires indigènes pour obtenir le ralliement des tribus. Durant lřhiver, quelques officiers subalternes27, menant des levées de partisans et des goums mixtes, combattirent au coude à coude avec les caïds locaux et taillèrent des croupières aux réguliers rifains encore présents sur lřOuergha. Ces succès tactiques locaux eurent une vraie portée stratégique et confortèrent le commandement dans le choix dřune combinaison étroite entre action politique visant à convaincre la population et action militaire visant à détruire le potentiel adverse. Le raid du capitaine Schmidt les 8 et 9 octobre sur El Beraber, à 25 km en avant des lignes, reste un des exemples les plus fameux de cette adaptabilité à la Ŗpetite guerreŗ. La réussite de lřoffensive-éclair du printemps 1926 est un cas dřécole à ce titre. Lřavancée fut fulgurante, car le principe rifain dřinfiltration des tribus fut retourné contre ses premiers utilisateurs. Les tribus furent, cette fois, travaillées en profondeurs par les AI et fournirent, le moment venu, du renseignement, des guides et même des combattants contre les guerriers du front rifain déliquescent. Les troupes régulières prirent dřassaut les quelques points dřappui qui se battirent avec acharnement, mais souvent les attaques ne rencontrèrent que peu dřopposition. La stabilisation qui suivit durant une laborieuse année (mai 1926juillet 1927) rappelle toutefois que le temps stratégique est souvent incompressible quand il sřagit dřobtenir un effet sur une population entière. Lřaction des officiers des Affaires indigènes face aux tribus rentrées de dissidence fut pragmatique et effi25 Général Catroux, Lyautey le Marocain, p. 253. Il fallut lřexpertise du chef du 2e bureau de lřEMG, le colonel Dumont, qui soutint le colonel Catroux, alors chef du 2e bureau de lřEM de Fez, pour ne pas détruire cet outil de maillage territorial dirigé par le colonel Huot, dont Pétain pensait quřil avait failli à anticiper lřinsurrection. 27 Capitaine Schmidt commandant le 16e Goum mixte avec pour adjoint le lieutenant de Bournazel, capitaine Maestracci commandant le 10e Goum mixte. 26 L‟armée française face à Abdelkrim 337 cace : “Il importe à tout prix d‟apporter à cette situation intolérable tous les remèdes nécessaires ; il faut tout d‟abord organiser un contrôle étroit sur les petits chefs actuellement en fonction, écarter sans ménagement ceux dont l‟influence ou le loyalisme laisse à désirer et répartir enfin les fractions sous l‟autorité de quelques notables dévoués et capables d‟assumer les responsabilités de l‟ordre et de la sécurité sur leur territoire. Le contact étroit que l‟appui et la collaboration de ces chefs ainsi choisis, nous permettra de reprendre avec des populations farouches et fermées, rendra possible leur apprivoisement et leur mise en confianceŗ28. Si lřadaptation dřune armée occidentale a été profitable dans lřoffensive, à lřinverse, les tentatives dřAbdelkrim pour protéger son sanctuaire avec des méthodes conventionnelles empruntées aux guerres européennes sřavérèrent inefficaces. Elles ne purent souffrir lřaccumulation de moyens matériels adverses. Lřincapacité des batteries rifaines, regroupant une cinquantaine de canons, à contrebattre les cuirassés et les croiseurs français du 6 au 9 septembre 1925 consacra lřisolement du Rif et son étranglement économique. En pensant quřil pouvait vaincre deux puissances européennes sur trois directions géographiques sans aide extérieure, le leader rifain avait, semble-t-il, surestimé lřavantage tactique que représente la bataille en position centrale au détriment de la situation stratégique. * * * La guerre du Rif fut bien une Ŗpetite guerreŗ qui emprunta à la modernité ce que les combattants dřAbdelkrim purent récupérer comme armements européens. La volonté dřobtenir une symétrie pour des raisons de prestige politique, tant à lřextérieur quřà lřintérieur, ne permit pas au chef rifain dřobtenir une parité technologique. Sa guerre devint une guérilla sans avenir stratégique à partir du moment où la dynamique insurrectionnelle prit fin, en juillet-août 1925, sur les contreforts de Taza et Ouezzane. Seule une guerre au sein de la population eût pu prendre le relais dřaffrontements, où la disproportion des moyens condamnait à 28 Lettre du général de Chambrun, commandant la région de Fez au colonel Huot, commandant le territoire dřOuezzane, datée du 15 juin 1927, SHD Terre, série 3H, carton n° 2297. 338 Stratégique moyen terme le succès du combat mené par les tribus montagnardes. Pour lřArmée française lřépisode rifain ébranla certaines certitudes coloniales et métropolitaines en prouvant, aux uns, que lřennemi pouvait acquérir un semblant de parité technologique conciliable avec les tactiques de guérilla, aux autres, que la guerre européenne nřétait pas complètement exportable sur un théâtre outre-mer. Le Rif constitua donc un épisode original de synthèse qui eût gagné à être théorisé pour déboucher sur des évolutions doctrinales. Lřobsession allemande enterra toute velléité de le faire. La guerre d’Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? Michel GRINTCHENKO ouvoir nommer les choses, cřest en grande partie mieux les connaître ; les faire entrer dans une catégorie, cřest sřoffrir la possibilité de mieux les appréhender en raisonnant par analogie à partir dřautres modèles similaires mieux connus. En caractérisant une guerre, on en appréhende immédiatement les mécanismes, les contraintes, voire les codes les plus cachés. Cette démarche permet de gagner du temps et dřéviter les erreurs dřappréciation les plus grossières. Bien des typologies de la guerre existent. Sans vouloir être exhaustif, on classe les guerres selon des critères traditionnels, en fonction des buts de guerre (guerres coloniales, guerres de libération), de la façon dont elles sont conduites (guerres de mouvement, guerres de position) ou selon leurs caractéristiques majeures (guerres mondiales, guerres nucléaires, guerres psychologiques, guerres navales …). Hervé Coutau-Bégarie reprend le concept de guerre régulière, réglée, quřil définit comme toute guerre respectant des normes relevant du droit de la guerre et des règles stratégiques. Par opposition naît la guerre irrégulière, qui, elle, ne remplit pas lřune de ces deux conditions. Le fait de ne pas respecter le droit de la guerre, que ce soit dans ses aspects droit à la guerre (jus ad bellum) ou du droit dans la guerre (jus in bello), ou de ne pas se conformer aux principes stratégiques dégagés par la science militaire aussi bien dans les aspects politiques que militaires, suffit à définir une guerre irrégulière. P 340 Stratégique Devant la diversité des situations et les difficultés dřappréciation, Hervé Coutau-Bégarie suggère de conduire une étude historico-descriptive pour bâtir un référentiel permettant de mieux appréhender le concept. Lřobjet de cet article est donc dřappliquer cette grille dřanalyse à la guerre dřIndochine, plus communément connue selon le prisme choisi, comme une guerre coloniale, une guerre révolutionnaire ou de libération nationale, voire un conflit périphérique de la guerre froide. En fait, la guerre dřIndochine déborde de ce cadre normatif Ŗguerre régulière - guerre irrégulièreŗ. De décembre 1946 à août 1954, le conflit a changé de nature, au gré des bouleversements Est-Ouest et de la maturité des adversaires. Certains aspects font de cette guerre une guerre régulière ; dřautres permettent de la classer parmi les guerres irrégulières. Ce sont ces deux aspects que nous examinerons successivement avant de tenter de mieux caractériser ce conflit long et douloureux, qui a laissé tant de traces dans notre histoire. LA GUERRE D’INDOCHINE VOUDRAIT ÊTRE UNE GUERRE RÉGULIÈRE… Le respect apparent du droit à la guerre (jus ad bellum) Juridiquement, les deux acteurs semblent disposer de la légitimité pour faire la guerre, même sřil nřy a pas de déclaration de guerre écrite entre les deux parties. Il faut reconnaître que, depuis 1939, tous les conflits sřaffranchissent de cette ouverture solennelle, ce qui paradoxalement permet de trouver des chemins de sortie plus souples, adaptés au cas par cas. Cette légitimité ne va cependant pas de soi. Elle doit être démontrée, car la période est ambiguë et plusieurs interprétations dřévénements méconnus sont possibles. La France était-elle légitime en Indochine à la fin de la seconde guerre mondiale ? Le Viêt-minh lřétait-il au même moment ? Il convient de répondre à ces deux questions pour savoir si les deux parties possédaient réellement le droit de faire la guerre. Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 341 La légitimité de la France en Indochine remise en cause La France est présente en Indochine depuis moins dřun siècle. Espérant fonder un Hong-Kong français, le Second Empire se trouve pris dans lřengrenage de la colonisation du fait de nécessités locales et dřopportunités historiques. Pour éviter le dépècement du Laos et du Cambodge par des voisins trop expansionnistes, la France établit deux premiers protectorats : un avec le Cambodge en 1863 et un autre avec le Laos en 1887. Dans le même temps, elle consolide sa position en Cochinchine, qui devient une colonie dès 1864. Vingt ans plus tard, après une guerre contre la Chine, elle obtient, par le traité de Tien Tsin, lřabandon de la suzeraineté millénaire de la Chine sur lřAnnam, qui devient un protectorat en 1884. LřUnion indochinoise est créée en 1887 : elle est composée de quatre protectorats et dřune colonie. Le Viet-nam nřexiste pas encore administrativement, il correspond à ce que lřon appelait les trois Ky : la Cochinchine, lřAnnam et le Tonkin. Juridiquement, la position de la France est inattaquable. Mais le doute sur cette légitimité provient de la seconde guerre mondiale, où Japonais et Alliés brouillent les cartes. Le 9 mars 1945, le Japon, puissance occupante de fait depuis 1942, balaye la présence française dřIndochine au cours dřune véritable SaintBarthélemy : lřadministration française est brisée et son armée anéantie. Les Japonais se livrent alors à la Ŗdéfrancisationŗ de lřIndochine et proclament les indépendances : le 11 mars pour le Viet-nam, le 13 pour le Cambodge et le 8 avril pour le Laos. Le 17 août, soit deux jours après la capitulation japonaise, le gouverneur général nippon ordonne de transférer la totalité des pouvoirs aux souverains et gouvernements du Viet-nam, du Laos et du Cambodge. Le 20 août, le Viêt-minh prend le pouvoir à Hanoi et Saïgon. Le 25, lřempereur Bao Daï lui transmet le sceau de lřÉtat. Le 2 septembre, jour de la signature de la capitulation japonaise, le Viêt-minh proclame lřindépendance et lřunité de Viet-nam. Cřest une véritable course de vitesse gagnée par lřéquipe dřHo Chi Minh. Cette action ne serait restée quřun rapt du pouvoir, assimilable à un gigantesque coup de bluff, si son illégalité avait été unanimement reconnue. Mais les accords de démobilisation de lřarmée japonaise ne laissent aucune place à la France. Au nord du 16þ parallèle, lřarmée nippone se rend aux Chinois, au sud elle 342 Stratégique le fait aux Britanniques. La France ne revient en Indochine que dans les bagages de ces derniers à compter du 12 septembre. La construction de la légitimité du Viêt-minh La légitimité Viêt-minh se construit alors progressivement. Le 6 janvier 1946, il gagne les élections à lřassemblée nationale du Viet-nam avec plus de 98 % des voix. Mais cette élection ne comportait quřune liste unique et, un mois plus tard, il est violemment contesté par son principal opposant politique, le VNQDD1. Pour gagner du temps et se débarrasser des Chinois, Ho Chi Minh consent alors à traiter avec la France, qui, dans le même temps, est parvenue à recouvrer une partie de son autorité au sud grâce à une série de campagnes éclairs. Il faut préciser quřau lendemain de la seconde guerre mondiale, le pays est en quasi-faillite, confronté à la famine. Le prestige de la France renaît et en février 1946, le commandement du CEFEO ose même déclarer (de façon bien imprudente) que la pacification de la Cochinchine et du Sud Annam est achevée. Les deux protagonistes se reconnaissent alors mutuellement et sřengagent dans la voie de la négociation. Par lřaccord du 28 février 1946, la France parvient à obtenir le départ des troupes chinoises, mais à condition quřelles soient relevées par les troupes françaises. Il est alors nécessaire quřun accord soit signé entre la France et le Viêt-minh, ce qui est obtenu le 6 mars 1946 : le Viêt-minh sřengage à accueillir amicalement les troupes françaises, à condition quřelles ne restent pas plus de 5 ans. Le 18 mars, le général Leclerc entre à Hanoi, ouvrant la voie à la négociation. Cřest une période délicate, où les protagonistes sont ballottés entre les espoirs de paix et la cruelle réalité de la guerre. Mais devant lřimpossibilité dřaboutir à un accord politique plus global, seul un modus vivendi est signé le 14 septembre 1946 : chaque partie prévoit de mettre fin à tous actes dřhostilité et de violence, ainsi quřaux propagandes inamicales. Ces dispositions sont globalement respectées jusquřau 19 décembre 1946, date du coup de force Viêt-minh contre les forces françaises, marquant le début de la guerre dřIndochine. En reconnaissant lřautre comme apte à négocier, on peut estimer que, juridiquement, les autorités françaises et le Viêt1 Viet Nam Quoc Dan Dang : Ligue Nationale du Viet-nam. Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 343 minh disposaient des compétences pour engager leurs troupes dans la guerre. Ceci répond en partie au premier point de la définition de la guerre régulière. Respect apparent des principes stratégiques Il faut reconnaître, que par bien des aspects, la conduite de la guerre répond également aux principes généraux de la stratégie. L‟action du Viêt-minh enracinée sur des principes stratégiques forts Pour le Viêt-minh, il sřagit avant tout de prendre le pouvoir, pour accomplir son grand dessein. Le parti communiste indochinois (PCI) est fondé en 1930 et constitue une section de la IIIe Internationale. En son sein, le permanent du Kominterm Nguyen Ai Quoc (le futur Ho Chi Minh - celui qui éclaire) joue un rôle essentiel. Dès 1932, le PCI fomente des troubles qui dégénèrent en rébellion dans le nord de lřAnnam. Il est cassé par une dure répression et de nombreuses arrestations. Il repasse alors dans la clandestinité, faisant une brève apparition officielle entre 1936 et 1939. En 1940, il tente à nouveau lřaction militaire, et est, encore une fois durement réprimé. Un an plus tard, Nguyen Ai Quoc lui fait prendre son virage décisif : le PCI avec son image de marque communiste est dissout et est créée à sa place la Ligue pour lřIndépendance du Viet-nam (Viêt Nam Doc Lap Dong Minh), appelée couramment Viêt-minh. Lřunité et lřindépendance du Viet-nam deviennent alors sa ligne de conduite essentielle ; elle sera ultérieurement étendue à la domination de ce que fut lřIndochine française, à travers ce que lřon nomme Ŗle testament dřHo Chi Minhŗ. À partir dřune stratégie générale et politique claire, le Viêtminh met en place une doctrine militaire cohérente. Aux yeux des Viet-namiens, lřindépendance et lřunité du pays constituent une cause juste, qui correspond à un idéal de libération. Selon le général Giap Ŗle moral populaire a été la base de notre stratégie et de notre tactiqueŗ. La mise sur pied de lřappareil militaire constitua un souci constant et prioritaire pour les chefs Viêt-minh. Ils ne partaient pas de rien, car lřorganisation avait été armée, financée et entraî- 344 Stratégique née par les Américains au cours de la seconde guerre mondiale, au titre dřopposant militaire à lřenvahisseur nippon. Dès mars 1946 des décrets du pouvoir organisent lřarmée, à base de réguliers permanents (chi doï). Elle se fonde sur la structure ternaire : les divisions sont à trois régiments de trois bataillons et la logique se décline jusquřaux équipes de trois hommes. Une division compte théoriquement de 10 à 12 000 hommes, sans équipements lourds dřartillerie et de génie qui sont regroupés dans des divisions lourdes. Lřexistence de ces divisions opposées à un corps expéditionnaire nous place de fait dans un schéma de guerre classique. Jusquřen 1950, lřarmement est cependant une source de difficultés. Le Viêt-minh réussit à sřen procurer auprès des Japonais qui leur en cédèrent, à en prendre aux Français, voire à en acheter à lřextérieur ou à en fabriquer sur place. Mi-1948, la division 308 est créée. Il faut attendre 1950 et la bascule de la Chine dans le camp communiste pour voir les choses sřaccélérer. Trois divisions sont créées en 1950 (divisions 304, 312 et 320) ; en mars 1951, la division lourde 351 vient les renforcer. Cette armée régulière sřappuie sur les unités de surface, qui sont au contact avec le dispositif français et le privent de toute liberté dřaction. Fortes de 5 000 hommes en 1945, ces unités de défense en surface atteignent les 140 000 hommes en 1953. Le Viêt-minh attend alors son heure. Sřil admet un commencement de lutte par le mode de la guérilla, il cherche par la victoire militaire classique la reconnaissance officielle de la légitimité de son action. Il ne peut empêcher la France de reprendre lřinitiative de 1947 à 1949, notamment dans le delta tonkinois quřelle parvient à tenir globalement. Il faut attendre la contreoffensive de 1950 pour voir sřécrouler le dispositif frontalier français. Sřen suit une âpre succession de batailles autour du ŖViet-nam utileŗ où le Viêt-minh enchaîne succès et revers. Son échec face au camp retranché de Na San fin 1952 lui permet de corriger ses erreurs et de vaincre à Dien Bien Phu, un an et demi plus tard. Le comportement des troupes est conforme aux principes de la guerre : concentration des efforts au moment de lřaction et dispersion en temps normal ; attaque du fort au faible, désorganisation du dispositif adverse dans la profondeur et unité dřaction et de commandement. Le dernier acte de la guerre est régi à Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 345 lřéchelle de lřIndochine par le plan de campagne printemps-été 1954, mis en place pour contrer le plan Navarre2. La France en quête de principes stratégiques Du point de vue français, les choses sont beaucoup plus complexes. Autant les chefs militaires suivirent des plans cohérents (ce qui nřexclut pas les erreurs stratégiques et tactiques rapidement exploitées par lřadversaire), autant la classe politique française nřa jamais totalement compris cette guerre. 17 gouvernements se succèdent et il faut attendre 1953 pour voir les buts de guerre enfin définis par la France. LřIndochine est restée durant toute la seconde guerre mondiale sous lřobédience du gouvernement de Vichy. Son destin est tracé par la déclaration du Gouvernement Provisoire de la République Française du 24 mars 1945, qui envisage pour la fédération indochinoise un gouvernement fédéral et une inclusion dans lřUnion française, avec uniquement une autonomie économique. Il nřest point question dřindépendance, ce qui alimentera pendant des années lřattractivité des parties adverses. Avec le départ du général de Gaulle (27 janvier 1946) et la succession des gouvernements, les choses évoluent progressivement. Ce nřest quřen 1953 que le gouvernement Laniel annonce officiellement la volonté de la France de parfaire lřindépendance des États associés et de leur transférer les compétences encore conservées. Mais il est trop tard pour créer une alternative politique crédible à un peuple avide dřindépendance. À ces cafouillages politiques il faut ajouter un fond dřaffairisme, illustré par le scandale des piastres, qui décrédibilisa complètement les acteurs politiques locaux et même nationaux. Pour compliquer le tout, la France devait passer pour la conduite des affaires intérieures par les autorités autochtones, qui constituaient bien souvent de véritables adversaires politiques. Sur fond de scandale financier, les Français devaient affronter un ennemi déclaré, le Viêt-minh, qui poursuivait en partie les mêmes 2 Il avait pour but de permettre une sortie de crise honorable. Conçu sur deux ans, il imposait pour lřannée 1954 une attitude strictement défensive au nord du 16e parallèle et résolument offensive au sud (opération Atlante). Après avoir pacifié le sud, 1955 devait permettre de reprendre lřinitiative au nord, tous moyens réunis. 346 Stratégique buts de guerre que les partenaires vietnamiens : situation complexe, devenant rapidement ingérable ! La France doit à ses militaires et non à ses politiques dřavoir été forte en Indochine. Militairement, le dispositif français (ou plus exactement celui de lřUnion française) demeure cohérent. Comme tout corps expéditionnaire, il souffre dřun manque cruel dřeffectifs, mais il dispose dřune supériorité aérienne et navale totale. Il fonde son action sur sa puissance de feu quřil applique sur lřadversaire dès que celui-ci est repéré et concentré. Mais, pour tenir le terrain, il doit diluer ses effectifs dans des postes isolés qui demeurent appuyés par les feux indirects (artillerie ou aviation). Il conserve sa liberté dřaction grâce à des groupements mobiles, véritables unités interarmes, de la valeur de la brigade (5 000 hommes) et ses unités parachutistes. Le Corps Expéditionnaire Français en Extrême-Orient (CEFEO) agit avec des unités autochtones, qui arrivent à maturité vers 1953. En 1954, le rapport de forces global est de un contre un, correspondant à environ 400 000 hommes de part et dřautre. Lřencadrement du CEFEO est aguerri : il sort de la seconde guerre mondiale. Avec le temps, ses chefs ont su adapter leur action à une nouvelle donne tactique. Ils appliquent consciencieusement les mécanismes de la guerre classique, et mènent essentiellement une guerre régulière. Ainsi peut-on dire que de part et dřautre et à des degrés divers, les deux protagonistes se conforment aux canons de la guerre régulière. Un respect asymétrique du droit dans la guerre (jus in bello) Le dernier critère à examiner, le jus in bello, est cependant beaucoup plus délicat, tant il prête à interprétation. La guerre dřIndochine a laissé bien des traces de débordements. De part et dřautre des actes répréhensibles ont été commis. Mais les deux camps nřont pas théorisé ni poussé la logique de ces atrocités jusquřau même point. La France et ses alliés des États associés ont tenté de maîtriser la violence à travers des modes dřaction complémentaires. Face à la population, ils ont développé la pacification, qui cherche à extirper le dispositif ennemi enkysté dans la population et à reconquérir les cœurs. La violence existe, mais elle est limitée au strict nécessaire. Il faut être respecté, voire craint, mais en aucun Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 347 cas haï. À titre dřexemple, pour maîtriser tout débordement, seul le général commandant le secteur pouvait autoriser Ŕ à titre de représailles Ŕ la destruction des habitations dřun village. À lřautre bout du spectre de la violence militaire, le CEFEO développe le concept de camps retranchés conçus pour subir la bataille : ils sont loin de toute ville, ce qui, à lřimage de la guerre dřantan, créé des champs de bataille distincts des zones où vit la population. Le film Dien Bien Phu de Pierre Schoendorffer met en évidence ce décalage qui existe entre les militaires du front et les civils, spectateurs dřune guerre qui ne les concerne pas, pariant sur la date de la chute du camp retranché. Lřapproche est différente côté Viêt-minh. Même si des actes chevaleresques autorisant le passage des ambulances françaises à travers les troupes pour aller chercher des blessés ont été plusieurs fois signalés, on ne peut oublier que les autorités ont systématisé la terreur contre les populations de lřautre camp (voire même contre celle de leur propre camp), et ont mis en place un véritable système concentrationnaire dont furent victimes les prisonniers de guerre, au mépris total des conventions de Genève. Ces manquements graves au jus in bello caractérisent la guerre totale menée par le Viêt-minh. … SANS Y PARVENIR Les écarts par rapport au droit de la guerre Lřenjeu principal de la guerre dřIndochine fut la population. La conquête des territoires, la destruction des forces militaires de lřadversaire ne sont que des étapes plus ou moins nécessaires qui conduisent à la victoire finale. Aura gagné celui qui maîtrisera la population, que ce soit par la crainte ou par lřintérêt. La notion de milieu dřaction, la question des prisonniers, le statut du civil découlent de cette priorité. Le civil, enjeu de la pacification Le civil, acteur passif de la guerre, nřexiste pas réellement. Il est enjeu et moyen de lutte pour les deux camps. Côté francovietnamien, nous lřavons vu, il est lřobjet de beaucoup dřattentions par le biais de la pacification. Pour quřune province soit 348 Stratégique déclarée pacifiée, il faut que lřautorité du gouvernement légal soit reconnue par la mise en place des institutions politiques normales, que lřépuration ait été conduite par la population et que les collectivités aient mis sur pied les formations dřauto-défense capables de protéger les points sensibles de la province. Tout ce mécanisme aboutit naturellement à la question des ralliés et à leur gestion. Pour séparer le vrai rallié de lřagent infiltré, les autorités ont dû mettre en place de véritables centres de tri. Les vrais ralliés aptes médicalement rejoignaient les rangs des forces armées nationales (FAVN) ou des forces civiles de sécurité. Les autres allaient grossir les effectifs des camps de prisonniers. La prise en compte de la sécurité locale par les populations ellesmêmes permettait de conserver des moyens pour la manœuvre militaire. Pour les prisonniers, les autorités franco-vietnamiennes avaient mis en place le système des Prisonniers Internés Militaires (PIM) au profit des moins endoctrinés. Ces PIM furent les précieux auxiliaires des troupes du corps expéditionnaire. Commençant leur service comme porteurs ou manœuvres, certains rejoignirent les rangs des forces nationales ; dřautres prirent fait et cause des unités avec lesquelles ils vivaient, allant parfois jusquřà remplacer les servants des armes collectives tués ou blessés. Le peuple, acteur de la guerre révolutionnaire Côté Viêt-minh, le contrôle de la population est fondamental. Puisque le peuple constitue lřenjeu même de la guerre, il ne peut échapper à son contrôle, fût-ce au prix de la terreur. Lřarmée régulière a donc développé des unités adaptées à ce dessein. Pour cloisonner au mieux les villages tenus, elle crée dès 1945 des compagnies anti-parachutistes dřune centaine dřhommes. Pour terroriser ceux encore sous administration franco-vietnamienne, elle se dote de groupes de volontaires de la mort dřune dizaine hommes et de sections dřassassinat disposant de tueurs entraînés et quasiment professionnels (tout spécialement dans le sud). Enfin, pour conduire la guerre de surface, le Viêt-minh met en place des troupes dřautodéfense locale de caractère partisan. Les Tu-Vé, combattants des villages ou des quartiers urbains, sont pris dans le peuple et continuent à vivre au Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 349 milieu de lui et comme lui. Ils constituent le premier étage de la pyramide militaire Viêt-minh. Toute la population des villages est mobilisée ou se trouve en disponibilité permanente. De lřordre de dix hommes sont armés ; ils constituent le noyau actif et se livrent à la guérilla locale : pose de mines, sabotages, jets de grenades, harcèlement des petits détachements, défense du village. Le reste assure les services complémentaires : renseignement, sécurité, transports (coolies), recueil et cache dřagents, constitution des stocks de précaution pour les éléments actifs. La population nřest donc pas passive : elle figure dans les tableaux des rôles des chefs Viêtminh, cřest-à-dire quřelle a une fonction précise à jouer et dans bien des cas, cřest elle qui crée lřenvironnement favorable à lřaction militaire. Dien Bien Phu nřaurait pas eu lřissue connue sans la myriade de coolies qui a assuré la logistique de lřopération. Rappelons que, côté franco-vietnamien, la population ne rejoint lřaction militaire que lorsque le village est pacifié, uniquement pour ne pas créer une charge militaire supplémentaire. La terreur, mode d‟action utilisé par le Viêt-minh Pour atteindre ses objectifs, le terrorisme et lřassassinat politique sont, pour le Viêt-minh, des modes dřaction parfaitement admissibles. Cřest mû par ces principes quřil liquide ses adversaires politiques au cours de lřautomne 1946. Sous la haute autorité de Giap, alors ministre de lřIntérieur, il se débarrasse des partis indépendantistes par la violence (à coups de massacres, dřemprisonnements ou dřexil) si bien quřà partir de cette date, il ne lui reste dans le nord que les Français comme adversaires. Plus tard, dans lřensemble du pays, les élites locales hostiles au Viêt-minh sont froidement assassinées ou réduites à lřimpuissance par une pression physique sur leurs proches. Par ce mécanisme de terrorisme, toutes les actions qui vont dans le sens des décisions du parti deviennent légitimes. Cette autojustification par la raison dřÉtat est incompatible avec la volonté de protection du non-combattant constitutive du jus in bello. La notion dřéducation des masses et de rééducation a été maintes fois dénoncée par les témoignages des survivants des camps de prisonniers Viêt-minh. Ce système carcéral a dépassé en horreur celui mis en place par les nazis vis-à-vis des prison- 350 Stratégique niers de guerre. Même si les statistiques sont très difficiles à réaliser, il est admis quřenviron 70 % des prisonniers du corps expéditionnaire français y ont trouvé la mort, et bien souvent après avoir dû subir un endoctrinement pour mourir Ŗen convertiŗ. À la fin du conflit, 63 000 captifs des forces Viêt-minh qui avaient été traités selon les conventions de Genève furent remis aux autorités de Hanoi. Du côté du franco-vietnamien, sur environ 45 000 hommes disparus et présumés prisonniers3 seulement 8 000 ont été rendus. Parmi eux 67 % étaient malades. La mortalité a été terrible chez les soldats vietnamiens : sur 15 000 prisonniers des forces armées vietnamiennes, 1 000 ont été rendus ; le bilan est encore pire parmi les prisonniers vietnamiens relevant directement du corps expéditionnaire : sur 14 000 prisonniers, bien peu furent relâchés. Lřinhumanité vis-à-vis de lřadversaire désarmé est certainement une faute grave vis-à-vis de lřavenir, qui traduit la nature profonde de celui qui conduit la guerre. La guerre dřIndochine était une guerre révolutionnaire, idéologique, qui sřétait donné pour but de façonner un homme nouveau, bannissant de lřhumanité ceux qui osaient sřopposer à ce grand dessein. La réécriture de l‟histoire par le parti, pour une nouvelle mémoire Du côté français, plus de mille ouvrages ont été écrits et de nombreux travaux historiques ont pu sřadosser sur des archives complètes permettant de faire avancer la vérité historique. Du côté vietnamien, lřhistoire officielle prônée par le parti est parvenue à créer le mythe fondateur du Viet-nam indépendant à partir dřune vision tronquée de lřhistoire, réussissant même à effacer tout souvenir de cette terreur. Selon lřhistoire officielle vue par les Viet-namiens, la guerre dřIndochine débute avec le bombardement français dřHaiphong le 23 novembre 1946, où les Français ont tenté de sřemparer de la ville, tirant froidement sur la foule et faisant 3 5 000 Français, 5 400 légionnaires, 5 000 Nord-Africains, 1 000 Africains, 14 000 Autochtones des FTEO et 15 200 autochtones des FAVN. Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 351 6 000 morts4. Le Viêt-minh se présente alors comme le défenseur de lřindépendance du pays face à cette injuste agression. Sans remettre en cause la réalité du bombardement, reconnaissons que dřautres versions des faits existent, montrant quřil sřagit dřune provocation parfaitement orchestrée par le Viêtminh. À Haiphong, lřarraisonnement dřune jonque qui se livrait à la contrebande de carburant déclenche un tir nourri contre les Français, acculés à devoir riposter ; au même moment, près de Langson, neuf militaires français sans armes sont assassinés. Il sřagissait dřune volonté délibérée dřaller à lřaffrontement, démarche qui fut poursuivie jusquřau coup de force de décembre 1946. Donner le beau rôle au Viêt-minh en tant que seul parti prônant lřindépendance du pays est également réécrire lřhistoire : cřest oublier quřil a lui-même liquidé ses rivaux politiques ; cřest trahir ce pourquoi se battaient les hommes. En 1954, tous les camps se battent pour lřindépendance du Viet-nam : le corps expéditionnaire le fait pour une indépendance au sein de lřUnion française ; les forces armées vietnamiennes le font pour une indépendance quřils espèrent obtenir avec une empreinte minimale de lřUnion française ; le Viêt-minh le fait pour lřindépendance au sein du bloc communiste. La véritable question nřest pas lřindépendance, elle est celle de lřappartenance à un camp qui nřa pu que prouver par la suite lřéchec de ses théories économiques, politiques et sociales. Paradoxalement, en gagnant ses guerres, le Viet-nam communiste a fait perdre pratiquement un demi-siècle de développement économique à son pays… Cette démarche de réécriture de lřhistoire enferme le passé sous une chape de plomb, rendant lřévaluation des faits très délicate. En lřabsence de tribunal de Nuremberg mis en place aussitôt après les faits, lřévaluation de la partie obscure de la guerre ne peut plus se faire de manière indiscutable a posteriori. Les écarts aux lois de la stratégie Sur le plan de lois de la stratégie, la guerre dřIndochine sřaffranchit également des normes traditionnelles en explorant lřensemble du spectre des guerres possibles. 4 Chiffre contesté par la partie française qui estime les pertes à 2 500 personnes civiles. 352 Stratégique L‟hétérogénéité des troupes Nous avons vu la variété des troupes levées par le Viêtminh, allant du régulier mobile au régional en passant par le guérillero. Côté franco-vietnamien, certaines troupes étaient pour le moins originales. Les sectes religieuses (Caodaïstes, Hoa Hao) et les catholiques disposaient de leurs propres forces, plus ou moins incluses en tant que telles comme bataillons des forces armées vietnamiennes. Les autorités vietnamiennes ont ainsi été prises dans le dilemme suivant : fallait-il créer une armée nationale (quitte à avoir une troupe faiblement motivée) ou développer les armées provinciales (plus aptes à bénéficier de la motivation des soldats, se battant sur leurs terres) ? Développer une stratégie nationale avec des troupes locales a parfois posé de réels problèmes dřefficacité. Dans le registre des forces spéciales, il convient de citer lřAction vietnamienne qui était constituée de commandos de chasse, chargés de semer la terreur dans les territoires contrôlés par le Viêt-minh. Assassinats politiques, menaces, neutralisations dřopposants : ces unités agissaient sur le même registre que leurs homologues Viêt-minh. La cinquantaine de commandos du nord Tonkin avait un recrutement à base dřunités supplétives et menait des opérations régulières. Le commando de lřadjudant-chef Vandenberghe formait une exception, car il était constitué dřanciens prisonniers de guerre retournés, qui luttaient pour lřindépendance de leur pays aux côtés des Français. Enfin, ce tableau ne serait pas complet sans citer les GCMA5, fameux maquis chargés de maintenir lřinsécurité sur les arrières Viêt-minh. Le corps expéditionnaire a donc développé simultanément des actions de guerre régulière, des actions de guérilla et des actions de guerre secrète. Le retournement des combattants, qui était monnaie courante, peut être considéré comme une marque de la guerre irrégulière, car il représente une violation manifeste des conventions de Genève. Côté franco-vietnamien, nous avons vu la question des ralliés, celle des PIM et de certains commandos. Côté Viêt-minh, les soldats blancs dřHo Chi Minh sont entrés dans lřhistoire. Déserteurs du corps expéditionnaires, communistes convaincus, une poignée de Français a rejoint le camp adverse, renforçant lřencadrement, ou participant à lřendoctrinement des prisonniers. 5 Groupes de Commandos Mixtes Aéroportés, dépendant du SDECE (Services secrets français) Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 353 La distinction entre combattants et non combattants parfois floue Dans un contexte de guérilla, cette distinction nřa pas toujours été respectée, que ce soit à petite ou à grande échelle. Que dire des informateurs civils qui renseignent aussi bien que des agents professionnels ou du combattant irrégulier qui devient un paysan à partir du moment où il a caché son arme ? Au cours des négociations de Genève, la délégation française décide de changer de logique de négociation : après avoir négocié sur une carte de guerre (conduisant les troupes à conserver leurs positions), elle décide de négocier sur les forces restantes. Se refusant à encaisser un second Dien Bien Phu et estimant que les frères dřarmes vietnamiens sont au bord de lřinsurrection, prêts à liquider les Français dans une nouvelle Saint Barthélemy pour se dédouaner auprès de leurs nouveaux frères Viêt-minh, les politiques forcent les militaires à la rétraction du dispositif, conduisant à abandonner les terrains pacifiés pour se regrouper sur des bases importantes. Fin juin, toute une partie dřune province nouvellement conquise dans le cadre de lřopération Atlante est abandonnée pour le chef-lieu de la province. Les populations qui le désirent suivent les troupes. Parmi elles, de nombreux commandos se mêlent aux civils. Après infiltration, ils attaquent le centre de résistance depuis lřintérieur, au moment où les troupes régulières le font depuis lřextérieur. Artifice de guerre traditionnel ou rouerie, cet exemple montre que la distinction entre le combattant et le non combattant était difficile à faire, tant du fait de la nature du combattant que de la façon de faire la guerre. Modes d‟action globaux qui débordent des normes traditionnelles Les grands mouvements de guerre classique ont été encadrés par des actions complémentaires. Le Viêt-minh complétait sa stratégie par un effort important sur les arrières de ses adversaires : arrières immédiats, constitués par lřenvironnement des troupes à partir duquel on pouvait agir directement contre elles ; arrières tactiques, constitué par lřIndochine elle-même ; enfin arrières stratégiques, constitués par la France et ses alliés. Ayant défendu voire Ŗbétonnéŗ ses propres arrières, il attaquait ceux de lřadversaire, soit par lřaction militaire, soit par lřaction psychologique quřil nřhésitait pas à porter sur le territoire français. Le 354 Stratégique résultat de ces actions, parfaitement orchestrées avec celles des partis frères, a été de faire douter la France du bien fondé de son engagement et de rendre une partie de lřopinion hostile à cette guerre. Sur le plan tactique, lřaction psychologique était conduite de main de maître, aboutissant soit à la démoralisation de lřunité adverse, soit à son retournement. Les unités de propagande étaient équipées de haut-parleurs pour exercer une pression constante sur lřadversaire. Durant lřopération Atlante, le Viêt-minh avait binômé ses unités régionales avec les troupes des forces vietnamiennes : elles évaluaient leur comportement, distribuant des récompenses au nom du peuple vietnamien. Que dire du terme Ŗfantocheŗ, qui prive de toute considération celui qui en est affublé ! Enfin, il faut souligner la totale interdépendance du politique et du militaire dans toute action, allant bien au-delà de la Ŗcontinuation de la politique par dřautres moyensŗ. Côté Viêtminh, le politique soutient lřengagement des troupes par le biais du commissaire politique. Il oriente lřaction militaire, puisque, dans cette logique, lřobjectif politique possède plus de valeur que lřobjectif militaire. Dans certains cas, lřaction politique peut même remplacer lřaction militaire. Un tel phénomène permet dřinféoder les pays voisins (Cambodge et Laos) par la mise en place de partis politiques frères (Pathet Lao, Khmers Issaraks) en faisant lřéconomie dřune campagne militaire inutile. Côté franco-vietnamien, la pacification permet aux autorités politiques dřaffirmer leur autorité sur le pays. La confusion entre lřaction militaire et lřaction politique, conduit parfois à de véritables non-sens tactiques, violant tous les principes de la guerre. Lřopération Atlante en fournit encore un triste exemple. Il sřagit de reconquérir quatre provinces dřAnnam et de défaire des troupes dont on estime le volume entre 15 000 et 30 000 hommes. Plutôt que de chercher au plus tôt la destruction des forces de lřadversaire pour libérer ses propres forces des contraintes de couverture et créer un choc psychologique favorable aux ralliements, le plan prévoit de nřeffectuer lřaction décisive militaire quřen fin dřopération (quatre mois après son lancement). Lřétatmajor estimait que le succès politique de lřopération permettrait dřaugmenter les effectifs, ce qui conduirait à disposer dřun rapport de forces favorable le moment venu. Cřest faire peu de cas des intentions de lřadversaire à qui lřon permet de conserver Guerre d‟Indochine : guerre régulière ou guerre irrégulière ? 355 ses forces intactes et qui conserve lřinitiative. Il peut alors concentrer ses efforts, économiser ses moyens et conserver sa liberté dřaction, cřest-à-dire asseoir en permanence son action sur les principes de la guerre de lřécole française … * * * La guerre dřIndochine est donc une guerre aux multiples facettes quřil est bien difficile de faire entrer dans une catégorie. Elle coûta aux forces franco-vietnamiennes 100 000 tués et disparus, dont 28 000 Français métropolitains, 12 000 légionnaires, 45 000 Indochinois et 15 000 Africains. Guerre révolutionnaire, guerre de décolonisation, elle devient conflit périphérique de la guerre froide à partir de 1950 pour le camp communiste et de 1953 pour le camp occidental, à la fin de la guerre de Corée. Les deux camps bénéficient alors du soutien technique plein et entier de leurs amis respectifs. Sans lřaide chinoise, le Viêt-minh nřaurait jamais triomphé à Dien Bien Phu ; sans lřaide américaine, lřarmée française nřaurait jamais tenu si longtemps ses positions. Cependant, cette guerre change de nature au fil des ans, à partir du moment où le Sud trouve une certaine cohérence politique. À partir de 1953, lřarmée vietnamienne devient opérationnelle et elle peut sřengager au profit de son gouvernement pour remettre en place une administration nouvelle. Le conflit dresse alors lřarmée vietnamienne contre lřarmée Viêt-minh et lřadministration vietnamienne contre lřadministration Viêt-minh : tous les rouages sont en place pour que cette guerre devienne une guerre civile, qui ne sřachèvera quřavec la prise de Saïgon en 1975. Or, une guerre civile ne peut être régulière, tant elle va puiser au fond de lřhomme toute la haine dont il est capable. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla Philippe KIRSCHER řintégration de lřarme aérienne au combat terrestre sřest imposée dans la première moitié du XXe siècle. Rapidement théorisé par Douhet, décliné en mode opératoire par Mitchell1 mais aussi par Marshall, ce nouvel aspect de lřart guerrier a démontré tous ses effets lors de la guerre dřEspagne puis, bien sûr, lors de la deuxième guerre mondiale. Cette période a vu se développer une coordination air-sol (le Blitzkrieg) que les grands penseurs de lřarme aérienne nřavaient pas envisagée. Ils nřavaient pas non plus envisagé les premières applications du soutien aérien à des opérations nonconventionnelles, que ce soit dans le soutien aux différents mouvements de résistance dans la profondeur du territoire ennemi ou lřappui direct dřopérations offensives de guérilla, comme ce fut le cas en Birmanie. Dans le cadre des opérations de lutte contre les insurrections, la base aéroterrestre a commencé à être utilisée dans le conflit du Pacifique, puis en Indochine dans lřaprès-guerre, et sřinscrit alors dans le cadre de la stratégie directe visant à conquérir la L William Mitchell constate cependant, dès lřaprès-première guerre mondiale, les effets de lřaviation sur les situations insurrectionnelles : Ŗen Mésopotamie, en Irak comme on dit, la force aérienne gère l‟occupation militaire du pays d‟une manière très semblable à celle des armées dans le passé. Le résultat de cette occupation a été très satisfaisant. Les avions survolent le pays en toute liberté, sont en mesure d‟écraser des soulèvements, de transporter des troupes là où l‟on a besoin d‟elles au sol et de couvrir beaucoup plus de terrain avec moins d‟effortŗ. Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Robert Lafont, 1990, p. 1151. 1 358 Stratégique supériorité militaire sur lřinsurgé aux environs des capitales régionales de la colonisation française (Da Nang, Cam Ranh, ex Tourane). Les développements ultérieurs lors des guerres de décolonisation ne constituent donc pas une surprise, lřaviation légère ou dřappui étant de plus en plus appelée, dans un souci de concentration des efforts, à renseigner, coordonner, délivrer des feux dřappui de façon toujours plus puissante tout en apportant ubiquité et surprise aux opérations, tout en profitant dřune impunité quasi totale. Plus surprenante cependant fut la constitution de bases aéroterrestres combinant dans une logique expéditionnaire et défensive des moyens aériens dřappui et de transport (dont des hélicoptères de manœuvre et dřappui feu, au fur et à mesure des évolutions technologiques), des troupes dřintervention et leurs soutiens. Ces bases, construites dans une logique souvent défensive, ont pu contribuer et participent toujours à lřindispensable maillage géographique des opérations de pacification ou de contre-insurrection, selon le stade dřévolution des ces conflits. Cette évolution constitue un nouvel avatar de la guerre de position. Il est ainsi difficile de distinguer dřun point de vue opératif le siège de Nimègue, ou encore celui de Dantzig, de ceux de Dien Bien Phu ou de Khe Sanh. Il convient donc dřétudier successivement lřutilité tactique puis opérative de ce genre de base dans les conflits passés, ainsi que leur application dans les conflits actuels. De la même façon, nřy a t-il pas une contradiction évidente, dans des conflits ou le succès dépend du contrôle des populations et du terrain, dans le fait de concentrer des moyens déjà comptés et fortement dépendants dřune puissance de feu disproportionnée, sur des espaces très délimités et sujets à la concentration potentielle des efforts ennemis ? À LA RECHERCHE DE LA SUPÉRIORITÉ MILITAIRE De façon chronique, le pays occidentaux se sont trouvés en infériorité numérique dans les conflits de type coloniaux ou post coloniaux, le plus souvent sur un terrain et dans un climat qui leur était inconnu ou hostile, et généralement de nature à favoriser lřaction des rebelles, que ce soit contre leurs forces ou sur la population. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 359 Là où autrefois au Mexique, en Afrique noire ou en Inde, des colonnes mobiles sřappuyant sur un réseau de points forts et des milices locales sont venues imposer la paix de la puissance dominante, au XXe siècle, la troisième dimension est venue compenser la fréquente infériorité numérique des corps expéditionnaires occidentaux ou tout simplement affirmer dřune autre façon leur supériorité technologique. Mis au point en Algérie après les premières expériences indochinoises, le concept des bases aéroterrestres dans la guerre contre-insurrectionnelle a offert le meilleur compromis entre surprise, rapidité dřaction et concentration des efforts. Les composants en sont toujours les mêmes : un détachement dřavions pour lřappui feu rapproché, un autre dřhélicoptères, un détachement de garde de la base (elles ne seront jamais attaquées en Algérie, plus souvent au Viet-nam, occasionnellement aujourdřhui en Afghanistan), une troupe dřintervention, des moyens sol-sol (plus souvent confiés aux postes les plus isolés), des éléments de soutien et de commandement. La base aéroterrestre sřinscrit alors dans le cadre de la stratégie directe visant à conquérir la supériorité militaire sur lřinsurgé. Elle est utile, voire indispensable, dans ce que David Galula2 décrit comme les phases de destruction des forces dřinsurrection, de déploiement dřunités locales et statiques, et enfin la prise de contrôle de la population. Elle illustre également le triptyque améliorer, contenir, dissuader décrit par Sir Ruppert Smith3. Au titre des avantages quřelle apporte, outre la mise en œuvre accélérée de forces toujours plus nombreuses (en Algérie, les plus gros héliportages emmènent une centaine dřhommes, au Viet-nam, un millier), il faut aussi voir la relative discrétion de ce nouveau type de place forte. À lřécart des villes, leur construction est assez simple, car concentrée autour de la plateforme aéronautique, les commodités sont temporaires. Elle constitue néanmoins un relais de pouvoir politique à défendre ou à instituer : ainsi, les pistes dřaérodrome dřAlgérie étaient celles des douars ou des sous-préfectures, Dien Bien Phu constituait avant la deuxième guerre mondiale un centre administratif de la Haute Région indochinoise. De la même façon, les Américains instal2 David Galula, Contre-insurrection : théorie et pratique, Paris, Économica, 2008. 3 Général Sir Ruppert Smith, L‟Utilité de la force, Paris, Économica, 2007, p. 306. 360 Stratégique lent leurs plus grandes bases au Viet-nam dans des capitales régionales de la colonisation française (Da Nang ou Cam Ranh, ex Tourane). Le réseau de bases aériennes en Algérie à la fin des années 50. Les zones opérationnelles recoupent le maillage administratif. Le niveau de la menace commande aussi le maillage géographique de ces postes. En Algérie, le réseau dřaérodromes et de pistes militaires permet de disposer dřun appui feu aérien dans les trente minutes au plus (47 pistes au total). Un nombre considérable dřavions dřobservation vient réduire les délais dřintervention en guidant les avions dřappui, mis en route par de nombreux PC air4. Chaque base regroupe des avions dřobservation, des avions légers dřappui pour lřintervention dřurgence, et ponctuellement des hélicoptères. Ce maillage sřadditionne à celui nécessaire au cloisonnement de la population, des grandes opérations de ratissage, et se superpose enfin à celui des unités dites de secteur et celles dřintervention5. Lors des grandes opérations et 4 Patrick-Charles Renaud, Aviateurs en guerre. Afrique du Nord Sahara 1954-1962, Paris, Grancher, 2000. 5 Voir la description de Déodat du Puy Montbrun ancien chef de corps du Groupe dřhélicoptères nþ 2 en Algérie dans L‟Honneur de la guerre, Paris, Albin Michel, 2002, p. 152. Lřauteur, ancien chef de maquis en France occupée et en Indochine, souligne - selon lui - à quel point les Français nřavaient pas de véritable guérilla face à eux (p. 176), notamment parce que le FLN ne réunissait pas la totalité de la population. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 361 une fois lřemploi des hélicoptères de combat maîtrisé, il est possible dřhéliporter un échelon de renforcement en 10 minutes (DIH), en resserrant de façon drastique lřespacement des zones dřenlèvement et les bases des moyens dřappui feu, notamment les premiers hélicoptères armés6. Au Viet-nam, confrontés au climat de mousson dont les effets avaient pesé sur la bataille de Dien Bien Phu, les Américains doublent le maillage dřappui sol-air par des bases dřappui feu, notamment le long de la zone démilitarisée du 50e parallèle (les principales étaient dřest en ouest : Khe Sanh, Lang Vei, Rockpile, Camp Caroll, Cam Lo, Dong Ha Con Thien, Gio Linh)7. Une telle combinaison dřeffets sřétait vue en Algérie, le long des barrages aux frontières avec la fameuse ligne Morice faisant face à la frontière marocaine et à la frontière tunisienne. La FSB8 reflète également lřévolution technologique : les premiers hélicoptères de combat ont fait leur apparition, sřinspirant des essais réussis des Français en Algérie. Leur mise en œuvre, plus rustique, permet de sřaffranchir des pistes dřaviation et augmente la réactivité des forces. Les avions dřappui sont alors concentrés sur des bases plus stratégiques, quitte à bénéficier du ravitaillement en vol pour mieux assurer la permanence des feux. Ces FSB ont aujourdřhui leur suite en Afghanistan, avec les FOB9, dont le maillage reflète peu ou prou les mêmes schémas tactiques, à la réserve de la dimension du théâtre, qui place les forces de lřOTAN dans une configuration plus proche de celle de lřAlgérie que du Viet-nam. On a pu aussi les voir régulièrement au Tchad depuis lřindépendance, les plus connues sřappelant Abéché, Faya-Largeau ou NřDjamena. Typiquement, ces FSB ou FOB regroupent un détachement dřartillerie, dont les feux recoupent ceux des bases voisines, des positions de mortier, indispensables pour lřappui de lřinfanterie dřautodéfense, des éléments de soutien et de commandement, de quoi abriter un détachement dřinfanterie (au moins une compagnie), au moins une tour dřobservation, et enfin une zone de poser pour hélicoptères. Une En termes dřaire de responsabilité, chaque base couvre en Algérie une zone dřenviron 40 000 km2 (Sahara compris, soit beaucoup moins pour lřAlgérie utile), contre environ 20 000 km2 aujourdřhui en Afghanistan. 7 François dřOrcival, Jean-François de Chaunac, Les Marines à Khe Sanh, Paris, Presses de la Cité, 1979. 8 Fire Support Base. 9 Forward Operational Base. 6 362 Stratégique partie de la surveillance du site est effectuée dès le Viet-nam par des capteurs électroniques et optroniques, bien que leurs performances soient encore jugées insuffisantes et bien peu rentables sur un terrain aussi difficile et face à un ennemi en jouant parfaitement, comme dans la bataille de la piste Ho Chi Minh. En moyenne, lřappui aérien est alors disponible en quinze minutes au plus10. Cependant, la guerre du Viet-nam démontra aux Américains que la puissance de feu mise en œuvre à partir des bases aéroterrestres ne pouvait en rien se substituer à lřabsence de stratégie : la mort dřun soldat vietnamien à Khe Sanh coûta en effet au contribuable américain deux tonnes et demie de bombes, sans effet majeur sur le déroulement de la guerre11. Ce type de déploiement sřest multiplié dans les opérations de type expéditionnaire postérieures au 11 septembre 2001. Que ce soit avec les bases essentielles aux déploiements des forces américaines en Irak comme en Afghanistan, il sřagit de déployer, à partir de môles défensifs, des capacités dřintervention terrestres et aériennes sřajoutant à des liaisons aériennes transcontinentales destinées à la logistique et à une manœuvre aérienne de plus grande ampleur. La conquête de lřAfghanistan face à la guérilla talibane sřest ainsi faite par un série dřopérations juxtaposées ou couplées12 recherchant des effets complémentaires entre forces spéciales et milices de lřalliance du nord, la base de Bagram étant la première réouverte en tant que Forward Operating Base et bientôt Main Operating Base, suivie par la FOB Rhino, dans le sud du pays, au début de lřannée 2004, servant de base relais avant Ŗlřouvertureŗ de la FOB de Kandahar. Les bases aéroterrestres ont ainsi retrouvé un rôle délibérément offensif dans la lutte contre les guérillas13. 10 David Johnson, Learning Large Lessons. The Evolving Roles of Ground Power and Air Power in the Post Cold War Era, Santa Monica, RAND Corporation, 2007, p. 14. 11 Benjamin S. Lambeth, The Transformation of American Air Power, RAND Corporation Cornell /University Press, p. 52. 12 Joseph Henrotin, L‟Air power au XXIe siècle. Enjeux et perspectives de la stratégie aérienne, Bruxelles, Bruylant, 2005. 13 Dans sa période dřactivité la plus dense, cette base met en œuvre dans des conditions très rudes de lřordre de huit hélicoptères de transport CH-46E, quatre CH-53E, six UH-1N, et six hélicoptères dřattaque AH-1W. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 363 En effet, Camp Rhino a rendu possible la guerre terrestre dans cette région isolée du sud de lřAfghanistan. Lorsque cette FOB est établie, de féroces combats entre lřalliance du Nord et les Talibans ont encore lieu dans la région de Kandahar. Les Talibans cèdent alors du terrain en réalisant la proximité des Américains, qui usent à fond de leur supériorité en combat de nuit. Ils se réfugient dans le réduit de Tora Bora. Cette manœuvre dřenveloppement se poursuit par le déplacement vers lřaéroport de Kandahar à la mi-décembre 2001. Ce mouvement est achevé pour Noël 2001. Camp Rhino Afghanistan, à 190 km de Kandahar, au milieu du désert du Registan. Activée du 26 novembre 2001 au 1er janvier 2002 par la 15e Marine Expeditionnary à partir de lřUSS Peleliu, en mer et uniquement avec des moyens aériens du Marine Corps et de lřAir Force (au fond sur la photo). Les opérations aériennes nřy avaient lieu que de nuit. Cette manœuvre, menée le long de lignes parallèles14, tout en économie des forces, gestion Ŗstand offŗ de la crise (depuis le Ŗcombined air operation centerŗ de Bahreïn et le CENTCOM de Tempa), nřa cependant pas empêché la fuite des principaux chefs 14 Selon des conceptions chères au général américain Deptula. 364 Stratégique talibans et terroristes, notamment par manque de troupes au sol, singulièrement dépourvues de moyens dřappui suffisants (en mortier et en artillerie à longue portée, notamment) et ce alors que le réseau de bases au sol était encore trop peu dense15. Il y a aujourdřhui environ 31 bases en Irak et 23 en Afghanistan ayant le statut de FOB16. Enfin, certaines bases aéroterrestres rencontrent un destin hors normes, car situées à un point-clef de la campagne, elles focalisent une bataille dont le niveau dřengagement dépasse le simple affrontement de la guérilla. Ce fut le cas de Dien Bien Phu, puis de Khe Sanh. DES BASES CENSÉES GARANTIR LA DOMINATION AU NIVEAU OPÉRATIF Quoi de neuf au juste, si lřon rattache ce déploiement de points forts à lřhistoire de la guerre de siège ? Jomini décrit bien le rôle de toutes ces places fortes. ŖLes places sont un appui essentiel, mais leur abus en serait nuisible17. Si les grandes places sont bien plus avantageuses que les petites, lorsque la population est amie, il faut convenir aussi que ces dernières peuvent avoir leur importance, non pour arrêter l‟ennemi qui les masquerait facilement, mais pour favoriser les opérations de l‟armée en campagneŗ. Lřimportance de la bonne localisation de telles fortifications Ŗen pays de montagneuxŗ est également soulignée : Ŗdans les pays de montagne, de petits forts bien situés valent des placesŗ. En Afghanistan, les bases les plus importantes barrent par deux fois la grande circulaire stratégique de ce pays : Kandahar et Bagram, lřune vers le sud, lřautre vers le Nord. 15 David E. Johnson, Learning Large Lessons The Evolving Roles of Ground Power and Air Power in the Post Cold War Era, Santa Monica, RAND Corporation / project Air force, 2007. 16 Selon le site answers.com. 17 Antoine-Henri Jomini, Précis de l‟art de la guerre, Paris, Perrin, 2001, p. 241. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 365 Base dřappui moderne (en bas à gauche), la base de Tarin Kowt, dans le sud de lřAfghanistan, contrôle la vallée du Tarin et celle du Daru, au pied des monts Chora. Elle permet la mise en œuvre dřhélicoptères dřappui Apache et dřartillerie à longue portée. Cette dernière recouvre ses feux avec la base de Deh Rawod, à plus de 50 kms de là (© Googleearth). Plus encore, le rôle des grandes bases aéroterrestres contemporaines dans le cadre d‟un système défensif a déjà été décrypté par les penseurs de la guerre de siège. Au carrefour de la tactique et de la stratégie, elles constituent, y compris dans le cadre de la lutte contre les insurrections, les places fortes des temps modernes. ŖLes camps retranchés seuls appartiennent aux combinaisons de la grande tactique et même de la stratégie, par l‟appui qu‟ils prêtent momentanément à une arméeŗ18. Il sřagit donc dřétudier le rôle opératif, parfois stratégique, que les plus grandes bases aéroterrestres peuvent jouer dans le cadre de la lutte contre les insurrections. Dans les guerres dřIndochine au moins, la recherche de la bataille décisive a révélé lřétrange parallèle tracé par les puissances occidentales entre la guerre de siège et ces conflits post-coloniaux. Ainsi, aussi bien à Dien Bien Phu quřà Khe Sanh, le positionnement géographique quasiment stratégique (dans un cas sur la route du haut Laos depuis le nord du Tonkin, dans 18 Ibid, p. 247. 366 Stratégique lřautre le verrou du 17e parallèle et à mi-parcours de la piste Ho Chi Minh) dans des régions particulièrement mal desservies, ont amené la France puis les États-Unis à rechercher la décision à partir dřune base aéroterrestre par une bataille, elle-même fortement dominée par lřemploi de lřarme aérienne. Il nřy au fond rien de surprenant à ces choix au départ strictement tactiques : il sřagit dřattirer lřennemi sur son terrain, dans une logique défensive. Le déroulement des opérations face à un adversaire particulièrement fluide a naturellement placé la puissance, pourtant dominante au plan technologique, dans une logique défensive. Des lignes de défense hâtives sont constituées face à la direction la plus dangereuse (qui nřest pourtant que la direction des invasions historiques dans la péninsule indochinoise…). Leurs places répondent aux lois de Ŗrecompositionŗ19 de la frontière, aussi bien le long de la rivière Noire au Tonkin durant la période française quřau sud du 17e parallèle pour les Américains. Les bases aéroterrestres, places fortes des temps modernes, sřefforcent alors de fixer lřennemi et de le soumettre à une puissance de feu décisive. Après lřéchec de Dien Bien Phu, la bataille de Khe Sanh sřavèrera coûteuse pour le Viet Cong. Le prix en était cependant calculé, à lřapproche de lřoffensive du Têt, dont le centre de gravité se trouvait dans les villes. LE RECOURS À DES BASES JOUANT LE RÔLE PIVOT ENTRE ZONES D’OPÉRATION Les bases qui cumulent toutes les fonctions dřappui tactique, de soutien logistique et de porte dřentrée au corps expéditionnaire déployé sur le théâtre entrent dans cette catégorie. Ce genre de déploiement, souvent gigantesque, est symbolique du recours systématique à lřairpower par les Américains20. Pour 19 Anne Blanchard, Vauban, Paris, Fayard, 2007, pp. 221 222. Bien plus que dans la construction accélérée par les Français dřune ligne de défense au sud de la rivière Noire à la veille de la bataille de Na San, la fortification par les Américains de la ligne au sud du 17e parallèle avec une série de bases dřappui ravitaillées par hélicoptère sřapparente à la recomposition de la frontière du Nord par Vauban à lřissue du traité de Nimègue. Il sřagit de fortifier au sens propre cette nouvelle ligne dans lřespace géographique français. Pivots potentiels de toute bataille future, ces places fortes se couvrent mutuellement, sont en mesure de permettre la manœuvre de corps dřarmée de renfort (rôle que joua parfaitement Khe Sanh) et constituent des dépôts logistiques. 20 FM 100-1 Manuel Air Land battle. Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 367 ceux-ci, ce sont les ŖMain Operating Basesŗ. Ce concept nřest cependant pas totalement nouveau. La base de Mers el-Kébir fit à ce titre lřobjet dřun traitement particulier dans les accords dřÉvian, à la fin du conflit algérien. Base aéronavale de niveau stratégique sur la rive sud de la Méditerranée, elle sřintégrait au complexe militaire formé autour dřOran. Cřest par exemple dřOran La Sénia que décollaient les rares bombardiers lourds présents en Algérie (des B 26), qui eurent à effectuer de nombreuses missions tactiques, tout comme des bombardements plus stratégiques sur les bases arrières de la rébellion, au-delà des frontières internationales dans le cas de Sakiet Sidi Youssef (Tunisie)21. Ces bases servent, selon les conceptions logistiques en vigueur, de plateforme logistique de débarquement, mais aussi de hub. Le cumul des fonctions opératives et tactiques est dû à lřévolution de la technologie, qui offre désormais la permanence de la surveillance22 du champ de bataille, la permanence des feux, facilitée par lřéconomie de forces due à la précision métrique et lřallonge23, parfaitement symbolisée par le rôle des drones de longue endurance en Irak et en Afghanistan. Le besoin en vecteurs et en logistique est ainsi considérablement allégé. Ces bases sont cependant sujettes à des harcèlements fréquents et, du fait de leur gigantisme, vivent coupées du monde extérieur. 21 Patrick-Charles Renaud, Aviateurs en guerre. Afrique du Nord Sahara 1954-1962, Paris, Grancher, 2000 22 Ce sont notamment les drones, les images satellites et, au sens large, les moyens Istar (intelligence, satellites and targeting), couplés aux systèmes de commandement automatisés. 23 Autorisée depuis la guerre du Viet-nam par le ravitaillement en vol. 368 Stratégique La base de Bagram, au nord-est de Kaboul. Un complexe gigantesque sur les parkings duquel se trouvent tous les modèles dřaéronefs, du drone armé au transporteur stratégique (à gauche), en passant par les avions de guerre électronique et les hélicoptères de combat (au centre et à droite). Les troupes dřintervention sont logées dans lřimmense complexe, tout comme la logistique (© Googleearth). Cette typologie sřachève, toujours du fait de lřévolution de la technologie, avec les bases off shore, qui de par lřallonge des vecteurs quřelles mettent en œuvre, ont le pouvoir de jouer un rôle décisif dans les premières étapes de la lutte contre lřinsurrection. En projetant la puissance de vecteurs stratégiques équipés dřarmes à la précision métrique, elles viennent appliquer des effets sans commune mesure avec un conflit qui se joue de village à village, dřune vallée à lřautre. Pour les puissances occidentales, il ne saurait donc y avoir de lutte contre une insurrection sans recours à la puissance aérienne, conjuguée à lřempreinte laissée au sol par autant de Le rôle des bases aéroterrestres dans la lutte contre la guérilla 369 bases aéroterrestres qui constituent des points dřappui. Lřhistoire récente a souligné lřefficacité de ces moyens. Les parkings de la base de Diego Garcia, dans lřocéan Indien. Il y a presque autant dřavions ravitailleurs que de B 52 (emportant une quarantaine de JDAM, armement suffisamment légers pour un combat de faible intensité et à la précision redoutable). Cet espace off shore fut gardé par le groupe aérien24 dřun porte-avions au début de la crise afghane. 24 18 B 52 et B 2 effectuent, dans la première phase de la guerre, 10 % des missions, à raison de 4 à 5 missions/jour, et larguent 65 % des munitions utilisées. 370 Stratégique Cependant, comme le laissent apparaître les derniers conflits menés par les coalitions formées autour des États-Unis ou au sein de lřOTAN, la vraie réponse est évidemment dans dřautres facteurs. Le recours excessif à la technologie, la tentation de frapper de jour comme de nuit à la façon dřun Dieu tutélaire ne peuvent pas rassurer des populations qui sont à la recherche dřune solution politique, et encore moins les mettre de notre côté. Ainsi, et comme pour toute bataille, la base aéroterrestre, place forte moderne ancrée temporairement dans le paysage, doit absolument se rattacher à une stratégie digne de ce nom. Comme le soulignait Clausewitz, Ŗle champ de bataille n‟est qu‟un point dans l‟espace stratégiqueŗ. Les supplétifs ralliés dans les guerres irrégulières (Indochine – Algérie, 1945-1962) Pascal IANI L řaspect sociologique des guerres irrégulières constitue le cœur du problème pour une armée régulière, dřabord organisée et entraînée pour mener un combat conventionnel, des opérations militaires classiques. Remporter une guerre irrégulière ne se réduit pas à lřutilisation massive du feu, à lřexploitation dřune supériorité technologique et logistique. Bien au contraire, la dimension sociale, à travers le contrôle des populations, la propagande, lřaction psychologique revêt une importance capitale. La prise en considération de cette dimension sociale implique le déploiement dřeffectifs nombreux, pour contrôler le terrain et limiter la liberté dřaction des rebelles, et lřemploi de forces autochtones pour toucher et sřattacher la population locale. Les troupes supplétives, unités autochtones encadrées par quelques cadres français peuvent alors apporter une aide extrêmement précieuse. Cette aide peut être temporaire, elle nřen est pas moins appréciable. Le colonel Némo le souligne lorsquřil écrit quřen situation de contre-guérilla, Ŗil serait souhaitable que les unités régulières s‟adjoignent provisoirement des unités irrégulières, pour remplir certaines missions qui nécessitent une connaissance approfondie du milieu et du terrain. Ces unités sont connues sous le nom de forces supplétives. On en a souvent fait un usage abusif, en leur demandant d‟être de vérita- 372 Stratégique bles unités régulières, ou de remplacer les forces territoriales d‟infrastructure inexistantes, ou mal organiséesŗ1. Parmi ces forces supplétives, en Indochine et en Algérie, les supplétifs ralliés, ayant choisi de quitter les unités rebelles pour rejoindre les forces françaises, se distinguèrent par leur efficacité dans les combats de contre-guérilla. Cependant, leur recrutement présentait de réelles difficultés et dangers, qui coûtèrent la vie à de nombreux soldats français. LE RECRUTEMENT DES RALLIÉS En Indochine, en 1952, est déclaré Ŗralliéŗ, Ŗtout individu qui, venant avec ou sans arme de la zone rebelle, et ayant appartenu soit à une unité régulière, régionale ou milice rebelles, soit à un organisme politico-administratif VM quelconque, déclare donner son adhésion à la cause du gouvernement national du Viet-namŗ2. Le rallié est interrogé par les services de police ou de renseignement, puis mis à disposition de lřautorité militaire pour un complément dřinformation. Les deux interrogatoires sont recoupés pour déterminer la fiabilité du ralliement. Lřexpérience semble montrer quřun faux rallié ne fait jamais sa soumission dans sa province dřorigine ou de domicile et quřil apporte presque toujours soit une arme, soit un document, qui peut paraitre intéressant au premier abord. Chaque province doit disposer dřun camp pouvant accueillir les ralliés pendant un ou deux mois afin dřassurer sa protection et de le surveiller jusquřà réception des renseignements demandés à sa province dřorigine ou de domicile. Si aucune information nřest obtenue, en fonction du déroulement des interrogatoires et du comportement du rallié, le rallié sera dirigé vers sa province dřorigine, muni dřun laissez-passer provisoire, ou maintenu dans le camp. Si les renseignements donnés par le rallié présentent un intérêt certain, ce dernier peut participer à leur exploitation. Si celle-ci donne des résultats satisfaisants et si le rallié manifeste un réel désir de servir dans les rangs franco-vietnamiens, ce dernier pourra participer, sans armes, à des opérations de plus en plus importantes. Il ne pourra être intégré dans les forces supplétives quřaprès un stage probatoire Colonel Némo, ŖLřorganisation de la guérilla et des forces régulièresŗ, Revue militaire générale, avril 1957, p. 528. 2 SHD 10 H 3776, Circulaire n° 41-S/CAB/E/CIR du 21 novembre 1952. 1 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 373 dřune durée minimum de quatre mois. De plus, comme le préciser une note de lřinspection des forces supplétives du Nord Viet-nam, tout rallié VM candidat à un engagement dans les forces supplétives doit être soumis, obligatoirement, préalablement, à une enquête de la Sécurité militaire. ŖTout les candidats ayant un avis défavorable ou signalés comme douteux devront être impitoyablement éliminésŗ3. Sur lřensemble du théâtre dřopérations, les sections de renseignements, ŖSRŗ, sont composées en majorité de ces anciens rebelles ralliés. Dans le sous-secteur Sud de Tourane, lřofficier de renseignement disposait dřune section de renseignement, dont lřeffectif soldé varia de 14 à 24 ralliés entre août et novembre 19534. Dans le centre du Viet-nam, dans la province de QuangNam, 1129 membres du Vietminh se sont ralliés entre le 1er décembre 1951 et le 15 juin 19525. Plus généralement, les fiches dřinterrogatoires montrent que les raisons des ralliements individuels sont diverses : volonté de rejoindre les familles, sentiment dřinjustice ou désir de quitter les forces rebelles. Ainsi, le rallié Hoang Van Ba, âgé de 25 ans, décide-t-il de quitter les rebelles parce quřil est Ŗlas du régime VM, a été l‟objet de surveillance. Veut rejoindre la zone contrôléeŗ6. Cet homme donnera de nombreux renseignements sur son unité, le TD7 108, tous seront recoupés par le 2e bureau, comme lřatteste la fiche de renseignement établie à lřoccasion de son ralliement. En Algérie, dans une directive du 12 avril 1957, signée par le général Salan, alors commandant supérieur interarmées, il est précisé que le ralliement Ŗconsiste pour un individu ou une communauté, à abandonner son attitude d‟expectative, de complicité ou d‟hostilité pour apporter son concours à l‟instauration et au maintien de la paix françaiseŗ. La communauté ou les individus Ŗréintégrésŗ doivent fournir des preuves de bonne foi indiscutables, tels que Ŗremise des armes fournies par les rebel- 3 SHD 10 H 2575, Note de service n° 1271/FTVN/INSP/FS du 7 novembre 1953. 4 SHD 10 H 3525, Etat des soldes des ralliés du commando SR du soussecteur Sud de Tourane. 5 SHD 10 H 3525, Bordereau dřenvoi nþ 419/HC du 25 juin 1952. 6 SHD 10 H 3525, Fiche sur un interrogatoire de rallié, 8 mai 1952. 7 TD : Trung Doan, régiment vietminh. 374 Stratégique les, des renseignements exploitablesŗ8. Lřattention des responsables militaires et civils français est appelée sur la probable subsistance dřune infrastructure rebelle au sein de communautés ralliées. Les ralliements sont parfois conduits via la recherche de contacts locaux. Le bureau psychologique cherche à exploiter les avantages tactiques remportés par les troupes françaises sur le terrain en amorçant la reddition des petits chefs locaux et de leurs hommes. Les contacts avec certains rebelles sont même encouragés, mais doivent être rapportés au commandement. Le bureau psychologique rappelle que Ŗen pays musulman, la perception de l‟impôt est le signe le plus net de l‟autorité rétablie. Il ne saurait être question de faire payer l‟impôt des années passées mais un impôt, même léger, prendra toute sa valeur symbolique. La communauté ralliée doit comprendre qu‟elle est mise un temps à l‟épreuveŗ9. DES RALLIEMENTS COLLECTIFS OU INDIVIDUELS Les rebelles qui se rallient collectivement sont peu à peu assimilés à des supplétifs de lřarmée française, avec leur encadrement. ŖCette façon d‟agir n‟a donné lieu à aucune remarque et les déboires que nous avons pu connaître dans ce domaine étaient dus au tempérament même de certaines de ces collectivités ralliées plutôt qu‟à la façon dont elles étaient traitéesŗ10. Parfois des villages entiers se rallient aux autorités françaises, comme le montre le ralliement de plusieurs centaines de personnes dans le secteur dřAn Binh, au Sud-Viet-nam, en janvier 1950. La population ralliée est alors rassemblée dans un village dont la défense sera assurée par un poste de partisans. Les forces françaises doivent dès lors assurer la protection de ces ralliés. Le colonel de Crèvecœur, commandant de zone, souligne dřailleurs que la Ŗdéfense absolument sûre du village est capitale dès maintenant vis-à-vis des rebellesŗ11. Un commando de supplétifs est créé, le commando 17, commandé par un lieutenant français, 8 SHD 1 H 2581, Directive particulière concernant les redditions et ralliements du 15 mars 1957. 9 Idem 10 SHD 10 H 3776, Fiche à lřattention de M le conseiller aux affaires politiques du haut commissaire, 31 mai 1951. 11 SHD 10 H 5476, Note de service n° 93/2.3.FS du 3 janvier 1950. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 375 assisté de trois sous-officiers, fort de 60 partisans, dont certains sont recrutés parmi les ralliés. Les ralliements individuels présentent une problématique différente. Certains, après avoir déposé leurs armes et perçu la somme correspondante à son rachat, rejoignent leur famille. Dřautres demandent à rester dans les rangs franco-vietnamiens et sont alors utilisés comme agents de renseignements ou comme combattants. ŖDans tous les cas, ils sont l‟objet d‟une surveillance discrète mais sérieuse et ce n‟est pas sans précautions ni temps d‟épreuves qu‟ils sont enrôlésŗ12. En septembre 1951, lřofficier des forces supplétives de Cai Bé, dans le secteur de Mytho, en zone Centre-Conchinchine, est ainsi en contact avec un chef de section rebelle, nationaliste anti-communiste, en fonction depuis 1947. Cet officier rebelle souhaitait se rallier avec la moitié des 52 hommes composant sa section et avec tout lřarmement (1 PA, 1 PM, 2 FM, 28 fusils). Lřaccord passé avec ce chef rebelle stipule que Ŗles ralliés ne seront pas désarmés, ils seront utilisés dans le cadre des forces supplétives, ils toucheront une prime de ralliementŗ13. DES PROBLÈMES DE SÉCURITÉ Les ralliements posent cependant des problèmes récurrents de sécurité liés aux tentatives de noyautage ou de subversion. Une fiche dřinterrogatoire, rédigée à lřoccasion de lřarrestation dřun faux rallié dénommé Le Trung Tuyen, engagé en mai 1947 comme partisan sous une fausse identité, montre que ce rebelle avait pour mission de simuler un ralliement en vue de servir dans un poste isolé. Il précise lors de son interrogatoire que Ŗles ralliés devaient faire des croquis des postes à remettre aux agents du “commerce extérieurŗ qui les remettaient au commandement VM. Cette décision est importante car les croquis des emplacements des troupes franco-vietnamiennes facilitent le VM dans le déclenchement des activités au cours de la campagne d‟été de mai à juillet 1951ŗ14. Le danger du Ŗfaux ralliementŗ existe et est même organisé par les rebelles. Un document détaille les consignes données, le 12 13 14 SHD 10 H 5476, Note de service n° 93/2.3.FS du 3 janvier 1950. SHD 10 H 3776, Lettre n° 1112/C3.S du 17 septembre 1951. SDH 10 H 3525, Fiche dřinterrogatoire, Le Trung Tuyen, non datée. 376 Stratégique Ŗprogramme pour la formation des camarades faux ralliésŗ15. Le Vietminh donnait une instruction complète à certains de ses éléments, dont la mission était de simuler un ralliement pour infiltrer des unités ou des organisations françaises ou vietnamiennes. Les instructeurs Vietminh expliquent, par exemple, comment présenter des Ŗmotifs déguisés : famille pauvre, maladies, manque d‟enduranceŗ. Les familles de ces agents ennemis jouent alors le rôle de relais pour la transmission des renseignements. Les faux ralliés causeront des dommages irrémédiables à de nombreuses unités, comme le montreront lřexemple des commandos Vandenberghe et Rusconi. En Algérie, les autorités françaises, soucieuses de contrôler les rebelles rejoignant les rangs dřunités supplétives, définissent des conditions drastiques pour contrôler les ralliés : une directive du 3è bureau précise que Ŗle ralliement doit être l‟acte volontaire d‟un groupe de rebelles ou d‟un de ses membres qui ne veulent plus vivre hors de la loi françaiseŗ, il doit Ŗs‟accompagner d‟un témoignage non équivoque de sincérité : remise d‟une arme, fourniture de renseignements exploitablesŗ16. En contrepartie, les forces françaises sřengageaient à assurer la sécurité et la réinsertion de lřancien rebelle dans la vie sociale. Aucune poursuite nřétait engagée pour fait de rébellion, la réintégration dans la vie sociale pouvait se faire Ŗpar engagement dans les forces de l‟ordre ou par retour pur et simple au foyer avec la possibilité de travailler ou d‟apprendre un métierŗ. La liberté était laissée au rallié Ŗde rejoindre la rébellion si son ralliement est refuséŗ. Cependant, cette apparente bienveillance mérite dřêtre tempérée. Une note de service du 2e bureau, du 6 décembre 1956 et signée par le général Salan, souligne que le Ŗrefus de reddition ne doit concerner que les cas impardonnables, c‟est dans un sens très ferme que la désertion doit être interprétée comme une circonstance aggravante. La même attitude de fermeté doit être tenue vis-à-vis des rebelles reconnus coupables de sabotages graves ou d‟assassinats perpétrés dans des conditions particulièrement odieusesŗ17. 15 SHD 7 U 812, Fiche de document n° 968/2 du 25 janvier 1954. SHD 1 H 2467 d6, Directive particulière concernant les ralliements, 3° bureau, document non daté, non signé. 17 SHD 1 H 2581, Note de service n° 5284/EM.10/2-RIDO du 6 décembre 1956. 16 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 377 Des hommes rompus à la contre-guérilla Ces hommes, maîtrisant lřensemble des savoir-faire ennemis, étaient particulièrement efficaces, capables de sřinfiltrer derrière les lignes adverses et dřy mener des actions de contreguérilla extrêmement difficiles ou des opérations de renseignements. Le Vietminh développant les unités à faible effectif, moins facilement décelables et repérables, certains cadres français décidèrent de mettre sur pied des unités en tous points semblables. Le commando de ralliés le plus célèbre fut sans doute celui de lřadjudant-chef Vandenberghe. Le point de départ de ce commando est une unité de supplétifs, dans la région de Ha Dong, au sud de Hanoï. Les supplétifs de cette compagnie, rattachée au 6e RIC, sont chargés des missions de reconnaissance, de patrouilles de nuit, de protection éloignée des postes et de la recherche du renseignement. En 1948, le commandant de compagnie, le capitaine Barral, décide dřexploiter la mobilité, la parfaite connaissance du terrain, de la population et de lřennemi. Le caporal Vandenberghe devient ainsi chef dřun groupe de quinze partisans. Ce groupe devient rapidement une section, dont le chef décide dřadopter les modes dřaction de son ennemi, y compris les tenues noires. Cette section, maitrisant parfaitement le milieu, sřinfiltre au milieu des unités Vietminh pour y semer la confusion. ŖNoyée dans le dispositif adverse, elle demeure insaisissableŗ18. Lorsquřelle nřest pas en opération, cette section stationne au milieu de la population, les supplétifs ayant été recrutés parmi la population locale. Ces supplétifs sont équipés de FM 2429, de MAS 36, dřun mortier de 2 pouces et de grenades. En terme dřentraînement, chaque partisan devient polyvalent, capable dřutiliser des armes différentes. En 1949, dans le cadre de la réorganisation des unités de supplétifs, les sections opérationnelles deviennent des commandos, la section Vandenberghe devient le commando 11. Des hommes sont recrutés parmi les prisonniers internés militaires (PIM). Ce type de recrutement permet de disposer de renseignements tactiques de qualité sur les unités rebelles. Ainsi, en janvier 1951, le commando Vandenberghe va lancer une attaque audacieuse au milieu dřune zone de repos dřunités régulières sur la base de renseignements récoltés auprès de trois anciens membres du régiment Vietminh 109. À 18 Bernard Moinet, Vanden, le commando des tigres noirs, Paris, FranceEmpire, p. 137. 378 Stratégique cette occasion, la section Vandenberghe est dissoute et est immédiatement remplacée par le commando 24, commandé par le même chef, fort de 300 hommes. Le 6 janvier 1952, après avoir remporté des succès éclatants, et être devenu un symbole pour de nombreux soldats français19, lřadjudant-chef Vandenberghe est tué par un des anciens Vietminh quřil avait lui-même choisi et enrôlé dans son commando. Les archives spécifiques sur ce commando sont très rares et se limitent à des récits écrits a posteriori, sur ce sous-officier qui fut lřune des figures de la guerre dřIndochine. Des témoignages existent, dont celui de lřancien adjoint de Vandenberghe, le colonel Tran Dinh Vy20, alors sergent-chef, paru en février 1986 dans la Revue Historique des Armées21. Ce témoignage est dřautant plus intéressant quřil émane dřun Vietnamien ayant fait le choix de rejoindre les partisans servant au sein de lřarmée française le 1er mars 1947 avant dřêtre intégré dans une unité de supplétifs et de devenir lřadjoint de Vandenberghe en 1950. Il servit donc au sein du commando 24 jusquřà la mort de son chef, puis rejoignit le commando 33, ou commando Rusconi, dont le chef devait mourir assassiné. Le colonel Vy explique dans cet entretien que les partisans, au début de la guerre dřIndochine, nřétaient Ŗà l‟origine que de simples troupes supplétives, ou en tout cas considérées comme telles, cantonnées dans un rôle d‟appoint. Le statut de partisans était pour le moins flou et évolutif, soumis aux décisions discrétionnaires des autorités françaises (…). Intégré sans l‟être dans l‟armée française, ce corps était constitué d‟enfants du pays dont un certain nombre de prisonniers « retournés », ce qui expliquait une certaine ŖDonnez moi 100 Vandenberghe et l‟Indochine est sauvéeŗ se serait exclamé le général de Lattre de Tassigny, alors commandant en chef des forces françaises en Extrême-Orient. 20 Le colonel Vy, après avoir servi au sein des commandos 24 et 33 en tant que sergent-chef, rejoignit la mission militaire française prés de lřarmée vietnamienne de Saïgon et fut intégré au sein de cette armée le 21 septembre 1952 avec le grade de sous-lieutenant. Capitaine en 1955, il suit différents stages en France. En 1972, il est colonel et commande en second une division dřinfanterie. Après la défaite du 30 avril 1975, il fuit le Viet-nam sur une embarcation de fortune et arrive aux États-Unis en mai de la même année. En octobre 1975, il rejoint la France et réintègre, le 26 février 1976, lřarmée française, au 1er régiment étranger. Promu lieutenant-colonel en février 1981, il rejoint le SHAT comme commandant en second et quitte le service actif en 1986. 21 Lieutenant-colonel Carré, ŖMoi sergent-chef Vy, adjoint et ami de Vandenbergheŗ, Revue historique des armées, février 1986, pp. 91-99. 19 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 379 méfiance de l‟état-major à leur égardŗ22. En janvier 1951, la section Vandenberghe est affectée à Nam Dinh, au Sud du Tonkin, elle devient la 11e compagnie légère de supplétifs, avant de prendre le nom de commando 24. Nam Dinh (Tonkin) 23 Le colonel Gambiez, commandant la zone Sud du Tonkin, avait décidé de disposer en périphérie du delta du Tonkin un Ŗchapeletŗ de 120 commandos, issus des compagnies légères supplétives, chargés de renseigner et de harceler lřennemi. Le commando 24, désormais du volume de la compagnie, dut adapter ses savoir-faire et notamment la recherche de renseignement. Le colonel Vy précise ainsi que Ŗpour faciliter nos missions, nous dûmes accumuler les renseignements. Nous avons dû apprendre à nous déguiser comme eux, soit en tenue noire, soit en tenue verte avec un casque en latanier ou en liège recouvert d‟un carré de tissu ou de nylon, avec le même gilet matelassé et piqué de kapok et les mêmes sandales locales fabriquées avec des pneus usésŗ24. De même, son rôle dřadjoint lui imposait de négocier les 22 Idem, p. 92. Hugues Tertrais, Atlas des guerres d‟Indochine 1940-1990, éditions Autrement, 2004, p. 6. 24 Lieutenant-colonel Carré, art. cit., p. 95. 23 380 Stratégique ralliements, de les provoquer. ŖIl fallait garder le contact avec les anciens du commando qui « sentaient » les nouveaux recrutésŗ25. Concernant la personnalité de lřadjudant-chef Vandenberghe, il note que celui-ci avait de rares qualités de mimétisme et dřadaptation, un sens tactique au combat remarquable26. ŖEnfin et surtout, il fut victime de l‟ambiance créée autour de lui (…). Roger n‟a pas su résister à ceux qui l‟ont poussé à accroître ses effectifsŗ27. Le chef du commando ne se méfie plus des trop nombreux ralliés, anciens prisonniers, qui constituent en 1951 le gros de son unité. La méthode de recrutement était particulière : dans un camp de PIM, il faisait sortir les grands puis il départageait ceux-ci en fonction des commandements quřils avaient exercés au sein des unités rebelles. Il les intégrait ensuite comme voltigeur dans le commando et leur donnait progressivement des responsabilités. Lřhomme qui le trahit occupait ainsi des fonctions de chef de section au moment de la mort du chef du commando de ralliés. Mener une action politique et psychologique À lřactivité opérationnelle des troupes, le commandement souhaitait associer une action politique vigoureuse orientée vers la population et les rebelles. Les causes des ralliements étaient diverses, de lřaction personnelle des membres de familles 25 Idem, p. 96. Lors de cet entretien, le colonel Vy refuse dřémettre un avis sur la personnalité de lřadjudant-chef Vandenberghe. Il cite les propos tenus par le capitaine Barral, leur commandant de compagnie au 6e RIC, en 1948 : ŖRoger Vandenberghe était un homme sans culture, sachant à peine lire et écrire, à qui il fallait des circonstances assez extraordinaires pour révéler ses talents. Ceux qui l‟ont connu ne se sont jamais expliqué comment ce garçon lourdaud et taciturne pouvait soudainement devenir subtil et exubérant dès qu‟il sentait approcher la bataille. Un pouvoir mystérieux le saisissait. On disait de lui qu‟il devinait sans comprendre. Son ascension ne s‟est pas faite sans un dur apprentissage qu‟il s‟est volontairement imposé pour parfaire ses connaissances techniques. Son insertion dans l‟environnement “partisan-supplétifŗ a été en revanche immédiatement acquise. Dans le cadre d‟une unité régulière, aussi longtemps qu‟il a été commandé et contrôlé, Vandenberghe est resté le sous-officier modèle, discipliné et hardi. Mais plus tard, à la suite de ses succès, il a été acculé à un chemin sans retour par une publicité tapageuse, des encouragements malheureux, et des complaisances contraires aux traditions de l‟arméeŗ. 27 Lieutenant-colonel Carré, art. cit., p. 97. 26 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 381 influentes, de lřaction énergique des forces du maintien de lřordre à la lassitude des populations devant les exactions rebelles. En Indochine, les autorités militaires cherchèrent à exploiter ces ralliements en menant des opérations dřaction psychologique, notamment par la radiodiffusion de déclarations de rebelles récemment ralliés. Ces témoignages devaient éclairer les auditeurs sur les conditions de vie en zone rebelle et sous le régime communiste. Radio France Asie fut ainsi sollicitée par le général Chanson, le 14 mars 1951 pour produire des émissions mettant en scène des ralliés. Le 22 mars 1951, M. Varnoux, directeur de Radio France Asie, donna son accord28. Lřinspection des forces supplétives fut chargée de gérer les ralliés et les dépenses afférentes via des Ŗcrédits ralliésŗ. Une fiche rédigée à ce sujet, en mai 1951, permet dřobserver que, pour le Sud-Vietnam, le volume de ralliés, engagés comme supplétifs, était supérieur à 1 000 hommes (1 178 hommes de troupe, 110 caporaux, 83 sous-officiers, 31 officiers)29. Afin dřalléger le coût de ces groupements de ralliés, ordre est donner de transférer les volontaires vers lřarmée vietnamienne. Cependant, il est rapidement envisagé de trouver les crédits nécessaires pour que ces groupements soient intégrés comme supplétifs de lřarmée français au cas où leur intégration dans lřarmée vietnamienne viendrait à poser problème30. Des camps dřinternés militaires sont créés, en Algérie, en 1958, pour rassembler les rebelles capturés les armes à la main. Le but de ces camps était dřattaquer le moral des combattants du FLN, de faciliter la récupération des militaires français prisonniers du FLN. Les rebelles fait prisonniers Ŗconstituent une ressource précieuse de harkis de qualitéŗ31. Lřobjectif est de Ŗdiminuer le mordant des bandes rebelles en laissant espérer aux combattants susceptibles de se rendre un traitement relativement libéral, et non l‟extermination ou la condamnation à mort automatique qui leur sont présentés comme la règleŗ. Dans cette perspective, les prisonniers pourront être ventilés dans les régions où résident leur famille ou sur celles qui éprouvent des problèmes de recrutement de harkis de qualité. 28 29 30 31 SHD 10 H 3776, Lettre n° 47/JV-ED/720 du 22 mars 1951. SHD 10 H 3776, Fiche n° 2022/IFS/4 du 23 mai 1951. SHD 10 H 3776, Lettre n° 1835/SPDN du 30 mai 1951. SHD 1 H 2581, Fiche n° 208/RM10/6/SC du 10 mars 1958. 382 Stratégique Dès novembre 1956, le bureau psychologique de lřétatmajor de la 10e région militaire énonce des règles relatives aux ralliements. Les commandants de zone opérationnelle reçoivent lřautorisation de diffusion de tract, de ralliement. Ces tracts ne doivent pas être de portée générale, mais doivent permettre de Ŗtirer immédiatement profit d‟un fait ou de circonstances essentiellement locaux, et d‟une diffusion réduite à la zone où un tel tract est susceptible de donner des résultatsŗ32. En 1957, ce même bureau définit une campagne de ralliement articulée dřactions conduites par le bureau psychologique régional. Des tracts et sauf-conduits sont produits pour les rebelles, des tracts sont plus particulièrement destinés aux populations civiles féminines et masculines. Des émissions radio sont organisées avec le témoignage dřun Ŗlieutenantŗ prisonnier, dřun commissaire politique rallié. De plus, Ŗl‟action doit se traduire, dans le bled, par des réunions publiques, et des commentaires à la population. La population et les familles sont invitées à agir sur les rebelles. Les tracts et les conditions de ralliement doivent être affichées et commentées partoutŗ33. Une exploitation psychologique des ralliements est organisée. Les officiers dřaction psychologique sont autorisés, en 1957, à conserver quelque temps à leur disposition des rebelles ralliés à des fins de propagande. Ces officiers sont notamment chargés de recueillir une déclaration de lřintéressé, si possible sur bande magnétique. Le rallié devra préciser Ŗles raisons de son ralliement (certitude de l‟échec de la rébellion, connaissance du tract sauf-conduit, auditions de déclarations déjà diffusées,…), tous points conférant le caractère d‟authenticité indiscutable (précisions géographiques, appels nominatifs aux amis demeurés dans les rangs rebelles,…), tous arguments susceptibles de convaincre les hésitantsŗ34. Les rebelles ralliés participent à des séances de propagande près des populations. Des tournées de propagande locales sont organisées dans la région où lřex-rebelle avait ses activités. Comme le montre une note de service précisant les modalités dřexploitation des ralliements, Ŗsa présence physique constitue un témoignage concret de la façon dont il a été traité. Le témoignage visuel sera accompagné de déclarations orientées faites à la voix ou au micro d‟un 32 33 34 SHD 1 H 2581, Note de service n° 803/DO/BP du 15 novembre 1956. SHD 1 H 2581, Fiche du bureau psychologique du 21 mars 1957. SHD 1 H 2581, Note de service n° 404/EM10/PSY/GP du 15 mai 1957. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 383 public-adress et que la rumeur publique diffusera largement. Ces déclarations seront d‟autant plus valables que les intéressés se sentiront plus rassurés en ce qui concerne leur sauvegarde et leur protectionŗ35. Le commandement français est par ailleurs conscient de la peur quřéprouvent certains rebelles à rallier les troupes françaises. Une lettre du 10 janvier 1958 du général Salan explique que les Ŗhors-la-loi venant de Tunisie, craignant d‟être fusillés dans le cas où ils seraient capturés par nos unités, préféreraient le plus souvent combattre jusqu‟à la mortŗ36. Aussi, le commandant supérieur interarmées décide de faire relâcher, après simple interrogatoire dřidentité, les jeunes prisonniers de moins de 20 ans qui seraient capturés près des frontières tunisiennes ou marocaines. ŖLeur retour prouvera à tous leurs camarades que nous n‟exécutons pas les prisonniers et diminuera la volonté de combattre de ceux-ciŗ37. Transformer un prisonnier en harki, l’exemple du commando Georges En Algérie, la transformation dřun prisonnier FLN en harki répond à des exigences précises. Le commandement doit tenir compte du moral des autochtones qui servent depuis longtemps dans les unités de lřarmée française et de la population, qui peut avoir subi la violence des rebelles. De plus, un rallié peut déserter après quelques mois. Une procédure est donc mise en place, un prisonnier est obligatoirement envoyé dans un centre militaire dřinternés. Des certificats provisoires de ralliement sont établis au niveau des sous-secteurs, des dossiers de ralliement définitif sont ensuite adressés au général commandant le corps dřarmée. Une enquête préalable à un engagement dans une harka est obligatoirement conduite par les services de renseignement du corps dřarmée. Lřune des plus célèbres unités de ralliés en Algérie fut peut-être le commando Georges, créé par le capitaine Georges Grillot dans la région de Saïda en 1958, sous les ordres du colonel Bigeard, commandant de secteur. Cet exemple illustre lřorga35 36 37 SHD 1 H 2581, Note de service n° 2688/CAC/SY du 12 septembre 1957. SHD 1 H 2581, Lettre n° 066/EM10/5/GP du 10 janvier 1958. Idem. 384 Stratégique nisation et le fonctionnement que pouvait avoir un commando de supplétif chargé de lutter contre des bandes de guérilleros. Ce commando, par ses structures, épousait parfaitement les particularismes des guerres irrégulières, alliant souplesse dřemploi, connaissance du milieu et des populations, action politique et psychologique. La devise du commando parle dřelle-même : ŖChasser la misèreŗ. Le capitaine Grillot avait, après son expérience indochinoise, compris lřimportance de la population dans la conduite dřune guerre de contre-guérilla. Dès 1947, alors jeune sergent, il commandait une section de partisans dans le delta tonkinois. Ces hommes semblent lřavoir rejoint pour fuir Ŗles inévitables erreurs et les injustices des guerres révolutionnairesŗ38. Cherchant à comprendre et à obtenir des renseignements sur le système Vietminh, il obtient le ralliement dřun commissaire politique, capturé par ses hommes. Cet homme rejoint lřunité de supplétifs et parvient à renseigner discrètement et à identifier les hommes du Vietminh sans se dévoiler. Le sergent Grillot peut définir lřorganigramme des rebelles dans sa zone et découvre les modes dřaction développés et employés par ses adversaires. La réussite est totale, cette section devient lřunité de renseignement de la zone opérationnelle. En 1955, il rejoint lřAlgérie. En 1959, ce sera le secteur de Saïda pour servir sous les ordres du colonel Bigeard, lequel déclare lors de sa prise de fonction : ŖCe qu‟il faut ! C‟est gagner la population, lui donner du travail, l‟occuper, l‟éduquer et enlever à l‟adversaire les arguments valables sur le plan économique et social qui servent à son action psychologiqueŗ39. Le colonel Bigeard décide de réorganiser les troupes du secteur et de donner la priorité au renseignement et au retournement des prisonniers détenus au centre de transit de Saïda. La création de ce commando de chasse obtient lřaccord du général de corps dřarmée Allard, commandant la 10e région militaire et les forces terrestres en Algérie. Dans une note de service du 29 mars 1959, il est précisé que le commandement Ŗapprouve et encourage l‟expérience de formation d‟un commando de chasse musulman tentée par le colonel Bigeard, commandant le secteur de Saïdaŗ40. Le colonel Bigeard est notamment autorisé à dépasser le pourcentage 38 39 40 Raoul Gaget, Commando Georges, Paris, Granchet, 2000, p. 15. Raoul Gaget, op. cit., p. 51. SHD 1 H 1301 d1, Note de service n° 598/RM.10/3.OPE du 29 mars 1956. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 385 de gradés musulmans normalement accordés pour les harkas, le général commandant le corps dřarmée dřOran est habilité à faire délivrer lřarmement, lřhabillement, lřéquipement nécessaires pour équiper ce commando comme les autres commandos de chasse. Le corps d‟armée d‟Oran et la région de Saïda 41 Le capitaine Grillot débute la constitution du commando qui ne sera composé que de musulmans, des anciens fellaghas ralliés ou prisonniers, dřanciens militaires, des jeunes hommes de Guy Pervillé, Cécile Marin, Atlas de la guerre d‟Algérie, de la conquête à l‟indépendance, Paris, Éditions Autrement, 2003, p. 31. 41 386 Stratégique la région de Saïda, souvent tentés de rejoindre le maquis. Ce commando, composé uniquement de volontaires, est une harka spécialisée. Le statut de harka permet de recruter les supplétifs sur la base de contrat mensuel renouvelable. Les six premiers hommes sont trois prisonniers dřun camp de transit temporaire et trois de leurs amis civils. Lřun dřeux est lřancien responsable des liaisons et du convoyage dřarmes et de fonds entre le Maroc et deux zones rebelles, Youcef Ben Brahim. Ce dernier, choqué de voir les chefs rebelles réfugiés à lřétranger vivre dans un confort inconnu sur le sol algérien, ne tarde pas à se rallier. Le recrutement sřaccélère, les candidatures se multiplient, et dès le début, ŖGeorges sera le chef militaire et Youcef le chef politiqueŗ42. Youcef est chargé de recruter les membres du commando : en 3 jours, 75 volontaires le rejoignent. Youcef recrute également des agents de renseignements, il entretient des contacts avec les autorités locales et traditionnelles. Il met en place un réseau de renseignement parfaitement implanté dans la zone de responsabilité du commando. Les succès contre les éléments rebelles se multiplient, en coordination avec les troupes du secteur de Saïda et les éléments aériens de la marine nationale, hélicoptères armés, et de lřarmée de lřair, avions de reconnaissance et dřappui au sol (Piper, T6). Le commando de 150 hommes est composé de 30 % de rebelles ralliés, tous mis à lřépreuve avant dřêtre définitivement intégrés, de 40 % dřanciens militaires, de 30 % de nouvelles recrues pris par les plus anciens. Lřunité est articulée en quatre katibas, équivalant à une section, de trois sticks (un groupe de dix hommes). Un stick de Ŗchocŗ, composé de dix hommes spécialement choisis, est aux ordres directs de Youcef, lřadjoint politique. Lřarmement est conséquent : AA52, MAS 56, PM et les katibas sont dotées de moyens radios leur permettant de se coordonner avec les hélicoptères et les avions dřappui. Les chefs de katiba sont tous des ralliés, ils sont adjudants. Les chefs de sticks ont le grade de sergent-chef. Les chefs de groupe et de commando sont élus par leurs pairs, chacun se sent dřautant plus responsable quřil a été choisi. Une particularité supplémentaire organise les règles appliquées aux soldes et à la hiérarchie. “Les galons sont prêtés et il n‟y a pas d‟avancement automatique. Les chefs sont choisis par leurs hommes dans une liste de « possibles » établies par 42 Raoul Gaget, op. cit., p. 71. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 387 Georges et Youcefŗ43. Notons que le capitaine Grillot considère cependant, Ŗqu‟à la tête de ces unités de supplétifs, il doit toujours y avoir au moins un officier métropolitainŗ44. Dans le même temps, le chef de secteur lance une multitude de travaux destinés à Ŗchasser la misèreŗ et intensifie lřaction vers la population. La situation générale sřaméliore de façon certaine. ŖVivant au contact direct de cette population misérable dans laquelle ils ont des parents, des frères, des cousins, les commandos de Georges prennent conscience de la noblesse de leur mission et croient très fort que la rébellion cessera d‟ellemême lorsque la prospérité et le bien-être seront revenus, que le droit au travail et l‟égalité sociale auront redonné à chacun sa dignitéŗ45. Lřadjoint de Georges est dřailleurs élu aux élections locales, la majorité de la population bascule vers la France. Lřorganisation géographique est calquée sur celle de la rébellion. Ainsi, dans le secteur de Saïda, lřorganisation rebelle comprend une zone, deux régions, quatre secteurs. Youcef dirige la zone amie et chaque chef de katiba se voit attribuer un secteur de chasse : Youcef nomme deux chefs de régions et quatre chefs de secteur chargés de Ŗmarquerŗ leur alter ego rebelle. Les sticks agissant souvent isolés, chaque chef de stick est placé sous le contrôle dřun commissaire politique dont la mission est de surveiller les hommes lors des missions ou dans la vie quotidienne. Ce commissaire a en fait une lourde tâche. Outre ses prérogatives en matière de discipline, il conduit les interrogatoires, gère les contacts avec les autorités traditionnelles et locales. Il est également chargé de porter le message du commando vers la population en insistant sur les méfaits dřun régime FLN. Le commando Georges parviendra à détruire lřorganisation rebelle dans la région de Saïda. Lřefficacité du commando est telle que le commandement diffuse des consignes demandant la reprise des méthodes employées par le commando Georges. Une note de service du 3e bureau du corps dřarmée dřAlger, portant sur Ŗl‟emploi des commandos dans des opérations de recherche et de destruction de bandesŗ présente, à lřensemble des unités, les enseignements qui pouvaient être tirés des modes dřaction développés par le commando Georges. Cette note insiste sur cinq 43 44 45 Raoul Gaget, op. cit., p. 124. Archives privées. Raoul Gaget, op. cit., pp. 111-112. 388 Stratégique points : la recherche minutieuse du renseignement par tous les moyens, notamment par lřétude des traces et les patrouilles de pistages ; la transmission immédiate des renseignements obtenus, leur étude, leur exploitation ; la mise en place discrète dřéléments dřembuscade, la manœuvre qui sřorganise autour de lřélément qui a pris le contact ; lřaide efficace et primordiale apportée par les moyens Ŗairŗ. La note sřachève sur une prescription intéressante : Ŗl‟assaut doit être mené par le Chef de l‟unité au contact, il faut impérativement éviter toute superposition de commandementŗ46. Le désengagement français décidé par les accords dřEvian entraînera la disparition du commando. En mars 1962, lřévolution de la situation en Algérie conduit à régulariser le sort des harkis du commando Georges, qui constitue une Ŗunité solidement organisée, qui a obtenu d‟excellents résultats opérationnelsŗ. Il est décidé que ce commando, Ŗtel qu‟il est constitué actuellement, soit à l‟effectif de 242 personnels FNSA, sera considéré provisoirement comme une unité supplémentaire du 1/8°RI où il comptera en sureffectif réalisé. Quatre aspirants FSNA à titre fictif sont inscrits sur une liste d‟aptitude au grade de souslieutenant d‟active, au titre de la loi 59-1431 du 21 décembre 1959 sur la promotion musulmaneŗ47. Le 5 avril 1962, une note du directeur du cabinet militaire du haut-commissaire de la République en Algérie indique quřil était prévu dřintégrer le commando Georges Ŗtel qu‟il est actuellement constituéŗ48. Néanmoins, la situation nřévoluant pas comme le prévoyaient les accords de paix, certains cadres supplétifs décident de rejoindre les rangs de lřALN. Ils seront tués par les rebelles. L’ALGÉRIE ET LES ARMÉES PRIVÉES Lřexistence de petites Ŗarmées privéesŗ, composées dřanciens rebelles du FLN ralliés aux troupes françaises, mérite une attention particulière. Ces forces très particulières, assimilées aux forces supplétives, présentent lřavantage de limiter le risque de pertes françaises, de disposer de troupes adaptées aux conditions 46 SHD 1 H 1924 d1, Note de service n° 248/CAA/3.INS du 22 janvier 1962. SHD 1 H 1260 d1, Note de service n° 926/CSFA/EMI/I/EFF du 12 mars 1962. 48 SHD 1 H 1260 d1, Note n° 1144/CM du 5 avril 1962. 47 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 389 de combat locales. Elles permettent également dřafficher le soutien de groupes autochtones. Mais leur emploi soulève des inquiétudes, notamment en termes de fiabilité. Deux exemples sont emblématiques : Bellounis et Si Chérif. L’armée nationale populaire algérienne (ANPA) du général Bellounis À lřété 1955, Amirouche, un des principaux dirigeants des rebelles algériens, chef de la Wilaya 3, connu pour sa violence, encercle et anéantit en Kabylie, à Guenzet, un camp armé de dissidents du Mouvement National Algérien (MNA)49, commandé par un chef de clan nommé Bellounis. Cet affrontement sřexpliquait par la rivalité sans pitié qui opposait le FLN et le MNA. Le groupe armé de Bellounis, le Ŗfoudjŗ, devait affronter les troupes françaises et les rebelles du FLN. Ce dernier avait réussi à sřenfuir avec quelques hommes et avait réussi à rejoindre la région de Mélouza, zone aride et inaccessible située dans le sud profond de la Kabylie. En 1956, les hommes de Bellounis sřétaient ralliés au FLN après des représailles sévères conduites par les troupes françaises. Bellounis finit par prendre le commandement de tous les rebelles présents dans la région de Mélouza. Des frictions apparurent avec la population locale et le chef de la Wilaya 3 envoya des émissaires qui furent tués par des hommes de Bellounis. Amirouche donna lřordre à son second Ŗd‟exterminer cette vermineŗ50. Le 31 mai 1957, le gouvernement général dřAlger annonçait que lřarmée était tombée par hasard sur un massacre de paysans à Mélouza. Plus de 300 hommes de plus de 15 ans avaient été sauvagement assassinés, 14 blessés graves avaient survécus. Les katibas du FLN sřétaient lancées dans une guerre sans merci contre les dissidents du MNA. Mais ces affrontements sřinscrivaient aussi dans une animosité plus ancienne entre Kabyles et Arabes. 49 Le MNA est crée par Messali Hadj en 1954, peu après les attentats de la Toussaint. Le FLN, créé par Ahmed Ben Bella, au Caire en novembre 1954, sřoppose au MNA, quřil juge trop modéré. Les deux mouvements indépendantistes vont se lancer dans une concurrence sanglante pour gagner le soutien des travailleurs algériens en métropole mais aussi en Algérie. Plusieurs milliers dřhommes et de femmes auraient péri lors de ces combats. 50 Cité par Alistair Horne, Histoire de la guerre d‟Algérie, Paris, Albin Michel, 1991, p. 230. 390 Stratégique Après ce massacre, Bellounis et les survivants kabyles se rallièrent aux Français. ŖEn mai 1957, le capitaine Pineau, du 11° choc, rencontre Bellounis et convient avec lui des bases de sa coopération : se battre contre le FLN, fournir des renseignements aux forces de l‟ordre, respecter les populations ralliéesŗ51. Bellounis, au moment de son ralliement, prétendait disposer de 500 hommes, la réalité semble plus proche dřune centaine. Ses troupes furent autorisées à avoir leur propre drapeau, leur uniforme et devinrent la Ŗtroisième forceŗ musulmane alliée, mais non subordonnée aux Français. Au moment de son ralliement, Bellounis précisa publiquement son point de vue : Ŗsi l‟on me reconnaissait comme représentant de l‟Armée Nationale du Peuple Algérien et le Mouvement National (MNA) et Messali Hadj comme interlocuteur valables je suis disposais à participer à la pacification de l‟Algérie avec mon Armée. Après cette pacification, mon armée ne devait pas déposer les armes avant que ne soit résolu le problème algérien. D‟autre part ma participation était subordonnée à la fourniture d‟armements, d‟habillement et de soins médicaux…ŗ52. Les Bellounistes formaient la principale des armées indépendantes présentes en Algérie. Le massacre de Mélouza avait provoqué lřengagement spontané de deux cent cinquante hommes, originaire de la région, dans les harkas voisines. Ces volontaires étaient principalement motivés par la vengeance. Parallèlement, des groupes entiers se rallient, et plus de 800 hommes sont recrutés dans les régions dřAumale et de SidiAïssa. En août 1957, Bellounis compte plus de 1 500 hommes sous ses ordres et opère dans les régions marginales situées juste au nord du Sahara. Il finit même par apparaître en uniforme de général de brigade et décerne à sa troupe le titre dřŖArmée nationale populaire algérienneŗ (ANPA), lui donnant un drapeau orné dřun croissant rouge et dřune étoile sur fond vert et blanc, comme le drapeau de lřAlgérie indépendante. À partir de décembre 1957, les services du gouvernement général lui versent la somme de 45 millions de francs pour entretenir son armée, tout Général Jacquin, ŖBellounis : un boomerangŗ, Historia Magazine n° 238, aout 1972, pp. 1329-1334. Cité par Chems Ed Din, L‟Affaire Bellounis, histoire d‟un général fellagha, Éditions de lřaube, 1998, p. 105. 52 Cité par Chems Ed Din, op. cit., p. 35. Les fautes dřorthographe et de style ont été conservées. 51 Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 391 en lřobligeant à renoncer aux multiples impôts quřil prélevait dans les zones quřil contrôlait. La coordination entre ses forces et les troupes françaises est assurée par des officiers de liaison ou des postes radio. Il remporte de réels succès. LřŖarméeŗ de Bellounis neutralise plusieurs bandes FLN dans lřAtlas saharien et permet dřassurer la libre circulation du trafic pétrolier vers Hassi Messaoud, mais Ŗla dureté avec laquelle il traitait la population locale et ses propres hommes commença bientôt à faire détester l‟ANPAŗ53. Bellounis refusait de remettre ses prisonniers aux Français et surtout dřintégrer ses Ŗcommandosŗ aux opérations de lřarmée française contre le FLN. Le 22 mai 1958, il adressa une série de lettres au président Coty et au général de Gaulle, dans lesquelles il menaçait de reprendre les armes contre la France. Les forces françaises se préparèrent alors à des mesures de rétorsion, tout en menant des campagnes dřaction psychologiques dirigées vers les populations et les troupes contrôlées par Bellounis. Il disparut au début du mois de juillet 1958. Les autorités françaises furent accusées de lřavoir tué, ainsi que ses 400 derniers partisans. Il semblerait, en fait que le 3e RPC du colonel Trinquier, qui avait succédé au colonel Bigeard à la tête de ce régiment, ait été envoyé pour désarmer Bellounis et ait trouvé celui-ci et ses hommes assassinés. Les archives consultables au SHD nřapportent pas de précisions sur ce point particulier. Le 14 juillet 1958, le corps percé de balles de Bellounis était découvert près de Bou Saada et exposé longuement comme celui dřun traître à la France. 53 Cité par Chems Ed Din, op. cit., p. 267 Stratégique 392 54 Le village de Melouza et la zone d‟action de Bellounis 54 Guy Pervillé, Cécile Marin, op. cit., p. 25. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 393 Les forces auxiliaires franco-musulmanes (FAFM) de Si Chérif En juillet 1957, Si Chérif55 et son groupe armé se ralliaient à lřarmée française. Chef militaire de la Wilaya 6, il avait pour commissaire politique un homme surnommé ŖRougetŗ qui abusait de son pouvoir pour exiger une sorte de Ŗdroit du seigneurŗ sur les jeunes filles des villages dans lesquels il passait. À la suite des exactions commises par les chefs rebelles contre les populations, ŖSi Chérif entre en désaccord avec son chef Si Rouget, l‟abat en avril 1957, ainsi qu‟un nombre important de rebelles d‟origine kabyle, et entre en dissidenceŗ56. Les premiers contacts furent pris à lřinitiative dřun sous-officier de la SAS de Maginot, qui avait connu Si Chérif en Indochine. Ce chef rebelle disposait dřune force composée dřune compagnie de Ŗréguliersŗ, de 100 hommes, organisé en trois sections, armés essentiellement de fusils de chasse de calibre 16, et dřune unité supplétive composée de 200 hommes armés sommairement (baïonnettes, vieux revolvers…). Lors des premiers contacts, ce chef rebelle exprima son souhait de Ŗréorganiser sa bande, reprendre en main les douars qui lui sont favorables et qui sont fréquemment envahis par des unités FLN dépendant de la Wilaya 4, de faire une ralliement spectaculaire, une fois les deux premiers objectifs atteints, sans poser de préalable politique, de se mettre ensuite à la disposition de l‟autorité militaire pour organiser ses propres unités en harkasŗ57. Devenus harkis, les hommes de Si Chérif se firent remarquer par une efficacité remarquable contre les bandes du FLN. Dès aout 1957, le 2e bureau de lřétat-major du commandement supérieur interarmées note que Ŗle contre-maquis Si Chérif présente au départ de très bonnes garanties. Cette affaire mérite d‟être valorisée et, en même temps, son contrôle doit être renforcéŗ58. En mars 1958, un combat qui les opposa à une bande armée de lřarmée nationale de libération (ALN), se solda par la Si Chérif est alors âgé de 32 ans. Il avait passé onze ans dans lřarmée française dont deux séjours en Indochine. Il avait été capturé par le FLN dans une embuscade alors quřil servait dans les spahis. Après avoir été employé comme coolie, il avait rejoint les rangs de la rébellion et était devenu chef de la Wilaya 6 dont le noyau était formé de Kabyles. 56 SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau du 15 juillet 1958 57 SHD 1 H 1707 d1, Instruction personnelle et secrète n° 1046/TS du 23 juillet 1957 relative à la coopération de Si chérif à la lutte contre la FLN 58 SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau sur les contre-maquis, 2 août 1957. 55 394 Stratégique mort de 70 rebelles et la récupération dřimportantes quantités dřarmes. En juillet 1958, cette force constitue une harka de 600 hommes, bien équipés et armés, dénommée Forces Auxiliaires Franco-Musulmanes (FAFM). Le 2e bureau du commandement en chef en Algérie, juge que cette harka a déjà rendu et pourra continuer à rendre dřexcellents services à la cause de la pacification et que Ŗson attitude actuelle est celle d‟une franche collaboration. Après les événements du 13 mai, il est venu avec sa garde au Forum d‟Alger et a pris la parole, manifestant publiquement son loyalisme à la cause françaiseŗ59. Il est intéressant de noter que ce chef rallié sřinquiétait régulièrement sur le statut de ses hommes. Le 11 mai 1958, il adresse un message au général commandant la 20e DI : ŖM‟étant rallié à vous, mon général, j‟ai l‟honneur de vous faire part des mes inquiétudes. Depuis dix mois, servant sous le drapeau français, mes hommes ont risqué leur vie chaque fois qu‟on leur a demandé. Ceux qui sont morts ont laissé derrière eux des femmes et des enfants aujourd‟hui sans ressources. Ceux qui sont en vie s‟interrogent sur leur avenir. J‟aimerais pouvoir vous parler de ces questionsŗ60. Le général de Pouilly, commandant la 20e DI, adressant ce message au général commandant le corps dřarmée dřAlger, souligne que Ŗson angoisse est légitime. Il est urgent de donner un statut aux ralliés servant sous le drapeau françaisŗ61. Le souci de Si Chérif de voir ses hommes dotés dřun statut clair reprend en partie les termes dřune lettre envoyée le 10 décembre 1957 au général Salan, commandant supérieur interarmées, en réaction au ralliement de Bellounis et à la création de lřANPA. Il y déclare : ŖJe viens d‟apprendre avec stupéfaction et une profonde amertume qu‟il y avait désormais deux armées en Algérie. L‟armée française, celle à laquelle je me suis entièrement rallié avec mes hommes pour lutter contre notre ennemi le FLN (…). Une armée de Bourbaki, commandée par un pseudo-général Mohammed Bellounis, dénommée “Armée Nationale du Peuple Algérienŗ (…). Si M. Mohammed Bellounis veut participer aux opérations qui ramèneront la paix en Algérie, qu‟il fasse comme moi, c‟est-à-dire qu‟il se rallie purement et 59 60 61 SHD 1 H 1707 d1, Fiche du 2e bureau du 15 juillet 1958. SHD 1 H 1707, Annexe à la lettre n° 885/ZSA/1 en date du 11 mai 1958. SHD 1 H 1707, Lettre n° 885/ZSA/1 en date du 11 mai 1958. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 395 simplement au drapeau français, le seul respectable sur cette terre. Comme il a trompé les 1 200 FLN qui se sont engagés chez lui parce que justement ils le considéraient toujours comme indépendant de la France et futur interlocuteur valable, il trompera également la France. Soyez en persuadé mon généralŗ62. À partir de septembre 1958, les hommes de Si Chérif disposent dřun statut particulier, à mi-chemin entre les harkis et les soldats réguliers. ŖSur la demande de leur chef, et pour reconnaître les nombreuses preuves d‟attachement données à la mère patrie par les FAFM, le commandant a fait étudier la possibilité d‟accorder à cette unité une situation matérielle améliorée et plus stableŗ63. En fait, Si Chérif ne souhaitait pas que ses forces soient transformées en unité régulière, ni que ses hommes contractent un engagement définitif. De plus, le commandement français comprit rapidement quřil était impossible de connaître et de tenir à jour la situation personnelle de chacun des membres des FAFM. Pourtant, les responsables français accordèrent des avantages précis à cette force : la solde des FAFM était calculée sur le taux des Groupes Mobiles de Sécurité, des allocations familiales furent versées individuellement aux membres des FAFM chargés de famille, les membres des FAFM bénéficiaient des avantages accordés aux harkis en matière de soins médicaux. À cette date, les FAFM comprennent, administrativement, 5 compagnies de 110 hommes, 1 compagnie de commando à 110 hommes, 1 groupe dřagents de renseignement à 40 hommes et un effectif de 20 hommes considéré comme Ŗvolantŗ64. En septembre 1959, le général commandant en chef les forces armées en Algérie décide de réorganiser progressivement la situation des FAFM. Six officiers, dont un médecin, 12 sous-officiers et 72 hommes de troupes métropolitains sont affectés aux FAFM pour encadrer les supplétifs65. Notons cependant que le directeur du service de lřintendance en Algérie, en conclusion dřune étude sur la situation administrative du djich de Si Chérif, explique que Ŗles FAFM n‟ont pas d‟existence légale. Elles constituent des forces que l‟armée utilise en mettant à leur disposition de 62 SHD 1 H 1707, Fiche n° 7618/EM/10/2/RIDO du 28/12/1957 SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, pièce n° 4. 64 SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, pièce n° 4. 65 SHD 7 U 786 d11, Statut et organisation des FAFM, annexe 3 à la lettre n° 2585/ZSA/I/FA.IS du 11 septembre 1959. 63 Stratégique 396 l‟armement et des matériels gérés par une formation régulière, le 2° RIŗ66. Un rapport de la direction de la sûreté nationale en Algérie du 29 juin 1961, explique que le colonel Si Chérif, à la tête de 900 hommes armés, Ŗaurait été contacté par des “officiers de l‟OAS (sans doute les ex-colonels Godard et Gardes) et il y aurait eu une entente formelle, selon laquelle, il prendrait le « djebel », chercherait à conquérir les sympathies de la population civile musulmane et se rallierait ensuite à l‟OASŗ67. Il nřexiste pas, dans les archives actuellement consultables, de documents permettant dřétayer cette hypothèse de ralliement à lřOAS. Bien plus, une lettre du commandant supérieur des forces en Algérie, le général de corps aérien Fourquet, rédigée en mai 1962, montre que les FAFM du colonel Si Chérif ont été mises à disposition de lřexécutif provisoire pour renforcer les forces de lřordre. Notons que le général Fourquet insiste sur le caractère particulier de cette unité. Il précise que Ŗl‟exécution de missions comparables à celles des compagnies de la force locale, ne doit soulever aucune difficulté. Si par contre il était envisagé d‟engager offensivement les FAFM contre des bandes dissidentes, il conviendrait alors de faire connaitre à l‟Exécutif provisoire l‟obligation dans laquelle nous nous trouverions de retirer au préalable tous les personnels, cadres et techniciens de souche européenne. J‟ajoute que l‟utilisation de matériels de l‟armée française dans de telles opérations peut être, à bien des égards, inopportuneŗ68. * * * Ainsi, dans une guerre irrégulière, le ralliement dřanciens rebelles présente dřévidents avantages tactiques et politiques. Une parfaite connaissance du milieu humain et physique, une maîtrise des méthodes de lřadversaire, des réseaux de renseignements solides et efficaces constituèrent les atouts des unités de ralliés supplétifs engagés aux côtés des troupes françaises dans les guerres dřIndochine et dřAlgérie. Les commandos de ralliés 66 67 68 SHD 7 U 786 d11, Lettre n° 1199/3 du 5 juillet 1961. SHD 1 H 1707, Note n° 60/TS/SNA/Cab du 29 juin 1961 SHD 1 H 1320 d1, Lettre n° 1852/CSFA/EMI/3 OP/E du 24 mais 1962. Les supplétifs et ralliés en Indochine et en Algérie 397 du Tonkin illustrent parfaitement cette aptitude à la contreguérilla et à la recherche de renseignements. Cependant, la ralliement dřanciens adversaires suppose une prise de risque certaine qui ne doit pas être occultée par les responsables militaires et politiques. Les trahisons et les manipulations restent une possibilité qui ne peut être écartée. Le commando Vandenberghe a été détruit par le Vietminh par la faute dřun traitre, lřexpérience Bellounis sřest terminée dans le sang. Recruter dřanciens adversaires doit répondre à une stratégie claire, où la prise de risque est calculée, mais reste indubitablement un facteur dřefficacité pour des troupes étrangères peu habituées à la guerre irrégulière. Lřexemple récent des tribus sunnites de la province dřAl Anbar, en Irak, ralliées aux forces américaines, le montre. La peur et le cœur. Les incohérences de la contre-guérilla française pendant la guerre d’Algérie Michel GOYA n reparle beaucoup, depuis quelques années, dřune école militaire française de la contre-guérilla en Algérie pour sřen inspirer ou pour la vouer aux gémonies. La vérité est quřil y a surtout eu une conjonction de plusieurs courants de pensée, souvent contradictoires, qui, au prix de sacrifices considérables (10 morts chaque jour pendant plus de sept ans, 2% du produit intérieur brut par an), est parvenue certes à briser lřorganisation militaire du Front de libération nationale (FLN) en Algérie et à obtenir le sentiment dřune adhésion de la population musulmane. Mais ce résultat précaire, rendu inutile par les choix politiques du général de Gaulle et largement mythifié avec le temps, a été acquis au prix dřune profonde crise morale interne et de la dégradation de lřimage de lřarmée au sein de la nation française. Dans ces conditions, il est apparaît difficile de parler de Ŗmodèleŗ français de contre-guérilla. O LA BRUTALITÉ DES “AFRICAINS” Les débuts des conflits au milieu des populations nřont pas le caractère net des déclarations de guerre. Pour autant, la qualité du diagnostic initial y est essentielle, car elle détermine largement le cadre des évolutions futures. Au matin du 1er novembre 1954, après la trentaine dřattentats de la nuit, personne en France ne pense vraiment quřune guerre vient de 400 Stratégique commencer. On ne sait dřailleurs pas si les terroristes sont des communistes, des nationalistes, de simples mécontents ou des gangsters. Le gouvernement hésite donc sur la politique à adopter et se contente dřordonner aux forces de lřordre de rétablir la paix publique. Cette première vision de simple trouble à lřordre public rencontre alors celle de beaucoup dřofficiers supérieurs de lřArmée dřAfrique pour qui Ŗl‟Arabe ne comprend que la forceŗ1, formant ainsi un mélange désastreux. Outre lřarrestation arbitraire de tous les nationalistes modérés (privant ainsi lřexécutif de tout interlocuteur politique et fournissant des centaines de recrues au FLN), les premières opérations conjuguent le principe de Ŗresponsabilité collectiveŗ2, consistant à punir un village abritant des Ŗhors la loiŗ, et le cadre juridique métropolitain pour lřinterpellation de ces mêmes hors la loi, cadre si contraignant quřil incite à ne pas faire de prisonnier. Si on ajoute lřindulgence vis-àvis des Ŗratonnadesŗ des ŖEuropéensŗ et les pratiques policières traditionnellement Ŗmuscléesŗ, cette guerre sans nom prend dřemblée un tour brutal, parfaitement assumé par le général Cherrière, commandant en Algérie, qui annonce : ŖNous devons réagir brutalement […]. Nous l‟avons bien vu lors des massacres de Guelma et de Sétif en 1945. Le général Duval a mis tout le paquet et a maté la rébellion. Nous devons faire de même aujourd‟hui si nous voulons éviter une guerre longueŗ3. En termes de processus de production dřidées, on peut qualifier cette première approche dřheuristique simple, cřest-àdire une méthode non élaborée reposant sur des solutions que lřon juge éprouvées. Dans des contextes où les décisions doivent être prises sous contrainte de temps, cette méthode a le mérite de la rapidité, mais huit mois plus tard, malgré lřarrivée de premiers renforts et lřinstauration de lřétat dřurgence (avril 1955), force est de constater que cette politique dure, qui marquera les pratiques ŖIls se disent de « Vieux Africains ». Vieux, en effet, pas tellement par l‟âge mais plutôt par l‟esprit. Ils seraient tout à fait aptes à faire face à une révolte du genre de celle d‟Abd el-Kader. Ils sont beaucoup moins à l‟aise devant la subversion. Ils ne la conçoivent pasŗ. Colonel Godard, Les Paras dans la ville. Mais de manière schizophrénique, cette armée dřAfrique est aussi lřarmée des affaires indigènes et des régiments de tirailleurs. 2 Directive du 14 mai 1955 du général Cherrière. 3 Raoul Salan, Mémoires : Fin d‟un Empire, tome 3, Algérie française, Paris, Presses de la Cité, 1972. 1 Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 401 jusquřà la fin de la guerre, ne donne pas les résultats escomptés. La guérilla prend même de lřampleur. La phase exploratoire doit donc continuer, en faisant appel cette fois à des heuristiques élaborées, cřest-à-dire fondées sur des corpus de doctrine qui ont fonctionné dans des situations analogues. LES MALADRESSES DES “MÉTROPOLITAINS” Le général Lorillot remplace le général Cherrière en juillet 1955. Comme son prédécesseur, il met lřaccent sur la destruction des bandes rebelles et réclame pour cela des effectifs beaucoup plus importants. Les débats internes sont difficiles4, car renforcer lřAlgérie ne peut se faire quřau détriment de la modernisation des forces affectées à lřOTAN, mais lřémotion causée par les massacres du 20 août 1955 dans le Constantinois (une centaine dřEuropéens et un millier de Musulmans tués) fait basculer le gouvernement. On va passer ainsi de 80 000 hommes en novembre 1954 à 400 000 en août 1956. Cet afflux massif a plusieurs conséquences imprévues. Ceux qui ont connu lřisolement de lřIndochine y voient le symbole de lřimplication de la nation, mais sans comprendre que cela introduit aussi lřopinion publique et les médias dans un conflit où les intérêts vitaux du pays ne sont pas en jeu. Surtout, ces renforts sont loin de donner le rendement attendu. On est incapable de former, dřarmer et dřencadrer correctement ces centaines de milliers dřhommes, souvent peu motivés, qui finissent dispersés dans des états-majors pléthoriques ou dans les innombrables demandes de protection locales. Cette médiocrité générale se traduit finalement par 8 000 morts par accidents divers (de tir en particulier) et à peu près autant dans les combats que nous subissons (embuscades, coups de main de nuit, etc.). Des ressources financières considérables sont ainsi absorbées, qui auraient été plus utiles ailleurs, notamment dans lřaide à la population musulmane, et au bilan, les effectifs des unités qui manœuvrent réellement restent inférieurs à celui des fellaghas (15 000 contre 20 000 environ en 1956). Qui plus est, ces divisions ont du mal à se débarrasser des habitudes de métropole et dřAllemagne. Le général Lorillot a Le général Guillaume, chef dřétat-major général, et le général Zeller, chef dřétat-major de lřarmée de terre, demandent à être relevés de leurs fonctions. 4 402 Stratégique imposé le bataillon comme pion tactique de base et les opérations de ratissage de 1955-1956 se limitent le plus souvent à des allersretours de colonnes motorisées incapables dřaccrocher les petites bandes de felleghas. En désespoir de cause, ne parvenant pas à distinguer les combattants des civils, on décide de créer des Ŗzones interditesŗ à la population, dans lesquelles tout Musulman sera forcément un fellagha. Ces façons de faire désespèrent les vétérans dřIndochine. En 1956, le colonel Trinquier écrit au général Salan : Depuis deux ans on tâtonne ; il faudra encore deux ans pour redécouvrir et mettre au point des méthodes pourtant connues […]. Beaucoup de gens m‟avaient dit : “Rien de ce que vous avez fait en Indochine ne pourra s‟appliquer en AFN, le terrain, le milieu, les conditions de la lutte, tout est différent”. Or rien n‟est plus faux, mais il faudrait dans la masse des renseignements tirés d‟Indochine déterminer ceux qui peuvent s‟appliquer ici. Or je ne pense pas que quelqu‟un ait même essayé de faire ce travail. Salan lui répond : Le plus grave défaut de notre armée actuelle, c‟est qu‟elle travaille trop ! Tous les bureaux sont noyés sous la paperasse ! Nos chefs, trop absorbés par des questions secondaires, n‟ont plus le temps de réfléchir et de penser aux questions importantes. Ils ne dominent plus aucun problème. En dépit des déclarations officielles, on est partout sur la défensive. Malgré nos grands moyens, nous parons simplement les coups comme nous pouvons, mais toujours à courte vue, dans l‟immédiat5. En parallèle des divisions métropolitaines, les régiments parachutistes et lřarmée de lřair constituent les laboratoires dřune autre voie qui combine lřimitation de lřadversaire dans sa légèreté, avec la maîtrise de la troisième dimension. Avec la bataille dřAlger en 1957, ces unités apprennent aussi à organiser un renseignement de contre-guérilla. Par capillarité, les Bigeard et 5 Raoul Salan, op. cit., p. 49. Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 403 autres Jeanpierre font école sur lřensemble des forces françaises en Algérie. LES ILLUSIONS DES “COLONIAUX” Au même moment, un autre courant considère que le véritable enjeu nřest pas la destruction des katibas, mais le contrôle de la population musulmane selon le principe quřune fois ce contrôle obtenu, le Ŗpoissonŗ guérillero, privé dřeau, ne pourra survivre. Ce courant lui-même comprend deux branches distinctes. La première, dans la tradition des bureaux arabes et très inspirée des méthodes de Lyautey6, sřefforce de pallier la sousadministration et la misère de la population musulmane grâce à des sections administratives spéciales (SAS) constituées dřun officier, dřun sous-officier, dřune trentaine de harkis et de plusieurs spécialistes civils ou militaires (médecin, instituteur, comptable, infirmière, radio, etc.). Les premières SAS sont créées en mai 1955 dans les Aurès-Nementchas, sur lřinitiative du général Parlange puis lřexpérience est étendue à lřensemble de lřAlgérie par le ministre Soustelle contre lřavis de nombreux ŖEuropéensŗ et même de militaires qui voient là une dispersion des efforts sur une mission bien peu gurrière. Au bilan, pour un investissement limité et des pertes assez faibles (82 officiers et sous-officiers SAS sont assassinés), les 700 SAS sřavèrent un redoutable instrument de lutte contre le FLN, grâce au contact qui est renoué avec la population et la source de renseignement qui en découle. Pourtant, cette expérience ne pouvait quřéchouer au regard de lřampleur de la tâche, de son insuffisance à contre-balancer la peur inspirée par le FLN, de son incompatibilité avec les pratiques militaires dures, mais aussi de la contradiction entre cette vision dřintégration totale des Musulmans et celle des deux Ŗétats finaux recherchésŗ à partir de 1958 : lřŖAlgérie françaiseŗ (sous domination européenne)ŗ ou ŖJe crois comme une vérité historique que, dans un temps plus ou moins lointain, l‟Afrique du Nord se détachera de la métropole. Il faut qu‟à ce moment-là - et ce doit être le suprême but de notre politique - cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à se tourner avec affection vers la France. À cette fin, il faut dès aujourd‟hui nous faire aimer d‟euxŗ. Lyautey, le 14 avril 1925, devant le Conseil de la politique indigène. www.islam-maroc.gov.ma 6 404 Stratégique lřindépendance. Pour plus de prudence, les SAS sont Ŗdémilitariséesŗ à partir de 1960. Un second groupe dřofficiers prend pour modèle le Vietminh, dont ils ont pu mesurer lřefficacité. Eux-aussi estiment que la population musulmane est le Ŗcentre de gravitéŗ mais leur combat contre le communisme a introduit des biais dans leur raisonnement. Le premier est quřils considèrent que le conflit en Algérie sřinscrit dans le cadre dřune guerre subversive mondiale. Cela les conduit à nier la part de nationalisme dans le combat des fellaghas et, surtout, à considérer que si lřAlgérie devient indépendante, cřest la France elle-même qui devient menacée. Le deuxième biais est que, selon eux, la peur inspirée par le rebelle ne peut vraiment être combattue que par une contre-peur plus puissante. Lřarrivée du général Salan en décembre 1956 et la victoire sur le terrorisme à Alger au printemps 1957 donnent une grande extension à cette Ŗguerre psychologiqueŗ ou Ŗrévolutionnaireŗ. Les grandes opérations sont délaissées au profit dřune pression permanente sur la population (présence dans les villages, fouilles des gourbis, interrogatoires de Musulmans pris au hasard7) qui est largement regroupée dans des camps afin de mieux la contrôler. Une fois la contre-peur établie, lřétape suivante consiste à marteler un message politique élaborée par le 5e bureau par tous les moyens possibles de la Ŗpropagande blancheŗ (revues, bandes dessinées, tracts, haut-parleurs, etc.), puis à compromette le maximum de Musulmans en les intégrant dans des organisations dřanciens combattants, de jeunes, de femmes, etc. Là où les SAS voulaient conquérir les cœurs, les 5e bureaux recherchent la domination des esprits. Victoire à la Pyrrhus Lřarrivée au pouvoir du général de Gaulle sonne le glas de la guerre psychologique. De Gaulle lui-même considère ces théories comme puériles (“Foutez-moi la paix avec votre guerre subversive. On ne peut à la fois manier la mitraillette, monter en Directive de janvier 1957. Les interrogatoires doivent être Ŗpoussés à fondŗ (note du 11 mars 1957). 7 Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 405 chaire et donner le biberon !ŗ8) et en 1960 Pierre Messmer, ministre des Armées, supprime les 5e bureaux et le Centre interarmées de guerre psychologique (“hiérarchie parallèle de commissaires politiquesŗ)9. Le nouvel exécutif suit en cela beaucoup de chefs militaires qui sont exaspérés dřêtre devenus Ŗles domestiques à la botte des 5e bureaux […] suprématie du territorial sur l‟opérationnelŗ10 et qui, à la fin de 1958, sont heureux de voir le nouveau commandant du théâtre, le général Challe, redonner la priorité à la destruction des bandes rebelles. La capacité de manœuvre est augmentée au détriment du quadrillage, puis concentrée dřOuest en Est dans de grandes opérations de nettoyage qui vont durer presque deux ans. Après plus de trois ans de tâtonnements, la phase exploratoire semble déboucher sur une véritable analyse et faire place à la phase dřexploitation dřun paradigme à peu près établi. Pour autant, le champ des possibles reste balisé par le passé dont les succès et les erreurs ne sont pas abolis dans les mémoires des habitants ou des militaires. Le plan Challe ne fait dřailleurs pas forcément lřunanimité parmi ces derniers, notamment chez les tenants les plus durs de la guerre révolutionnaire. Pour le colonel Argoud, Le général [Challe] aborde le problème avec une optique d‟aviateur. Il n‟a de la guerre révolutionnaire qu‟une connaissance livresque. Il n‟en a pas saisi la philosophie. Réagissant en technicien, il ignore les problèmes de la troupe, de la population. Il est confirmé dans cette attitude par son entourage, composé d‟une majorité d‟aviateurs et d‟officiers d‟état-major de type classique […]. Lancée sur un objectif secondaire [la destruction des bandes], sa manœuvre ne put donner que des résultats partiels11. 8 Jean-Raymond Tournoux, cité par Paul et Marie-Catherine Villatoux, La République et son armée face au “péril subversifŗ, Paris, Les Indes savantes, 2005, p. 551. 9 Pierre Messmer, Après tant de batailles, 1992, Paris, Albin Michel, p. 271. 10 Colonel Langlais alias Simplet, ŖGuerre révolutionnaire, guerre psychologique ou guerre tout courtŗ, Revue militaire d‟information, n° 309, octobre 1959. 11 Jacques Duquesne, Comprendre la guerre d‟Algérie, Paris, Perrin, 2003, p. 189. 406 Stratégique Les résultats sont pourtant là, puisquřen 1960 lřarmée de libération nationale est réduite de moitié et, asphyxiée entre les barrages sur les frontières du Maroc et de la Tunisie, elle ne compte plus comme force combattante. On oublie cependant de dire que cette destruction nřaurait pu se faire sans lřaccélération de la politique de regroupement des populations rurales, qui finit par toucher 2,3 millions de personnes (presquřun tiers de la population musulmane). Ce qui aurait pu être admissible si la France avait fait lřeffort nécessaire pour faire vivre dignement cette population, devient honteux et même contre-productif lorsque ces populations sont laissées dans un état misérable, ce qui finit par être le cas le plus fréquent12. La population dans la boîte opaque En 1960, la grande majorité de la population musulmane est dans la position du chat de Schrödinger13, de gré ou de force à la fois proche des Français et du FLN. Nombre de familles ont dřailleurs simultanément un homme dans les harkis et un autre parmi les fellaghas. Chaque camp peut donc revendiquer, en toute bonne foi, la victoire dans Ŗla bataille des cœurs et des espritsŗ14. Comme dans la fausse expérience de Schrödinger, il faut alors lřapparition dřun révélateur, politique cette fois, pour dénouer cette contradiction. Dans les conditions politiques du début des années 1960, ces révélateurs ne sont plus que deux : lřindépendance de lřAlgérie ou lřengagement massif de la France dans lřintégration totale des Musulmans. Finalement, le résultat politique de la victoire militaire du plan Challe nřest que de pouvoir placer ce choix entre les mains de lřexécutif français et non celles du FLN. Or le 12 Le 22 décembre 1960, le général Parlange, créateur des SAS et inspecteur des camps de regroupement, demande à être démis de ses fonctions, constatant le décalage entre le rythme de formation des camps et celui des fonds qui leur sont alloués. 13 Dans cette expérience fictive, le physicien Erwin Schrödinger imagine un chat enfermé dans une boîte fermée avec un système aléatoire de désintégration atomique qui a une chance sur deux de le tuer au bout dřune minute. Selon la théorie quantique, tant que lřouverture de la boîte nřest pas faite, le chat est simultanément vivant et mort. Cřest lřouverture (cřest-à-dire lřobservation) qui provoque le choix de lřétat. 14 Cette expression est généralement attribuée à Sir Gérard Templer, hautcommissaire en Malaisie de 1951 à 1954. Les incohérences de la contre-guérilla française en Algérie 407 général de Gaulle a fait son choix depuis longtemps, mais il nřa pu le dévoiler plus tôt, tant lřaction militaire était devenue la continuation de sa propre vision, floue et rétrospectivement peu réaliste, mais suffisamment puissante pour lui donner un axe et lui donner le sentiment dřapprocher la victoire. En prenant de la cohérence, lřaction militaire sřest elle-même piégée dans un sentier qui ne lřamenait pas dans la direction du réalisme politique à long terme du général de Gaulle. Dès lors, le drame était inéluctable, ouvrant la porte à une version française du Ŗcoup de poignard dans le dosŗ. Il est possible de sřenorgueillir dřavoir éliminé au total plus de 180 000 combattants rebelles15 (mais avec un rapport global de pertes de 3 contre 1, peu flatteur compte tenu de lřécrasante supériorité des moyens des Français) et de considérer quřainsi les militaires français ont rempli leur mission, avant dřêtre trahis par lřéchelon politique. Mais on peut se demander aussi comment ont pu apparaître, dans une population de 8 millions de Musulmans, plus de 200 000 volontaires pour combattre dans les pires conditions (une telle proportion en Afghanistan donnerait actuellement 800 000 combattants Talibans). Le FLN menait effectivement une guerre psychologique auprès de la population musulmane et de lřopinion publique française. Mais, dans ce type de guerre, qui est avant tout une confrontation de projets politiques dans le cadre dřune sorte de campagne électorale violente, les différents gouvernements français nřont jamais pu proposer quelque chose de vraiment réaliste qui pût à la fois sřopposer à la vision du FLN et guider lřaction militaire. Dřun autre côté, celle-ci, par ses erreurs de perceptions, lřerrance des conceptions et lřincapacité à conjuguer la lutte contre les fellaghas avec une action cohérente auprès de la population, a contribué aussi à ce que le FLN gagne la bataille des esprits, sinon celle des cœurs. Rétrospectivement, il semble que plus que de Ŗsystèmeŗ cohérent de contre-guérilla, il vaille mieux parler de Ŗschizophrénie tactiqueŗ, dont la face sombre a été, à la fois, refoulée par lřinstitution militaire et régulièrement mise en avant par tous ceux qui veulent se faire une gloire universitaire ou politique facile. François-Marie Gougeon, The “Challe Planŗ, counter-insurgency operations in Algeria, 12/1958-04/1959, Master of military studies, Command and staff college, Marine Corps University, Quantico, Virginia, 22134-5068. 15 L’artillerie dans la lutte contre-insurrectionnelle en Algérie 1954 – 1962 Norbert JUNG L e 11 février 2009 un officier dřartillerie parachutiste est mort au combat en Afghanistan dans la province sud de Kaboul. Participant à lřencadrement et à la formation dřune unité de lřarmée afghane, il est tombé dans une embuscade obéissant aux modes dřaction classique de la guérilla : explosion dřune charge télécommandée de circonstances à proximité dřun véhicule du convoi, puis déclenchement dřun feu précis et meurtrier sur le personnel débarqué avant une exfiltration. Lřaction aura durée un peu moins dřune dizaine de minutes. Cet évènement va sřinscrire dans la chronique des tragédies ordinaires de la lutte contre-insurrectionnelle face à un adversaire fuyant et obéissant à ses propres règles. Il ne peut nous empêcher de nous reporter soixante ans en arrière en Algérie, pour au moins deux raisons. La première parce que la nature de lřengagement, le terrain, lřadversaire et ces modes dřaction présentent un certains nombre de similitudes, même si, en soixante ans, un bond technologique conséquent a été réalisé dans lřéquipement et la protection des unités déployées au sol. La seconde raison réside dans le déroulement des vingt-cinq ans de carrière de cet officier. Titulaire dřun diplôme universitaire de lettres modernes, il sera sous-officier chef de pièce sur lřobusier américain 105 HM2 déjà en service en Algérie, avant de devenir sous-officier adjoint à lřofficier de tir. Breveté chuteur opérationnel, il rejoindra une équipe de commandos parachutistes, avant dřen prendre le commande- 410 Stratégique ment au grade dřadjudant. Promu officier, il se verra confier, au grade de capitaine, le commandement dřune unité élémentaire au sein du régiment dans lequel il avait commencé sa carrière. Ce parcours professionnel illustre la dualité de lřarme fondée sur le feu et le renseignement, mais aussi et dřune certaine façon sur la combinaison de lřaction et de la pacification. Les campagnes de cet officier sont particulièrement significatives de la diversité des actions susceptibles dřêtre menées par lřartillerie. De la conquête dřAl Salman en 1991, au siège de Sarajevo en 1995, en passant par le Rwanda en 1994 ; de lřassaut de la maison de la radio de Bangui en 1996 à celui de lřaéroport dřAbidjan en 2004, il aura été tour à tour artilleur par le feu et le renseignement, mais aussi fantassin, commando et pacificateur. Il ne sřagit pas dřune oraison funèbre, mais bien de dresser le constat de la diversité et de la similitude avec les opérations menées en Algérie. Cet article a la modeste ambition de retracer succinctement les conditions de lřemploi de cette arme dans une guerre dont les aspects tactiques et techniques ont durant longtemps laissé la place aux aspects politiques, où les débats, davantage animés par lřémotion que par la raison, sur fond de repentance et de culpabilité refoulée, nřont pas permis in fine dřen tirer tous les enseignements. Cet article sřappuie à la fois sur le travail de recherche mené par la Fédération nationale de lřartillerie et sur lřexploitation des documents de lřinspection de lřArme de lřépoque à Paris ou à Alger, ainsi que sur les Cahiers de l‟artillerie de 1957 à 19611 pour montrer lřampleur du défi relevé. Après avoir retracé le cadre de lřengagement, seront présentés les modes dřactions classiques et spéciaux mis en œuvre dans les opérations, avant de sřattarder sur les hommes qui ont mené les combats et leur formation. Bibliothèque de lřÉcole de guerre. Les Cahiers de l‟artillerie du premier semestre 1957 au premier semestre 1961. 1 L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 411 UN THÉÂTRE D’OPÉRATION DIFFICILE MARQUÉ PAR UNE GÉOGRAPHIE TOURMENTÉE ET UN ADVERSAIRE INNOVANT Un terrain et un climat difficile et tourmenté En 1959, un officier supérieur de retour dřun séjour de deux ans est appelé à témoigner devant le cours des capitaines à lřEcole dřapplication de lřartillerie à Chalon-sur-Marne. Il insiste sur la variété et la diversité du cadre et des situations, exigeant une polyvalence, terme nouveau à lřépoque. Pour être orthodoxe, et parlant d‟une guerre, je devrais commencer par vous définir au moins sommairement le théâtre d‟opération, l‟adversaire, les moyens et le dispositif avant d‟entrer dans le cœur du sujet… … Je ferai l‟économie du premier terme de l‟ensemble. Je suis convaincu que vous êtes familiers avec la géographie de l‟Algérie, ses races, son inquiétante poussée démographique et votre curiosité vous a certainement conduit à retrouver sur la carte ces noms qui tour à tour bénéficient d‟une curiosité malsaine de la presse pour retomber bientôt dans une humble obscurité : Palestro, Malouja, Sakiet, les Aurès ou les monts des Xsour. Je me contente donc d‟afficher cette simple carte qui met en évidence le relief tourmenté et si jeune qu‟il est encore parfois agité de redoutables frissons sismiques sur la majeure partie des 650 000 km2 du territoire ; l‟orientation générale Est Ouest des chaines de montagne ; les oppositions entre les crêtes humides et les plateaux secs. Gardez en outre en mémoire cette excellente définition des contradictions climatiques du pays : l‟Algérie est un pays froid où le soleil est chaud2. 2 Auteur anonyme, document extrait du fonds de documentation du Service historique de la défense. 412 Stratégique Pour les officiers engagés dans les opérations, le terrain se résume à peu près à cela : C‟est le djebel avec des sommets de plus de mille mètres, des vallées très profondes et encaissées, un terrain favorable à l‟adversaire. Le réseau routier peu dense ne permet les déplacements rapides que sur le pourtour de la zone d‟opérations. La pénétration se fait par des pistes créées ou refaites durant la belle saison et mises à mal par la pluie et la neige abondante de l‟hiver3. Un adversaire habile et insaisissable agissant aussi bien dans les campagnes que dans les villes présentant un véritable défi Cette partie nřa pas pour but de décrire lřhistorique et lřorganisation détaillée et complexe du FLN (Front de libération nationale) et de son bras armé, lřALN (Armée de libération nationale), mais de montrer comment il est perçu par les artilleurs à travers les documents et les témoignages de lřépoque ; quelle est leur impression, pour reprendre les termes employés dans la rédaction dřune conception de tactique. Dřune manière générale, lřensemble des cadres engagés sřaccordent à constater que le Ŗfellagha ce n‟est pas le vietminhŗ, il est beaucoup moins fanatisé et politisé que le viet-minh. ŖLřartillerie dans les opérations en Algérieŗ, Cahiers de l‟Artillerie, 1er semestre 1957. 3 L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 413 Son comportement dans lřaction se traduit le plus souvent par le refus de lřengagement. Il pratique le harcèlement des forces régulières et sřattache à semer le chaos, en ayant recours à la terreur sur les forces françaises et sur la population. Pour lřartilleur, lřadversaire cřest tout dřabord un objectif quřil doit acquérir et battre par ses feux. Ses traits essentiels sont les suivants : - une organisation politico-administrative, communément appelé OPA qui pousse ses racines profondément dans lřensemble de la population, sřen nourrit, la contrôle, lřexploite, et en particulier lui soutire les fonds nécessaire à la guerre ; - une armée très disparate, allant du commando léger à la bande importante, mais qui comporte néanmoins, lorsquřelle dispose de la liberté dřaction suffisante, des formations presque classiques dřinfanterie : bataillons ou fallaks, compagnies ou katibas, sections ou ferkas : À l‟extérieur, il a son organisation politique, son haut commandement, ses bases de ravitaillement et d‟équipement, des centres d‟instruction et un volume important de troupes bloquées là-bas par les barrages frontaliers. Ne pouvant les engager à l‟intérieur, il les garde comme l‟embryon d‟une armée nationale régulière, témoignant de son potentiel militaire en réserve et donc de sa puissance politique. Elles constituent la menace la plus grave qui pèse aujourd‟hui sur le développement heureux de notre pacification. Les atouts militaires de lřadversaire sont perçus par les officiers dřartillerie en 1960 de la façon suivante : Sa vertu première c‟est la rusticité, qui contraste à son avantage avec nos exigences de civilisés. Sa vertu seconde c‟est la fluidité. Il est pareil à ces gouttelettes de mercure qui se fractionnent au moindre choc et deviennent alors insaisissables. Il se fond immobile dans le paysage, avec un extraordinaire talent. Troisième écrasant avantage : la précision et la continuité de son renseignement. 414 Stratégique Le support que lui assure de gré ou de force et surtout de force grâce au terrorisme la masse musulmane, lui permet d‟obtenir le petit renseignement, celui qui touche à la vie quotidienne, à la routine de nos gestes, à ces funestes habitudes qu‟engendre le rythme trop régulier de notre machine militaire. Il peut ainsi mener à bien ses embuscades, ses attaques individuelles, ses gestes de terrorisme. Doublant cette source précieuse par son propre réseau d‟observation, il s‟attache également avec grand soin, à suivre les moindres mouvements de nos unités. Il sait parfaitement ce que signifient les colonnes de camions qui s‟ébranlent à l‟aube ou au milieu de la nuit en éclairant la route à grands coups de phares ; il sent venir l‟opération, le bouclage, il se disperse à la moindre alerte, rendant ainsi vaines nos actions les mieux concertées lorsqu‟elles n‟ont pas réussi à obtenir la surprise. Cet adversaire va se montrer extrêmement habile, non seulement à obtenir du renseignement mais également à lřexploiter afin de définir des parades efficaces et préjudiciables à lřefficacité des feux de lřartillerie, comme en témoigne lřextrait de ce document récupéré sur un cadavre de H.L.L (hors la loi, selon la formule consacrée à lřépoque pour désigner les fellaghas dans les documents dřétat-major) dans la région dřAkbou (zone Ouest constantinois) le 28 novembre 19574. Après avoir épuisé tous ses autres moyens, l‟armée française fait appel de plus en plus fréquemment à l‟aviation et à l‟artillerie pour essayer d‟amoindrir le potentiel militaire de l‟ALN. Comme les autres, ces armes seront vaines, mais le Moujahed doit constamment se tenir sur ses gardes et se préserver de leurs effets meurtriers. À ces projectiles qui pleuvent du ciel ou jaillissent de tous les replis du terrain, à ces engins qui à tout instant peuvent éclater sous ses pieds, le combattant QR/AB/10e RM/Commandement de lřartillerie/Note Nþ28/ART.10/3-OPE du 16 janvier 1958 4 L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 415 ne peut opposer que des mesures de protection habiles… Après avoir décrit, de façon précise et détaillée, le danger de lřartillerie pour les rebelles, il préconise les mesures suivantes : Dans tous les cas : pris sous un tir d‟artillerie, on doit aussitôt que possible, s‟écarter largement pour être sûr de sortir de la zone pilonnée. Si un tir tombe devant nous, faire un assez grand détour pour l‟éviter. pris sous un tir de mortier, on peut sortir rapidement de la zone battue ; mais par contre les coups tombant très dru dans cette zone étroite, on court de gros risques. Le rédacteur du bulletin de renseignement joint au document récupéré tire comme enseignement premier le fait que “les rebelles redoutent tout particulièrement, et c‟est bien normal, le tir en efficacité d‟emblée”. Tir contre lequel il nřexiste pas de parade efficace, si ce nřest celle de sřenterrer, ce que le terrain et les capacités détenus par les rebelles leur permettaient. Habile, rustique, insaisissable, cet adversaire va néanmoins être contré par la combinaison de plusieurs modes dřaction résultant dřune profonde remise en cause. Lřartillerie, employée de manière classique ou quasi-classique pendant les conflits précédents, va, sur ce nouveau théâtre dřopération, faire preuve dřimagination, de souplesse pour sřadapter à la fluidité de cette adversaire. Toute son organisation et son emploi vont en découler. UNE ORGANISATION À ADAPTER ET UN EMPLOI À RÉINVENTER L’organisation de l’artillerie en Algérie de 1954 à 1962 Les insurrections qui se produisent au Maroc et en Tunisie et gagnent rapidement lřAlgérie imposent, en raison des effectifs insuffisants en Afrique, un renforcement avec des unités provenant de la métropole ou évacuées dřIndochine. Lřenvoi en AFN des appelés du contingent et de disponibles rappelés ayant été 416 Stratégique décidé, les renforts, relativement limités en 1954, sont de plus en plus importants en 1955 et 1956, puis à peu près stabilisés en 1958. Lřartillerie (métropolitaine ou coloniale) constitue : - des groupes avec matériel ; - des groupes (parfois dénommés bataillons) à pied, sur le type des bataillons dřinfanterie ; - quelques formations particulières : groupe dřexpérimentation des centres sahariens, groupe aériens dřobservation dřartillerie (devenu groupes dřALAT en 1956). Au total, pendant la période 1954-1962, lřartillerie en AFN verra passer dans ses rangs (y compris les unités organiques déjà stationnées antérieurement) : - en Tunisie, 15 groupes et au Maroc, 22 groupes qui vont être pour la plupart transférés en Algérie après lřindépendance des protectorats et vont se retrouver dans les chiffres ci-après concernant lřAlgérie ; - en Algérie, 81 groupes. Après lřindépendance, toutes les formations vont être rapatriées en métropole (pour être dissoutes ou réinstallées) à lřexception de quelques unités maintenues : - dans les centres dřexpérimentation sahariens de Reggane et dřHammaguir qui seront évacués en 1966 (620e, 621e, 701e groupes) ; - dans lřenclave de Mers el-Kébir, 24e groupe et 457e GAA (groupe anti-aérien) jusquřen 1964, puis 10e Gama (groupe dřartillerie de marine) jusquřen 19675. Dřune situation initiale, en 1954, de quatre régiments, lřartillerie, en 1961 (point culminant de son engagement en effectifs et en matériel), comprend 55 000 hommes, dont 2 650 5 Almanach de l‟artillerie, 2002. L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 417 officiers, servant 700 canons et 120 radars tout en assurant le contrôle dřune partie importante du territoire6. Un emploi multiple, simultanément fixe et mobile, innovant et s’adaptant face au défi de l’adversaire et du terrain Lřorganisation de lřartillerie décrite précédemment va lui permettre dřêtre employée dans de multiples modes dřaction : du plus classique, à savoir lřappui feu des unités engagées dans les opérations de bouclage ou lřinterdiction du franchissement des barrages marocain et tunisien, au plus inhabituel, comme la participation en unité dřinfanterie au quadrillage ou à la pacification ; en passant par les plus spéciaux, à savoir lřaction en commando de chasse ou la participation à la création de ce qui va devenir la composante tactique de la dissuasion nucléaire. L’artillerie dans les opérations classiques d’appui-feu au profit des unités de contact Le pion tactique de référence pour cet emploi est le groupe canon. “Il est réparti en général sur le territoire d‟une zone et parfois appelé à fournir l‟appui de ses feux à deux zone voisines, aussi stationne-t-il sur l‟une ou l‟autre. De plus, à 2 ou 3 exceptions près, le commandant de groupe reçoit toujours une mission de commandement de quartier ou de sous-secteur. Si une ou deux de ses batteries sont vraiment dégagées de charges territoriales et disponibles en permanence, pour participer avec leur matériel aux opérations, les autres au contraire, travaillent pratiquement à pied et n‟interviennent qu‟assez rarement avec leurs canons”. Dans lřengagement, ce qui caractérise cette unité, cřest son éclatement et son aptitude à la coordination avec les moyens aériens (avions de chasse type T6 ou hélicoptère) du fait de lřimportance et de la polyvalence de ses moyens de transmissions, comme en témoigne cet article sur lřartillerie dans les opérations en Algérie de 1959 : Fédération nationale de lřartillerie, Artilleur en Algérie 1954-1962, Paris, Lavauzelle, 2007. 6 418 Stratégique Lřartillerie de lřopération comprend : - 1řofficier supérieur commandant lřartillerie, auprès du commandant de lřopération, avec un PC réduit ; - 3 batteries mobiles de 4 pièces de 105 HM2 adaptées à chacun des trois groupements ; - des sections dřartillerie de position implantées assurent le renforcement des feux dans les limites de leur zone dřaction. Cet ensemble est relié par un système de transmission comprenant : - un réseau de tir ; - un réseau de commandement (et de logistique) : Eu égard à l‟éloignement des batteries, il arrive que la situation transforme l‟adaptation en affectation automatique, notamment lorsque la liaison radio n‟est plus assurée qu‟en graphie. Dans ce cas, le Commandant de Batterie se trouve à son tour à la tête d‟une sorte de sous-groupement d‟artillerie, sa batterie coordonnant les renforcements de feu des sections des positions voisines. Enfin, preuve de son efficacité et de sa précision, ŖLes Régiments sont confiants dans leur artillerie et n‟hésitent pas à demander de tirer jusqu‟à tirer au ras des moustaches”. Au fur et mesure du déroulement des opérations, les unités se rodent et les procédures sřautomatisent en même temps que se renforcent la connaissance réciproque des hommes et des unités au contact avec ceux dont la mission est de les appuyer. ŖC‟est parce qu‟il a l‟habitude du feu que le DL du 20e GAP raccourcit encore le tir de 50 mètres alors que les obus couvraient déjà les premiers paras tombés lors de la contre-attaque rebelle de la côte 428”7. Cahiers de l‟artillerie, 2e semestre 1959. Extrait du compte rendu du commandant de groupement ayant participé à lřopération K 19 dans la zone de Sidi Ali Bou Nab visant 2 Katibas de la Wilaya dřAmirouche. 7 L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 419 L’artillerie en commando de chasse. L’action et la pacification combinée Cet aspect peu connu de lřemploi des unités dřartillerie sřexplique dřabord par le fait quřil a été occulté par le récit des commandos de chasse des unités dřinfanterie Ŗprestigieux” pour lesquels une littérature abondante est largement disponible, ensuite parce quřil y a peu de documents officiels relatant lřhistoire de ces unités, enfin parce que les témoignages sont rares. À lřorigine des commandos de chasse on trouve la directive numéro 1 du général Challe. Ces unités seront constituées par les secteurs, à raison d‟un commando au minimum par katiba stationnant ou séjournant fréquemment dans le secteur. Ils pourront aller du commando exclusivement européen (cas exceptionnel) au commando harkis encadré par des FSE8. Les résultats acquis jusqu‟à ce jour ont montré les aptitudes remarquables des harkis à la contre-guérilla et donc leur qualification particulière pour les “commandos de chasse”. L‟effectif devra être voisin de la centaine. … Afin de pouvoir prendre les katibas en chasse libre, les commandos ne doivent pas être astreints à respecter les limites des secteurs. Ceci est d‟autant plus 8 Français de souche européenne. 420 Stratégique impérieux que les katibas se tiennent souvent aux limites administratives. … Appui des commandos de chasse : - appui feu : les commandos de chasse devront disposer des moyens radio leur permettant de demander l‟appui de l‟artillerie et de l‟aviation. - appui intervention : les commandos de chasse devront pouvoir, lorsqu‟ils l‟estimeront nécessaire, disposer de l‟appui aussi rapide que possible d‟éléments d‟intervention leur permettant de détruire une katiba. Cette directive sera appliquée par les unités dřartillerie avec la mise sur pied dřun nombre important de commandos de chasse avec des modalités variables. Dans les régions où la concentration de rebelles était la plus forte, on trouvait deux types de commandos : - les commandos de type L ou commando de quartier mis sur pied par le régiment tenant le quartier en question ; - les commandos de type V mis sur pied à partir des volontaires de toutes les formations du secteur. Le commando de type V était une grosse unité dřenviron 150 hommes, souvent constituée dřun demi-commando musulman à base de rebelles chaouias ralliés et dřun demi-commando européen à base de volontaires. Son mode dřaction habituel était lřinfiltration discrète et profonde de nuit en zone rebelle, puis lřinstallation en poste dřobservation (chouf pour le commando musulman), le déclenchement des tirs sur les katibas localisés puis, phase la plus délicate, le décrochage et lřexfiltration. Le récit du sous-lieutenant de réserve de Kermoal montre lřadaptation de lřarme à mener des actions qui ne sont pas initialement les siennes, tout en y rajoutant une touche plus personnelle : Nous avons bien sûr fait des opérations d‟envergure dans le quartier, avec le concours d‟autres commandos et compagnies d‟infanterie, mais elles se sont révélées moins fructueuses à l‟expérience que la chasse libre… L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 421 Le 10 janvier sur un renseignement fourni par la SAS9, nous effectuons un bouclage rapide du village d‟Ain Titaouine, et sa fouille minutieuse avec quelques éléments de la SAS…Malheureusement si le bilan positif nous apportait 4 rebelles hors de combat dont le chef politico-militaire depuis longtemps recherché, et 4 armes dont un PM, nous relevons de notre côté un mort et deux blessés… Pas de katiba entière mise hors de combat. Non ! et pourtant que n‟avons-nous souhaité la rencontre avec cette section de Katiba ! Mais un travail cependant positif se soldant pour une période de six mois par une cinquantaine d‟armes récupérées et à peu près le double de rebelles mis hors de combat, sans parler des Organisations Politico-militaires locales, faciles du reste à traiter en raison de leur peu de conviction10. 9 Section Administrative Spécialisée, plus particulièrement chargée de la pacification. 10 Sous-lieutenant de Kermoal, Cahiers de l‟artillerie, 1960. 422 Stratégique Lřaction combinée des commandos de chasse et des SAS va sřavérer être dřune redoutable efficacité. Le FLN les redoute et lřOPA nřa pas de pires ennemis. Son quasi démantèlement à la fin du conflit est à porter à leur crédit. Le défi de la formation et de l’instruction. Maintenir la cohésion et préserver la cohérence À lřinstar de cet officier supérieur sřadressant au cours des capitaines de lřÉcole dřapplication de lřartillerie en 1960, on ne peut que constater que lřArtillerie en Algérie a davantage lřapparence dřune mosaïque que celle dřun ensemble cohérent. Cela sřexplique par la diversité de ses missions, son emploi nřayant pas toujours un lien direct avec sa finalité, et par lřétendue des matériels mis en œuvre. À cela, il convient dřajouter lřhétérogénéité de lřarme entre métropolitains, coloniaux et parachutistes dřune part, entre soldats de métier, appelés du contingent et supplétifs dřautre part. La nécessaire cohésion de lřensemble passe en premier lieu par ses organismes de formation, dont la tâche va être lourde. En métropole, ils sont principalement au nombre de deux : lřEAA pour la partie canon à Chalon-sur-Marne et lřESAA (École de spécialisation antiaérienne) à Nîmes. Il va leur falloir développer en parallèle deux types dřinstruction, lřune centrée sur le cœur du métier, à savoir lřappui, lřautre centrée sur lřapprentissage des missions dřinfanterie, comme le précise le témoignage du colonel Pellissier11: Dès 1956, l‟École d‟application de l‟artillerie partagea ses promotions suivant les besoins et les demandes des unités d‟Algérie en deux parties : des brigades purement artillerie et des brigades infanterie…Les brigades infanterie avaient un programme moins chargé en école à feu et en service en campagne, remplacés par des cours de combat théoriques et pratiques d‟armement, et par une instruction élémentaire sur le terrorisme et le combat en zone urbaine. Un officier en charge de la formation des élèves officiers de réserve à Nîmes dresse quant à lui le constat suivant : ŖL‟ins11 P. Pellissier, Saint-Cyr-Génération Indochine-Algérie, Paris, Plon. L‟artillerie dans la lutte de contre-insurrection en Algérie 423 tructeur d‟EOR ne forme plus des officiers de réserve sol-air, ce qu‟un vulgaire pékin appellerait DCA, il prépare tout bonnement des chefs de section pour les combats d‟Algérie qui sont essentiellement une guerre de fantassins…”. Aux écoles viennent sřajouter les centres dřinstruction jumelés à des corps quřils étaient chargés dřalimenter. Difficile et ingrate était leur tâche. Difficile, parce quřelle consistait le plus souvent en un travail à la chaîne pour faire du rendement hors des normes de lřarme, provoquant chez les instructeurs un risque de marginalisation. Ingrate, parce que cela consistait pour les cadres à instruire continuellement des recrues, sans jamais pouvoir bénéficier du résultat de leurs efforts dans le commandement dřune unité constituée. Cette situation sera soulignée avec véhémence par lřinspection de lřArtillerie dès 1957. Malgré tout, quřil sřagisse des Corps, des Écoles ou des centres dřinstruction, la formation va être menée sans relâche avec efficacité, montrant une réelle capacité dřimagination pour innover et se rapprocher le plus possible de la réalité des conditions dřengagement en Algérie. * * * Dans un éditorial de la Revue des forces armées de 1959, on peut lire les conclusions suivantes : ŖMais en regard de ses inconvénients, les apports de l‟Algérie sur le seul plan militaire sont d‟une telle valeur qu‟ils confèrent en plusieurs domaines une position privilégiée à l‟Armée françaiseŗ. Dans ces combats où sřentrecroisent Ŗlřélectronique et le muletŗ face à un adversaire retors et et habile justifiant lřemploi de la terreur par son absence de moyens pour mener une guerre conventionnelle, lřartillerie a relevé le défi qui était le sien en menant, outre sa mission classique dřappui des unités au contact, des missions auxquelles elles nřétait pas initialement destinée. Il convient de rappeler également que simultanément aux opérations en Algérie, Ŗ… d‟autres artilleurs participaient au sein d‟unités spécialisés sur le même territoire, au Sahara, à la préparation des armes nouvelles qui allaient donner à la France les moyens techniques requis dans les conflits du futur et 424 Stratégique apporter une nouvelle preuve des capacités d‟adaptation et de modernité de l‟artillerieŗ12. Le général dřarmée Monchal, chef dřétat-major de lřarmée de terre 19911996. Officier dřartillerie parachutiste en Algérie 1956-1960. 12 Les trois guerres de Robert McNamara au Viet-nam (1961 – 1968) et les errements de la raison dans un conflit irrégulier Jean-Philippe BAULON ucun secrétaire à la Défense américain nřest resté aussi longtemps en fonctions que Robert S. McNamara : sept ans et un mois. Aucun, sinon Donald Rumsfeld (dont la longévité au Pentagone fut aussi remarquable), nřa vu son nom aussi étroitement attaché à une guerre. De lřenvoi de conseillers militaires (1961) à lřoffensive du Têt (1968), McNamara a supervisé lřengagement des ÉtatsUnis au Viêt-Nam, jusquřà incarner lřAmérique en guerre. Dès le 24 avril 1964, avant même que lřescalade ne soit devenue irréversible, le sénateur Morse ne désigna-t-il pas le conflit comme Ŗla guerre de McNamaraŗ (McNamara‟s War) ? Après presque trente ans de silence, McNamara se sentit dřailleurs obligé de livrer son interprétation des événements dans un livre qui tenait plus de lřanalyse historique que dřauthentiques mémoires1. Cette guerre avait été dřune effroyable complexité : une guerre irrégulière, un conflit sans front se déroulant au milieu des populations, dans laquelle une guérilla communiste soutenue par le Nord-Viêt-Nam contrôlait une part croissante du territoire et de la population dans un État fragile allié aux États-Unis. Pour ces derniers, lřenjeu dépassait la question de la nature du régime A 1 Robert S. McNamara, In Retrospect. The Tragedy and Lessons of Vietnam, New York, Random House, 1995 (traduction française : Avec le recul. La tragédie du Viet-nam et ses leçons, Paris, Le Seuil, 1996). 426 Stratégique dans lřancienne colonie française ; il en allait de leur crédibilité auprès des autres alliés, et de la nécessité de contenir lřextension du communisme en Asie du Sud-Est Ŕ suivant la fameuse Ŗthéorie des dominosŗ. Robert McNamara incarnait alors le dirigeant moderne : un brillant manager, nommé à 44 ans président de Ford, une société dont il avait contribué de manière remarquable à rétablir les marges2. Excellent gestionnaire, cadre soucieux de collecter des données quantitatives toujours nombreuses pour définir les solutions les plus rationnelles en termes de coût et dřefficacité, responsable armé dřun solide optimisme en les capacités de lřanalyse et de la technique pour résoudre des problèmes difficiles, était-il cependant le plus qualifié pour définir une stratégie dans ce conflit lointain Ŕ aux enjeux essentiellement politiques puisquřil en allait de la réunification du pays Ŕ dont il ignorait les tenants et les aboutissants en arrivant au Pentagone ? Assurément non ; la situation désastreuse quřil laissa en 1968 ne permet pas dřautre conclusion. La guerre du Viêt-Nam fut-elle pour autant Ŗsaŗ guerre ? Les stratégies retenues furent-elles Ŗsesŗ stratégies ? Rien nřest moins sûr. Une abondante littérature fut très tôt consacrée au processus décisionnel américain, grâce à une fuite massive de documents bureaucratiques en 1971 (les Pentagon Papers publiés par le New York Times)3. Quelques grands journalistes écrivirent lřhistoire de lřenlisement des États-Unis4 ; leur travail fut suivi dřune double réflexion : des penseurs militaires sřinterrogèrent sur les causes de la défaite5 et des historiens analysèrent les 2 Deborah Shapley, Promise and Power. The Life and Times of Robert McNamara, Boston (Mass.), Little, Brown & Co., 1993 ; Abraham Zaleznik, ŖThe Education of Robert S. McNamara, Secretary of Defense, 1961-1968ŗ, Revue Française de Gestion, n°159, 2005. 3 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers. The Complete and Unabridged Series as Published by the New York Times, New York, Bantam Books, 1971. Il existe une édition complète des Pentagon Papers : Mike Gravel (ed.), The Pentagon Papers. The Defense Department History of the Viet-nam War, 5 vol., Boston (Mass.), Beacon Press, 1971. 4 David Halberstam, The Best and the Brightest, New York, Random House, 1972 (traduction française : On les disait les meilleurs et les plus intelligents, Paris, R. Laffont, 1974) ; Stanley Karnow, Viet-nam : A History, New York, Penguin Books, 1997 (1ère edition : 1983). 5 Harry G. Summers, On Strategy : A Critical Analysis of the Viet-nam War, New York, Dell Publishing, 1982 ; H.R. McMaster, Dereliction of Duty. Les trois guerres de Robert MacNamara 427 facteurs et les étapes de lřentrée en guerre6. Ces ouvrages montrent quřil nřy eut pas une stratégie de McNamara au Viêt-Nam, mais plusieurs. McNamara sřengagea avec énergie dans leur mise en œuvre sans toujours participer de manière déterminante à leur conception. Il joua néanmoins un rôle de manière constante : il sřobstina à développer une approche rationnelle de la guerre, à dissiper le Ŗbrouillardŗ qui lřentourait afin dřéviter la Ŗmontée aux extrêmesŗ sans renoncer à agir. La succession des stratégies retenues témoigna, en fait, des hésitations et des revirements dřun dirigeant décontenancé face à un conflit qui échappait à ses tentatives de rationalisation. McNamara mena donc trois guerres au Viêt-Nam : il mit en œuvre la contre-insurrection (1961-1963), puis tenta de maîtriser lřescalade (1964-1965), avant de chercher des alternatives (1966-1968). LE TEMPS DE LA CONTRE-INSURRECTION (1961-1963) Robert McNamara assista à la réunion du 19 janvier 1961, durant laquelle le président Eisenhower avertit John F. Kennedy Ŕ la veille de son investiture Ŕ quřil pourrait bien avoir à faire la guerre en Asie du Sud-Est7. Dans lřannée qui suivit, il ne participa cependant pas activement à la définition de la stratégie de la nouvelle administration dans cette région du monde : il appliqua la contre-insurrection bien quřelle fût définie par dřautres ; il servit dans un conflit qui, par bien des aspects, était la Ŗguerre de Kennedyŗ. Une stratégie conçue sans McNamara (1961) Lřéquipe Kennedy se résolut, en 1961, à mener une stratégie de contre-insurrection au Viêt-Nam du Sud. Il sřagissait de soutenir le régime de Diem en assistant son armée (ARVN) dans le combat contre le Viêt-Cong ; à cet effet, Washington envoya plusieurs milliers de conseillers militaires et recommanda Lyndon Johnson, Robert McNamara, the Joint Chiefs of Staff, and the Lies that Led to Viet-nam, New York, Harper Collins, 1997. 6 Fredrik Logevall, Choosing War. The Lost Chance and the Escalation of War in Viet-nam, Berkeley (Cal.), University of California Press, 1999 ; Brian Vandemark, Into the Quagmire : Lyndon Johnson and the Escalation of the Viet-nam War, New York, Oxford University Press, 1995. 7 Robert McNamara, Avec le recul, pp. 48-50. 428 Stratégique un programme de Ŗhameaux stratégiquesŗ, destiné à isoler la guérilla des masses rurales en regroupant celles-ci dans des villages sous contrôle sud-vietnamien. Quel fut le rôle de McNamara dans la définition de cette stratégie ? Un rôle insignifiant. En revanche, le Président manifesta dřemblée un intérêt personnel pour la contre-insurrection. La guerre irrégulière, la Ŗpetite guerreŗ, paraissait effectivement le conflit dřavenir dans la guerre froide : celle-ci étant stabilisée en Europe (Berlin mis à part), le Tiers Monde devenait le théâtre privilégié de lřaffrontement EstOuest et les États-Unis devaient développer des modes dřaction à même de contrecarrer les guérillas communistes. Kennedy suivit de très près lřévolution de la situation en Asie du Sud-Est, mit en place une réflexion sur la contre-insurrection associant les diverses organisations gouvernementales concernées et veilla à la montée en puissance des forces spéciales, basées à Fort Bragg et spécialement constituées pour livrer ces guerres dřun nouveau genre8. Hormis le Président, quelques individus contribuèrent à la réflexion de lřAdministration. Le général Edward Lansdale Ŕ un homme de la CIA qui connaissait bien lřAsie du Sud-Est et avait fréquenté le président Diem Ŕ adressa un rapport très pessimiste sur la situation au Viêt-Nam, au début de 1961 ; personnage atypique, Lansdale fut rapidement marginalisé dans le processus décisionnel9. Lřintérêt pour les Ŗhameaux stratégiquesŗ, expérimentés par les Britanniques en Malaisie Ŕ spécialement par Sir Robert Thompson qui fut ensuite consulté au sujet du Viêt-Nam Ŕ fut aussi vif chez lřhomme en charge des services de renseignement du Département dřÉtat : Roger Hilsman10. Afin dřétudier la situation sur place, Kennedy désigna finalement deux hommes en octobre 1961. Le premier était le général Maxwell Taylor. Kennedy avait désigné cet officier brillant, ancien chef dřétatmajor de lřArmy, comme son Ŗreprésentant militaireŗ ; lřhomme avait vivement contesté, à la fin des années 1950, la doctrine de lřadministration Eisenhower et plaidé en faveur dřune réévaluation du rôle de lřarmée de terre, spécialement pour mener des Ŗguerres limitéesŗ. Le second était lřuniversitaire Walt Rostow ; celui-ci fournit un cadre théorique à la réflexion : la situation Lawrence Freedman, Kennedy‟s Wars. Berlin, Cuba, Laos, and Vietnam, New York, Oxford University Press, 2000, pp. 288-289. 9 David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 127-129. 10 Lawrence Freedman, Kennedy‟s Wars, pp. 334-337. 8 Les trois guerres de Robert MacNamara 429 vietnamienne requérait une stratégie associant modernisation Ŕ pour œuvrer au développement Ŕ et usage de la force Ŕ pour éliminer les éléments communistes introduits dans le pays. Durant ces premiers mois de lřadministration Kennedy, Robert McNamara ne se préoccupa guère du Viêt-Nam et laissa ce dossier à son adjoint, Roswell Gilpatric. Comment expliquer cette absence du secrétaire à la Défense ? Simplement par la priorité accordée à dřautres sujets. En 1961, McNamara lança une profonde réforme du Pentagone dont la gestion était jugée coûteuse et inefficace, les décisions résultant dřarbitrages bureaucratiques, non dřune démarche analytique rigoureuse. Il étendit les compétences de la direction civile du Département afin de mieux contrôler les armées ; à cet effet, lřintroduction du Planning Programming and Budgeting System (PPBS) rationalisa les procédures de préparation du budget militaire Ŕ optimisant lřallocation des ressources grâce à une approche analytique et quantitative privilégiant les missions générales de la Défense plutôt que les besoins individuels des forces Ŕ et justifia une révision assez drastique des demandes avancées par les militaires en armements supplémentaires11. En plus de cette refonte du fonctionnement de son institution, McNamara ouvrit un chantier doctrinal. Il exigea plusieurs études destinées à reformuler la stratégie des États-Unis, à rompre avec la posture excessivement rigide héritée de la présidence républicaine ; les armées américaines devaient être en mesure de faire face à tous les types de conflits, du Ŗfeu de brousseŗ à la guerre générale, en passant par un conflit conventionnel majeur et un conflit nucléaire limité. Qui plus est, deux crises graves accaparèrent aussi un Secrétaire déjà passablement débordé : le désastreux débarquement tenté dans la baie des Cochons (avril 1961) et la crise de Berlin (juillet-septembre 1961). Quand le 3 novembre, au retour de leur mission, Taylor et Rostow recommandèrent dans leur rapport au Président un relèvement de lřeffort américain au Sud-Viêt-Nam, pour manifester le soutien des États-Unis au régime de Diem, McNamara ne connaissait pas 11 Alain Enthoven, K. Wayne Smith, How Much Is Enough ? Shaping The Defense Program, 1961-1969, New York, Harper & Row, 1971 ; Desmond Ball, Politics and Force Levels : The Strategic Missile Program of the Kennedy Administration, Berkeley (Cal.), University of California Press, 1980. 430 Stratégique précisément la situation ; il donna son aval à ce plan et sřinterrogea seulement quelques jours plus tard12. La “foi du converti” (1962) Robert McNamara ne prit en charge la politique vietnamienne des États-Unis quřà la fin de lřannée 1961. Cette implication personnelle du Secrétaire fut dřabord la conséquence naturelle de lřaugmentation des effectifs américains au ViêtNam : le nombre de conseillers militaires passa rapidement de quelques centaines à plusieurs milliers dřhommes Ŕ ils seraient 17 000 en 1963. Elle résulta aussi dřune moindre intervention présidentielle, puisque Kennedy se préoccupa peu du Viêt-Nam en 1962. Une politique, il est vrai, avait été définie pour aider le régime sud-vietnamien à résister au Viêt-Cong ; dès lors, une certaine confiance régnait Ŕ elle allait durer jusquřen 1963 Ŕ et réduisait le sentiment dřurgence. Si la stratégie de contre-insurrection avait été conçue sous la surveillance étroite de la Maison Blanche, son exécution pouvait revenir de manière plus classique au Département de la Défense et à son secrétaire. Robert McNamara devint dès lors omniprésent. Il entama sa longue série de voyages à Saïgon. De manière significative, son premier passage au Viêt-Nam eut lieu au mois de mai 1962 : le Secrétaire revenait dřEurope, où il avait prononcé le fameux discours dřAthènes présentant la Ŗriposte flexibleŗ aux alliés de lřOTAN. La refonte de la stratégie nucléaire réalisée, le ViêtNam pouvait constituer sa nouvelle priorité. McNamara prit aussi lřhabitude de faire des allers-retours à Honolulu afin dřévoquer la situation en Asie du Sud-Est avec les responsables militaires. Pour mener lřeffort de guerre et évaluer avec exactitude les actions entreprises, McNamara exigea des chiffres. Le commandement militaire américain à Saïgon (MACV), dirigé par le général Paul Harkins, lui adressa donc des statistiques abondantes. Dřaprès elles, le programme de contre-insurrection était rondement mené : une proportion croissante de la population rurale était rassemblée dans des Ŗhameaux stratégiquesŗ toujours plus nombreux ; lřactivité de la guérilla était sous contrôle, tandis que lřarmée sud-vietnamienne (ARVN) voyait ses capacités étoffées 12 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 146-153. Les trois guerres de Robert MacNamara 431 par lřacquisition de matériel américain. McNamara se répandit en déclarations optimistes. Un Secrétaire à la recherche de la vérité (1963) Le réveil fut brutal. En janvier 1963, lřarmée sud-vietnamienne dévoila lamentablement ses faiblesses lors de la bataille dřAp Bac, dans le delta du Mékong : un ennemi inférieur en nombre lui infligea une humiliante défaite après que certains de ses officiers eurent refusé de combattre13. Pire encore, la révolte des moines bouddhistes, au mois de mai suivant, manifesta lřétroitesse des soutiens dont bénéficiait le régime de Diem dans la société vietnamienne ; celui-ci, sous lřinfluence du couple Nhu, retint une politique de répression qui accusa un peu plus son isolement et consterna une partie de lřadministration américaine Ŕ laquelle se résolut à œuvrer en faveur dřun coup dřÉtat. La crise trouva son issue le 1er novembre 1963 : un groupe dřofficiers de lřARVN renversa Diem qui fut assassiné ; les États-Unis savaient lřimminence du putsch mais, dépités par lřinconséquence de leur allié, ils assistèrent passivement à sa chute. Malgré cette avalanche de mauvaises nouvelles, Robert McNamara ne perdit pas immédiatement confiance en 1963. Il rejeta vigoureusement les doutes exprimés par certains responsables durant lřété ; ce fut par exemple le cas de Roger Hilsman, qui avait recommandé le programme de Ŗhameaux stratégiquesŗ en 1961, mais constatait que la stratégie de contre-insurrection piétinait. En septembre 1963, McNamara et le général Taylor parcoururent le Viêt-Nam du Sud. Le Secrétaire maintint obstinément que les résultats obtenus dans la guerre étaient encourageants et que le président Diem tenait le pays. Au cours de ses visites sur le terrain, il constata certes des contradictions entre les positions du quartier-général de Saïgon (MACV) et les exposés des militaires américains présents dans les combats14. Le rapport du 2 octobre remis au Président exprima néanmoins un optimisme persistant au sujet de la situation militaire, un premier retrait de 1 000 hommes étant recommandé en décembre 1963 et un retrait total étant évoqué pour la fin de 196515. Si le rapport 13 14 15 David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 202-204. David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 283-284. Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 210-213. 432 Stratégique contenait une évaluation pessimiste, cela concernait la situation politique et lřaptitude de Diem à mener les réformes indispensables à la restauration de son autorité. Cette lenteur de McNamara à mesurer la dégradation de la situation sřexplique par son obsession des chiffres. Quels que fussent les aléas de la vie politique sud-vietnamienne, les statistiques livrées par les militaires américains à Saïgon Ŕ souvent recueillies auprès des officiers sud-vietnamiens Ŕ restaient encourageantes. Objectivement, dřun point de vue quantitatif, la situation paraissait bonne. LřARVN mentait, Paul Harkins et le MACV mentaient, mais McNamara tarda à sřen rendre compte, à prendre conscience que ces livraisons régulières de statistiques relevaient dřune véritable intoxication. Il ne se rapprocha de la vérité que par étapes. Après la réfutation péremptoire des objections de certains responsables à Washington, pendant lřété 1963, le voyage du mois de septembre le rendit plus suspicieux vis-à-vis du commandement militaire à Saïgon. Mais il fallut encore trois mois pour que McNamara reconnaisse la vérité Ŕ et par là même le fait quřil avait été dupé. Lors de son voyage au Viêt-Nam de décembre 1963, il admit enfin lřextrême gravité de la situation16. La stratégie de contre-insurrection avait échoué : le Viêt-Cong attaquait sans relâche les Ŗhameaux stratégiquesŗ ; il en avait détruit la majeure partie et étendait son influence. Lřallié sud-vietnamien se trouvait au bord de lřeffondrement, sans direction politique stable, ni armée efficace. LE TEMPS DE L’ESCALADE (1964-1965) Confrontée à la détérioration de la situation au Viêt-Nam, lřadministration Johnson choisit dřintensifier son engagement militaire. Elle augmenta spectaculairement les effectifs et les moyens lancés dans la bataille au Sud ; simultanément, elle déclencha une campagne aérienne dřune intensité croissante contre le Viêt-Nam du Nord. Les États-Unis, néanmoins, ne décidèrent pas clairement la guerre ; ils prirent une série de décisions en apparence limitées, mais qui Ŕ les unes après les autres Ŕ les firent imperceptiblement entrer en guerre et rendirent lřoption du retrait moins acceptable à leurs yeux. Lyndon Johnson, dřailleurs, balaya à plusieurs reprises cette dernière hypothèse en invoquant 16 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 271-274. Les trois guerres de Robert MacNamara 433 le précédent de Munich, une analogie à bien des égards contestable. Malgré ses réticences, Robert McNamara se résolut à faire la Ŗguerre de Johnsonŗ. Le ralliement à la “pression graduelle” sur le Nord (1964) Le voyage de McNamara au Viêt-Nam, en décembre 1963, fut un tournant. Le Secrétaire constata lřéchec de la stratégie définie en 1961 et prit conscience que le risque dřune arrivée au pouvoir du Viêt-Cong était réel. Un autre séjour, en mars 1964, ne le rassura pas17. Il parcourut le pays aux côtés du nouvel homme fort, le général Khanh, pour manifester le soutien des États-Unis au Sud-Viêt-Nam ; toutefois, derrière les sourires de circonstances et les déclarations convenues sur lřissue nécessairement favorable du conflit, il ne put que relever la médiocrité des hommes arrivés au pouvoir après la chute de Diem. Cherchant à sortir de lřimpasse, McNamara sřintéressa davantage au problème de lřinfiltration, cřest-à-dire au soutien accordé par Hanoi à la guérilla. Ne fallait-il pas sanctionner le Viêt-Nam du Nord, le contraindre à cesser dřaider la guérilla au Sud ? Robert McNamara manifesta dřabord de la prudence. Réticent face à la possible escalade, il nřen subissait pas moins les pressions des militaires qui, dès le mois de janvier 1964, recommandèrent lřutilisation de la force. Une première initiative fut lřadoption du plan 34-A : des opérations clandestines menées au Nord pour sanctionner Hanoi (ce sont elles qui causeraient, au mois dřaoût suivant, lřincident du golfe du Tonkin). McNamara donna aussi son accord pour que les militaires entament un travail préparatoire sur le bombardement du Nord-Viêt-Nam. La situation du Secrétaire était, il faut lřadmettre, inconfortable. Il convenait de repousser les grandes décisions qui auraient pu affoler le pays en pleine année électorale. Cependant, tout en évitant de précipiter lřescalade, il ne fallait pas paraître indécis, voire faible dans le conflit vietnamien : le précédent chinois de 1949 avait laissé un goût amer aux démocrates et, quinze ans après, Ŗperdre le Viêt-Namŗ était impensable. Aussi McNamara sřefforça-t-il de gérer la situation, soucieux de disposer dřoptions pour parer à toute éventualité en cas de brusque dégradation de la situation au Sud, mais attentif à ne pas commettre lřirréparable. Il sřagissait 17 David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 352-353. 434 Stratégique de montrer de la fermeté sans assumer une entrée en guerre en bonne et due forme. Le Secrétaire laissa les chefs dřétat-major préparer une campagne aérienne, tout en refusant Ŕ en août 1964 Ŕ le type dřoffensive quřils souhaitaient contre le Nord : deux mois de bombardements massifs sur les infrastructures de transport et les dépôts militaires. Dans le même temps, il aida Lyndon Johnson à manœuvrer le Congrès pour obtenir le vote de la résolution du golfe du Tonkin autorisant le Président à engager des troupes. Robert McNamara ne se départit de sa prudence quřà lřautomne 1964 : Johnson avait largement battu Barry Goldwater aux élections présidentielles ; la légitimité du Président était forte et la situation au Viêt-Nam du Sud incitait à lřaction. Le secrétaire à la Défense entendait malgré tout contrôler lřenchaînement des événements : se résoudre à la force ne signifiait pas déchaîner dřemblée toute la puissance de lřappareil militaire américain. Il se rallia donc à une option intermédiaire, conçue par William Bundy (en charge de lřAsie orientale au Département dřÉtat)18. Celle-ci ne consistait ni en de simples représailles ni en des frappes dures pour couper les communications entre le Nord-Viêt-Nam et la Chine. Elle se voulait, à la fois, limitée et graduelle : par des bombardements dřune intensité croissante, les États-Unis exerceraient une pression pour quřHanoi reconsidère son soutien au Viêt-Cong. Lřintensité de la pression serait augmentée ou diminuée en fonction du comportement de lřadversaire : son obstination serait punie, mais sa modération serait récompensée. Robert McNamara promut la Ŗpression graduéeŗ (graduated pressure) au sein de la bureaucratie en décembre 1964 et en janvier 1965 ; il réfuta les objections des partisans de la modération, tel le soussecrétaire dřÉtat George Ball19. Un mémorandum au Président du 27 janvier 1965, rédigé avec McGeorge Bundy, vint conclure ce ralliement à lřescalade : le secrétaire à la Défense et le conseiller à la Sécurité nationale y recommandaient lřutilisation de la force pour éviter une Ŗdéfaite désastreuseŗ au Sud et obliger le Nord à négocier. Les alternatives ne retinrent pas lřattention. Johnson, Bundy et McNamara crurent que leur stratégie était la seule raisonnable, une option jugée modérée par opposition aux solutions radicales quřétaient lřévacuation ou la guerre totale. 18 19 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 373-378. David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 513-518. Les trois guerres de Robert MacNamara 435 Rolling Thunder et le consentement à un déploiement massif au Sud (1965) Le 7 février 1965, alors même que McGeorge Bundy et John McNaughton (un des proches collaborateurs de McNamara au Pentagone) visitaient le Viêt-Nam du Sud, le Viêt-Cong lança une attaque spectaculaire contre la base de Pleiku. Johnson ordonna des représailles ponctuelles, deux jours plus tard, pour venger les soldats américains tués. À son retour, Bundy remit au Président un mémorandum décisif : il y recommandait lřintensification des bombardements, dans une campagne de représailles Ŗprogressive et prolongéeŗ20. La décision fut prise le 13 février et lřopération Rolling Thunder débuta le 2 mars ; elle devait contraindre le Nord, tout en évitant le déploiement de troupes américaines au sol. Washington déchanta rapidement. Les principaux responsables civils et militaires, réunis à Honolulu le 20 avril 1965, durent admettre que les effets des bombardements étaient décevants : ils ne réduisaient pas les infiltrations et le Nord ne signalait aucune intention de négocier21. Le général Westmoreland, commandant les forces américaines à Saïgon (MACV), réclama donc des troupes pour faire la guerre au Sud. Jusquřalors, la majorité des responsables était très réticente à envoyer des unités de combat au Viêt-Nam. Ni McNamara, ni McGeorge Bundy, ni le général Taylor (devenu ambassadeur à Saïgon) nřy étaient favorables. Certes, Westmoreland avait obtenu des bataillons de Marines en mars Ŕ ils avaient débarqué à Da Nang Ŕ mais il ne sřagissait officiellement que de protéger les bases aériennes dřoù étaient lancée une partie des raids. Les résultats décevants de Rolling Thunder changèrent la donne : lors de la réunion du 20 avril, McNamara, Bundy et Taylor nřécartèrent pas les demandes de Westmoreland ; ils étaient maintenant prêts à le suivre dans une escalade au sol. McNamara étudia la question de renforts massifs lors dřun séjour à Saïgon, en juillet 1965 ; il transmit au Président la demande de Westmoreland et lřendossa au passage, le 20 juillet, invoquant la nécessité de négocier en position de force22. Lyndon Johnson accepta le 27 juillet. 20 21 22 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 423-427. David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 575-578. Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 456-458. 436 Stratégique Cřen était fini du simple conseil à lřarmée sud-vietnamienne ; des bataillons américains allaient combattre : rechercher lřennemi en exploitant les atouts de lřaéromobilité, le priver de couverture en répandant des défoliants, le fixer une fois le contact établi, puis le détruire en misant sur la puissance de feu conjuguée de lřartillerie et de lřaviation… search and destroy23. Les États-Unis franchissaient une étape décisive, même si les troupes étaient soumises à des restrictions dans lřusage de la force : les combats ne se dérouleraient que sur le territoire du Sud-ViêtNam ; il nřétait pas question dřenvahir le Nord, ni dřattaquer les bases de la guérilla au Laos ou au Cambodge Ŕ lřélargissement de la guerre viendrait sous la présidence Nixon. Lřoptimisme prévalait officiellement. Quand il prépara le budget pour lřannée suivante, en décembre 1965, Robert McNamara minora les coûts attendus de la guerre ; il lui affecta 10 milliards de dollars au lieu des 20 milliards nécessaires, comme si le conflit devait être limité, court et victorieux24. Trois ans plus tard, 540 000 Américains combattraient au Viêt-Nam. Entre doutes et rationalisation En 1964-1965, Robert McNamara consentit donc à une transformation majeure de la stratégie américaine au Viêt-Nam : lřattrition se substitua à la contre-insurrection25. Dans une guerre irrégulière, les États-Unis sřen remirent finalement à une approche conventionnelle qui marginalisait les considérations politiques pour ne retenir que la dimension militaire du conflit. Ce revirement, le secrétaire à la Défense sřy résolut sans véritablement le décider. Il y eut de la résignation dans le ralliement de Les Marines proposèrent une Ŗstratégie dřenclavesŗ comme alternative à lřattrition privilégiée par Westmoreland ; cette stratégie de contre-insurrection reposait sur lřassociation dřéquipes américaines aux milices vietnamiennes, pour assurer la défense permanente de zones définies. Adrian R. Lewis, The American Culture of War. The History of U.S. Military Force from World War II to Operation Iraqi Freedom, New York, Routledge, 2007, pp. 256-257. 24 David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 606-609. 25 Russell F. Weigley, The American Way of War. A History of United States Military Strategy and Policy, Bloomington (Ind.), Indiana University Press (1ère edition : 1973), pp. 256-258 ; selon Weigley, les États-Unis abandonnèrent alors une approche non-conventionnelle du conflit (qui était celle de Kennedy) et revinrent à la culture de leurs forces armées, privilégiant la recherche de lřanéantissement des forces ennemies. 23 Les trois guerres de Robert MacNamara 437 McNamara au principe dřune campagne de bombardements contre le Nord ; il y en eut aussi dans son adhésion aux thèses de Westmoreland sur la nécessité de combattre au Sud. McNamara fit pourtant taire ses doutes et soutint vigoureusement la nouvelle stratégie. Il recourut aux statistiques pour en démontrer lřefficacité ; les critères ne manquaient pas : nombres de sorties aériennes, nombres dřobjectifs détruits, nombres dřarmes saisies, nombres dřennemis tués… le fameux body count, un Ŗscoreŗ au regard duquel on pensait apprécier les progrès obtenus contre la guérilla. Lřadversaire, affaibli par la machine de guerre américaine, ne tarderait pas à venir négocier une solution politique. Pourquoi McNamara sřest-il rallié à lřescalade ? Pourquoi nřa-t-il pas écouté ce sentiment intime qui lui faisait entrevoir les folles incertitudes dřun tel engagement ? On peut dřabord invoquer des causes politiques. Le Viêt-Nam du Sud était au bord de lřeffondrement : le renversement de Diem avait ouvert une période dřinstabilité ; compte tenu des défaillances de lřarmée sud-vietnamienne, les gouvernements qui se succédaient ne tenaient que grâce au soutien américain. À défaut de vaincre, il fallait éviter la défaite. Ajoutons des causes bureaucratiques : les chefs dřétat-major réclamaient avec conviction lřutilisation de la force et planifiaient des opérations ; leur refuser dřemblée toute perspective dřaction aurait donné un signe de faiblesse embarrassant sur la scène intérieure et dangereux sur le théâtre vietnamien. Enfin, on ne saurait écarter les causes personnelles. Contre son intuition, McNamara fit en effet prévaloir son penchant pour lřaction ; il ne pouvait pas non plus reculer sans nuire à sa crédibilité et à celle du Président : les dirigeants sřétaient trop impliqués dans le conflit, depuis 1961, pour sřen retirer sans dommages. Alors, McNamara rationalisa cet engagement dans lřescalade et la guerre du Viêt-Nam parut ainsi Ŗsaŗ guerre. Il déploya toute sa force de persuasion, dans ses briefings au Pentagone, durant ses voyages à Saïgon, lors de ses apparitions à la télévision ou en témoignant devant les commissions du Congrès. Ses prises de positions dégageaient immanquablement une impression de maîtrise ; des réponses rassurantes répliquaient avec aplomb aux questions dérangeantes des journalistes et des parlementaires, chiffres à lřappui. McNamara retomba dans le travers de la période précédente : il désirait ardemment des chiffres pour justifier ses positions, et son appétit pour les statistiques le 438 Stratégique déconnecta de la réalité. Car les rapports adressés après les opérations de Ŗsearch and destroyŗ grossissaient avantageusement les pertes ennemies26. Les cadres de terrain nřallaient pas risquer davantage la vie de leurs hommes pour établir un décompte exact des cadavres après un accrochage ; tant quřà faire, ils arrondissaient largement, avec lřaccord tacite de la hiérarchie et de lřétat-major de Saïgon qui se préoccupaient de valider les tactiques retenues. Les exposés du Secrétaire tâchaient de présenter une image claire dřun théâtre des opérations que les rapports militaires rendaient plus opaque… McNamara pouvait-il croire à ses propres discours ? Sans doute, du moins dans un premier temps. La Ŗpression graduelleŗ sřinscrivait dans des théories à la mode destinées à garder le contrôle des conflits en posant des restrictions à lřusage de la force : celle-ci devait être appliquée de manière progressive, afin de laisser à lřadversaire la possibilité de reconsidérer ses objectifs ; en somme, lřaction militaire établissait une forme de communication avec lřennemi. Ces théories avaient été développées dans les années 1950, lorsque les stratèges avaient tenté de rationaliser la pensée de la guerre à lřère nucléaire. Entre lřapocalypse et la capitulation, entre le déchaînement brutal de toutes les forces disponibles et lřinaction à laquelle la raideur doctrinale de lřadministration Eisenhower paraissait condamner le pays, il existait donc une solution permettant dřutiliser la force sans basculer dans un inconnu terrifiant. Les tenants de la Ŗréponse flexibleŗ avaient investi le Pentagone après la victoire de Kennedy ; le Président, lui-même, avait rappelé aux affaires lřhomme qui avait inventé lřexpression : Maxwell Taylor. Enfin, lřissue favorable de la crise de Cuba semblait vérifier les vertus de lřescalade, de lřapplication progressive de la force. Si McNamara avait des doutes, les théories de lřescalade pouvaient les apaiser : la guerre menée au Viêt-Nam était pensée conformément au modèle considéré comme rationnel du conflit, une stratégie de coercition Ŕ inspirée des travaux de Thomas Schelling27 Ŕ qui en appelait théoriquement à la rationalité de lřadversaire. 26 Adrian R. Lewis, The American Culture of War, p. 259. Thomas C. Schelling, The Strategy of Conflict, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1960 (traduction française : Stratégie du conflit, Paris, PUF, 1980). 27 Les trois guerres de Robert MacNamara 439 Le temps du désarroi (1966-1968) Ce fut paradoxalement aux temps de lřéchec que Robert McNamara joua le rôle le plus actif dans la réflexion sur la stratégie à mener au Viêt-Nam. La contre-insurrection voulue par John F. Kennedy avait échoué et lřescalade décidée par Lyndon B. Johnson montrait ses limites. Lřévidente impasse stratégique et un certain malaise moral amenèrent le Secrétaire à développer sa propre approche du conflit. Il allait rechercher des alternatives à une escalade quřil avait lui-même tenté de rationaliser, avant de se désolidariser publiquement de la conduite de la guerre soutenue par le Président. La fin des illusions Dès la fin de 1965, le Ŗsearch and destroyŗ révéla ses défauts. Certes, les forces américaines avaient infligé de lourdes pertes au Viêt-Cong lors dřune première bataille, à Ia Drang (novembre 1965)28. Ce relatif succès reposait toutefois sur lřexploitation dřune énorme puissance de feu. Les États-Unis sřengageaient donc dans une stratégie dřattrition meurtrière pour les populations civiles, un choix qui desservait la conquête des Ŗcœurs et des espritsŗ, rendant un peu plus improbable la réalisation de lřobjectif politique de la guerre : stabiliser le Sud en restaurant lřautorité dřun gouvernement pro-américain. De plus, lřutilisation de la puissance de feu pour limiter les pertes américaines, quitte à accroître les souffrances des populations vietnamiennes, dévoilait une faiblesse : les responsables américains étaient dřabord soucieux de la perception de la guerre par lřopinion, aux États-Unis, et manifestaient à leur adversaire une certaine irrésolution. Les États-Unis se trouvaient finalement acculés à une stratégie défensive : incapables dřemporter la décision, il leur restait à réduire lřemprise du Viêt-Cong pour lui démontrer que sa victoire était impossible. Cette posture défensive ne fixait aucune limite à lřampleur de lřengagement : en dernier lieu, le niveau pertinent des forces à déployer dépendait des défaillances de lřÉtat allié et de la capacité adverse à suivre la montée en puissance américaine. 28 Adrian R. Lewis, The American Culture of War, pp. 252-254. 440 Stratégique Les effets des bombardements sur le Viêt-Nam du Nord ne furent guère plus brillants. Les attaques de lřaviation américaine se firent plus violentes ; elles se déplacèrent des alentours du 17e parallèle pour se rapprocher des agglomérations du Nord. Dès le mois dřavril 1965, des frappes visèrent des ponts et des infrastructures de communication avec la Chine. Si lřopération Rolling Thunder épargna Hanoi, Haiphong et la frontière chinoise, elle déversa une quantité croissante de bombes sur le Nord, espérant infléchir sa volonté, lui signifier son incapacité à gagner la guerre en continuant à déstabiliser le Sud. Las, Hanoi ne plia pas. La Ŗpression graduelleŗ échouait face à un État du TiersMonde dont le régime se battait pour une grande cause nationale, qui plus est avec des armes produites à lřétranger. En outre, la solution de lřescalade équivalait pour les États-Unis à se priver de lřeffet de surprise, donc à laisser à lřadversaire la liberté de sřorganiser défensivement. Au mois de décembre, McNamara prit une décision qui revenait à admettre lřéchec : il suspendit les bombardements pour proposer des négociations. Lřouverture nřalla pas plus loin, car lřoffre était formulée en des termes inacceptables. McNamara doutait, mais souhaitait éviter dřêtre accusé de capituler ; il en allait de sa crédibilité à Washington. Les bombardements reprirent dès janvier 1966, bien que McNamara fût maintenant sceptique quant à leur intérêt. Il accepta encore une escalade réclamée par les chefs dřétat-major : en mars 1966, il autorisa des raids sur les installations pétrolières du Nord-Viêt-Nam (les frappes POL Ŕ pour Petroleum, Oil and Lubricants Ŕ débutèrent en juin). En juillet, les avions américains attaquèrent des cibles situées à proximité des grandes agglomérations : des batteries de missiles antiaériens (SAM) commençaient à infliger des pertes sévères à lřAir Force et à lřaéronavale. Après cette date, le secrétaire à la Défense refusa les propositions des militaires pour augmenter la violence des raids et effacer les contraintes géographiques qui pesaient sur le choix des cibles ; il émit aussi des réserves devant les demandes de renfort adressées par Westmoreland29. McNamara commanda même à son service Systems Analysis (SA) une évaluation de lřefficacité des bombardements30. Le SA avait jusquřalors été utilisé pour estimer la pertinence des 29 30 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 500-501. David Halberstam, The Best and the Brightest, pp. 643-644. Les trois guerres de Robert MacNamara 441 demandes en armements nucléaires ; les militaires avaient avancé des programmes ou des niveaux dřéquipement extravagants, et les analyses du SA avaient justifié des réductions voire des annulations de programme. Solliciter ce service pour étudier la guerre menée au Viêt-Nam était une preuve authentique des désillusions de McNamara. Rolling Thunder continua malgré tout. Une alternative : la surveillance des frontières Durant lřannée 1966, Robert McNamara chercha à modifier le cours dřune guerre qui semblait déjà dans lřimpasse. La priorité nřétait plus dřexercer une pression croissante sur le Nord, mais de stabiliser lřescalade, de relancer la Ŗpacificationŗ au Sud et de surveiller les frontières afin dřinterrompre les infiltrations dřhommes et de matériel en provenance du Nord31. Ce dernier point suscita des espoirs chez McNamara. À défaut de contraindre le gouvernement de Hanoi à négocier, ne pouvait-on pas couper lřaide quřil fournissait au Viêt-Cong grâce à la piste Hô Chi Minh ? Au mois dřaoût 1966, il confia à une équipe de scientifiques une étude sur la faisabilité dřune barrière de surveillance électronique32. Le projet, baptisé Igloo White, fut pensé dès lřorigine comme une alternative aux bombardements. Après un voyage au Viêt-Nam en octobre 1966, où il eut confirmation de lřinefficacité des bombardements pour stopper les infiltrations, McNamara recommanda lřédification de cette ligne défensive. La mise en place de capteurs sismiques et acoustiques devrait signaler à un centre de commandement, localisé en Thaïlande, les mouvements suspects le long de la piste Hô Chi Minh ; les avions en patrouille recevraient les coordonnées géographiques des incidents afin de lancer aussitôt des frappes. Des mines antipersonnelles seraient aussi dispersées. La barrière électronique fut mise en place en 1967 et atteignit le stade opérationnel en 1968 ; elle ne tarda pas à être surnommée la ŖLigne McNamaraŗ (McNamara Line). Elle mobilisait les technologies les plus avancées en matière de détection et 31 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 542-551. Paul N. Edwards, The Closed World : Computers and Politics of Discourse in Cold War America, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1997, pp. 38 ; Gregg Herken, Cardinal Choices. Presidential Science Advising from the Atomic Bomb to SDI, Stanford (Cal.), Stanford University Press, 2000, pp. 151-156. 32 442 Stratégique de communications, dans lřespoir de sanctuariser le Viêt-Nam du Sud et dřy favoriser ainsi le travail de Ŗpacificationŗ. Les Vietnamiens apprirent toutefois à la tromper, à provoquer des frappes américaines sur des zones vides ; en outre, le concept même de ligne de surveillance manquait de pertinence face à une piste Hô Chi Minh qui était moins un axe quřun réseau dřitinéraires. Enfin, lřAir Force sut exploiter la ligne pour augmenter le nombre de ses frappes : contrairement aux attentes de McNamara, le dispositif justifia lřaugmentation des bombardements. Un chefdřœuvre de technologie militaire ne suffisait pas à maîtriser un conflit fondamentalement politique. Le temps du départ Après les espoirs angoissés de 1965, la quête dřalternatives en 1966, lřannée 1967 fut celle de la dissension officielle, McNamara se désolidarisant de la stratégie menée au Viêt-Nam. Le tournant fut sans doute la demande de 200 000 hommes supplémentaires par Westmoreland, en mars 1967 ; ceci supposait de mobiliser la garde nationale et laissait prévoir une extension de la guerre, une offensive contre les sanctuaires Viêt-Cong situés hors du Sud-Viêt-Nam33. Ces recommandations des militaires provoquèrent un débat interne à lřAdministration. Dans un mémorandum adressé à Lyndon Johnson, le 19 mai 1967, McNamara mentionna explicitement lřéchec des bombardements pour infléchir le Nord-Viêt-Nam et insista sur la montée des oppositions à la guerre, tant aux États-Unis que dans le monde34. Cette prise de distance vis-à-vis dřune politique qui continuait à être approuvée par le Président coïncidait avec une situation de plus en plus précaire de McNamara au Pentagone : sur plusieurs sujets, les chefs militaires Ŕ auparavant divisés Ŕ faisaient front contre lui ; dans les relations exécrables entre les forces armées et la direction politique, cette dernière était désormais sur la défensive. Johnson ne tint pas compte de lřopinion de McNamara. Le secrétaire à la Défense perdit même de lřinfluence sur le Président par son pessimisme désormais assumé. Robert McNamara révéla donc publiquement son désaccord sur la stratégie suivie au Viêt-Nam. En août 1967, devant la 33 34 Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 556-560. Neil Sheehan (ed.), The Pentagon Papers, pp. 577-585. Les trois guerres de Robert MacNamara 443 commission des forces armées présidée par le sénateur Stennis, il expliqua que lřinefficacité des bombardements nřétait pas due à la nature graduelle des opérations et aux restrictions posées par les responsables civils35. Il réfutait de la sorte les critiques émises par les militaires, lesquels déploraient que le Secrétaire ne leur laissât pas les coudées franches pour lancer contre le Nord une offensive foudroyante mobilisant toute la force aérienne disponible. McNamara veilla à préciser quřaucune campagne de bombardements ne pourrait faire à elle seule faire plier Hanoi, à moins de viser lřanéantissement du pays. Ces positions inspirèrent à McNamara, le 1er novembre 1967, un dernier mémorandum au Président : il lui recommandait un changement de stratégie au Viêt-Nam. Johnson se garda bien de faire circuler le document dans la bureaucratie et trouva le poste de président de la Banque Mondiale pour évincer Ŕ de manière honorable Ŕ son secrétaire à la Défense devenu encombrant. McNamara, désabusé et épuisé, quitta le Pentagone le 29 février 196836. Il nřy a pas lieu de dresser un long bilan des trois guerres menées par Robert McNamara au Viêt-Nam. La contre-insurrection ne parvint pas à repousser, ni même à contenir le ViêtCong entre 1961 et 1963. Lřescalade, préparée en 1964 et engagée en 1965, aboutit à une impasse manifeste en quelques mois, une impasse que les chefs militaires sřobstinèrent à vouloir forcer en demandant sans cesse des renforts au sol et de nouvelles cibles à bombarder. Enfin, la surveillance des frontières, devenue une priorité en 1966-1967, ne perturba guère le soutien accordé par le Viêt-Nam du Nord au Viêt-Cong. Quel est le point commun à ces stratégies mises en œuvre successivement par McNamara ? Elles tentèrent toutes les trois de maîtriser le conflit par une approche qui se voulait rationnelle : lřexploitation dřune supériorité matérielle permettrait de surclasser lřennemi et de voir clair sur le terrain, le recueil et lřanalyse des statistiques livreraient une évaluation objective des opérations, lřapplication graduelle de la force établirait une forme de communication avec lřadversaire pour lřamener à négocier. Cette foi en la raison et en la technique détermina une approche excessivement abstraite dřun conflit complexe puisque irrégulier. McNamara négligea les données locales : les États35 36 Robert McNamara, Avec le recul, pp. 275-283. Deborah Shapley, Promise and Power, pp. 459-460. 444 Stratégique Unis ne venaient pas au secours dřun allié agressé, mais sřimmisçaient dans une guerre civile. Il ne tira pas les leçons dřun précédent historique pourtant proche, la guerre dřIndochine perdue par les Français. Il dédaigna lřexpérience des militaires qui, il est vrai, nřétaient pas toujours unanimes et dont les propositions étaient souvent déraisonnables. Il sřaffranchit surtout de sages principes stratégiques, puisque la Ŗpression graduelleŗ revenait à renoncer à la surprise, à mesurer ses coups, puis à laisser lřinitiative à lřennemi sur son propre terrain. Pire encore, lřapproche abstraite de la guerre se concentra sur les moyens et les modes dřaction, sans définir les objectifs politiques autrement que de manière très générale. Aux temps fatidiques de lřescalade, McNamara Ŕ par réflexe intellectuel et malgré ses doutes Ŕ appliqua à une guerre irrégulière la démarche conçue pour rationaliser la guerre nucléaire : des frappes limitées, dřintensité croissante et visant les forces, amèneraient lřennemi à réviser ses objectifs ; les villes adverses seraient épargnées le plus longtemps possible pour garantir une forme de Ŗdissuasion dans la guerreŗ. Ce modèle théorique fut utilisé de manière aveugle, hors de son contexte originel et sans égard pour les spécificités de la situation vietnamienne. Conçue pour raffiner les abstractions de la stratégie nucléaire, pour penser la guerre entre les superpuissances, lřescalade fut finalement appliquée à une guerre irrégulière dont les enjeux restaient fondamentalement internes à un pays récemment décolonisé. En tentant ainsi dřhabiller le conflit dřun voile de rationalité, McNamara ajouta un peu plus au Ŗbrouillard de la guerreŗ. Les détachements d’intervention héliportés dans la guerre irrégulière Frédéric BOS A ccroître la mobilité tactique des unités sur le champ de bataille et soutenir le rythme du combat par lřutilisation de vecteurs aériens retrouve une acuité fondamentale dans les conflits actuels. Espace ultime dřaffrontement des volontés, le champ de bataille de nos anciens a changé radicalement de visage au cours du siècle dernier. Autrefois zone délimitée par lřopposition de forces équivalentes en un front quasi toujours linéaire, ce dernier a cédé la place à un Ŗespace de batailleŗ où sřopposent des dispositifs exploitant la profondeur et au sein duquel les forces agissent dans les trois dimensions. Ainsi, Ŗla troisième dimension tactique […] est bien devenue consubstantielle à l‟efficacité des forces terrestresŗ1. Les évolutions du siècle dernier ont été telles que lřon parle désormais de combat aéroterrestre, au sein duquel le chef exploite dřemblée lřespace aérien surplombant le champ de bataille, afin soit dřanticiper lřaction de lřadversaire, soit dřagir contre lui en combinant 1 Général Desportes, ŖLa troisième Dimension Tactiqueŗ, revue dřétudes générales Doctrine, janvier 2008, p. 3. 446 Stratégique vitesse et surprise. Lřavion dřarmes de quatrième génération délivre une bombe en appui des unités au sol sur autorisation du commandement interarmées de théâtre, tandis que le drone de lřavant est mis en œuvre par ces mêmes unités. La manœuvre intègre désormais lřensemble des moyens terrestres et aériens, du niveau interarmées jusquřaux plus bas échelons de mise en œuvre pour être pleinement efficace. À cette nature fondamentale des combats dans le cadre général de la guerre moderne, quelle quřen soit la violence, sřajoute le caractère fulgurant et imprévisible de lřaffrontement quřimpose aujourdřhui lřadversaire irrégulier dans le cadre particulier de la guerre dite asymétrique. Lřennemi frappe en de multiples endroits du théâtre dřopérations, dilatant la zone des combats, justifiant lřaugmentation du volume des unités engagées, à un rythme qui devient rapidement insoutenable. Par ailleurs, à cet élargissement de lřespace de bataille sřajoutent les contraintes de disponibilité et de coût des moyens engagés : faute dřen disposer en nombre suffisant pour couvrir la totalité du théâtre dřopération, difficulté ancienne à laquelle faisait déjà face lřEmpire romain, il est indispensable dřen accroître la mobilité tactique, notamment par les moyens aériens. Le théâtre afghan démontre cruellement cette problématique dřespace et de volume dřunités disponibles. Lřimportance de la mobilité tactique face à la guérilla nřest toutefois pas une découverte des conflits de ce siècle, car lřhistoire regorge dřexemples dřopérations menées face à un ennemi irrégulier agissant sur une zone immense. Avec lřapparition de lřarme aérienne, cřest un nouvel outil qui sřoffre au chef pour répondre à cette nécessité de mobilité. La campagne de pacification du maréchal Pétain au Maroc, face aux rebelles rifains dřAbdelkrim, en est une illustration. Lřemploi qui fut fait de lřarme aérienne pour pallier les difficultés dřélongation peut dřailleurs être envisagé comme un des actes de naissance de lřemploi tactique de la troisième dimension au profit des troupes au sol. Face à un adversaire irrégulier, la maîtrise du ciel est vitale. Le constat est à nouveau fait en Indochine, et le rapport sur les enseignements de la Guerre dřIndochine le note : L‟automitrailleuse, le char, les amphibies ne suffisent plus pour remplir les missions traditionnelles. Si nous ne savons pas manœuvrer aux échelons tactiques Les détachements d‟intervention héliportés 447 dans les trois dimensions, nous serons encore la prochaine fois en retard d‟une guerre2. Dès la fin du conflit indochinois, lřhélicoptère sřimpose comme le moyen privilégié pour exploiter tactiquement lřespace aérien Ŗpar-dessus terrainŗ comme on lřappelle alors. La guerre dřAlgérie en sera la première et la plus flagrante démonstration. La création des Détachements dřIntervention Héliportée y a illustré la nécessité de bénéficier de cette capacité fondamentale de manœuvre procurée par les hélicoptères lourds ou moyens et le caractère crucial de la collaboration entre les troupes héliportées et les unités assurant ce transport. Cet article abordera le rôle de ces détachements dřintervention héliportée (D.I.H.) dans la lutte contre la guérilla en Algérie, en rappelant tout dřabord la genèse de ces unités particulières, puis en soulignant le type dřactions dans lesquelles elles furent engagées. UN BESOIN OPÉRATIONNEL CONTESTÉ Lřarmée de Terre appréhende dès les années 1950 lřemploi de lřhélicoptère au profit des troupes au sol, notamment des unités mobiles que sont les parachutistes et les unités de Légion. Déjà, face au problème grandissant posé par lřévacuation des blessés des antennes chirurgicales aux hôpitaux, le Service de Santé avait adopté une approche tout à fait novatrice par lřexploitation des capacités que procure lřhélicoptère, malgré les critiques des aviateurs, sceptiques face à ce nouveau type dřappareil : Les représentants du corps médical militaire n‟ont pas craint, à une époque où les aviateurs du monde entier regardaient pour la plupart d‟un œil sceptique, la nouveauté des hélicoptères, de faire étudier les possibilités de ces appareils […] les services que les deux Hiller ont rendu à l‟Indochine leur ont rendu raison3. 2 S.H.D. Terre, Enseignements de la Guerre dřIndochine du Commandement en Chef en Extrême-Orient, communément désigné sous le nom de Ŗrapport Elyŗ. 3 Lieutenant Delachoue, ŖHélicoptères en Indochineŗ, Forces aériennes françaises, avril 1952, p. 64 448 Stratégique À partir de cette période, lřarmée de Terre va lutter pour progressivement absorber lřaviation légère rattachée jusque-là à lřarmée de lřAir. En effet, à lřissue de la deuxième guerre mondiale, existent des groupes dřaviation dřobservations de lřartillerie (G.A.OA.), dont le personnel et les aéronefs appartiennent à lřarmée de lřAir, mais dont lřemploi est du domaine exclusif de lřArtillerie, donc de lřarmée de Terre. En mars 1952, cette dernière obtient que la mise en œuvre de lřensemble des moyens dévolus à lřobservation et la conduite des tirs lui soit confiée. Puis, le 30 juin 1953, lřarmée de Terre prend le commandement de lřensemble des formations dřA.L.O.A. stationnées en Europe du Nord et en Afrique du Nord et les éléments Air correspondants sont dissous. En métropole, le nombre de groupes est porté à cinq, et les moyens des trois groupes dřAFN sont multipliés par deux ou trois. Ces dispositions ne sont cependant pas appliquées en Extrême-Orient, car le commandement juge que lřarmée de Terre ne dispose pas du personnel qualifié pour armer une A.L.O.A. indépendante des moyens Air et quřil nřest pas possible de distinguer, notamment dans le cas de reconnaissance dřitinéraires au profit dřune colonne de troupes au sol, ce qui relève de lřobservation pour les tirs de lřartillerie et de lřaviation de renseignement. Ainsi jusquřen 1954, les rares hélicoptères présents en Indochine ne sont-ils employés quřà des évacuations sanitaires et rattachés à lřAir. Toutefois, cřest à un emploi beaucoup plus tactique que pense déjà lřarmée de Terre et les premières idées dřopérations héliportées germent dans les esprits du commandement : Une manœuvre tactique d‟un genre nouveau surclassant entièrement par sa mobilité et sa sûreté les troupes adverses se déplaçant au sol4. En décembre 1953, une mission dřétude est mandatée auprès des forces américaines en Corée afin de recueillir les renseignements utiles à la création de formations terrestres dotées dřhélicoptères en Indochine. Cette mission rapporte au commandement nombre de pistes quant à lřemploi des hélicoptères dans 4 Rapport du Commandement de lřA.L.O.A. cité par Paul Gaujac dans ŖLřAviation légère de lřarmée de terreŗ, Revue Historique des Armées n° 4, 1992, p. 6. Les détachements d‟intervention héliportés 449 un combat conventionnel, mais aussi dans le cadre dřopérations menées face à un adversaire irrégulier : Bien que ne possédant pas encore une capacité et un rayon d‟action comparables à ceux des avions, les hélicoptères sont appelés à des progrès rapides et peuvent dès maintenant jouer un rôle important dans les différentes phases du combat moderne : enveloppement vertical, combat retardateur… En Indochine, ils pourront rendre de grands services dans les opérations aéroportées ou amphibies, les actions de commando en zone vietminh et le soutien des maquis5. En 1953, lřidée germe alors au sein des Forces Terrestres en Extrême-Orient (F.T.E.O.) dřutiliser des hélicoptères pour, soit mener des missions dřinfiltration de combattants à lřintérieur du dispositif de lřennemi, soit projeter rapidement des renforts de troupes spécifiquement entrainées vers une zone menacée, voire créer une tête de pont. Simultanément, un groupe de travail de lřétat-major, présidé par le général Beaufre, préconise lřélargissement des conditions dřemploi de lřhélicoptère et le développement du parc de Ŗvoilures tournantesŗ au profit de lřarmée de Terre. Grâce à lřaide américaine, il est alors décidé de doter les F.T.E.O. dřune centaine dřaéronefs selon un plan dont lřexécution devait se poursuivre jusquřen 1955. La première décision découlant de la mise en œuvre de ce plan conduit à la création, le 10 avril 1954, du Groupement des Formations dřHélicoptères (G. F. H.) de lřarmée de Terre. Malheureusement, les réticences issues dřune longue opposition entre lřarmée de Terre et lřarmée de lřAir à propos de la subordination des moyens aériens tactiques ne facilitent pas lřapplication de ce plan. Lřarmée de lřAir craint, en effet, que la création dřune aviation légère appartenant organiquement à lřarmée de Terre ne signe la fin de lřaviation militaire française, dont la genèse avait été déjà si douloureuse au début des années 1930. Plusieurs décrets qui auraient pu donner à cette A.L.A.T. 5 Rapport des missions en Corée et au Japon, ŖÉtude des formations d‟hélicoptères de l‟armée de Terre américaineŗ, décembre 1953, cité par Paul Gaujac dans ŖDu parachute à lřhélicoptère de combatŗ, Revue Historique des Armées n° 4, 1992, p. 66. 450 Stratégique une base juridique ne seront ainsi jamais signés, comme celui proposé en 1954 : En Indochine il s‟est avéré nécessaire de confier à l‟ALOA d‟autres missions que celles définies (originellement), en particulier la surveillance du champ de bataille et certaines liaisons de commandement. Par ailleurs, l‟armée de Terre est appelée à mettre en œuvre, tant en Indochine qu‟en Métropole, un certain nombre d‟hélicoptères légers et lourds, que l‟armée de l‟Air ne peut prendre à sa charge. Pour ces raisons il devient nécessaire d‟élargir les missions incombant à l‟Aviation Légère et puisque celles-ci débordent largement le cadre de l‟Artillerie, de créer une A.L.A.T. englobant tous les organismes de l‟armée de Terre mettant en œuvre des avions légers et des hélicoptères. L‟Aviation Légère d‟Observation deviendra une des branches de l‟ALAT6. En effet, lřarmée de lřAir sřen tenait au principe de lřAir intégral qui fondait le domaine de ses attributions, ce qui se heurtait avec les volontés de lřarmée de Terre de bénéficier dřune arme dřappui souple dřemploi : En Indochine, l‟Air est toujours pratiquement parvenu à conserver la maîtrise des moyens aériens d‟observation. Cette organisation comporte de multiples inconvénients. Elle est la cause des mauvaises relations entre l‟Étatmajor Interarmées et des Forces Terrestres (EMIFT) et le Commandement de l‟Air en Extrême Orient (CAEO). Lorsque les combats cessent en Indochine, l‟exaspération au sein des états-majors de l‟armée de Terre est réelle7. Par ailleurs, afin de gagner du temps et de bénéficier de lřexpérience et des infrastructures de lřarmée de lřAir, le général Navarre confie le développement et la mise en condition de ces formations à cette dernière. Simultanément, le commandement aérien en Extrême-Orient obtient de la Défense nationale une décision conférant à lřarmée de lřAir la création des formations 6 S.H.D. Terre, 1 K 430, cité par Pierre Louis Garnier, ŖLa guerre dřAlgérie et la consécration de lřALATŗ, Revue historique des Armées n° 229, 2002, p. 20. 7 Pierre-Louis Garnier, art. cit., p. 18. Les détachements d‟intervention héliportés 451 dřhélicoptères en Indochine sřappuyant notamment sur la mise en commun des moyens des armées de Terre et de lřAir. Le 14 juillet 1954, est créée, sur lřordre du secrétariat dřÉtat aux Forces Armées ŖAirŗ (S.E.F.A.), la 65e escadre mixte dřhélicoptères. Le personnel Terre est mis Ŗpour emploiŗ à sa disposition. Pratiquement, lřarmée de lřAir prend en compte les hélicoptères de lřarmée de Terre au fur et à mesure de leur arrivée en Indochine, et répartit le personnel spécialisé de lřarmée de Terre dans chacune de ces formations. Cette décision ne fait en réalité que transférer à lřarmée de lřAir les attributions de lřarmée de Terre en matière dřhélicoptères, ce qui aura pour conséquence principale, contrairement au but initial, de retarder la mise sur pied de ces unités pourtant porteuses de tant dřespoirs. En mars 1955, le rapport de fin de campagne du groupement des hélicoptères en Indochine indique que : Si le plan d‟extension de la flotte hélicoptère avait été décidé un an plus tôt […] la mobilité que l‟on pouvait donner aux bataillons parachutistes, le meilleur emploi qui en aurait été fait, aurait certainement modifié radicalement le cours des événements entre janvier et mai 19548. Le G.F.H. est rapatrié dřIndochine en mai 1955 sans quřaucune opération héliportée nřait été menée et prend le nom de Groupement dřhélicoptères nþ 2 (G.H.2). Basé à Aïn-Arnat près de Sétif, il est placé aux ordres du chef de bataillon Crespin, chef déterminé et iconoclaste. Lřaventure des D.I.H. peut alors commencer. LA CONCRÉTISATION D’EFFORTS D’IMAGINATION ET D’ADAPTATION AU THÉÂTRE Le G.H.2 nřest pas la seule unité dřhélicoptères présente sur le théâtre dřopérations algérien. En effet, la détermination de la métropole à conserver son autorité sur ce lointain département oblige lřensemble des armées à engager un effort non négligeable dans la guerre livrée contre les rebelles. La Marine et lřarmée de lřAir disposent elles-aussi de formations dřhélicoptères sur le théâtre, et les efforts des trois armées sont alors répartis géogra8 P. L. Garnier, art. cit. 452 Stratégique phiquement. Deux escadrilles dřhélicoptères de lřarmée de lřAir sont basées à Oran et à Boufarik, respectivement lřE.H. 2 et lřE.H. 3. Quant à la Marine, elle dispose de trois flottilles de lřAéronavale : la 31 F basée à Sidi-Bel-Abbès, les 32 F et 33 F à Lartigue. Très rapidement, les formations héliportées de chacune des armées vont fournir un effort crucial dans la lutte antiguérilla. Lřarmée de Terre est cependant la première à innover dans ce domaine en Ŗinventantŗ lřhéliportage dřassaut dès 1955, et en testant par la suite de façon empirique lřarmement de ses aéronefs. Devant le succès grandissant des opérations héliportées menées par les unités parachutistes principalement, lřarmée de lřAir va elle aussi développer un concept dřemploi spécifique en sřappuyant sur la création de commandos dřassaut, spécifiquement formés et entraînés dans la lutte contre les bandes rebelles. Ainsi le Groupement de Commandos Parachutistes de lřAir (G.C.P.A.) regroupe en 1959 les cinq commandos parachutistes recréés sur le théâtre algérien depuis 1957. Son bilan opérationnel9 en AFN témoigne de lřadaptation de lřoutil héliporté à la lutte antiguérilla. Les affrontements larvés des états-majors centraux depuis la fin de la guerre dřIndochine nřont cependant pas pris fin et les luttes secrètes continuent pour conserver la mainmise sur lřaviation légère. Alors quřelle lřavait presque abandonnée en 1952, lřarmée de lřAir recrée une aviation légère en 1956 et se dote dřune flotte de Sikorsky H 34. Sans remettre en cause les nombreux succès tactiques remportés par le G.C.P.A., force est de reconnaître que derrière ce concept se cachent, dřune part, le souci permanent de lřarmée de lřAir de justifier de sa spécificité et, dřautre part, son souhait à peine masqué de rassembler les aéronefs et les unités héliportées sous son seul commandement organique. Mais, gênée par le périlleux équilibre à maintenir entre la mission primordiale de défense face à lřEst et un conflit jugé trop consommateur dřunités et dřhommes, et empêtrée dans une doctrine dřappui aérien contraignante décriée par les forces terrestres, lřarmée de lřAir ne parviendra pas à donner à ses unités dřhélicoptères lřefficacité que le G.H.2 obtiendra avec la création des D.I.H. Lřemploi opérationnel des hélicoptères dans le cadre de la lutte antiguérilla y trouve sa pleine mesure. Fruit de lřénergie dřune poignée de chefs décidés 9 2 016 rebelles mis hors de combat, 648 prisonniers et plus de 700 armes saisies au cours de 453 actions de combat. Les détachements d‟intervention héliportés 453 face à un besoin opérationnel croissant, elle répond à la nécessité dřadopter un nouveau dispositif de projection de forces qui soit adapté, mobile et réactif face à lřapparition en 1958 des premières unités rebelles structurées en katibas. Les initiatives anticonformistes du Ŗpatronŗ du G.H. 2, le chef de bataillon Marceau Crespin, qui bénéficie de lřappui du commandement de lřA.L.A.T., sont pour beaucoup dans la genèse de ces unités. Elles permettent de compenser la faiblesse des moyens de soutien ramenés dřIndochine, ainsi que le climat défavorable généré par une armée de lřAir désireuse de voir lřexpérience échouer. Ainsi, il obtient que le G.H. 2 soit renforcé dřune dizaine dřhélicoptères H-19, dont deux de la Marine, en mai 1955. Dřemblée, ce sont les unités parachutistes qui exploitent les capacités offertes par les aéronefs à voilure tournante. Dès le 4 mai, deux H-19 du G.H. 2 héliportent pour la première fois une unité du 3e BEP10 au sommet du djebel Chelia dans les Aurès. Le concept dřemploi progresse parallèlement au renforcement du dispositif dřhélicoptères moyens au sein du G.H. 2, confirmant les espoirs placés en Indochine dans ce nouvel outil. Les premières Ŗ Bananesŗ, les Vertol H-21C, parviennent au G.H. 2 le mois suivant. En août 1956, la flottille 31-F de lřAéronavale, dotée elle aussi de ces mêmes Ŗ Bananesŗ vient renforcer le G.H. 2, auquel elle est complètement intégrée. Cřest en juillet 1957 que les trois escadrilles dřhélicoptères légers et les trois dřhélicoptères moyens H-21 du G.H. 2 sont dissoutes pour former les cinq D.I.H. composés de deux escadrilles mixtes opérationnelles aux ordres du chef dřescadron Déodat du Puy-Montbrun, dřune escadrille mixte réservée et dřune escadrille dřhélicoptères légers. Les D.I.H. interviendront en divers points du Constantinois : Sétif, Tébessa, Touggourt, Philippeville, Guelma, Bône, Oued-Hamimin, Bou-Saâda, BéniMessous, Arris, Djidjelli, Biskra, Bougie et Souk-Ahras. Ils sont employés aussi dans le Sud-Algérois à Djelfa, Négrine et Laghouat. En octobre 1958, les D.I.H. disposent de 136 aéronefs, soit dix avions (deux L-18, cinq NC-856 et trois Broussard) et 10 La mise à terre sřeffectuera en quatre rotations de cinq paras par hélicoptère, soit une section au complet, sur un piton culminant à 2 330 mètres, le tout en un temps si court que la décision est emportée au sol en une dizaine de minutes. 454 Stratégique 126 hélicoptères (vingt-cinq Bell 47-G2, vingt-quatre Alouette II, vingt-deux H-19 et cinquante-cinq H-21). Dans la région de Tébessa, de novembre 1957 à juillet 1958, le GH 2 transporte 42 500 commandos, 342 blessés et 80 tonnes de fret en 2 817 heures de vol. Dans la région de Guelma, de janvier à juillet 1958, il transporte 26 656 commandos, 324 blessés et 43 tonnes de fret en 1 418 heures de vol. UN SUCCÈS FONDÉ SUR L’EXPLOITATION DE LA NOUVEAUTÉ Ce succès est tout dřabord fondé sur des nouveautés techniques. Les progrès réalisés dans la construction des aéronefs à voilure tournante au début du conflit algérien viennent démentir les discours des opposants à leur utilisation militaire. Les hélicoptères sont désormais fiables, robustes, dřun soutien technique aisé, et leurs capacités dřemport ont considérablement augmenté. Ainsi, les hélicoptères moyens, comme le Vertol H-21C ou le Sikorsky H-34, permettent dřemporter de 10 à 15 combattants avec leur armement et leur équipement, offrant une solution technique viable aux unités. LřAlouette II, grâce à sa motorisation révolutionnaire par turbine qui lui permet de battre tous les records de lřépoque, apporte au chef un moyen de commandement souple et performant. Lřhélicoptère moyen, souple et aux capacités de transport sans cesse améliorées, appelé aujourdřhui hélicoptère de manœuvre, sřimpose comme lřoutil le plus performant, autorisant la réaction rapide aux événements ; sa vitesse de vol raccourcit considérablement les délais dřintervention entre les zones dřattente et les unités au contact, tout en sřaffranchissant de la plupart des obstacles. Mais la nouveauté technologique nřa de sens que si elle est mise en valeur par de nouvelles façons de penser le combat. Des chefs audacieux et innovants dans la conduite de la guerre irrégulière sauront donner cette dimension aux D.I.H. La personnalité du chef de bataillon Crespin, patron du G.H. 2, a déjà été évoquée. Cřest un homme dřune grande force de caractère, au parcours militaire exemplaire11. Chef charismatique, exigeant et 11 Adjudant en 1944, il gravira tous les échelons de la hiérarchie jusquřà celui de colonel en participant à toutes les campagnes, dont celles dřEurope au sein du 11e Choc. Les détachements d‟intervention héliportés 455 anticonformiste, tantôt estimé, tantôt craint, jalousé ou critiqué, lui qui a créé le G.F.H en Indochine souhaite voir lřA.L.A.T. acquérir son entière autonomie et être dotée dřhélicoptères lourds, seuls capables dřapporter la mobilité tactique aux unités quřil appuie. Il se montrera particulièrement hostile aux tentatives de lřarmée de lřAir de garder la mainmise sur le ciel algérien. En effet, dans certaines zones, le P.C. Air se veut lřintermédiaire indispensable à lřemploi de tout aéronef, ce qui soulèvera de nombreuses difficultés dans lřutilisation des hélicoptères de transport moyens. Ainsi, une instruction12 de décembre 1959 place tout héliportage sous les ordres dřun officier Air indépendant du commandement de lřopération dřensemble. Les pilotes et les troupes embarquées préfèrent faire référence à lřinstruction précédente de février 1959 qui prévoit que : Les moyens A. L. A. T. intégrés dans la manœuvre ne sont en aucun cas employés suivant les procédés du système d‟appui aérien, réservés aux moyens de l‟Aviation13. Cette instruction de décembre 1959 est donc très mal accueillie par les unités parachutistes qui y voient, dřune part, une preuve de méconnaissance profonde des opérations héliportées fondées sur la souplesse, dřautre part un danger pour lřopération elle-même en remettant en cause les principes du commandement opérationnel. Le lieutenant-colonel Masselot, commandant le 18e R.C.P., écrit ainsi : Le document à caractère combiné n‟a apparemment été écrit que par des aviateurs, dont le souci permanent a été d‟introduire un officier de l‟Air dans un circuit qui n‟en comportait nécessairement pas et de lui préciser des prérogatives qui mettent dangereusement en cause le principe du chef responsable et de l‟unité de commandement14. 12 Instruction n° 448/emi/3/op du 30 décembre 1959 sur les opérations héliportées en Algérie. 13 Paul Gaujac, ŖLřaviation légère de lřarmée de terreŗ, Revue historique des armées, n° 4, 1992, p. 14. 14 Cité par Paul Gaujac, art. cit., p. 14. 456 Stratégique Le lieutenant-colonel Dufour, commandant le 1er R.E.P., est encore moins tendre et écrit non sans humour : Nous avons l‟engin qui nous permettrait la souplesse, la surprise, la brutalité, qui autoriserait le fignolage, qui garantirait la vitesse d‟exécution, qui laisserait la place à toutes les variantes imaginables, et on l‟a enfermé dans les règles rigides qui étaient en vigueur pour l‟exécution d‟un raid de bombardement de nuit sur Berlin en 1945. Le commandant de l‟unité héliportée a autant d‟initiative en cette matière que lorsqu‟il prend le train d‟Alger à Oran. Dans la conjoncture présente, je ne vois plus qu‟un avantage dans ces engins : ils évitent de se fatiguer pour monter sur les pitons. Je doute que ce soit là leur rôle15. Un autre homme a une influence considérable dans lřaventure. Le chef dřescadron Déodat du Puy-Montbrun, patron des escadrilles mixtes opérationnelles au sein des D.I.H., fait preuve dřune grande inventivité sur le plan tactique. Cřest lui qui crée le premier un commando chargé dřassurer la récupération des équipages dřaéronefs abattus ou accidentés en territoire hostile, concept particulièrement novateur et qui fera école. Il sera dřailleurs gravement blessé au cours dřune opération de ce commando en avril 1958. Les tactiques nouvelles vont surgir de la pensée de ces hommes. Les tactiques mises en œuvre dans leurs opérations héliportées sont une autre raison du succès des D.I.H. Les équipages comme les chefs des unités appuyées sont particulièrement favorables à lřimbrication complète des unités héliportées et des escadrilles. Il ne sřagit plus désormais dřun simple jumelage. Le D.I.H. est projeté directement sur le terrain, dans des zones dřimplantation rebelle repérées par le renseignement et susceptibles de justifier une intervention héliportée. Aux côtés du D.I.H. sřadaptent des unités dřinfanterie légère, parachutistes essentiellement, et le commandant du D.I.H. devient conseiller tactique du patron du groupement terre. Au fil du temps, les tactiques évoluent et gagnent en efficacité. Plusieurs D.I.H. peuvent être regroupés afin de projeter une force suffisamment importante pour envelopper la zone à contrôler. Lřinfiltration des hélicop15 Cité par Paul Gaujac, art. cit. Les détachements d‟intervention héliportés 457 tères se fait désormais à très faible hauteur, afin de masquer les axes de progression aux vues dřéventuels guetteurs et de créer la surprise en jaillissant de ces cheminements invisibles au plus près de la zone de poser. Cřest au sein des D.I.H que sont effectués les premiers héliportages de nuit, au moyen de dispositifs dřéclairage tactiques adaptés. Lřemploi complémentaire de lřavion léger dřobservation et de lřhélicoptère de commandement se perfectionne sans cesse. Le premier confirme les positions des unités engagées au contact, guide les actions de lřappui aérien et de lřartillerie et prépare les héliportages des unités dřintervention. Le second apporte au chef tactique un moyen de commandement particulièrement adapté à ces manœuvres fondées sur la combinaison de la vitesse et du choc. Grâce aux capacités des ŖBananesř, les D.I.H. peuvent mettre à terre des unités homogènes massives, parvenant à héliporter en une seule rotation une compagnie dřinfanterie organique, permettant ainsi de faire basculer très rapidement le rapport de forces en faveur des unités amies engagées. Les unités terrestres vont très rapidement intégrer cette toute nouvelle composante dans lřélaboration de leurs missions, donnant naissance à une véritable manœuvre aéroterrestre : Les moyens de l‟aviation légère, et en particulier l‟hélicoptère, [doivent] de plus en plus être considérés comme des véhicules de combat, de transport et d‟observation analogues à la jeep et aux véhicules de combat terrestres. Ces moyens doivent pouvoir s‟intégrer au dispositif tactique terrestre et être en mesure de vivre en parfaite symbiose avec le combattant à terre16. Dès le lancement des opérations au sol, une flotte mixte dřhélicoptères légers et moyens, incluant les moyens de commandement, de transport, de renseignement et dřappui-protection, est mise en place au plus près des unités engagées au sol. Intégré à la flotte dřhélicoptères dřassaut, le commandant des troupes participant à lřopération héliportée peut contrôler et décider au cœur lřaction, tout en restant en liaison étroite avec le commandant de 16 Lettre au ministre n°1834/EMA/ALAT du 18 février 1952, citée par Guillaume Lasconjarias, ŖUn outil révolutionnaire au service de la contreguérilla : les hélicoptères dans la guerre dřAlgérieř, Cahiers de la Recherche Doctrinale n° 14, p. 73. 458 Stratégique la flotte dřaéronefs. Le lieutenant-colonel Château-Jobert, chef de corps du 2e Régiment de Parachutistes Coloniaux, sřexprime ainsi dans son compte-rendu de mission suite à lřopération Djedida : L‟emploi des hélicoptères transporteurs modifie considérablement le déroulement classique des opérations en leur donnant un rythme accéléré. Le rythme, facteur de succès, ne peut être entretenu et les Sikorsky ne peuvent être employés avec leur pleine efficacité que si le commandement de l‟opération dispose depuis la minute précédant son déclenchement jusqu‟à son démontage, d‟un moyen de commandement “du même pied” que les Sikorsky, c‟està-dire, à l‟heure actuelle, d‟un Bell17. Les hélicoptères armés font progressivement leur apparition au sein des D.I.H., afin de procurer appui et protection aux détachements dřhélicoptères de transport de troupe. Cřest le cas avec les hélicoptères Sikorsky H-34 Pirate, équipés dřun canon de 20 mm en sabord, et détachés par lřarmée de lřAir au sein des D.I.H. en 1960. Cřest aussi le cas de lřAlouette II équipée de roquettes de 37 mm, qui équipe les D.I.H. dès 1959, mais dont lřefficacité reste limitée. Par ailleurs, il apparait très vite quřà lřimportance du renseignement, de la surprise et de la vitesse dřexécution sřajoutent des facteurs déterminants de la réussite de cette manœuvre intégrée : lřentraînement et la combativité des troupes héliportées. Ainsi, les D.I.H. travaillent-ils de façon privilégiée avec des unités spécialisées : parachutistes et commandos. Le binôme troupes aéroportées et hélicoptère dřassaut révèle alors toute lřefficacité du concept et lřhélicoptère devient ainsi un élément essentiel de la manœuvre des parachutistes dans la guerre irrégulière. Le lieutenant-colonel Bigeard, commandant le 3e Régiment de Parachutistes Coloniaux, considère ainsi que lřhélicoptère : […] ne peut être et ne doit pas, compte tenu du potentiel qu‟il représente, être considéré comme un moyen de transport, un véhicule commode, mais bien comme un engin d‟assaut à employer avec une troupe qui saura donner, par son élan, le rendement maxi17 Cité par Paul Gaujac, art. cit. Les détachements d‟intervention héliportés 459 mum aux possibilités offertes par toutes interventions utilisant la troisième dimension18. Il maîtrise son sujet. En effet, dès le 22 février 1956, à Djebel, il conduit lřopération Ŗ744ŗ : 43 fellaghas sont prisonniers, 96 arrêtés, 92 fusils et 24 pistolets sont récupérés. Le 8 mars 1956, lřopération Ŗ962ŗ est encore plus fructueuse : 126 rebelles tués, 14 prisonniers, 114 armes récupérées, dont 1 mortier de 81 mm, 2 mortiers de 60 mm, 4 fusils mitrailleurs, 18 pistolets mitrailleurs et 65 fusils de guerre. La création des D.I.H. va décupler les facteurs dřintervention de ces troupes extrêmement mobiles. À lřissue des grandes opérations menées dans le cadre du plan Challe en Kabylie et dans les Aurès, lřadversaire revient aux bandes dispersées, obligeant les D.I.H à se scinder en demidétachement ou U.I.H. pour des opérations ponctuelles. Le reliquat des moyens est alors conservé en réserve, en mesure dřintervenir sans délai par une opération héliportée plus massive. Créés sur un théâtre dřopérations exigeant, par des hommes focalisés sur lřefficacité opérationnelle, les détachements dřintervention héliportés sřavèrent une réponse parfaitement adaptée au problème crucial posé par la lutte antiguérilla : la recherche permanente dřéquilibre entre espace des opérations et volume des forces engagées. Souples, rapides, fondés sur la liberté dřaction et la grande initiative des hommes qui les mettent en œuvre, les D.I.H. ont eu un rôle déterminant dans la lutte contre la guérilla en Algérie. Rapatriés à lřissue des opérations en Algérie, ils disparaissent pour laisser la place à cinq groupements de lřaviation légère divisionnaire, qui regroupent tous les moyens ALAT à lřéchelon de la division. Le G.H.2 a été commandé successivement par : le lieutenant-colonel Marceau Crespin du 29 avril 1955 au 31 décembre 1958, le chef dřescadron Déodat du Puy-Montbrun du 1er janvier 1959 au 7 décembre 1960, le chef dřescadron Charles Petitjean du 8 décembre 1960 à sa dissolution. 18 Cité par Paul Gaujac, art. cit., p. 10. L’avion à hélice dans la lutte anti-guérilla, archaïsme ou avenir ? Jean-Christophe GERVAIS n 2009, lřaviation compte quatre-vingt-dix ans dřexpérience dans le domaine de la lutte contre la guérilla, depuis lřAir Control dans les colonies britanniques en 1919. Cřest une durée assez respectable pour mériter un rappel historique. Dans cette lutte, tous les types dřappareils furent utilisés, du plus léger (monoplace dřobservation) au plus lourd, comme les bombardiers stratégiques B-52 Stratofortress utilisés durant la guerre du Viet-nam pour détruire les tunnels et bunkers où se retranchait le Viêt-Cong1. Ces appareils sont encore employés en Afghanistan, avec la différence que leurs bombes sont désormais Ŗintelligentesŗ et guidées par GPS ! Si lřon fait abstraction de ces cas extrêmes, dans tous les conflits asymétriques du XXe siècle, lřavion anti-guérilla par excellence fut un avion dřassaut, chasseur-bombardier ou bombardier léger. Dans certaines conditions, ce fut un avion de transport ou un avion-école hâtivement transformé en avion de combat. En 90 ans, suffisamment de modèles ont été testés en opérations pour que lřon puisse dégager des tendances de fond relatives à leur conception, qui expliquent leur succès ou leur échec, quelle que soit la technologie de lřépoque. E Deux constats, qui sont des invariants : 1 les guerres irrégulières suivent toujours un conflit classique de grande ampleur, comme 1914-1948 ou 1939- Missions ŖArc Lightŗ. Stratégique 462 1945. Cela sřexplique car, comme le souligne Gaston Bouthoul, la guerre affaiblit le vainqueur comme le vaincu2. Cet affaiblissement enhardit les peuples colonisés et leur donne lřespoir dřaccéder à lřindépendance. les états-majors sont toujours très réticents à financer le développement dřavions spécialisés antiguérilla, alors que la fin du conflit majeur réduit grandement leurs crédits, et quřon dispose dřune masse dřavions de surplus de guerre3, jugés suffisants pour mater une rébellion en lřabsence de toute opposition aérienne. L’entre-deux-guerres Tout au long des années vingt et trente, la Grande-Bretagne est confrontée à une série dřinsurrections au Moyen et au ProcheOrient, ainsi quřen Afrique de lřEst : Somaliland en 1919-1920, Mésopotamie en 1921-1922, frontière nord-ouest des Indes en 1928, Aden (Yémen) en 1933, Palestine en 1936. La Royal Air Force formule alors la doctrine de lřAir Control, prétendant soumettre des pays immenses avec la seule aviation, épaulée par de maigres troupes terrestres montées sur automitrailleuses. La France nřest confrontée quřà deux rébellions, mais celles-ci sont de grande envergure. La plus bénigne est la révolte druze de 1924, au Levant (actuelle Syrie). La plus grave est la guerre du Rif, dont les tribus sont regroupées par Abd-el-Krim de 1921 à 19254. Français et Britanniques engagent, pour ces opérations de Ŗpolice colonialeŗ, presque toujours des avions légers : De Havilland DH.95 ou Breguet XIV B.2, tous deux des bombardiers biplans biplaces, armés de mitrailleuses à la fois fixes (tirant dans lřaxe de lřavion) et mobiles servies par un mitrailleur en place arrière. Leur lenteur constitue un avantage, car elle leur permet de 2 Gaston Bouthoul, Traité de polémologie. Sociologie des guerres, Paris, Bibliothèque scientifique Payot, 1970. 3 Stéphane Ferrard, ŖLes Britanniques et lřAir Controlŗ, Défense & Sécurité Internationale (DSI) n° 34, février 2008, pp. 86-89. 4 Simone Pesquiès-Courbier, ŖLa guerre du Rifŗ, Icare, n° 121, 1987, pp. 50-105. 5 David J. Dean (lieutenant-colonel), Airpower in Small Wars. The British Air Control Experience, Maxwell, Air University Press, 1985. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 463 bombarder avec précision malgré les viseurs rudimentaires de lřépoque. Le remplacement du DH.9 par le Bristol Fighter dřaprès-guerre se traduira paradoxalement par une dégradation des résultats, car le second nřest pas doté dřun viseur de bombardement !6 Les deux pays recourent également à lřaviation pour le transport : déplacement de troupes pour les Britanniques, évacuations sanitaires pour les Français. Dans les deux cas, cřest une première mondiale. Indochine (1946-1954) Les mêmes causes produisant les mêmes effets, cřest juste après la seconde guerre mondiale que la France connaîtra sa deuxième guerre coloniale dřimportance en Indochine, de 1946 à 1954. La guerre mondiale a suscité la construction dřune incroyable variété dřappareils de tous types, dans tous les pays, et en quantité jamais vue. Mais la France, hors jeu dès juin 1940, nřa pratiquement plus dřindustrie aéronautique en 1945 et doit utiliser des appareils de provenance étrangère, tant des anciens alliés que des anciens ennemis. Ce sont des avions : 6 japonais (Najikama Ki-43) ; allemands (Junker Ju-52 renommé AAC1 ŖToucanŗ, Fieseler 156 Storch renommé Morane-Saulnier MS 500 ŖCriquetŗ, Siebel Si. 204 renommé NC 701 Martinet ; britanniques (Vickers-Supermarine Spitfire7, De Havilland Mosquito8) ; et surtout américains, les États-Unis finançant vers la fin de la guerre 80 % de son coût, par une aide financière ou en matériels : P-63 Kingcobra, Grumann F6F Hellcat, Grumann F8F Bearcat, B-26 Invader, Douglas James S. Corum, ŖThe Myth of Air Control. Reassessing the Historyŗ, Air & Space Power Journal, vol. XIV, n° 4, hiver 2000. 7 Claude A. Pierquet, Les Spitfire français, Rennes, éditions Ouest France, 1980, p. 19. 8 Mister Kit et Jean-Pierre de Cock, De Havilland Mosquito, Paris, Atlas, collection spéciale la dernière guerre, 1979, p. 42. Stratégique 464 C-47 Dakota, Fairchild C-119 Flying Boxcar, Consolidated P4Y-2 Privateer, etc. ainsi que des hélicoptères Hiller et Sikorsky. Pratiquement tous ces avions sont utilisés à contre-emploi : les avions de transport sont hâtivement transformés en bombardiers9, et les chasseurs de défense aérienne adaptés plus ou moins bien à lřappui-feu (très mal pour le Spitfire10 et le Kingcobra11, mieux pour le Hellcat12 et le Bearcat13). Les Français, soucieux de ménager le Ŗcapital humainŗ, font des prodiges dřaudace pour assurer, avec des MoraneSaulnier 50014 puis des hélicoptères, lřévacuation sanitaire, ce qui nřest pas une nouveauté, les Américains en font autant en Corée à la même époque, mais aussi la récupération des équipages Ŗcrashésŗ en territoire ennemi, et là il sřagit dřune première mondiale que les États-Unis imiteront au Viet-nam. Malaisie (1948-1960) A la même époque, confrontés en Malaisie à une guérilla qui dure de 1948 à 1960, les Britanniques emploient les mêmes tactiques, mais avec des avions de fabrication nationale, souvent les mêmes (Spitfire, Mosquito). Vieillissants et souffrant beaucoup du climat tropical, ils sont rapidement remplacés par des avions à réaction, dont la Grande-Bretagne est le leader mondial en 1945. Fidèles à leur tradition de déplacer les troupes par air, les Britanniques utilisent désormais des hélicoptères livrés par les Américains, plus adaptés pour déposer les commandos dans des clairières en pleine jungle. Il sřagit, là encore, dřune première mondiale. 9 Charles-Patrick Renaud, Aviateurs au combat. Indochine 1950-1954, Paris, Grancher, 2004, p. 143. 10 Martelly (Commandant), ŖLes enseignements aériens de la Campagne dřIndochineŗ, Forces Aériennes Françaises, n° 35, août 1949, p. 589. 11 Charles-Patrick Renaud, op. cit., p. 20. 12 Jean-Pierre De Cock et Mister Kit, F6F Hellcat, Paris, Atlas, 1981, p. 2. 13 J. Salini, ŖEn Indochine sur Bearcat (2e partie)ŗ, Le Piège, n° 150, septembre 1997, pp. 25-30. 14 Charles-Patrick Renaud, op. cit., p. 16. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 465 Algérie (1954-1962) Lorsque la guerre dřAlgérie éclate en 1954, les Français, dont lřindustrie aéronautique a repris sa place dans les premières du monde, tirent parti de cette expérience. Les hélicoptères sont utilisés à grande échelle, dans les divisions dřintervention héliportées (DIH), pour le transport des troupes, notamment les Vertol-Piasecki modèle 43 Ŗbanane volanteŗ. Lřarmée de lřAir expérimente, pour les escorter, un hélicoptère Sikorsky armé, le Pirate. La Ŗchasse lourdeŗ mérite bien son nom, avec des avions à réaction (Republic F-84 Thunderstreak, SNCASE 532 Mistral) parfois imposants (SNCASO 4050 Vautour biréacteur) épaulés par des avions à hélice. Le P-47 Thunderbolt, qui nřavait pu être déployé en Indochine du fait de son poids15, sert intensément de 1954 à 195916, mais son heure de gloire remonte à 1943, et il se fait vieux. Il est remplacé en 1959 par un autre appareil américain : le Douglas AD-4 Skyraider. Conçu en 1944 comme bombardier-torpilleur, monoplace pour maximiser la charge offensive17, il a été reconverti dans lřattaque au sol lors de la guerre de Corée (1950-1953) où il sřest montré supérieur à tous les autres modèles. Il se montre si valable en Afrique saharienne quřil y restera jusquřen 1976-1977, tant au Tchad quřà Djibouti, pour être remplacé par les biréacteurs SEPECAT Jaguar. Lřarmée de lřAir développe à un niveau sans précédent lřaviation anti-guérilla, avec les escadrilles dřavions légers dřappui (EALA), dotées dřavions dřécole ou de liaison sommairement armés de mitrailleuses et de roquettes. Après avoir expérimenté divers modèles français18, la standardisation du matériel est obtenue par lřachat en 1956 aux Etats-Unis dřun important lot 15 Patrick Facon (dir.) Regards sur l‟aviation militaire française en Indochine : 1940-1954 : recueil d‟articles et état des sources, Vincennes, Service Historique de lřArmée de lřAir, 1999. 16 Lucien Robineau (général), ŖChasse lourde sur les djebelsŗ, Revue historique des armées n° 2, 1992, pp. 59-65. 17 Enzo Angelucci et Paolo Matricardi, Multiguide aviation – Les avions 5/ L‟ère des engins à réaction – U.S.A., Japon, U.R.S.S., etc., Elsevier Sequoia, 1978, p. 52. 18 Patrick Facon, ŖLřadaptation de lřarmée de lřair à la guerre dřAlgérie : la lutte antiguérillaŗ, in Patrick Facon, Francois Pernot, Philippe Vial (dir.), Regards sur l‟aviation militaire française en Algérie, 1954-1962, recueil d‟articles et état des sources, Vincennes, Service Historique de lřArmée de lřAir, 2002, p. 37. 466 Stratégique dřavions dřentraînement North American T-6 G Texan, surnommé le Ŗroi du djebelŗ 19. En 1959, le T-6 est remplacé par son successeur plus moderne et puissant20, le T-28 Trojan, qui sera rebaptisée ŖFennecŗ. Viet-nam (1963-1975) La guerre dřAlgérie se termine en 1962, et lřannée suivante lřengagement des Américains au Viet-nam passe à la vitesse supérieure. Initialement, ils pensent vaincre la guérilla en utilisant les avions qui sřétaient révélés les plus efficaces avec les Français : B-26 Invader, Skyraider rebaptisé A-1. Mais, trente ans après leur construction, ces appareils sont à bout de potentiel et doivent être retirés pour cause de fatigue des structures. Lřappui-feu est désormais assuré par des jets à réaction : North American F-100 Super Sabre, Mac Donnell F-4 Phantom, etc. Les mêmes causes quřen Algérie produisent les mêmes effets : en raison de leur vitesse, ils ne voyaient la plupart du temps pas lřennemi, et déversaient leur charge de bombes ou de napalm à lřemplacement marqué avec des roquettes fumigènes par un contrôleur aérien avancé (Forward Air Controler ou FAC), à bord dřun avion lent à hélice. Dřabord, ce fut le Cessna O-1 Bird Dog monomoteur, puis le Cessna O-2, version militaire du Cessna 337 Skymaster, bimoteur à la curieuse configuration Ŗpush-pullŗ. Enfin, des modèles spécifiquement conçus pour lřusage militaire virent le jour : Grumann OV-1 Mohawk et North American (Rockwell) OV-10 Bronco. Ces bimoteurs dřaspect plus classique se caractérisaient par une verrière débordant largement sur les côtés, ce qui facilitait lřobservation vers le bas. Comme les Français en Algérie, les Américains transformèrent en avions antiguérilla les aéronefs les plus lents dont ils disposaient. Du biréacteur léger dřentraînement T-37, ils tirèrent le A-37 Dragonfly, économique et efficace. Surtout, comme les Français en Indochine, ils utiliseront leurs avions de transport pour des missions offensives, assez peu avec des bombes (Fairchild NC-123), mais surtout avec des mitrailleuses et canons 19 Jean-Pierre De Cock et Mister Kit, Le T-6 dans la guerre d‟Algérie, Paris, Atlas, 1981, p. 43. 20 Patrick Facon, ŖLřadaptation de lřarmée de lřair à la guerre dřAlgérie : la lutte antiguérillaŗ, op. cit, p. 37. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 467 montés sur le flanc gauche, donc tirant sur le côté. Ces appareils seront baptisés du terme générique Ŗgunshipŗ (canonnière). Leurs performances et leur armement iront sans cesse croissant : au AC-47 dérivé du C-47 Dakota de la seconde guerre mondiale succéderont les AC-119G Shadow (ombre) et AC-119K Stinger, dérivés du C-119 Flying Boxcar, et enfin la famille des AC-130 Spectre, dérivés du C-130 Hercules. La dernière version, le AC130U, est encore en service de nos jours, notamment en Irak. La particularité de la guerre du Viet-nam est lřemploi intensif des hélicoptères, au point quřon lřa baptisée ŖThe First Helicopter Warŗ. Bien que cet engin ait été conçu en France en 1907, il nřest parvenu au stade de la production en grande série que grâce à la puissance de lřindustrie américaine. Les hélicoptères au Viet-nam remplirent presque tous les usages confiés aux avions dans les conflits précédents : transport de troupes et évacuation sanitaire (Bell UH-1 Huey), transports logistiques (Boeing-Vertol CH-47 Chinook birotor), sauvetage au combat (Sikorsky HH-3 Jolly Green Giant ou CH-53) et combat, avec des mitrailleuses et des roquettes (UH-1E Iroquois puis AH-1 Cobra). Ces machines firent preuve dřune extraordinaire souplesse, mais aussi dřune grande vulnérabilité aux tirs venus du sol, surtout à partir de 1972 et de lřapparition des missiles sol-air portables à guidage infrarouge SA-7 aux mains des Viêt-Congs. Afghanistan (1979-1989) Quatre ans à peine après lřévacuation en catastrophe du Viet-nam par les derniers Américains en 1975, ce sera au tour de lřURSS de sřattaquer à un petit pays en pensant remporter une victoire facile : lřAfghanistan, en décembre 1979. Les missiles sol-air (SA-7 fournis par la Chine ou Stinger fournis par les Etats-Unis) reçus en grande quantité par la résistance feront un carnage dans lřaviation soviétique, bien davantage que les canons anti-aériens. Les seuls avions à hélice présents sur le théâtre seront les avions de transport, mais toutes les générations de chasseurs-bombardiers à réaction seront représentées : MiG-17, MiG-21, MiG-23. Ce sera surtout le premier emploi opérationnel du Sukhoï 25 Frogfoot, biréacteur dřattaque doté de multiples points dřemport qui constitue lřéquivalent du Fairchild A-10 américain, un Ŗcamion à bombesŗ rustique mais terriblement efficace. Lřindustrie aéronautique soviétique ayant conçu les plus Stratégique 468 grands hélicoptères du monde, il lui fut relativement aisé de transformer une machine de transport lourd (Mil 8) en hélicoptère armé de canons et de roquettes (Mil-24 Hind). Leur mode dřattaque en semi-piqué ressemblait plus à celui des avions de combat quřau vol stationnaire des hélicoptères. Afghanistan II (2001-…) et Irak (2003-…) Un troisième constat, fait par John Keegan : les guerres ont tendance à toujours se reproduire dans les mêmes régions21, soit que les populations sont particulièrement belliqueuses et éprises dřindépendance, soit que les tensions géopolitiques ne sont jamais réglées. Ce fut le cas de lřIndochine, avec les Français puis les Américains, mais également de lřAfghanistan, après les attentats du 11 septembre 2001, et de lřIrak (Ŗbanc dřessaiŗ de lřAir Control britannique en 1920) depuis lřinvasion américaine et la chute du régime de Saddam Hussein. Dans ces deux pays, les Américains reproduisent les mêmes tactiques quřau Viet-nam, avec pour innovation la technologie omniprésente : bombes à guidage GPS, Network Centric Warfare, etc. On retrouve : le Close Air Support des chasseurs-bombardiers à réaction (F-16, F-15E…) ; lřA-10 dřattaque au sol, utilisé comme le Sukhoï 25 soviétique ; les hélicoptères de transport (UH-60 Black Hawk) ou dřattaque (AH-64 Apache et AH-66 Comanche) ; les Ŗgunshipsŗ AC-130U. La profusion dřaéronefs lents (avions à hélice, hélicoptères) utilisés en contre-guérilla jusquřà nos jours, leur emploi intensif par un pays capable de réaliser le F-22 Raptor supersonique furtif, doit amener à se poser la question : ces appareils ne seraient-ils pas irremplaçables dans cette mission ? 21 ŖNon seulement les batailles tendent à se répéter sur des sites proches les uns des autres (…) mais il arrive aussi fréquemment qu‟elles se déroulent exactement au même endroit pendant de très longues périodes de l‟histoireŗ. John Keegan, Histoire de la guerre (du néolithique à la guerre du Golfe), Paris, Dagorno, 1996, p. 101. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 469 UN MATÉRIEL PLUS ADAPTÉ À LA “GUERRE MODERNE” ? Lřarme aérienne, comme on lřa vu en quatre-vingt-dix ans de contre-guérilla, est indispensable à la force terrestre occidentale qui, par définition, est en situation dřinfériorité numérique par rapport à la population du théâtre dřopérations, et parfois aussi par rapport aux effectifs des insurgés. Sans lřacheminement, le ravitaillement, la surveillance, lřappui quřassure lřaviation, aucune force terrestre ne pourrait se maintenir une semaine dans ce type de théâtres. Ce qui est vrai, cřest quřil lui manque cruellement le matériel adapté à ces conflits. Depuis quelques années, de plus en plus de spécialistes se demandent si on ne devrait pas développer un véritable avion dřarmes à hélice, afin de succéder dans la lutte antiguérilla aux actuels appareils dřentraînement ou de liaison, à hélice ou à réaction, sommairement armés, largement utilisés par de nombreux pays dřAfrique ou dřAsie22. Il existe quelques projets sur ce Ŗcréneauŗ, comme lřEmbraer EMB-314 Super Tucano au Brésil, ou aux États-Unis le US Aircraft Corporation A-67 Dragon, aux caractéristiques si proches du Super Tucano quřil a visiblement été conçu pour ne pas laisser à cet appareil lřexclusivité dřun marché prometteur qui sřouvre. Disons-le dřemblée : lřavion anti-guérilla idéal nřexiste pas, ou plus. Les appareils actuellement en service présentent tous des caractéristiques qui, si elles représentent un avantage dans leur mission première (combat de haute intensité, transport, entraînement), deviennent des défauts rédhibitoires dans la guerre asymétrique. Les avions qui se sont révélés les plus efficaces, comme le B-26 Invader, nřexistent plus. Il ne saurait être question de relancer leur production, car la technologie sur laquelle ils reposaient est dépassée, par exemple le moteur à pistons. Si lřon veut disposer de lřavion anti-guérilla idéal de nos jours, il faut le concevoir. 22 Jean-Louis Promé, ŖQuel type dřavion pour la lutte anti-guérilla ?ŗ, Défense & Sécurité Internationale, n° 34, février 2008, pp. 82-85. 470 Stratégique Sans disposer des compétences techniques pour concevoir précisément un avion de ce type, voyons comment on pourrait brosser les grandes lignes de son Ŗportrait-robotŗ. 1. Motorisation Lřappareil est à hélice, cřest un fait acquis, pour pouvoir patrouiller le plus lentement possible et observer ce qui se passe au sol. Reste à déterminer quel type de moteur doit lřéquiper. De toute évidence, le moteur à pistons appartient à lřhistoire. Au XXIe siècle, il nřest pas raisonnable dřenvisager autre chose quřun turbopropulseur. Celui-ci permet en effet de mieux doser la puissance délivrée, dřun régime de croisière économique aux brutales accélérations qui sont nécessaires lors des phases de combat. Une controverse peut alors surgir entre tenants du monomoteur et du bimoteur. Ce dernier présente une sûreté supplémentaire, car il est bien peu probable que les deux moteurs soient victimes dřune panne ou soient touchés par lřennemi, ce qui permet au bimoteur de rentrer Ŗsur une jambeŗ à sa base ou de se dérouter vers un terrain de secours, ou au moins de regagner une zone contrôlée par des troupes amies pour abandonner lřappareil. Avec de lřentraînement, il est tout à fait possible de piloter un bimoteur sur un seul moteur, en compensant la dérive par le manche et le palonnier. Le bimoteur est préférable, car avec des moteurs dřun modèle courant il lui est possible dřatteindre un rapport puissance/poids élevé, comme le B-26 ou le Pucara, ce qui est le gage dřune grande agilité dans les évolutions brutales, et lui donne une marge de sécurité quand il doit évoluer plus bas que les reliefs les plus élevés dans les zones montagneuses. 2. Voilure Une attention toute particulière devra être portée à ses surfaces mobiles, becs de bord dřattaque ou volets au bord de fuite, celles-ci ayant un impact très important sur la portance. Cela lui permettra de combiner une vitesse de pointe élevée avec une vitesse dřapproche des plus réduites, en vue de se poser sur des pistes courtes. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 471 3. Train Les volets permettant un atterrissage court devront être conjugués avec un train dřatterrissage particulièrement solide et rustique, permettant dřopérer à partir de terrains sommaires. Le train nřa pas besoin dřêtre très massif, il peut être relativement léger, mais doté dřamortisseurs efficaces, sur le modèle de ceux du Fieseler Storch ou du IA-56 Pucara. 4. Équipage Biplace ou monoplace ? La première solution semble la plus judicieuse, si lřon se réfère à lřexpérience des T-6 en Algérie. En effet, pour laisser le pilote se concentrer sur les manœuvres de lřappareil, il faut impérativement quřil y ait un second membre dřéquipage, remplissant la fonction dřobservateur. Le terme de Ŗnavigateur officier de systèmes dřarmesŗ (NOSA) semble moins approprié, car est déjà employé pour les avions de combat à réaction. Cet observateur-radio se concentrerait, lui, sur le repérage (visuel ou électronique) de lřennemi ou des troupes alliées au sol, les liaisons phoniques ou de données avec ces derniers, sa base et les autres aéronefs alliés évoluant à proximité, et éventuellement la mise en œuvre de lřarmement. 5. Ergonomie Le biplace étant acquis, quelle configuration adopter ? En tandem, cas le plus fréquent depuis la Grande Guerre, ou côte à côte ? La seconde solution maximise la communication entre les membres dřéquipage. En repérage visuel, ils peuvent plus spontanément se répartir les secteurs à observer, comme les veilleurs sur la passerelle des navires, en fonction de leur côté du fuselage. Lřélargissement de la cabine que cela suppose peut être modéré, sřil se limite à la verrière qui déborde de chaque côté, comme sur le Fieseler 156 ou le OV-1. En tout état de cause, il ne saurait nuire excessivement aux performances aérodynamiques en augmentant la section du fuselage et la traînée associée. En effet, la traînée est proportionnelle à la vitesse, et nous avons vu que celle-ci est réduite. 472 Stratégique 6. Sécurité Une sécurité maximale devra être offerte à lřéquipage, pour maintenir sa motivation. En effet la mission dřappui au sol a toujours été la plus dangereuse. Les réservoirs, les moteurs et lřéquipage devront être protégés par un blindage. Les matériaux synthétiques ayant fait dřénormes progrès, ce blindage pourra, comme sur le Super Tucano, être majoritairement en kevlar plutôt quřen acier, ce qui permettra un allègement de poids. Les membres dřéquipage devront être munis de sièges éjectables Ŗzéro/zéroŗ23. 7. Équipements électroniques Ce qui est primordial, cřest la qualité des liaisons de lřappareil. En effet, moins que tout autre type dřaéronef, lřavion antiguérilla nřagit pas isolément, dans un combat solitaire comme celui du chasseur de défense aérienne. Outre les classiques liaisons HF et VHF, il est nécessaire quřil dispose dřune liaison numérique, via une antenne satellitaire. Son appareillage électronique, également mis en œuvre par lřobservateur, inclura un FLIR et un GPS. Un radar de suivi de terrain est un matériel trop onéreux pour notre avion à coût réduit. Ce qui est primordial, cřest que lřappareil soit doté dřune liaison de données du type liaison 16 (MIDS) afin de pouvoir contribuer à dresser la Common Operational Picture (COP). En effet, lřavion antiguérilla nřopère jamais totalement seul, comme il a déjà été dit. Il compte donc, pour repérer lřennemi, non seulement sur ses propres capteurs mais sur ceux des autres aéronefs en vol, avec lesquels il est en contact permanent. Cela lui permet de nřintervenir quřà coup sûr, et au cours dřune patrouille de maximiser ses chances de pouvoir attaquer. Sřil est lřéquivalent moderne du B-26 ou du Skyraider, le rôle que tenaient les MS. 500 ou les T-6 est désormais assuré par les drones bien plus que par des aéronefs pilotés. La dissociation du Ŗcapteurŗ qui localise lřennemi et de Ŗlřeffecteurŗ qui lřattaque nřest pas nouvelle. 23 Cřest-à-dire pouvant être utilisés à vitesse et altitude nulles, même lorsque lřappareil est immobile au parking. L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 473 8. Armement de bord En ce qui concerne lřarmement, le canon semble sřimposer. Les mitrailleuses de petit calibre (7,5 millimètres) des T-6 ou les armes lourdes (12,7 millimètres) des P-47 se sont souvent avérées manquer de puissance. A lřinverse, un calibre de 30 millimètres est idéal contre des engins (aéronefs, blindés) mais excessif pour sřen prendre à des insurgés souvent légèrement équipés. Le calibre de 20 millimètres semble le meilleur compromis entre le poids et lřefficacité, si lřon en juge par les passes de Ŗstrafingŗ dévastatrices des F8F Bearcat, des SNCASE Mistral ou des Douglas A-1 Skyraider. Pour que ses tirs soient prolongés, ne reproduisons pas le handicap du Spitfire en Indochine, qui ne pouvait tirer que 15 secondes ! Chaque canon devra être approvisionné à 450 coups au moins, voire jusquřà 600. En ce qui concerne leur nombre et leur emplacement, de manière un peu paradoxale, la disposition semble plus importante que le nombre. Celui-ci pourra être de deux, trois, voire quatre, mais pas au-delà. Contrairement à la plupart des appareils de lřhistoire de lřaviation, cet armement ne sera pas fixe et concentré dans le nez (ou sur les flancs du fuselage), mais en tourelle orientable, pour pouvoir être pointé indépendamment des évolutions de lřappareil. Davantage quřau Pucara, il ressemblera au B-26, et encore plus au Northrop P-61 Black Widow24, mais inversé. Ce chasseur de nuit américain de la seconde guerre mondiale, le seul conçu expressément pour cet emploi par les États-Unis au cours du conflit, avait en effet pour armement principal25 quatre canons de 20 millimètres placés dans une tourelle télécommandée située sur le dos du fuselage, qui nřétait pas commandée par le pilote mais par un mitrailleur-observateur, suivant les indications de lřopérateur radar. Cette configuration laissait libre le nez pour y installer le radar26. La tactique de chasse aux bombardiers de nuit de lřépoque consistait en effet à voler parallèlement à la cible, 24 Veuve noire, surnom de lřaraignée venimeuse du désert du sud-ouest américain. 25 Celui-ci était complété par quatre mitrailleuses lourdes de plus petit calibre (12,7 millimètres) fixes, tirant dans lřaxe de lřappareil, placées dans une nacelle ventrale. 26 Enzo Angelucci et Paolo Matricardi, Multiguide aviation – Les avions 4/ La seconde guerre mondiale – U.S.A., Japon, U.R.S.S., etc., Bruxelles, Elsevier Sequoia, 1978, p. 103. Stratégique 474 mais légèrement plus bas, pour la tirer à courte distance sous lřangle où non seulement elle était aveugle, donc inconsciente de la présence de son agresseur, mais également la plus vulnérable, offrant sans protection les fuseaux-moteurs, les réservoirs de carburant et les bombes. Concernant un avion anti-guérilla, son objectif est par définition au-dessous de lui, et non au-dessus. Voici pourquoi la tourelle sera ventrale. Elle permettra à lřappareil de combattre de deux manières possibles : soit comme un bombardier léger, il sřalignera sur la cible en léger piqué, pour larguer des charges offensives (roquettes, bombes), en tirant avec sa tourelle avant et après la ressource, pour neutraliser la D.C.A. qui sřopposerait à lui, sur le modèle du Curtiss SBC Helldiver ou mieux, du B-26 Invader, pour lesquels ces tourelles étaient à la fois offensives et défensives ! soit comme un gunship, en cerclant autour de la cible sans cesser de lřarroser, la tourelle pouvant être automatiquement verrouillée sur la cible, grâce à ses coordonnées GPS, comme certaines fleurs (la plus connue étant le tournesol) sřorientent vers le soleil tout au long de la journée. Depuis la guerre du Viet-nam, les progrès des armes guidées permettent de conjuguer ce tir avec le largage de missiles à guidage infrarouge, comme le Hellfire américain, voire dřarmes de précision à guidage GPS, comme lřA2SM français ou la JDAM américaine. 9. Charge offensive Outre ses armes de bord, qui sont souvent le dernier recours, lřappareil devra être en mesure dřemporter la panoplie la plus vaste possible dřarmements : roquettes, bombes à guidage laser ou GPS déjà évoquées, missiles air-sol. La proposition de certains constructeurs de doter leur appareil de missiles air-air pour lřautodéfense, comme le A-67 Dragon, est une vue de lřesprit : par définition, la guérilla nřa pas de chasse à opposer à notre avion antiguérilla. Ce dernier nřa pas vocation à être employé dans un conflit classique, pour ne pas L‟avion à hélice dans la lutte anti-guérilla 475 reproduire lřerreur des Pucara aux Malouines. Le serait-il que face à un chasseur à réaction, la seule attitude pour un avion lent est la fuite en zigzags le plus près du sol possible, et en aucun cas une manœuvre audacieuse pour se placer en position favorable (idéalement, par lřarrière) pour contre-attaquer et tirer un missile sur lřennemi ! De manière similaire au AD Skyraider, pour simplifier la fabrication et réduire le coût, la charge de guerre ne sera pas emportée dans une soute au complexe mécanisme dřouverture, mais simplement sous la voilure, qui devra être munie de nombreux points dřemport, au moins huit. La traînée engendrée par ces charges demeurera limitée, eu égard à la faible vitesse de lřappareil. Le seul défaut de cette disposition, cřest que des rebelles à lřœil aiguisé pourraient constater quels armements il reste à lřappareil, et adapter leur attitude en conséquence. Cependant, même une fois toutes ses charges offensives larguées, lřappareil ne sera pas contraint à lřimpuissance ou à des actions symboliques, comme le passage à très basse altitude dit show of force, puisquřil lui restera son armement de bord. 10. Missions annexes Enfin, notons que, grâce à sa faible vitesse, lřavion lent à hélice pourra recevoir un emploi plus étendu que la lutte antiguérilla strictement dite, notamment en ce début de XXIe siècle, où la synergie entre actions militaires et actions de sécurité publique se renforce. Le Livre Blanc sur la Défense français réaffirme leur complémentarité. Cela se voit dès à présent, avec la participation des armées à la lutte contre le terrorisme27 ou le trafic de drogue. Cet appareil comblera un Ŗcréneauŗ de vitesse intermédiaire entre les hélicoptères et les avions à réaction supersoniques. Cela lui permettre de se substituer à eux, représentant une économie (par rapport aux jets) ou des performances accrues (par rapport aux hélicoptères) pour de nombreuses missions : 27 Jean-Jacques Patry, ŖPuissance aérienne et engagements nonconventionnelsŗ, Défense nationale et sécurité collective, n° 6, juin 2007, pp. 89-96. Stratégique 476 patrouilles en mer pour intercepter les navires des trafiquants de drogue, notamment dans les Caraïbes ou entre lřAfrique du Nord et lřEspagne (go-fast) ; interception dřaéronefs plus ou moins lents (avions dřaffaires ou de tourisme, hélicoptères, ULM) dans le cadre des Mesures Actives de Sûreté Aérienne (MASA), actuellement assurées par des hélicoptères de liaison non armés (AS.555 Fennec) avec à bord un fusilier-commando de lřair tireur dřélite ; pistage des automobiles utilisées par les criminels (évadés de prison, braqueurs de convoyeurs de fonds, gofast sur autoroute) en restant à une altitude assez élevée pour ne pas donner lřalerte à leur cible ; reconnaissance photo et infrarouge pour localiser cultures de drogue (marijuana, cocaïne en Amérique latine, opium en Asie) et laboratoires de raffinage ou repaires de gangs criminels avant lřintervention des forces au sol ; etc. CONCLUSION Lřavion lent à hélice, parfaitement adapté à la lutte antiguérilla, rétablira un peu lřéquilibre, en donnant aux pilotes occidentaux une efficacité supérieure contre les rebelles, et en diminuant dans une certaine mesure les risques quřils encourent. Il pérennisera aussi lřaviation pilotée, qui dans certains projets est menacée dřêtre purement et simplement remplacée par une flotte de drones armés (Unmanned Aerial Combat Vehicle, UCAV). Or nous avons vu, par des expériences anciennes de quatre-vingt-dix ans (Air Control) ou très récentes (Afghanistan), que dans la guerre insurrectionnelle moins que dans toute autre, on ne peut se permettre les Ŗdommages collatérauxŗ qui dressent la population locale contre les troupes étrangères. Lřintelligence artificielle du robot, ou son contrôle à distance, ne sont et ne seront sans doute jamais capables dřapprécier la situation locale aussi bien que le pilote présent au-dessus du théâtre des opérations. L’appui aérien dans le cadre de la guerre irrégulière Olivier ZAJEC L e général Mattis, actuel commandant de lřUS Joint Forces Command, déclarait significativement le 20 mars 2009 : ŖNous devons faire de la guerre irrégulière une de nos compétences clés. Et ceci devient la priorité numéro une du Commandement Interarmées. En utilisant les retours d‟expérience de l‟Irak, de l‟Afghanistan et de la seconde guerre du Liban, nous comptons y parvenirŗ. Dans ce domaine, le récent manuel de contre-insurrection FM 3-24 Army/ Marine Counterinsurgency (COIN) Manual démontre lřévolution des Ŗterriensŗ américains, ainsi que des Marines, vers une approche irrégulière plus réaliste et moins unilatéralement Ŗtechnologisteŗ. Se pose, en revanche, dans ce contexte de guerre irrégulière où la coopération interarmées devient cruciale, la question de lřapport des armées de lřair, historiquement focalisées sur lřAir Interdiction et lřattaque dans la profondeur. Culturellement et techniquement, la pertinence de cet apport reste questionnée. Lřexamen de la capacité dřappui-feu aérien dans un contexte irrégulier ne permet-il pas, cependant, sans occulter les difficultés inhérentes à ce domaine, de suggérer lřintérêt dřune intégration systématique entre air et sol, compte tenu des nouvelles formes de conflictualité et des terrains difficiles sur lesquels les forces occidentales interviennent désormais1 ? Une partie de lřargumentaire présenté ici Ŕ sous une forme complétée et augmentée - trouve son origine dans lřétude Puissance aérienne et théâtre urbain de juillet 2007, réalisée par lřauteur au profit du Centre dřétudes stratégiques et aérospatiales. 1 478 Stratégique LE BEL AVENIR DES GUERRES IRRÉGULIÈRES Des guerres napoléoniennes à l