PasSage Journal d`un tour du monde Nadine Beraha Contact : 122
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PasSage Journal d’un tour du monde Nadine Beraha Contact : 122 rue Paul Vaillant-Couturier 92240 Malakoff 06 07 79 85 10 [email protected] 1 A ma mère, qui ne m’a donné ni le goût des voyages, ni encore moins celui de rester à la maison, mais qui a su me transmettre celui du rêve et de l’aventure. A mon père, qui a su me donner le goût des voyages, et qui est mort sans même avoir pu faire la croisière de ses rêves. Pour mes petits enfants, quand ils sauront lire. 2 PREAMBULE Du 1er janvier au 3 mai 05 Les préparatifs Juin 2004. Décision. Seule et nue, sur cette plage de Porquerolles où tout pourrait être idyllique et où tout semble foutre le camp, je dresse sur le revers de la couverture de mon livre la liste des pays que j’aimerais visiter, dans le désordre de mes désirs. J’aime tant faire des listes. Tiens ! Ils sont en majorité situés dans l’hémisphère sud. Quelques minutes après, comme une pulsion, je décide ce tour du monde. Une décision instantanée qui surgit de façon concomitante avec la formation d’une idée, aussitôt annoncée au retour de la plage à ceux que je vais quitter. Vous vous débrouillerez bien sans moi ? Sourire entendu qui veut tout dire ! L’idée d’un passage à autre chose ne me quittera plus. Début décembre 2004. Premiers écrits. Sur ce site Internet de voyages autour du monde, où je m’inscris dès début décembre 2004 pour initier ce journal, on me demande de me définir ! Je le fais ainsi : Femme, 56 ans, ayant voulu transformer le monde, et qui décide aujourd’hui de le contempler. Cadre, ayant toujours été décadrée, aujourd’hui désencadrée de tout et bien décidée à le rester. Maman juive, « dégagée » des obligations non militaires. Scrabbleuse, accro à ses caramels (les pions en langage scrabblesque) en quête de désintoxication linguistique. Bénévole, s’étant auto choisie comme nouveau champ d’intervention humanitaire. Il y a donc … suspense… des risques à ce voyage ! Les principaux étant : - que je m’arrête en chemin pour une cause quelconque, du type droit au logement en dur pour le peuple zoulou, - que je bosse au lieu de paresser, en particulier à ce fichu blog qui commence tout de suite à me prendre tellement la tête que je me demande très vite si je ne fais pas un tour du monde pour le plaisir de le tenir à jour, - que j’oublie tous les mots de trois lettres, sauf bien sûr, et dans l’ordre alphabétique, les « indispensables du voyage » : 3 Ail (j’adore), bob (contre le soleil), con (trop courant pour être évité), daw (célèbre zèbre du Zimbabwe, été (surtout en Patagonie et en Antarctique), faf (rester toujours et partout vigilante), grr !! (ne pas oublier l’incontournable rage), hot (pour le mail), île (paradisiaque), jeu (indispensable à la survie), kid (ma Nina !), lev (si je change d’itinéraire), moi (ben oui), non (vital en toutes circonstances), ose (ou tu n’auras rien), pou (faut toujours faire gaffe), qui (va là ? suis-je ? a peur du grand méchant loup ?), ras (le bol), sac (attention de ne pas le perdre), tif (voir pou), ure (sûrement quelque part sur le chemin), vin (si pas de bière), web (pour vous), XXL (ah ! non alors !), yin (sinophilie oblige), zob (ne pas s’approcher de trop près). Cette voyageuse, d’un tour du monde d’un an dans l’hémisphère sud n’est pas tout à fait comme les autres: ni vraiment une routarde, ni non plus une grand-mère lambda… Fin décembre 2004. Premiers préparatifs. Je prends de bonnes résolutions : arrêter de fumer, aller à la gym, me mettre au régime. J’achète même un tapis de cardio-training ! Je mets mon appartement à louer dans diverses agences ainsi que sur des sites Internet. Les revenus de cette location doivent assurer 60% environ de mes dépenses sur place. Je passe avec succès les différents contrôles techniques : cardio, gynéco, mammo, et bien sûr dentiste. J’achète mon billet tour du monde (One World) et je réserve les croisières. 25% du coût à avancer ! Les choses prennent une tournure sérieuse. Les copines m’aident question trésorerie. Je commence à hanter sérieusement pendant des heures les rayons du Vieux Campeur pour constituer mon équipement, si bien que les vigiles m’appellent presque par mon prénom. Quel bonheur, ces heures au Vieux Campeur ! Même si l’on ne part pas autour du monde, il faut y passer un week-end et y aller « pour du beurre ». Traîner ses guêtres au rayon des guêtres précisément, et puis aller faire un tour du côté des casques coloniaux à moustiquaire, avancer un peu plus loin vers les cagoules antitout, revenir vers les chaussures que l’on enfile sur les chaussures, les vêtements qui respirent dans un sens quand il fait froid et dans l’autre quand il fait chaud, les chaussettes avec un pied droit et un pied gauche, les sacs en sac et les sur sacs, et j’en passe ! Le problème à résoudre est que je vais partout : Dans la brousse, la boue et le bush, Sur des atolls et des gondoles, De l’Equateur au pôle, Aux caps, d’Horn et de Bonne Espérance, Dans des déserts, sur des rivières, Des forêts primaires et denses, Dans des camions, des avions, des bateaux, A pied et en auto, Avec ou non ma maison sur le dos, Dans des mosquées et des igloos. Alors ? En tchador ou en paréo ? 4 Le choix du sac n’est pas plus simple, car il pose la question insoluble de savoir si je me définis comme une routarde ou une touriste, une « pure et dure » ou une dilettante, une jeune ou une vieille ! Mais je ne suis rien de tout cela tout à fait, et un peu tout à la fois aussi ! Je crois d’abord trouver le compromis idéal dans un sac caméléon, transformable au gré des occasions, permettant de se déguiser en ce que l’on veut. Mais je le troque finalement contre un très gros, très beau et très astucieux sac de voyage à roulettes, hyper chic (un peu trop non ?), que je regarde tous les soirs pendant des mois dormir dans mon placard. Un voyage à pied de trois semaines dans le sud algérien me met à l’épreuve de l’itinérance et de l’effort physique et teste mes achats de matériel. Le résultat est bon ! J’en reviens en tous les cas sans avion sanitaire, et avec une liste complémentaire d’achats pour le Vieux Campeur ! Ne dit-on pas : « Qui a bu boira » ? Et comme on dit aussi : « qui peut le plus peut le moins », je suis au retour d’Algérie, début janvier, plus que jamais sur les starkings blocks. Mi janvier 2005. Le projet se concrétise Je me suis remise à fumer mais tout le monde sait que je vais me re-arrêter ! Il faut dire qu’en Algérie les Malborogh light sont à deux euros le paquet. Le tapis de cardio-training est inutilisé depuis plusieurs semaines. La prof de gym avec laquelle j'avais fait un "transfert positif" s'est faite remplacer par une belge (que je n’aime pas), parce qu'elle a été choquée d'avoir échappé au tsunami qui a radié de la carte l'île Ko Pih Pih, sur laquelle elle se trouvait en vacances ce 26 décembre ! Finalement, je me demande s’il ne vaut pas mieux mourir jeune en ayant eu du plaisir que de faire traîner une vie de privations, si la gym sert vraiment à quelque chose, si 14 semaines en Afrique ne vont pas avoir l’effet miracle de me dispenser de maigrir avant le départ, si je n’aurais pas du écrire plus tôt le journal de Bridget Jones ! L'appart n'est toujours pas loué, et le temps passe, et avec lui les seules questions que l'on est capable de me poser : Alors ton appart ? Ca y est ? Il est loué ? Les agences se succèdent et trouvent "le produit" comme elles disent super, mais toujours pas de candidat en vue! Ne seraisje pas en train de "vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué" ? Non, attendons! Le "richeaméricain- très propre", ce locataire idéal, ne viendra pas avant quelques mois, m'a t-on assuré! S'il ressemble au Prince Charmant il ferait bien de le dire tout de suite, parce que je changerais mes plans. Les résa avancent au fur et à mesure du calendrier, mais je dois résister aux "conseils" de mon agent de voyage (le fameux "Connaisseur du voyage), qui a l'air de trouver que mon itinéraire n'est pas très culturel (cul... quoi ?), qui suggère des changements, qui émet des doutes, etc. Petit extrait de notre dernier dialogue : - Mais oui Monsieur je veux aller en Tasmanie! - Bof! C'est comme si les touristes étrangers pour visiter la France voulaient aller en Corse! - Oui, mais la Tasmanie ça me fait rêver! Vous n'avez jamais entendu parler du prince de Tasmanie ? -Ah! Si c'est dans l'imaginaire alors! Ceci me confirme bien dans la volonté persistante qui m’a guidée toute ma vie de ne jamais rien y connaître vraiment à quoi que ce soit! 5 Je lance la procédure des visas africains par un organisme de service spécialisé, car je ne me sens pas le courage d’effectuer des allées retour entre les ambassades de Zambie (à Bruxelles), du Kenya, du Malawi, etc. La ronde des vaccins est en route. Il n’y en a pas un auquel j’échappe. Même celui contre la rage, ce qui me semble un peu superfétatoire me concernant ! Je ne pourrais plus attraper non plus la diphtérie, la polio, le tétanos, la typhoïde, la fièvre jaune, la méningite, l’hépatite A, l’hépatite B, … J’aurais pourtant préféré un vaccin contre la déprime, la ménopause, ou l’infarctus du myocarde, mais ce n’est pas encore au point. La liste des médics est à jour. Il y a ceux que je prends régulièrement et qu’il faut prévoir pour un an. Pour ne pas partir avec une malle sanitaire, je me demande si je ne vais pas résoudre le problème d'une autre manière : arrêter tout ce qui n'est pas vital, et donc "assumer" les changements d'humeur, le vieillissement de la peau, la sécheresse vaginale, comptant respectivement sur l'euphorie de la route, sur l'effet cosmétique du teint hâlé et buriné de la baroudeuse, et sur la tenue ferme de ma résolution d'inébranlable chasteté! Le sac devrait ainsi s'alléger. Quant aux classiques de la boîte à pharma du randonneur, recommandés dans tous les guides de voyage, l’expérience de l’Algérie me montre que beaucoup de choses sont inutiles : Les laxatifs ont servi à un chameau qui en est mort! Je jure c'est vrai! Eviter à l'avenir tout usage vétérinaire des produits ! Les anti-diarrhéiques ne sont nécessaires que pour mes compagnons de voyage, qui donc eux maigrissent à vue d'oeil, alors que je reviens de mes 300 km à pied avec le même poids que celui avec lequel je suis partie! En cas de morsure de vipère, mon Aspivenin ne saurait suffire. Penser à se faire prescrire des injections de Célestène. Tous les produits concernant les douleurs rhumatismales sont inutiles, car j'éprouve de très fortes douleurs dans mon magnifique lit parisien, (un Pirelli à lattes orientables et à 15000 F, équipé d'oreillers ergonomiques garantissant une totale relaxation des muscles du cou), et aucune douleur quand je dors par terre! En avril ne te découvre pas d'un fil, et on n'a jamais assez de Tricostéril. Pour prendre son Kardégic il faut ... (hic!) de l'eau! C'est pourtant pas sorcier de fabriquer des comprimés plutôt que de la poudre, Monsieur le Directeur du Développement de Sanofi-Syntélabo, non ? Quand on marche et qu'on a de grosses cuisses, attention aux brûlures! Je n'avais jamais pensé qu'on pouvait peut-être ainsi éviter le lifting à ce niveau crural interne, lifting que par avarice et/ou crainte, j'avais évité de faire la dernière fois (celle du crural externe)! "A vieille mule, frein doré"! En cas de mal de tête persistant, et après la fin du DiAntalvic, il est temps de se demander ce qui le provoque, et d'arrêter le médicament responsable. Comment peuvent-ils avoir eu l'idée de nous faire ingurgiter des oestrogènes par aérosol nasal? Ils sont fous! Pas besoin de somnifères après 20km de marche par jour! Pas besoin de Lisanxia ni de Lexomil en dehors de Paris! Pas besoin de Mannix quand on est si repoussante de saleté que je l'ai été pendant ces trois semaines! Fin janvier 05. Premières angoisses Pendant tout ce temps des préparatifs, je cogite beaucoup, bien sûr. Autour de moi, lorsque je parle de mon projet, chacun y va de sa petite projection, et me fait part des dangers qu’il ne voudrait pas courir, et qui justifient qu’il ne soit pas à ma place ! Alors dans le désordre, je dresse une petite liste des menaces recensées dans les fantasmes de mon entourage : 6 - Le viol dans les rues noires des townships de Johannesburg, - Les insectes monstrueux du fleuve Amazone, - Les ravisseurs moins ravissants que ceux de Florence, d’Ingrid, - Le dos bloqué sous la tente dans les lueurs de l’aube africaine, - Le tapis des bagages qui ne me rend qu’un sac éventré, - La nuit noire et froide des montagnes ougandaises, - Le vol de mes papiers, de mes billets, et de mon âme, - L’infarctus dans l’out back australien, - La tempête au Cap Horn, et les 40èmes rugissants, - Les célèbres amibes provoquées par les fraises kenyanes, - Les chauffeurs de taxi de toutes les villes du monde, - La promiscuité dégoûtante dans les backpackers néo- zélandais, - Le blues, la solitude, la nostalgie, la déprime, le manque, - La fatigue, à ton âge, tu te rends compte ? - La crasse résistante aux lingettes, - Le sida chez le coiffeur sud-africain, - La boue où va s’engluer le camion, - Le crash inévitable de la conduite à gauche, - L’infect goût pâteux du mil, - Les saouleries imbéciles des anglophones à la bière, - La casse de tout mon matériel électronique, - La chute dans les eaux du Zambèze, - Les avions mal entretenus et douteux, - Les harcèlements des mendiants dans les rues de Mombassa, - L’eau polluée qui vous tue quand vous vous brossez les dents, - Les chauffards de tous les pays (ne vous unissez surtout pas !), - La mousson, les tsunamis, et autres désordres climatiques, - Les guerres civiles et leur cohorte de génocides, - Les pillards de blancs, - Les fourmis rouges, la diarrhée verte, la fièvre jaune, les bleus de l’âme… Là aussi, je suis certaine de n’être pas exhaustive ! Mais finalement ce n’est pas tout à fait là que se situent ni mes doutes ni mes craintes. Si je suis honnête avec moi-même, je préfère en dresser la liste suivante, que j’intitule évidemment « Dans le doute, ne t’abstiens pas ! » : - Avoir à supporter pendant 4 mois une bande d’anglophones que je ne connais pas et peut-être idiots, Traîner mon ennui sur une plage déserte, Rêver trop souvent de mon lit, Ne pas voir Nina grandir et perdre le lien que j’ai avec elle, Ne pas savoir quoi faire ni ou aller, Ne pas lire ou parler en français pendant un an, Rater la Révolution à Paris, Etre physiquement limitée et ne pas pouvoir faire ce que font les autres, Mourir avant le départ, Etre trop grosse pour monter sur le camion, Ne pas louer mon appartement et être condamnée aux Macdo et aux auberges de jeunesse, Perdre mes médics, Devoir faire réparer mon ordi, 7 - Rencontrer des bêtes que je ne connais pas encore, Compter les jours qui restent avant le départ, Devoir manger du kangourou, Apprendre la mort d’un de mes proches, Avoir le mal de mer dans des croisières qui coûtent la peau des fesses, Marcher trois semaines sous la pluie en Nouvelle-Zélande, Dormir dans un dortoir qui sent les pieds, Devoir aller à l’hôpital à Kampala ou chez le dentiste au Botswana, Ne pas pouvoir porter ou soulever mon sac, Attraper des morpions sur une plage de Zanzibar Voir trop de misère, Etre vue comme une touriste américaine, Rencontrer un homme qui m’attire, Ne pas pouvoir me connecter à Internet, Avoir envie de jouer au scrabble et régresser dans le classement, Rêver d’un camembert, Trop fumer, Vivre le quotidien et ne pas savoir le faire partager, N’avoir envie de rien, Ne pas avoir le courage d’aller vers les autres, Devoir rentrer, Recevoir un mail de mon locataire pour réparer la machine à laver, Ne pas pouvoir être seule, ou me sentir trop seule (tu le sais ce que tu veux à la fin ?), Ne voir personne venir me rejoindre, Apprendre que personne ne lit mon carnet de voyage, Ne plus pouvoir regarder « Questions pour un champion » et que ça n’existe plus à mon retour, Que la fermeture Eclair de mon sac de voyage craque, Me demander ce que je fais là, Devoir tuer des cafards dans ma chambre d’hôtel, Avoir envie de porter une robe, … Pour conjurer ces angoisses je m’efforce d’anticiper ce que je vais voir. Difficile d’éviter la liste des images d’Epinal et stéréotypes divers, du type les cocotiers qui se balancent au gré des alizés des lagons, ou plus loin encore, les colonies de manchots qui peuplent les glaces bleues de l’Antarctique. C’est pourtant beau, je le sais, et j’en veux bien sûr moi aussi, mais cela ne me paraît vraiment pas suffisant pour partir. D’ailleurs, est-ce que je pars « pour voir » ? Pas vraiment, moins que pour vivre quelque chose en m’imposant un autre regard. J’ai horreur des touristes munis de leurs divers appareils de capture de la réalité. « Tu l’as pris ? ». « Prendre » interdit le regard, car c’est le regard lui-même qui est pris au piège, et pas ce qu’il est censé appréhender. Et puis « prendre » pourquoi ? Sans doute pour « garder », le regard alors guidé par l’obsession de la perte, du temps qui passe, de la mort probablement. La capture du réel est aussi vaine que morbide. Plus que de la chose vue, c’est du regard qu’il est intéressant de parler. Plus que de garder, il s’agit plutôt de réussir à vivre. Je ne pars donc pas pour voir, mais plutôt pour être celle qui 8 regarde. Je n’ai pas envie de capturer, pas envie de photographier, de consigner, mais sans doute aurais-je envie de faire partager ce qui m’étonne, m’émeut, me fait rire, ou pleurer. Je ne prévois donc pas vraiment un récit de voyage, mais plutôt un kaléidoscope de moments forts médiatisés par mon désir de communiquer et d’écrire. Ce qui m’intéresse ? La sensation d’immensité, l’impression illusoire de vivre l’origine du monde dans des territoires vierges, les contrastes et les paradoxes, l’euphorie des routes qui défilent, la certitude d’être toujours ailleurs le lendemain, lire au soleil, l’expérience concrète de la rondeur de la terre, de la durée d’une année, la mesure de la petitesse de notre monde, le grand mais encore plus celui de notre « chez nous », les enfants de la planète tous différents et tous pareils, la sensation de chaud et de froid, les pluies chaudes sur des bras nus, les routards de partout et de nulle part, le partage dans la nécessité, les odeurs inconnues, les déserts, la bière fraîche là où on ne l’attend pas, les peuples nomades, aller au bout du bout, les arrivées dans des chambres d’hôtel, le bruit des villes et des vagues, l’impression d’être différente, la jouissance dans la satisfaction des besoins élémentaires, le travail des hommes, l’application à réaliser un projet jusqu’au bout, la rupture avec le quotidien, les femmes du monde entier, les traces des luttes victorieuses ou pas, le respect de la mémoire, la solidarité, les rencontres fugitives, l’expérience concrète des liens qui perdurent, la perspective d’une vie nouvelle, l’idée d’un itinéraire et d’un chemin, le franchissement d’un passage, les noms de choses et de lieux, nager nue, dormir sous la lune… C’est sans fin. Ne m’intéressent pas la vie à l’américaine, les groupes de touristes, les écolos intégristes, les églises, les boîtes de nuit, retrouver des gens du XVème, bronzer, acheter des souvenirs, les consignes du Ministère des Affaires étrangères aux voyageurs, le décompte des km parcourus, la vitesse de ma progression, les taux de change, les excursions des tour opérators, le marchandage, les douaniers et les flics de tout uniforme, la fouille des bagages, les caméscopes, les colliers de fleurs dans les aéroports offerts par des vahinés en mini jupe, les méchouis, les voitures confortables, les consignes de sécurité dans les avions, la méfiance, être vue, les slips brésiliens, la randonnée à cheval dans la pampa, le saut à l’élastique des chutes de Victoria falls au dessus du Zambèze, la viande argentine, la vie privée de Pinochet, les clubs med, le nom des joueurs/équipes de football ou de rugby, les lieux rasés, les gardiens de musée, la différence entre un phacochère et un sanglier, les herbiers, marcher sous la pluie, les films porno sur le réseau câblé des hôtels de luxe, les consulats et les ambassades, les colons, les gens collants, les soirées typiques, les petites économies, la nature de la panne et la façon dont on la répare, les cartes postales, les gens trop bavards, les gens de droite de tous les pays du monde… Là aussi c’est sans fin. 18 avril. Angoisses de retour On dit que le plus difficile n'est pas de partir, mais de revenir... Je ne parviens pas à anticiper ce retour. C’est quasiment impossible. J’aimerais me lancer dans des scénarios comme auraient pu les imaginer J. Demy si j’étais très optimiste, Polansky si j’avais très peur, Melville si un personnage masculin faisait partie de ma vie, Bergman si j’étais assez intelligente, Eisenstein si j’étais un héro, Almodovar pour le plaisir 9 des yeux et des couleurs, K. Loach pour susciter l'émotion, Woody pour me moquer de moimême et pour rire,… mais je n’ai pas ce talent… « Nadou-chka Le Retour », espérons tout de même que l’on oublie Allien, l’Arme Fatale, et tous les films 2, 3, 4, etc. , pour que les gens que j’aime, et qui sont tous intelligents et cinéphiles, aient envie de me revoir. J’en suis donc réduite comme de coutume à dresser des listes : - Aller/ Retour, - Retour de bâton, - Retour à l’envoyeur, - Retour d’âge, - Retour de couches, - L’éternel retour, - Sans espoir de retour, - Retour sur soi, - Retour de veste, - Bon retour, - Retour de manivelle, - Retour de flamme, - Retour de fortune, - Femme sur le retour, - Retour sans frais, - Droit de retour, - Retour au calme, - Retour en arrière, ( ?), - Retour de courrier, - Retour à la case départ, - Retour aux sources, - Le point de non retour, - Etc… Ou plus sophistiqué : - Je te retourne le compliment, - J’en suis toute retournée, - Retournement de situation, - Retour à mes premières amours, - Je me retourne contre lui, - Je lui retourne l’argument, - Le temps de me retourner, - Savoir de quoi il retourne, - Sans espoir de retour, - Vade retro Satanas, - Mort à tous les rétrogrades, - Etc.… Sans oublier les substantifs dérivés et rallonges possibles, - rétro actes, rétro action, rétro activité, rétro cession, rétro chargeuse, rétro contrôle, rétro flexion, rétro croisement, rétro fusée, rétro gradation, rétro gression, rétro pédalage, rétro position, rétro projecteur, rétro propulsion, rétro spective. 10 Ni les jumeaux, ni les cousins, je ne sais plus : alentour, atour, auto tour, autour, contour, détour, entour, pourtour, vautour. Ou plus scrabblesque encore : Les anagrammes : EORRTU = OUTRER (ne pas produire cet effet) = ROTEUR (s’abstenir s’il vous plait) = ROTURE (mon héritage en est sûrement!) = ROUTER (plus la peine avec Hotmail) = TROUER (ce voyage, ça me troue, me dit François) Les 7+1 : + A = OUTRERA (qui a bu boira) = ORATEUR (je prépare le discours) = ROUTERA (plus la peine avec Hotmail) = TROUERA (François on verra !) + B = BROUTER (il ne faut pas exagérer !) = OBTURER (oui, les failles, les fissures,) = TOURBER (à quoi ça sert ?) Etc. Il faudrait tout de même en finir quand même avec la formidable arme de« l’obsessionnalité », et essayer de regarder LE RETOUR en face, non ? Le retour, c’est retrouver mon lit, avec ses trois oreillers : celui pour réchauffer le mur, celui pour soutenir les reins, et celui qui empêche la tête de tomber si l’on s’endort devant la télé. « Son lit », celui qu’on ne partage qu’avec ceux dont on aime les corps, si peu de monde en fait… Mon lit qui devrait toujours être là (s’il n’a pas brûlé), sans même m’attendre d’ailleurs, juste parce que je l’ai posé là un jour, et qu’il appartient à moi seule de le conserver ou de m’en séparer. Ainsi sont les choses, et là se niche sans doute aussi la jouissance de les posséder. Jouir d’avoir un lit. Le retour, ce sont les « retrouvailles », (quelle horreur ces mots en ailles, les accordailles, les fiançailles, les funérailles, les relevailles !), qui supposent que l’on se soit déjà trouvés, … et pas perdus en cours de route. C’est un mot bête et laid. Ne pas les attendre et se contenter de les constater. Le retour, c’est le passé, jamais retrouvé, avec son décor délavé de nostalgies et de regrets, mais aussi le plaisir d’avoir déjà parcouru le chemin. Savoir mesurer ce chemin, s’en contenter, et en être fière. Le retour, c’est l’interrogation sur ce qui a changé, ce qui a perduré. Oublier le point zéro qui permet de le mesurer, s’inscrire dans la continuité et avancer. 11 Le retour, c’est une fin et aussi un commencement. Fin du voyage espérée, redoutée ? Commencement de quoi ? Commencement du jour qui suit la fin du voyage, un jour comme les autres sur le calendrier. Monter dans les wagons qui roulent, les attraper au vol, sans se blesser. Le retour, c’est le point fixe, la fin du parcours, du jeu de la vadrouille et de l’errance. Ne pas compter les points, avoir joué pour du beurre, savoir se poser, rester immobile, et en goûter les joies. Le retour, c’est une année qui passe, de celles dont on dit « qu’elles comptent », comme si on souhaitait que les années comptent à notre place, nous qui les décomptons sans cesse. Que cette année ne compte pas précisément, qu’elle soit une parenthèse, un crochet, un détour dans le cours du temps. Le retour, c’est la fin de la durée de validité du biller Aller/Retour. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Refuser la limite, et savoir faire du retour un choix. 19 avril. Le danger des dates symboliques Entre le départ et le retour il y aura à passer un certain nombre de dates symboliques. Là aussi, j’essaie d’anticiper. Quoiqu'on en dise il faut bien admettre que l'on est peu de chose, et qu'un rien (de symbolique) peut tout gâcher! Avril : entre le 1er et le 11 sont nés dans l'ordre : mon père, ma mère, mon frère, ma fille, (et même mon ex patron!),... donc entre le 1er et le 11 avril de chaque année je suis, dans l'ordre : En deuil, en manque, en colère, en attente, en désespoir (de non cause!), et dans tous les cas je pleure! Octobre : mon anniv, un an de plus, pas de fête cette année encore,... Décembre : anniv de Nina, papa noël, absence... 1er Janvier : la planète s'amuse, et moi où serais-je ? et moi ? et moi ? Me référant à mon planning théorique, entre le 1er et le 11 avril je suis au Brésil ; super! Je ne suis même pas sûre d'y aller, et si j'y suis, viva la samba! En chantant pendant 11 jours "Si tu vas à Rio, n'oublies pas de monter là haut!", ça devrait aller. Octobre, le 28 précisément, je suis dans l'avion entre Papeete et l'île de Pâques. Au programme donc Champagne pour moi et mon voisin de siège encore inconnu ! Décembre : tout est bien cadré : Réveillon de Noël sur le cargo Aranui au milieu des îles Marquises avec cotillons même! Ce sera une première me concernant! Réveillon du jour de l'an sur l'île de Pâques au milieu des moais par 27°. Ca devrait donc aller. Il faut tout prévoir, n'est ce pas ? .je ne suis plus tout à fait ici, ni ailleurs non plus. Les gens commencent à me souhaiter un bon voyage. Les premiers au revoir ont eu lieu. Nina parle de mes vacances, et ne veut pas que je mette ses jouets dans la cave. Elle a intégré mon départ et guette à la télé les bandes annonces des documentaires susceptibles de m’intéresser ! Il y aura en fait deux départs. Le premier le 29 avril pour quitter la maison, le second le 3 mai 12 pour quitter Paris. Fragmentation ou répétition des ruptures ? Comme s’il fallait en atténuer les effets ou les vivre deux fois pour s’en convaincre. Ni l’un ni l’autre n’est vraiment nécessaire : je suis sereine et déjà partie dans ma tête. Mon entourage commence à me dire au revoir ou est déjà parti en « omettant de le faire », comme si ce voyage n’existait pas. Personne ne manifeste ouvertement ni son inquiétude ni sa désapprobation, mais je le sais, mon départ est mal compris, comme une sorte de passage à l’acte réactionnel, comme une réplique adressée à ceux qui ne m’aiment pas comme je l’aurais souhaité. Des quinquas m’écrivent, qui ne connaissent rien de ma vie, des anonymes qui me voient passer sur le net, et qui semblent mieux me comprendre que quiconque me côtoie d’un peu trop près. 20 Avril 05. Sur le départ CQFD On s’interroge sur ce que je voudrais prouver. Bonne question, à laquelle je tente de répondre. - Prouver qu’il faut oser rompre le cycle immuable des 4 saisons, où se succèdent l’enfance, la jeunesse, la maturité et le troisième âge. Montrer que la vie est un continuum complexe qui consiste non pas à accepter l’abandon des étapes passées mais à en accumuler les richesses. Vivre sa vie de « retraitée » avec ce qui reste en nous de jeunesse, sa vie de plus jeune parmi les plus anciens. Seule cette mixité là est vraie et féconde comme le sont toutes les mixités. - Prouver qu’il faut casser les barreaux des prisons dorées. Montrer que l’on peut décider d’échapper au style de vie qui insidieusement s’impose à nous, que l’on peut vivre un an avec un sac de 120 litres, que l’on peut tour à tour dormir dans un dortoir et dans un grand hôtel, que l’on peut posséder des biens et s’en détacher aussi, que l’on peut aimer les soirées télé autant que les bivouacs. - Prouver qu’aucune rencontre n’est impossible, et rompre avec le cloisonnement absolu dans lequel on s’enferre : cloisonnement des âges, des milieux sociaux, des continents, des pays, des peuples, toutes ces barrières invisibles qui font que les sociologues peuvent prédire qui vous allez épouser compte tenu de votre sphère géographique, de votre religion, de la profession de vos parents et du lycée que vous avez fréquenté. Crier bien fort à M. Le Pen que je n’admettrais jamais préférer mes compatriotes à des étrangers, ni mes voisins à des inconnus. - Prouver que les grand-mères ne font pas que des confitures, surtout quand elles n’en ont jamais fait de leur vie, et qu’elles peuvent attendre autre chose que leurs petits enfants ou le grand méchant loup ! Rompre avec l’éternel mythe judéo-chrétien selon lequel nous serions faites pour assurer à notre progéniture le confort douillet d’un nid dans lequel elle sera toujours attendue. Osez reconnaître que le nid s'est envolé, et sans lui, prendre son propre envol. - Prouver que la recherche éperdue de la sécurité, le risque zéro, la peur de tout, ne sont au niveau individuel qu’une démission face à la mort, et au niveau social une intoxication générale pour faire taire les pulsions du changement et de la vie. Rompre avec l’orchestration socioculturelle, par ceux qui ont tout à perdre au changement, de la frilosité, de la passivité et de la réaction. Faire de l'audace un mot d'ordre général. 13 - Prouver que les limitations n’imposent en rien le renoncement, mais n’exigent que des adaptations. Rompre avec l’idée selon laquelle le monde n’appartiendrait qu’aux plus beaux, aux plus blonds, aux plus sains, aux plus vaillants ! Qu’eux seuls seraient à même de jouir pleinement de la vie, parce qu’ils auraient été dotés, par je ne sais quelle autorité, des aptitudes à vivre heureux. Se donner le droit de bien vivre en étant vieux, laid, gros, malade. - Prouver enfin que peuvent cohabiter la certitude de la mort, la conscience de la toute petitesse que représente une vie, et l’ambition de vivre pleinement de grandes choses. Rompre avec la nostalgie et le nihilisme, aller vers le pire qui est devant nous sans se retourner, mais aussi sans compte à rebours. Oublier de décompter les kilomètres et jouir du paysage. 25 avril. Excitation Je commence à sentir la savane partout, et le bush doré, à chaque détour de rue, à chaque carrefour. La Twingo est finalement vendue et le harcèlement de la Centrale des Particuliers va enfin prendre fin. - Bonjour, j'appelle en rapport avec l'annonce pour une voiture, - Vous êtes fumeuse ? - Ah! il n'y a pas le toit ouvrant ? etc., etc. Un véritable kaléidoscope de la société parisienne! Je reçois le chèque de caution de l'appartement et peux commander mes devises : me voilà à la tête d'une petite montagne de dollars en coupures diverses, pour répondre à la diversité toute aussi impressionnante de mes modes de consommation. Je perds tout ce qui me relie à la France : carte d'identité, permis national, cartes bancaires, carnet d'adresses, etc. Il ne me reste donc que ce dont j'ai besoin : passeport, permis international, etc. Cet évènement est une magnifique démonstration de mon parfait degré de préparation au départ et, au final, ne m’affecte pas beaucoup. Linda et Simon me prêtent leur bel appartement tout blanc à partir du 28 avril : ce sera un sas entre mon chez moi et mon ailleurs. L'ambassadeur arrive le 29. Je n’en finirais jamais de toute ma vie d’héberger des travailleurs immigrés, moi ! Je me réjouis de faire l'inventaire de la maison ; j'adore les inventaires! Je dois faire la maison coquette pour accueillir comme il le mérite mon locataire, ce bourge de belge. Il va falloir en revanche astiquer sérieusement et vérifier un certain nombre de détails. Changer par exemple l’unique nappe dont je dispose, constellée de vieilles taches de vin, remplacer mon futon maculé du pipi de Nina par un vrai matelas, cacher dans la cave le vase à l’effigie de Mao Zedong qui trône dans la cuisine, etc. La liste des choses à faire avant le départ s’allonge toujours davantage, mais de petits détails. Le gros des préparatifs est terminé. 14 Marie Do ma belle sœur a désormais entre les mains toute ma vie consignée dans un dossier de plastique noir. On y trouve pêle-mêle mon assurance sur la vie, les coordonnées de mes cartes bancaires, mon titre de propriété, mes justificatifs de revenus, mes taxes foncières et d’habitation, les coordonnées de mon cardio, les tableaux d’amortissement de mes prêts, les photocopies des papiers d’identité, ma carte Vitale, mon assurance rapatriement, ma dernière scintigraphie myocardique, bref tout ce qui fait ce que je suis aujourd’hui ! Si je meurs on peut donc savoir pourquoi, rembourser mes créanciers, empocher l’assurance vie ou décès (je ne sais jamais), faire revenir mon corps et fermer la porte ! Sur Internet, sont stockées toutes les informations que je crains de perdre en cours de route, et qui, magiquement dorment quelque part dans un lieu virtuel et inatteignable, protégées de la vie et de tout ! La seule chose à ne pas perdre désormais c’est donc moi. Je ne crois pas que l’hébergeur de toutes ces données accepterait de s’encombrer de ma personne. Mais avec la rapidité du progrès, je devrais pouvoir bientôt sauvegarder au moins mon clone, ou le stocker dans un musée virtuel de la femme du 21ème siècle. Je réécoute toute ma discothèque et l’enregistre sur le MP3 qui est un vrai bijou ! Je me sens comme une gamine au lendemain de Noël chaque fois que je m’achète un nouvel outil technologique. Est-ce que je progresse avec mon temps, ou est-ce que je régresse au stade ado ? Idem avec mon nouveau téléphone portable « quadribandes » (qui bande 4 fois je suppose !), donc susceptible de marcher aux fins fonds de toutes les brousses, sous ou au dessus de la canopée, sur le chargeur allume cigare d’un brise glace ou d’un camion, quelle que soit la température, la latitude, la proximité d’une civilisation, grâce à un gentil satellite envoyé dans le ciel exprès pour moi et qui tourne sagement autour de la planète en attendant que je le sollicite. Vous en connaissez beaucoup qui font ça pour vous ? 1er mai. Sans moi Cette fois ci c’est pour de bon ! Un an de rêves et de projets va enfin se confronter à la réalité. Une réalité qui pour l’instant se présente sous la forme éternelle et désormais convenue de l’expression de sa majesté l’Inconscient, avec son cortège d’actes manqués, de moments d’affolement, et de matière in maîtrisable qui, comme dotée d’une âme, résiste à tout ce qu’on lui demande : les clefs qui s’échappent dans la cage d’ascenseur au moment où je referme la porte de l’appartement, les papiers volés ou perdus dans le bus, les rideaux roulants qui refusent d’arrêter ,,,leur course, l’ordi qui se bloque sur une demande intempestive et mal venue en ce moment, de fournir mon identité, et sur un refus obstiné d’accepter quel que nom que ce soit. Heureusement que sont là les gardiens d’immeuble, les techniciens de Surcouf, les amis tunisiens qui armés de leurs outils et de leur intelligence technique parviennent à tout régler, ou du moins à faire taire la panique. La porte se referme sur un appartement complètement zen, débarrassé de tout ce qui fait ma vie et très beau. Plus la moindre trace de ma présence, plus de petits doigts de Nina sur les murs blancs, plus d’odeurs ni de parfum ni de cigarettes. Il aura fallu pour en arriver là des semaines de cartons transportés un par un à la cave, l’intervention miraculeuse du chariot roulant du gardien, la puissance du karcher du jardinier Phillipe, bien plus mignon que Bernard Giraudeau auquel il ressemble, les doigts magiques de Marie Do armés d’une bonne dose de lessive Saint-Marc, la gentillesse des services d’Amor et de sa petite équipe d’ouvriers, la bonne humeur de Patricia qui astique la maison en chantant et en rêvant à son mariage avec Antonio en juillet. Il aura fallu beaucoup d’énergie, de muscles et 15 de courage, et je suis fatiguée. Mais la terrasse est magnifique en pleine éclosion, et Philipe a disséminé dans les bacs des impatiens et des pensées, ce qui correspond parfaitement à la situation du moment bien sûr. En fait, je ne suis pas si impatiente que cela, plutôt sereine, assistant sans trop d’émotions au défilement des jours qui me séparent de celui du départ. Les jeux sont faits, et il n’est plus question désormais que de se laisser couler dans la situation. Le temps passe vite maintenant, où il s’agit d’heures et non plus de semaines, mais pas trop vite non plus. Juste ce qu’il faut pour les derniers préparatifs. A chaque jour sa tâche, et tout s’enchaîne. Il ne pleuvra pas mardi 3 mai, comme je l’avais prévu il y a quelques mois. C’est le plein été à Paris, 30° à l’ombre et les filles en débardeurs et lunettes noires, et les toits ouvrants des voitures grand ouverts, et les terrasses bondées. Aujourd’hui, 1 er mai, les gens vont défiler sous le soleil, d’un côté les travailleurs cloisonnés en autant de cortèges qu’il existe de syndicats ( !), de l’autre le FN qui encore une fois cette année a eu l’autorisation choquante de disposer de la façade et du parvis de l’Opéra Garnier pour faire son meeting de facho sous la bannière de Jeanne d’Arc, symbolisant cette fois ci la pauvre, la France-qui-dit- non ! Je ne voterai donc pas à ce référendum, et cette abstention ne me ressemble pas. Elle me ramène comme beaucoup de choses en ce moment, à cette période post adolescente où « élections pièges à cons » était un mot d’ordre qui ne souffrait aucune dérogation. Il y est question d’Europe au moment même où toute ma vie est orientée sur une ouverture vers le monde, ce monde que je vais parcourir comme un continuum de nature et de peuples. A quoi rime cette nouvelle frontière qui scelle entre eux les vieux peuples de quelques petits pays hyper privilégiés ? Un rempart supplémentaire pour protéger les riches contre les pauvres, les financiers contre les travailleurs, les nantis contre les exploiteurs, et les paysans surproducteurs contre les velléités qu’ils pourraient exprimer de donner leurs légumes à ceux qui ont faim ! Mes bagages posent des problèmes de fermeture insolubles, et des dilemmes qui hantent mes nuits : Par exemple : Vaut-il mieux avoir beaucoup à lire et rester sale, ou, comme le dit mon amie Domi, se regarder les ongles toute la journée en étant toute proprette ? C’est trop, trop lourd, trop encombrant, surtout après la débauche d’achats de livres que j’ai faite à la Fnac. A quoi renoncer ? Aux vêtements pour le très chaud ou pour le très froid ? À la crème antiride ou antimoustiques ? Aux nus pieds ou aux boots en caoutchouc ? Privilégier une batterie supplémentaire ou le chargeur allume cigare à brancher sur le camion ? Voila mes petits soucis du moment, et je me dis que j’aurais surtout besoin d’un boy porteur de malles, comme l’héroïne de « Un instant dans le vent » d’André Brink. A la fin d’ailleurs, ce porteur ne porte plus grand-chose, parce qu’il s’envoie en l’air avec elle toute la journée sous les baobabs ! Un des plus beaux souvenirs de roman d’amour, qui m’a toujours laissée une furieuse envie de traverser le bush avec des malles ! Mes amis me disent au revoir à tour de rôle, avec beaucoup de chaleur et d’affection, et cela me fait un plaisir immense. Il n’y aura pas de grande fête pour mon départ, mais des rencontres en tête à tête que j’ai adorées. Quant à ceux qui ne me disent pas au revoir, souvent les plus proches, sans doute ne souhaitent-ils pas me revoir ? Aussi les choses sont elles claires pour mon retour ! Je pars bientôt, avec le terrible fardeau de ce chagrin. L’au revoir de Nina, 4 ans et demi, est bien sûr le plus émouvant, atténué par son propre départ au Maroc avant moi, et son inconscience merveilleuse des échelles de temps. Un an, ce n’est 16 rien ma poupée, ce n’est qu’ « un », donc pas beaucoup … La porte se refermant derrière moi, comment retenir les larmes ? 2 mai. J-1 Dernier jour à Paris avant le départ. Je profite du bel appartement que m’ont prêté mes amis Simon et Linda, regarde les rhododendrons luxuriants sur leur terrasse, et m’offre une belle dernière soirée télé comme je les aime, avec bière et pizza pour accompagner mes larmes sur le malheur des autres, les invités de Delarue, et avant les patates bouillies des anglais cuites dans l’eau micropurée. Je pars demain après midi pour Londres en transit vers Nairobi. Après une nuit d’avion, l’Afrique enfin, et sûrement le bonheur d’être délivrée de tous ces préparatifs qui m’ont fait vivre virtuellement ce voyage pendant un an ! 3 mai. Jour J C’est un mardi. En début d’après midi, c’est plein de soleil et de marronniers en fleurs. Bernard me conduit à Roissy dans son beau cabriolet vert pomme ! Quelle chance ! Un départ très gai, gâché aussitôt dans l’aéroport par le poids de mes bagages, les douaniers qui me fouillent de la tête aux pieds, me font ôter mes chaussures, et défont complètement chacun de mes sacs ! Je dois sans doute, comme souvent, avoir l’air suspecte pour les flics, en tous les cas pas l’allure de la touriste qu’ils ont l’habitude de voir passer. Le monde va pourtant bien devoir s’y faire : les mémés sont désormais aussi des globe trotteuses ! S’ajoutent à ces désagréments, des aéroports totalement non fumeurs, à Londres comme à Roissy, ce qui a le don de me rendre furieuse. Il n’existe même plus de smoking area, nulle part. Vivement l’Afrique qui n’aura peur ni de la pollution ni du cancer du poumon… Ils ont bien d’autres chats à fouetter, les pauvres ! 4 heures d’attente à Heathrow après ce premier vol, le premier d’une longue série. Les réacteurs de l’avion sont rouges et étincèlent sous le soleil, au dessus d’une couche de petits nuages tout ronds, qui me donnent envie de retrouver le goût de la crème Chantilly de mon enfance. 17 1ERE PARTIE AFRIQUE AUSTRALE 18 CHAPITRE 1 Du 4 mai au 5 juin 05 Kenya, Ouganda Kenya 4 mai, Nairobi Ça commence bien! Une arrivée à Nairobi digne de l’ampleur de ce voyage, et inaugurant mes aventures en terre africaine. Tout est parfaitement prévu, jusqu’au taxi qui doit m’attendre à l’aéroport. Pas de taxi évidemment. Assaillie par un nombre incroyable de chauffeurs en attente, pourtant rangés en ordre dans une file, je dois choisir. Je prends bien sûr le premier, une vieille guimbarde londonienne, qui de prime abord s’avère cependant moins vieille que lorsqu’elle démarre sur l’autoroute. Les portes s’ouvrent en chemin sous l’effet des cahots, mais le chauffeur ne s’en soucie pas, car effectivement, elles se referment sous l’effet du cahot suivant ! Plus de poignées d’aucune sorte, un volant couvert de peluche de lion, et des affichettes partout invitant à la prière, qui seule peut sauver l’humanité de tout ! Les embouteillages sont impressionnants et très malodorants. On peut à peine respirer à travers la fumée noire que dégagent les véhicules de toutes sortes, en majorité des minibus et des camions. A l’horizon, la ville est couverte d’un épais nuage duquel on s’approche dans les hoquets du moteur, qui ne tarde pas à caler au milieu de la file centrale de l’autoroute. Le chauffeur se penche alors vers la gauche (il est assis à droite) pour regarder son pied qui pompe la pédale frénétiquement. Ca repart, et satisfait, se penche alors sur la droite pour un petit crachat par la fenêtre. Aussitôt, le moteur s’arrête à nouveau dans une sorte de cri. Le chauffeur réajuste sa casquette, et va ouvrir le capot, d’où il sort une petite bouteille d’un liquide magique qu’il ouvre avec les dents ! Quelques gouttes du précieux breuvage, et ça repart. Petit crachat à droite, et ça recale. Petit pompage avec le pied gauche, et ça repart, puis ça recale encore, etc. etc. Le chauffeur est de plus en plus suant, et tremble d’énervement. Je reste placide, jusqu’au moment où, définitivement bloqués au milieu de la chaussée, il se résout à demander de l’aide pour pousser la voiture. Plusieurs hommes poussent, si bien que le taxi qui n’est plus conduit, s’encastre dans la rigole en béton qui borde le trottoir ! J’amorce un mouvement de descente, quand le chauffeur me dit for your safety stay inside ! Je n’obéis pas, prend mon appareil photo pour immortaliser cette arrivée triomphante en Afrique, et attend sur la chaussée un collègue doté d’un véhicule moins pittoresque. Cet hôtel « Boulevard » où une chambre m’a été réservée est très luxueux ! Piscine, végétation tropicale d’un grand jardin, restaus et bars en terrasses, chambre spacieuse et tout confort. Je n’ai pas le sentiment de démarrer un voyage de routarde ! 19 Dès le matin, j’entreprends une petite ballade à pied dans le centre ville qui grouille de voitures et de gens. Il fait très chaud alors que nous sommes en saison fraîche. L’atmosphère est lourde comme un jour d’orage à Paris, et effectivement il pleut à présent. Voilà sans doute cette fameuse saison des pluies, dont on dit qu’elle est si belle dans la savane. La ballade commence avec de multiples injonctions du personnel sur ma sécurité, et la quasi obligation de laisser sur place ma banane qui ne contient que 10 dollars. J’obtempère. Je ne me sens cependant pas agressée par la foule qui marche lentement sur les trottoirs, mais plus en difficultés avec les voitures qui arrivent d’un côté où je ne les attends pas encore, et qui ne sont arrêtées par aucun feu rouge. Traverser les carrefours est certainement plus périlleux que de porter une banane, mais bien sur, faire les deux en même temps c’est tenter le diable ! Je suis fréquemment interpellée par des vendeurs ambulants de safaris en tous genres, auxquels je comprends rapidement qu’il faut dire : already booked ! Déjeuner à l’hôtel sur une terrasse. On entend déjà des bruits d’oiseaux inconnus quand s’apaise un peu le brouhaha ambiant de la ville, parcourue de véhicules sans aucun silencieux, dont certains se sont d’ailleurs échoués dans la piscine de l’hôtel ! Je ne ressens aucune envie de rester longtemps dans cette ville. Est-ce moi qui commence à douter du voyage, ou Nairobi qui est difficile à vivre ? Kenya 5 mai, environs de Nairobi Premier contact avec le groupe ce matin. Nous ne sommes que 5, et que des filles ! Les deux guides qui nous accompagnent sont des nanas également. Le seul homme du groupe est le cuisinier. C’est donc le monde à l’envers, et cela me convient parfaitement ! Avec nous deux australiennes, une canadienne, deux anglaises, et Andy un amour de zimbabwéen jeune et beau, coiffé de petites nattes terminées par des perles multicolores. Evidemment, tous parlent anglais et je suis loin de suivre toutes les conversations. Je semble cependant me faire comprendre, et n’ai pas trop de difficultés à parler fluent . Les deux filles de l’organisme de voyage, Anna et Lisa, sont de vraies super-nanas. Elles conduisent et réparent un camion Mercedes énorme sur des pistes boueuses et pleines de trous, depuis plusieurs années. Des pros du semi-remorque en terre Africaine ! Anna est australienne et dort sur le toit du truck. Lisa est anglaise et installe pour la nuit son barda sous le châssis ! Première journée très cool avec une visite d’une réserve de girafes et de la maison de Karen Blixen où je regrette de ne pas rencontrer Robert Redford. Le camion est très confortable. Des sièges assez épais, des tables, des placards privés fermant à clef, un réfrigérateur, et une bibliothèque. Nous avons pour l’instant beaucoup de place. Les fenêtres sont très larges et on se sent en hauteur, aux premières loges, pour voir la route. Mes angoisses, diverses et variées sont vite apaisées dès ce premier jour. L’ambiance est très décontractée et les filles ne semblent pas trop sportives. Je suis la plus âgée, mais pas la plus grosse, et je ne serai pas larguée au point de vue physique ! Voilà bien des craintes dissipées. Compte tenu de notre petit nombre, les tâches domestiques ne seront pas trop 20 lourdes. L’allume cigares du camion fonctionne parfaitement, ce qui me permettra de recharger mes batteries sans problème. L’accès au coffre à bagages se fait en se hissant avec une corde, à partir d’un marche pied assez haut, mais je m’y essaye avec succès. Kenya 8 mai, de Nairobi à Mombassa Nous mettons deux jours pour arriver à Mombassa depuis Nairobi, deux jours complets de camion, bien récompensés par la halte au Tsavo National Park et cette plage de l’Océan Indien d’où j’écris à présent. Le Tsavo National park est une immense réserve d’animaux sauvages, où je croise « mon » premier éléphant parmi les chacals, les girafes et leurs petits girafons ou girafeaux (je crois que les deux sont acceptés dans l’ODS), les autruches, les babouins si rigolos, les impalas, et autres monstruosités bien connues des clients des zoos. Il est vrai que l’étonnement est immense dans cette sorte de rencontre, et qu’on ne regarde pas les animaux de la même manière quand ils évoluent librement dans la nature. Nous progressons très lentement et aussi silencieusement que possible sur des pistes effroyablement boueuses, quand soudain, quelqu’un montre du doigt la queue d’une girafe qui se balance derrière un arbre, apeurée par notre approche. Les paysages sont superbes, tantôt savane blonde et rêche, tantôt très verdoyants, formés d’une terre rouge et épaisse. Puis, ce sont des volcans à l’horizon, des coulées de lave noire et leur végétation verte fluo si étonnante, et tout est immense sous un ciel magnifique et toujours changeant. Nous campons en plein milieu de nulle part, harassés par la chaleur et la journée de camion, mais dans un endroit très beau où l’on entend à la tombée de la nuit des cris bizarres impossibles à identifier. On ne peut même pas dire s’il s’agit d’un oiseau ou d’un singe. Enfin, moi, je ne le peux pas. L’usage de ma petite tente m’est déconseillé dans cette wilderness, terme que je ne pourrais traduire que par le terme de « sauvagerie », notre langue si riche manquant souvent des mots les plus élémentaires. Nous traversons Mombassa, ville dont nous ne voyons pas grand-chose, si ce ne sont quelques impressions de rue : chaleur étouffante et humide, foule d’hommes et de femmes très disparate, chant du muezzin et pauvreté usuelle des villes du tiers monde, avec leur lot de baraques vendant toujours des choses improbables, et au final moins tristes que les maisons en dur, comme si, lorsque les pauvres voulaient améliorer leur niveau de vie, ils finissaient inexorablement dans une misère encore pire. Ici vivent beaucoup de musulmans, et les robes extrêmement colorées des kenyanes contrastent fortement avec les oiseaux noirs que sont ces femmes totalement voilées, à la mode iranienne. Un jour peut-être ces oiseaux de malheur effaceront-ils toutes les couleurs de la planète. Pourtant la beauté de leurs chants dans les villes m’émeut toujours. Tiwi beach, d’où j’écris ce soir près de Mombassa, ressemble beaucoup aux plages indonésiennes. La mer est très forte, même en deçà de la barrière de corail, et incroyablement tiède. Une arrière-pensée de tsunami m’empêche de me baigner. Les vagues s’échouent sur une plage de sable blanc, bordée bien évidemment de cocotiers. Une carte postale que tout le monde peut aisément imaginer. Je rencontre là un homme kenyan de 50 ans qui veut m’épouser évidemment, après une belle ballade au bord de l’eau. Telle une princesse de contes de fées, je lui rétorque que je n’épouserais que l’homme capable de me suivre durant tout ce voyage, car j’ai de trop grands pieds pour espérer le Prince Charmant ! 21 Tout le groupe campe ici. Je prends pour ma part une chambre, basique mais propre, pour économiser mes forces. Le groupe est facile, charmant, à la manière anglo-saxonne, c'est-à-dire courtoise, souriante et respectueuse des autres. Une certaine complicité féminine s’installe dans ce petit gynécée composé de super nanas du monde entier. Les tâches quotidiennes s’effectuent comme toujours avec les femmes, vite et bien, naturellement et sans nécessiter des ordres. Les procédures sont assez réglées pour tout ce qui les concerne, et c’est une bonne chose, qui évite d’en parler. L’hygiène est parfaite, dans la cuisine surtout. Le matériel est très complet, et on trouve à bord du camion bien plus de choses que ne trouvera mon ambassadeur à la maison, et dont je pourrais vous décrire l’usage ! Chacune a sa tâche. J’ai choisi le nettoyage du camion, étant toujours plus à l’aise avec balais et chiffons qu’avec le poids des bagages à sortir chaque soir et la sécurité, sachant combien je suis peu inquiète de tout ce qui peut arriver. La bière du soir coule à flot comme je l’aime, parmi des conversations que je ne comprends pas bien, mais qui engendrent des rires de femmes communicatifs. Peu à peu les gens se dévoilent : la vétérinaire australienne qui a choisi de s’occuper des chats parce que les distances dans son pays sont trop grandes pour s’occuper des moutons, la prof canadienne qui se fait bronzer aux UVA toute l’année, l’étudiante obèse qui va intégrer une business school au retour et qui se demande si elle peut faire du saut à l’élastique, et moi et moi et moi, so frenchie disent-elles, je ne sais pas encore pourquoi ! J’éprouve un vrai bonheur à écouter de la musique, mais n’ai aucune envie de lire, alors que je croule sous le poids des bouquins. Je conseille vivement « Prélude à l’après midi d’un faune » de Debussy sur une terrasse de Nairobi le soir couchant, ou « Une nuit sur le mont chauve » de Moussorgski face aux volcans africains. Quant à Cabrel, qui me suit partout, il est encore plus délicieux sur les routes africaines qu’à la maison. Il y a trois hommes que j’aurais pu aimer : Cabrel pour son romantisme, Jean Louis Etienne pour ses exploits et Primo Lévi parce que c’est Primo Lévi. Stephan Zweig sans doute aussi, qui me rappelle mon père, et qui a préféré mourir plutôt que de vivre sous le fascisme. N’ayant jamais eu la chance de croiser aucun des quatre, je reste avec mes rêves ! Je suis ravie de pouvoir écrire et de retrouver mon français chaque soir, pour un petit moment. J’ai pu lire mes mails ce matin, et c’est un vrai bonheur ! Kenya 10 Mai, train Mombassa Nairobi Nous devons quitter ce soir Tiwi Beach pour retourner à Nairobi en train, le camion s’y rendant dès le matin par la route avec les deux chauffeuses. Belle journée dans un hôtel de luxe au bord d’une piscine superbe, dont les eaux parfaitement turquoise serpentent parmi les bougainvilliers et les palmiers. On passe sous de petits ponts de bois, on descend d’un niveau sur des toboggans lisses en pente douce, on baigne dans une eau à 28 degrés… Retour sur le ferry, magnifique ! Un immense cargo nous passe sous le nez. Je me souviens d’une émotion très forte, ressentie un jour dans une calanque de l’île du Frioul, quand un gros paquebot en obstrua l’ouverture sur son passage et que, soudain, l’horizon s’obscurcit. La mer avait comme disparu ! Dans les deux sens, il y a foule. C’est l’heure de la sortie du travail. Les couleurs des vêtements des gens sont une véritable fête avec ces mélanges éclatants de rouge et de jaune, de bleus électriques, de vert pomme et de rose que ne nous offrent plus nos rues. Ca ressemble aux frises que l’on faisait enfant, quand on venait de recevoir une nouvelle boite de crayons de couleur. 22 La gare de Mombassa tranche férocement avec le paysage que nous venons de quitter. C’est un très long quai de béton complètement sombre, qui surplombe des voies où poussent des herbes folles, ce qui lui donne de fausses allures de gare de campagne. Un toit de tôle ondulée recouvre ce quai, et sous ses tuyaux de fer, sont accrochés en série des ventilateurs qui tournoient tous ensemble. Seul l’éclairage de secours semble fonctionner. Aucun panneau d’indication, aucune horloge, aucun siège pour s’asseoir. Les voyageurs, sans doute des habitués, s’asseyent au bord du quai, les jambes pendantes dans le vide. C’est très silencieux et sinistre. Un café aux airs coloniaux égaie un peu la scène, mais il est vide, et sa terrasse sur le paysage du quai guère attrayante. Le train viendra avec 1h30 de retard, sans aucune annonce ni de son arrivée ni de son retard, personne ne manifestant d’impatience, les passagers semblant certains que train il y aura ! Pendant l’attente, les gens s’installent, par terre ; une femme somnole sur sa valise en carton, une autre assise sur un bidon de plastique jaune nourrit un bébé au sein, une touriste longue et maigre est dignement assise sur son sac à dos. On sent toujours le vent chaud de l’océan qui s’engouffre sur les quais. J’aimerais prendre des photos mais les gens le ressentent très mal. Je m’abstiens donc. Le train arrive dans un silence impressionnant, précédé d’un homme muni d’une lanterne qui demande aux personnes assises de se lever du bord, au fur et à mesure de son avancée. Il ressemble à une de ces vieilles michelines que j’ai connues dans mon enfance, et qui alors paraissaient le comble du modernisme à côté des trains à vapeur que mon grand-père qui m’amenait contempler à la barrière de la gare du bas du boulevard Chave. J’avais peut-être 3 ou 4 ans, et il fallait passer devant une prison avant d’y parvenir. C’était déjà l’aventure ! Le wagon de seconde classe aux sièges de skaï vert, qui paraît être le notre, est fermé à clef quand le train s’arrête. Un homme vient nous ouvrir, et nous entrons dans une obscurité totale chercher les couchettes qui nous sont destinées. C’est un peu angoissant. Quand le train s’ébranle toujours aussi silencieusement, un autre homme en uniforme vert vient nous apporter une lanterne. Chacun prend sa place. La banlieue de Mombassa défile, sordide comme toutes les banlieues, mais infiniment plus intéressante à regarder que le palace doré de ce matin. L’ambiance commence à s’animer, quand soudain, surgit un son de xylophone très rythmé qui annonce l’ouverture du wagon restaurant. Là aussi, souvenirs d’enfance, les nappes blanches et les couverts en argent, les porte-couteaux et les petits pains, les stewards en livrées blanches (enfin, on dira plutôt blanc cassé !). J’y ai dîné plusieurs fois enfant avec mon père, grand habitué des trains dans lesquels il était très fier de montrer qu’il était comme chez lui. C’était son luxe à lui le wagon-restaurant, un luxe à l’ancienne comme il devait l’aimer, y retrouvant l’atmosphère des beaux cafés de la Vienne du début du siècle qu’il avait dû délaisser. En France, dans les années 50 ou 60, c’était déjà devenu un luxe galvaudé de représentant de commerce, mais je ne le savais pas. J’étais facilement éblouie par mon papa ! Les serveurs étant plus nombreux que nous, seuls convives, le repas est expédié en 20 minutes, tout l’équipage faisant de son mieux pour aller se coucher au plus tôt. Un steward en livrée blanc cassé ne gagne que 170 dollars US par mois. En dehors de son travail de nuit, il doit en général le jour cultiver les champs pour nourrir sa famille. Nous retrouvons le camion le matin. Anna, au volant de cette énorme machine, fait sensation dans la ville avec ses cheveux blonds ! 23 Kenya 11 mai, route vers le mont Kenya Le mont Kenya, 5199 mètres, l’une des plus hautes montagnes d’Afrique avec le Kilimandjaro, dont nous verrons prochainement poindre à l’horizon les si fameuses neiges éternelles, que chante je ne sais plus trop bien quel chanteur français, gueulard et un peu bête. Personne dans le groupe n’a choisi d’en faire l’ascension. Moi qui espérais rester seule pendant quelques jours, c’est raté. Sur la route, nous nous arrêtons sur un petit marché de fruits et légumes pour qu’Andy fasse les achats. On assiste alors à un véritable pugilat entre les femmes qui vendent leurs marchandises, chacune assaillant le pauvre homme, le tirant par les manches, lui hurlant en swahili de venir acheter chez elles. Il sort totalement épuisé de l’épreuve que j’observe avec beaucoup d’amusement. Pendant ce temps, les femmes me regardent, me touchent les bras et les cheveux, plaisantent, sans doute à mon sujet. On a l’impression que nous sommes les premiers blancs à nous arrêter là. L’une me dit en anglais que ma peau claire est très belle et que mes bras sont fins. Elles sont très belles elles aussi, avec leurs dents éclatantes et leurs yeux rieurs. Les questions traditionnelles fusent : Quel âge ? Est-ce que je suis mariée ? Est-ce que je suis la mère de toutes les filles du groupe ? Combien ai-je d’enfants ? Un seul ! Oh la pauvre ! L’apitoiement fait place à un visage réjoui quand j’annonce mes deux petits enfants. Oui, alors je suis bien une femme comme elle ! Pourtant ici on ne croise que des gens jeunes. Et les grand-mères de mon âge sont bien rares, et à mon avis déjà trisaïeules ! On meurt en moyenne à 45 ans au Kenya ! Nous roulons toute la journée pour atterrir dans le village de Blanche Neige, un village tout en bois, fait de plusieurs petites maisons aux toits penchés et en rondins. Nous devons pour y accéder franchir un tout petit pont qui parait ne pas devoir supporter le poids du camion. C’est très vert, très calme. Des arums sauvages poussent au bord de la rivière dont le clapotis est omni présent. Un magnifique paon nous accueille en faisant la roue. Partout courent des animaux de ferme : oies, poules, dindons et tout un bataillon d’autres bêtes de basse-cour que nous connaissons chez nous, mais qui ici, gardent tout de leur pittoresque. On se prend à attendre les 7 petits nains, dont je rappelle les noms : Prof, Grincheux, Joyeux, Simplet, Timide, Dormeur, et Atchoum. Leur venue en ce monde est moins improbable que celle du Prince Charmant, bien entendu ! Soirée au coin d’un feu de bois, dans les fauteuils de velours rouge d’un beau salon, mi chalet mi salle de réception aménagée par la propriétaire, une indienne. La nuit est froide malgré les lits et les couvertures. Car sous les rondins il n’y a rien. On dort donc comme à ciel ouvert. J’ai laissé mon duvet dans le camion, bien sûr ! Même pas grave ! Kenya 12 mai, réserve de Samburu En quittant le chalet de Blanche Neige, comme toujours au tout petit matin, dit aussi potronminet, il fait encore bien sombre. Toute engourdie du froid de la nuit je fais mes préparatifs dans un demi-sommeil, et vaque à des opérations diverses du type : transférer les affaires d’un sac à l’autre, remplir ma gourde d’eau pour la journée, fumer une première cigarette, mettre un 24 protège slip dans ma culotte sale pour économiser la lingerie, etc. Levant les yeux, j’aperçois en sortant de la douche, dans une demie obscurité, un grand corps noir, debout, absolument immobile, et me dit qu’il était bien étrange de mettre là une statue de bronze. Le corps bouge, non ce n’est pas une statue, mais bien un homme qui me regarde adossé à un mur. Cet homme est très noir, dois je dire pour m’excuser ! La route de Samburu traverse toutes les Highlands kenyanes. Imaginez les Alpes, avec au loin le mont Kenya enneigé, ses alpages, ses prairies, sa végétation de haute montagne, mais avec des noirs, et ça et là, pourquoi pas, un bananier, un mimosa, un arbre cactus. L’air est très frais mais le soleil brûlant. Tout est contradictoire et assez gigantesque par rapport à nos paysages aussi ridicules que ceux de Disney Land. Les routes ne fournissent jamais aucune indication ici. On roule et on ne demande rien. Anna et Lisa s’orientent à l’aide de la carte. Nous nous faisons donc rouler, sans rien attendre d’autre, jusqu’au moment où le truck s’arrête. Seules les églises et les écoles sont indiquées sur la route, et elles sont nombreuses. Partout des enfants en uniforme marchent en cohorte pour les rejoindre. L’uniforme n’est pas ici le seul signe d’un embrigadement, mais bien aussi un moyen d’être tous égaux, devant les niveaux relatifs d’une pauvreté généralisée, dont on aimerait dissimuler l’ampleur. Les routes après plusieurs heures ne sont plus que des pistes. Un paysage semi désertique fait progressivement place aux alpages. Nous ne pouvons plus cheminer qu’à 20 à l’heure tout au plus. La fenêtre grande ouverte, on a le temps de voir chaque plante, chaque caillou. Le camion cahote terriblement. Nous sommes bercés. On ne peut plus penser à rien. Il faut la nuit pour que les pensées assaillent de nouveau la tête. Je fais des rêves qui ramènent à un passé très lointain, et la richesse de ma vie intérieure nocturne a son pendant dans le vide absolu de mon esprit durant ces journées de route. Un petit garçon tout habillé de bleu roi, nous suit en courant et fait la course avec le camion. Il est adorable ! Nous rencontrons de plus en plus de boue sur la piste, jusqu’au moment où il nous faut rebrousser chemin pour trouver un autre passage. Eviter l’embourbement est une préoccupation essentielle à bord pendant la saison des pluies. Il est vrai que quand on me voit, on se rend vite compte que, pour pousser le truck, il faudra compter sur d’autres forces ! Ici on commence à atteindre le bout du bout. Nous rencontrons une grande rivière rouge bordée de gigantesques palmiers, avec leur chevelure de feuilles mortes qui pendent en grappes autour du tronc. Je pense au Nil. On pourrait effectivement être en Egypte maintenant. Partout du sable. Les maisons ne sont plus que des huttes de branchage faites probablement de tiges et feuilles de palmes. Elles sont très basses et paraissent infiniment précaires. Entre les branchages, on colmate les brèches avec de la boue séchée, du plastique ramassé un peu partout, des vieux vêtements. Ce ne sont vraiment plus que des cabanes, et il n’y a rien d’autre. Lunch rapide au bord de la rivière. L’efficacité de la mise en place de tout le matériel est devenue incroyable. En quinze minutes, 8 personnes ont sorti tables et chaises, se sont désinfecté les mains, ont mangé, fait la vaisselle (3 bassines en plastique, l’une pour le produit nettoyant, l’autre pour le désinfectant et la troisième pour le rinçage, bien alignées, et tout le monde en chaîne. Au bout de la chaîne on sèche en secouant le matériel sans torchon ni serviettes, c’est parait-il plus propre, mais vraiment très chiant !), et remballé tout le matériel dans des caisses en plastique pour les loger dans le container. Et c’est reparti ! J’ai vraiment le sentiment que je dois arrêter de compter les heures de route, me contenter de rouler et ne pas me demander où je vais. Dans ce voyage la route n’aura pas de fin. De toute 25 façon, comme je tourne en rond (autour de la terre), je finirai bien par me retrouver un jour chez moi ! Camping auprès de la rivière et soirée dans le lodge avoisinant. Une superbe terrasse en teck abritée de tamaris géants surplombe l’eau tranquille. Nous prenons notre première bière du soir en observant les crocodiles qui remontent à contre courant, bien lentement avec leur éternel air souriant, pour venir sur la berge se faire nourrir. Il y en aura 8, énormes ! Sur l’autre rive, un peu plus tard et à la stupéfaction générale, 2 léopards grimpent sur la branche tombée d’un arbre. Il paraît que nous avons de la chance. Deux japonaises sont là elles aussi, médusées, s’extasiant tout en sirotant leur cocktail de fruits. Elles prennent des photos bien sûr ! J’en prends aussi d’ailleurs, plus que dans les autres voyages, sans doute à cause de la facilité du numérique. Mais j’ai bien plus de plaisir à écrire, à donner à voir, qu’à « prendre » en réalité. Je note tout sur un petit carnet pour fabriquer mes articles quand le moment s’en trouvera. Kenya 13 mai, Samburu Au matin, lever 6 heures sans tambour ni trompette, mais surtout sans breakfast ni toilette, pour voir les animaux de la réserve au meilleur moment, c'est-à-dire au petit jour. Babouins, famille éléphants, buffalos, malheureusement sans leur fameux Bill, girafes en pagaille, comme on dit chez moi. Famille hippo dans la rivière. Mais nous n’avons toujours pas vu de lion. Puis douche très rapide et café et c’est encore reparti ! Un vervet (singe scrabblesque car 2 V), avec son bébé, une genette (chat sauvage que je n’ai pas osé jouer à je ne sais plus quel tournoi), enfin vous l’aurez compris, cette ballade dans un zoo naturel m’intéresserait davantage si les animaux avaient une étiquette indiquant leur nom en français et leur validité dans l’ODS (dictionnaire officiel du scrabble). Les surprises sont dans chaque buisson, si l’on sait attendre et se taire. Les impalas que nous avons vus avec grand étonnement il y a quelques jours sont ici en troupeaux, et à force de les rencontrer ils nous sont devenus si familiers qu’ils ne nous intéressent pas davantage que les blattes de nos cuisines. Surtout que chez maman, des blattes, il y en avait aussi par troupeaux, et que quand elle les rencontrait sur la table ou sur une étagère, elle se plaisait à leur dire Bonjour, petit cancrelat ! Que fais-tu là ? Le camion passe vraiment partout. Les chemins dans la brousse sont très étroits et bordés d’effroyables acacias munis d’épines acérées. Les branches entrent par les fenêtres, et nous devons nous coucher sur les sièges pour ne pas être blessés. A part les animaux, il y a les paysages. J’ai de grands moments de bonheur à cette contemplation permanente, surtout quand ils sont accompagnés de musique. Mon organisation tend à s’améliorer, mais je souffre tout de même du rythme extra rapide de ce voyage. Le camping sera obligatoire pendant plusieurs jours d’affilée maintenant. On s’habitue à tout et mon matériel est impeccable. Malgré cela, j’éprouve encore beaucoup de difficultés pour monter la tente qu’on me fournit, la mienne étant trop précaire pour être utilisée dans des endroits aussi peu sûrs que les réserves. Effectivement la nuit, il y a du monde qui vient boire notre eau de vaisselle, et il ne faut pas tenter le diable. Et puis, les aléas, le manque de professionnalisme encore : je n’ai pas de gel douche quand on peut (rarement) en prendre une ; je dors sur un matelas qui n’est pas le mien ; je n’ai pas d’eau potable sous la tente pour les médics du soir ; j’égare ma clef qui ouvre tous les cadenas du camion et mon petit placard perso, etc. Donc quelques moments d’affolement, vite oubliés devant l’urgence de tout faire en 26 un minimum de temps : quick shower, quick lunch, quick pi, quick tout. Souvent même pas le temps de fumer une cigarette, ce qui, allez vous me dire, n’est pas plus mal ! Nous avons 14000 km à faire avant d’atteindre Cape Town. A proximité de notre campement les Samburu vivent dans un petit village de huttes faites de branchages entrelacés, dans lesquels on a inséré de la boue séchée. Toute la famille dort sur le sol dans une pièce unique. Les toits sont faits de feuilles de palmiers. Au centre du village, le Parlement, quelques mètres carrés au sol sans aménagement, où sont prises toutes les décisions, mais par les hommes seulement. Les femmes ne sont pas admises. On pratique la polygamie, le mariage à 15 ans, l’excision et la circoncision. Les femmes portent autour du cou d’immenses colliers faits de perles de verre, qui témoignent de leur appartenance à un homme et de leur richesse sans doute. En dansant, elles ébranlent le haut du corps d’avant en arrière, en envoyant par saccades vers leur compagnon de danse leurs seins et leurs colliers. Une petite école au milieu du village représente le seul bâtiment en dur. Dragoman, l’organisme de l’expédition, a participé à sa construction. Tous les enfants sont scolarisés jusqu’à la fin du primaire. On apprend à lire et à écrire l’anglais dans une classe unique. Les enfants chantent pour nous et sont ravis de voir les photos que nous avons prises d’eux. Le chef du village vaut le coup d’œil ! Torse nu et pagne auquel pendouille un sabre ! C’est la misère, la vraie, c'est-à-dire non seulement celle du corps qui souffre de malnutrition, de saleté et de maladies, mais celle de l’esprit surtout, avec son cortège de superstitions, d’assujettissement aux hommes, d’archaïsme absolu. Pourquoi vouloir être témoins de cela ? Nous nous donnons bonne conscience en achetant des babioles, colliers, bracelets, figurines en bois, à un prix exorbitant par rapport à celui auquel Andy, notre cuisinier zimbabwéen, obtient des marchandises semblables sur la route. Kenya Nuit du 13 au 14 mai, Samburu La terreur ! Depuis le temps qu’on attendait l’aventure, la vraie, et bien la voilà ! . En sortant de la réserve de Samburu, nous campons dans un lieu bien curieux, encore et toujours au bord de la fameuse rivière où vit le peuple Samburu, tribu cousine des Masaïs et très archaïque. Les femmes du village ont eu l’idée de construire ce camping à côté de chez elles, pour accueillir des touristes qui pourront ensuite visiter le village avec l’une d’entre elles : celle qui parle anglais, la maîtresse d’école. Les habitants peuvent ainsi gagner quelques sous de la vente de leur artisanat. Ce projet, ainsi que la construction de l’école, sont subventionnés par différentes organisations avec le concours de fonds privés. Dragoman est organisme donateur. Ce commerce aide beaucoup le peuple à survivre. Mais revenons à la fameuse nuit. 27 Ce soir c’est l’anniversaire de Jody. Lisa prépare un crumble, à la banane évidemment ! Les gens du village arrivent en chantant dans leurs incroyables habits traditionnels multicolores où dominent toutes les nuances de rouge et de bleu. Ils chantent, ils dansent pendant toute la soirée. Nous essayons tant bien que mal et pour leur faire plaisir de participer, mais c’est bien difficile, tant on se sent spectateur de gens avec lesquels on ne partage rien. Les conversations vont bon train sur le lion qui rôde tout près et qui, hier, a tué une chèvre. On va se coucher plus tard que d’habitude. Il n’est pourtant que 23 heures. Deux heures trente du matin (je l’ai su plus tard car je n’ai pas de montre, la mienne étant une Swatch dont les piles sont introuvables ici. Alain, tu m’avais pourtant prévenue !), j’entends des bruits feutrés. Ma tente est tout près d’une sorte de préau où dorment Andy, le cuisinier, et deux gardes que nous ont laissés pour la nuit nos amis Samburu, compte tenu du risque de lion ! C’est au cœur d’un sommeil bien tranquille que je comprends qu’il y a une sorte d’agitation sous le préau. Puis des pas autour de la tente, et des murmures. Suivent des voix en swahili, langue à laquelle je ne comprends rien bien sûr, mais les intonations des voix humaines sont les mêmes partout lorsqu’elles expriment la tension. Je crois à la fameuse approche du lion tant attendue et si redoutable. Puis la voix d’Andy qui exprime la lamentation, les cris et les pleurs. Je mets à la hâte un tee-shirt puis un short (après avoir hésité avec ma jupe longue ! On ne se refait pas !). Je commence à ouvrir la fermeture Eclair de la tente, la lampe dans ma main gauche et j’aperçois Andy au sol, agitant les membres dans une sorte d’hystérie mêlée d’incantations, mi anglaises mi swahilies. Juste le temps de demander ce qui se passe et j’entends d’une voix chuchotée mais forte et péremptoire : Money ! Money ! , la fermeture Eclair étant encore à mi chemin. Quelqu’un me saisit alors le poignet et m’arrache ma lampe. Je n’ai le temps de rien voir d’autre qu’un fusil qui vient se braquer sur moi, et son canon. Je ne sais pas comment je suis alors capable de refermer la tente d’un zip extra rapide, et me recroqueville à l’intérieur dans l’obscurité, dans une position qui ressemble à celle que l’on doit prendre lors du crash d’un avion. L’homme, on me dira après qu’ils étaient deux, masqués, donne alors des coups de pied et de crosse dans la tente et l’ébranle. J’ai très peur. Je n’ai rien à donner. Mon argent est dans le camion, le camion fermé à clef. Je ne pense pas à crier et j’essaie de disparaître comme le font les autruches, cachée sous ma tente si fine, comme s’il s’agissait d’un abri anti-aérien ou d’un char blindé. Cela dure quelques longues minutes, quand j’entends enfin la voix d’Anna qui hurle : Leave her, she is old ! An a old woman ! I have the money. Je me sens sauvée, bien qu’il ne soit pas très agréable d’être ainsi qualifiée ! Les hommes partent vers elle. Elle doit être en train de leur donner de l’argent. Ils disent More ! More ! Puis Anna me dit en anglais Nadine ? Ca va ? Quitte la tente ! Referme-la avec tes affaires à l’intérieur et viens ! Ils sont partis. Je réponds I am OK, et vais vers elle. Toutes les filles sont déjà là, et ont rejoint le truck aux premiers cris d’Andy. Je n’ai pas compris si j’avais été plus longue que les autres à vouloir sortir ou à me réveiller (comme d’habitude !), ou si les hommes se trouvaient à ce moment là précisément près de ma tente et non de la leur. Elles ont fouillé leurs poches pour réunir 70 dollars qui ont suffi à faire fuir les attaquants. Toutes ont assisté à la scène, mais de loin et dans l’obscurité. Elles ont vu les hommes me saisir et heurter la tente, certaines qu’ils m’avaient assommée. Elles me prennent dans leurs bras, m’embrassent. 28 Les gardes ont fui. On apprendra plus tard que le premier d’entre eux a été effectivement assommé d’un coup de crosse et blessé à l’oreille. Ils sont allés donner l’alerte au village. Une heure après les faits, arrivent en pleine obscurité une cohorte d’hommes en vêtements militaires, des policiers, tous armés jusqu’aux dents de fusils et de lances, le chef du village en tête dans son paréo rouge et son torse nu. Quelques phrases d’explications, et Lisa, en bonne anglaise, qui dit : Can we put on the kettle ? The cheef and these gentlemen would probably like a cup of tea! Je m’écroule de rire, dans ce fameux état de peur rétrospective que l’on décrit dans les situations de ce genre. Nous retournerons nous coucher, sous bonne garde cette fois ci quelques heures plus tard, pour une nuit bien courte. Pour la première fois de ma vie, je me sens protégée par la police en armes ! Mon duvet m’aurait offert la protection dont j’avais besoin à ce moment là, mais évidemment la fermeture Eclair se coince ! Saloperie ! Au petit, très petit matin, je prends de belles photos du lever du soleil. Nous apprenons que les attaquants étaient 4. Ils ont donc gagné 17,5$ chacun et ont été arrêtés avant même notre départ, les chemins boueux étant très visiblement marqués des traces de leurs pas qui conduisaient directement chez eux ! Kenya 14 mai, Thomson Falls Départ du camp, sous les excuses désolées du peuple Samburu qui se veut si accueillant. Nous nous rendons au poste de police pour faire un rapport. Les voleurs ayant laissé les traces de leurs pas dans la terre meuble ont déjà été arrêtés. A chacun de nos stops nous sommes assaillis par des enfants en haillons, qui nous demandent de l’argent ou des bonbons ou des stylos. Nous avons pour consigne de ne rien leur donner. L’argent, nous dit-on, encourage la mendicité, les bonbons gâtent les dents alors qu’ils n’ont pas accès aux soins d’un dentiste, et les stylos servent de monnaie d’échange pour un petit trafic enfantin de je ne sais quoi. C’est ce que l’on me dit en tous les cas, et je m’y conforme. La seule demande à laquelle je réponds volontiers, est celle de cigarettes (parce qu’une clope ça s’offre), et celle d’un homme qui par la fenêtre du truck aurait aimé avoir des livres. Voilà deux denrées d’échange qui ont encore un sens, peut-être. Lorsque les gens nous voient ici, ils voient passer le fric. Que pourrions-nous être d’autres pour eux ? Il pleut sans discontinuer. Les ciels sont superbes. J’ai envie de peindre des ciels. Je revis sans cesse la scène de cette nuit. J’ai très sommeil, mais ne parviens pas à dormir. C’était une peur différente de celle que j’éprouve dans les latrines à ciel ouvert, où déculottée, je vois tournoyer autour de moi des insectes dignes d’un film de Cronenberg. Pour la première fois de ma vie, je sais ce que veut dire le mot terreur. Je vais peut-être considérer désormais le terrorisme autrement, intégrer physiquement la dimension de sa violence comme première par rapport aux raisons qui la motivent, et qui sont si souvent des raisons justes à mes yeux. 29 Les évènements nocturnes nous ont beaucoup rapprochés les uns des autres. On se regarde avec l’idée qu’on aurait pu se perdre. Ce matin dans le truck, Emma et Andy dorment enlacés dans les bras l’un de l’autre. Leurs mains sont entremêlées. Nous parvenons enfin à Thomson Falls, dans un camping qui ressemble à un terrain de golf, tant la pelouse est propre. Il pleut pas mal et tout est détrempé, mais l’endroit inspire confiance. Là, le bonheur d’une douche chaude et d’une serviette de toilette propre. Ce n’est rien, mais tellement beaucoup ici. Bière du soir dans un vieux café, style Nouvelle Orléans. Quelques rares clients semblent bien éméchés. Des hommes plutôt âgés. Un très vieux noir au regard vide d’aveugle joue de vieux airs africains sur un bandonéon recouvert de satin brillant. L’ambiance est triste, mais pour la première fois nous rions de ce qui nous est arrivé hier, et c’est bien bon ! Kenya 15 mai, Eldoret Tout est très mouillé et les tentes sous la pluie, c’est vraiment la merde ! Je deviens de plus en plus autonome pour monter et démonter la grande tente, la mienne étant décidemment bien insuffisante sous ces climats. Certaines étapes du montage ou du démontage sont plus difficiles, mais j’apprécie l’aide spontanée et souriante de mes compagnes de voyage. Les paysages traversés pour se rapprocher de la frontière ougandaise sont très verts, mais, aujourd’hui, je ne suis pas vraiment intéressée. Je ne pense pas que l’on puisse pendant 3 mois et demi regarder par la fenêtre d’un camion. Je note cependant, émerveillée, les eucalyptus géants qui bordent les routes, les nôtres en comparaison n’étant que des nains ridicules. C’est bien d’ailleurs la première leçon que l’on doit retirer d’un voyage comme celui là : la petitesse de notre monde, de notre environnement, comme de nos soucis. Il faut ouvrir les yeux, et réduire ses propres besoins pour commencer à en prendre conscience. C’est dimanche, et les femmes toutes endimanchées sont magnifiques ! Les petites filles portent des robes de satin de toutes les couleurs qui scintillent dans le soleil. Elles font virevolter leurs volants et leurs collerettes avec fierté, et me rappellent Nina quand elle se déguise en princesse. Le campement où nous nous sommes arrêtés est incroyable. A l’extrémité de la prairie où sont plantées les tentes, un petit chemin de pierre couvert de bâches en plastique forme une sorte de galerie bordée de plantes exotiques, qui débouche sur un pub. Half garden, half garbish, moitié jardin, moitié poubelle. Une grande salle à même le rocher, dans laquelle les tables et les chaises sont des troncs d’arbre. Au centre, un énorme poêle tout de guingois, et un toit fait de grands sacs de plastique ayant du probablement contenir des céréales, et taggués par les différents groupes de routards qui sont passés par là. On a vraiment le sentiment d’une de ces cabanes de SDF construite avec des matériaux de récupération divers. C’est chaleureux, tropical, et en même temps très drôle. Rien n’est droit ! La cabane qui me sert de chambre à 7$ est à l’identique. Dans un gourbis infâme, fait de plastique et cartons collés, de canisses reliées entre elles par des barres de bois, de clous cachés par des capsules de bouteilles de bière, tout est aménagé comme dans un grand hôtel ! Le petit savon dans la douche récupéré je ne sais où, porte encore son étiquette publicitaire ; accrochée à un clou et en paquet, une serviette de toilette, totalement élimée et effilochée mais propre ; dans 30 le lit, qui n’est qu’une couche de bois, des draps fleuris ! C’est touchant cette volonté d’accueillir avec si peu de moyens ! Les voleurs sont oubliés ou presque. Cette nuit cependant, en plein cœur de mon sommeil, j’entends des pas s’approcher, très prudemment comme ne voulant pas se faire repérer. Je me lève en sursaut et ai à nouveau très peur, jusqu’à ce que je comprenne qu’il s’agissait du gardien de nuit éteignant la lumière que j’ai laissée allumée à l’extérieur ! La lumière éteinte, une foule de je ne sais quoi fait du raffut sur le toit de branchages de la cabane. Des animaux, inconnus et très nombreux qui grattent, sautent, courent d’un bout du toit à l’autre. Quelques heures d’insomnie, puis je me suis raisonne et me rendors. Kenya 15 mai, notre petit monde Je crois comprendre qu’on va rouler pendant trois mois et demi, et qu’il faut s’adapter ! Je ne parviens toujours pas à lire dans le camion, non seulement à cause des cahots, mais aussi parce que je ne suis pas assez concentrée sur autre chose que ce que je suis en train de vivre. Il va pourtant falloir s’occuper pendant ces longues heures de route. Les évènements de la nuit du 13 au 14 nous ont rapprochés, disais-je. Je me prends effectivement à éprouver de la tendresse pour tout ce petit monde que nous formons, maintenant que j’ai compris à quel point la vie de chacun chacune était précieuse. Aussi ai-je envie de décrire mes partenaires de voyage, ce qui n’est pas dans mon habitude, les gens dans ce type de situation étant trop transitoires, les relations trop superficielles et liées à un contexte unique, dont on sait qu’il ne se reproduira pas. Mais bon ! J’ai du temps à revendre, et je passe tout de même un mois avec ces mêmes gens… Nos deux chauffeuses, d’abord. Anna 31 ans, regard bleu, peau plutôt rose, Anna est petite. A peine plus grande que moi, et c’est la première fois de sa carrière, dit-elle, qu’elle n’est pas la plus short ! Toujours en short effectivement et en débardeur, Anna a des jambes très minces couvertes de grandes cicatrices horizontales et le haut du corps plutôt dodu. C’est un chauffeur de camion au dessus de la taille, et une poupée au niveau du visage et du bas du corps. Ses cheveux blonds et bouclés lui donnent une fausse l’allure d’Alice au pays des merveilles, lorsqu’elle ôte son éternel bandana qui les emprisonne en queue de cheval. Quand il fait froid, Anna revêt une chemise de laine à gros carreaux, semblable à celle que portent les routiers américains, auxquels elle ressemble pourtant si peu. Anna est australienne. Elle vit à bord du camion la plupart des mois de l’année, et rencontre son amoureux qui fait le même métier qu’elle sur la route, de temps en temps, quelque part en Afrique. Elle prévoit de continuer encore deux ans ce métier pour l’épouser et faire des enfants. Anna sans son camion ? Anna au volant d’une poussette ? Je n’y crois pas beaucoup, mais on ne sait jamais. Anna est toujours souriante, mais ce n’est pas ce qu’on pourrait appeler une femme douce. Elle est d’une énergie incroyable, et on la voit, en 2 enjambées auxquelles on ne comprend rien, grimper sur le toit du truck, sa maison à elle. Dans le camion, elle se meut souvent à la manière d’un chimpanzé, s’agrippant à une barre d'une main pour lancer son corps en avant dans la 31 cabine de pilotage. Elle connaît tout de la mécanique et conduit la plupart du temps. Lisa ne la relaie que lorsque la route est plutôt bonne et longue. Anna inspire confiance. Elle est calme et forte, souriante et déterminée, douce et ferme en même temps. Lisa Lisa est anglaise, très anglaise, et on l’imagine volontiers quand elle sera vieille avec un chignon tout gris buvant son thé dans un fauteuil cosy. Elle doit avoir la petite quarantaine, et déjà ses longs cheveux auburn et bouclés portent des traces de mèches blanches. Son joli visage aux yeux bleus est infiniment plus rond et doux que son corps très musclé, au ventre plat. Son regard est malicieux et ses expressions souvent enfantines, alors que toute sa personne exprime au contraire une certaine fermeté. Lisa a la voix rauque d’une ancienne fumeuse et le rire d’une petite fille, le ton très volontaire et les intonations coquines, une allure parfois garçonne et un mignon petit minois. Elle a toujours vécu sur la route, en particulier en Asie centrale et en Inde où elle a passé 4 ans. Lisa est une routarde, une vraie. Souvent sale, maculée de cambouis ou de boue, ce dont elle ne semble pas souffrir. Elle n’a cure de ses jambes couvertes de poils noirs, de ses ongles encrassés et de son pantalon qui n’a plus de couleur. Elle dort sous le camion dans une espèce de sac bivouac qui est sa maison. Lisa aime dormir, surtout après les bières du soir qu’elle ne boit qu’à la bouteille. Elle ne s’arrête jamais avant la troisième ou plus, ce qui représente plus d’un litre et demi. Comment fait-elle pour avoir le ventre si plat ? Lisa me rappelle beaucoup Anne, une routarde que j’ai rencontrée en Martinique et avec laquelle j’avais fait un bout de chemin. Même autorité, même liberté. Si j’étais un homme, j’aimerais une femme comme elle. C’est le membre du groupe dans lequel je me reconnais le plus. Elle respire la rigueur tout en étant complètement baba. Elle aurait pu être de ma génération, celle des beatniks et des hippies, sans en avoir le côté ni léthargique ni irréaliste. Lisa est très ancrée dans la réalité et ne s’abandonne que le soir venu. Elle dirige le voyage d’une main de maître. Sandra Sandra est une fille curieuse, une anglaise à laquelle il est difficile de donner un âge, comme c’est le cas pour toutes les femmes trop grosses, la graisse ayant tout de même l’avantage d’estomper les rides ! L’obésité de Sandra est curieuse à mes yeux : elle est très forte du haut du corps et beaucoup plus fine des fesses et des jambes. Elle semble l’assumer, et se montre la plus coquette d’entre nous, refaisant régulièrement le vernis de ses ongles de pied, portant parfois des boucles d’oreilles. Sandra aime rester seule et ne parle que très peu. Lorsqu’elle s’exprime, c’est d’une petite voix rapide et chuchotante, avec ces chuintements caractéristiques des anglaises un peu snob. Je la comprends mal. 32 Elle est en quête d’une deuxième vie, après son licenciement d’un travail qu’elle n’aimait pas comme secrétaire générale dans une école. Brouillée avec sa famille, n’ayant que des amis en couple avec des enfants, Sandra se dit quelqu’un de très seul. Elle pense après ce voyage à intégrer une business school, et à aller peut-être vivre à l’étranger. Elle aurait envie d’adopter un enfant. Cette compagne de voyage sera avec moi jusqu’au 15 août, mais j’attends peu d’elle. Sandra semble me considérer avec une certaine méfiance. Elle me rappelle sans cesse à l’ordre dès que je fais une bêtise : ne laisse pas tes clefs traîner sur les marches de l’escalier, tu as oublié ton argent sur la table, as-tu avec toi des choses de valeur dans ta tente, as-tu demandé si tu avais le temps de faire ceci ou cela, etc. Bon, elle va bien finir par me lâcher ! J’ai été très heureuse de lui prêter ma clef quand elle a perdu la sienne ! Jody Jody est canadienne. Elle n’a pas trente ans et travaille dans un service public à la communication. C’est une fille très costaude, grande, avec un gros arrière train et une démarche lourde. Mais son visage est rayonnant, affichant toujours un beau sourire bien blanc, qui éclaire ses yeux bleus et ses cheveux blonds. Jody me fait penser à une de ces filles de la campagne que l’on rencontre souvent en Bretagne : naturelle, saine avant tout, belle d’être bien dans sa peau, ouverte aux autres et gaie. Jody compte tenue de sa corpulence aide beaucoup à décharger les bagages du container, à transporter les caisses lourdes, etc. Elle est toujours prête à aider, à rendre service, et répond aux remerciements par un you are welcome ! Très agréable. Je trouve que Jody est belle, bien qu’elle ne corresponde en rien aux critères actuels de notre beauté. Je regrette un peu qu’elle nous quitte à la fin du mois. Elle est dans le groupe un élément de vie. Nicky On dira d’abord que ce n’est pas de chance de porter un tel nom, mais ne connaissant rien à notre argot des banlieues elle ne s’en rend pas compte ! Comme Jody, sa copine avec laquelle elle voyage, Nicky est canadienne. C’est une fille très grande aussi, mais très fine. Ses doigts de pied ne cessent de s’allonger à l’extrémité de ses sandales. Nicky travaille comme « dispatcher » dans un centre d’urgence médicale, la plupart du temps de nuit. Elle doit avoir un peu plus de la trentaine. Son visage n’est pas beau : trop long et affecté d’un certain strabisme, peu souriant, la plupart du temps fermé. Je n’ai vu Nicky rayonner qu’une seule fois, lorsqu’elle était draguée par un australien à la terrasse d’un café. Nicky semble un peu psycho rigide et autoritaire. Il ne fait pas bon avec elle non plus de trop traîner dans son travail ou de ne pas respecter les procédures. Toujours la première à installer la table et à faire la vaisselle, il n’est pas facile d’être à sa hauteur ! Mais Nicky n’est pas vraiment gênante, car au final très discrète. Je communique peu avec elle. 33 Emma Emma a trente deux ans. Elle est australienne et exerce comme vétérinaire. Emma a choisi de s’occuper des chiens et des chats, ce qui dans son immense pays est, dit-elle, plus facile que de s’occuper des moutons ou des vaches. Emma est de taille moyenne, brune, pas très jolie. Elle porte aux doigts de pieds d’étranges petites bagues ! Son corps blanc un peu lourd, donne une impression de mollesse, bien qu’elle ne soit pas grosse ; ses gestes sont toujours lents et son débit de parole très traînant. Il se dégage d’elle une impression à la fois de passivité, de gentillesse et de tendresse qui n’est pas désagréable. Emma est la plus émotive d’entre nous. Elle a été capable de pleurer quand nous avons été attaqués, et peut parfois poser sa tête sur mon épaule pour se faire câliner. Andy notre cuisinier a bien senti la chose et l’a très vite draguée. Ils forment un couple étrange mais intéressant, très souvent endormis enlacés l’un contre l’autre au fond du camion. Andy Andy, le cook, comme il aime à se dénommer lui-même, est zimbabwéen. Il est adorable ! Toujours gai et souriant de ses grandes dents blanches, il cuisine en dansant sur des rythmes africains endiablés, enchaînant les gestes en rythme et faisant virevolter ses milliers de petites nattes. Le hachage des oignons est un vrai spectacle ! Andy a déjà une vie derrière lui : divorcé d’une femme et ayant eu deux enfants. Mais tout en lui respire la jeunesse et on le voit mal en père de famille. Andy m’aime bien, m’embrasse souvent et me dit toujours des choses gentilles. Il porte d’adorables petites nattes collées sur le cuir chevelu et qui se terminent par des bouts de laine tressés, retenus à leur extrémité par des petites perles de couleur. Andy a un corps superbe, et de petites fesses rebondies et bien musclées. Il est donc, dans tous les sens du terme, très appétissant ! Héléna, le truck Le truck, qu’on est dès le départ priés de désigner ainsi, et non du terme de « bus », s’appelle Héléna. 8 personnes y vivent, quasiment jour et nuit, avec tout ce dont on peut avoir besoin pour 100 jours de voyage. C’est un semi-remorque Mercedes blanc, de je ne sais combien de tonnes, portant le sigle de Dragoman et sa base line Discover the dream. Je dirais que c’est un très gros camion, un peu comme ceux des routiers américains, muni sur un de ses côtés d’une grande cheminée noire. A l’avant, la cabine de pilotage articulée à la partie passagers par une sorte sas souple, indique tout de suite qu’Héléna est conduit par deux femmes. On trouve sur la plage avant un petit phacochère en peluche, et un kangourou adorable habillé de cuir en motard. Suspendu au plafond, un poisson Nemo en plastique se balance sans cesse. Le volant énorme est entouré à sa base d’un foulard indien de couleur mauve, parsemé de fils scintillants. Tout un bric-à-brac est à portée de mains des conductrices : du papier cul, des factures accrochées par une pince, des 34 lecteurs de CD, des casquettes, des clefs, des cartes routières, etc. Une grosse boite noire sépare les deux sièges recouverts de tissu zébré. C’est là que se trouve « le bureau » de ces dames ! Kenya 16 mai, vers l’Ouganda Nous devons passer la frontière ougandaise dans la journée et on nous a prévenues que ce pourrait être long. Le départ est donc très matinal et incroyablement rapide. Je suis en permanence en retard sur tout. Je n’ai le temps de rien. Ni de fumer ma cigarette tranquillement, ni de boire mon mug de café jusqu’au bout. Pendant ce temps, les filles ont pris un véritable breakfast, avec saucisses et légumes grillés, puis céréales et lait, ont fait la vaisselle, tout séché et rangé dans le camion. Ces filles me donnent de sacrées leçons dans les rapports qu’elles ont avec la réalité matérielle. J’ai beaucoup de chemin à faire, encore si l’on admet, et je le crois, que la maîtrise du matériel est un grand pas sur la route de la liberté. Une vie ne me suffira probablement pas, mais je fais des efforts dans ce sens, tout en pestant bien sûr contre toutes ces contraintes et le peu de place qu’elles me laissent. Le groupe a d’ailleurs semble t-il admis ma lenteur, et personne ne me reproche rien, mais ce décalage est difficile à vivre pour moi. Que signifie t-il ? Mon âge ? Ma vie de retraitée ? Ma différence culturelle ? Je ne sais pas. Sur la route rien de bien notable, si ce n’est une boutique intitulée « Shalom ». Il y aurait-il des juifs jusqu’ici ? Et puis bien sûr, les coucous qu’il faut adresser à tout instant de la main aux gens qui nous saluent au passage du camion, et surtout les enfants qui s’excitent terriblement quand ils nous voient passer. Il faut donc toujours garder la main prête à envoyer un salut si l’on regarde par la fenêtre. Très touchant au début, et un peu lassant à la fin ! Il faut dire que nous devons avoir l’air d’extra-terrestres avec cette énorme machine conduite par deux nanas ! Le passage de la frontière s’effectue sans trop de difficultés, malgré la date erronée qui figure sur mon visa. A la jonction entre les deux pays, un grand fouillis de camions dont les chauffeurs se sont endormis au volant. Les voitures font la queue, capot ouvert, sans doute pour rafraîchir les moteurs. Des vendeurs de toutes sortes de marchandises nous assaillent : des Cocas bien sûr, dont il faut rendre les bouteilles immédiatement car le contenant a plus de valeur que le contenu, des beignets bien gras, des bananes, des pochettes plastique pour recouvrir les passeports, de l’ananas, etc. Un tout petit garçon en haillons, portant sur la tête un panier de feuilles de bananier tressées, nous fait l’article : Mama ! Banana good for potassium ! Je doute qu’il sache ce qu’est le potassium, lui qui travaille alors qu’il n’a pas 6 ans ! Un vendeur d’un autre type propose des petites pancartes affichant des slogans à la gloire de Jésus. Celui là, ce Jésus là, il a du oublier de passer par là, lui le Tout Puissant. Ou alors s’il est passé, c’est un beau salaud ! D’autres nous proposent d’échanger nos shillings kenyans contre de pauvres shillings ougandais qui valent encore moins, et ce n’est pas peu dire. Anna et Lisa sur un ton d’une incroyable fermeté négocient le taux. 35 Nous passons devant tout ce monde qui attend. Sans doute parce que nous sommes blancs. La frontière ougandaise est marquée par un beau building de béton moderne, qui donne l’illusion éphémère d’être arrivés dans un pays riche. En effet, après quelques kilomètres, tous les signes d’une misère plus grande encore que la misère kenyane réapparaissent : routes défoncées, sans accotements, charrettes à bras incroyablement chargées, habitat très précaire fait de feuilles de palmier et de boue séchée. Nous arrivons après 137 km à Jinja, où par bonheur nous allons pouvoir passer 4 nuits, accéder peut-être à Internet et faire la lessive. Ouganda 17 mai, Jinja Jinja est une petite ville très charmante, faite de maisons basses parfois stylées et toujours délabrées, alignées le long de larges rues bordées de nombreux arbres. Les boutiques se trouvent sous des sortes d’arcades, il y a peu de voitures, surtout des bicyclettes dont les selles et les porte-bagages sont recouverts de coussins frangés. L’atmosphère est calme et gaie. A l’extrémité des rues, on peut voir l’immense lac Victoria sur lequel la ville est située. Nous arrivons dans un campement au bord du Nil. C’est superbe ! Nous sommes à 4 kilomètres seulement de la source du plus grand fleuve du monde, celui qui a eu tant de place dans l’histoire, qui nourrit tant d’âmes sur le continent africain, et le seul fleuve de la planète qui coule du sud au nord. A notre niveau, le Nil est déjà très large et ses eaux impétueuses qui surgissent du lac Victoria accompagneront notre nuit par un bercement délicieux. Le soir de notre arrivée à Jinja, le rapprochement qu’a permis entre nous l’affaire de Samburu, devient plus évident. Sur une terrasse au dessus du Nil, nous buvons moult bières et les langues se délient. Il est question de politique et de cul, ce qui vous me l’accorderez, est bien le meilleur indice d’un groupe qui se libère. Les filles racontent leurs propres histoires, et l’on sent bien que commence à se sceller entre nous cette complicité féminine que j’aime tant. On plaisante sur la lingerie masculine, comme de vraies copines dignes de ce nom ! Matinée à courir encore. Je n’avais sans doute pas compris l’heure du départ pour la ville, où règne un grand calme. Contrairement au Kenya, où nous sommes sans cesse sollicitées par les vendeurs de toutes sortes, ici personne ne nous demande rien. Je peux me promener dans les rues tranquillement, et acheter la fameuse montre qui me manque, à un mec qui la portait au bras ! Après midi enfin calme, sans route ni activités. Les filles sont allées faire du quad. J’en profite pour me baigner dans le Nil et pour écrire. Ouganda 18 mai, Jinja Une chauffeuse de Dragoman a organisé ici à Jinja, la construction d’une école, qui réunit 120 enfants du village, emploie des locaux pour l’enseignement, et conduit un programme 36 d’instruction de la population : art, santé, etc. Cette initiative continue à se développer et à s’étendre aux différents villages de la région. La construction d’une école revient à 500 livres sterling, à peine Le gouvernement participe à cette action. Ce matin, visite donc aux enfants du Soft Power, leur école, leur centre de santé, leurs ateliers de travail manuel. Une cohorte de bambins dépenaillés nous accompagne à travers le village, qui est fait d’un habitat parsemé de huttes en branchage. Ils ne nous demandent rien, rien d’autre que le fait qu’on leur donne la main sur les chemins. Ils sont affreusement sales, tous pied nus, avec des vêtements trop grands et complètement déchirés. Ils ne paraissent pas vraiment affamés ni tristes. On a envie de les laver et de les habiller correctement, mais il est vrai que l’éducation est sans doute plus importante pour eux. Photos, bulles de savon dans la classe, balançoires, des mômes qui jouent comme tous les mômes du monde aux mêmes jeux. Samedi prochain, grande fête annuelle du Soft Power pour la pleine lune. Nous passons la journée à aider les bénévoles à la fabrication des panneaux d’information et de cartes postales avec les dessins réalisés par les enfants. J’ai un peu l’impression de peigner la girafe, mais bon ! Un océan de misère et l’on fait des cartes postales… J’ai donné 20 $ pour la bonne conscience toujours, puis suis partie faire ma première sieste du voyage. Cela s’appelle, paraît-il, du « tourisme solidaire ». Ouganda 19 mai, Jinja Matinée de farniente, lessive, douche, après une nuit très arrosée (de bière comme de pluie). 3heures du matin, l’eau rentre abondamment dans la tente dont le double toit est mal fixé. Alors imaginez, la petite boulotte qui frisotte, cul nu, dans la totale obscurité, munie d’un énorme marteau et d’une lampe frontale, pour renforcer les piquets ! La tente est inondée. Je dois sacrifier une bonne partie de mes vêtements propres pour éponger. Rien que du banal incident de camping, me direz-vous ! Mauvaise nouvelle : le trek en Ouganda pour approcher les gorilles se situe entre 2600 et 3000 mètres d’altitude en ce moment. Les gorilles ont bougé ! Je suis donc obligée d’y renoncer, puisque mon cœur me limite à 2000 mètres, et d’attendre les membres du groupe pendant deux jours au campement, où j’espère bien avoir une chambre. Cet après-midi, les filles sont allées faire du rafting sur le Nil. Là encore, je dois m’abstenir. Je les rejoins à leur point d’arrivée à bord d’un pick up que s’enfonce dans la campagne, vois pour la première fois des enfants aux ventres ballonnés, le nombril exorbité. Ils rient toutes dents dehors à notre passage, et crient pour nous saluer : « Jumbo ! ». Le contraste est immense entre cette campagne luxuriante, où tout semble pousser, et la faim. Je ne comprends pas. Ce n’est pourtant pas triste. Le soleil est très chaud, la nature très verte. Les femmes portent des robes marrantes avec des épaulettes pointues très marquées, qui leur donnent un air d’Isse Myake. Les autres passagers du pick-up ne semblent rien remarquer, et il est effectivement facile de ne pas voir. 37 J’ai rencontré hier soir le coordinateur de MSF pour la région. Leur mission consiste à accueillir les populations qui fuient les rebelles (quels rebelles ? contre quoi ou qui se rebellent-ils ?), les femmes qui fuient les violences conjugales, et les malades de la malaria, épidémie qui sévit ici très gravement. Voilà trois fléaux qui s’abattent, en même temps, sur un même peuple : la guerre, le machisme et les moustiques. Les pauvres ! Quand nous arrivons au point de pique-nique, le Nil est immense et fantastique. Mais le déjeuner (ou dîner, car avec ces anglo-saxons on ne sait jamais très bien) est bien avancé, et il ne reste plus grand-chose à manger. Pas même le temps de boire une bière, que l’on doit tout remballer ! Ils sont vraiment fous ces anglais ! Pendant ce temps beaucoup de gens, noirs évidemment, attendent à une distance plus ou moins grande, que nous levions le camp, pour finir d’éventuels restes. C’est insupportable ! Ces jeunes touristes, venus des pays riches, tous plus grands, beaux et forts, les uns que les autres, qui pètent de santé, exhibent des sourires ouverts jusqu’aux oreilles sur des dents impeccables, se trimballent nonchalamment leur bouteille de bière à la main, semblent ne rien voir ! Sont-ils notre avenir ? En les observant, je me sens différente. Le suis-je vraiment ? Pas de culture anglo-saxonne évidemment, pas du même âge non plus, et même bien plus âgée. Mais je ne me sens pas non plus tout à fait appartenir à la même planète qu’eux. Pas plus qu’à la planète des gens qui meurent de faim, bien sûr. Qui suis-je ? Où erre-je ? Un spectacle inattendu d’acrobate unijambiste occupe la soirée, et a raison de mes interrogations philosophiques égotiques. Au final, il s’agit sans doute de savoir utiliser ce que l’on a, même si l’on ne possède que le manque. Le manque est ici omniprésent, et gentiment offert aux touristes comme un plus. Ouganda 20 mai, vers Kampala Nous quittons Jinja pour Kampala, ville de sinistre mémoire, dont le nom résonne à mes oreilles comme le théâtre de bien des horreurs, sans que je sois vraiment capable de me les remémorer. Une très grande agglomération urbaine s’étend sur de multiples collines, dont l’une d’elle est dominée par une mosquée. La religion islamique est minoritaire, deux tiers des africains d’Afrique australe étant catholiques. Comment s’effectue la cohabitation ? Cette islamisation, sans doute venue du Nord (nous sommes près de la Somalie, de l’Ethiopie et du Soudan), estelle un vestige ou une influence en progrès ? Ce voyage qui est tout sauf culturel, ne me permettra pas de répondre à ce type de questions. Sur la route de Kampala, Jonasz fait des merveilles ! Premier arrêt aux sources du Nil, qui n’offrent pas grand-chose à voir : une dalle marque le point précis du surgissement de la source, un obélisque celui du lieu où elle a été décrite pour la première fois, et une statue à l’effigie de Gandhi rappelle que ses cendres ont été jetées dans le Nil ici, conformément à ses dernières volontés. 38 Nous sommes de plus en plus sales, malgré les douches que l’on peut en général prendre à chacun des campings. Nos pieds sont définitivement rouges de terre, les ongles incrustés de boue. Nous nous grattons beaucoup de petites piqûres d’insectes sur toutes les parties du corps exposées, pieds et mains surtout, malgré le repellent dont nous nous badigeonnons régulièrement, et dont nous exhalons un parfum infecte, mi citronné, mi insecticide. Kampala, très grande ville dont nous ne verrons pas grand-chose. Le centre commercial où nous nous arrêtons est ultra moderne. Ce pays semble tout de même jouir d’un certain niveau de revenus, ou du moins d’une réelle volonté de modernisme et d’occidentalisation. La ville se reconnaît à son odeur de pétrole très forte. Les embouteillages sont démesurés, par rapport aux peu de voitures que l’on voit sur les routes. La chaleur est forte et étouffante. Il fait bon vivre hors des villes ici. Je ne regrette en aucun cas de ne pas prendre les transports locaux, ce que les routards intégristes recommandent comme seul moyen réellement pertinent pour visiter un pays. Ils sont bondés ! Nous passons la nuit à quelques kilomètres de Kampala, dans un camping bien gardé, cette question étant devenue depuis la nuit à Samburu, une question essentielle. Il y a un service de sécurité ainsi qu’un grand nombre de chiens, ce qui ne manque pas de ravir mes compagnes de voyage, toutes célibataires et sans enfants. La vie nous réserve bien des surprises : me voilà désormais rassurée par les flics et les chiens ! J’offre à mon pauvre dos, une couche mi-lit michâlit, dans une véritable cellule de moine sans électricité, le blanchi de la chaux en moins. Il y a environ trois semaines que je n’ai pas dormi dans une vraie chambre en dur, avec un vrai lit en mou ! J’ai ainsi évité, ce soir, l’affreuse corvée de la tente à replier à quatre pattes le matin, toute trempée des averses de la nuit, et maculée de boue. La lecture à la torche frontale du dernier livre de Houellebecq m’enchante. Ouganda 22,23 mai, lac Bunyonyi De près, le lac n’est pas décevant. Il étale ses eaux calmes prises au sein des collines qui l’enserrent, et dont les cultures en terrasses se reflètent en miroir. 32 petites îles sont disséminées un peu partout, toujours bordées de roseaux que surplombent de gigantesques eucalyptus. Selon le cas, elles prennent un air exotique d’îlot tropical, de forêt vosgienne ceinte d’eau, ou d’île méditerranéenne d’où surgissent d’immenses cyprès. Toutes sont cultivées, paisibles, et les gens semblent ici heureux. De petits canots effilés, taillés dans le bois brut et conduits à la rame, avancent tranquillement sur l’eau, transportant des femmes aux robes de couleur qui se rendent au marché du coin. C’est digne d’un reportage de Thalassa ! Les filles sont parties dans la montagne aux gorilles, qui culmine à 3600 mètres, à cheval sur le Congo, le Rwanda et l’Ouganda, et je suis seule ici pour quatre nuits. Les deux premières nuits étant celles d’un week-end, je peux disposer que d’une chambre dans les arbres ! Il s’agit d’une petite construction de planches disjointes sur pilotis, adossée à la colline, dans laquelle sont aménagées deux chambres minuscules et attenantes, d’environ 4 mètres carrés. Dans chaque pièce un lit, une chaise, une cuvette et un bidon d’eau, une petite table basse. L’intérieur des murs et du plafond est tapissé de nattes jointes les unes aux autres. On se croirait dans un nid. Une petite fenêtre de bois ainsi qu’une porte fermée avec des clous, complètent le tout. Les deux pièces attenantes ne sont séparées que par cette cloison nattée, si bien que je dors vraiment avec mon voisin. L’homme qui occupe la chambre près de la mienne doit avoir son lit contre le mien. A chacun de ses retournements dans la nuit, mon lit bouge avec le sien, comme 39 si nous partagions la même couche ! Sa voix très forte et très ougandaise résonne dans mes oreilles comme s’il s’adressait à moi. Je ne suis pas rassurée pendant ces deux nuits, n’osant pas bouger de peur de trop signaler ma présence, craignant l’ouverture de la porte au moindre bruit de pas, me résignant à pisser le plus doucement possible dans la cuvette en plastique pour éviter de sortir évacuer ma bière, avec l’espoir de faire croire à mon voisin qu’il s’agit d’un bruit de robinet d’eau ! C’est la première nuit que je passe avec un homme depuis bien longtemps, et de celle là, vraiment, je m’en serais passée ! Depuis ce matin lundi, j’occupe enfin pour la première fois du voyage une chambre digne de ce nom. Elle est en dur et il y fait sec. Le lit est grand et souple. Il y a un fauteuil, un petit miroir et une table de nuit. De la grande fenêtre, je vois le lac. Voila enfin une nuit dont je vais me réjouir. Je profite de ce temps libre et seule, pour vivre à mon rythme. Levers moins précoces, déjeuners plus tardifs, temps non compté pour lire et pour écrire. Depuis ce matin, le camping est vide. Je suis la seule cliente du restaurant servie par des hommes charmants, qui tous m’appellent par mon prénom. Les questions des hommes à mon sujet lorsque je suis en voyage sont toujours les mêmes. Quel âge j’ai ? Où se trouve mon mari ? Est-il mort ? Ai-je des enfants ? Est-ce que je veux me remarier ? J’essaie de donner des réponses elliptiques et sur un ton humoristique, mais je sens bien que je suis une extra terrestre pour mes interlocuteurs. Les mystères de la femme occidentale sont pour eux insondables, quoique je sois persuadée qu’ils le sont aussi pour nos compatriotes masculins ! Enfin, la terrasse du restaurant est très agréable. Le tilapia à l’ail, inattendu et délicieux, les frites faites maison, épaisses et farineuses comme je les aime. Friedrich, un copain ex-SDF, m’a adressé un message pour la fête des mères. C’était hier paraitil ! Comment le saurais-je sans lui chaque année ? Tu n’avais qu’à pas expliquer à ta fille que c’était Pétain qui l’avait créée, imbécile !! Le journal m’est plus important chaque jour. Il faut dire que je communique peu avec le groupe. Non seulement à cause de la langue, mais aussi parce que nous sommes très différentes. J’exprime mes émotions, mes étonnements sur tout ce que je vois, et qui semblent les laisser indifférentes. La plupart du temps à bord du truck les filles dorment ou jouent aux cartes avec Andy. Moi, je ne cesse de regarder par la fenêtre et de prendre des notes, les écouteurs de mon MP3 bien enfoncés dans les oreilles pour échapper à la musique ambiante du camion. Je suis toujours assise à l’avant, seule, et je m’étale sur 4 sièges au moins, profitant du fait que nous sommes encore très peu nombreux sur cette partie de voyage. Elles occupent en général le centre du camion, là où les sièges sont disposés en face à face autour d’une table. Je n’aime pas beaucoup les cartes. C’est sans doute le seul jeu qui ne m’attire pas. Je ne partage pas vraiment le voyage avec elles. Je reste dans mon petit monde. Nous partageons les tâches quotidiennes à chacun de nos arrêts. Quelques patates ou carottes à peler. Cela ne va jamais très loin. Toutes me sont sympathiques, mais je ne lierais pas plus de lien ici que dans mes autres voyages. Cette petite bulle me convient bien. Je n’en souffre pas. J’accepte le groupe et ses contraintes parce que je ne pourrais pas faire ce voyage sans lui. Il m’apporte plus qu’il ne me limite. Il rend possible mon isolement, et le plaisir que j’éprouve à vivre dans un monde à la fois élargi dans l’espace et rétréci sur moi même. Bien sûr, je ne fais pas ce que je veux. Je m’arrêterais bien alors qu’il faut que l’on passe. J’irais bien voir un musée dans les villes, ou simplement flâner dans les rues. Mais je parviens tout de même à éprouver cette formidable impression de liberté que j’aime en voyage. Parce que je sais aussi, qu’après elles, je continue, et que la solitude m’attend un peu plus loin sur le chemin. 40 Ces quelques jours passés seule ici sont d’ailleurs de ce point de vue un bon entraînement. Repas seule au restaurant (ce qui est pour certaines est le comble de la misère, je le sais !), ballade seule sur le lac, bière du soir sirotée sans trinquer, etc. Je peux le supporter encore longtemps si j’ai un bon livre à lire, des choses à écrire et la certitude de ne pas rester toujours au même endroit. Les kilomètres meublent l’espace. Les destinations à venir remplissent les vides. Les avancées sur les cartes encouragent à aller plus loin. Je compte sur tout cela, mais espère cependant bien faire des rencontres agréables avec des gens avec lesquels je pourrais partager un bout de chemin. Cet isolement vis-à-vis des autres va de pair avec un isolement total par rapport au monde. Je vis depuis trois semaines sans aucune information sur ce qui se passe, ni dans mon pays ni ailleurs. C’est comme si je devenais pour une fois plus importante que tout le reste, comme si ce voyage était le seul évènement que je veuille vivre. Je sais que cela ne durera pas longtemps, et que viendra le jour où je voudrais savoir où en est le « oui » du « non » pour le prochain référendum, par exemple. Je le saurais de toute façon toujours assez tôt, convaincue comme je le suis que cela ne changera rien à rien ! Enfin, si je reste dans mes pensées encore très proche des gens et des évènements que j’ai vécus récemment, je ne me complais plus du tout à leur évocation. Mon désir de partir loin est bien plus fort. Je n’ai pas encore montré aux copines du camion les photos que j’ai emportées des enfants, ni écouté l’enregistrement audio de Nina faisant sa causerie sur les princesses. J’en parle, j’y pense, mais je redoute de le faire. Je ne veux pas me mettre en situation émotionnelle. Je me préserve, et me mure donc dans les plaisirs solitaires de ce voyage : Sentir les odeurs humides de la nuit, Dormir nue dans mon sac à viande en soie bleu, Me laver soigneusement les mains, Boire ma bière du soir sous un acacia, Regarder la route qui défile, Echanger des regards avec les enfants, Me laisser bercer par le ronflement du camion, Déguster un filet de poisson frais, Me saouler de musique sur la route, Jouir du fait d’aller toujours plus loin, Retrouver le goût d’enfance de la banane du goûter, fruit que j’aime parce qu’il est sans mauvaise surprise, sans acidité ni pépins, sans noyaux ni jus qui coule, sans double peau cotonneuse, fruit que Maman m’écrasait à la fourchette avec un filet de jus d’orange, quand j’étais malade ! Seuls les rêves me rattrapent et me rattachent à mon histoire. Toujours plus extravagants les uns que les autres, reliés à des périodes très lointaines de ma vie, mettant en scène des gens que j’avais oubliés. Je ne peux pas me préserver de mon inconscient, et accepte la nuit avec résignation et sans angoisse cependant. Je dors profondément et sans somnifères, sur des lits qui n’en ont que le nom, et qui différent chaque soir, malgré l’inconfort, une certaine insécurité, et le réveil qui va sonner à l’aube. Comme quoi ! 23 mai, c’est l’anniversaire de mon mariage avec Alain. Il y a 33 ans ! La soirée est paisible sur la terrasse de ce restaurant désert, réchauffée par un feu de cheminée. Le patron du bar est un homme intéressant, cultivé, ayant fait des études de sociologie, qui me parle de l’Ouganda : pays qui se veut désormais démocratique, référendum récent pour ou contre le multipartisme, priorité accordée à l’éducation, inflation croissante, corruption enrayée, 41 sécurité relative, « rebelles » représentant tout de même 30% de la population, représentés au Parlement, sans idéologie commune, et sans avenir d’après lui. Je me méfie toujours du terme de « rebelle », comme de celui de « terroriste » qui, dans la majorité des cas, ne désignent que celui qui est d’un autre bord. Ouganda 24 mai, lac Bunyonyi Petit déjeuner dans le restaurant, toujours aussi désert. Des gens viennent me parler en m’appelant par mon prénom, mais la plupart du temps je ne les reconnais pas. Il est vrai que je n’ai jamais été physionomiste, et que la noirceur des peaux ne me facilite pas les choses. C’est très étonnant d’ailleurs de constater à quel point la couleur de la peau peut occulter les traits distinctifs de chacun, comme s’il nous suffisait pour percevoir l’autre, de l’identifier à un type racial. Il va falloir lutter contre cela car c’est épouvantable ! Ouganda 25 mai, Kampala Nous reprenons la route en sens inverse pour retourner au Kenya. En fin de semaine prochaine, nous aurons terminé la première partie de ce voyage. Le temps passe incroyablement vite, et c’est tant mieux ! Nous redescendons la piste du lac dans la brume au tout petit matin, et dans le creux des collines, s’étend une nappe de brouillard irréelle. Il est 7 heures. Les gens partent travailler. Ils marchent au travers des forêts d’eucalyptus, descendent en courant les sentiers abrupts qui les conduisent de leur hameau à la route principale. Les femmes portent sur la tête toutes sortes de marchandises, et souvent leurs bébés, petits clones qui leur ressemblent, enveloppés dans des écharpes multicolores sur le bas de leurs reins. Les enfants bien propres, chacun dans l’uniforme de son école, avancent à pied en petits groupes. Certains, plus chanceux, descendent à bicyclette. Des femmes, des hommes, encore plus pauvres que les autres, et souvent plus âgés, aménagent la piste en cassant des cailloux. Il y a toujours beaucoup de dignité dans les regards et les visages. On souhaiterait photographier chacun d’eux. Dans la ville, il est bientôt 8 heures. Les papas transportent sur leurs bicyclettes les enfants qui se rendent à l’école. Il n’y a guère de vélo qui ne transporte pas deux personnes. Le tableau ne serait pas complet si je ne mentionnais pas les croupes incroyables des femmes ! C’est un véritable ballet de descentes de reins vertigineuses, de fesses si pommelées qu’on pourrait y faire cuire des œufs au plat ! Elles portent le plus souvent des robes longues ou à mi mollets, très collantes, qui moulent leurs formes avec beaucoup de grâce. Leur port de tête altier surplombe les balancements cadencés de chacun de leurs pas. Pas besoin ici de porter des jeans taille basse ni de montrer son string pour être sexy. Je me sens pour ma part très propre et très sereine, heureuse de rouler toujours. La conduite des filles sur la route est très sûre. Anna conduit tout en souplesse. Lisa a un style un peu plus saccadé. Mais je ne me sens jamais en insécurité. Je retrouve ce matin la Symphonie en ré de César Franck que je n’ai plus écoutée depuis 20 ans. C’est une merveille, et plus encore en descendant la forêt équatoriale que partout ailleurs. Je me 42 laisse bercer par les publicités sur les routes : le savon Geisha ou Sleeping baby selon la cible marketing, l’éternel et universel enjoy Coca Cola, et cirez vos chaussures avec du Kiwi. Des taxis collectifs roulent à toute allure, et bondés, nous doublent, leurs passagers nous jetant des regards étonnés. Il n’y a presque pas de voitures particulières. On ne voit que très peu de différences de classe apparentes, tout le monde semblant rangé à peu près au même rang de pauvreté. Il doit pourtant bien il y avoir des riches qui se cachent quelque part ! Notons cependant que même Mac Donald n’a pas jugé bon de s’implanter en Ouganda, le prix de son hamburger ne pouvant pas être compétitif ! C’est tout dire ! Kenya 26 mai, Lac Victoria Mauvaise journée pour moi. N’ayant pas vu les gorilles, je décide de me laisser faire avec les chimpanzés, qui se trouvent dans une île protégée sur le lac Victoria. Le départ aux aurores est difficile. Il pleut des cordes, et Andy, ayant veillé tard à cause du match de foot Liverpool Milan, n’est pas là pour préparer le petit déjeuner. La visite d’une sorte de zoo au débarcadère du bateau ne m’enthousiasme guère. Mais bon, il faut faire des concessions. Le trajet de plus d’une heure trente sur le lac Victoria, à bord d’une grosse barcasse trempée par la pluie, sous des bâches en plastique, est long et inintéressant. On ne voit rien tant les trombes d’eau sont denses. Je suis trempée et j’ai froid. L’arrivée sur l’île aux chimpanzés nous donne droit à un café chaud bienvenu, qui se solde par la nécessité d’acheter quelque chose dans la boutique de la réserve, pour soutenir les chimpanzés… orphelins ! OK ! J’achète même un horrible T-shirt vert, sérigraphié avec la tête d’une de ces bêtes ! C’est dire si je suis de bonne volonté ! On aura droit à une petite conférence anthropomorphique sur ces charmantes bêtes, affreusement pourchassées partout pour être des animaux de compagnie ou de recherche scientifique, l’homme étant le seul animal de la planète qui n’aurait pas le droit d’être un prédateur, ce que je n’ai jamais compris. Ici sont recueillis 39 chimpanzés orphelins de ces massacres, pour lesquels différentes bonnes âmes ont acheté cette île. Ils vivent en liberté, mais doivent être nourris toutes les trois heures, l’île n’étant pas assez grande pour assurer leur subsistance, logés le soir ou quand ils sont fatigués dans de grandes cages aménagés, mis sous pilule pour ne pas se reproduire, et exhibés lors de leurs repas à des touristes qui paient 45 dollars (une fortune ici !) pour les voir bouffer pendant une demie heure. 25 personnes travaillent ici à temps plein pour s’occuper d’eux, soit plus d’une personne pour deux chimpanzés, alors qu’on estime en général dans nos pays qu’un éducateur est suffisant pour 8 enfants ! Notre guide devance par lui-même l’objection selon laquelle tout cela représente beaucoup d’argent pour 39 chimpanzés, dans un pays où beaucoup d’enfants ont faim, sont orphelins des massacres de ces dernières années, et ont de grandes chances de naître séropositifs ! L’argumentation est simple : sans chimpanzés plus de forêt, sans forêt plus d’eau, et sans eau plus d’hommes ! Cela me met terriblement en colère, et confirme encore une fois pour moi, si besoin était, à quel point les écolos et amis de la nature de toutes sortes peuvent souvent se montrer cons ! Figurez vous qu’ici dans cette réserve, on trie même les déchets, alors que partout dans le pays s’entassent les ordures à ciel ouvert, dans lesquelles les gens viennent glaner quelque chose pour survivre. On ne peut même pas dire que cela serve d’exemple, 43 aucune famille ougandaise n’ayant assez d’argent pour se payer cette excursion. Ces gens là ne sont pas plus intelligents que les bêtes qu’ils protègent, et pas plus généreux que ne le sont les chimpanzés, quand, je les ai bien vus, ils se battent entre eux pour attraper quelque chose à manger. Je ne me laisserai plus faire à ce genre d’attrape-nigaud. Je m’en explique vaguement le soir au groupe. Personne n’est de mon avis. Tout le monde a passé une formidable journée, malgré les 8 heures de voyage pour la demi-heure de chimpanzés. Ceci dit, le lac Victoria, surgi de la pluie depuis l’après midi, est très beau. Il fait 68000 km2, et je passe tout le temps du trajet retour à calculer mentalement combien cela fait de périmètre. Ayant depuis fort longtemps oublié la méthode de calcul des racines carrées, je raisonne par approximation, et ne vous donnerais pas mon résultat. Vous n’avez qu’à bosser un peu aussi tout de même ! Enfin, c’est très grand, si grand qu’il y a au milieu du lac plus d’une centaine d’îles, où vivent en village des pêcheurs de perches du Nil et de tilapias. Nous apercevons de loin un de ces villages. Voilà où j’aurais aimé passer la journée, comprendre les modes de vie, les méthodes de pêche, les organisations. Pour cela, il faut sans doute que je me contente de regarder Thalassa ! On verra ça en 2006 ! Retour heureux ce soir au campement, où je découvre que Bernard a enfin réussi à mettre mes textes sur le site. « Rien ne sert d’entreprendre, il faut persévérer ». J’avais eu 18 à cette dissert là. Kenya 27 mai, Jinja Route en sens inverse, vers Jinja, et sa terrasse sur le Nil et la vie suit son cours, sans évènements notables, si ce n’est, cette nuit, un peu de condensation dans la tente, et une attaque de moustiques sur le pourtour du ventre ! La malaria est ici très présente, et ces petites bêtes qui n’ont l’air de rien peuvent se révéler très dangereuses. Mais enfin, je le comprends, pas de quoi faire palpiter les lecteurs ! On palpitera davantage en m’imaginant me rendre à la ville sur une mobylette, courageusement accrochée au torse presque nu de mon jeune conducteur, sur une piste rouge infestée de nids de poule et gluante de boue. Je suis vraiment très motivée à lire vos mails et à adresser mes écrits, capable au péril de ma vie des plus aventureux voyages ! La pluie, bien sûr, se met de la partie sur le chemin, comme tous les après midis ici, violente, accompagnée d’orages, mais en général brève. Il pleut tout au plus ainsi une heure ou deux, un peu comme il pleut à Marseille, d’une façon très soudaine et très forte. Je me souviens des caniveaux inondés que je regardais par la fenêtre de ma chambre, et de la bouche d’égout d’où parfois je pouvais voir sortir des rats. On a les safaris qu’on peut ! C’est en ce moment ici la saison des petites pluies. Je n’ose pas imaginer les grandes. Mais cette saison me convient bien pour voyager. On gagne quelques heures sur le soleil brûlant, et les températures n’excèdent pas 25 à 30 degrés. En montagne, il fait même très frais, sans que l’on ait besoin cependant de vêtements d’hiver. Les ciels, je l’ai dit, sont très changeants et étonnants. Les ombres des nuages se déplacent sur les paysages caressant les collines, et des taches de soleil illuminent par endroits les flancs de montagne. La terre humide ou parfois 44 détrempée exhale des parfums de glaise et d’herbes mêlés. Il y a des fleurs, mais moins que chez nous, des gerberas sauvages et superbes en plein champs. C’est une Afrique très riante, très verte, à laquelle je ne m’attendais pas. Kenya 28 mai, Sipi Falls Je ne sais pas si le rythme s’est ralenti, ou si j’ai enfin réussi à l’intégrer, mais cela va mieux. Ce matin, j’ai même le temps de prendre ma douche et n’ai plus l’impression de courir en permanence. Cette adaptation m’a pris un mois, mais je me sens beaucoup plus sereine. Je me dis ce matin que cela pourrait durer toujours. Rien ne me manque. Mon organisation se perfectionne. Je cherche moins mes affaires, je ne m’encombre pas de choses inutiles. Je réussis même à prendre certaines habitudes, le rituel du café du matin avec mes deux sucrettes, la torche toujours à portée de la main dés 16 heures, le petit coussin gonflable sous les genoux pour étendre mes jambes sur la barre devant mon siège, la cigarette coincée au bec pour profiter au maximum des nombreuses pauses pipi des filles qui, c’est bien connu, sont toutes des pisseuses, etc. Le site est désormais à jour, et cela aussi contribue à mon sentiment d’un déroulement sans précipitation des choses. Même ma maladresse est en voie d’être maîtrisée. Je parviens désormais à ouvrir tous les cadenas du camion et les containers ; je descends du truck en arrière, en me tenant d’une seule main ; je plante ma tente seule et en quelques minutes. C’est peut-être idiot, mais cela m’enlève beaucoup d’angoisse. Je crois qu’au final, j’ai plus peur de moi-même que des autres ! Et puis ce voyage est facile physiquement. Mon dos s’est habitué à dormir sous la tente, sur un matelas qui n’est pas très épais, mais qui a le mérite d’exister. Je n’ai jamais de charges lourdes à porter. Nous ne faisons que très peu d’efforts physiques. Je repense au voyage en Algérie et ne regrette pas d’être passée par cette préparation. Je m’y suis bien aguerrie, mais j’ai réussi surtout à dominer cette éternelle peur de ne pas y arriver physiquement. En comparaison, ce voyage est très très facile, et me donne même l’impression d’un certain confort. Je ne dors pas à la belle étoile sous – 5 degrés, je n’ai pas la peur de ne pas achever l’étape du lendemain, je n’ai aucun effort réel à fournir, autre que celui de la résistance psychologique. La vie de nomade me convient parfaitement. Je n’ai jamais eu encore le sentiment de partir trop vite d’un endroit, d’avoir envie d’y rester davantage. Depuis que le rythme de la vie quotidienne s’est apaisé pour moi, je suis heureuse d’avancer, d’étapes en étapes, et même parfois impatiente. L’incertitude sur le lieu où nous arrivons ne me pèse en rien. Si je trouve une chambre je la prends, s’il n’y en a pas cela n’est pas grave. Si je peux me doucher c’est bien, sinon cela n’a pas d’importance. Je comprends parfaitement que l’on puisse vivre ainsi, au gré des pâturages des troupeaux, toute une vie. C’est plutôt la cohabitation avec les troupeaux malodorants qui me serait difficile ! Le nomadisme va de pair avec une vie de groupe, qui trouve alors tout son sens. L’autre est une aide, une réassurance, et dans ce cas là, (peut être exclusivement !), l’autre est supportable au quotidien. Il faut dire que les filles du groupe comme Andy sont des personnes très agréables. Ces anglosaxons semblent ignorer l’angoisse, la mauvaise humeur, la bouderie, l’agressivité. C’est parfait pour moi ! Toutes les relations sont souriantes, et les very nice ! , you are welcome ! , my plaisure, it’s perfect ! , sont permanents. Ce sont des petites musiques qui n’ont l’air de rien, mais qui contribuent fortement à l’atmosphère d’un groupe. 45 Le voyage n’est pas très long jusqu’à Sipi Falls, juste le temps de quelques observations sur la route : - Gens courbés dans les champs, le dos incroyablement plat, comme on apprend à le faire en gymnastique, - Hommes torses nus, ventres plats, pectoraux comme des plaquettes de chocolat, couleur de leur peau, encore plus appétissants qu’une tablette de Lindt extra noir, - Petits enfants en plein soleil, crânes rasés ; aucun ne porte de chapeau, - Deux petits garçons tout nus se lavent sous la pluie, et leurs corps graciles sautent dans les flaques d’eau, - Sur le seuil des maisons, des bassines en plastique de toutes les couleurs recueillent l’eau de pluie, - Un adolescent, toutes dents dehors, lève son majeur à notre passage, - Un camion à contresens conduit par un macho, refuse de se ranger, - Un autre est totalement couché sur le flanc dans le ravin, - Deux hommes fouettent une vache et tirent sur la longe pour la faire sortir du caniveau, - Des monceaux de cadavres de poules ; ce doit être un marché à la volaille, - Un troupeau de vaches encombre le rond point, - Des maisons en brique, souvent inachevées, faute sans doute d’argent, - Une rizière, - Une voie ferrée envahie par les herbes, - Des petites filles de 3- 4 ans vendent des citrons sur la route, - Une autre porte dans ses bras sa grande sœur handicapée - Un petit garçon grimpe comme un singe à une barre de fer, - La tête des bébés endormis dans le dos de leur mère bringuebale à chacun de leurs pas, - Des odeurs de feu de bois, - Une femme marche sur la route, portant sa valise sur la tête, - Sur les bicyclettes, des régimes de bananes vertes ; Un taureau en rut courant après une vache traverse la route, et manque de se faire écraser, etc. Si j’étais écrivain, je saurais sans doute mettre tout cela en phrases, mais je ne le suis pas. De plus, depuis que Bernard, agrégé de littérature, est mon premier lecteur, (C’est lui qui alimente le site), la barre est placée bien trop haut pour ce journal ! Je dois donc me contenter de ce que je sais faire le mieux : des listes ! Nous gravissons la montagne à l’approche de Sipi Falls. A nos pieds, la plaine est immense, comme une mer verte, barrée à l’horizon par un cordon de gros nuages. Le mont Elgon n’est pas loin. C’est la troisième montagne d’Afrique, ancien volcan éteint, qui comporte à son sommet une très belle caldeira (scrabbleurs attention ! décalerai moins E). Je regrette de ne pas avoir 20 ans pour en faire l’ascension. Nous parvenons à un tout petit campement de campagne, dont les terrasses herbagées dominent le spectacle de la plaine. A deux pas, la chute d’eau est impressionnante. Des petits bungalows de terre surmontés d’un toit de feuilles de bananiers sont disponibles. J’ai acheté du Martini pour améliorer l’ordinaire ce soir. Les filles n’aimeront pas ! Lisa et moi sifflons toute la bouteille ! Je me demande si finalement je ne les aimerais pas mieux un peu moins nice, et un peu plus fêtardes ! J’espère plus de fêtards pour le prochain tronçon. 46 Je me contenterai donc ce soir de leur compagnie bien tranquille, et de celle d’un couple étrange rencontré sur le camping. Lui, est australien. Il est très blond, porte des bermudas de surfeur et sur le crâne un foulard palestinien ! Elle est coréenne, très typée, et voyage seule. Elle est vêtue à l’indienne. Elle a traversé toute l’Asie centrale en bus pour rejoindre le Moyen Orient et l’Afrique. Je leur offre une bière. Ils le méritent bien, rien que pour le look ! Kenya 29 mai, Sipi Falls C’est dimanche, et le jour du référendum en France. Je n’aurai pas le résultat avant longtemps, avant que je ne puisse me brancher sur www.lemonde.fr. Je me réjouis chaque nuit d’avoir eu l’idée d’acheter cette cuvette télescopique qui m’évite de sortir sous la pluie ! Me voilà donc revenue à l’ère du pot de chambre que j’ai bien connue dans ma jeunesse, non pas parce que j’étais une petite fille, mais parce que la maison n’était pas chauffée et les toilettes très lointaines. Pot de chambre, bouillotte en caoutchouc dans les draps du soir, pyjama en pilou, baisers de Mamie, porte entr’ouverte pour laisser passer un filet de lumière, phares des voitures qui parcouraient les murs de la chambre à travers les persiennes closes, etc. Ce matin, très belle randonnée pour descendre jusqu’aux chutes d’eau, à travers eucalyptus, cassaves, manguiers, bananiers, avocat (iers ?), caféiers. Le temps est radieux. Moi aussi. Après midi de repos. Je fais même la sieste avant de sortir cet ordi qui attire les enfants de tout le village. Au fur et à mesure que j’avance dans mon travail, sous ce préau de palmes, les spectateurs de l’ordinateur deviennent de plus en plus nombreux. Impossible d’écrire maintenant, malgré les injonctions des adultes aux petits de se taire et de me laisser tranquille. Je n’ai pas d’autre choix que d’interrompre mon travail pour leur montrer des diaporamas Les regards émerveillés sur les photos de Porquerolles, et le silence qui entoure le visionnage des diaporamas sont émouvants. Puis, les questions fusent : Bilal, mon petit fils de 2 ans, peutil nager ? Apprend-on à nager à l’école ? La mer est-elle toujours aussi tranquille ? La télévision est-elle à moi ? Comment fait-on pour aller à la mer ? Que porte Nina dans l’eau aux bras ? Pourquoi le mari de ma fille n’est-il pas sur les photos ? Etc. Ils sont encore plus heureux de voir les photos animalières du Kenya, et absolument émerveillés par les chimpanzés (eux !). Soirée où les gens du village nous offrent un spectacle de danses tribales. Il s’agit des danses rituelles qui accompagnent la circoncision des adolescents, depuis quelques temps les adolescentes étant, elles, épargnées ! Comment peut-on comparer la circoncision des garçons qui ampute leur sexe d’une peau, à l’excision des filles qui les prive de toute jouissance et les mutile totalement ? Inutile de discuter, il faut se contenter de regarder et d’applaudir. J’ose à peine imaginer le traumatisme que cela doit représenter pour ces enfants de se faire ainsi mutiler en public, sans devoir broncher, en restant bien droits et les bras en l’air, sans précaution sanitaire, à l’aide d’un simple couteau. Pour me changer les idées, je finis la soirée avec « Maintenant ou jamais » de Primo Levi ! Terrible récit, mi documentaire mi fiction, de ce que fut la résistance des juifs en Russie pendant la guerre. Toute la plaine est illuminée d’un orage féerique qui avance progressivement vers nous. La nuit sera difficile pour les campeurs. J’ai la chance d’avoir une hutte qui devrait résister. 47 Kenya 30 mai, Nakuru Aucune chance ici de savoir si le oui ou le non l’ont emporté. A la découverte du monde, on perd la connaissance de son propre univers ! Tant pis, j’attendrai le retour à Nairobi pour le savoir. Le départ du campement de Sipi Falls à 6h30 du matin est difficile ! Pour en sortir, un petit chemin de terre boueux grimpe jusqu’à la route. Le truck s’embourbe horriblement. Il faudra une heure de travail harassant aux filles et à Andy pour en sortir. On doit placer des rails sous les roues, puis aller chercher des pierres pour les recouvrir. Je me sens très impuissante. Après plusieurs essais le truck n’est toujours pas dégagé. Il dérape dans la boue, creusant des sillons toujours plus profonds. Tous les gens du village accourent assister au spectacle. Par miracle, un camion passant par là, accepte pour quelques shillings, de nous tracter. Aujourd’hui, je me permets une journée d’autisme comme j’en éprouve le besoin de temps en temps. Je ne vois rien de la route, petit cadeau de solitude que je m’offre sans scrupules. Matinée passée à dormir à l’arrière du truck où l’on peut allonger les jambes, après midi d’anagrammes sur le logiciel Duplitop. J’adore m’enfermer ainsi dans le monde des lettres, jusqu’à l’obsession, incapable d’arrêter même si j’éprouve de la fatigue. A chacun sa névrose ! Celle là au moins, ne fait de mal à personne ! Nous parvenons le soir dans un très beau camping aménagé comme un véritable jardin anglais. Il est tenu par un couple d’européens, et l’on retrouve ici des petits détails bien de chez nous, et en particulier une grande propreté. Pour la première fois depuis longtemps, ce soir, je dors dans une vraie chambre, aménagée sur pilotis dans un luxuriant bougainvillier. C’est un petit nid douillet ! Le lit est double, revêtu d’une vraie couette, les draps sont repassés, des doubles rideaux recouvrent les grandes fenêtres, et la décoration est soignée : peintures africaines sur le mur, petits objets de terre inutiles mais jolis. C’est encore une maison dans les arbres, mais l’intérieur est complètement protégé par un revêtement de polystyrène, si bien que l’on se sent très au sec, comme dans une vraie maison. A l’extérieur, les branches du bougainvillier sont lourdement chargées de fleurs violettes, et recouvrent toute la petite terrasse, l’envahissant sur la balustrade comme sur l’auvent. Dormant dans les fleurs, je me prends pour une princesse de contes de fées ! Les filles voulant me faire plaisir, m’ont préparé une espèce de courge farcie au maïs, qu’il a fallu avaler tant bien que mal, en les congratulant sur leurs qualités de cuisinière végétarienne ! Je vais retrouver ma chambre aussi vite que possible pour en profiter un peu. Je lis au lit, tard dans la nuit. C’est bon ! Kenya 31 mai, le Masai Mara Nous nous accordons un peu de temps ce matin, et cela fait un bien fou ! Les départs en musique aux premières lueurs du soleil, quand le camion démarre et que l’on se sent reposée et propre, sont géniaux. Je parviens ce matin à boire mes deux cafés et à fumer tranquillement ma première cigarette. C’est peu de chose, mais ici c’est beaucoup ! 48 D’ailleurs, tout ici prend une importance incroyable. Le moindre petit extra que l’on peut s’offrir, le moindre instant de pause, sont vécus intensément et procurent un grand plaisir dont on se délecte en toute conscience. J’adore ce plaisir là, qui naît de la frustration, et permet de goûter pleinement à la vie. Ce matin j’ai la pêche ! Le nid dans les bougainvilliers y est sûrement pour quelque chose. J’éprouve un grand sentiment de liberté à cette expérience du nomadisme, qui limite notre dépendance à la satisfaction de nos besoins naturels et aux contraintes des terres que l’on parcoure. C’est une forme de liberté poussée à l’extrême, qui me rend euphorique ! Je regrette d’avoir raté l’époque des beatniks et des hippies, qui m’aurait certainement comblée. Je l’ai à peine effleurée dans ma jeunesse, et vers la trentaine dans un sursaut tardif pour la retrouver, mais ne l’ai pas pleinement vécue. J’ai consacré cette jeunesse à militer pour transformer le monde, à attendre la Révolution, ou à la préparer, pendant que d’autres faisaient le choix d’une autre vie, faite de plaisirs personnels, de musique, d’amour, d’errance et de liberté. L’histoire ne leur donne t-elle pas raison ? Pour me consoler, je me dis que seul compte l’idéalisme, et pas le choix de la doctrine, mais cela n’est pas suffisant. Nous nous dirigeons maintenant vers la plus grande réserve animalière du Kenya, le Masai Mara, à la frontière de la Tanzanie, où nous sommes supposés voir des lions, et rencontrer le peuple Masai. La route sera longue et difficile aujourd’hui. Je me réjouis d’avoir perdu un peu de poids et me rappelle Mam, qui se plaçant de profil devant nous, une main sur le ventre l’autre sur les fesses, nous disait invariablement : Tu ne trouves pas que j’ai un peu maigri ? J’ai envie de faire ce geste ce matin ! J’en profite, au moment de la courte pause déjeuner, pour m’acheter un paquet de frites affreusement grasses, qui se révèleront très vite immangeables. Mais revenons au voyage ! Le Kenya est superbe ! Les paysages sont ici plus grandioses qu’en Ouganda, plus secs aussi, moins équatoriaux. Les vues sur des plaines infinies où paît (c’est le verbe 104, une horreur !) le bétail, sont barrées à l’horizon par de grandes chaînes de montagnes chapeautées de nuages. Les acacias ombrelle, si typiques de l’image que l’on a de l’Afrique, sont majestueux, isolés au milieu des plaines de la savane qu’ils parsèment d’ombres dentelées et précieuses. La savane me paraît plus verte que lors de notre premier passage au Kenya. Parfois, elle prend des airs de prairies ou de bocage normand. Je me remets à la fenêtre pour mon petit kaléidoscope du jour : - Une grosse femme habillée de blanc marche en traînant les pieds dans un champ, Au loin, un lac comme un miroir, immobile, Une maman babouin, son bébé sur le dos, nous regardent sur le bord de la route, Des gens font la sieste dans des sortes de terrains vagues, qui doivent être des jardins publics, Un prédicateur fou harangue des foules qui n’existent pas, Une charrette péniblement tirée par deux ânes transporte des bouteilles de gaz, Des papillons blancs semblent faire la course avec le camion, Des vaches broutent le long d’une voie ferrée, Deux hommes font leur lessive dans la poussière de la piste, Un groupe d’ânes s’abreuvent dans les flaques boueuses formées des pluies de la nuit, Des bergers dépenaillés portent, comme partout, leur bâton sur la nuque, 49 - Un homme à bicyclette est vêtu d’une chemise de satin violette qui se gonfle sur son dos comme une voile, Une toute jeune fille, pied nus, habillée de rouge, fait du stop avec un grand sourire, Un bébé de deux ans, sait déjà dire money ! au passage d’un étranger, Des troupeaux hétéroclites, d’ânes, de chèvres, de vaches et de moutons, gardés par un même chien, paissent (oui, je suis sûre du pluriel !) en même temps, La route est atroce. Bien que revêtue d’asphalte, elle est totalement défoncée, et ce sont pour nous des montagnes russes toute la journée. Il n’est plus question de nids de poules ici. Ce sont de véritables cratères, emplis de flaques boueuses, entre lesquels le truck doit slalomer, nous bringuebalant de tous côtés. Sans camion on ne passerait pas ici. Nous commençons, au milieu de l’après midi, à atteindre le pays masaï, et à croiser les premiers hommes vêtus de leur châle rouge vif, qui enveloppe tout leur buste jusqu’aux genoux, bras y compris, et les fait ressembler à de grands échassiers debout sur leurs jambes maigres et bien droites. Ca et là, des petits hameaux de maisons basses et carrées, disposées en rond parfois autour d’un maigre acacia, sont protégés des lions par des haies de branchage. Au centre du cercle d’habitations, pas de verdure, rien que de la bouse de vache et de la boue, labourées par des pieds nus. A l’arrivée aux portes de la réserve, nous sommes assaillis par les vendeuses de bijoux de perles de toutes les couleurs. Elles portent une superposition de tissus très vifs, rouges, jaunes, bleus, verts, qui les couvrent jusqu’à leurs pieds nus. Leurs oreilles démesurément allongées sont découpées comme de la dentelle, et ornées de bijoux divers. C’est alors que nous avons l’autorisation de nous rendre sur le toit du camion, à travers les deux trappes que l’on voit au plafond depuis le début du voyage, l’une à l’avant, l’autre à l’arrière de la cabine, et dont nous ignorions jusqu’alors l’usage. Ces trappes donnent accès à deux sièges pouvant accueillir quatre personnes chacun, munis de ceintures de sécurité. Un petit coussin derrière le dos permet d’atténuer les cahots. C’est grandiose ! On domine tout ! Nous passons sur des ponts minuscules, et c’est le vide de part et d’autre ! La piste est encore plus défoncée et ravinée que précédemment. Le truck avance à 5 à l’heure, très prudemment cherchant sa voie à travers les trous et les flaques, suivant consciencieusement les traces des véhicules précédents. A chaque flaque rencontrée sur la piste, Anna descend pieds nus dans la boue pour en mesurer la profondeur et vérifier que le camion passe. Il slalome lentement au travers des trous et des ravins qu’ont causés les pluies, penchant souvent de façon assez effrayante sur un des côtés. On se croirait dans un bateau. Il faut s’accrocher sérieusement et se dresser sur nos pieds posés sur une barre métallique pour compenser les mouvements du véhicule, comme si l’on faisait du rappel. Mais, Dieu que la savane est belle au soleil couchant ! Nous nous mettons à chanter « le lion est mort ce soir » à tue-tête. C’est une impression de bout du monde que d’arriver ici après 11 heures de route. J’ai d’ailleurs le sentiment que le choix du circuit est toujours très jusqu’au-boutiste dans ce voyage. On se rend toujours au bout du bout, dans le campement qui se trouve le plus éloigné, toujours plus loin jusqu’à la fin de la route et des limites du possible. Nous sommes déjà dans la réserve, et je me prends au jeu qui consiste comme dans les albums de Mickey à deviner où sont cachés les animaux, dans une configuration complexe de formes et de couleurs qui défilent devant nous. Du toit du camion, on se croirait dans un film ! Un film de Frédéric Rossif évidemment, dans lequel les animaux sortiraient de l’écran pour devenir vrais. 50 Les arbres chargés de la chaleur du jour dégagent des parfums très forts qui nous assaillent par bouffées. Le soleil est en train de se coucher. Nous arrivons au campement et j’ai faim. Kenya 1er juin, Masaï mara Ce matin, c’est pire que tout ! Départ à 6 heures dans l’obscurité, avec un Masaï qui doit nous accompagner comme guide de safari. Le garçon est très beau. Il doit avoir tout au plus 18 ans, et son visage est d’une incroyable finesse. Il porte sur le crâne une perruque de laine formée de longues tresses noires, qui encadre son front de trois petites nattes terminées par des perles colorées. Au milieu de ce front, un disque blanc surplombe le regard. Il a des dents superbes. Il pourrait être indien, et me rappelle les tout petits albums de bande dessinée que je lisais enfant, et qui racontaient des histoires de cow-boys. Il parait gelé le pauvre, emmitouflé dans son châle rouge, qu’il ne cesse de réajuster pour se protéger du vent. Sa peau est dorée, pas très noire, et totalement imberbe. On a envie de le caresser ! Ses membres sont fins et il porte de multiples bracelets et colliers au dessus d’une tunique de satin orange vif, qu’il dévoilera après avoir ôté son châle. Elle est retenue près du corps par une ceinture très taille basse, à laquelle est accrochée un sabre. Il est extrêmement sexy ce masaï là ! Déjà une heure que nous sommes partis pour ce safari animalier, et nous n’avons croisé qu’une autruche et un tupi ! Qu’est-ce que c’est un tupi ? Je ne sais pas, une sorte d’élan, ou de cerf sans doute. Je me dis que c’est moins rentable que le zoo de Vincennes, même si l’on compte les embouteillages du périph pour accéder à la Porte Dorée ! Mais il est vrai qu’on n’y voit pas le soleil se lever sur la savane, et y répandre les douces couleurs pastel de sa lumière encore froide et rasante. Sur notre chemin, nous croisons un chacal incroyablement peu farouche. Il s’approche du camion et nous regarde de face. Il va nous devancer sur la piste pendant un long moment, se retournant très brièvement de temps à autre pour vérifier notre présence. Qui voit le chacal, risque de croiser le lion ! Voilà ce qui serait le must de notre safari ! Le lion, d’ailleurs tout le monde l’attend, et s’en protège ici. Les masaïs en tuent, paraît-il, une bonne dizaine par an, bien que cela ne soit plus autorisé par le gouvernement kenyan. Ils demeurent des chasseurs de lions avant tout, et pour accéder au stade de l’âge adulte tout jeune homme doit en avoir tué un de sa propre main. Tous portent à la main et à la ceinture des armes diverses dans ce but : arcs, sabres, serpettes. Cette nuit d’ailleurs, allant rejoindre ma tente, j’en croise un qui surgit de l’ombre, dans une immobilité effrayante, dressé sur ses longues jambes maigres. C’est un des gardes qui protègent le campement d’une attaque possible par les lions ! Je bénis ma bassine télescopique qui me permet d’éviter de les rencontrer en pleine nuit pour aller faire pipi ! Revenons au safari. Très vite, nous nous embourbons. Je maudis le Masaï que nous avons payé pour nous guider, et en particulier pour éviter l’embourbement Nous ne devons pas sortir du camion sur la piste, toujours à cause des lions supposés, et devons laisser Anna Lisa et Andy nous sortir d’affaire. Ils posent les rails, se couchent sous le camion pour y placer des branches de bois mort, et de grosses pierres sous les roues. Ils sont complètement maculés de boue. Rien ne semble les arrêter ces trois là. Quel courage ! Pendant ce temps le Masaï réajuste régulièrement sa jolie tunique orange qui le rend si sexy. Il ne fait pas le moindre geste pour 51 aider, et semble avoir bien peur de se salir ! Il regarde ! Nous aussi d’ailleurs, puisque nous ne pouvons rien faire d’autre. Premier essai de redémarrage. Non, c’est raté ! Le camion s’englue encore davantage. J’ai très envie de fumer une clope, et tente une approche vers la portière tout en restant à l’intérieur du camion. You are not allowed to go outside! Elles vont me lâcher un peu, oui ? J’ai ainsi souvent l’impression d’être rappelée à l’ordre par les filles. Lave toi les mains, ne coupe pas les tomates en fumant, tu n’as pas laissé ton sac sous la tente au moins ? Elles ont peur que je n’ai pas compris les règles ou me soupçonnent de les enfreindre plus que d’autres ? Please! Would you be kind enough to forget me ? Ce safari commence à me gonfler sérieusement! Deuxième essai de redémarrage Marche avant ? Marche arrière ? Non, le truck s’obstine à rester dans sa boue ! Anna au volant souffle. Lisa la guide. Andy fait le manœuvre et ajuste les pierres. Le masaï ne fait toujours rien que de lisser le satin de sa tunique orange, qui brille de plus en plus sous le soleil du matin. Au troisième essai, nous nous en sortons ? Non ! Toujours pas ! La boue est vraiment notre pire ennemi ici, et le masaï totalement hopeless, face à elle. Je le dis à Lisa, horrifiée, qu’on puisse ainsi « offenser » un indigène. Et des cons, chez les masaïs, y en a pas ? Au bout d’une heure d’arrêt sur la piste et du quatrième essai, le truck daigne redémarrer. Les filles sont visqueuses et noires de la tête aux pieds. Andy lui, sa peau noire ainsi maculée, est devenu tout blanc ! Nous ne croisons guère que des antilopes, et encore des antilopes de toutes sortes. Pour ceux qui ne lisent pas Scrabblerama, notre journal de scrabbleurs dans lequel j’ai publié un article à ce sujet, je rappelle que j’ai repéré 12 noms différents d’antilopes dans l’ODS. Alors dans l’ordre alphabétique s’il vous plaît, quels sont-ils ? Veuillez cacher d’un papier le paragraphe suivant pour ne pas voir la réponse, et vous marquez un point par antilope trouvée. Vous avez 3 minutes ! Réponse : cob, damalisque, guib, gnou, impala, koudou, nilgaut, oryx, ourébi, saïga, springbok, et steenbock ou steinbock. Si vous avez entre 10 et 12 points, non seulement vous êtes digne d’une première série, mais en plus vous seriez une première série cultivée, ce qui est certainement assez rare ! Si vous avez entre 5 et 10 points, je vous conseille pour progresser plus vite, non pas de vous plonger dans l’ODS, mais de vous rendre au zoo de Vincennes, où toutes les bêtes exposées ont des étiquettes explicatives ! Si vous avez moins de 5 points, il faut absolument progresser, sinon vous allez finir au zoo vous aussi ! Revenons à notre safari boueux. Enfin quelque chose à se mettre sous l’œil ! Un buffle et un troupeau d’éléphants. En arrière de la famille, le tout petit essaie de suivre le rythme pourtant très lent du groupe, et je m’identifie bien sûr ! Les parents s’arrêtent de temps en temps pour l’attendre et le laisser passer, mais l’éléphanteau prend toujours du retard. Le plus gros d’entre eux, sans doute un mâle, ferme désormais la marche. Leur pas est souple malgré leur poids que l’on devine. Ils semblent glisser. Ils doivent avoir de sacrés amortisseurs au niveau des genoux. Deuxième embourbement après environ trois kilomètres. Lisa rit beaucoup. Anna beaucoup moins. Une marche arrière va-t-elle suffire ? Lisa descend sur la piste pour en juger. Non ! C’est un cauchemar ! Elles reprennent les pelles, les rails et tout le tintouin. Cette fois ci j’en profite pour fumer une cigarette, ce que plus personne n’ose me reprocher. 52 On repart. Pour la première fois du voyage, je vois Anna qui s’énerve sur les vitesses. Je commence vraiment à penser qu’on devrait rebrousser chemin et rentrer. Moi aussi je m’énerve. La montre digitale qui me sert de réveil ne cesse de sonner toutes les dix minutes. Je n’y comprends rien ! J’ai envie d’un café. Je commence à avoir faim. Je ne vois plus l’issue de ce truc(k). Tiens, le Masaï, lui aussi, porte aux poignets une montre digitale dont le bracelet métallique est recouvert de perles formant des motifs en fresques de couleurs. Je suis de plus en plus sûre qu’il s’est déguisé pour nous, ce con ! Un très joli petit oiseau orange et bleu est posé sur un buisson. Autruche on the left ! Bird on the right ! Je m’exécute, en bonne touriste de safari que je suis : une photo à gauche ! Une photo à droite ! Mais j’en ai marre ! Les cahots sont toujours plus affreux sur la piste défoncée, et nous devons nous accrocher là où nous pouvons, pour éviter les coups et atténuer les effets des mouvements brutaux sur notre colonne vertébrale. Je me souviens de la première fois où j’ai éprouvé cette sensation de lutter contre le déséquilibre de tout mon corps. C’était ma première expérience de voilier, un matin d’hiver de mistral dans la baie de Marseille, à bord d’une petite embarcation, genre Caravelle. Le vent s’est déchaîné, et il a fallu se mettre très sérieusement en rappel. J’ai oublié de mettre mes pieds dans les sangles, et me suis retrouvée dans l’eau glacée, couverte comme on l’était alors, sous le gilet de sauvetage de vêtements de ski très lourds et de pulls multiples. J’ai pu, je ne sais comment, attraper la bouée que l’on m’a jetée, et attendre plusieurs aller-retour du voilier pour se rapprocher de moi et me hisser à bord. L’horreur ! D’ailleurs, lors de mon premier chasse neige à ski, je me suis faite une entorse au genou. Et la première fois que je suis montée à cheval, … Mais, revenons à notre safari ! Enfin ! Nous trouvons un emplacement pour faire demi -tour. Allons-nous repasser par le même chemin ? On dirait bien que oui ! Je semble être la seule à me préoccuper du retour, toutes les conversations et toutes les attentions étant maintenant tournées vers le but ultime : voir le lion. On dit qu’ils grouillent dans la région, mais où sont-ils passés ? En vacances ou en RTT ? Ils en ont bien le droit eux aussi ! Personnellement je m’en fiche éperdument, mais les autres sont déçus. Il semble alors qu’un autre 4x4 tourne sans cesse autour du même bosquet d’arbres. Sans doute ont-ils vu un lion. Ils nous le confirment. Il y a bien un lion caché là dans le bouquet d’épineux. Je prends alors mes jumelles, dont je ne vous avais pas parlé jusqu’alors parce que j’étais incapable de les utiliser, les mettant d’abord à l’envers (je regardais à travers l’objectif !), et ne parvenant jamais à les ajuster à ma vue au dessus de mes lunettes. Je prends donc mes jumelles, ayant fortement progressé dans leur utilisation, et vois bien clairement se dessiner la forme blonde d’un lion, accroupie au pied des arbustes. Le Masaï, qui s’y connaît en lions, m’emprunte mes jumelles et confirme bien qu’il y en a un ! Nous sommes très loin et avec le gros truck nous ne pouvons pas nous approcher de lui comme avec un 4X4. Mais personne d’autre que le Masaï et moi, ne voit le lion. Au bout d’une demie heure d’observation, certains finissent par se convaincre qu’ils voient quelque chose de ressemblant. Seule Lisa, la plus maligne d’entre nous, reste persuadée que notre imagination nous joue des tours. Je finis par croire qu’elle a raison. A deux heures de l’après midi, nous approchons enfin du campement pour déjeuner. Je suis fatiguée. 53 Nous irons ensuite visiter le village masaï du masaï sexy. Visite d’une hutte horrible : toute petite lucarne, chaleur étouffante, odeurs infectes d’hommes et de bêtes mêlées, pièce minuscule jouxtant l’étable où sont parquées les chèvres pour la nuit, deux couches étroites, l’une pour la mère avec ses trois enfants, l’autre pour l’homme qui doit venir de temps en temps seulement, parce qu’il a plusieurs femmes, jusqu’à six femmes s’il a assez de vaches pour s’en payer autant, à partir de l’âge de 25 ans, c'est-à-dire après la fameuse circoncision, à laquelle on ne peut décidemment pas échapper nulle part ! Tout cela ne m’intéresse pas vraiment. Je ne suis pas plus faite pour être anthropologue que pour être chasseuse de lions ! Je ne vois là que l’insalubrité, l’archaïsme repoussant, la négation des femmes, et me fiche au final de la façon dont on fait le feu. Je n’arrive pas à m’extasier devant les bons sauvages. Les enfants sont pieds nus et en haillons dans la bouse de vache, couverts de mouches qui leur dévorent les yeux. Très peu d’entre eux sont scolarisés, les pères faisant le choix dans leur nombreuse progéniture d’une toute petite minorité destinée à apprendre à lire et à écrire. S’ils vont à l’école, nous dit-on, ils perdent la culture masaïe ! C’est sûr ! Surtout s’ils ne sont pas cons ! Comment avoir envie de retourner ici quand on est tant soit peu cultivé ? La majorité des enfants ne saura donc jamais ni lire ni écrire, et les petits garçons garderont les troupeaux dés leur premier âge, pendant que les petites filles charrieront les bidons d’eau. Le Kenya malgré de très gros efforts de scolarisation, connaît un des plus fort taux du monde d’an alphabétisation et d’illettrisme, 30% de sa population, je crois. Ces malheureux petits sont sans doute correctement nourris, aimés, et n’ont pas tout à fait conscience de leur malheur, mais je ressens de la révolte. Je les photographie non pas parce qu’ils sont mignons, et pourtant ils le sont vraiment, mais pour témoigner aux enfants de l’Ecole Alsacienne de ce que j’ai vu. Vous, petits chérubins, enfants-roi, enfants top model, sous vos boucles brunes ou blondes, mais si propres et si joliment peignées, écoutez moi ! Ouvrez vos yeux ! Sachez qui et où vous êtes ! Faites quelque chose dans l’avenir pour les enfants couverts de mouches qui gardent les troupeaux et n’ont que leurs chèvres pour jouer ! Vous serez très vite aux commandes de ce monde ! Je vous en supplie, sachez regarder aujourd’hui et agir demain ! M’ouvrant à mes compagnes de voyage du sentiment de dégoût éprouvé lors de cette visite, je m’entends répondre que ces enfants là sont moins abrutis que nos enfants occidentaux, drogués pendant des heures aux jeux vidéo sur ordinateur ! Je ne suis pas d’accord, mais je me tais. D’ailleurs ce soir, j’en ai assez ! Je vais me coucher sous ma tente aménagée à 6 heures, sans attendre le bon dîner qu’Andy a préparé pour la dernière soirée de ce premier tronçon du voyage. Allez, bonne nuit ! Salut ! Kenya 2 juin, Nairobi C’est le retour à la civilisation, et ce seront mes premières larmes. Voilà, c’est le dernier jour du voyage pour ceux qui ne font que le premier tronçon. Vont nous quitter, Andy, qui doit retourner au Zimbabwe pour faire refaire son passeport et son visa, Nicky et Jody, les deux canadiennes qui vont reprendre leur travail, et quelques jours après Lisa, qui prend les commandes d’un autre voyage et qui sera remplacée par le fiancé d’Anna. 54 Un mois s’est écoulé depuis le départ du 3 mai, et je n’ai pas vu le temps passer. Ma mauvaise humeur d’hier était sans doute un signe avant-coureur d’une limite cependant atteinte. Je décide donc au retour sur Nairobi, de me séparer des autres, qui attendront trois jours dans un campement excentré de la ville le prochain départ pour le deuxième tronçon. Je prends une chambre à l’hôtel Boulevard, véritable palace pour la ville, où j’ai déjà passé une nuit à mon arrivée. Tant pis pour le fric. J’ai besoin d’une pause, d’un break comme ils disent. Je fais mes comptes d’ailleurs dès mon arrivée. Pas de problème. Je n’ai pas dépensé beaucoup plus que prévu, malgré mes choix d’hébergement hors camping. Inutile de décrire ce qu’est à ce moment là le plaisir d’un bain chaud, dans lequel on brosse ses pieds pendant une demi-heure pour en retrouver la blancheur ! C’est le luxe du luxe ici ! Piscine, jardin, bar en plein air, Internet jusqu’à 21 heures ! La chambre est parquetée et spacieuse. Le lit est propre, et pour la première fois depuis un mois je ne dormirai pas dans mon sac de couchage. Un coffre fort permet de mettre les papiers, l’argent et l’ordinateur à l’abri. Il y a autant de prises que l’on veut pour recharger toutes les batteries. Etc. Ce soir, je retrouve le groupe pour le dîner d’adieu de ceux qui s’en vont. La pizzeria où nous nous rendons est superbe. Je commence à voir Nairobi d’un autre œil. Nous sommes en terrasse. Les gens sont curieusement bien habillés à l’occidentale, et nous-mêmes avons fait de gros efforts vestimentaires. Nous avons échangé nos pantacourts boueux contre des jeans bien propres. Anna et Lisa portent des débardeurs très échancrés de couleur. Sandra a lissé ses cheveux et maquillé ses lèvres. La pizza est excellente, précédée d’amuse gueules italiens, et suivie d’un fritto misto délicieux que je n’arriverai pas à terminer. Le vin blanc est frais et coule à flots. A la fin du repas, à la sortie du restaurant, des taxis nous attendent. Des femmes aussi, trois ou quatre, très jeunes, pas plus de 16 ou 17 ans, leurs nouveaux nés sur le dos. Elles mendient de l’argent pour manger. Les bébés sont éveillés et leurs grands regards noirs et brillants nous interrogent. Elles sont ainsi des milliers d’adolescentes, filles mères, rejetées par toute leur communauté dès qu’elles se retrouvent enceintes, et condamnées à regagner les villes pour mendier ou se prostituer. J’ai honte de devoir baisser les yeux et de ne rien donner. Les filles du groupe n’auraient pas apprécié que je le fasse. Baisers d’adieu aux copines et à Andy, et premières larmes du voyage depuis un mois, lorsque l’une des petites mendiantes s’accroche, en criant, aux vitres du taxi qui démarre. 55 CHAPITRE 2 Du 6 juin au 10 juillet 2005 Kenya, Tanzanie, Malawi, Zambie, Zimbabwe Kenya 6 juin, Nairobi Le temps est resté gris tout au long de mon séjour de 4 nuits à Nairobi. Pour le principe, je me suis baignée dans la piscine, mais sans plaisir. Le ciel est couvert et l’atmosphère humide comme un jour d’automne. Il faut attendre une brève éclaircie qui ramène parfois le soleil pour se souvenir que l’on est bien en Afrique. Je me sens reposée, relax et surtout très propre, ce lundi matin où nous avons rendez vous avec le nouveau groupe. A première vue, c’est un groupe un peu plus équilibré que le précédent. Nous rejoignent trois couples, 4 garçons seuls, 6 filles seules, la cuisinière, le copain d’Anna qui sera notre nouveau leader, et une mystérieuse personne dont on ignore pour l’instant le sexe et qui doit nous retrouver à Zanzibar. Nous serons donc 23. Toutes les nationalités anglophones sont présentes : canadiens, américains, british, irlandais, australiens, kenyans, auxquelles il faut ajouter un couple de suisses allemands et moi, la française. Les âges s’étalent de 18 à 60 ans. Je ne suis plus la plus vieille. Deux couples dans lesquels les hommes sont plus âgés que moi : le couple d’américains et le couple d’australiens. Nous resterons encore au Kenya pendant 6 jours avant d’atteindre la Tanzanie, puis le Malawi, la Zambie et la frontière du Zimbabwe qui marque la fin de ce deuxième tronçon à Victoria Falls, le 10 juillet. J’ai peine à croire que sont déjà passées 5 semaines. Le truck arrive à l’hôtel, tout propre, tout blanc. Effacées toutes les traces du voyage précédent. Il aura fallu deux jours complets de travail à Anna et Lisa pour effectuer la maintenance et le nettoyage. Alors que tous les passagers rutilent de propreté, elles ont encore les ongles encrassés de cambouis. Les gens ont l’air souriants, un peu timides parfois, mais toujours contents d’être là. Ils se présentent à l’anglo-saxonne, avec cette façon élégante de serrer la main en vous regardant droit dans les yeux, et en annonçant leur prénom. Nice to meet you ! 56 Je sens tout de suite que ce grand groupe me sera plus facile que le précédent. Il y aura moins souvent de travail et j’en ai un peu marre d’être impliquée trois fois par jour par chacun des repas. Je crois aussi que l’anonymat que préserve un grand groupe me convient davantage. Je me sentirai moins observée, moins différente des autres. Il a quelques fumeurs aussi, desquels je vais nécessairement me rapprocher. Je vais essayer de ne pas me faire remarquer, de respecter strictement les règles pour me fondre dans la masse, et éviter les désagréments des rappels à l’ordre trop fréquents du précédent groupe. Très vite la configuration de ce nouveau petit monde n’échappe pas à l’abominable psycho sociologue que je suis, malgré tout ! Je crois que j’aurais pu d’avance attribuer à chacun le place qu’il a prise dans le camion. Les deux blondinets, post adolescents, aux cheveux bouclés et mi longs prennent naturellement place tout au fond. Manière de se différencier de la masse d’une part, et de se préserver en restant à l’écart d’autre part. Ce sont toujours les plus sympas qui se mettent au dernier rang. Si je n’avais choisi de garder ma place précédente, c’est probablement là que je me serais située, au moment du départ. Les plus âgés, le couple d’américains et le couple d’australiens, prennent place dans les sièges avant, à partir du deuxième rang. On y est moins secoué, et on y est plus près de la sortie. Le couple de suisses allemands, bien que jeunes, prend place bien sagement à l’avant aussi. On a jamais vu des suisses allemands avoir envie de se différencier de qui que ce soit, ni rechercher le moindre inconfort ! Emma et moi, les deux « anciennes » conservons les meilleures places, celles de l’avant, juste derrière les chauffeurs, là où l’on peut étendre ses jambes sur la barre qui sépare la remorque de la cabine. C’est le privilège de l’ancienneté et de l’expérience que de connaître les avantages de chaque siège. Nous n’avons personne près de nous, manière sans doute de marquer que notre position dans le groupe n’est pas la même que celle des nouveaux arrivants. La nouvelle petite cuisinière, une kenyane aux fesses rebondies, viendra très vite se placer près d’Emma, à l’avant elle aussi (la place des connaisseurs !), comme si elle ressentait les traces de l’ancienne présence d’Andy, dont c’était la place ! Deux anglaises, à l’air un peu niais à première vue, qui sont des copines, je dirais même des copines un peu trop proches pour n’être que copines, se placent juste derrière les couples, marquant ainsi une nette frontière entre eux et les célibataires. Sandra, comme à son habitude, reste isolée sans personne à côté d’elle. Il faut dire qu’elle occupe une sacrée place et que cela engage peu le voisinage. Ces trois là représentent donc une sorte de no man’s land entre la vie sexuée qui est derrière, et la vie de couple rantanplan qui est devant. C’est un no man’s land « d’intouchables » pour des raisons diverses ! Les célibataires, garçons et filles d’environ 30 ans, occupent tout naturellement les huit sièges qui sont situés les uns en face des autres autour des deux tables. On y entendra très vite des rires qui montrent que la communication a été facile à établir. D’emblée, un premier choix s’impose donc. Celui de la rencontre obligatoire avec les autres passagers ou celui de l’isolement que permet la situation de couple. Puis un second, celui du confort qui vous situe dans le rang, ou celui de l’inconfort qui vous permet de s’en distinguer ! Nous voilà donc placés comme nous devons l’être, selon une loi obscure, mais pourtant bien invariable, qui détermine comment les êtres se situent dans l’espace géographiquement les uns par rapport aux autres ! 57 Malheureusement, je sais, qu’Anna a l’intention de faire pratiquer le jeu des chaises musicales. Je ne suis pas sûre qu’elle y parvienne ! La seule personne qui paraît se dégager du lot lors de ce premier contact, qui affiche une personnalité bien particulière, est une canadienne, d’environ la trentaine et d’origine italienne, qui en est à son 8 ème mois de voyage, après avoir traversé la Chine et l’Inde. Elle parle un français correct et son physique est différent des autres. Elle est très mince avec un visage structuré et un peu osseux, encadré par des boucles noires. Son teint est hâlé, elle est très souriante, accompagne ses paroles de jolis gestes et se déplace avec beaucoup de liberté. Il est probable que je me rapproche d’elle. Déjà, les plus âgés me reconnaissent comme un des leurs et viennent me demander s’il est possible de trouver des chambres dans les campements. Merde ! Je vais avoir de la concurrence ! Le campement est superbe. Le lac grouille d’hippopotames très dangereux parait-il, si dangereux qu’Anna me prend à part pour me demander si j’ai bien compris qu’il ne faut pas s’en approcher. Elle a bien perçu que j’étais intrépide, mais ignore tout de ma zoophobie névrotique celle là ! Des colobes (vous n’avez qu’à lire Scrabblerama si vous ne savez pas ce que c’est !), en petits groupes, grimpent au sommet d’acacias géants, sautant d’une extrémité de branches à l’autre, en émettant des ronflements disgracieux. La bière partagée avec les deux post ado, aussi pressés que moi de s’en mettre plein la lampe, est bien fraîche et permet de faire connaissance. Les spaghettis du soir sont passables et vite avalés. La chambre est sommaire, mais à l’abri des hippopotames ! Kenya 7 juin, lac Naivasha Encore une fois ma montre n’a pas sonné ce matin ! Je suis réveillée par les milliers de chants d’oiseaux qui accueillent le lever du soleil. Certains font des bruits de réveil matin, d’autres chantent de petites mélodies répétitives, d’autres encore sifflotent en rythme. Pas le moindre silence et pas non plus le temps de se laver. La nuit n’a pas été très confortable, le matelas étant proche de la densité 0. Nous partons à 7h30 en mini bus et en demi-groupe pour nous balader sur un petit lac, proche du lac principal. Il est enfoui au fond d’un cratère presque parfaitement rond. Sa surface est incroyablement immobile et verte, du vert profond de la forêt qui l’entoure et s’y reflète. Des flamands roses forment un bouquet tout près des roseaux un peu plus loin. Des petits oiseaux huppés viennent picorer des écorces de mangue. Les acacias développent leurs branches vers le ciel et y dessinent de jolis parasols finement dentelés. Des colobes (encore eux !) grimpent sur leurs troncs et s’élancent d’un arbre à l’autre. A l’extrémité des branches d’arbres pendent de gros nids d’herbe séchée. Au sol, des pierres d’obsidienne reluisent d’un noir lisse et brillant qui évoque bien leur tranchant. On peut sentir tour à tour la menthe et l’odeur saumâtre de l’eau qui croupit. Une terrasse de bois surplombe le lac, et mes compagnons de voyage se lancent à cœur joie dans leur dose de cholestérol du petit matin : saucisses, œufs brouillés et bacon, auxquels on a ajouté quelques frites au cas où ce ne serait pas suffisant ! 58 Pendant ce temps, je me délecte du paysage, des bruits et des odeurs, en fumant une cigarette avec une tasse de café chaud. Le bonheur quoi ! Tout paraît parfaitement immobile, l’eau du lac, les arbres qu’aucun souffle d’air ne perturbe, la brume qui peu à peu se dégage pour faire place au doux soleil du matin. La seule ombre à ce moment de plénitude vient encore de ma montre, qui ce matin a décidé de sonner toutes les heures ! Nous suivons à pied une sente herbeuse qui semble faire le tour du lac, puis qui s’enfonce un peu plus loin dans la forêt, gravissant le flanc de l’ancien volcan. Ce n’est pas très long ni très pentu, mais je suis toujours la dernière dans ces occasions là, et j’essaie de ne pas me faire remarquer. De là haut, on parvient à un superbe point de vue sur le lac, puis à une grande plaine, où paissent des vaches, des zèbres et des girafes. Tout autour de nous et à l’horizon, la grande ceinture de collines qui entoure le lac Naivasha. Le guide qui nous accompagne s’efforce de s’arrêter sur chaque plante pour nous en donner les noms en swahili et en anglais. Cela me fait une belle jambe ! Non seulement je n’apprends rien pour le scrabble, mais en plus je me fiche un peu de savoir comment elles s’appellent. La botanique n’est pas plus mon fort que la zoologie. Pourtant j’adore vivre avec les plantes, les voir pousser, prendre soin d’elles. Elles ont toujours été très présentes dans les différents lieux que j’ai habités. Mais parfois, à quoi bon mettre un nom sur les choses ? J’aime les plantes pour ce qu’elles donnent à voir et à respirer J’aime les mots pour ce qu’ils sont, une combinaison arbitraire de voyelles et de consonnes, une matière à partir de laquelle on peut faire des phrases, des suites de sons qui chantent quelque chose. Le lien entre les deux ne m’est pas toujours indispensable. Les images doivent pouvoir se passer de mots, et les mots d’images. Vous l’aurez compris sans doute, je suis trop matérialiste pour m’intéresser beaucoup aux significations. J’ai besoin de mettre un nom sur les choses bien sûr, mais les mots sont bien plus pour moi que de simples signifiants qui ramènent à un objet. Ce sont surtout des objets à part entière, avec lesquelles on peut jouer et rêver. Pendant que j’écris de petits oiseaux multicolores, jaunes, verts, rouges, s’approchent de l’ordinateur, et me distraient de mes considérations linguistiques alambiquées ! Revenons plutôt au groupe de ce matin ! Tous les « sexués » ont choisi de faire du vélo. Ce qui exclue, le couple le plus âgé déjà hors de course ou qui s’économise, et les deux petits jeunots blondinets qui préfèrent faire la grasse matinée plutôt que du tourisme. Restent donc pour la ballade sur le lac : le jeune couple de suisses allemands qui ne comptent pas prendre le moindre risque évidemment comme le leur impose leur nationalité, le couple âgé d’américains qui semble bien décidé à rester actifs jusqu’au bout, le couple de filles anglaises, une jeune britannique étrangement blonde avec une mèche noire qui lui barre le crâne, Sandra évidemment, et moi ! Il est plus facile d’observer les gens en demi-groupe et je ne m’en suis pas privée. Malheureusement le caractère public de ce site ne me permet pas tout à fait d’être libre dans mes descriptions. Juste quelques traits donc, pour se limiter à l’esquisse ! La fille suisse allemande très mince, très fine, marche toujours avec le petit doigt en l’air. Elle a l’air amoureuse de son suisse de mari, un garçon plutôt sympa, souriant, mais atrocement neutre ! Le couple de filles, dont l’une fait penser à Bécassine, d’autant plus qu’elle porte ce matin un petit chapeau breton, et dont l’autre a toujours les sourcils froncés sous sa casquette américaine. La première arbore toute la journée un demi sourire béat de lèvres fines dont les commissures 59 rejoignent de chaque côté ses grosses joues rondouillardes. L’autre a les cheveux très courts, le nez un peu busqué, des yeux bleus toujours plissés et un air triste et renfrogné. Sandra plus luisante que jamais, pour éviter sans doute de devenir plus rose qu’elle ne l’est déjà. Elle porte un T-shirt bleu turquoise qui ne dissimule aucun des plis de son dos. La jeune anglaise aux cheveux bizarres tient un journal, (ils sont plutôt cons en général les gens qui tiennent un journal ! Non ?). Elle me fait penser à je ne sais plus quelle shampouineuse que j’ai du rencontrer dans un salon de coiffure de Marseille. Elle est la seule en T-shirt manches courtes et en rose vif. De temps en temps elle dessine, plutôt bien d’ailleurs sur son petit carnet, affirmant qu’elle a besoin de tous ces supports pour pouvoir se rappeler de tout ! Le couple d’américains, elle toute petite et rondouillette comme le sont les femmes ménopausées, lui grand échalas couvert d’un chapeau colonial en toile. C’est elle qui fait les comptes et note toutes les dépenses sur un petit carnet. C’est elle qui répond à la place de son mari pour choisir le menu du petit déjeuner. Mais elle a de jolies yeux bleus et est souriante comme le sont tous les amerlos, ces traîtres ! Tout ce beau monde arbore ce matin pour sa première journée africaine, des vêtements tropicaux, grands pantalons beige de coton fin à multiples poches, grandes chemises assorties à manches longues, et des chaussures de marche. Ils ont du faire les courses ensemble, car ceux qui vont deux par deux portent souvent les mêmes vêtements ! Personne sauf moi n’a oublié sa gourde, car c’est bien connu dans les pays tropicaux, il faut s’hydrater. Sauf que ce matin, le ciel est bien couvert, et que le soleil a du mal à se faire une place dans l’humidité encore très présente de la nuit. On se tartine de crème anti-moustiques et bronzante avant le départ. C’est fou ce que les occidentaux peuvent se tartiner ! Sans oublier jamais le stick contre les lèvres gercées, car on le sait au grand air les lèvres ça se gerce, et que quand elles sont gercées,… Au fait ! Que se passe t-il quand les lèvres sont gercées ? Linda doit pouvoir trouver dans ses magazines féminins une excellente réponse à ma question ! Nous avançons tranquillement jusqu’à une grande prairie qui borde un autre petit lac. Là, un grand arbre est recouvert de cormorans qui par instants prennent un bref envol. Dans l’eau un hippopotame, grosse masse informe et marronnasse à demi immergée, fait l’admiration de tous. Moi je me délecte d’une femme masaïe habillée de rouge, qui lave son linge dans le lac un peu plus loin. Elle est courbée en avant, totalement immobile sur ses jambes, et le dos parfaitement creusé, faisant surgir son arrière train comme une pastèque derrière elle. De profil et de loin, on a du mal à la distinguer d’un animal à quatre pattes. Un peu plus loin encore, de jeunes enfants conduisent des troupeaux de vaches s’abreuver dans le lac. Tout au bout, on devine le village masaï, dont les huttes sont joliment précédées du linge multicolore qui sèche sur une corde tendue. Puis on nous sert des fruits : mangues, fruits de la passion, ananas, pastèques, bananes. Les anglos mangent encore de bon cœur. A notre retour Anna demande comment s’est passée la ballade. Wonderfull ! Répondent-ils ; on a eu des œufs brouillés et des saucisses, du bacon et des chips, et vers midi un délicieux lunch de fruits ! Ils sont passés à côté de quelque chose ou quoi ? Nous faisons connaissance avec Ian, notre nouveau leader, un très grand australien baraqué et tatoué, qui porte une toute petite queue de cheval ! Description un peu plus loin, dans un nouvel épisode… Cet après midi tout le groupe a été visiter la maison de je ne sais quelle colonialiste qui a étudié les lions. Je décide de rester ici dans la prairie au bord du lac et d’écrire. 60 Kenya 8 juin, entre le lac Navaisha et le lac Nakuru Une matinée de route pour nous rendre dans une école construite avec le soutien des fonds de Dragoman. Décidément il est bien gentil ce monsieur Drago ! Angéla, la canadienne baroudeuse, vient s’asseoir près de moi. Elle a le mal des transports, ce qui est gênant pour quelqu’un qui a voyagé autour du monde pendant 9 mois. Cette rencontre me confirme dans mon impression première. Cette fille, de parents italiens, est ouverte et très agréable de contact. L’école toute en pente, domine un superbe paysage de collines. Les anciens bâtiments sont très vétustes : peu de bancs et encore moins de bureaux, peu de matériel sur les murs, et surtout de 40 à 50 enfants selon les classes. Ici on doit être habitués aux « visiteurs », et l’accueil est très cérémonial. Nous nous rendons dans les différentes classes par petits groupes. Les enfants se lèvent à notre arrivée et scandent en chœur Welcome our visitours, We are happy to see our visitours, etc. Encore une fois jouer le jeu, poser quelques questions aux enfants, nous présenter. Je me présente bien évidemment comme une « grand-mère française », et leur demande si leurs grand-mères sont gentilles avec eux. Peu de réponses, et pour cause, la durée de vie des femmes kenyanes est si courte qu’il y a de grandes chances pour que ces enfants n’aient aucun aïeul. Le seul vrai moment de communication avec eux s’établit lorsqu’on leur montre les photos que l’on vient de prendre dans la classe. Ils sont alors ébahis, se groupent en essaims bruyants autour de l’appareil, et se désignent les uns les autres de leurs petits doigts crasseux. Il est possible que beaucoup d’entre eux n’aient jamais vu une image, ni photographie, ni télévision. Leurs yeux noirs s’illuminent lorsqu’ils se reconnaissent et l’on aurait envie de réaliser un portrait de chacun d’eux. Mais impossible, la visite continue ! Ces enfants ne paraissent pas aussi misérables que ceux de Samburu ou du Soft Power en Ouganda, mais tout témoigne de leur pauvreté : quelques fois sans chaussures, souvent sales, sentant l’étable ou le fumier, brandissant leur maigre petit cahier déchiré sur lequel ils s’efforcent, et cela se voit, d’économiser de la place. Et chacun de me mettre sous le nez la page à laquelle il peut exhiber une bonne note sur ses différents gribouillis. Il faut congratuler, mais je me sens gênée. Tout cela sonne trop faux. Il est probable que peu d’entre eux continueront longtemps à être scolarisés, les paysans ayant besoin de main d’oeuvre pour les travaux des champs et pour garder les bêtes. Peut-être, et même sûrement, quelques uns parviendront-ils à se dégager du lot et du joug familial pour poursuivre des études, mais rien n’est moins sûr pour chacun d’eux. Puis vient l’heure de la « bonne action » disait-on autrefois chez les cathos, du « tourisme solidaire » comme on dit aujourd’hui chez les tour operators ! Nous devons nous diviser en deux groupes, l’un ayant pour tâche de repeindre une classe, l’autre de marquer au sol un terrain de foot sur le pré derrière l’école. Pressentant aussitôt que le marquage du terrain de foot me permettra de prendre le soleil et sera moins physique que les travaux de peinture, je choisis vite. Evidemment je suis bien inutile, compte tenu qu’il faut maîtriser conjointement la géométrie qui n’a jamais été mon fort, les unités de mesure anglo-saxonnes en feets et autres pouces, la langue anglaise pour suivre les instructions, et le maniement de la faucille pour marquer le sol ! Enfin, je peux dire que j’étais là, et que j’ai fait quelque chose pour ces petits bambins. Tout cela m’apparaît comme dépourvu de sens. Cette école a besoin d’argent un point c’est tout. 61 Pour parfaire le tableau, nous campons le soir même dans une école de riches enfants kenyans. Ici, terrains de sports, piscine sans doute, pelouses bien taillées, bougainvilliers dans les allées, et homme noir qui ramasse leurs balles de tennis. Je n’ai vu que des blancs, des blonds, des yeux bleus. Peut-être parmi eux quelques petits noirs des classes supérieures, car la misère générale d’un pays va souvent de pair avec l’immense richesse d’une petite classe de nantis. Kenya 9 juin, lac Nakuru Tout ce qui arrive ce jour là a déjà été vécu. Mais ainsi va la vie, qui veut souvent se répéter, pas toujours dans ce qu’elle a de plus agréable d’ailleurs. Donc, facile à deviner : visite d’une école le matin, et safari l’après midi ! Il s’agit là d’une école dont la construction est achevée, toujours grâce à des fonds de solidarité. Même émerveillement devant les photos, et point barre ! Aussitôt remontés dans le camion, après avoir serré tant de petites mains noires de peau et de crasse, nous désinfectons les nôtres comme le veut la procédure, et le tour est joué ! Ceci dit, les enfants sont craquants et les photos très chouettes. Je suis fatiguée de la nuit qui fut trempée, la condensation dans ma petite tente étant parfois si importante qu’il me faut mettre mon duvet et mes cheveux à sécher en me levant. La nourriture est beaucoup moins bonne que lors du premier voyage, la cuisinière ayant décidé que les végétariens ne mangeaient que des légumes. Il y a plusieurs jours que je n’ai pas eu de protéines à me mettre sous la dent. Allez ! Cessons de nous plaindre, ou plutôt ne commençons pas, la route est encore longue. La vie d’un grand groupe a des avantages et des inconvénients. Le rythme plus lent du à la force d’inertie d’un grand nombre de personnes me convient mieux. La présence d’Anna et de Ian est plus légère que celle de Lisa. Les choses s’effectuent sans aucune pression et dans une bonne humeur générale. Mais la vie à bord est plus difficile. Je ne peux plus aussi aisément qu’avant jouer au scrabble ni écrire dans le camion. Je dois rester des heures vissée à mon siège. Les relations sociales sont plus conventionnelles encore. Les passagers n’échangent entre eux que des anecdotes, des banalités sur la vie quotidienne, qui meublent les espaces entre chacun. Les anglo-saxons sont des maîtres dans cet art de converser sans rien dire avec une grande courtoisie, de ne jamais aborder les sujets qui fâchent, ni leurs opinions personnelles, encore moins leur histoire. Dans de telles conditions, j’ai le sentiment que rien ne se passe entre les gens, je m’ennuie, et j’ai tendance à m’isoler encore davantage. Mes difficultés avec la langue anglaise représentent également un handicap, surtout lorsque les gens « se lâchent » un peu sur le mode de la plaisanterie, mode qui m’échappe encore totalement. Je dois cependant convenir que ce mode relationnel crée une atmosphère très détendue et facilite la vie de groupe, même si je lui préfère nettement le débat houleux, l’expression cathartique des désespoirs de chacun, et plus que tout encore, le commérage et la critique de mon entourage ! Mais n’est pas juif qui peut, et marseillais de surcroît. Le déjeuner à l’entrée de la réserve du lac Nakuru, doit s’effectuer le plus rapidement possible, si on veut échapper aux babouins, qui non seulement convoitent notre nourriture mais risquent aussi d’être très agressifs envers nous. Deux garçons sont donc chargés de les éloigner à coups de bâtons s’ils s’approchent ! Enfin, du thon, et du fromage ce midi ! Mon message de plainte a du passer d’Anna à la cuisinière, mais la réception n’est pas encore parfaite ! 62 L’entrée dans la réserve est surprenante. Le camion chemine dans une forêt d’acacias qui ressemble à une véritable jungle. Les arbres géants et trop chargés d’eau en cette saison des pluies, s’écroulent sous leur propre poids. Toute la végétation est ainsi laissée à l’état sauvage. Les branches cassées continuent de pendre comme elles peuvent, vaguement accrochées à leurs troncs, ou jonchent le sol en s’enchevêtrant les unes dans les autres. Des lianes dégringolent des cimes. Une végétation épiphyte très dense et très verte couvre les troncs morts ou les branches abîmées. Tarzan ne doit pas être bien loin, et j’avoue qu’il ne me déplairait pas de le rencontrer à la place des inévitables éléphants et pachydermes si attendus par mes camarades de voyage. La nature est très vraie ici, et montre à quel point elle a horreur de l’ordre. Ca tombe bien, moi aussi ! Au fur et à mesure de notre lente avancée, nous approchons du lac Nakuru, que nous pouvons maintenant apercevoir plus loin à travers les arbres. C’est un grand lac salé, bleu, bordé d’une large plaine. Ca et là des taches roses le parsèment, parfois très fines, d’autrefois plus étendues : ce sont des flamands roses. C’est infiniment beau. Et nous voilà repartis, pour un buffalo à gauche, un waterbuck (je ne sais pas ce que c’est en français et mes connaissances zoologiques ne me permettent pas d’identifier une telle bête) à droite ! Le safari continue ! Une sorte d’aigle qui ne mange que du poisson comme moi, prend son envol pour plonger dans le lac. Des euphorbes gigantesques forment de véritables arbres, aussi hauts que les acacias géants. Au milieu de la plaine, l’une d’elles isolée, trône fièrement. Un troupeau de buffles nous regarde. Ils sont énormes, et ont sur le crâne, tout autour de la tête, une sorte de coiffure de corne qui les fait ressembler à Napoléon. Une famille de rhinocéros (tiens on en n’avait pas encore vus de ceux là !) pousse péniblement sur ses courtes jambes un arrière train faramineux. Les babouins sont partout, et comme partout portent leurs petits sur le ventre quand ils sont nouveaux nés et sur le dos quand ils sont un peu plus grands. Des élans, des zèbres au tracé parfaitement symétrique, se promènent tranquillement. Un oiseau noir peine à voler. Mais oui bien sûr ! Il a la queue palmée comme celle des poissons, le pauvre ! Tout cela est merveilleux et on finit, bien sûr, par…. S’embourber ! Anna et Ian, couchés dans la boue noirâtre, dont ils sont totalement recouverts, mettront deux heures à dégager le truck d’un trou qui à chaque essai de redémarrage devient de plus en plus profond. Nous parvenons dans un campement sauvage au beau milieu de cette faune. Nous disposons nos tentes les unes contre les autres autour du feu, car à quelques mètres un troupeau de buffles sauvages nous attend ! Il paraît tranquille mais on ne sait jamais. Il ne faudra pas allumer nos lampes cette nuit, ni encore moins sortir. Je me fais aider par Jonathan pour monter la grande tente à la hâte car la nuit tombe. Que Dieu bénisse ma bassine et le Vieux Campeur qui la commercialise ! Kenya 10 juin, lac Nakuru Départ très tôt comme à chaque safari, les animaux n’aimant pas faire la grasse matinée. J’ai acheté à la ville de Nakuru l’outil qui me manquait : un petit réveil de voyage Casio. Globetrotters, vous l’avez rêvé ? Casio l’a fait ! Minuscule comme il se doit, il donne l’heure en français, sans avoir besoin de se casser la tête avec les AM et les PM, surtout le soir au coucher 63 après avoir bu plusieurs bières. Il a une fonction « snooze », c'est-à-dire qu’il prévoit que vous n’entendrez bien sûr pas la première sonnerie ou que vous allez vous rendormir aussitôt. Il tient debout, et éclaire le cadran à la moindre pression quand vous vous inquiétez de ne l’avoir pas entendu. Les chiffres sont écrits en si gros caractères que vous n’avez pas besoin de chercher vos lunettes à tâtons au milieu de la nuit. Il pèse à peine quelques grammes, et sait se faire oublier quand vous n’avez plus besoin de lui. Cette petite merveille technologique va me changer la vie ! Dès le départ, nous rencontrons très prés de nous des rhinocéros blancs, dernière nouveauté des safaris à la mode. Leur bouche énorme et très molle suce le sol comme un aspirateur pour avaler de l’herbe. Comment font des bêtes si énormes pour ne manger que de l’herbe ? La nature est bien injuste avec les pachydermes qui sont au régime toute l’année ! Au dessus de cette espèce de bouche suceuse, la plus grande corne, très exactement placée au milieu de la tête, puis au dessus encore, une plus petite dont on se demande bien à quoi elle peut servir. De chaque coté du crâne et toujours dressées, deux petites oreilles pointues ridicules chapeautent le tout. Elles surmontent deux renflements latéraux très laids qui doivent abriter des sortes d’yeux. Il y a du boulot pour Mimoun, le célèbre et séduisant chirurgien esthétique parisien ! Des plis très nets séparent la peau du corps des membres, des plis qui tombent comme ceux des femmes trop grosses, et je m’y connais ! Très courts sur pattes et très charnus ils sont dans l’ensemble gris clair. Ce sont des rhinos blancs. La vue sur le lac dont nous nous approchons est féerique. Les flamands forment une bordure rose, douce et irrégulière tout autour des berges. Ils paraissent de loin totalement immobiles, et cette tâche rose semble l’effet voulu d’un peintre qui aurait trouvé l’eau du lac trop uniformément bleue. Partout volètent de petits oiseaux bleu-vert, dont on peut apercevoir le ventre orangé quand ils se posent. En s’approchant de plus près, on distingue parfaitement les deux pattes des flamands roses, droites comme des baguettes, et leurs corps tachetés de noir. Ils se reflètent parfaitement dans l’eau, créant ainsi l’illusion d’un nombre encore plus grand qu’ils ne sont en réalité. La route grimpe jusqu’à un promontoire qui offre un panorama grandiose sur le lac et les collines environnantes. Là, un café nous attend, et un peu de temps nous est donné pour nous abandonner au spectacle. C’est un moment d’enchantement dans lequel je sens sourdre en moi le goût pourtant bien lointain du safari ! Lorsque nous redescendons, je peux grimper sur le toit du camion, alors que nous approchons des berges du lac. A l’arrière des flamands, une colonie de pélicans, et tout près de nous de gros oiseaux noirs hideux, des marabouts. Lorsque ces échassiers s’envolent, ils sont énormes tant par leur corps que par leur envergure, comme le sont d’ailleurs les pélicans blancs infiniment plus esthétiques. Plus tard nous nous arrêtons de nouveau dans la ville, ville moyenne dont les abords sont plutôt agréables avec ses centaines d’enfants en uniforme qui viennent de quitter l’école. Le cœur de la ville est vite atteint, et nous nous garons sur une place animée d’un marché pour touristes. Aussitôt descendus du truck ce sont les harcèlements de marchands ambulants qui nous assaillent. Vendeurs de rhinocéros en bois, de statuettes masaïes, de fruits, de cartes postales et de chaussettes pour mon mari ! De garde pour le camion, je dois rester là et j’ai bien du mal à leur échapper. Quand ils ont enfin compris que je n’achèterais rien, ils entreprennent la conversation. Est-ce que je suis chrétienne ? Est-ce que je crois en Dieu ? Et si je n’y crois pas, comment puisje expliquer que je sois sur terre ? Et les arbres si beaux ? Et le ciel qui apporte la pluie quand il 64 fait chaud ? Je ne crois pas non plus au Paradis ? Mais que devient-on alors après la mort ? Peut-être est ce que je crois à la réincarnation alors ? Non ? Mais est ce que je pense qu’un jour peut-être je vais me mettre à croire en Dieu ? Est-il vrai qu’en France on n’ait pas le droit de prêcher dans la rue ? Etc. etc. Etrange discussion avec des jeunes qui n’ont pas l’air trop bête, après avoir refusé les statuettes, les fruits et toujours…les chaussettes pour mon mari ! Pendant ce temps des enfants en haillons nous regardent. Ce sont des orphelins me dit-on, soit du sida, soit de la guerre civile. Ils errent dans les rues, et tels des animaux sauvages n’acceptent aucune forme de secours ou d’hébergement. Ils sniffent de la colle, commettent de petits larcins et dorment dehors. Le plus âgé doit avoir 10 ans. Comment pouvez vous faire pour aider ces enfants là, me demande t-on ? Je ne sais pas… Peut-être seulement les photographier et dire qu’ils existent. Le petit groupe qui s’est formé autour de moi acquiesce. Une femme folle grimpe à un arbre et se met à crier. Elle fait diversion et le groupe se disperse. Le plus intelligent de tous mes interlocuteurs insiste pour avoir mon adresse e. mail. Je lui en fournis une fausse pour ne pas être importunée. Je n’ai plus une ombre de naïveté sur ces rencontres dans des pays du tiers monde. Elles ne sont que le prélude à une demande d’aide que je ne peux pas donner. J’ai perdu mes illusions de pouvoir modifier l’ordre des choses, et je choisis pendant ce voyage de rester fidèle à mon nouveau principe réactionnaire : rien ne sert de vouloir transformer le monde, encore faut-il pouvoir le contempler. Soirée luxueuse dans une ancienne ferme kenyane où je m’offre une chambre à 32$ ! Il y a trois jours que je ne me suis pas douchée. Bain chaud, draps propres, et sommeil en toute confiance avec mon nouveau réveil ! Kenya 11 juin, Kakamega Départ 7 heures pour la forêt de Kakamega, après une douce nuit dans un haut lit de bois, protégé par une grande moustiquaire à baldaquins. La chambre entourée de larges fenêtres et de portes vitrées n’est pas très sécurisée, mais le nombre de chiens présents dans le campement me permet de dormir tranquille, une fois cachés l’ordinateur, le MP3 et l’appareil photos. Voila maintenant que je me sens protégée par les chiens, moi qui en aie si peur ! C’est le monde à l’envers. Les draps sont impeccables, mais seul mon duvet m’apporte la protection nécessaire lorsque, la nuit, je suis inquiète. C’est magique, ce cocon à la fois si léger et si chaud, un retour bienfaisant dans le ventre de maman sans doute, un chez moi, un espace de régression si rare dans ce voyage. La motivation tient à peu de choses. Un bain le soir, des protéines au dîner, suffisent à repartir et à annihiler fatigue et lassitude. Les bébés sont ainsi faits, qui pleurent dès qu’ils se sentent sales ou qu’ils ont faim, et se calment aussitôt que l’on effectue le geste approprié. J’aurais besoin d’un de ces gestes bienveillants. Les repas du soir en particulier, me laissent non pas sur ma faim, mais insatisfaite. Je ne mange que des légumes bouillis et des féculents, même si l’on fait l’effort de me proposer lentilles et haricots qui sont censés contenir des protéines, parait-il. Il nous faudra 8 heures de route pour atteindre cette forêt, longues heures, pendant lesquelles je suis immobilisée sur mon siège, que seuls distraient le paysage et l’observation des autres 65 passagers. Je me plais à noter les petits travers de chacun, à me placer en position de spectatrice, alors que je fais moi aussi partie du lot. Peu importe, je m’amuse ainsi ! Tandis que défile dans mes oreilles les accords parfaits de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak, qui sied si mal au paysage tropical que nous traversons, mais qui le magnifie sous le beau ciel bleu du matin, j’éprouve le besoin de récapituler mes observations. M. la fille suisse, d’origine italienne, se désinfecte les mains toutes les cinq minutes avec cet horrible Dettol, antiseptique à notre disposition sous la forme d’un spray à l’entrée du camion. Elle a l’air très douce et est assez jolie, malgré un manque certain de personnalité. Elle travaille bien évidemment pour une banque suisse. Son copain, M lui aussi, un grand gaillard blond, est toujours aussi neutre dans sa blondeur, et suisse dans sa lenteur. Il s’occupe d’une compagnie de réassurance, c'est-à-dire d’une assurance pour les assurances ! C’est à mourir de rire ! Il est typiquement le genre de personnage dont on ne peut rien dire. Leur lenteur commune me permet de mieux comprendre leur anglais que celui des autres membres du groupe. Leur allure de jeunes gestionnaires ne me les rend pas à priori très sympathiques. J., le jeune cadre irlandais, parti lui aussi pour un tour du monde d’un an, respire le dynamisme qui plait tant aux employeurs, mélange à la fois d’intellectuel à lunettes et de garçon sportif et sain. Décontracté et ouvert, il révèle cependant ses tendances névrotiques, en se tartinant toute la journée de diverses crèmes, dont il ne se sépare jamais. Crème solaire, crème hydratante, crème anti- moustiques, il semble en posséder une impressionnante panoplie. Il se montre souvent très serviable à mon égard. C’est un garçon actif, sans doute hyper actif, à voir le nombre de kilomètres qu’il a l’intention de parcourir. Il effectue le même trajet que moi dans le même temps, auquel s’ajoute tout un voyage en Asie du Sud Est. Le couple de lesbiennes, déjà décrit, apparaît très évidemment comme un couple fondé sur une relation mère-enfant. Les deux filles doivent avoir une trentaine d’années, et la plus âgée, la plus souriante et ronde, prend sans cesse soin de l’autre, qui malgré son allure de chauffeur de camion, a finalement l’air d’un bébé capricieux et renfrogné. Elle la sert, la protège, la câline, lui fait la lecture, tandis que l’autre ne semble jamais satisfaite. Elles sont végétariennes et ont des corps assez semblables, gras et blancs, avec des poils noirs qui apparaissent au dessus des genoux, et de gros seins qui tombent. L’une est une spécialiste des femmes africaines à Amnesty International (la maman bien sûr), et l’autre est sculptrice spécialisée dans les décors de théâtre. L’une ne va jamais sans l’autre. Le couple américain, J. et L., d’une fin de cinquantaine, est impeccable, surtout elle, toujours bien vêtue malgré les circonstances difficiles, parfois maquillée et jamais sans bijoux. On sent très nettement qu’ils ont plus de fric que les autres à leurs vêtements et à leur matériel. Elle, gestionnaire dans une université, porte la culotte. Son mari est artiste peintre. Elle note sur un petit carnet toutes les dépenses du couple, jusqu’à la moindre carte postale de quelques centimes. Elle commente le coût de chaque chose, et ils ne prennent jamais de chambre malgré leur âge. Trop cher. Ils sont d’ailleurs très actifs, assez baroudeurs, très habitués à ce type de voyage. Elle assure, bien entendu, la sécurité du camion, veillant à ce que les fenêtres soient toujours remontées, que les cadenas soient bien verrouillés, que la porte soit bien fermée et compte à chaque départ le nombre de personnes à bord pour donner au chauffeur le feu vert. Son mari, un grand échalas qui la dépasse de plus d’une tête, n’a jamais été vu sans sa casquette américaine et son appareil photos Canon, qu’il protège souvent en le plaçant sous son t-shirt, comme un gros pénis mal placé ! Il ne s’occupe de rien et se contente, pour le séchage de la vaisselle, de secouer sa propre assiette d’une main, sans rien prendre d’autre dans la seconde pour faire avancer un peu le schmilblick. 66 N., cadre dynamique australienne, d’environ 35 ans, est un personnage fort désagréable. Elle occupe apparemment des fonctions de direction dans le secteur de la mode, a vécu à New York et à Londres, et parle sans cesse de son travail de manager. C’est une personne très brusque, très agressive dans le moindre de ses gestes, qui n’hésite pas à vous bousculer sur son passage pour se frayer plus vite un chemin. Tout en elle sent l’assurance du chef, petit ou grand je ne sais pas, mais je sais que je n’aimerais pas être sous ses ordres. Les deux jeunes gens, 19 ans chacun, sont de beaux garçons blonds. L’un est grand et maigre avec un vague air d’Harpo, un des frères Marx Brothers, l’autre petit et trapu avec un visage d’ange, éclairé par des yeux d’un incroyable bleu. Ils se couchent toujours plus tard que les autres, se lèvent à la dernière minute, et font la vaisselle avec dégoût. Ils sont souvent affamés, surtout le matin, et se resservent plusieurs fois. Ils sont tous les deux étudiants en agriculture en Angleterre, et viennent de passer trois mois en tant que bénévoles dans une ferme kenyane. Le célibataire londonien, I., un garçon d’environ trente ans, est amusant sous son bandana rose qui cache un crâne rasé. Il effectue sans arrêt des mouvements d’assouplissement, paraît toujours en forme, et veille à un habillement toujours très adapté à la situation : lunettes panoramiques au moindre rayon de soleil, marcel impeccable sur short cycliste lorsqu’une activité sportive est proposée, bermuda de toile, grosses chaussures de cuir et tee-shirt toujours propre, pour la moindre ballade, etc. Sous le soleil, il redresse élégamment les manches de son t-shirt pour faire bronzer ses bras sans trace, ou bien ose carrément le torse nu, et faire apparaître ses triceps. Il est professeur de maths et d’informatique, et doit amuser son public et l’agacer aussi par son bavardage. Sa coquetterie laisse à penser à une vague homosexualité, et de toute façon le terme de « gay » lui va très bien. Le couple australien est sympathique. Lui, a ce que l’on appelle « une bonne gueule », avec ses longs cheveux blancs. Il va bientôt avoir 60 ans et me sauve du statut de plus âgée du groupe. Il travaille à la communication des chemins de fer australiens. Elle, paraissant plus jeune, est très discrète, très douce, parle sur un ton languissant et monotone. Elle est sans vie mais certainement très gentille. Elle est employée dans un musée de Melbourne. Lui, beaucoup plus vivant, s’extasie comme un enfant sur tout ce qu’il voit, manifeste son excitation dans toutes les occasions, qu’il soit satisfait ou non. Il est aussi passionné qu’elle est morne. La petite cuisinière kenyane ne se mêle que peu au groupe. Elle a laissé, la pauvre, un enfant de quatre ans à sa sœur avec laquelle elle vit, pour effectuer ce job qui l’éloigne de lui pendant plusieurs mois d’affilée. On sent bien qu’elle n’est là que pour ramener de l’argent à la maison. Elle fait son boulot, sans plus, sans chercher à faire plaisir. Elle a toute la journée à la main son téléphone portable pour joindre sa famille. On comprend son manque d’enthousiasme. La plus jeune du groupe, G., a 18 ans. Elle s’est accoquinée avec une autre anglaise, S., fausse blonde comme elle, un peu plus âgée sans doute, qu’elle a rencontrée dans l’avion venant de Manchester. Deux anglaises sans le continent, et surtout si loin de la classe et de la délicatesse des personnages de Truffaut. G. étudiante en dessin, est déjà grosse, et passe sa vie avec d’impressionnantes trousses de toilette pleines de produits de beauté. Elle est la plupart du temps vêtue de rose vif et de bleu, comme les poupées Barbie avec lesquelles elle devait jouer il n’y a pas si longtemps. Elle écrit de la main gauche en très grosses lettres rondes sur un petit carnet qui est censé être son journal. L’autre, un joli corps sportif et un visage absolument sans charme, vient de quitter son travail de relations publiques pour entrer dans la police ! Il n’y a rien à dire de plus, si ce n’est que toutes deux ont encore sur le visage les marques disgracieuses de l’acné juvénile dont elles viennent de sortir. Angéla, la canadienne d’origine italienne, se détache du lot. C’est une fille belle dans tous les sens du terme. Très équilibrée, très ouverte aux autres, elle est appréciée de tous pour sa 67 gentillesse, son sourire, sa douceur, sa fraîcheur aussi, malgré ses 9 mois de route à travers le monde, qui n’ont pas l’air d’avoir laissé la moindre trace ni de fatigue ni de lassitude. Physiquement Angéla est une de ces jolies italiennes brunes au teint très mat, qui parle avec les mains sans aucune vulgarité. Les enfants auxquels elle enseigne doivent l’adorer, car elle est expressive et très agréable à écouter. Ian, le copain d’Anna, est un géant blond aux joues rondes et aux yeux bleus, surmonté d’une tête relativement petite par rapport à sa stature, et coiffée d’un petit bonnet de laine péruvien à carreaux rouge et jaune doté sur le dessus d’un pompon rose. Il porte sur l’épaule gauche un tatouage dont on ne peut dire s’il s’agit d’un chien ou d’un cerf tirant la langue, et sur les tétons un piercing effrayant. Les traits de son visage sont étonnamment fins pour un tel gaillard : petit nez, lèvres minces, et regard bleu. Il parle assez peu et a pris la plupart du temps la place d’Anna comme chauffeur. Il conduit de façon très prudente et très sûre, avec souplesse et sans nervosité aucune. C’est un homme qui doit être très rassurant quand on est dans ses bras et très ennuyeux dans toutes les autres occasions. Anna a l’air heureuse depuis qu’il est là. On oublie son côté maîtresse femme quand on la voit près de lui, le regarder avec douceur, et admiration. On la sent s’abandonner alors à sa féminité, et plus que jamais elle m’évoque Alice au pays des Merveilles. Ils viennent de passer la nuit dans la maison dans les arbres que j’ai occupée précédemment. Emma, notre molle vétérinaire australienne, a l’air intéressée par J. Je ne serais pas étonnée qu’ils finissent le voyage ensemble. Sandra, notre grosse anglaise chuintante, a l’air plus détendue et plus ouverte depuis que le groupe s’est étoffé. Je suis toujours à la marge. L’attitude générale à mon égard est celle d’une neutralité bienveillante, sans plus. Seule Angéla manifeste un peu plus d’intérêt et de sollicitude pour moi, veillant à ce que je n’aie pas besoin d’aide pour monter ma tente, m’adressant chaque jour un petit mot personnel. Cette situation extérieure ne me pèse en rien. Je compte sur mes difficultés linguistiques pour qu’elle soit comprise des autres. C’est notre dernier jour au Kenya. Les matins sont magnifiques, à la fois frais et ensoleillés. Nous aurons parcouru tout le pays, sauf l’extrême Nord, avec certaines redondances dans le parcours, dues au fait que chaque tronçon du voyage est conçu comme un voyage à part entière, et voulu le plus complet possible. La campagne vallonnée est verdoyante sur cette partie du trajet. Riche et verte, la terre est exploitée ici de façon intensive pour la première fois du voyage. Ce sont les High Lands kenyanes. Ce pays pourrait vraiment être un pays de Cocagne s’il n’était rongé par les conflits tribaux et surtout par la corruption et l’incompétence de ses dirigeants. L’étonnante diversité géographique, les conditions climatiques, permettraient d’espérer que tous les besoins des hommes soient satisfaits, en nourriture et en eau du moins, ce qui n’est pas le cas. Mais l’agriculture intensive fait progressivement place à nouveau aux petits villages isolés de huttes en terre sans eau ni électricité, aux enfants ballonnés, aux femmes qui transportent sur leur dos des ballots de fourrage ou de gros fagots de bois, aux ânes lourdement chargés de bidons d’eau, aux routes en terre interminables, aux enfants qui travaillent dans les petits champs. Nous parvenons à Kakamega, dernière forêt vierge équatoriale du Kenya, prolongement de la forêt congolaise. Une barrière marque l’entrée dans la forêt, puis un tout petit chemin de terre s’y enfonce sur la gauche après les derniers champs de thé dans lesquels des ouvriers agricoles aux vêtements multicolores effectuent la cueillette. Des enfants jouent à traverser la route à 68 toute allure en gravissant les talus bombés qui la bordent de chaque côté. Les arbres deviennent de plus en plus hauts, la végétation plus dense. Ce sont de grands conifères élancés sur lesquels pousse une sorte de lierre. On commence à ressentir un peu plus de fraîcheur et d’humidité. Le campement est sommaire, mais pittoresque. Un grand bâtiment de bois sur pilotis propose des chambres sans électricité, mais avec des toilettes. La promenade dans la forêt est retardée par une pluie soudaine et diluvienne, qui met presque une heure à se calmer. Puis nous nous enfonçons par de très minces sentiers au cœur d’une végétation anarchique et tropicale. La forêt est très dense mais peu profonde et ceinte de champs de thés. Des yuccas, des ficus géants, des arbres dont les racines sont aériennes, des arbres qui poussent sur d’autres, de gigantesques lianes, des singes bleus quand on les voit sous le soleil, et des fourmis rouges qui parviennent à se glisser sous les jambes de mon pantalon et me mordent. Merde ! Ce soir je suis de vaisselle, et c’est bien évidemment le jour des côtelettes de mouton ! Tuperwares sanguinolents et plats collés de graisse cuite sont au programme de la soirée. Dans la chambre de simples cloisons de bois ne me permettent pas d’échapper à la dispute attenante du couple d’australiens, mes voisins. Que je suis heureuse de ne pas être en couple ! Tanzanie 12 juin, Lac Victoria C’est dimanche ce matin, un dimanche radieux de soleil. Jour de lessive comme partout, le linge est étendu où il peut, sur l’herbe souvent, sur le devant des maisons. Des jeunes filles prennent le temps de se faire faire des tresses par de plus âgées. Tout le monde est bien habillé pour l’église et un grand nombre de gens marchent sur la piste de terre rouge bordée de champs de maïs ou de thé, ou y circulent à bicyclette. Les hommes en chemisettes propres arborent parfois une veste de costume, les femmes en robes longues très colorées et très gaies avancent en groupe, et les petites filles en robes roses ou blanches souvent trop grandes pour elles, ornées de manches ballon et de volants, avancent en balançant les hanches au rythme du pas de leurs parents. Ca et là des papas, tout fiers, se promènent avec leurs petits garçons tout propres qui leur tiennent la main. Les kenyans sont très catholiques et les églises sont partout, non pas comme chez nous, hideuses et arrogantes avec leurs sculptures baroques et leurs clochers, mais ressemblant à de simples maisons sur lesquelles est écrit Church . Ce sont des églises toujours signalées et souvent affublées de slogans à la gloire de Dieu, qui nous sauve par la prière paraît-il, qui revient bientôt, qui est toujours là parmi nous, etc. Jésus super star, encore et encore… Des nonnes en blanc avec cornettes, comme nous n’en voyons plus guère, s’y rendent ou en reviennent. Des gospels s’échappent des portails. Le voyage de Siegfried sur le Rhin, de la tétralogie de Wagner, accompagne de façon surréaliste un paysage de bananiers, mais finalement pourquoi pas ? Sur la route, un adolescent jette des pierres contre l’arrière du camion, là où le nom d’Héléna est inscrit en grosses lettres incurvées comme on en trouve dans le graphisme des cirques. Ian en descend furieux, et du haut de ses deux mètres, lui court après avec une massue. L’enfant terrifié détale à toutes jambes en hurlant ! 69 Il fait très chaud aujourd’hui et les enfants se rafraîchissent dans la moindre flaque d’eau, dans des petites mares glauques où l’on ne déverserait pas même ses déchets. Les gens se reposent. Certains sont allongés à plat ventre dans les champs. Toutes les boutiques sont fermées. Les bus bondés transportent des gens chargés de gros paquets qui vont rendre visite à leur famille. Les femmes abritent leurs tout petits du soleil sous des parapluies aux baleines apparentes, au risque de leur crever les yeux. Nous déjeunons sur l’horrible talus d’une station service en plein soleil, et je ne peux m’abriter qu’à l’ombre d’une pompe. Le pique nique romantique semble totalement ignoré de ces anglosaxons, qui n’effectuent jamais le moindre effort pour rechercher un lieu agréable. En fait, il ne semble exister chez eux aucune association entre la nourriture et l’esthétique. Ce qu’ils mangent est laid, même si cela n’est pas toujours mauvais. Les lieux où l’on mange le sont aussi. Cela semble n’avoir aucune importance pour eux. Ils se nourrissent, c’est tout. Nous parvenons à la frontière tanzanienne où évidemment Coca Cola nous souhaite la « karibu », la bienvenue sans doute. Ce Coca Cola avec ses enseignes rouges agressives est ici partout. Existe-t-il un pays en ce monde qui ait pu lui échapper ? Ce n’est pas sûr ! Un camion venant en sens inverse sur la route à toute allure, brise notre rétroviseur. Nouvelle fureur de Ian, qui jure fuck of ! La route est longue et il fait toujours très chaud. Nous sommes agressés dans le camion par un interminable essaim de mouches tsé-tsé qui piquent salement, et que rien ne parvient à disperser. Je souffre de ne pas pouvoir bouger, de la crasse qui colle à ma peau, et de la musique du truck à laquelle je ne peux pas échapper. Je suis fatiguée. Il faut attendre 18h30 pour commencer à ressentir un peu de fraîcheur, malgré le soleil qui aujourd’hui semble avoir décidé de se maintenir plus tard qu’à l’accoutumée. Il nous faut encore deux heures de route avant d’atteindre le campement au bord du lac Victoria, sans espoir de pouvoir immédiatement m’y reposer : je suis de corvée de patates ! Courageusement, je résiste à la tentation de me faire remplacer, et ne peux regagner ma chambre qu’à presque 22 heures. La chambre est étonnamment moderne et confortable, comme celle d’un véritable hôtel. Je m’écroule aussitôt. Nous avons roulé 12 heures d’affilée avec le seul horrible pique-nique comme temps de pause. Tanzanie 13 juin, Serengeti Serengeti est une des plus grandes réserves animalières d’Afrique, s’étendant sur plus de 160 kilomètres du Nord au Sud. C’est la partie tanzanienne du peuple masaï. Une sorte de must du safari ! Ce matin, les garçons du groupe, sans s’être mis d’accord, revêtent leurs habits africains multicolores : pantalons frangés, tuniques jaune vif, etc. La nuit m’a à peu près requinquée, suffisamment en tous les cas pour apprécier le paysage du matin. On note ici autour du lac Victoria, des signes de richesse que l’on ne voyait pas au Kenya, bien que l’on me dise que le pays n’est pas plus riche. Nous croisons quelques belles voitures, des maisons en béton protégées par des haies, une grosse moto, un distributeur bancaire. Très vite effectivement, dès que l’on s’éloigne du lac, tout cela disparaît. La route s’étend très droite à travers une plaine immense couverte d’herbes blondes, avant d’arriver à la réserve où recommence notre inévitable safari. C’est nouveau ! Ca vient de sortir ! 70 Nous remarquons une grosse panthère qui élance sa silhouette dans les herbes, puis nous croisons un troupeau de milliers de gnous, en migration vers d’autres pâturages. Je suis la seule à avoir envie de photographier un groupe de palmiers que je trouve étonnants dans ce paysage typique de savane africaine. Cela n’intéresse personne ! Il doit il y avoir quelque chose que je n’ai pas compris dans la théorie du safari ! La route a duré encore une fois 12 heures. Nous campons en pleine brousse au milieu de toutes ces bêtes sauvages. Vesh, la cuisinière, terrifiée, me demande de partager une tente avec elle, sentant probablement en moi une rassurante spécialiste de la chasse africaine ! L’apéro dans un superbe lodge à l’architecture de bois tropical et de rochers ronds intégrés aux volumes intérieurs, me réconcilie avec la vie. Nous assistons à un de ces couchers de soleil, depuis une terrasse qui surplombe la savane, que l’on ne peut décrire avec des mots. Sur un rocher dominant Ian et Anna s’enlacent, puis s’embrassent. Il vient de la demander en mariage et de lui offrir une bague en corne de buffle (évidemment) et en tanzanite. Félicitations de tous et moment d’émotion partagée ! Au matin, le hurlement des hyènes nous réveille, et nous rappelle que nous ne sommes pas là pour rigoler ! Tanzanie 14 juin, Serengeti et cratère de Nrongorongo Aujourd’hui grand jour de safari, donc lever à 5 heures 30 avant le soleil, et départ une heure après, à l’heure prévue et à la minute près. A cette heure, chacun est avec ses petits rituels du matin. Anna brosse ses cheveux blonds avant de les remonter dans sa casquette. G. est toujours dans le camion avec ses innombrables produits de beauté. Brossage de dents collectif, sauf moi qui bien entendu n’ai jamais ma brosse à portée de mains quand il le faut. De toute façon, je suis résignée à ne disposer d’aucun temps pour m’occuper de ma petite personne. Je fais comme je peux pour ne pas être en retard, et suivre le rythme sans gêner personne, mais c’est au détriment de tout soin personnel. Je suis sale et le resterai toute la journée sans aucun doute. J’éprouve d’ailleurs un certain plaisir malsain à voir ainsi, de jour en jour, mes pieds se couvrir d’une couche de terre noire. Je n’ai plus de pantalon propre, les miens étant comme à l’habitude soit trop petits soit trop grands, malgré ma panoplie qui va de la taille 38 à la taille 46 selon les périodes. Avant le départ, il me faut rouler cette tente trempée dans la terre à genoux. Que ferais-je d’un pantalon propre ? C’est une tâche difficile, le sac qui contient la tente ne l’acceptant que si elle y est rangée très serrée. Au programme de ce matin que du beau monde ! Une panthère à la gueule pleine de sang dévore une gazelle qu’elle a du tuer cette nuit. Elle n’est qu’à deux mètres de nous, trop préoccupée par son repas pour avoir envie de nous fuir. Puis, 5 lionnes et leurs lionceaux, assez loin, mais tout de même bien reconnaissables. La majorité de mes compagnons de voyage disposent de zooms énormes qui leur permettent de bien les photographier à cette distance. Quant à moi, cela n’est pas évident. Plus loin encore, des vautours horribles affairés autour d’un cadavre, se battent et poussent des hurlements. Dans une petite rivière un groupe 71 d’hippopotames à demi immergés trempent leur chair grise et grasse dans l’eau fraîche. Keith Jarret accompagne le passage d’un troupeau de zèbres et de gnous. La plaine s’étend à perte de vue pendant plusieurs heures, plate, blonde. La piste s’ouvre toute droite parmi ces tons très doux de la terre et du ciel. De temps en temps, un petit amas de rochers arrondis rompt la monotonie des couleurs. Ce sont des bouffées de bonheur qui m’envahissent à la vue d’un tel paysage, des bouffées qui éclairent tout et font totalement oublier l’ennui et la fatigue d’hier, le lever trop brutal aux hurlements des hyènes ce matin, et la crasse de mon pantalon. Il ne devrait il y avoir que des matins dans ce voyage. Plus tard, dans la matinée, je ne peux résister à l’envie de m’assoupir. L’éclatement d’un pneu me réveille en sursauts. Nous sommes à présents en plein désert, sous un soleil torride, attendant la réparation. Chouette ! J’ai le temps de fumer une cigarette ! Au loin, très loin encore, se profile la silhouette du volcan au sommet duquel nous nous rendons. Nous commençons à retrouver le pays masaï, et à croiser à nouveau ces hommes étranges vêtus de rouge que l’on voit de si loin dans la plaine. Puis la plaine prend fin, et nous gravissons les flancs du volcan, pour atteindre tout en haut une espèce de pampa grandiose sous le ciel moutonneux. Nous sommes à 2200 mètres d’altitude. A nos pieds, se trouve le cratère, parfaitement rond, entouré des flancs symétriques du volcan sur lesquels s’accrochent des barres de nuages blancs. Il fait 20 km de diamètre, et forme une cuvette située à 600 mètres au dessous du niveau de la mer. La caldeira, une des plus grandes du monde, contient un chott d’un blanc fluorescent. De loin, les lignes blanches du chott et des nuages sont parfaitement parallèles. C’est le cratère de N’gonrogoro, splendide, classé au Patrimoine Mondial de l’humanité comme réserve de la biosphère, où vivent dans un conservatoire tous les spécimens de la faune africaine. Une espèce de zoo, mais gigantesque, dans lequel les animaux vivent en liberté, si ce n’est qu’ils ne peuvent pas facilement gravir les flancs très abrupts du volcan, et sont en définitive prisonniers du cratère. Transportés dans des jeeps, nous nous approchons des lions à 2 mètres. Mais c’est surtout le paysage qui m’émerveille, une sorte d’endroit extra terrestre comme je les aime, baigné de la lumière douce des régions désertiques, lacéré des langues oblongues de l’eau salée du chott. Dans la jeep, après la 10ème heure de route, la discussion s’engage avec le couple de filles et le prof londonien. Ils en ont marre comme moi. Ils sont fatigués, de tant rouler, de si mal manger, d’avoir tant à se presser, de ne disposer d’aucune minute pour eux-mêmes. On sent que cela commence à ruer dans les brancards. Depuis ce matin 5 heures, nous n’avons eu qu’un petit sandwich de 2 tranches de pain de mie à nous mettre sous la dent. On finit par ne plus rien voir. Cette merveille de cratère parvient à peine à nous distraire de la fatigue et de la faim. Nous sommes depuis presque 12 heures maintenant, ballottés comme des paquets dans des véhicules qui cahotent, qui nous secouent et nous ankylosent. J’ai plusieurs jours de retard dans la rédaction de mes chroniques et ne parviens jamais à fumer une cigarette en entier. La seule pause de la journée nous a été permise par cet éclatement de pneus. Mais que les pneus éclatent plus souvent, nom de Dieu ! Près du cratère, enfin, à la tombée de la nuit, nous arrivons épuisés. Anna s’est mise à la cuisine avec Vesh pour nous préparer de délicieuses pommes de terre à la braise accompagnée de salade au thon. Je suis trop fatiguée pour m’en réjouir. Une soirée est prévue dans un bar un peu plus tard. Impossible en ce qui me concerne. Je m’abandonne au sommeil dans une chambre, là encore très confortable, mais dont je ne profiterai que trop peu. Le départ est prévu à 8 heures 30. 72 Tanzanie 15 juin, Arusha Anna est très fatiguée ce matin. Elle dort dans le camion et souffre d’une réaction allergique aux piqûres de la mouche tsé-tsé. Elle a sans doute compris avec Ian que nous étions au bout de nos forces hier soir, et la journée s’annonce très légère. Deux heures de sommeil de gagnées sur notre horaire habituel, c’est déjà beaucoup. Nous nous dirigeons vers Arusha, ville moyenne au centre de la Tanzanie, où nous pourrons passer deux nuits consécutives au même endroit. Sur la route, un instant de vrai bonheur : café dans un lodge luxueux surplombant le lac Manyara. Des langues de sel oblongues parcourent le lac entouré de forêts. Tout se confond ici, le ciel, le sel et l’eau, dans des pastels allant du blanc au gris, qui auraient sûrement inspiré Sisley. Maria Callas évidemment, en rajoute, comme à son habitude ! Cette Tanzanie, pour le peu que j’en ai vu jusqu’à présent, me paraît un pays paisible, plus paisible que le Kenya. C’est une démocratie qui a su unifier les différentes tribus qui la composent, qui a connu une double influence coloniale, anglaise et allemande, et qui a vécu sous une sorte de socialisme vers 1967, après l’indépendance en 1961. Le pays n’est pas plus riche que le Kenya mais la gestion socialiste, si elle a échoué au plan économique, a tout de même permis un accès à l’éducation et à la santé pour tous, ainsi qu’une unification des ethnies autour d’un nationalisme tanzanien. La démographie paraît à l’évidence y avoir été mieux maîtrisée qu’au Kenya, et on y voit moins les hordes d’enfants en route pour l’école croisées jusqu’ici. On y ressent une impression de tranquillité agréable. Les routes sont belles et bordées de pistes cyclables carrossées, protégées par un fossé garni de pierres blanches. Les policiers aussi sont en blanc, ce qui est plus engageant que les tenues de camouflage vues jusqu’à présent. Des cafés, hôtels restaurants sont présents un peu partout. Sur la route, des échoppes étalent en devanture des couvertures masaïes multicolores, qui créent d’invraisemblables patchworks. De temps en temps, les gens ont peint la façade de leur maison en rouge vif ou en bleu turquoise. Nous traversons une sorte de reg, grand désert aride de pierres, que seules parsèment quelques broussailles. Les chèvres n’y ont rien à brouter et on y rencontre des chameaux. A l’est de cette plaine, deux montagnes immenses, le mont Méru 4600 mètres et le Kilimandjaro, presque 6000m, plus grande montagne d’Afrique que j’aurais bien grimpée si j’avais encore 20 ans, et que l’on ne présente plus depuis que ses neiges éternelles ont été glorifiées par je ne sais plus quel chanteur bêlant et bête. Dans ce désert habité par des masaïs on croise des femmes superbes, vêtues toute de bleus, du turquoise au bleu marine, et arborant de somptueux bijoux en argent. Les hommes eux, sont en rouge, de l’oranger au violet. Au dessus d’un pont, nous apercevons un marché où se mêlent toutes ces couleurs vives. J’aurais aimé aller y faire un tour. Arusha, est une assez jolie ville, plutôt moderne, avec une école internationale, un centre commercial à l’occidentale, et une jolie église peinte en blanc et entourée de pelouses. On y voit quelques immeubles en hauteur, et un bâtiment à l’architecture futuriste en construction, étayé de bois de bambou semble t-il. Quelques terrasses de café, quelques usines, quelques villas, font oublier un peu les échoppes de réparation de pneus crevés en tôle ondulée, les salons de coiffure 73 dans des baraques sales, et les vendeurs de bidons en plastique auxquels mes yeux se sont habitués désormais. Nous allons pouvoir y rester deux jours. Malheureusement le campement ne propose pas de chambre. Tente obligatoire donc, dans cet endroit sympathique où s’entassent une douzaine de camions comme le notre et une cinquantaine de tentes, autour d’un bar décoré de t-shirts sales de routards. La nuit sera extrêmement bruyante et les boules Quiès bienvenues ! Par bonheur, la bande de gens saouls qui hurlent toute la nuit, ne tombe pas sur ma tente, mais sur celle de mon voisin ! J’échappe à une nouvelle terreur ! Tanzanie 17 juin, vers Zanzibar La journée d’hier, passée à écrire, donc à faire un peu travailler mes méninges sans rouler, était agréable. Lessive, air frais et sec, et écriture, trois ingrédients importants du bonheur. Hier soir, Vesh a fait des efforts culinaires, en nous préparant un repas africain. Repas « équilibré » constitué de riz, de patates, de bananes écrasées avec des cacahouètes, d’épinards cuits sur leurs branches, et de lentilles ! Le groupe applaudit pour l’effort. Pour ma part, je jette la moitié de mon assiette à la poubelle. Les féculents du soir qui constituent ma seule nourriture commencent à me devenir insupportables. J’ai le ventre gonflé et le gosier asséché. Cela ne passe plus. Ce matin, (on fait mieux chaque jour !), départ 5h30 en pleine nuit donc, vers Dar Es Salaam. Au programme plus de 600 km dans la journée qui s’annonce longue et épuisante. Heureusement que j’ai eu la bonne idée hier de me coucher à 8 heures. Je ne suis pas fraîche comme un gardon, mais dans un état qui semble encore acceptable, malgré la seule demie tasse de café que j’ai eu le temps d’absorber entre le démontage de la tente et le rangement de mes bagages. Est-ce la capitale de la Tanzanie ? Réponse : non, c’est la plus grande ville, mais pour des raisons politiques, la capitale est Dodoma. Bravo à ceux qui ont bien répondu ! Dar Es Salaam est une ville musulmane à plus de 90%, comme Zanzibar. Elle compte 3 millions d’habitants. Depuis le début de ce deuxième tronçon, je fais de la résistance au jeu prévu des chaises musicales dans le truck. Tous les passagers changent régulièrement de places. Moi je m’accroche à la mienne, et personne n’ose m’en déloger ! J’ai commencé hier soir, sur les bons conseils de Bernard, à qui je vais décidemment confier tous mes choix littéraires, un bouquin d’Albert Londres, qui m’a ravie. C’est un beau portrait de Marseille au début du siècle, très vivant, plein d’humour et de poésie, aux points de vue justes et incisifs sur la société colonialiste de cette époque. J’y ai trouvé des réminiscences de ma propre enfance, et cru aussi y voir une explication de mon goût pour les voyages lointains. Mes difficultés commencent à s’aggraver. Je n’ai toujours pas mangé depuis 12 jours, ni un œuf, ni un morceau de fromage et encore moins un poisson au dîner. Je ne sais pas si cela en est la raison, mais je commence à être fatiguée, plus nerveusement d’ailleurs que physiquement, les journées coincées sur mon siège du camion n’exigeant que peu d’efforts physiques. 74 Pour me faire un petit plaisir, je me suis fait faire ce matin un pantalon en coton sur mesure, aucun de ceux qui se trouvaient à la seule boutique masaïe du coin, n’étant à ma taille. La vendeuse, m’accompagnant chez le tailleur, qui promet de réaliser son œuvre en une demie journée, lui explique la commande : she is fat ! , lui dit-elle. Après she is old ! , j’en prends décidemment plein la gueule pendant ce voyage chez les masaïs ! Durant toute la matinée, le truck traverse la steppe masaïe, une grande étendue désertique, pratiquement inhabitée. On y croise parfois des gens qui marchent, allant on ne sait où, venant d’on ne sait où, au travers d’une herbe maigre, mais encore verte en cette saison. Il est probable qu’en saison sèche il n’y ait plus ici qu’un vaste désert de terre et de cailloux. Au loin sur notre gauche, et malheureusement caché par les gros nuages gris de cette matinée, le mythique Kilimandjaro que nous ne verrons pas. Dommage ! On n’aperçoit que les premiers contreforts de cette montagne, dont les descriptifs de randonnée font vraiment rêver : steppe, puis forêt tropicale, puis haute montagne et neiges éternelles ! Brunch hâtif en milieu de matinée pour déjeuner et préparer le sandwich de midi que nous mangerons en route. Tout cela sur une sorte de terrain vague pierreux, choisi bien entendu par le chauffeur comme lieu idéal de pause ! Un tout petit incident suffit à accroître ma mauvaise humeur. Je m’avance avec un gros couteau pour couper en tranches le cheddar auquel nous avons droit, en complément de la charcuterie que je ne mangerais pas. Anna me dit qu’elle va le faire elle-même. Puis, je la vois confier la tâche à Vesh, qui râpe le fromage en fins copeaux, et à qui je demande alors de m’en garder un morceau entier de côté. Vesh oublie bien entendu de le faire, et j’en fais la remarque désagréable à Anna. Pour se justifier, elle argue du fait qu’il est bien plus rapide de râper le fromage que de le couper en tranches ! J’enrage et ne dis rien. Me voilà contrainte, désormais, pour de mauvaises raisons, à manger râpées mes seules protéines de la journée ! Pour la première fois, alors, je songe à quitter le groupe. Je suis épuisée par cette dictature, ne supportant que l’idée de celle du prolétariat ! Dans un tel contexte de contraintes et de privations, sans aucun espace laissé à la vie personnelle, la moindre frustration devient catastrophique, comme le moindre petit plaisir apporte une immense satisfaction. Pourquoi ne pas continuer seule ? J’entreprends la lecture du Lonely Planet de l’Afrique australe pour tenter de trouver des réponses à mes questions. Les connexions en train et en bus sont-elles aisées et fréquentes ? Conduisent-elles directement aux frontières ? Les pays à venir, à savoir, Namibie, Zambie, Zimbabwe, Botswana et nord de l’Afrique du sud, sont-ils sûrs et équipés au point de vue touristique ? J’y trouve plutôt des réponses décourageantes. Je crains qu’un trajet seule, ne comporte encore plus de contraintes que n’en impose ici le groupe. Longues attentes pour des bus improbables, kilomètres à effectuer à pied pour atteindre les frontières, bagages lourds à transporter en pleine chaleur, etc. Je dois réfléchir encore. Je m’accroche à ce que je peux, à savoir mon MP3 et mes anagrammes qui me permettent des moments d’autisme bienvenus, mon prochain bouquin, Le Partage des Eaux d’Alejo, une gorgée d’eau fraîche achetée en chemin, … Et puis, aussi bien sûr, l’idée toujours aussi séduisante à mes yeux, d’aller de l’avant, vers un ailleurs que l’on ne connaît pas. Je devrais me réjouir aujourd’hui d’avancer vers Zanzibar, le nom sonnant à mes oreilles comme une grande fête colorée, un éden de cocotiers dans l’Océan Indien, un grand port comme je les aime, avec ses navires marchands qui relient tous les continents. Mais, aujourd’hui, cela reste difficile. Je regrette aussi pendant ce voyage africain, de ne pas vraiment rencontrer la population locale, autrement qu’au travers des marchands ambulants qui nous harcèlent à chaque stop. Nous vivons dans une bulle, une bulle faite de seul cheddar une fois par jour, d’espace restreint et de milliers de kilomètres avalés. Bien sûr, il est plus facile de se laisser ainsi transbahuter d’un 75 point à un autre sans avoir à se soucier de son itinéraire, des transports et des bagages. Mais on y perd sans aucun doute beaucoup, et on le paye d’une imprégnation très superficielle des pays traversés. Les villes surtout sont absentes de la conception de notre trajet. Or, il est certain que pour moi, les villes recèlent toute la quintessence de la culture d’un pays et de la vie des hommes. Nous ne ferons que traverser Dar Es Salaam, comme nous n’avons fait que traverser Kampala et Mombassa. Je décide de choisir l’option de rester deux nuits à StoneTown, la principale ville de Zanzibar, et de sacrifier à la ville quelques journées des plages paradisiaques promises. Dans ces conditions, je me connais bien, je commence en général par ressentir de l’agressivité envers mon entourage. Alors que certains, dans ces circonstances difficiles, s’accrocheraient au groupe, sachant trouver dans les autres le réconfort dont ils ont besoin, moi, je me mets à ne plus voir que les travers des personnes qui m’accompagnent, cela se finissant en général par un sentiment de rejet de tous. Il y a de quoi faire dans ce groupe d’ailleurs ! La cadre australienne et son agressivité qui me repousse, la mollesse d’Emma, les deux anglaises mi poupées Barbie mi flics, les deux lesbiennes dont je viens de découvrir qu’elles lisent des magazines spécialisés, Ian qui en enlevant son t-shirt a découvert les affreux piercings qu’il avait au bout des seins, les deux suisses et leur neutralité envers tout sauf envers le fric probablement, l’américaine radine et son échalas qui a troqué sa casquette américaine pour un chapeau de toile à larges bords orné d’une plume d’oiseau sur le côté, accessoire spécialisé de la pêche à la mouche dont il est un expert, la cuisinière et son côté garde-chiourme de la bouffe, le bavardage du londonien et l’exhibition de son torse nu, le côté collaborateur idéal et probablement gendre idéal aussi du cadre irlandais, la grosse anglaise qui aujourd’hui s’est refait le vernis des ongles des pieds, les deux jeunots et leur jeunesse, Anna et Ian et leurs perpétuelles recommandations de sécurité, et j’en passe, bien évidemment ! Seul le couple d’australiens et Angéla m’inspirent encore un peu de sympathie. Le couple d’australiens parce qu’il souffre comme moi des conditions de ce voyage et ose se plaindre, et Angéla parce que j’admire sa bonne humeur et sa gentillesse malgré la fatigue, et aussi sans doute parce qu’elle représente pour moi le bon état dans lequel on peut se trouver après un an d’un tel voyage. Depuis combien de temps est-ce que je vis avec eux déjà ? 12 jours à peine ! Au secours ! Le mari australien jure en se levant aux aurores, this stupid program ! , et je suis d’accord avec lui. Rien n’est prévu pour alléger les longues heures de camion par exemple, ni le choix des lieux, ni les temps de pause. Les horaires de repas sont incongrus pour moi qui ne peux rien avaler au petit déjeuner. Et pourquoi avoir à déballer les deux tables et tout le matériel, les 22 chaises, les bacs à vaisselle et tout le tintouin, pour se faire un sandwich au pain de mie que l’on pourrait acheter partout à moindre prix ? Pourquoi limiter les tranches horaires auxquelles on peut accéder à ses bagages (nouvelle règle instaurée depuis l’arrivée de Ian), si bien que l’on déplore toujours quelque chose qui manque ? Sous prétexte qu’on risque de se faire voler? Pourquoi viennent-ils dans ces pays, s’ils ont sans cesse à l’esprit une telle méfiance ? Pourquoi m’obliger à ranger ma petite tente dans les bagages au lieu de la mettre avec les autres tentes dans le container qui leur est réservé, ce qui me permettrait de monter la mienne plus rapidement à l’arrivée au campement ? Pourquoi ne pas vouloir me préparer un œuf dur le matin, alors que tout le monde mange des œufs, de façon à améliorer mon déjeuner ? Pourquoi ne pas accepter que je me coupe une tranche de cheddar ? Etc. Plus je pense à tout cela plus ma colère monte. Et je mesure à quel point aujourd’hui j’en ai marre. Heureusement Jonasz est là, et ses merveilleuses chansons d’amour ! La steppe est interminable, bordée au loin de chaînes de montagnes pelées. Pas un seul village à observer. Mon kaléidoscope du jour est morne et plat. 76 Je dois oublier le groupe. Je dois effectuer cet effort. Etre devant me permet d’échapper à la vue de la grande majorité des autres passagers. Je dois m’imaginer que je suis dans une jeep, avec les deux chauffeurs et les quatre passagers avant. Rien à se mettre sous l’œil aujourd’hui ! Tiens ! Un drapeau français sur une maison au bord de la route ! Sans doute un fan de Zidénine Zidane, qui a remplacé dans l’imaginaire international, Napoléon comme emblème de notre pays ! Une courte halte, plus fatigante qu’autre chose, nous offre en pâture à une meute de vendeurs de samosas, de paniers, et de noix de cajou. J’ose au demeurant sortir pour fumer une cigarette, enfin comme à l’habitude, une moitié de cigarette, devrais-je dire, le temps étant compté. A la sortie de la steppe, apparaissent les premiers cocotiers, les champs de sisal, qui annoncent la proximité de l’Océan Indien. Cette idée me fait du bien. Les bus bondés que nous croisons, sans aucun espace entre les sièges, me font du bien aussi. Serais-je vraiment mieux là dedans ? Les quatre jours à Zanzibar sont providentiels pour moi. Je devrais y trouver le repos et l’isolement dont j’ai besoin. Nous commençons à entrer en pays musulman. Les premiers hommes en gandoura blanche coiffés de petits calots de coton ajouré, marchent sur les routes. Les femmes ont la tête couverte d’un voile très coloré, joliment posé en ovale autour de leurs visages, qui tombe sur leurs épaules et laisse à découvert leur regard. Les violentes couleurs de l’Afrique, dans lesquelles dominent ici le rouge vermillon, le jaune et l’orangé, contrastent curieusement avec la sévérité de la tenue de la femme musulmane que je connais en Afrique du Nord. Peu à peu les mosquées remplacent les églises. J’ai repris mes anagrammes pour la première fois de ce deuxième tronçon, ce qui est un indicateur très clair à mes yeux, de ma mauvaise humeur et mon envie de fuir. Les anagrammes sont mon royaume, un royaume impénétrable à la réalité et aux autres, dans lequel je me plais à me vautrer aussitôt que de mauvaises idées me viennent à l’esprit. C’est mon caisson hyperbare, ma prison dorée, mon cocon, mon nid. Totalement concentrée sur la structure de mes tirages de 7 lettres, j’oublie tout et je m’abstrais du monde comme de moi-même. Je me demande alors si je n’aurais pas plutôt des tendances à la névrose obsessionnelle ou à la schizophrénie qu’à la banale hystérie dans laquelle je suis généralement cataloguée. Ce serait plus chic en tous les cas et plus original pour une femme ! De toute façon, je me rassure en me rappelant qu’au travers des traités de psychiatrie que j’ai étudiés à l’université, il n’y avait pas un descriptif de pathologie mentale dans lequel je ne me reconnaisse pas plus ou moins ! 17h30, et nous ne sommes toujours pas parvenus à Dar. Il y a maintenant 12 heures que nous roulons. Il fait de plus en plus chaud et humide. Le soleil se couchant à l’ouest, ma place située à la droite du camion qui roule du nord au sud de la Tanzanie, est envahie d’une chaleur collante et d’une lumière difficile à supporter. Je me sens sale et ce n’est pas nouveau ! 18h30, aux abords de Dar Es Salaam, nous retrouvons une route à quatre voies ce que nous n’avions plus vu depuis Nairobi, la poussière des villes, et leur agitation. Mais il fait noir et nous ne voyons plus grand-chose. Juste le temps d’apercevoir de petits minarets, et des hommes qui se tiennent par la main comme en Afrique du Nord. Quelques femmes en noir, vêtues à l’iranienne, mais le plus souvent laissant leurs regards libres, ce qui les empêchent de se transformer en abominables oiseaux de proie. La musique est de plus en plus forte dans le truck, comme si Anna voulait ainsi nous faire oublier la fatigue. En ce qui me concerne, et pour l’américaine également qui a pris aujourd’hui son air le plus dur, cela l’accroît. Au loin, je discerne à peine, au travers du tambourinement scandé des basses qui accompagnent, ou devrais-je plutôt dire écrasent, la mélodie de la chanson en cours, le chant d’un muezzin, cette mélopée profonde qui envahit les villes musulmanes au crépuscule pour annoncer le coucher du 77 soleil. J’aime les arabes et leur culture, non pas celle de l’intégrisme, car l’intégrisme religieux l’est toujours (les religions aussi finalement !), mais celle des villes blanches, des souks, du respect des hommes pour les femmes dans la rue, des repas communs où tout le monde plonge ses doigts dans un plat central, des familles unies, du thé vert à la menthe, du bleu de la Méditerranée qui se poursuit même dans les déserts et sur les côtes atlantiques. 19h30, la ville est ultra moderne et la nuit est tombée. Dans le centre, comme dans tous les centres ville du monde, des banques, des grands hôtels, des lignes aériennes, et bien sûr des bureaux à louer, dont la fréquence, vous l’aurez sans doute remarqué, est d’autant plus importante qu’il y a un grand nombre de mal logés dans un pays. On sent tout de même l’air de l’océan tout proche, et un peu de brise balaie la chaleur résiduelle du jour. On pourrait ici être en Asie ou en Inde, ou sans doute dans bien d’autres lieux encore de par le monde. Seuls les vendeurs de bananes vertes aux coins des rues, nous permettent de ne pas oublier que nous sommes en Afrique. Puis nous roulons sur une sorte de corniche basse, au bord de l’océan. Une grande mosquée blanche aux airs sobres et reposants fait face à la mer, qui à cette heure du jusant laisse à découvert une large batture. Quelques petites barques de pêcheurs se noient dans l’obscurité qui est maintenant plus profonde. L’architecture musulmane des villas de bords de mer déploie des ogives dentelées vers le ciel. Déjà du sable blanc, et l’odeur de la mer. Nous croisons un marché aux poissons (enfin ! la Terre Promise !), très odorant et très animé, qui me laisse entrevoir un bon dîner ce soir. 20h30, nous attendons longuement dans l’obscurité le ferry qui doit nous transporter de l’autre côté de la baie de Dar Es Salaam, sur la presqu’île qui lui fait face, où se trouve notre campement. Une foule dense et pressée sort en courant du ferry qui accoste, sans doute pour ne pas rater une correspondance de bus et regagner un lointain domicile après le travail. La musique est fortement présente dans la rue et a de curieux airs de reggae. Nous laissons passer un étrange vendeur de glaces en tricycle, et de longues files de jeeps qui sortent du bateau, et nous embarquons pour une traversée qui ne dure que quelques minutes mais qui évite 60 km de route difficile. Au campement, enfin, seules trois chambres sont disponibles, et nous sommes quatre à en demander. Le couple australien fatigué comme moi, le couple de lesbiennes dont le membre renfrogné fait encore plus la gueule aujourd’hui que d’habitude, et le couple de suisses allemands qui regrette sans doute le confort de Zurich, ses vertes pelouses, sa propreté et sa sécurité légendaires ! Ils n’ont pas trente ans et devraient face à la difficulté se désister. Mais l’affreux réassureur ne le propose pas bien sûr. Les lesbiennes le proposent, puis moi à mon tour. Finalement elles décideront de me laisser la chambre. Ce petit incident n’est rien, mais accroît sacrément ma nervosité qui n’en avait pas besoin. Je trépigne en attendant mon sac, que je ne pourrais avoir que lorsque les autres auront fini de monter leurs tentes, et demande en attendant à Vesh ce qu’elle prépare pour le dîner. Je suis affamée et exténuée. Quand j’entends que l’on prévoit des haricots ce soir pour les quatre « végétariens » que nous sommes dans le groupe, je craque ! Il était temps ! Toute la fatigue s’abat sur moi d’un seul coup, et je pars en hurlant que je vais manger du poisson au restaurant. Là j’éclate en sanglots, et noie mon filet frit de larmes salées et inextinguibles. Anna vient me rejoindre, pour « clarifier » la situation, dit-elle ! La clarification en ce qui me concerne ne tarde pas, et je vomis tout ce que j’ai sur le cœur. Je n’ai pas l’impression qu’elle comprenne ce que je lui dis. Elle se justifie sur chaque point, et met sur le compte de la fatigue ma colère et ma mauvaise humeur. 78 Long bain toute seule dans la piscine dont l’eau est tiède et douce, en culotte et en soutien gorge. Je fais monter le niveau de l’eau avec mes larmes, mais me détends. La nuit, dans la hutte sur pilotis recouverte d’un grand matelas, ne sera pas tout à fait suffisante pour me calmer. Au matin, les larmes coulent toujours, et mes jambes ne me portent plus comme au lever d’une longue maladie. Tanzanie 18 juin, Zanzibar Mal dormi, mal réveillée, mal à l’âme et maman bobo ! C’est ainsi que je sors de ma hutte, un peu moins à l’aube que d’habitude. StoneTown, principale ville de Zanzibar, est notre port d’arrivée après deux heures de bateau pendant lesquelles je m’endors, près de l’américaine que je commence à prendre vraiment en grippe. L’arrivée dans cette ville, un déjeuner de crevettes massala sur un restaurant en terrasse qui suffira à me rassasier pour toute la journée (je n’ai plus l’habitude !), et la bonne qualité du lodge où nous sommes attendus, commencent à me rasséréner. Une petite ballade dans la ville, une douche chaude et l’air « con » de la chambre qui diffuse une vraie fraîcheur, auront raison de ma mauvaise humeur, mais pas de ma fatigue. J’abandonne très vite le groupe pour m’offrir une sieste bénéfique. Le sommeil est ce baume magique aux maux de l’esprit, ce refuge toujours possible, cette libération des tensions du corps qui s’apaise, ce bain de solitude, sans lequel je ne pourrais pas supporter de vivre. Je tiens ce mal de mon papa, le Poum, qui dès qu’il a pris sa retraite s’offrait des nuits de 12 heures de sommeil, auxquelles il n’hésitait pas à adjoindre de longues siestes l’après midi, si bien que Mam avait définitivement renoncé à ouvrir les volets de sa chambre, qui après plusieurs années de fermeture ne s’ouvraient d’ailleurs plus ! J’émerge de mon sommeil profond et frais, de mon doux masque de velours bleu que j’ai retrouvé, de ma nudité détendue, en fin d’après midi. Je découvre alors tout le charme de cette ville, mi arabe, mi portugaise, mi anglaise, mi indienne. On croise ici toutes sortes de gens dans un melting pot insensé. Quelques masaïs encore et leurs couvertures rouges sur le dos, côtoient des indiens très typés en général présents dans les échoppes, des rastas aux dreadlocks sales et aux bonnets de coton tricotés au crocher, des musulmans en longues robes blanches étincelantes de propreté, des femmes en rouge ou jaune, voilées ou non, des femmes en noir, certaines portant même à l’iranienne un haïk sur le visage en complément de leur tchador. Des enfants dans les rues nous crient bonjour, et nous tendent leurs petites mains crasseuses. Des ruelles à la structure complexe, jalonnées de boutiques souvent fermées, car c’est encore aujourd’hui dimanche (que le temps passe vite !), rappellent les médinas de tous les pays arabes. Beaucoup d’odeurs de cuisine diverses circulent dans les rues, odeurs d’ail et d’épices, de cuisine indienne, chinoise, italienne. Zanzibar est une île relativement petite (environ 60 kilomètres de longueur sur 20 de largeur), à l’origine peuplée d’indigènes bantous, dont l’histoire est incroyable. Elle a connu l’ère des grands navigateurs portugais, qui y ont installé des missions catholiques, puis, avant que ne soit instauré le protectorat anglais qui a pris fin en 1963 seulement, la domination des sultans d’Oman au début du 19ème siècle, ces marchands d’esclaves venus ici en Tanzanie s’approvisionner en marchandises humaines. Zanzibar a été un des plus grands ports du trafic d’ivoire et d’esclaves en ce monde. Elle est la dernière place africaine qui ait connu un grand marché d’esclaves. Les omanais se rendaient dans le nord de la Tanzanie, où les hommes sont 79 plus grands et plus robustes que les indigènes de l’île, pour acheter à des chefs de tribus corrompus leur marchandise, ou tout simplement pour chasser les hommes, comme on chasse ici le lion ou l’éléphant. On estime à 600000 le nombre d’esclaves passés à Zanzibar pour y être vendus entre 1830 et 1873, ce qui ne donne pas le nombre de personnes ayant au total été capturées, car sur la route à pied, longue de 2000km, qu’ils devaient parcourir enchaînés aux mains et aux pieds, fouettés à mort, et tenus les uns aux autres par un collet de fer, la plupart mouraient, bien avant de parvenir au port. Lorsqu’ils y parvenaient, seuls les plus forts étaient déjà ainsi pré sélectionnés, mais cette sélection ne suffisait pas aux sultans pour établir le prix de chacun d’eux. Ils enfermaient alors les rescapés de la longue marche dans deux cellules, d’environ 30 m² chacune, qui contenaient 75 personnes pendant trois jours. Ces cellules de pierre ne sont ouvertes que par une minuscule meurtrière, si bien que la moitié des prisonniers mouraient de suffocation. Les femmes et les enfants, qui ne leur avaient pas été retirés pour assurer la continuation de la chaîne de production, occupaient une cellule, les hommes celle d’en face. Ils étaient toujours attachés les uns aux autres par le cou, ainsi qu’enchaînés aux mains et aux pieds, si bien qu’aucun mouvement ne leur était possible pendant trois jours. Ce régime s’accompagnait d’une privation absolue d’eau et de nourriture, et seule la moitié des pauvres esclaves, ainsi réduits à l’état de bête humaine affamée, pouvait-elle survivre, l’autre moitié, celle des vivants, pouvant s’allonger un peu au fur et à mesure que le nombre de morts grandissait, et que se libérait ainsi de la place à l’horizontale. A l’issue des trois jours, les esclaves étaient conduits sur le marché pour la vente, et l’exportation par les omanais vers l’Amérique du Sud, l’Inde ou l’Arabie. Ceux qui se montraient forts, ne pleuraient pas, voyaient leur valeur augmenter, alors que les épuisés et les geignards étaient soldés à moindre prix ! Je me dis qu’on avait intérêt à se montrer plutôt faible pour ne pas valoir grand-chose, et ne pas se voir chargés plus tard à l’arrivée des travaux les plus durs. Les femmes étaient en général vendues pour être cuisinières ou domestiques. Les hommes pouvaient s’attendre aux pires tâches qu’il soit possible d’imaginer. La visite du site consacré à l’esclavage s’effectue dans une ambiance grave. Le silence parmi nous, devant le très beau monument sculpté qui est érigé sur la place la plus proche, est un silence pesant que seuls les déclics des appareils photo perturbent. Le monument figure quatre esclaves au fond d’une fosse. Ils sont debout, maintenus par des chaînes authentiques les uns aux autres. L’expression de chacun est différente : fierté malgré l’épuisement, abattement, tristesse, résignation. Je n’ai effectué cette visite que le lendemain de mon arrivée à Zanzibar mais elle m’a tant marquée que je n’ai pas pu évoquer le nom de cette île sans en parler tout de suite. Ce qui me frappe terriblement dans cette histoire c’est d’abord, bien évidemment, le parallélisme avec l’holocauste. Même capture des hommes et des femmes indistincte et sauvage, avec la complicité des dirigeants des tribus et sous le regard des passants tout au long du chemin. Même épuisement pré sélectif durant le trajet qui les conduit à leur geôle. Même volonté de distinguer les plus forts des plus faibles par la sélection naturelle. Même destination finale vers la mort par épuisement pour les plus forts d’entre eux. Mêmes entraves, les barbelés remplaçant volontiers les chaînes, les sultans omanais les barbares nazis. Même anéantissement de la personne humaine par l’épuisement, la faim et la soif, la douleur de perdre les siens en cours de route, le ravalement au rang de bêtes dans la suppression de l’espace vital et la négation de tout besoin physique, etc. Une stèle chrétienne marque l’entrée d’une cathédrale reconstruite après l’abolition de l’esclavage. Elle dit : « que la paix règne désormais sur le monde ». C’est bien, mais bien peu de choses en ce lieu, face à l’émotion qu’il dégage. Dans l’église, un prêtre harangue ses ouailles 80 avec véhémence. Je ne sais pas ce qu’il leur dit. Je sais que si j’étais à sa place, je dirais : «N’’oubliez jamais la barbarie dont les hommes sont capables, et au dessus d’eux tous les dieux qu’ils vénèrent ! », « N’oubliez jamais les souffrances de ceux qui vous ont précédés, faites les connaître aux générations futures, et mesurez à leur aune vos propres soucis », «N’oubliez jamais que nous sommes tous des rescapés d’un naufrage », et surtout : « Sachez rester toujours vigilants face aux pouvoirs de toutes sortes, qu’ils soient marchands ou idéologiques, physiques ou religieux, armés de dollars, de fer ou seulement d’idées ! », et enfin : « Par pitié ! Ne laissez passer aucun train d’esclaves devant vous en détournant la tête ! » J’en aurais des choses à leur dire à ces misérables qui prient Dieu, en ce beau dimanche à Zanzibar ! Pourquoi ne m’est-il pas donné de prêcher du haut de cette chaire ? Mon amie Linda me comprendra, elle qui revient d’Auschwitz, (enfin je veux dire d’une visite à Auschwitz !), et qui m’a dit à quel point cela était salutaire pour relativiser nos propres maux. Je la crois volontiers, moi qui relis avec une certaine honte les passages précédents de ce journal, dans lesquels je me plains de devoir manger du cheddar râpé et non tranché ! Ce qui en deuxième lieu m’a frappée dans cette visite, c’est qu’encore de nos jours, des millions d’hommes et de femmes vivent dans des prisons qui ne sont sûrement guère plus confortables que celle que nous venons de voir. Les chaînes existent toujours, même dans les prisons américaines qui ont l’air conditionné. Les privations de nourriture et d’eau comme sanction ou moyen de pression sont certainement légion dans toutes les prisons du monde. L’anéantissement de l’identité humaine, l’attribution de numéros à la place du nom, la privation totale d’intimité, tout cela existe encore de nos jours. Amnesty International et en France l’ODP, Observatoire des Prisons, nous le rappellent tous les jours, enfin du moins quand on est dans leurs fichiers. Je suis dans tant de fichiers d’associations de toutes sortes que je n’ouvre même plus les enveloppes dès que je vois leur nom inscrit dessus. Quel égoïsme ! Quelle honte ! Je ne vaux pas grand-chose de plus que les polonais qui regardaient en riant les trains de la déportation traverser leurs champs, ne tendant pas C’est décidé, je cesse de me plaindre, je reste avec ce groupe, et je fais tous les compromis nécessaires pour profiter des avantages qu’il m’offre. Tanzanie 19 juin, Zanzi Le zanzi, ou zanzibar, existe dans notre ODS en tant que jeu de hasard à trois dés. Pour jouer un tel mot, il faut bien entendu disposer également d’un joker, ce qui rajoute au hasard la faiblesse d’une probabilité qui rend le mot encore plus attractif. Le Zanzibar qui nous occupe ici, semble bien lui aussi relever du pur hasard, si l’on ne fait pas l’effort de comprendre son histoire. Toutes les rues attestent de la complexité des mélanges d’influences qui s’y exercent. On passe d’un immeuble colonial somptueux à l’architecture victorienne, à une mosquée trapue surmontée de son minaret, d’un fort arabe crènelé à des maisons aux balustrades de bois ajourées à la façon portugaise, d’un palais à un taudis, d’une côte dédiée au tourisme de luxe à une Côte Sauvage de plages blanches quasiment désertes. La ville est très vétuste cependant, et aucun effort ne semble être véritablement entrepris pour sa rénovation. Les rues sont sales, plus que partout ailleurs, plus en particulier que dans les grandes villes et les villages de campagne, jonchées par endroits de décharges dans lesquelles fouillent des femmes et des enfants, à demi accroupis pour trouver ce qu’ils cherchent, et respirant de plein fouet les fumées de l’incinération des ordures. Beaucoup d’immeubles délabrés dans les ruelles, beaucoup de maisons carrément détruites mais dont les gravas sont toujours là, comme 81 si la ville avait subi je ne sais quel cataclysme. Les façades d’édifices à l’architecture coloniale ou arabe élégantes sont souvent lépreuses et noires. Des immeubles dont la construction semble abandonnée depuis longtemps, forment des terrains vagues dans lesquels errent des chats et des gamins sales. Un pan entier de la ville est consacré au tourisme. Cybercafés dotés d’air conditionné, restaurants de toutes les cuisines du monde, et très nombreuses et jolies boutiques d’artisanat local. Le reste échappe à l’étranger qui n’ose en général pas s’y aventurer. C’est la vraie ville, celle des petites gens, des marchés, des échoppes d’artisans aux petits métiers, des femmes voilées et des enfants pieds nus, des commerces de nécessité et des poubelles. Enfin, quoi, tout ce qui fait la vie, les travailleurs, leurs reproductrices et leur progéniture, leurs odeurs et leurs déchets. Ne résumons nous pas là la quintessence de l’humanité ? Dans le dédale des ruelles sombres se croisent tous les contrastes. Les mosquées côtoient les églises, les belles voitures les charrettes à bras, l’Internet les maisons sans électricité, les jolies boutiques les vendeurs de savonnettes et de légumes. Il fait très chaud ici, avec une humidité allant jusqu’à 95% de l’air que l’on respire, et qui est rare à l’intérieur des rues malgré la brise de l’océan. Un beau récif de corail barre l’île couverte de cocotiers géants, mais étonnamment minces et effilés qui s’élancent vers le ciel. Des dauphins jalonnent les côtes. Le sable est crème de près, blanc de loin, et évoque les paradis terrestres que recherchent les touristes. Ces derniers sont mieux vêtus qu’ailleurs, et semblent pour la plupart échapper à la triste condition de routard qui est la notre. La matinée ne commence qu’à 9 heures, luxe suprême, et je me sens encore un peu affaiblie du coup de barre de la veille et de l’avant-veille. Je ne m’étais pas vraiment rendue compte à quel point j’étais fatiguée. En dehors de la ville, longue ballade tranquille entre les cocotiers au travers des plantations d’épices de l’île. Nous devons découvrir à l’odeur de leurs feuilles ou de leurs racines de quelle épice il s’agit. C’est souvent trompeur et difficile, surtout quand on ne connaît pas la traduction en anglais. Angéla m’aide à identifier le curcuma qui donne une jolie couleur jaune à tous les plats, la citronnelle des salades de soja et de crevettes de mon restaurant thaï préféré, le gingembre piquant et si parfumé des riz biriani, le poivre qui n’est blanc vert ou noir qu’à divers stades de sa maturation, la cannelle dont je déteste le goût et dont ma grand-mère Nona assaisonnait les gâteaux, le clou de girofle des dentistes, le piment si bon sur la pizza, etc. C’est joli, calme, et ce jeu des odeurs me plaît. Les arbres fruitiers sont là aussi pour me ravir : Les fruits du cacao dont les fèves font notre si bon chocolat, les fruits de la passion que je n’aime pas mais dont j’aime tant le nom, les mangues bien sûr, le jaque, ce fruit du jaquier que l’on confond toujours avec le jacques, c'està-dire avec l’idiot, et qui n’existe pas en tant que jacque alors que l’arbre qui le porte peut prendre l’orthographe de jacquier. Je profite d’ailleurs de cette occasion pour signaler que le jaco lui, qui est un perroquet gris, accepte les trois graphies de jaco, jacot et jacquot. Comment fait-on pour retenir tout cela ? On dit que le jaco, jacot, jacquot, se répète beaucoup et qu’il est en réalité bien aussi niais qu’un jacques, en tous les cas davantage que l’arbre qui le porte et qui accepte, lui, toutes les graphies. Où en étais-je ? Ah oui ! Les arbres fruitiers de Zanzibar. J’ai oublié de parler du star fruit, dont la pulpe est effectivement en forme d’étoile et qui doit bien avoir en français un nom que j’ignore. Il faudra se renseigner. J’apprends aussi que le bananier fait de grosses fleurs qui, lorsqu’elles éclosent, contiennent en miniatures en leur cœur, de toutes petites bananes, qui deviendront grandes, elles. Certaines de ces plantes sont utilisées en médecine, d’autres en cuisine, d’autres en pigment pour la peinture ou le maquillage, d’autres enfin en parfumerie. 82 Le déjeuner nous est servi dans une maison de village où la cuisinière a préparé un très bon repas local, constitué de riz parfumé aux épices et d’épinards hachés très finement et eux aussi très goûteux. Nous ôtons nos chaussures sur le seuil comme dans toute bonne maison musulmane qui se respecte, et nous sommes assis en tailleur sur une grande natte qui recouvre la pièce nue, adossés aux murs. Le déjeuner se clôture par des assiettes généreuses de fruits exotiques, mangue, ananas et papaye. En milieu d’après midi le minibus nous conduit jusqu’à la belle plage qui nous attend au nord de l’île, côte peu fréquentée. Nous arrivons tout au bout de tous petits chemins défoncés, dans un ensemble de bungalows charmants, couverts de feuilles de palmes devenues grises sous le soleil. Chaque bungalow est précédé d’un petit perron en terrasse agréable. Les chambres offrent de bons matelas, larges et pas trop mous, accessoires sur lesquels mes compagnons de voyage vont dormir pour la première fois de leur séjour, un ventilateur, une salle de bains carrelée dotée de toilettes privées et de jolies moustiquaires en baldaquins autour des lits. J’aurais le mien sans problème et pour un simple supplément de 5 dollars, ce qui est le prix de mon intimité qui, vous le voyez, ne vaut finalement pas grand-chose. Deux jours et deux nuits sont prévus ici. Suffisant sans doute pour recharger toutes les batteries, celles de mon matériel électronique et celles qui me font fonctionner. Baignade tiède dans l’Océan Indien, nouvelle orgie de crevettes massala et verre de vin blanc auront raison de ma fatigue. Tanzanie 20 juin, Zanzibar Journée passée à écrire sur la terrasse de mon bungalow. Le temps passe alors sans que j’en aie la moindre idée, une phrase poussant l’autre, sous mes doigts presque trop gros pour mon clavier minuscule. Je n’aurais pas pu effectuer ce voyage sans cet ordinateur, c'est-à-dire ceux à qui j’écris, qui sont si loin, et que peut-être je ne connais même pas. Je ne m’interromps qu’une petite demi-heure pour ingurgiter avec le plaisir que l’on devine une pizza aux champignons et au fromage. Suffisamment pâteuse pour me rassasier, et suffisamment croquante pour me délecter. Je croise alors les autres passagers. Certains sont allés faire de la plongée et me racontent en anglais toujours, la forme et les couleurs des poissons qu’ils ont rencontrés. D’autres, les couples, profitent de cette halte pour déjeuner dans l’intimité en face à face. Sandra a pris pour la première fois un bain de mer de sa vie ! Cette pauvre fille a vraiment de gros problèmes avec son corps. La cadre australienne qui travaille dans la mode, a revêtu une petite robe de coton rayée à bretelles qui la rend plus humaine. Toutes les filles portent de diverses manières de jolis paréos colorés qu’elles ont achetés ici. Le suisse, toujours à la recherche du confort maximum, se fait faire un massage par une femme de Zanzibar, sur la plage. Anna a pu passer pour la première fois depuis longtemps une soirée en tête à tête avec son fiancé. La plage est belle malgré le temps très instable. Le sable grège n’est pas très fin mais extrêmement propre. L’eau est tiède et claire, assez étale, car le rivage est protégé par la barrière de corail toute proche. Ce n’est pas aussi beau que les plages que j’ai connues en Asie ou aux Caraïbes, les tamaris étant nettement moins spectaculaires que les cocotiers, qui ici ne parviennent pas jusqu’au rivage, on ne sait pourquoi. 83 Je me laisse entraîner pour le dîner dans un restaurant situé un peu plus loin sur la plage, où se rendent tous les membres du groupe sauf les couples homme-femme, décidément attachés à leurs chaînes plus qu’à tout. Grande tablée éclairée à la bougie sous un toit de palmes, aussi haut que celui d’un grand hangar, à quelques mètres seulement du bord de mer. Je suis malheureusement assise en bout de table, près de la jeune poupée Barbie située à ma gauche, qui entreprend ma voisine de droite sur son enfance, les relations avec sa maman, avec son petit frère qui joue si bien de la batterie, et sur sa dyslexie. Cela dure plus d’une heure, durant laquelle l’une débite à toute allure son discours issu principalement des rubriques psycho des magazines de teen-agers, pendant que l’autre, poliment, hoche la tête pour acquiescer de temps en temps. Tout ce bavardage aussi insipide qu’anglophone m’exaspère, et ne représente au bout d’un certain temps pour moi, qu’une petite musique aigue dont je ne cherche plus à comprendre le sens. La poupée Barbie ayant tari son flot devant le silence empathique de son interlocutrice, et le dégoût qu’elle éprouve à devoir couper les têtes des crevettes qu’on lui sert, survient enfin un peu de calme. Le temps de déguster mon délicieux poisson grillé et d’aller ensuite faire quelques pas au bord de l’eau. La mer remonte et est parfaitement calme. C’est presque la pleine lune, et on y voit tout à fait clair. La plage est belle dans cette demi-obscurité, et les crêtes échevelées des tamaris qui la bordent dessinent sur le ciel de jolies lignes de dentelle. On n’entend plus que le clapotis infime des vaguelettes qui viennent s’échouer là. C’est un joli moment. Totalement dégoûtée par le dépeçage des crevettes, la poupée Barbie s’est enfin tue. Ma voisine de droite, une des deux K, que j’ai qualifiée plus haut de lesbienne renfrognée, s’adresse alors à moi, espérant ainsi échapper à sa précédente interlocutrice. Je découvre alors une fille de plus de quarante ans, qui en paraît à peine trente, jolie malgré sa rondeur et ses cheveux à la garçonne, et nous devisons gentiment sur l’Europe et sur Tony Blair. Elle est « l’enfant » du couple, et bien évidemment, apprenant tôt ou tard que je suis psychologue, j’ai droit à un descriptif complet de la personnalité de sa mère, dont la demande est trop forte à l’égard de ses enfants, qui s’est mariée quatre fois, etc. Allez ma vieille, fais ton boulot ! Celui que tu n’as jamais voulu faire parce que tu avais trop à dire sur ta propre mère pour écouter les autres parler de la leur ! Au final, la conversation est tout de même plutôt agréable, dans un anglais parfait et relativement lent, ce que j’apprécie et qui m’encourage à un peu d’inter activité. Je bois trois verres de vin blanc pour fêter le caractère exceptionnel de cette soirée de détente. Le pinard, Dieu que c’est bon ! Tanzanie 21 juin, Zanzi C’est le premier jour d’une saison que je passerai toute entière bien loin de Paris et de sa fête de la musique, à laquelle vous participerez sans doute ce soir, s’il ne pleut pas, comme c’est en général le cas presque chaque année. Pour ma part, de ma plage quasiment déserte de Zanzibar, cette nouvelle saison est sans signification, puisque ici nous sommes censés être en hiver, mais qu’il fait 35 degrés, et que plus tard lorsque Paris perdra les feuilles de ses arbres, je serai également en été mais en Australie, ou en Nouvelle-Zélande, et il y fera sans doute aussi froid qu’en automne chez nous ! C’est à n’y rien comprendre ! 84 Je lézarde agréablement sur le sable grège et sous un ciel curieux, totalement partagé en deux : d’un côté la pluie qui s’éloigne et la noirceur de ses nuages, de l’autre un soleil étincelant et chaud. Un petit miracle de la technologie s’est produit ce matin sur cette plage : j’ai pu y capter un réseau Internet sans fil ! Mon super petit ordi a réussi cet exploit de se brancher sur le centre de plongée tout proche, où le patron, un fan du net, a installé une liaison satellite. L’ordinateur attire autour de soi toutes sortes de gens, comme les chiens le font dans les jardins publics. Les curieux viennent voir la bête, posent des questions, et du coup, s’intéressent à moi, la propriétaire de l’engin ! Voilà un moyen bien simple de sortir de la solitude si l’envie m’en prenait. La fonction de l’animal domestique réside d’ailleurs essentiellement là, mais est plus exigeante vis-à-vis du propriétaire : le cabot ne se contente pas d’être branché sur secteur toutes les 6 heures, lui ! Tanzanie 22 juin, StoneTown à Zanzibar De retour à l’hôtel de StoneTown pour une dernière nuit, j’écris ce matin de ma chambre, sur les murs de laquelle est inscrite la fameuse Qibla scrabblesque, soulignée d’une flèche, qui m’indique dans quelle direction me tourner, si je voulais par hasard me mettre à prier. Qibla est un des 8 mots de l’ODS dont le Q n’est pas suivi d’un U, autant vous dire que l’on est en droit de l’adorer, car à ce jeu, combien de coups nous faut-il la plupart du temps traîner notre Q sans U ! Je ne résiste pas à l’envie de vous indiquer les autres : qanun, qasida, qatari, qaraïte, iraqien, qasida, muqarnas, et c’est tout ! Hier soir, profitant d’une courte halte dans un lieu civilisé, je regarde les nouvelles sur BBC world. Rien que du banal et de l’horrible, de l’horriblement banal ou du banalement horrible, comme on préfère : attentat suicide en Irak, attaque armée au Liban, crash d’un train contre un camion en Israël, et vagues espoirs engendrés par une Nième rencontre entre dirigeants israéliens et palestiniens. Je ne ressens aucune sorte d’émotion, ni d’horreur ni d’espoir. Comment peut-on s’habituer à un tel point à tout cela ? Je n’ai pas la réponse, et ai d’ailleurs très vite éteint la petite fenêtre de cette boite noire, ouverte sur un monde qui l’est davantage encore. Cela me rappelle une jolie réflexion de Nina, deux ans au moment où les amerlos ont déclaré la guerre à l’Irak. Horrifiée par le discours de Bush que je viens d’entendre à la télévision, Nina remarque mon émotion et me demande si j’ai peur. Bien sur, lui dis-je, j’ai peur de la guerre ! La pitchounette, du haut de ses trois pommes, court alors vers l’appareil et l’éteint : Voilà, Dadie, c’est fini la guerre ! Tu n’auras plus peur maintenant ! C’est le miracle de l’enfance que de confondre le réel et la fiction. Nous quittons à midi Zanzibar, et je trouve bien court ce séjour pour découvrir cette île. Tandis que le ferry prend la mer pour nous reconduire à Dar Es Salaam, l’île s’éloigne sous un ciel plombé, et je m’abîme sur le pont arrière dans la contemplation de notre sillage mousseux et des deux vagues obliques que nous formons à notre avancée. Je me rappelle être ainsi restée des heures étant enfant à jouer à ce petit jeu là. Ciel et mer se confondent en un gris d’acier menaçant et lourd, tandis que les embruns tièdes m’arrosent le visage et embuent mes lunettes. L’océan est nimbé de la lumière d’un soleil fantomatique que l’on ne parvient pas à distinguer, et qui, bien que voilée, est suffisamment violente pour faire se froncer les yeux. 85 Ca et là apparaissent des atolls, dont certains ne sont que des langues de sable blanc, d’autres de véritables îlots couverts de verdure qui réjouiraient le premier Robinson venu, d’autres encore surmontées d’un grand minaret blanc qui atteste de la présence d’habitations. Les bateaux de pêche traditionnels qui croisent en mer s’appellent ici des dhows, sortes de barques de bois très rudimentaires au mât desquelles est accrochée une voile triangulaire en coton grossier. Elles rappellent les boutres ou les felouques, mais je n’ai pas la traduction exacte de ce terme. Si t’avais regardé le Thalassa sur Zanzibar, au lieu de t’endormir à 9 heures, tu le saurais ma vieille ! La mer est assez forte et le ferry tangue (ou roule, je ne sais jamais) pas mal d’avant en arrière. La cabine dispose de l’air con, et la traversée est plutôt agréable pour ce qui me concerne. J’essaie de m’endormir sous le bercement des vagues et du tangage, sous le ronron régulier du moteur, lorsque soudain l’évocation de ce retour à la vie intra-utérine me terrifie et coupe court à ma somnolence. Ce n’est pas pour rien que les petits enfants vomissent presque systématiquement en bateau ou en voiture, retrouvant dans ces bercements, le souvenir récent des ténèbres mouillées et sûrement malodorantes du ventre maternel ! Je n’ai tout de même pas fait 5 ans d’études de psychologie pour rien ! La poupée Barbie, dont j’ai déjà souligné à quel point elle n’était pas sortie de l’enfance, surtout pas indemne, elle qui téléphone tous les jours à sa maman, fait en ce moment la triste expérience de cette réminiscence, accrochée livide à une barre du pont arrière. On la verrait plus volontiers dans cette position, souriante et en rose, comme à son habitude, exhibant son string comme sur les affiches de pin up, string dont elle nous impose régulièrement la ficelle apparente au dessus de la ceinture de son pantalon taille basse ! Mais non ! Aujourd’hui elle est en vert la pauvre, et voilà que son visage vire au verdâtre. Vite poussons-nous ! Je me réjouis cependant que cette expérience ait enfin eu raison de la logorrhée de cette poupée assommante. La prochaine fois qu’elle m’assomme ainsi, je la berce ! Pour ma part, je résiste bien au mal de mer, d’une part parce que je suis armée d’un certain nombre de défenses efficaces contre le retour toujours possible à la vie intra utérine, et d’autre part parce que m’attendent bientôt les quarantièmes rugissants du Cap Horn, et que cela ne sera pas une mince affaire ! Le retour dans le camion n’est pas une perspective très réjouissante après ces quatre jours de soleil de sommeil et de sable, qui m’auront permis de retrouver une certaine sérénité. Nous sommes déjà à la moitié du deuxième tronçon du voyage africain, à mi parcours du voyage en camion pour moi, et je ne sais pas trop de quoi seront faites les prochaines semaines. Angéla me rappelle que ce soir nous sommes de vaisselle. Rien de réjouissant donc ! Mais je dois reprendre mes bonnes habitudes du début, me laisser trimballer sans trop poser de questions et sans râler surtout, sinon cette fin de voyage va devenir intolérable. La ville de Dar dans laquelle nous ne nous arrêtons pas, ce que je regrette, est très embouteillée, poussiéreuse et moite. Profitant des embouteillages qui ralentissent considérablement les véhicules, placés sur le terre-plein central d’une route à quatre voies, des vendeurs ambulants de marchandises inattendues, nous haranguent par les fenêtres du truck. Ils nous proposent, à peu près dans l’ordre dans lequel je les ai observés : planches à découper, sprays anti-moustiques, cartes postales, chambres à air, réveils matin, œufs durs, tapis de voiture, Winnie l’ourson en peluche, cadenas, sachets de pommes, journaux, ballons, globes terrestres, torchons, extincteurs, noix de cajou, bijoux, triangles de signalisation routière, bidons de détergents, cotons tige, cure-dents, nattes, chargeurs allume-cigares, balayette à chiottes, dentifrice, etc. Non merci, j’ai tout ce qu’il me faut ! 86 Dans le centre ville, on remarque beaucoup de femmes habillées à l’européenne et peu d’hommes en gandouras. Il est 17h30, les gens commencent à sortir du travail et les premières boutiques à fermer leurs grilles. Anna s’énerve sur son klaxon. L’odeur d’essence est écoeurante. Les rues débouchent sur la corniche qui borde l’Océan Indien, à marée haute à cette heure. Quelques badauds assis en tailleur la jalonnent, regardant la mer. De beaux édifices sur jardins la bordent, puis nous rejoignons le petit marché aux poissons très odorant et l’embarcadère du ferry pour l’autre extrémité de la presqu’île. Entre le fracas des moteurs, les hurlements d’une radio qui diffuse une musique mi africaine, mi arabe, mi insulaire, puis bientôt la retransmission d’un match de foot en swahili ( !), cette petite traversée qui pourrait être belle est assourdissante et difficilement supportable. Même campement qu’au premier soir, même hutte rudimentaire, même bain dans la piscine, mais sans les larmes cette fois, et bien sûr la vaisselle qui clôture la soirée dans l’eau grasse du poulet du dîner du soir. C’est une belle nuit de pleine lune, et l’amplitude de la marée étant maximale, les vagues viennent s’échouer une bonne partie de la nuit sous les pilotis de ma hutte. Je ne suis pas très rassurée songeant au hasard qui produirait ce soir un petit tsunami sur l’Océan Indien, même un tout petit ! Tanzanie 23 juin, route vers le Malawi Bon anniversaire mon petit Cha (ma nièce)! Nous quittons Dar, il n’est pas 7 heures. Le Clair de Lune de Debussy est parfaitement incongru ici, mais je me réjouis de ce contraste entre l’ouie et la vue, puisque plus la musique est inattendue dans un paysage, plus elle accroît la distance du regard. Nous descendons la Tanzanie du nord au sud pour une longue route qui nous rapproche du Malawi, que nous n’atteindrons que le lendemain. Toujours plus au sud pour moi, je suis donc dans la bonne direction, avant d’attaquer le grand est qui me ramènera chez moi, un jour de 2006. C’est une journée de grande somnolence que ne viendra interrompre que la rencontres avec quelques baobabs, très laids avec leurs troncs énormes et trapus, sans aucun feuillage à cette saison. De véritables épouvantails ! Je me rendors. Le soir au cours de notre halte dans une jolie ferme auberge, il fait presque froid, et la moiteur de Dar Es Salaam est loin. Le dîner a lieu au restaurant, arrosé d’un blanc frais et buvable d’Afrique du Sud, et terminé par un brownie, c’est la fête pour moi ! Je me trouve assise à une table comme par hasard avec les quelques personnes que j’aime bien dans le groupe : le couple d’australiens et le couple de lesbiennes. Les australiens, malgré leur âge, le mari ayant presque 60 ans, sont pleins de fraîcheur. Ils ont quatre grands enfants et beaucoup de jeunesse de cœur tous les deux. Elle, rit sans cesse, d’un rire joyeux et clair, tandis qu’il veille sur elle avec amour. Lui, a une bonne gueule grisonnante, avec un regard d’enfant sur tout ce qu’il voit. Il a du être très beau. Ils sont sans doute un peu mystiques tous les deux, mais généreux, communicatifs et authentiques. 87 Les deux K ou « cas » comme on veut, sont finalement attendrissantes dans l’amour qu’elles se portent et la sollicitude dont elles font preuve l’une envers l’autre. L’allure un peu ridicule de celle qui joue à la maman disparaît vite quand elle s’exprime, et elle est certainement la seule personne politisée du groupe, sensible aux droits de l’homme, et des femmes plus encore ( !), se disputant avec moi les pages historiques des guides de voyage des pays que nous traversons dès que nous en avons atteint la frontière. L’air renfrogné de la seconde ne me déplait plus comme au début, car je me sens bien souvent en empathie avec elle ! Je me rends vite compte que cette table ne doit en fait rien au hasard, et qu’elle rassemble ce que j’appellerais les « gens qui souffrent » au cours de ce voyage. C’est d’ailleurs aussi la table des quatre végétariennes du groupe. Ces deux couples, en effet, sont les seuls à exprimer comme moi une certaine lassitude et une certaine fatigue du voyage, de la colère parfois contre les règles stupides, du dégoût souvent pour la cuisine qui nous est servie. Ils ont tous les quatre cette capacité que j’apprécie tant à formuler des choses négatives, à exprimer tout haut leur insatisfaction. Non pas qu’ils soient ni plus malheureux ni plus fatigués que les autres, mais simplement parce qu’ils osent en parler. J’ai une sainte horreur des gens toujours positifs, dont je ne peux croire à la franchise et qui, à mon sens, sacrifient à la relation sociale toute authenticité. Je reste persuadée que la souffrance est partagée par tous, et qu’ils ne peuvent être sincères. A moins qu’ils ne soient même plus capables de s’en rendre compte, auquel cas ils sont carrément bêtes ! Des âmes en formica sans doute, un coup d’éponge et toute tâche s’en va, disait Mam découvrant cette matière révolutionnaire dans les années 50 ! Sauf, et je voudrais m’excuser de cette parenthèse, que la table en formica de la cuisine sur laquelle nous mangions pour éviter de salir la grande table de la salle à manger, était trop petite pour nous cinq. Il fallait donc « sortir les rallonges », comme on disait, et le formica révélait alors sa vraie nature ! Le dessous du plateau en contreplaqué était abominable de saleté, et des colonies de blattes y logeaient. Ainsi m’apparaîtront toujours les gens trop positifs, qui sous le brillant de leur apparence, recèlent de la vieille graisse accumulée dans laquelle se cachent des cafards ! Je vivrai toujours avec des tables en verre, qui se strient au moindre contact d’un objet un peu dur, et à travers lesquelles on voit tout. Bref, je préfère aux toujours souriants et heureux, les gens qui pleurent et qui rouspètent, les cyclothymiques, les dépressifs chroniques, les lunatiques et les rebelles, les caractériels, les emmerdeurs, les vivants quoi! Malawi 24 juin, Lac Malawi Départ toujours à 6h30 pour le Malawi. Ce matin le truck ne démarre pas. Tout le monde pousse ! Et c’est reparti pour 12 heures de route, toujours direction grand sud. J’ai perdu mon petit réveil magique dont l’achat m’avait procuré tant de satisfaction. Ce n’est pas grand-chose, mais en même temps beaucoup, car mon sommeil va en prendre un coup si je ne trouve pas rapidement ma réassurance dans un objet fiable capable de me réveiller le matin. Les départs dans la nuit, à la torche électrique, sont déjà assez difficiles comme cela, pour ne pas rajouter le stress d’un retard au démarrage, que mes compagnons de voyage ne me pardonneraient pas, eux qui ont su trouver dans le même laps de temps que celui qui m’est imparti, celui de se doucher, de manger deux omelettes, des assiettes de céréales et des toasts beurrés, de faire la vaisselle, et de se laver les dents ! 88 Le sud de la Tanzanie que nous atteignons maintenant est assez désert. Après des montagnes, une savane vallonnée brille sous le soleil du matin, encore bien pâle à cette heure. La lune est toujours présente, discret rond d’argent parfait, sur lequel apparaissent des traces de continents imaginaires. Les couleurs sont pastels ce matin, c’est beau et calme. C’est alors que je me laisse porter par cette douceur du matin, que mon MP3, dans la sélection aléatoire à laquelle il procède, se met à passer un enregistrement de la voix de Nina, que j’avais réalisé avant le départ. Elle commente à sa tante certains de ses dessins ainsi qu’un livre d’enfant qu’elle a sous les yeux, jouant à prendre le ton sérieux de la lecture à haute voix. Un quart d’heure si inattendu avec toi ce matin mon amour ! Tu me manques mon petit grain de café ! Tes boucles noires, ta peau dorée, tes petites mains fines ! Ne m’oublie pas surtout ! L’amour que je porte à cette enfant me noie parfois dans des émotions bouleversantes. Allez stop ! Vite quelques anagrammes, sinon tout cela risque de virer dangereusement vers le journal intime ! La traversée de beaux paysages agricoles très vallonnés, de champs de thé immenses qui comme les rizières strient les collines, nous conduit jusqu’à la frontière avec le Malawi. Une simple barrière pour sortir de la Tanzanie, et déjà les changeurs noirs de monnaie au noir nous agressent pour que nous troquions nos shillings ou nos dollars contre des kwachas. Imbécile de correcteur d’orthographe de Word qui ignore le mot kwacha, et me le souligne de rouge ! Ce mot est drôlement utile au scrabble non seulement parce qu’il marie le k et le w, mais aussi parce qu’il permet une amusante rallonge au mot kwa (groupe de langues d’Afrique occidentale), à ne pas confondre avec kvas qui prend toujours un s, et qui est une boisson slave à base d’orge ! Il n’y a à la frontière que deux ou trois camions qui patientent et nous. Personne ne semble se rendre au Malawi, ce petit pays d’Afrique, qui fait tout de même 900 kilomètres de longueur, et dont le cinquième de la surface est occupé par un lac. Un bureau de change me permet de troquer mes devises contre les fameux kwachas, que tout scrabbleur aimerait contempler, pour la valeur de 130$, représentant une bonne semaine au Malawi. L’amerlo radine échange pendant ce temps 10$ pour son mari et elle. On comprend mieux comment ces salauds sont devenus si riches : en économisant sur tout et en volant les pays pauvres ! Les frontières n’étant que des artifices, rien ne distingue les paysages d’ici des paysages tanzaniens. Les hommes en revanche sont très évidemment beaucoup plus petits, certains n’excédant pas la taille d’un pré adolescent occidental. Ils ne sont pas très beaux avec leurs nez épatés. Evidemment pour le nez je fais la différence, mais pour la taille je pourrais facilement me confondre avec la population locale ! Comme ailleurs, les enfants saluent notre passage de how do you do ? et de hello ! La route est complètement déserte sous un soleil de plomb. Et comme partout ailleurs également, les gens y marchent, en rouge, en jaune, en orangé, d’un pas traînant, allant on ne sait où, venant d’on ne sait où. Les femmes portent avec élégance et dextérité des ballots ou des fagots sur la tête. Les hommes marchent en général les mains dans les poches. Ainsi est la condition de la femme du tiers monde, si souvent ravalée à la fonction d’animal de bât ou de bête de somme. Dans les bureaux de l’immigration à la frontière, un certain nombre d’affiches défendant les droits des femmes accueillent d’ailleurs les visiteurs, portant des slogans contre le viol et la violence domestique. 89 La grande pauvreté du pays est tout de suite frappante en venant de Tanzanie. Les enfants en sont les porteurs des premiers signaux : haillons, saleté, pieds nus, vont de pair avec leurs rires. Il y a si peu d’enfants tristes ici, si peu d’enfants qui pleurent ou geignent, alors que nos bambins si propres et si bien nourris sont toujours insatisfaits. Peut-être l’insatisfaction n’estelle en fait possible que si on connaît la satisfaction, peut-être le manque ne peut-il se ressentir que s’il est parfois comblé. Que pourraient bien désirer ces enfants qui ne connaissent rien, qui ne possèdent aucun jouet, qui mangent sans doute à peine à leur faim ? Et puis, comme le soleil cicatrise les plaies, ne fait-il pas aussi l’effet d’un baume sur la misère ? Le pays est très rural et la campagne moins africaine que celle des pays précédents. Moins de bananiers et d’acacias, beaucoup de petits champs attenants aux maisons. Les quelques pick up ou minibus qui circulent sur la route sont bondés d’hommes et de bidons, et certains n’ayant pas trouvé de place à l’intérieur, voyagent accrochés debout à l’arrière du véhicule, dans lequel une incroyable quantité de gens s’entassent assis ou accroupis, comme ils le peuvent. Les vaches sont plutôt maigres et portent une grosse bosse à l’arrière du cou. Sontce toujours des vaches ? Les femmes des campagnes portent toutes le vêtement traditionnel, fait d’un sarong, d’un corsage et d’une coiffe de tissu. C’est un festival de couleurs les plus inattendues, que l’on ose mêler ici les unes aux autres. Et finalement pourquoi pas ? Pourquoi ne vivons nous plus qu’en gris, en beige ou en noir ? Ici on ose le violet avec le vert, le rouge avec le bleu, le rose et le jaune, etc. La route est bonne mais sans aucune signalisation, tant il y a peu de véhicules et encore moins d’étrangers qui chercheraient leur chemin. Les routes d’ailleurs ne doivent pas être très nombreuses, la notre étant la principale voie de circulation du pays, du nord vers le sud. Je commence à éprouver une impression de bout du monde que j’aime bien, et que la forte population de certaines régions ne permet pas de ressentir, malgré leur exotisme et leur pittoresque. Le bout du monde ne peut pas être surpeuplé. Les maisonnettes sans charme sont faites de briques et de chaume ou de tôle ondulée. Souvent, elles n’ont qu’un trou béant en guise de fenêtre. Le verre semble coûter très cher. A plusieurs reprises, de petits barrages routiers, marqués de deux bidons et d’un chiffon, nous arrêtent. Emerge alors d’une cahute et d’un pas très lent, un flic en marron à la casquette plate, muni d’une matraque qu’il balance négligemment au bout des bras. Il veut savoir où l’on va. Mais à mon avis, il nous arrête davantage pour faire un peu de conversation que pour contrôler quoique ce soit. Il s’ennuie le pauvre dans sa cahute, avec si peu de passage sur la route ! Voilà que nous atteignons le lac Malawi, qui s’étend sur notre gauche, semblable à une véritable mer, avec ses plages, ses vagues, et le bleu de son eau. Il est bordé de petits villages de pêcheurs misérables, ou de petites fermes dispersées. Sur notre droite, une longue chaîne de montagnes apparaît au loin. Nous sommes donc dans une vallée, au creux de laquelle gît le grand lac, la vallée du Rift. En fait, j’aurais du en parler plus tôt, car depuis que nous voyageons du nord au sud, nous suivons plus ou moins cette vallée que nous avons abordée au Kenya. Le rift, grande fracture de l’écorce terrestre, sur laquelle, si je voulais dire quelque chose, il me faudrait consulter un peu de documentation. Le Lonely Planet de 1997 qui est le seul livre à ma disposition dans le truck, n’en dit rien. Il fournit en revanche un certain nombre de données sur le Malawi, que je veux bien résumer ici. 10 millions d’habitants, 50% d’illettrisme, et 20% de mortalité infantile, voilà déjà qui en dit long, sur ce petit pays dont la capitale est ? ? Lilongwe ! Bravo à ceux qui ont bien répondu ! Pendant 30 ans, de 1964 à 1994, le peuple a subi la dictature du Dr Banda, qui était le seul dirigeant africain à soutenir l’apartheid en 90 Afrique du Sud, et dont les troupes armées étaient entraînées également par Israël et Taïwan. Tout lui appartient, la presse, l’économie, le seul parti politique autorisé, et on déplore sous son règne la disparition de 250000 personnes. Le pays vit d’une économie rurale et de l’exportation de tabac, de sucre et de thé. Il fait partie des 10 plus pauvres pays du monde, et représente le 2 ème pays du monde où la disparité entre riches et pauvres est la plus grande ! L’école est rare au Malawi, car elle n’était pas obligatoire du temps de cet affreux Banda. La majorité des habitants est chrétienne, les missionnaires portugais, sans doute ancêtres des routards, étant passés un jour par là, comme apparemment dans beaucoup d’autres pays d’Afrique. On parle au Malawi une très grande quantité de dialectes, mais la langue officielle est le chiwa ou chichewa, absente de notre ODS. Près du lac, la végétation a souvent des allures méditerranéennes : palmiers, eucalyptus, conifères et mimosas. C’est joli et paisible. Nous roulons encore plusieurs heures en ne croisant pratiquement aucun véhicule, sous le soleil du soir qui décline, et mes collègues végétariens commencent à s’inquiéter du dîner. C’est que la grogne monte parmi nous ! Pour ma part, un paquet entier de biscuits à la noix de coco me permet de patienter encore. Le campement auquel nous parvenons un peu moins tard qu’à l’accoutumée est charmant, situé sur une grande plage au bord du lac. Tout le monde paraît épuisé par les heures de route. Je vais toujours bien et n’ai pas dormi une seule minute de la journée. Je m’écroule cependant bien vite dans ma cabane au bord de l’eau, faite de quelques planches de bois disjointes et de bambous, dans laquelle j’entendrai les vagues cette nuit. Au loin, les montagnes tanzaniennes que nous venons de quitter. Malawi 25 juin, Kande beach La 5ème de Beethoven me transporte ce matin, où nous roulons sous un beau soleil. Il y a dans Beethoven et pour moi dans lui seul, des mouvements de joie insensés qui savent m’inonder d’enthousiasme. Nous devons faire halte pour trois nuits à Kande beach, un peu plus au sud sur le lac Malawi, mais les chambres étant rares au campement, nous allons devoir les tirer au sort ! Mon Dieu, faites que je gagne ! La jolie route longe d’un côté le lac Malawi, toujours aussi bleu, et de l’autre des collines couvertes d’un maquis sec qui pousse dans de la terre et de la roche rouges. Si ce n’étaient l’habitat, quelques rares bananiers, et des babouins au bord de la route, on pourrait vraiment s’imaginer être en Méditerranée, quelque part entre le massif des Maures et de l’Estérel, tant la lumière est vive, et les couleurs ressemblantes. Nous grimpons les collines par la route qui se poursuit maintenant en lacets, et peu à peu nous dominons le lac. Beethoven a l’air d’adorer, et se lance dans des accords parfaits qu’il ne parvient jamais à conclure, tant il aimerait que le chemin se poursuive le plus longtemps possible ! Long arrêt à Mzuzu, (c’est joli, n’est ce pas ?), où comme d’habitude je me mets en quête d’un réveil. Nous y rencontrons divers problèmes, d’Internet qui ne marche pas, de visa du suisse qui ne passe pas, d’erreurs de change, etc. Banales contrariétés du voyageur. Il n’y a qu’un seul réveil à vendre dans la ville, car ici personne n’en a besoin, tout le monde se levant avec le 91 soleil. C’est un jouet d’enfant en plastique et en forme de pomme, dont l’arrière est manquant, et qui ne tient pas debout sur la seule béquille qui lui reste, mais cela ne fait rien. Il marche, et sera suffisant pendant quelques semaines. Dans les villages, on remarque souvent des maisons à l’abandon. C’est que lorsque quelqu’un meurt, plus personne ne veut habiter la maison du mort, hantée par son esprit fantôme. Nulle part non plus on ne remarque de cimetière, ni chez les musulmans ni chez les catholiques. Aucun commerce de la mort ici, ni pompes funèbres, ni vendeurs de cercueils, ni tailleurs de pierres tombales, ni sculpteurs de stèles funéraires, ni détaillants en urnes de quelque sorte que ce soit. Voilà sans doute encore des métiers que le capitalisme a du inventer, et que le tiers monde ne connaît pas. Voilà un domaine où j’apprécierais un retour en arrière de notre civilisation, vers une mort moins mercantile et plus proche de la nature. Le pique nique a lieu au cours d’une halte toujours aussi sordide, au bord de la route et sous un soleil de plomb. Seule l’ombre du truck nous permet d’éviter l’insolation. C’est d’autant plus triste que nous mangeons toujours sous le regard des enfants, et qu’une petite fille dépenaillée portant sur son dos un bébé trop lourd pour elle, se fait prendre à partie par une bande de chenapans qui la fouettent avec des branches mortes. La pauvre petite éclate en sanglots et je ne suis pas loin de la rejoindre. Il nous faut refuser tout ce que l’on nous demande, des stylos, du papier, des journaux, tous ces petits objets qui pour nous n’ont aucune valeur. Tout cela me coupe en général l’appétit et je ne parviens toujours pas à accepter une telle règle. La batterie du truck a des problèmes depuis quelques jours, et à chaque arrêt prolongé nous devons descendre et le pousser pour qu’il redémarre. C’est notre dessert ! Allons, cessons de nous plaindre ! Le temps est radieux, nous avançons toujours régulièrement vers le sud, et trois nuits de campement au bord du lac m’attendent, dans un lit, si je gagne à la loterie bien sûr ! Voilà maintenant que nous traversons une superbe forêt d’hévéas, juste 500 mètres après notre halte horrible, où nous aurions pu pique niquer à l’ombre dans un décor enchanteur ! Mais mes compagnons de voyage n’en ont cure. Chaque fois que nous en avons l’occasion nous achetons des blocs de glace comme on en vendait autrefois dans les rues de Marseille. Le vendeur ambulant, muni d’une charrette à bras et d’une grande scie, hurlait pour annoncer son passage. Je me souviens de ma grand-mère qui arrivait à notre troisième étage essoufflée, les bras chargés de gros blocs de glace enveloppés dans du papier journal. Et oui ! Je n’ai pas connu les sachets en plastique lorsque j’étais enfant ! La glace était placée dans la glacière, sorte de grosse armoire dotée d’une poignée métallique horizontale. On y conservait les fruits, la viande et le Kiravi rosé de la table familiale, qui était ainsi toujours frais, et dont j’avais parfois le droit de boire une goutte mêlée à mon verre d’eau. De nombreux souvenirs d’enfance me reviennent à l’esprit ici dans cette Afrique, où je me trouve transportée des années en arrière par rapport à notre civilisation, et qui était si présente à Marseille. Les bananes par exemple, que l’on voit partout, faisaient complètement partie de mon paysage. Notre appartement était situé face à un marché très important, et les maraîchers s’approvisionnaient chez les grossistes qui jalonnaient ma rue. En dessous de chez nous, se trouvait une mûrisserie de bananes, que l’on voyait arriver d’Afrique encore vertes, transportées par les gros camions bâchés qui venaient de les décharger du port. J’étais très étonnée de les retrouver jaunes et tigrées sur le marché d’en face ! Un grand nombre d’autres objets rencontrés ici me rappellent les temps anciens : les lampes à pétrole, les tabliers d’écolière, les paniers à commissions en osier puis en plastique plus tard, les 92 vendeurs de cacahouètes, le riz dans de grands sacs de jute à la devanture des échoppes, les manches ballon, les meubles en formica, le bois et le charbon vendus au détail, les bassines en fer blanc, les poteaux télégraphiques en bois, les douilles en porcelaine, le café torréfié dans la rue, les verres Duralex incassables, les tricycles des livreurs, la sciure sur le sol, les socquettes blanches des petites filles du dimanche, les cornets de frites dans du papier journal, et je cherche encore les pochettes surprise qui me faisaient rêver et les « têtes de loup » (balais à très grand manche pour nettoyer les plafonds) qui me faisaient si peur quand j’étais enfant ! Nous arrivons à Kande beach et la loterie m’attribue une cabane sans électricité au bord de la plage. Retournant voir la réception, je découvre qu’une chambre, si chère qu’on n’avait pas osé nous la proposer, est également disponible. Pour 19$ par jour, je m’offre un grand lit, un ventilateur, un fauteuil, une petite table et surtout une prise pour travailler et recharger toutes mes batteries. Dieu avait donc fait en sorte que, pour protéger mon image de passagère démocratique et mes valeurs égalitaristes, je participe comme tout le monde au tirage au sort, mais il m’avait réservé un de ses petits privilèges, compte tenu de ma situation sociale et de mon âge. C’est que Dieu n’est pas si équitable que certains peuvent le croire, et il en a maintes fois fait la preuve dans l’histoire des hommes ! Malawi 26 juin, Kande beach Les campement ressemblent tellement les uns aux autres que souvent je me perds, ne sachant retrouver les toilettes ou le bar. La plupart du temps, il s’agit d’un grand bar restaurant couvert d’une toiture de palmes et ouvert sur l’extérieur, de quelques sanitaires, de quelques bungalows et d’aires destinées à faire la cuisine. Ces lieux n’accueillent semble t-il que des routards comme nous, roulant principalement en camion, et les bars sont ornés de toutes les reliques de cette population : t-shirts sales, affiches couvertes de graffitis portant les noms des passagers, autocollants de marques de bière et de tour operators du monde entier, cartes de la planète et de l’Afrique, etc. Nous ne rencontrons guère de monde, la saison étant encore creuse. Lorsque cela est le cas, ce sont nos homologues, qui roulent dans des camions très légèrement différents, mais au même rythme que nous : montage et démontage des tentes, cuisine et vaisselle au Dettol que l’on secoue pour la faire sécher, levers aux aurores, etc. Notre camion semble plus confortable que la plupart de ceux que nous rencontrons, mais nous sommes aussi beaucoup plus nombreux que les autres groupes. Plus âgés, aussi semble t-il. Il est vrai que nous payons plus cher. Chaque truck y va de sa musique, et le soir au bar, les gens traînent assez tard en buvant des bières ou de la vodka. Jeunesse qui peut se coucher tard et se lever tôt ! Tous les groupes sont anglophones. Les sanitaires sont partout très rudimentaires. Les douches sont rarement chaudes, et quand elles le sont, elles sont chauffées par un poêle à bois que quelqu’un alimente de l’extérieur. Il s’agit le plus souvent de simples cabanes dotées d’un robinet. Ce matin, une des deux K, s’est retrouvée avec un gros serpent sur la tête pendant la douche ! Je crois qu’encore une fois, je vais rester sale ici ! Les sanitaires sont très souvent dépourvus d’électricité. Quant aux toilettes, c’est un véritable exposé de tout ce que les hommes ont pu inventer pour se débarrasser de leurs déjections : toilettes à la turque, latrines, simples trous béants sur une fosse obscure et terrifiante pour moi, etc. Je me contente de ne satisfaire que les besoins les plus pressants, et diffère bien souvent à des lendemains supposés plus confortables, les nécessités du moment. Les lingettes 93 auxquelles m’ont habituée plusieurs voyages dans le désert se contentent de faire l’affaire, et me permettent d’éviter les lieux les plus pittoresques. Bien qu’il y ait de l’eau partout dans ces pays d’Afrique australe, sauf au nord du Kenya où nous avons rencontré des zones désertiques, l’eau est toujours rare, impropre à la consommation, et plus ou moins rationnée. L’approvisionnement et le traitement en eau apparaissent vraiment comme des priorités, investissements que les gouvernements semblent moins prendre en compte que les infrastructures routières par exemple. Ce matin quelques uns d’entre nous ont visité le village attenant à la plage : intérieur d’une de ces maisons en brique, champs de cassave, école primaire, maternité et église. Cette visite aurait pu être plus agréable si nous n’étions suivis par une horde de vendeurs d’artisanat, qui attendent comme des loups affamés au portail du campement, le touriste qui voudra bien leur acheter quelque chose. Nous sommes sollicités partout pour donner de l’argent, et je préfère cette sollicitation directe aux opérations de séduction auxquelles nous avons assisté dans les écoles précédemment visitées. Inutile de préciser à quel point ce village manque de tout, malgré les infrastructures assez récentes installées depuis la chute de Banda. L’électricité n’existe nulle part, ni l’eau courante. L’école vit de dons pour ce qui concerne les livres et le matériel scolaire. Je donne volontiers de l’argent, sauf aux croyants de l’église bien sûr, au moment de la quête inévitable qui clôture les messes. Puis sieste de deux heures, comme je les aime, fermée à tout, grâce à mon masque de velours sombre et à mes boules Quiès. Demain, incroyable mais vrai, rien de prévu au programme, ayant décliné toutes les propositions de plongée, ballades en bateau, dîner au village, etc. Demain, incroyable mais vrai, m’appartient ! Malawi 27 juin, Kande beach J’ose tout de même la douche ce matin, malgré les menaces de reptiles venimeux, qui peuvent à tout moment surgir des trous situés au dessous du toit. Je ne sais pas si j’aurais survécue à une telle aventure, si elle m’était personnellement arrivée ! Ma peau depuis quelques jours est à vif. Je suis couverte de petits boutons invisibles qui créent de fortes démangeaisons. C’est un moindre mal, me dis-je, compte tenu des risques sanitaires de cette région : la bilharzia qui attaque les imprudents qui se baignent dans le lac Malawi, et surtout la malaria, dont meurt une bonne partie de la population. Les mesures préventives que nous prenons avec l’eau et le traitement anti-paludéen que je prends chaque jour, devraient me mettre à l’abri, mais Anna qui vit ainsi depuis 5 ans, l’a tout de même attrapée l’an dernier. La journée de farniente à Kande beach me réjouit. Je suis presque la seule à être restée au campement, et vais pouvoir aller au restaurant pour le déjeuner comme pour le dîner. Poissons, attention ! Je vais vous manger ! Le temps est lourd. Les beautés de la plage et de l’eau bleue du lac sont bien tentantes. Mais je me résous à ne pas prendre le risque de la bilharzia. Moi qui n’attrape que des maladies bizarres je serais bien capable d’en être victime. Maintes fois dans ma vie j’ai pu éprouver ce paradoxe de ma forte résistance à toutes les maladies banales, et de ma vulnérabilité à attraper des choses impossibles : la typhoïde par exemple à la fin de mon adolescence dont j’étais pratiquement un des seuls cas de la ville, ou le syndrome de Schulman, maladie de système dont j’étais le 19 ème 94 cas observé dans le monde ! Donc si la bizarre bilharzia est pour quelqu’un, elle est pour moi, c’est quasiment certain ! Nous partons demain pour la Zambie, autre petit pays qui à mon sens ne doit pas connaître Internet, en passant quelques heures dans la capitale du Malawi, Lilongwe. C’est encore a long way to Lilongwe qui nous attend. Je profite de cette pause pour refaire mes bagages, donner ma lessive à laver, mettre de l’ordre dans tout mon bric-à-brac. J’ai enfin réussi à limiter mon sac journalier au strict nécessaire, et à ne pas avoir à rechercher quoique ce soit d’utile dans le grand bagage que je laisse dans le camion. Je ne manque de rien, bien qu’une petite vaporisation de l’eau d’Isse Myake, ou du vernis sur les ongles de pieds me feraient un grand plaisir ! Je dois me contenter de ce que j’ai, et ce n’est pas trop grave. Mes relations avec les autres passagers sont toujours aussi courtoises mais distantes, et il semble que chacun ait compris qu’il fallait respecter mon isolement. Je n’apparais dans le groupe que lorsque cela est indispensable, donc le plus tard possible au moment des repas, et disparais aussitôt que j’ai effectué mes tâches. Je reste seule de longues heures dans le camion, à la place la plus isolée de tous que personne ne me dispute. J’essaie d’être souriante, ce qui ne m’est pas toujours facile, et de répondre gentiment aux quelques questions qui me sont posées, et qui ne dépassent guère le As-tu bien dormi ? Je ne m’amuse pas, c’est sûr. Mais rien n’est encore insupportable. La nourriture si importante dans une situation d’inconfort a l’air de s’améliorer. Anna a réagi à ma crise et j’ai gagné la bataille du cheddar râpé ! Les protéines sont plus nombreuses surtout le soir, et j’ai davantage l’impression de manger. Mais curieusement, je n’ai pas faim ici, l’atmosphère étant trop moite, les longues heures de route trop fatigantes, et la présentation des mets peu appétissante. Je ne sais pas pourquoi ces anglo-saxons préfèrent tout manger mixé, écrasé, avec de la mayonnaise ou du ketchup, ou d’affreux condiments que nous avons sûrement refusés d’importer, comme le chutney à la poire ou le beurre de cacahouètes dont ils assaisonnent toutes leurs bouillies ! Je suis la seule à arroser mes crudités d’un peu d’huile par exemple. Eux, ils tartinent du pain de mie avec quelque chose de gras et de plutôt sucré, avant d’y poser leur tranche de tomate et de concombre, et se fabriquent d’abominables sandwiches mêlant de la charcuterie infâme à leur éternel cheddar, dont la vue réduit considérablement mon appétit. Je fume toujours et je le regrette, surtout depuis que j’ai trouvé à acheter des Camel light. Je bois assez peu, une ou deux bières par jour au maximum pour réduire les levers nocturnes. Je dois tenir encore ainsi 7 semaines. Cela doit pouvoir aller. Mais malgré la solitude à laquelle je vais devoir faire face plus loin au cours de mon voyage, je me réjouis de continuer toute seule, libre de mon rythme, de mes choix et de mes rencontres. Il y a maintenant deux mois que je suis partie, et le temps passe vite. Je ne m’ennuie jamais, ce qui est pour moi l’essentiel. L’écriture m’accompagne beaucoup, et elle m’est devenue aussi nécessaire que l’air que je respire. Elle est à la fois un moyen de me retrouver seule, de parler ma langue que j’adore, et de communiquer aux autres ce que je vis. Désormais, elle a pris tant de place dans ce voyage, qu’elle guide mon regard, et que je ne peux pas me passer du petit cahier sur lequel je prends des notes. J’écris de façon très spontanée, sans trop de corrections, comme je parlerais à quelqu’un, et je regrette bien souvent de ne pas savoir trouver les mots pour transmettre ce que je vois et ce que je ressens. Hier soir, j’ai commencé un bouquin admirablement écrit : Le Partage des Eaux, d’Alejo Carpentier. J’aimerais tant avoir cette capacité d’écriture qui parvient à créer un univers. Je me contente de ce que je peux faire, c'est-à-dire du plaisir que j’éprouve à aligner des mots, à mettre en phrase des impressions, à observer et à raconter. Je poursuis donc ce que j’ai toujours fait dans mon métier, sur commande et pour d’autres, mes clients, dont les problématiques m’étaient parfaitement indifférentes, et dont je savais qu’ils ne 95 tiendraient guère compte de mes recommandations, ce qui au final n’était pas trop gênant compte tenue de mon absence totale d’implication dans les questions qu’ils me posaient ! Voilà qui résume ma vie de psycho sociologue durant 30 ans. Pour la première fois j’écris pour moi, et je suis heureuse du cadeau que je me fais. Heureuse aussi de ne pas écrire que sur moi, mais également sur une aventure dont je suis une actrice, sur un monde que je parcours et que je regarde. Totalement dépourvue d’imagination littéraire, j’ai enfin trouvé là un moyen d’écrire tout de même. Le scrabble aussi ne me quitte pas. Il fait désormais partie de moi-même comme le parfum que je porte. Je ne le sens plus vraiment, mais le vis au quotidien comme un jeu qui accompagne et mon regard et mes pensées. Il y a maintenant plus de quinze ans que je joue, et malgré mes nombreuses déceptions au sujet de mes médiocres performances, je ne pourrais plus envisager de vivre sans Scrabble. J’ai avec moi un certain nombre d’outils pour satisfaire mon vice : logiciels d’entraînements et de parties, dictionnaire. Je m’y plonge avec délices dès que cela est possible. Camarades scrabbleurs, vous allez me revoir ! La venue d’Eliane en août à Cape Town va me permettre de m’affronter à une joueuse digne de ce nom ! Je vais enfin voyager avec une compagne que j’aime et cela est un vrai cadeau ! Sur les traces de Mandela que nous admirons toutes les deux, traînant dans les villes noires au rythme de la musique africaine, sirotant du vin blanc jusqu’à la fin de la bouteille, flânant dans les boutiques et les musées, fumant notre dernière cigarette avant de nous endormir, c’est ainsi que je nous imagine avant la partie du soir dans un hôtel confortable ! Que du bonheur en perspective ! Malawi 28 juin, Lilongwe Bon demiversaire ma petite Nina, qui a aujourd’hui 4 ans et demi ! Ce n’est pas un si long way to Lilongwe, que nous atteignons en milieu d’après midi. A chaque halte de quelques jours, le nouveau départ en truck est agréable, prometteur d’ailleurs et de paysages qui défilent sur la route. Je retrouve alors un peu de l’enthousiasme des premiers jours. Nous longeons vers le sud le lac Malawi bordé de plages. Des cirrus mousseux s’accrochent aux crêtes des reliefs qui encadrent la vallée. Le camion avance régulièrement, et les kilomètres s’enchaînent agréablement ce matin. Je savoure en ce moment la prose d’Alejo Carpentier, devant laquelle je suis en admiration. Je me délecte de chaque phrase, de sa poésie, de son talent, de sa culture, de la richesse de sa langue, et ce faisant, éprouve un peu de honte devant ce que j’écris ! Surtout n’avoir aucune ambition littéraire et me contenter de décrire avec le plus d’objectivité possible ce que vois, ce qui arrive et ce que je ressens. Tout ici, au bord du lac, évoque curieusement la culture rasta, d’origine pourtant si lointaine. Les vêtements des hommes, la musique reggae, la marijuana dont semblent fort imbibés les jeunes. Il est curieux de constater, que dès qu’il y a présence d’eau et de plages, les gens se croient aux Caraïbes ! 96 La route se déroule paisiblement, avec ces femmes courbées, les fesses en l’air et le dos plat, qui travaillent aux champs, font leur lessive, nettoient le seuil de leurs maisons avec des balais de branchages, fouillent dans les poubelles. Les maisonnettes en briques couvertes d’une sorte de chaume ont l’air de jouets. Beaucoup d’enfants, qui apparemment sèchent l’école, aujourd’hui mardi nous regardent passer. Sans doute leurs parents ont-ils jugé plus utile de les garder à la maison. Sur les porte bagages des bicyclettes des hommes portent leurs femmes, assises en amazone, elles mêmes chargées de petits sur le dos. Où se rendent ces petites familles ? Dès que des villages approchent, des carcasses de voiture signalent la proximité des hommes. Puis ce sont les premières échoppes à ciel ouvert, qui tendent un fil en travers de leurs devantures pour y accrocher des sacs plastiques multicolores, comme les fanions d’une fête. La chaise roulante à trois roues toute rouillée d’un paralytique, comme issue d’un autre âge, rappelle à la réalité. Ce ne doit pas être la fête tous les jours ! Le ciel est très chargé maintenant et l’atmosphère lourde, lourdeur accentuée par les brûlis noirâtres des bordures des routes qui protégent les habitations et les cultures des bêtes, et surtout des serpents. Ce paysage d’herbes brûlées est triste et inhospitalier, mais personne ne semble préoccupé ici par la beauté des lieux de vie. Les fleurs n’existent pratiquement pas devant les maisons africaines, non pas qu’elles ne pourraient y pousser, mais sans doute parce qu’il ne vient à l’idée de personne de décorer son environnement. Lorsque quelqu’un fait l’effort de cultiver un bougainvillier mauve qui grimpe sur son mur, cela fait l’effet d’un grand luxe. De l’autre côté du lac, on devine les côtes du Mozambique, assez proches. La cassave sèche sur des nattes posées au sol, et forme à terre de jolis rectangles d’un blanc lumineux. Puis plus loin, sur de grandes bâches de plastique noir, sèche du riz brun. Se rendant sans doute au marché, une femme croulant sous un monceau de fagots, disparaît complètement sous sa charge. Les fagots paraissent avancer tout seuls. Nous bifurquons maintenant vers l’ouest, qui sera désormais notre direction, jusqu’aux cotes atlantiques de la Namibie. Une grande plaine semi désertique ne parvient pas à retenir mon intérêt, puis les maisons, toujours de simples rectangles de briques sans aucun apparat, se font plus nombreuses, les détritus plus visibles, annonçant que l’on approche du centre ville. Tous les ingrédients de la civilisation apparaissent peu à peu sur notre route : une usine d’engrais Mosanto, l’horrible géant de l’industrie agro alimentaire si décrié par les écolos et autres antimondialistes, une distillerie Coca Cola, quelques panneaux d’indication routière, des petites manufactures d’objets de première nécessité, des entreprises de mécanique générale, une publicité pour une banque, une autre pour une compagnie de téléphone, une autre pour un savon, etc. Voilà bien là la quintessence de notre civilisation : chimie, circulation, industrie, fric, communication et hygiène. Notre campement est situé dans les faubourgs de la ville, et le trafic très vite s’intensifie. Au loin, sans doute le centre, fait de tâches lumineuses gris argent, toitures en tôle des maisons basses qui s’agglutinent les unes aux autres et forment le cœur de cette cité, posée là par les hommes en pleine savane. Une vieille ville est en effet indiquée sur la gauche. Mais de chaque côté de la route, ce ne sont que chemins de terre qui longent des terrains vagues ou cultivés. Pas un seul bâtiment en hauteur n’est visible. Ce n’est ni une ville ni une campagne. C’est Lilongwe, principale ville du Malawi. Pas plus que nous n’avons approché Kampala ou Mombassa, nous ne nous rendrons dans le cœur de Lilongwe, qui semble n’intéresser personne. Intéressons nous alors à ce que nous avons sous la main, c'est-à-dire essentiellement ce groupe, dont la dynamique semble maintenant avoir 97 atteint son rythme de croisière. La structure est désormais en place, les clans et les jeux sont faits, après maintenant 3 semaines de voyage. Voici le schéma que j’en donnerais, si jamais quelqu’un me demandait de synthétiser mes observations, ce qui n’est pas le cas il est vrai, mais qui finalement procure un certain plaisir malsain à l’horrible psycho sociologue que je suis. ACTIVITE SEXUELLE Maxi A B C D E F G Mini 20 30 40 50 60 AGES Le groupe est structuré selon deux axes, assez fortement corrélés l’un à l’autre, mais qui ne se recouvrent cependant pas en totalité : le degré d’activité sexuelle d’une part, et l’âge d’autre part. Ni le sexe, ni la nationalité, ni l’origine sociale ne paraissent avoir d’effet discriminant sur la façon dont s’organisent les relations au sein du groupe. Le cul, voilà ce qui fait peut-être la différence essentielle entre les êtres ? Si tel n’est pas le cas, voilà cependant qui permet de comprendre les relations qu’ils entretiennent. Le sous groupe A est constitué des plus jeunes, les deux jeunes gens anglais de 19 ans, de la poupée Barbie 18 ans, et de sa copine 26 ans, public relation en voie de devenir flic. On peut y adjoindre selon que l’on privilégie l’activité sexuelle ou l’âge, la cadre australienne brutale qui s’offre le jeunot qui ressemble à Harpo. C’est un sous groupe uni surtout par l’âge, mais dans lequel on ne ressent ni véritable unité ni plaisir à être ensemble. Les sous groupes B et C sont constitués de trentenaires. Mais alors que les B sont célibataires et échangent volontiers leurs places et leurs amitiés au gré du moment, témoignant par là d’une certaine fébrilité sexuelle, les C sont en couple. Le couple de « jeunes » suisses, (j’ai de la peine à utiliser ce terme tant ils semblent gagnés tous les deux par une beaufitude qui généralement n’apparaît pas avant la quarantaine), représente à lui seul le sous groupe C. En B, le jeune cadre dynamique irlandais, apprécié de tous par ses qualités relationnelles, probablement directement issues des meilleurs cours de management, se rapproche tantôt de l’une des célibataires de son 98 âge, Emma ou Angéla, tantôt de l’autre, sans parvenir je crois à convaincre suffisamment pour que s’installe une relation durable. Ses partenaires ont alors tendance à devenir copines, à se rapprocher l’une de l’autre, et si j’étais à sa place je me méfierais ! Le jeune prof londonien malgré son affabilité très ostentatoire, a tendance à rester seul, ce qui à mon sens est un choix sexuel. Le sous groupe D est représenté par le couple de lesbiennes dont l’activité sexuelle est immédiatement perceptible au quotidien, à travers leurs perpétuels enlacements, leurs mains enchevêtrées l’une à l’autre et leurs regards concupiscents ! Elles se sont fortement rapprochées du couple d’australiens et expriment volontiers leurs inimitiés envers certains membres du groupe, que je partage totalement. Le sous groupe E est constitué des deux couples les plus âgés, le couple d’américains et le couple d’australiens que tout oppose, si bien qu’ils ne s’adressent jamais la parole. Le couple d’américains est rigide et fermé, mené par la femme, véritable chienne de garde du capital du groupe, formée par les gendarmes du monde, et toujours prête à hurler des consignes de sécurité, munie de sa clef autour du cou qui ouvre tous les cadenas, toujours la dernière à monter dans le camion pour nous compter, véritable voiture balaie ! Le couple d’australiens est au contraire ouvert et fantasque, mené par l’homme, le personnage le plus anticonformiste de tout le groupe. Le premier couple est très isolé, assez rejeté de tous. Le second suscite la sympathie de tout le monde. Sandra est à elle seule le groupe F, dans lequel on pourrait placer toutes les célibataires attardées de la terre, qui malgré les soins qu’elles mettent à séduire et à se pomponner, resteront toujours sur le carreau, tant elles respirent le mal être, la frustration sexuelle et la solitude. Quant au groupe G (à ne pas confondre surtout avec le point du même nom), dont je fais partie avec une américaine revêche aux airs de baroudeur qui nous a rejoint depuis peu, c’est celui des femmes seules sur le retour, déjà plus que retournées d’ailleurs, plus ou moins décidées à ne pas s’en laisser conter sur leurs vieux jours, et résolues à boycotter la revue « Notre temps ». Sans doute dois-je apparaître aussi revêche qu’elle dans ma solitude volontaire. Tant pis pour moi ! Les interrelations entre les membres sont assez faibles, ce qui témoigne d’une absence complète de dynamique du groupe dans son ensemble. Nous représentons davantage une collection d’individus, qui par hasard se sont retrouvés quelques mois ou quelques semaines ensemble, qu’une véritable communauté. Peu de rires dans le camion pendant que nous roulons, peu de pots pris en commun, peu d’échanges autres que ceux de la simple courtoisie, des pans entiers du groupe qui n’échangent aucune parole entre eux. Les tensions ne sont pas très visibles, du moins pas encore, l’échéance vite arrivée de notre séparation à Victoria Falls devant certainement les apaiser. Les liens non plus d’ailleurs, si bien que je parierais que personne ne restera en relation avec personne au-delà de ce voyage. Ce n’est donc ni drôle ni insupportable, ni facile ni difficile, c’est. Les jours s’écoulent désormais dans une sorte de statu quo, qui devrait durer encore les deux semaines qui nous restent, à moins d’un séisme relationnel, ce qui peut toujours survenir, et dont je m’empresserais bien sûr de faire part ici, en bonne commère que je suis ! Zambie 29 juin, Flat dogs camp 99 J’ai appris hier le décès d’une tante, sœur de mon père. Une génération s’éteint, et la mienne est désormais placée de front face à la mort. Ce fut une femme heureuse que ma mère jalousait souvent pour sa qualité de vie. Un mari aimant et drôle, une belle villa avec terrasse et jardin sur la baie de Marseille, assez d’argent pour se faire aider à la maison, tout ce que Mam regrettait de ne pas posséder, sa belle sœur l’avait. Elle eut aussi plus de 20 ans à vivre qu’elle. Le bonheur conserve, mais pas indéfiniment, et cela est plus triste que tout. Comme prévu, nous ne verrons rien d’autre de Lilongwe que ce que nous a permis d’observer notre arrivée dans les faubourgs de la ville. Nous quittons maintenant le Malawi pour la Zambie, entamant notre parcours vers l’ouest du continent africain. Au programme, un séjour de trois nuits le long de la rivière Laungwa, avec safaris dans le Parc National. J’en ai ras le bol des safaris, et vais tenter d’y échapper, du moins à celui du matin qui suppose un lever à 5 heures. Je ne verrais pas l’éléphant ni le lion, mais ils ne me verront pas non plus, et tant pis pour eux ! Hier soir j’ai longuement discuté avec une des deux K avec qui je partage les mêmes allergies à certains membres du groupe, et qui regrette elle aussi l’absence d’approche culturelle dans ce voyage. Nous aurons certes traversé l’Afrique, suivi consciencieusement les principales attractions touristiques des pays traversés, vu les paysages et les animaux, mais malgré la longueur de ce voyage, nous resterons sur notre faim. Le contact avec la population, la visite des musées, l’information historique, politique, économique nous manque, et ce ne sont pas les vieux Lonely Planet datant de 1997 dont nous disposons en bibliothèque qui peuvent nous aider. La plupart des membres du groupe semblent parfaitement se satisfaire de cette situation, et nous entendant regretter nos guides de voyage trop anciens, se sont lancés dans une conversation au cours de laquelle il apparaissait que tout le monde était d’accord sur leur inutilité. Surtout sur celle de la vie politique nous a-t-on précisé, celle de leurs propres pays leur étant parfaitement indifférente, et justifiant qu’ils éteignent la télévision dès qu’il en est question ! Les autres passagers sont heureux de s’arrêter au super marché le plus occidental de la ville, pour s’approvisionner en produits de grignotage dont ils se nourrissent toute la journée : cacahouètes, chips, barres chocolatées, biscuits, bonbons mous à la gomme de toutes les couleurs, semblent combler l’essentiel de leurs besoins. Leur manque de curiosité est total, et les discussions qui ont lieu dans le camion, sur tout ou rien, rarement sur les pays traversés, l’absence de questions posées à nos accompagnateurs qui, sans être experts de ces pays y roulent tout de même depuis plusieurs années, attestent d’une sorte de vide sidéral dans lequel la majorité effectue ce voyage. Ils auront acheté des souvenirs, ramené des photos, et cela leur suffit, comme si le fait de pouvoir dire plus tard qu’ils ont effectué le voyage, en en montrant les preuves, leur était plus important que de le vivre au quotidien. Ils cherchent d’abord à recueillir tout ce qui est susceptible de témoigner de leur trajet, par l’acquisition d’objets d’artisanat la plupart du temps hideux qu’ils ramèneront chez eux, ou par la photographie qui leur permet de s’approprier ce qu’ils voient. Cette médiation du voyage par le « souvenir » à venir, qu’il soit objet ou photo, m’exaspère. Elle traduit le regard creux des touristes, ne comble en rien le trou béant de leur ignorance, occulte toute appréhension du monde, et ramène chaque instant du voyage à l’idée du retour, toujours présente à leur esprit. J’ai effectué cependant plusieurs achats pour mes petits enfants, qui ne sachant encore ni lire ni écrire, ne peuvent garder le contact avec moi que par l’objet. Mes achats ne sont pas des « souvenirs » mais des cadeaux d’amour. Mes photos ne seront regardées plus tard que par moimême peut-être, et encore ! Mes placards sont encombrés de photos de voyage qui n’en sortent jamais. Je n’ai jamais gardé chez moi aucun objet souvenir de quelque voyage que ce soit. Mes seuls objets souvenirs sont liés à des personnes que j’ai aimées, d’un amour indéfectible et sans 100 tâche, et elles sont peu nombreuses, se réduisant aux visages des enfants de ma famille, et à quelques pièces offertes par ma grand-mère. Après une longue plaine monotone, nous atteignons la frontière totalement déserte avec la Zambie. L’entrée en Zambie n’est marquée que d’une légère barrière et d’un tout petit bâtiment de briques sur lequel flotte le drapeau du pays. Quelques poules picorent de ci de là de chaque côté, ignorant la provenance zambienne ou malawite de leurs miettes. On entend des chèvres qui béguètent et le chant d’un coq fatigué. Au milieu de la route, devant la barrière d’entrée du Malawi, des hommes jouent au bao, sorte d’awalé du coin, qui représente ici un véritable sport national. Ils ont installé des chaises, et des badauds observent la partie avec attention. Le jeu de l’esprit est sans doute ce qui caractérise le mieux les êtres humains, n’en déplaisent à ceux qui considèrent ainsi le rire, et qui à mon sens ont tort, car j’ai pu voir des singes rigoler. Tous les hommes de la planète quels que soient leurs degrés d’évolution et leurs cultures, ont inventés une multitude de jeux, dont les buts sont toujours les mêmes : éprouver la jouissance de la gymnastique mentale au travers d’une confrontation avec la perfection théorique, et avec le partenaire dont on sait bien qu’il est tout aussi imparfait que soi. La route goudronnée se poursuit quelques temps jusqu’à la ville frontière de Chitiba. Le temps de consulter mon Lonely Planet (de 1997, je rappelle), dans lequel j’apprends que la Zambie, pays très peu touristique encore, de 10 millions d’habitants seulement, à très faible densité de population, est issue d’un partage des terres anciennement occupées par les colons de divers pays d’Europe, les anglais au premier plan. L’ancienne Rhodésie, elle-même divisée en Rhodésie du sud et du nord, est devenue Zambie d’un côté et Zimbabwe de l’autre, aucune de ces deux entités ne recouvrant d’unité ethnique ou linguistique. Comme la Tanzanie et le Malawi, la Zambie a connu la période de l’esclavage au cours du 19 ème siècle, et nombre de zambiens ont été déportés jusqu’au marché aux esclaves de Zanzibar pour y être vendus. La capitale de la Zambie, autrefois nommée Livingstone, en souvenir du célèbre explorateur anglais qui a découvert ces pays d’Afrique australe et a lutté contre l’esclavage, s’appelle désormais Lusaka. Indépendante depuis 1964, la Zambie a vécu sous le règne d’un certain Kaunda, qui a duré 27 ans, et qui apparaît comme beaucoup plus sympathique que son voisin malawite, l’horrible Dr Banda. Ses idéaux étaient issus d’un mélange entre marxisme et valeurs traditionnelles africaines. Il a instauré un parti unique, un service national obligatoire, ainsi qu’une nationalisation des terres et des biens de production, et soutenu les fronts de libération du Zimbabwe, du Mozambique et de Namibie. Mais la corruption, l’incompétence et la chute du cours du cuivre, qui représentait la principale richesse nationale, ont eu raison de ses bonnes intentions. La Zambie est devenue sous son règne un des plus pauvres pays du monde à la fin des années 70. En 1990, la population victime de la montée des prix de la nourriture et du chômage, se révolte contre lui, et exige l’instauration du multipartisme. Le nouveau président, un certain Chiluba ne fait pas mieux que son prédécesseur, et depuis, l’alternance entre les deux partis celui de Kaunda et celui de Chiluba, ne parvient pas à bout de la situation dramatique du pays au plan économique. L’illusion démocratique a encore frappé les peuples, qui ne vivent pas plus heureux sous un régime qui prétend l’être, que sous un régime aussi autocratique qu’il soit, à partir du moment où il exprime la volonté de prendre en compte leurs problèmes. Vous aurez deviné là une autre face de mon abominable personnage, mon attirance toute stalinienne pour la dictature du prolétariat ! La ville de Chitiba surprend agréablement par un habitat plus moderne constitué de petites maisons en béton, devancées souvent par des jardins ou des pelouses, et protégées par des haies. Les gens portent moins le vêtement traditionnel qu’au Malawi, et on croise quelques voitures particulières. 101 Plus loin, dès que nous avons quitté la ville, la route se poursuit au travers des mêmes plaines que celles que nous traversons depuis que nous avons quitté le lac Malawi, plaines banales et lassantes, couvertes de la même végétation très sèche qui sert à confectionner les toits des quelques habitations de briques ou de terre qui y sont disséminées. Partout cette végétation est brûlée pour protéger les habitations et les cultures des animaux ou pour l’écobuage, je ne sais pas, et n’ai aucun moyen de le savoir avec fiabilité. Voilà un autre point de la frustration que j’éprouve dans ce voyage. Anna répond avec gentillesse à mes questions, mais je ne suis jamais certaine de la qualité des informations qu’elle donne, tant elle est elle aussi loin des réalités des pays que nous traversons, et dont elle avale depuis 5ans aussi goulûment les kilomètres dans son camion. L’inconscience politique d’Anna et de son fiancé me frappent d’ailleurs beaucoup, et ni l’un ni l’autre ne s’en défend. A les voir tous les deux saluer avec beaucoup de déférence tous les flics que nous croisons sur notre chemin, sans doute pour des raisons diplomatiques de relations entre les autorités et les touristes, je me méfie. Je ne peux faire confiance à qui sait saluer les flics ainsi ! Nous continuons de rouler maintenant sur des pistes non carrossées, toujours au travers de paysages aussi arides, parsemés de minuscules hameaux de huttes, où l’on paraît vivre de la culture du coton et du maïs. Dans ce lieu très reculé, j’éprouve le sentiment que les populations voient passer en nous un cirque ! Moins habituées aux touristes que partout ailleurs, c’est avec étonnement et interrogation qu’elles nous regardent. A notre arrivée à la réserve, tandis que le soleil énorme et rouge est déjà descendu derrière la savane, nous sommes arrêtés par un éléphant gigantesque qui nous barre le chemin d’accès. Il rode autour du campement et la nuit risque d’être prometteuse. Effectivement, nos hôtes nous reçoivent avec bon nombre de recommandations. Le campement est situé sur un lieu de passage de ces mastodontes et au bord de la rivière qui pullule d’hippopotames. L’une comme l’autre de ces espèces est dangereuse pour l’homme, surtout la nuit, si par hasard notre torche avait le malheur de croiser leur regard. Les bêtes alors s’affolent, et chargent. Il y a peu de chances de leur échapper. Je me mets immédiatement en quête d’une chambre, bien entendu ! La perspective, encore une fois, de dormir sous une tente au milieu de tels monstres ne m’amuse plus du tout ! C’est alors que seules deux chambres sont disponibles pour trois demandes, la mienne, celle du couple d’australiens dont le mari souffre d’infection pulmonaire en ce moment, et celle du petit couple suisse de 30 ans qui ne manque jamais une occasion d’améliorer le confort de son voyage, et dont la seule question que je leur ai vue poser concerne les impôts que paient les habitants de ces lieux misérables ! Les deux chambres sont très belles, aménagées dans des petits bâtiments à l’architecture soignée, devancées de perrons et dotées de salles de bains individuelles. La lutte va être rude ! J’espère un moment que les suisses vont se désister devant le grand âge des australiens et du mien. Pas du tout ! Je dois affirmer avec autorité qu’une des deux chambres est nécessairement pour le couple dont le mari est malade, ce que les suisses admettent. Ils proposent alors de tirer au sort entre eux et moi la chambre restante. La pièce lancée en l’air tombe sur le côté « aigle » que j’ai choisi comme pour marquer ma hargne ! Je gagne ! Je suis soulagée mais totalement furieuse à l’idée que ces gamins reluisants et gâtés, qui à eux d’eux ont à peine mon âge, et qui finissent leur voyage dans une semaine, puissent ne pas s’être désistés en ma faveur. Je sens que bientôt la Suisse va rejoindre le camp déjà bien encombré de mes ennemis sur cette planète ! 102 Zambie 30 juin, South Longwa national park Par les fenêtres en ogives de la grande chambre obscure que j’occupe ce soir, aux dernières lueurs d’un soleil doré qui décline, le silence est immense, rompu par instants par les grognements des hippopotames qui croupissent dans la rivière immobile d’en face. Je me trouve au South Longwa national park, une des réserves les plus perdues d’Afrique, là où l’on peut croiser à toute heure, et surtout à la tombée de la nuit, d’énormes éléphants en troupeaux, des buffles sauvages et des singes malins, qui nonchalamment se promènent à travers le campement. La pièce est belle, très carrée comme je les aime, ceinte de 10 fenêtres encadrées de vert et recouvertes de moustiquaires. C’est une étrange architecture dont on ne peut dire si elle est surtout mauresque ou africaine. On s’y sent à la fois dehors et dedans, à l’ombre comme à la lumière, et dans comme hors du monde. Le bush est ici parsemé de manguiers sauvages, au feuillage très dense et d’un vert très profond. En bas de mon chalet, sur le seuil, un gardien noir veille sur moi jour et nuit, aussi immobile que tout le paysage qui l’entoure. Le silence est presque pesant, et le moindre bruissement de feuilles sur lesquelles se pose un oiseau, fait lever les yeux. Aucun souffle d’air ne produit de mouvement de la nature à cette heure, comme si elle voulait intensément goûter aux dernières lueurs du jour. Je n’entends que le bruit étouffé de mes doigts sur le clavier, jusqu’à ce qu’à nouveau ne grogne, barète, braie ou brame un hippopotame. Je vais devoir me renseigner ! Cette nuit est troublée par les cris des hippos rauques et profonds, qui se répondent semble t-il l’un à l’autre, dans un chœur venu d’outre-tombe. Puis, un peu plus tard, c’est le long pas traînant et lourd des éléphants, qui cheminent, énormes, parmi les arbres, lançant leurs grosses trompes en direction des feuillages pour se nourrir, avec un bruit de succion et d’aspiration qu’eux seuls savent produire. Je les aperçois par les fenêtres, à la lueur encore très vague de l’aube, poursuivis par la torche du gardien qui tente de les empêcher d’approcher de trop près. C’est à la fois très beau et très effrayant que de voir ces pachydermes armés de leurs grandes défenses d’ivoire, se mouvoir si près de moi. Le soleil est maintenant devenu un énorme cercle rouge, et dans quelques minutes l’obscurité sera là. Je me promets de ne dormir que d’un œil pour profiter du spectacle de la nuit, safari immobile dans une chambre confortable, où les animaux sauvages viennent à moi, sans qu’il soit besoin de longues heures de camion pour aller les dénicher. La majeure partie de cette journée est consacrée à la visite très complète d’un village zambien. J’éprouve un plaisir immense à rencontrer les enfants, leurs grands sourires, leurs étonnements, leur enthousiasme à toucher notre peau blanche, à nous demander notre nom. L’école n’est obligatoire ici que depuis deux ans, c’est dire à quel point cela est prometteur d’une génération de citoyens instruits, pour un pays où l’analphabétisme concerne la majorité de la population. 103 Les villages dans lesquels ils vivent ne sont pas vraiment misérables, la culture du coton et du maïs, quelques poules, permettant aux habitants de survivre. Ce sont de toutes petites unités, généralement regroupées par familles, qui disposent d’infrastructures communes pour l’eau, la santé et l’école. Chaque unité villageoise est constituée d’un petit terrain, parfois à demi clos de palissades faites de branches de maïs, sur lequel sont construites 5 ou 6 huttes rondes couvertes d’un toit d’herbes sèches, maintenu par des rondins de bois qui descend presque jusqu’au sol, et constituant ainsi un auvent tout autour de l’habitation. Un chef élu à vie préside à une communauté de villages d’environ 200 personnes. La polygamie semble encore présente dans les familles non chrétiennes. Pour une fois, nulle évocation de circoncision ou d’excision, ce qui me ravit ! Le repas de légumes et de farine de maïs, pris avec les doigts, assis en tailleur sur des nattes est mangeable ! Les danses qui suivent réunissent la presque totalité des villages alentour, sous les yeux émerveillés des tout petits qui s’efforcent d’en marquer le rythme de leurs petites fesses rebondies. La scène est adorable quand on commence à entendre bruisser les feuilles de l’arbre sous lequel les spectateurs sont assis, annonçant l’arrivée d’une rafale de vent. Tous les enfants se précipitent alors à quatre pattes, escaladant les épaules des spectateurs assis, pour ramasser à une vitesse folle les baies que le vent fait soudain tomber. Les visites de touristes apportent une contribution non négligeable, et comme elles sont encore assez rares dans ce pays, elles restent authentiques et prennent vite l’allure d’une fête. Je donne volontiers de l’argent dans ces conditions. Le soleil n’est plus désormais qu’un demi-cercle flamboyant derrière les berges de la rivière. Les hippopotames, sentant venir le soir, redoublent de grognements. La nuit va tomber, et avec elle, réveiller toute cette vie animale sauvage qui nous entoure. Ne pas en oublier cependant, que ce soir encore, je suis de vaisselle ! Zambie 1er juillet, South Longwa national park Comme prévu j’ai décliné toutes les propositions de safari, au grand dam de mes compagnons de voyage qui ne comprennent pas comment je peux être venue jusqu’ici sans vouloir observer les éléphants. Il faut dire que mes nuits sont en elles mêmes de véritables safaris, tant il passe de monde devant mes fenêtres. Cette nuit une girafe est en train de se nourrir des feuilles de l’arbre sous lequel est placée ma chambre, et sa tête apparaît à environ un mètre de moi ! Puis, c’est le tour des hippopotames, dont un se prenant pour Roméo, reste presque une heure à grogner sous la fenêtre. Des Roméo pareils on s’en passe volontiers ! Alors que les campeurs doivent rester immobiles sous leurs tentes au passage de ce manège, je peux tout à loisir le contempler à l’abri de mes murs. Je passe une journée donc à écrire, et à ne faire que cela. Plus, bien sûr, la satisfaction élémentaire de mes besoins premiers : une bonne bière au déjeuner, une salade grecque avec de la fêta, un brownie moelleux au chocolat, et une longue sieste. Ce Flat Dogs Camp est un lieu très serein et très confortable. La rivière Luangwa coule tranquillement en contre bas d’un large talus herbeux sur lequel on peut faire quelque pas, et derrière lequel, sur l’autre rive, le soleil se couche chaque soir aussi flamboyant. Une petite 104 piscine, un restaurant correct et une bonne liaison Internet me permettent deux jours de repos et surtout d’isolement. Je ne vois personne pendant ce séjour, ma chambre étant située à l’extrémité du camp, loin du camion. Malgré de fortes doses d’antihistaminiques ma peau est toujours à vif, et les démangeaisons toujours aussi difficiles à supporter. Demain soir, à Lusaka, je vais me rendre à l’hôpital pour essayer de trouver une solution. Je crains le pire, c'est-à-dire une réaction allergique à Dragoman, qui m’obligerait de fait à quitter le camion immédiatement ! Car comme on le sait, le corps parle, d’un langage grossier mais cependant très clair, et la raison n’en est pas maîtresse. Zambie 2 juillet, Chipita Il fait beau tous les jours désormais, et cela devrait continuer, la saison des pluies étant terminée. L’hiver austral ne se sent que le matin, où l’air commence à devenir assez froid, et exige la nuit que je me couvre d’un duvet, ma chambre étant totalement ouverte sur l’extérieur. La terre dégage alors des senteurs humides et fraîches, parmi lesquelles on reconnaît parfois les notes dominantes de certains parfums connus mais que l’on ne parvient jamais à nommer. L’odeur du feu de bois, de l’herbe sèche ou fraîchement coupée, de l’eau saumâtre, sont faciles à reconnaître, mais que dire de cette effluve qui soudain nous rappelle quelque chose, mais quoi ? Rien n’est plus difficile à exprimer que les odeurs. Le Parfum de Süskind est le seul texte que j’ai jamais lu qui y ait réussi. Les œnologues et les vendeurs en parfumerie en savent sans doute quelque chose, et je me demande s’il existe ou non une classification scientifique dans ce domaine, ou bien s’il reste livré aux seuls poètes. Dotée d’un nez assez fin, (enfin, je parle là de mon odorat !), je vis en permanence dans un monde d’odeurs que je cherche à exprimer, mais qui ne relève que d’une expérience intime inaccessible au langage. Je ressens alors comme un véritable handicap, comme lorsque la musique me prend aux tripes et que monte en moi un rythme ou une mélodie qui emplit mes poumons mais ne parvient pas à franchir le seuil de la gorge, s’accrochant désespérément à mes cordes vocales, toujours aussi boudinées malgré une opération précoce ! En Afrique, les odeurs humaines sont frappantes. La sueur, que je qualifierais d’âcre, ou pourquoi pas d’acide ou d’aigre, se dégage des corps dès que l’on s’en approche, mêlée à cette touffeur de la poussière qui recouvre la peau des noirs (et des blancs aussi d’ailleurs), et la rend si sèche. Nous ne sentons pas la sueur par l’usage intensif de déodorant corporel que personne n’omet le matin, mais nous n’en sommes pas plus propres, et les cotons de Mustela du soir sont invariablement noirâtres. Le truck, lui, sent le Dettol, ce désinfectant avec lequel nous nettoyons la vaisselle, et nos mains dès que nous le réintégrons. C’est une odeur chimique qui ne cherche pas à se dissimuler sous quelque parfum que ce soit. Quant à moi, j’ai troqué mon Eau d’Isse Miyake, contre la persistante odeur de Javel, avec laquelle je nettoie soigneusement ma bassine chaque matin ! Je pue donc, et ne suis pas bien belle à voir ! Les pied incrustés de terre et fendillés aux talons par l’usage des tongs, les ongles des mains envahis par des cuticules sèches et toujours noirs, les cheveux jamais coiffés, les vêtements tâchés de façon indélébile malgré les lavages, et la peau couverte de boutons ! 105 Nous quittons le campement de Flat dogs ce matin tôt, pour reprendre la route vers Chipita. Il nous faudra la journée car la piste est mauvaise. A cette heure, les animaux nocturnes se sont endormis, et leurs collègues, les animaux diurnes prennent le relais. Les singes que l’on n’entend pas la nuit, s’élancent d’une branche à l’autre, avec la vigueur qu’a dû leur donner une bonne nuit de sommeil. Ce sont des vervets, dont l’ODS dit bien qu’ils ont une longue queue, ce que je confirme. Une petite recherche sur les singes africains, me permet de vous dire qu’il ne faut pas les confondre ni avec les colobes, dont j’ai parlé plus haut, ni avec les patas qui sont roux, ni avec les mangabeys, qui permettent une rallonge à manga et à bey, ni surtout pas avec les drills, joyeux sans E. Quant aux animaux nocturnes, c’est pour moi cette nuit un défilé d’une quinzaine d’éléphants par la fenêtre de ma chambre. Les gardes qui me protègent précisent que ces bêtes, à l’aspect pourtant sympathique, tuent beaucoup de gens dans les villages. Je retrouve le groupe avec une certaine difficulté ce matin, ayant eu assez de temps pour oublier mes rancoeurs et mon animosité contre certains, que je suis obligée de croiser à nouveau. J’ai vécu absolument seule pendant ces deux jours, profitant de l’éloignement de ma chambre pour ne jamais retourner vers le camion, et ce fut bon. La route n’est ni belle ni agréable, toujours aussi brûlée, nous obligeant parfois à rouler encadrés des flammes qui détruisent les ravins de chaque côté. Nous traversons ces petits villages de huttes et je remarque leur impeccable propreté. Pas un seul détritus entre les maisons, ni à leurs abords. Il est vrai que les habitants n’ayant rien, ne doivent pas avoir grandchose à jeter, mais l’on sent tout de même une volonté de laisser la terre vierge de toute trace autre que de celle des pas. Ne rien avoir prend ici tout son sens. Comment peuvent ainsi se dérouler les jours sans livres, sans musique, sans images, sans information, sans commerces ? Les journées ne peuvent être rythmées que par la course du soleil et sans doute un maigre repas, toujours plus ou moins le même tous les jours. On ne dit pas que l’ennui est un fléau des pays pauvres, mais je crois cependant que cela est vrai. Ne l’expriment peut-être que ceux qui savent qu’autre chose existe (les jeunes en Algérie par exemple qui « tiennent les murs » comme ils disent eux-mêmes), mais les autres ne le ressentent-ils pas ? Cela n’est pas possible. Quelle forme peut bien prendre l’ennui de l’homme qui méconnaît les loisirs ? La piste est interminable et n’offre pas grand-chose au regard. Quelques détails cependant : - des fenêtres couvertes de sacs plastique noirs en guise de vitres ou de moustiquaires, des enfants, toujours eux, qui sautent à pied joints pour actionner le levier d’une pompe à eau trop haut pour eux, ou qui roulent sur les vélos trop grands également, courbés en avant, leur tête ne dépassant pas la hauteur du guidon, d’autres torses nus, si sales qu’ils en deviennent blancs, une adolescente qui porte un très long couteau, en équilibre sur la tête un arbre, dont seule une moitié latérale est couverte de fleurs, des sacs de coton en jute qui s’amassent devant les maisons attendant qu’on les vende, des marcheurs de bord de route qui grignotent de la canne à sucre, de hautes pyramides de terre crées par les termites, l’homme n’étant jamais parvenu, toutes proportions gardées en rapport à sa taille, à bâtir des édifices aussi élevés, et puis, un python de deux mètres de long, qui fuyant les flammes qui le chassent ne sait plus où aller, et se retrouve à découvert sur le bord de la route. 106 Nous parvenons à Chipita dans un petit campement tenu par des afrikaners, très propre, avec des pelouses bien vertes et bien tondues. On se croirait en Suisse. Je choisis pour une fois de camper, le lever étant prévu à 5 heures le lendemain matin. Zambie 3 juillet, vers Lusaka L’adagio pour cordes de Samuel Barber est un des morceaux de musique le plus triste que je connaisse, et c’est avec lui que le MP3 choisit ce matin de démarrer. Si, plus triste encore bien sûr, la mort d’Isolde de Wagner ! Même mon papa qui, comme tous les papas ne pleurait pas souvent, était en larmes devant son transistor à l’écoute de la retransmission annuelle du festival de Bayreuth. Et pour une petite fille, quoi de plus dramatique que de voir son père pleurer ! Toujours est-il que cet adagio, qu’il ne semblait pas connaître d’ailleurs, sinon il l’aurait adoré, dans les blancheurs argentées de l’aube, quand la lune à peine plus large qu’un ongle n’est pas encore voilée par le soleil, me met le vague à l’âme. Je rencontre hier soir au campement, deux couples de mon âge, sud-africains tous les deux, qui m’abordant sur le sujet brûlant de la compétition de leurs vins avec les nôtres, me font gentiment goûter une partie de leur production. Ces gens sont adorables, très drôles et très chaleureux. Ils me proposent de continuer la route avec eux en jeep si je veux. Mais ils se rendent directement en Afrique du sud et ne passent pas par la Namibie que je veux voir absolument. Ils me laissent leur adresse et leur téléphone pour que je les contacte à Cape Town, ce que je ferais sûrement. Ces rencontres spontanées sont rares lorsqu’on voyage en groupe, et j’espère bien qu’elles se produiront plus souvent lorsque je serai seule. Elles ont un caractère magique parce qu’elles sont éphémères, et que paradoxalement cela renforce leur intensité. Ce matin, au démarrage du truck, Anna debout dans l’allée centrale, pousse une gueulante. Il a du se passer quelque chose, que je n’ai pas saisi. L’atmosphère est tendue. Plus qu’une semaine avec ce groupe et c’est tant mieux. L’arrivée de sang frais devrait faire du bien. La Callas poussant ses aigus du plus haut qu’elle le peut, semble pendant ce temps se moquer d’Anna ! Elle poursuit, indifférente, son chant d’amour aérien et surhumain, tandis que mes poumons tentent d’excréter la fumée de cigarette de la veille, par des sécrétions qui passent difficilement ma gorge irritée, et mes cordes vocales, dont j’ai déjà dit qu’elles étaient irrémédiablement boudinées, ce qui donne à ma voix le caractère que l’on connaît ! A nouveau ce sentiment de handicap ! Dans un autre registre, mais pas tellement plus léger, voilà la chanson des Parapluies de Jacques Demy, dans laquelle Geneviève apprend le départ de Guy, son amoureux pour l’Algérie. Le MP3 a le cafard, ou quoi ce matin ? Depuis que nous roulons en Zambie, les paysages sont toujours les mêmes, dévastés par le feu volontaire dont les habitants préfèrent les noirceurs aux menaces que représentent les bêtes. C’est un pays tout entier recouvert de brûlis, qu’aucune végétation ne vient ultérieurement dissimuler. La route sera longue jusqu’à Lusaka où nous nous rendons, et où je me résous à aller consulter pour ma peau. Ouf ! Voilà que le MP3 choisit la 7 ème ! 38 minutes 35 de joie en perspective. Effectivement Beethoven se fiche bien des terres noires, et même de ce camion renversé qui sent la chair 107 humaine brûlée, que nous croisons sur la route, et dont il ne reste absolument plus rien de la cabine. Beethoven aime tellement la vie qu’il s’émerveille devant tout, ce qui fait qu’on ne peut résolument pas lui faire confiance ! Comme mon père qui l’aimait tant, il a été puni de surdité par un destin salopard, un hasard pourri, un Dieu dégueulasse, une volonté suprême inique et stupide, enfin comme vous voulez ! Ce qui est le plus terrible, c’est que ne croyant pas en Dieu, je ne peux pas même le haïr. Alors, que faire ? disait Lénine. Voilà bien la question, camarades ! Et l’histoire prouvant que l’on ne peut rien y faire, le cercle se referme sur l’absurdité de la vie. Je ne vais pas bien ce matin. Nous ne croisons guère sur la route que des poids lourds chargés de balles de coton. Le chargement est d’ailleurs souvent si volumineux, qu’une partie s’en répand sur le bitume. Le kilo de coton est acheté 1200 kwachas zambiens au paysan qui le produit, ce qui représente moins de 30 centimes d’euros. C’est qu’il faudrait en produire des kilos de coton pour offrir à son enfant une barre de Crunch à 2 dollars, ou une boîte ordinaire de thon sans huile à 7000 kwachas ! La vie est chère dans les supermarchés, et exorbitante pour les produits importés. Le zambien moyen ne peut s’approvisionner que sur les marchés locaux et acheter directement aux paysans les marchandises qu’ils produisent. Ainsi, l’un vend-il une barquette d’œufs, l’autre 3 paquets de cacahouètes, le 3ème 2 kilos de tomates ou de pommes de terre. La petitesse de ces échanges est à la mesure de la petitesse des moyens financiers des acheteurs potentiels. Les supermarchés ne sont donc pas bondés, loin de là, même s’il faut comme chez nous faire la queue à la caisse, les patrons estimant que l’emploi de 20% des effectifs possibles de caissières est largement suffisant. Le panier moyen, comme disent les hommes de marketing, n’est guère élevé. C’est au rayon boulangerie que l’affluence est la plus grande en général, la valeur unitaire de chaque produit y étant relativement faible. Les hommes sont en file indienne d’un côté, les femmes de l’autre, tant la file est dense, et que les corps sont proches les uns des autres. Le merchandising est réduit ici à sa plus simple expression : linéaires organisés de façon logique, sans intention de piéger le consommateur par un parcours soigneusement étudié pour qu’il achète davantage, et succombe souvent à la tentation. Le choix dans chaque catégorie de produits est extrêmement limité. Nous ne nous en contenterions pas, alors qu’il est sûrement surévalué par rapport aux besoins locaux. La musique est stupide et tonitruante, comme dans tous les supermarchés du monde. Puis soudain, tout s’éteint et s’arrête. Il n’y a plus d’électricité ! Les clients, plongés brusquement dans le noir, poussent un oh ! de déception. Au retour du courant, les caisses ne repartent cependant pas, et les ordinateurs restent bloqués. L’achat d’une boîte de thon et d’un morceau de gouda au cumin prend environ 40 minutes. A la sortie, deux vigiles, décidemment incontournables dans le monde de la consommation, gardent la porte et vérifient le contenu de vos sacs plastique en le comparant à vos tickets de caisse. Voilà ce qu’aimeraient bien pratiquer chez nous les directeurs de supermarchés que je ne connais malheureusement que trop bien, pour réduire leur principal ennemi, appelé hypocritement « la démarque inconnue ». Mais ils n’osent pas le faire compte tenu du caractère trop frondeur de notre population. Ils craignent trop « qu’on leur mette le feu ! » comme on dit chez moi, du côté de Marseille. Il existe donc bien, du point de vue sociologique, un seuil de tolérance à la flicaille et à la répression, d’ailleurs généralement appelée « dispositifs de prévention », qu’il faut habilement prendre en compte dans la mise en place de forces de sécurité, quelles qu’elles soient. Sarko l’a- 108 t-il compris ? D’après vos courriers j’apprends que sa nouvelle ambition de « nettoyer les banlieues au Karcher », lui permet d’atteindre chez nous les 60% d’intentions de vote, s’il se présentait aujourd’hui aux présidentielles. Sa Cécilia a bien fait de se barrer avant de se faire prendre dans la première tournante vengeresse venue ! Cet homme va mettre le pays à feu et à sang s’il le dirige, accroître l’intégrisme islamique et la haine anti-sémite. Voilà qu’un grand pont suspendu rompt la monotonie de la route. Il engendre la rivière Luangwa qui écoule paisiblement le vert céladon de ses eaux entre des berges sableuses, et qui à cet endroit, est aussi large qu’un fleuve. Un camion passant sur le pont ébranle tout l’édifice. Mais je ne profite guère de cette halte, car je suis de plus en plus morose. L’idée de me barrer est revenue au moment du déjeuner, où je mange le thon que j’achète moi-même et mon propre fromage pour ne plus avoir à poser quotidiennement la question de mes protéines, et celle toujours critique du cheddar râpé. D’autres, d’ailleurs, m’ont imitée aujourd’hui où je constate qu’ils ont acheté du thon en complément de leur déjeuner. Sans doute, tout en mangeant de la charcuterie, ont-il encore faim dans l’après midi. La cuisinière n’est compétente ni en cuisine ni en diététique, et je pense que personne n’y trouve son compte. Demandant innocemment si je pouvais ajouter à mon thon quelques carottes râpées, avant qu’on ne les noie dans de la mayonnaise industrielle infâme, j’entends Anna me demander si je me suis lavée les mains ! J’éprouve non seulement le sentiment d’avoir 3 ans, mais aussi la vexation de m’entendre posée une telle question devant tout le groupe. Devant la réponse outrée que j’oppose, Merci, je sais ce que j’ai à faire ! , elle me reproche alors de m’approcher de la table une cigarette à la main. Ce sera l’ultime goutte d’eau avant le débordement du vase, je crois. Depuis la gueulante de ce matin, dont j’apprends qu’elle avait pour but de reprocher à certains leurs commérages négatifs sur d’autres membres du groupe, durant la soirée de la veille, l’atmosphère est lourde. Je dois chercher au plus vite un livre actualisé sur la Namibie, et envisager de poursuivre seule, si je veux maintenir un degré de motivation suffisant pour un voyage d’une année. Je ne peux pas me permettre d’entrer dès maintenant dans un état d’esprit négatif. La démotivation est ce que je crains le plus, et c’est le principal ennemi que j’ai à combattre. Elle est en train de me gagner de jour en jour. Je ne ressens plus du tout ce sentiment d’enthousiasme des débuts en Afrique, je n’ai plus du tout l’impression de vivre une aventure. Je me sens tour à tour considérée comme un paquet, un bagage, que l’on sort du camion quand on en éprouve le besoin, que l’on range aussitôt utilisé, et comme un enfant, sans liberté d’action aucune, sans cesse sous un regard de surveillance, sans possibilité de décider de quoi que ce soit. Ainsi, mon identité est-elle en train de se diluer dans le magma du groupe. Je connais ce sentiment, et j’en ai horreur ! Je dois envisager la question de mon itinéraire, des modes de transport possibles et de mes bagages, aussitôt parvenue à Livingstone et Victoria Falls, point le plus touristique de ce deuxième tronçon. L’arrivée de « sang frais » dans le groupe, ne changera plus rien à l’affaire pour moi maintenant. Plus la journée avance, moins je me sens bien. Le « dégoût » dont parle Alain Souchon s’installe peu à peu, laissant la place par instants à des bouffées de mépris envers tous les membres de ce groupe, que seuls Godard et Moravia seraient capables de comprendre. C’est en observant les passagers prendre une photo d’un plissement rocheux, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, que ma décision se conforte. Le mépris est là, et quand il survient, généralement après le stade ultime de ma colère, je sais qu’il n’y a plus rien à faire d’autre que de partir. Le mépris est bien pire que la haine, que beaucoup ont déjà supposée chez moi, dans une situation 109 comparable. La haine pousse à agir, à réagir, à lutter. Le mépris, lui, est atterrant et vous laisse inerte. Il n’y a plus qu’à fuir. J’en suis alors presque à souhaiter que le médecin me demande ce soir de m’arrêter quelques jours à Lusaka pour soigner ma dermite. Quelques jours d’hôpital zambien ne déplairaient pas à la sociologue, et quelques attentions portées à mon égard par le premier praticien venu, me redonneraient le sentiment d’exister pour moi. Voilà deux bénéfices secondaires de la maladie que je connais bien, et dont j’ai très certainement abusé, de façon inconsciente bien sûr, au cours de ma vie. Mes maladies ont toujours été des moments de bonheur intense, au cours desquelles j’ai eu le sentiment très jouissif d’une unicité, et le bonheur de la présence de Mam pour s’occuper de moi. Je dois lutter contre la tentation d’une telle régression aujourd’hui, et donc élaborer un projet pour demain. Ceci dit, l’expérience de l’hôpital à l’étranger et surtout dans le tiers monde est une expérience très intéressante, que j’ai eue l’occasion de faire en Algérie, à Timimoun, dans le pire des bleds du grand erg occidental. J’y ai beaucoup appris sur les habitants de la région, qui arrivaient la nuit de nulle part pour de graves crises d’asthme déclanchées par un vent de sable : comment les femmes expriment la souffrance, comment réagissent les hommes à la consultation médicale de leurs épouses qui suppose des déshabillages et des attouchements, comment peut-on gérer la maladie sans moyens, pratiquer le métier de médecin dans de telles conditions de dénuement, etc. Il est des expériences, aussi douloureuses soient-elles, qu’on ne devrait pas se dispenser de faire dans une vie. L’expérience de la faim par exemple, celle de la prison aussi. Nous n’avons plus en tête que d’éprouver des sensations extrêmes dans la pratique ridicule de certains sports, le saut en parachute, le saut à l’élastique, etc. Si j’étais un patron, ce ne serait pas ainsi que j’aurais envie d’éprouver mes collaborateurs, mais dans des situations réelles de dénuement et de privation. C’est là que l’on peut juger de la qualité des hommes. Si j’étais une véritable professionnelle de la sociologie, et non comme je le fus une sociologue vendue au capital, j’aurais fait en sorte de vivre de telles situations. Aux environs de Lusaka, après d’interminables kilomètres de monotonie au travers des terres brûlées, un dernier check point nous arrête avant les premiers faubourgs de la ville. Le salut militaire d’Anna et de son fiancé au planton planté là, m’exaspère encore davantage contre elle. Ce petit bout de femme ferait un bon capitaine de régiment finalement. Sous ses airs d’Alice au pays des merveilles, se cache en fait beaucoup de dureté et de rigidité qui me font maintenant soupçonner de l’inintelligence. En tous les cas, elle en fait preuve dans sa gestion des relations humaines, adaptée sans doute aux groupes de post adolescents qu’elle a eus à gérer jusque là dans sa vie professionnelle, mais complètement décalée pour la population que nous représentons dans le groupe, la moyenne d’âge des passagers excédant tout de même les 40 ans : absence d’écoute individuelle, de sensibilité au climat du groupe, incapacité à créer autour d’elle une certaine cohésion propre à en fédérer les membres, délégation au premier venu qui s’instaure d’office comme sous chef, etc. Elle a encore beaucoup à apprendre si elle veut poursuivre son métier avec succès. Puis la ville s’annonce. Un début d’agriculture intensive fait plaisir à voir, qui précède peut-être la fin des hameaux misérables, des destructions par le feu, et l’approche d’une civilisation. D’assez jolies villas, protégées de longs murs blanchis à la chaux, précèdent le centre ville auquel conduit une belle route à 4 voies. Le premier hypermarché comparable au nôtre est à proximité, et évidemment, le truck s’y arrête, ce type d’institutions représentant apparemment pour lui les seules attractions urbaines possibles ! Quant au campement de ce soir, il est choisi bien sûr à l’extérieur de la ville. 110 La clinique privée dans laquelle je me rends est tout à fait correcte, mais absolument inaccessible au patient zambien qui doit se contenter d’hôpitaux publics débordés et sans aucun moyen. La consultation du généraliste y coûte 50$ US, auxquels il faut adjoindre une somme comparable pour obtenir des antihistaminiques et une injection d’hydrocortisone. Comment un instituteur qui gagne en moyenne 120$ par mois peut-il alors se soigner ? Cela représente la presque totalité de ses revenus mensuels ! Le médecin, un gentil rasta à l’œil crevé et à l’air démotivé, ne sait évidemment pas poser de diagnostic devant mon éruption, comme tous les docteurs que j’ai pu consulter partout ! Cela pourrait être une infection, comme un parasite, comme une allergie ou un champignon ! Une analyse de sang que je réclame élimine tout de suite la voie bactériologique et on fait appel à mon traitement magique, la cortisone en injection, que j’ai si souvent connue dans ma vie. Ce produit miracle, dont les meilleurs experts n’ont encore jamais compris les mécanismes de fonctionnement, est toujours très efficace chez moi, du moins du point de vue organique, son succès préfigurant en général l’arrivée d’un épisode dépressif ! Mais je suis la seule à le savoir, et l’expérience me permet désormais de l’anticiper ! Le rasta en a marre de la Zambie où il est très mal payé. Il aimerait s’échapper de son tiers monde comme tous les docteurs du tiers monde. Mais le système médical est ainsi conçu, qu’il n’a aucune chance de pouvoir se rendre dans un pays très développé, les différents Conseils de l’Ordre de la profession, dans les pays riches, ayant érigé toutes les barrières possibles pour éviter l’émigration. Comment une profession, par essence aussi humaniste que celle de médecin, peut-elle se laisser diriger par de tels réactionnaires ? J’aimerais tant que tous les médecins de nos pays développés se battent contre ces sénateurs, qui se prétendent des conseillers mais qui ne sont que des autocrates, qui prétendent régir « l’Ordre », et qui ne régissent que leurs propres intérêts de caste et de classe. J’attends plusieurs heures que soit disponible le chauffeur de la clinique pour me conduire au campement, n’osant pas trop dans cette ville inconnue, prendre le premier taxi venu pour la vingtaine de kilomètres qui m’obligent à sortir de la ville. Je découvre que personne ne m’a réservée de chambre ni de dîner. Sympa ! Quelle convivialité ces anglo-saxons sous l’apparence toujours courtoise de leurs OK et leurs sourires ! Zambie 4 juillet, lac Kariba Ma décision est prise. Je quitte le groupe dès que possible. Je vais l’annoncer à Anna sur le bateau de croisière qui nous attend au lac Kariba, et sur lequel nous devons rester 2 nuits. Mes démangeaisons se sont calmées cette nuit. La cortisone marche comme prévu. Je fais appel à la vétérinaire australienne du groupe, qui n’a jamais piqué un être humain, à la femme flic qui a pris récemment des cours de secourisme, et à l’épouse australienne du couple que j’aime bien et qui a été infirmière il y a 35 ans, pour la deuxième injection que je dois avoir ce matin. A elles 3, s’encourageant mutuellement, mais manifestant toutes une certaine anxiété, elles se débrouillent de la situation, encouragées par la patiente ! La perspective de m’offrir en cadeau la Namibie pour moi toute seule, me redonne de l’enthousiasme. C’est certainement de tous les pays que je vais traverser sur ce continent celui qui m’attire le plus, parce qu’il est un des pays le moins peuplé du monde, qu’il a une incroyable histoire de colonialisme allemand, et qu’il recèle le trésor du désert du Namib, l’un 111 des plus beaux de la planète, avec ses dunes orange qui tombent directement dans l’Océan Atlantique. Enfin l’aventure, la vraie. Il est temps maintenant pour moi. Pousser ma liberté le plus loin possible, voilà le but désormais. Je l’ai toujours plus ou moins poursuivi dans ma vie, et chaque fois que je l’ai frôlé en ai toujours été ivre de bonheur. Le chemin est long et difficile, mais j’ai le sentiment qu’avec ce projet je m’approche désormais de l’objectif. La Namibie sera mon premier terrain d’expérimentation de cette ivresse unique que me procure la liberté ! Je n’éprouve plus de craintes concernant ma capacité à me débrouiller toute seule ici. Le voyage que je viens de faire n’a d’aventureux que le nom. Tout est bordé, « procéduré », contrôlé, et la sécurité une véritable obsession. J’ai désormais appris à avoir les réflexes nécessaires et à me repérer dans l’organisation des villes, sur les routes et dans la conduite à gauche. 9 semaines passées derrière le chauffeur du truck, et je conduis déjà mentalement à sa place. Les routes sont bonnes en Namibie, évidemment puisqu’elles ont été construites par les allemands ! L’idéal serait de pouvoir louer une voiture, ou un 4X4 si nécessaire, pour pouvoir transporter tout mon barda. Il est possible aussi que le truck accepte d’en garder une partie jusqu’à Cape Town. Je dois négocier finement avec Anna, et garder les meilleures relations possibles avec l’organisme de voyage, d’une part pour espérer un peu d’argent en remboursement, mais aussi pour profiter de sa connaissance des itinéraires qui m’attendent, et sur lesquels elle doit pouvoir me conseiller utilement. Je crains de ne pas trouver les guides nécessaires avant de me retrouver seule, en tous les cas pas en français. Le principal problème qui m’attend en Namibie ce sont les distances très importantes qu’il faut parcourir d’un point à un autre, sur des routes souvent absolument désertes, avec très peu de points possibles pour s’arrêter. Ne connaissant strictement rien à la mécanique, je devrais alors attendre d’éventuels secours, la probabilité d’un bon fonctionnement du réseau téléphonique étant très faible. Prévoir des jerricans d’eau et d’essence pour pouvoir en toutes circonstances patienter ! Mais revenons à ce jour. La route continue toujours la même à travers le bush calciné, mais ce matin sous une sorte de soleil froid. Nous nous sommes suffisamment éloignés de l’Equateur maintenant pour ressentir l’atmosphère australe, qui sera de plus en plus la notre au fur et à mesure de notre avancée vers le sud du continent africain. Nous atteignons le lac Kariba à l’heure du déjeuner, et qu’il est bon de voir de l’eau bleue après tant de noirceur ! Nous embarquons sur un house boat , sorte de péniche à étages, qui fait penser aux bateaux de Louisiane, les roues en moins. J’hérite, je ne sais par quel mystérieux processus, d’une cabine seule, dotée de toilettes et d’une douche privée. Le bonheur ! Je lave avec délices cette peau tellement meurtrie par les boutons, desséchée par la poussière, et noircie par la crasse. Mon rash est terminé, semble t-il, et je me sens revivre. Je brosse mes pieds, mes ongles à la Javel. Je revêts des vêtements propres. Je profite de mon bon état d’esprit pour parler à Anna de mon départ. Elle ne manifeste aucune réaction et ne pose aucune question, se contentant d’enregistrer ce que je dis. Je pense qu’elle est structurée de telle façon qu’elle ne peut pas se mettre à l’écoute d’une personne en particulier, ni encore moins entendre des choses désagréables qui pourraient la concerner ou la remettre en cause. Je respecte, et accepte sa proposition de m’aider dans l’organisation de mon projet. Elle garde ainsi la face, comme disent les chinois, maintenant son statut de leader du voyage. J’y gagne en conseils et en facilité certainement. 112 Aussitôt sortis du truck, placés devant des tables, des vraies, disposant d’un minimum d’espace et d’un contact avec la nature, le groupe revit. L’apéro du soir que j’offre à certains est très sympathique. L’arrivée sous le coucher du soleil dans la baie tranquille de l’île où nous faisons escale pour la nuit est magnifique. Le dîner avec l’une des deux K à mes côtés et nos échanges sur les problèmes actuels que connaît le Zimbabwe, sont intéressants. La soirée passée avec une bonne partie du groupe sur le pont supérieur, dans l’obscurité totale d’une nuit pratiquement sans lune, sous un ciel intensément étoilé et barré d’une voie lactée dense et épaisse, est un petit moment de bonheur. Je fais un vœu pour ma première étoile filante : que mon voyage en Namibie soit un succès. Zambie 5 juillet, lac Kariba Je n’ai pas parlé de ce lac. Il résulte de la construction d’un très grand barrage sur le Zambèze en 1958, à la demande de l’industrie du cuivre, prospère à cette époque dans le pays, pour se procurer de l’énergie électrique. Comme cela fut le cas récemment pour la construction de l’immense barrage des Trois Gorges en Chine, que j’ai eu la chance de voir avant l’achèvement de sa construction lors d’une jolie croisière sur le fleuve jaune Yang Tse, le déplacement des populations résidant sur les berges du fleuve a été nécessaire. Plusieurs milliers de personnes vivant ici d’agriculture, facilitée par la présence du fleuve, se sont vues proposer de vivre désormais de la pêche, ou de se rendre sur les terres arides qui leur étaient offertes ailleurs. Un véritable désastre pour elles et, précise t-on également, pour la faune sauvage de la région qui fut totalement inondée. Un programme de sauvetage des animaux sauvages a été mis en place alors. Des histoires de rangers héroïques, sauvant des rhinocéros accrochés à la cime des arbres pour ne pas être noyés, sont racontées dans le book d’infos dont nous disposons à bord. Qui a sauvé du désastre les populations déplacées ? L’histoire ne le dit pas. Tout ce que l’on peut constater c’est que, d’une part l’industrie du cuivre est désormais presque inexistante, que d’autre part les hameaux de Zambie sont partout dépourvus d’électricité, et que les rives du lac sont désormais désertes ! Les nombreuses îles qu’il comporte sont inhabitées également. L’ensemble est donc beau parce que redevenu très sauvage. C’est effectivement une grande impression de quiétude qui se dégage de ce lac Kariba, par le calme de ses eaux bleues, son ciel très clair et pur, ses îlots bas qui émergent à peine et la douceur des collines qui l’entourent. Anna et le fiancé aux tétons piercés sont revenus à la charge ce matin, me mettant en garde sur la responsabilité qu’ils ressentent à me laisser affronter seule la Namibie, les innombrables dangers qui me guettent, la difficulté à passer les frontières du Zimbabwe et du Botswana avec un véhicule, etc. Je les rassure et décide avec eux une solution de compromis. Je ne les quitterai qu’une fois parvenue au Botswana, c'est-à-dire dans 8 jours, après le vol en hélicoptère qui est prévu sur le delta de l’Okovango, et qui m’intéresse. Cette décision apaise les deux parties, et donne le temps de temporiser. A partir du moment où la décision est prise et où je suis dotée d’un nouveau projet, il n’y a plus urgence à m’enfuir. Je peux patienter encore 8 jours. Il a été question, des raisons de mon départ, et je les ai exprimées sur le thème du sentiment d’un « voyage d’aventures » que je ne ressentais plus au bout de 9 semaines, ce type de concept étant parfaitement accessible à mes interlocuteurs, ne les remettant pas en cause non plus, et préservant l’ambiance du groupe. La croisière sur le House boat est très agréable et nous avons visité ce matin la plus grande ferme d’élevage de crocodiles de notre planète, qui se trouve sur l’une des îles du lac. Je n’ai 113 accepté de participer à cette visite que pour prouver ma bonne volonté vis-à-vis des activités du groupe, mais je ne l’ai pas regrettée. 40000 crocodiles sont produits ici chaque année, essentiellement à destination du marché asiatique et de Singapour, pour leur viande, mais surtout pour leurs peaux. Nos Cartier, Gucci et autres Vuitton, font vivre ainsi une cinquantaine de personnes, avec des métiers divers, allant de ceux qui vont piquer les œufs aux crocodiles sauvages du lac lorsque les femelles les pond, jusqu’à ceux qui au final les tuent d’un bref coup de couteau pour les dépecer, en passant par ceux qui sont responsables des incubateurs, maintenus à la température de 32 d° et à une humidité de 90%, de la nursery où ils sont parqués pendant un an après leur éclosion, puis de leur nourriture, jusqu’à ce qu’ils aient atteint une taille convenable et que leur peau soit en parfait état pour la vente. Etrange processus semi industriel, qui préside aux besoins qu’éprouvent quelques connasses friquées à porter des sacs en crocodile, sans omettre les quelques acheteurs américains potentiels, qui ne sont intéressés eux que par les dos des peaux, plus rigides et moins beaux que les ventres, pour la fabrication d’articles de cow-boys. Le cow-boy et la japonaise en Vuitton, voilà bien les deux clients les plus stupides de la planète ! J’apprends avec étonnement lors de cette visite que l’on parvient ainsi à produire des crocodiles trois fois plus gros et 10 fois plus résistants que ceux que l’on trouve à l’état sauvage, mais surtout que la température d’incubation des œufs détermine le sexe du futur animal. Voilà qui me semble bien étrange. On préfère produire des femelles que des mâles, car elles n’exigent qu’une température d’incubation de 32°, alors que les mâles, ces frileux, exigeraient 38° pour arriver à maturation, et seraient donc moins rentables. Surtout pas d’extension anthropomorphique à ce phénomène ! Cela ne ferait rire que moi ! Je découvre également que les crocodiles sont des animaux beaucoup plus stressés qu’ils n’y paraissent. Malgré la longue immobilité totale dont ils sont capables, et qui les statufient parfois, ce sont des animaux nerveux, qui lorsqu’ils sont perturbés, sont capables de faire la grève de la faim ! Mais finalement cette grève doit préserver l’espèce, puisqu’ils sont anthropophages. Soirée tranquille et communicante lors du dîner, après que nous ait été servi en apéro, de la viande de crocodile, évidemment! Je me suis dispensée de cette expérience, bien que l’on m’affirme que sous la consistance du poulet on peut effectivement sentir un goût de poisson. Petit à petit, la pression du voyage et de l’encadrement du groupe ayant disparu, les gens se révèlent. La new-yorkaise baroudeuse est contre G. Bush et d’origine juive et russe. Le suisse allemand est aussi professeur de rock and roll et fait une jolie démonstration avec sa copine. La femme du couple australien est également chanteuse à ses heures, quand elle ne fait pas de la méditation. Etc. Ma misanthropie décroît quand j’entends les gens parler d’eux. C’est une bonne chose que le truck ne permet pas souvent. Quant à l’autre américaine, celle du couple dont j’ai déjà parlé, elle me fait de plus en plus penser à cette photo que l’on a souvent vue dans les journaux, de cette jeune GI aux cheveux courts qui tient des prisonniers irakiens en laisse, avec 35 ans de plus ! Quoi que celle là dévoile un jour de son intimité, elle me sera à jamais antipathique. La croisière prend fin demain. C’était bien ! Zambie 114 6 juillet, Livingstone Une petite tempête sur le lac Kariba retarde notre retour vers le truck prévu ce matin. Il ne s’agit pas de grand-chose, mais notre bateau à fond plat ne peut pas traverser le lac dans ces conditions. J’en profite pour mettre un peu d’ordre dans mes photos avant d’être submergée d’images que je vais peu à peu confondre ou ne plus savoir identifier. Je trouve mes photos médiocres et décevantes en général. Je traîne sur le bateau, finissant le bouquin d’Alejo Carpentier, entre deux siestes dans ma cabine obscure. Je ne suis plus connectée à Internet depuis bientôt 10 jours et espère ce soir à Livingstone, ancienne capitale de la Rhodésie du nord, donc de l’actuelle Zambie, trouver la possibilité d’adresser mes textes. Nous n’arrivons au port que tard dans la soirée, bien après la tombée de la nuit, et il nous faut encore 6 heures de camion avant d’atteindre Livingstone. La préparation du dîner du soir dans l’obscurité est pénible. Puis ce sont de longues heures de route dans le noir, recroquevillée sur mon siège, un petit oreiller en appui-tête, pendant lesquelles je somnole, entre deux frissons. Il fait désormais froid la nuit, et Ian, le chauffeur, s’obstine à maintenir les fenêtres ouvertes pour ne pas s’endormir. Il est deux heures du matin lorsque nous atteignons le campement de Livingstone où il faut monter la tente à tâtons, à la lumière de la torche. Mon corps déjà engourdi par le sommeil lutte un moment contre l’air glacial, puis je m’effondre. Zambie 7 juillet, Livingstone et Bovu island C’est une petite ville moderne, sans aucun charme, mais je ressens toujours une sorte de soulagement dès que je me trouve dans une agglomération. La ville est mon domaine, et quelle qu’elle soit, je m’y trouve à l’aise, comme chez moi, oublieuse de son caractère lointain ou exotique. Je suis un rat des villes, de ceux qui comprennent immédiatement où se trouve la nourriture, la bouche d’égouts pour se cacher, l’organisation des rues et des échoppes, le moyen de se rendre d’un point à un autre. Je m’y déplace sans angoisse car je ne dois y rencontrer que des hommes, et que les hommes sont ainsi faits qu’ils sont partout à peu près les mêmes. La recherche d’un guide sur la Namibie pour organiser mon prochain voyage reste infructueuse. La ville ne possède aucune librairie, les passants que j’interroge à ce sujet ayant du mal à comprendre ce que je veux ! Je devrais probablement attendre d’être sur place pour avoir les infos nécessaires. Les deux dernières nuits avant la fin de ce deuxième tronçon sont passées sur une île minuscule au milieu du Zambèze. 2 kilomètres de long sur 300 mètres de large, c’est Bovu Island, île que rien n’indique, ni sur la route, ni sur les guides. A l’issue d’une jolie route sableuse qui traverse des hameaux de huttes, sous un air frais et ensoleillé qui me rappelle Marseille et les collines de la Sainte-Victoire en hiver, deux hommes nous attendent avec des pirogues, directement taillées dans des troncs d’arbre. Nous faisons passer une incroyable quantité de matériel sur l’île, nos propres affaires ainsi que tout le bastringue de cuisine. Le Zambèze n’est pas très large à ce niveau, et s’écoule très paisiblement entre des berges sableuses couvertes de roseaux. Le campement où nous parvenons n’offre pas grand-chose. Des 115 huttes très chères disséminées sur l’île, ouvertes sur l’extérieur et dans lesquelles je me serais sentie trop isolée la nuit. Je campe donc ici pour deux jours, les deux derniers avant l’hôtel que j’espère à Victoria Falls. Les suisses allemands nous ont quittés. Je ne leur ai pas même dit au revoir tant j’étais impatiente de me connecter à Internet. Ils étaient chargés d’un incroyable barda de souvenirs (en français), qui va venir encombrer leur maison zurichoise, certainement très propre, et leur donner l’illusion d’un décor exotique. Ils ont effectué des achats dans toutes les boutiques que nous avons trouvées sur notre chemin, consciencieusement comme de bons touristes qu’ils sont. Demain, lui, retrouve sa société d’assurances des assurances, et elle, sa banque. Ils ont un an pour penser désormais à leurs prochaines vacances, en rêvant sur le catalogue de Dragoman, marchand de destinations lointaines qui font patienter les travailleurs qu’ils sont, dont la raison d’être est de gérer le fric du fric. Notre monde est ainsi organisé pour que se régénère et se reproduise dans les meilleures conditions la force de travail. Nous travaillons pour gagner l’argent qui nous permet de retrouver la force de travailler, pour pouvoir se reposer dans un bon lit, rester propres, nous distraire de nos soucis, partir en vacances. Ainsi, le cercle est-il bouclé, d’une société absurde, organisée pour se perpétuer indéfiniment, comme en abyme, avec ses marchands de lits, de produits de toilette, de distractions et de vacances, qui en représentent l’ossature économique, et ont pris le pouvoir sur nos vies. Quel est le moyen d’échapper à cela ? Je n’en connais que deux. Avoir son histoire si bien ancrée dans le système que travailler n’est plus nécessaire. On vit alors de l’argent et du travail des autres, telle une tique sur la peau d’un chien. Ou bien s’en extraire par la marginalité, en acceptant une vie de survie, dans laquelle le pouvoir est tenu par la faim, le sommeil et la soif, et non par l’argent qui permet de ne plus les subir. C’est un cercle effroyable quand on le met à jour, une sorte de piège suprême dans lequel l’homme est tombé, quand il a inventé le travail salarié. Travailleurs de tous les pays, unissez vous et luttez pour un monde nouveau et utopique, dans lequel les besoins fondamentaux de chacun seraient satisfaits par son existence même d’être humain, et le travail librement consenti pour contribuer à l’amélioration de la vie de tous. Et « viva el communismo et la liberta » ! Bien sûr, je sens bien que je n’ai convaincu personne ! Mais qu’il est bon de vouloir changer le monde ! Non ? Comment font les jeunes de notre époque sans de tels idéaux ? Je ne le comprends pas. Zambie 8 juillet, au bord du Zambèze J’écris sur une table de bois grossier assise sur un banc, face au Zambèze. Des chants d’oiseaux emplissent l’air frais et mouvant de ce matin, cachés dans les grands arbres dont les troncs s’étirent vers l’eau du fleuve, comme pour le saluer. Les rayons de soleil qui les traversent posent de petites tâches de lumière douce et pâle sur les feuillages. Les roseaux balancent lentement leur chevelure au vent. Une sorte de lagune d’algues et de feuilles mêlées, mi eau mi terre, les devance. Les crocodiles qui vivent ici peuvent avoir 6 mètres de long ! Quant aux hippopotames, ils dissimulent sous l’eau, à cette heure, leurs énormes masses noires et gluantes. Ils dorment probablement. 116 Le campement est étrange sur ce terrain minuscule qui prend parfois des airs d’île sauvage de Robinson Crusöe, d’autres fois au contraire un caractère artificiel désagréable par ses petits sentiers sableux soigneusement jalonnés de grosses pierres qui attestent bien d’une volonté de construction. En fait, on pourrait imaginer ici que Robinson Crusöe se soit installé déjà depuis quelques temps, et ait cherché à créer un mini village, d’après les souvenirs qu’il a gardé de la civilisation et avec le peu de ressources qu’offre le lieu. Tout est fait de bois, que l’on n’a pris la peine ni de vernir ni de sculpter, et dont la section est fonction de l’usage : large pour les tables, étroite pour les poutres, plate pour les bancs, ronde pour les sièges. Le bois est associé aux branchages tissés, aux bambous entrecroisés, qui créent des toitures comme des murs ou des palissades. Au sable des rives du fleuve on a mêlé des pierres granitiques pour tracer des chemins et une architecture de village, avec des petites places, des croisements, des diverticules, et des voies principales. C’est désert bien entendu, et nous sommes les seuls habitants de ce lieu. Sous un auvent de palmes, une bibliothèque de vieux livres élimés, invite au repos. Chaque volume est grignoté par des fourmis, et des araignées tissent leur toile entre les pages, comme si Robinson, las de les avoir trop lus, les avait laissés là en souvenir du monde. La nuit a été froide, et pour la première fois j’ai dormi totalement emmitouflée dans mon sac de couchage en duvet, cordon serré autour de la capuche et épaules zippées. Le sol est dur, malgré le matelas dit « autogonflant de luxe » que je possède, et dans ces conditions, le corps bouge le moins possible durant le sommeil, évitant inconsciemment de sortir du contour trop étroit de la couche ou de heurter un os sur une pierre ou un renflement qu’il est toujours possible de ressentir en dessous. Les réveils sont alors ankylosés, et le dos souffre de la position prise trop longtemps pendant la nuit. Les membres grincent à toute tentative d’étirement, et c’est ainsi qu’il faut sortir à quatre pattes de son abri de la nuit. Je compense tous ces inconvénients par des nuits très longues. Jamais je ne veille le soir, audelà de la fin du dîner, une fois nettoyée mon assiette. Je n’éprouve pas le besoin de partager davantage de temps avec les gens qui m’accompagnent. J’éprouve le sentiment d’en avoir fait plus que le tour, et de ne plus rien attendre de leur présence. Non pas qu’elle me soit désagréable, mais parce qu’elle est sans surprises et sans véritables échanges. J’ai toujours du bonheur à me retrouver seule avec moi-même, et le moment de se mettre « au lit » est une fête pour moi chaque jour, à la maison comme ici. Demain à Victoria Falls, les fameuses grandes chutes du Zambèze, je devrais retrouver le confort d’un hôtel, pouvoir faire de la lessive et réorganiser mes sacs en fonction de mon nouveau projet. Lundi, nous rejoignent de nouveaux passagers, mais je ne crois pas que cela change grand-chose au déroulement du voyage, car ce ne sont pas les gens qui en déterminent la nature, mais la conception et le management qui y président. Ainsi, le nouveau groupe va t-il poursuivre, les kilomètres avalés en camion, rythmés par les pauses pipi et les menus achats aux super marchés du coin, les déjeuners médiocres au bord de la route, debout ou assis sur un tabouret en plastique pliant, les vaisselles au Dettol, les montages de tente dans l’obscurité, les petits déjeuners gras à l’aube, les dîners inconfortables autour d’un feu, les bagages que l’on sort en vrac sur une grande bâche de plastique orange et dans lesquels il faut fouiller à la hâte pour prendre ses affaires avant qu’il ne soit l’heure de les ranger à nouveau, la musiquette anglo-saxonne entêtante, les cadenas qu’il faut fermer, etc. Je ne sais pas trop ce que je vais trouver en Namibie, mais le seul fait de savoir que cela ne pourra être que différent me suffit. J’évite très consciencieusement de penser à l’argent que cela va me coûter, compte tenu de la location de voiture qui est chère, et de ce que je vais perdre en annulation du voyage. Et, comme toujours dans des cas semblables, je fais l’autruche. On verra bien ! 117 Mon rapport à l’argent, depuis que je ne travaille plus et que plus personne ne dépend économiquement de moi, s’est complètement transformé. Je suis passée d’une gestion inquiète des dépenses, (inquiète mais jamais très rigoureuse), à une sorte de rapport magique m’obligeant souvent à des acrobaties insensées pour corriger mes extravagances. Je ne suis pas véritablement dispendieuse, car mes besoins raisonnables n’ont pas changé, mais plutôt inconsciente des conséquences de mes actes, le plaisir immédiat passant avant toute autre considération. Je n’anticipe plus, et toutes mes tentatives de tenir un budget rationnel se heurtent à une sorte de réalité qui échappe complètement aux prévisions sans que j’en comprenne les raisons. Placée face à cet étrange phénomène, que mes calculs les plus savants ne parviennent en général pas à élucider, je baisse les bras et pare au plus pressé pour en corriger les effets. Je n’ai pas accès à mes comptes bancaires depuis le départ du 3 mai, ayant une confiance absolue en Marie Do qui me signalerait tout problème s’il survenait. Le budget du voyage que j’ai élaboré avant le départ a tenu le coup pour faire face à toutes les avances de frais qu’il a fallu effectuer, et les revenus de la location de l’appartement devraient me permettre d’avoir, en théorie du moins, un peu d’argent de côté à mon retour. Mais si je dois choisir entre l’achat d’une nouvelle voiture en 2006, puisque j’ai vendu la mienne, et la location immédiate d’un véhicule en Namibie, je n’hésite pas un instant. Quant à l’argent que je perds avec Dragoman, en n’effectuant pas les 4 prochaines semaines avec eux, et dans l’hypothèse où ils ne me dédommageraient pas, il s’agit d’une somme de 1200 euros, qui doit passer sur le compte « pertes et profits », le profit étant à l’évidence de ne pas avoir à patienter plus longtemps pour voyager enfin comme je le veux. Alors que j’écris, passe sur le Zambèze une pirogue de bois clair dans laquelle un homme pagaie sur le rythme d’une musique mi afro mi techno ! Les musiques du monde entier semblent désormais s’être mixées les unes avec les autres, dans une sorte de composition indifférenciée, où il n’est plus facile de reconnaître une identité. La vraie musique africaine, telle que je l’imaginais, celle des tam-tams sourds et des rythmes endiablés qui conduisent à la transe, je ne l’ai pas encore entendue. Le disco le rock et le reggae, le funk le pop et le country, le blues le jazz et la techno, le gospel la salsa et le folk, le ska le soul et le ragtime, Dieu y reconnaîtra les siens, et les scrabbleurs aussi évidemment ! Il fait plus que frais maintenant, et je me pelotonne dans ma veste en duvet. Je suis enrhumée depuis plusieurs jours et redoute d’avoir attrapé froid. J’attaque sous la tente un nouveau bouquin d’Albert Londres, « Le juif errant est arrivé », pour faire passer l’après midi. Puis le soir, des piroguiers nous conduisent sur le Zambèze admirer le coucher du soleil. Et toute la nature me saute alors à la gorge en bouffées d’émotions. C’est qu’en fait, ici, c’est l’hiver. Mais il est bien difficile de s’y retrouver dans le rythme des saisons, quand on se réfère aux nôtres. Dans cette partie continentale de l’Afrique, l’hiver s’étend de mars à fin août, et se confond avec ce que l’on appelle la saison sèche et froide. Effectivement les paysages du bush sont très secs, et couverts d’un tapis de feuilles mortes mordorées et craquantes. La plupart des arbres sont nus, d’autres sont revêtus de leurs couleurs d’automne, d’autres encore, on ne sait pas pourquoi, restent verts, en particulier sur les berges du fleuve où ils plongent leurs racines dans l’eau. Le bush est une espèce de patchwork de couleurs dans lequel toutes les saisons se côtoient, comme si chaque arbre vivait à son propre rythme, ne répondant aux ordres de la nature que quand bon lui semble. Cet « hiver » sec et ensoleillé me rappelle terriblement les hivers méditerranéens, et fait émerger des vagues de souvenirs : Les « Roches plates » de Cassis, que l’on atteint par un sentier escarpé dominant la blanche calanque de Port Miou, le maquis du massif de la Sainte Victoire, si sec et si sauvage, sous le vent d’hiver, le Plan d’Aups et ses terres arides parsemées de lavande sèche 118 et de thym, parmi lesquelles se trouvent parfois cachées de petites clairières de pins, la longue descente à la calanque de Sugiton et l’arrêt émerveillé sur le promontoire qui la domine, et puis bien sûr les pique nique tribaux de ma jeunesse, en famille, le dimanche, à l’abri du Mistral, sous une lumière intense et crue, avec le bonheur de sentir le soleil sur ses bras nus en plein mois de décembre. Durant toute ma vie, il me suffira d’arbres dénudés sur un ciel bleu, d’un peu de vent et de chemins arides pour que surgissent ces souvenirs qui me font monter les larmes aux yeux. Plus que des souvenirs d’ailleurs, il s’agit d’émotions retrouvées intactes et fulgurantes, que j’associe au bonheur. Zimbabwe 9 10 11 juillet, Victoria Falls Nous sommes ici au Zimbabwe, ancienne Rhodésie du Sud, pays traversé par le fleuve Zambèze, qui artificiellement, forme la frontière avec le Botswana et la Zambie. Ce pays où vivent les swahilis est depuis toujours riche d’or et d’ivoire. Du fait de ces richesses, il a été le théâtre d’une colonisation brutale et raciste, comparable à celle qui a existé si longtemps en Afrique du Sud. Les anglais y ont dominé jusqu’en 1980, date de déclaration d’une indépendance qui n’a pas chassé les riches fermiers blancs des terres qu’ils occupaient et qu’ils occupent encore. L’acquisition de cette indépendance s’est effectuée au prix de luttes très violentes, dans lesquelles se sont succédé depuis les années 60 des fronts de libération, des guérillas révolutionnaires, des groupes terroristes armés. Certains de ces mouvements ont d’ailleurs été d’inspiration marxiste léniniste (maoïste). Mugabe, qui préside le pays au moment de l’indépendance ne chasse pas les blancs de leurs terres, pour se ménager un accès aux richesses qu’ils possèdent, à leur expertise technique et aux investissements étrangers qu’ils permettent. Puis, durant plus de 20 ans, ce sont des mouvements d’opposition aux gouvernements qui se succèdent les uns aux autres, dans un pays miné de corruption et où les masses populaires ne parviennent pas à survivre. La répression de ces mouvements est féroce et ne met en aucune façon fin à l’insatisfaction et aux tensions. Le gouvernement propose alors entre 96 et 98 de reprendre possession des terres des blancs pour les redistribuer aux fermiers. Apparemment, il tergiverse et ne le fait pas. Puis, il accuse les blancs de payer les opposants à son régime. Dans les mois qui viennent de s’écouler, les blancs ont été expropriés avec une certaine férocité, avec tous ceux qui travaillaient pour eux et qui se retrouvent à Harare, la capitale du pays, sans travail et sans domicile fixe. A ce jour, les violences demeurent, et le pays est en plein désastre économique et politique. Un dollar US s’échange contre 20000 dollars zimbabwéens ! La planche à billets fonctionne à un tel rythme que les coupures émises ne sont imprimées que sur une seule face, et n’ont qu’une durée de validité limitée. Voilà pour le tableau général de ce pays que nous ne visiterons pas étant donnée la situation. Victoria Falls, ville touristique par excellence, échappe aux quasi interdictions qui sont posées aux blancs de voyager sur le territoire. 119 Victoria Falls sont les chutes du Zambèze, long fleuve tranquille à ses débuts, qui vient beaucoup plus loin se jeter dans l’Océan Indien au Mozambique. Après s’être écoulé paisiblement dans de paysages presque champêtres, constitués d’îlots verdoyants et bordés de roseaux, le fleuve rencontre à cet endroit une fracture de l’écorce terrestre dans laquelle il engloutit ses eaux avec fracas, avant de se poursuivre furieusement dans des gorges profondes. Lorsqu’il chute ainsi, le fleuve a une largeur de 1,7 kilomètres. C’est sur cette même largeur que l’on peut observer les chutes vertigineuses de ses eaux, 120 mètres en dessous de son niveau initial. Les chutes se visitent du côté zambien et du côté zimbabwéen. Un aéroport international conduit là des touristes du monde entier. De nombreuses activités leur sont proposées, telles que rafting, saut à l’élastique au dessus du pont, randonnées à dos d’éléphants, vols en divers engins que l’homme a inventés pour tenter d’approcher les sensations d’un oiseau. Sans se moquer de tout cet attirail touristique, il faut bien avouer que ces chutes méritent le détour. La paroi des gorges dans lesquelles il se jette est à pic, faite de roches très sombres et luisantes, moussues par endroits, et le fond n’est jamais exposé à la lumière. Le débit et la violence des eaux dépassent l’imagination. Au dessus de la chute s’élève un nuage blanc d’embruns, qui reste là à demeure. Sur le sentier qui la longe, il semble pleuvoir à torrents, même s’il reste éloigné des falaises. Un double arc en ciel d’une étonnante intensité enjambe la fracture, et vient heurter sa lumière difractée sur les parois de pierres. C’est un magnifique paysage d’épouvante dans un fracas cataclysmique. Un bel endroit pour mourir. Je visite ces chutes des deux côtés, par les sentiers qui les bordent et qui comportent de nombreux points de vue. Je les parcoure également vues d’avion, à bord d’un petit Cessna de 6 places, dans lequel nous ne sommes que trois. On en comprend mieux ainsi la dimension et l’architecture. C’est somptueux ! J’aurais pu réaliser les photos de ma vie, si je n’avais oublié de mettre un « memory stick » dans mon appareil ! Quelle conne ! Une croisière en fin d’après midi sur le fleuve, en amont des chutes bien entendu, me console par un très beau coucher de soleil. C’est bien banal les couchers de soleil, mais toujours des moments de grâce tout de même ! Je côtoie sur ce bateau quelques énergumènes de notre espèce humaine : un new-yorkais en complet veston noir tout élimé et avec une longue barbe, deux jeunes californiennes aux seins siliconés et à talons hauts, un vietnamien handicapé prof bénévole au Zimbabwe, des gens étranges donc, l’espace très limité d’une soirée autour de vin blanc frais. Les nouveaux passagers du truck sont venus nous rejoindre. Il s’agit de 4 anglais d’un australien et d’un danois, tous très blancs, très propres, avec des vêtements dont on voit encore les traces des plis de repassage. Ce sont des gens jeunes, dont deux couples anglais de moins de 30 ans. L’australien a un air étrange, faisant penser tantôt Dustin Hofmann, tantôt au prince Charles, l’un et l’autre ayant d’ailleurs en commun un air un peu niais, mais finalement plutôt gentil. Le danois est un garçon lourdaud au curieux nom de Bo. Bof ! Je n’ai pas le sentiment de perdre beaucoup à ne pas pouvoir les rencontrer davantage. Nous restons trois nuits à Victoria Falls dans un lodge à l’atmosphère familiale, où je dispose d’une chambre seule. J’ai largement le temps de reconstituer mes bagages pour la troisième étape en Namibie. Mon linge est propre et même repassé, et toutes mes batteries sont chargées à bloc ! J’ai pu trouver ici un guide succinct sur la Namibie, ainsi qu’une carte routière, qui seront des outils suffisants pour commencer. Je rencontre également un couple suisse qui parle français, et qui est en train d’achever un tour du monde d’un an, avec un parcours identique au mien, mais dans un sens inverse ! Ils ont voyagé en Afrique en voiture de location, et m’ont tout à fait rassurée sur la possibilité de me débrouiller tout seule. 120 Nous quittons le Zimbabwe, demain mardi 12, pour deux nuits au Botswana dans la réserve du Chobe national park, avant d’atteindre la ville de Maun, où je quitte le groupe. Zimbabwe 12 juillet, Victoria Falls Le deuxième groupe se disperse aujourd’hui. Il restera à bord deux passagères du premier tronçon : Emma la vétérinaire australienne et la grosse Sandra, dont j’ai peu parlé mais dont j’aurais beaucoup à dire si j’osais me lancer dans son portrait. Pour faire court, je me contenterais de dire que je suis vraiment heureuse de me débarrasser de ce pois(s)on gras, moi qui pourtant les aime tant ! Elle aura été depuis 70 jours, sans cesse derrière moi, à m’adresser reproches sur reproches, de façon insidieuse, avec sa voix pateline d’anglaise bien élevée qui émerge de ses babines toujours luisantes. Bon stop ! Cinq passagers du deuxième tronçon continuent jusqu’à Cape Town : le couple de lesbiennes, avec lequel mes liens seront restés très distants malgré une certaine convergence de vues, la new-yorkaise juive et baroudeuse de mon âge, avec laquelle je ne partage rien d’autre qu’un verre de vin blanc le soir, le cadre dynamique irlandais toujours aussi sympathique avec tout le monde, mais avec lequel je n’ai jamais échangé plus de deux mots, et le prof londonien probablement gay qui vit dans un narcissisme exacerbé, ne ratant jamais une occasion de se faire photographier sous son plus beau profil devant chacun des paysages que nous traversons. Voilà, ces gens seront passés dans ma vie sans laisser aucune trace comme beaucoup d’autres. Je sors de leur rencontre identique à moi-même. Ils ne m’ont rien apporté et je ne leur ai rien donné. J’ai vécu avec eux plusieurs semaines mais ne les connaît pas davantage que si je les avais croisés dans le métro. Quant à tous les autres dont j’ai eu l’occasion de parler ici, ils rentrent dans leurs pays respectifs rejoindre leur vie de tous les jours. Un dîner est organisé pour ce dernier soir dans un restaurant typique de Victoria Falls. C’est un restaurant africain sous toitures de palmes dans lequel les touristes de safaris viennent enfin goûter les viandes des animaux devant lesquels ils se sont extasiés pendant leur voyage ! On y sert de l’élan, de la gazelle, du crocodile, du gnou, du buffle, de l’autruche, etc. Les végétariennes du groupe décident de ne pas s’y rendre, ni le couple d’amerlos radins car cela coûte 25$ ! Pour ma part, je me fiche tout autant du spectacle de ces bêtes que de ceux qui les bouffent. Les bêtes ne m’intéressent pas un point c’est tout ! Si les manger permettait de les éradiquer de la planète je serais prête à faire un effort, mais ce n’est pas le cas. En fait, je comprends que si les poissons sont les seuls animaux que j’arrive à ingurgiter, c’est bien parce qu’ils ne risquent pas de sortir de l’eau, et que je parviens donc facilement à les éviter ! Ils ont leur planète, la mer ou les rivières, et j’ai la mienne faite de terre et d’air. Chacun son monde, c’est ainsi que cela devrait être pour que je m’y sente parfaitement bien. Je parviens à dénicher dans ce monceau de barbaque étalé en buffet un pauvre petit poisson frit dont personne ne veut et qui fait l’affaire. Dans le groupe chacun va se servir de ses fantasmes préférés, et mange sans avoir l’air de se régaler. On « en » mange par curiosité, parce que cela fait partie du voyage. Très peu d’échanges ont lieu au cours de cette libation, chacun le nez dans son assiette. Il n’y aura pas de fête pour célébrer la fin de ce voyage qui n’en fut pas une. Ma cigarette gêne à table. Parfait ! Un bon prétexte pour m’éloigner. 121 Le lendemain chacun se disperse aux heures qui sont les siennes, se contentant d’un maigre « au revoir » à ceux qui sont sur leur passage au moment du départ. Quant à moi, quittant le lodge très tôt pour aller marcher au bord des chutes je ne rencontre personne. C’est une fin en queue de poisson, cohérente avec ce que fut la vie de ce groupe qui n’en était pas un. CHAPITRE 3 Du 13 juillet au 3 août 2005 Botswana, Namibie Botswana 12 juillet, Chobe National Park Nous quittons ce pauvre Zimbabwe ce matin, après un arrêt dans un super marché où je cherche à acheter du shampoing. Les rayons sont absolument vides, comme dans les pays de l’Est il y a 20 ans. Le seul shampoing proposé est un vieux flacon en plastique poussiéreux, en exemplaire unique et écrit en russe ! Je renonce à me laver les cheveux ce soir ! Nous franchissons très vite la frontière du Botswana, et l’on comprend que l’on vient de quitter une certaine Afrique. Un grand panneau « Ici tolérance zéro à la corruption » accueille le visiteur, ainsi qu’un distributeur de préservatifs gratuits dans l’officine d’immigration, et une barrière sanitaire qui oblige chacun à s’essuyer les pieds sur un tapis imprégné de DTT. Cette barrière représente 5000 km de barbelés destinés à éviter la contamination du bétail par la fièvre aphteuse qui fait des ravages parmi les animaux sauvages. Ces derniers sont donc empêchés de se rendre où bon leur semble, et de nombreux spécimens de la faune sont venus y mourir, ne pouvant effectuer leurs habituelles migrations. A vous donc de choisir la victime que vous plaignez le plus, le pauvre buffle électrocuté sur un barbelé ou le fermier botswanais qui perd tout son cheptel de maladie. Le Botswana n’a pas du tout la même histoire que les pays d’Afrique australe que nous avons traversés jusqu’à présent. C’est une république démocratique parfaitement stable et économiquement assez développée, qui n’a connu ni véritable colonialisme d’état (seulement un protectorat anglais), ni guerre de libération, ni famine, ni dictature, ni conflits tribaux. L’influence sud-africaine est importante ici, les Boers ayant tenté une domination du pays à partir du milieu du 19ème siècle. L’indépendance complète du pays vis-à-vis de la Grande Bretagne et l’instauration d’une république multipartite datent de 1966. L’Etat a su composer avec les grands chefs tribaux pour maintenir une véritable unité nationale, à travers un système intelligent de terres communautaires lui appartenant, mais administrées par les tribus. Mais il ne faut tout de même pas rêver et savoir qu’une bonne partie de la population vit encore en dessous du seuil de pauvreté, et que l’espérance de vie n’excède pas 41 ans. Tout est donc relatif. 122 La capitale de ce pays grand comme la France, mais qui ne comporte que 1,6 millions d’habitants est ?? Gaborone ! Bravo à ceux qui ont bien répondu ! La principale richesse du pays est constituée de mines de diamants, recelant les gemmes les plus purs du monde, que les anglais, ces sots, n’avaient pas découvertes quand ils ont cédé leur protectorat. Le diamant représente 70% des exportations. On y trouve aussi de nombreux minéraux : or, cuivre, nickel, charbon, soude et sel. Le Botswana est considéré aujourd’hui comme le champion africain de la croissance, avec une monnaie solide, au nom bien connu des scrabbleurs : le pula (anagramme de palu). Un des plus grands deltas intérieurs du monde, le delta de l’Okovango, occupe la partie nord. Il s’agit de terres totalement inondées. 80% de la surface totale du pays est désertique (3 habitants au km2 !) : c’est le désert du Kalahari, et je sens bien qu’à ce point du récit, les lecteurs commencent à me voir venir ! Dès la frontière franchie, nous sommes ici dans un autre monde : voitures individuelles bien entretenues, grands champs d’agriculture intensive, bonnes routes, tracteurs, signalisation routière, réseau téléphonique Orange, maisonnettes de briques dotées de fenêtres et de rideaux, abribus, vêtements occidentaux, sont autant de signes que nous venons de quitter l’Afrique misérable du Zimbabwe et de ses voisins, malawites et zambiens. Nous parvenons en début de soirée dans un lodge luxueux dont seule la partie camping, totalement excentrée de toutes les belles infrastructures, nous est réservée. Il en coûte 160$ par nuit pour disposer d’une chambre. Les emplacements où nos tentes sont autorisées sont très étroits et en sol dur, si bien que nos tentes se touchent les unes les autres. Il faudra y patienter deux nuits. Un Martini au soleil couchant qui embrase toute la rivière Chobe avant de se cacher à l’horizon, me console de mon inconfort. Botswana 13 juillet, Chobe Que dire de cette jolie journée, si ce n’est que nous avons vécu avec la course du soleil, de l’aube froide dans laquelle nous sommes partis en jeep le matin, au crépuscule flamboyant du soir qui a couronné une croisière en péniche sur la rivière ? Une journée entière à explorer ce parc, à la recherche des animaux qui s’y cachent. Au programme (nous avons été particulièrement gâtés !), de joyeux lionceaux qui s’ébattent et jouent, une famille d’éléphants qui s’engage avec ses petits dans la traversée de la rivière, une parade amoureuse d’hippopotames ! Du joli monde donc, dans un paysage d’une douceur enchanteresse, où les plaines blondes de la savane se mêlent à l’eau de la rivière en la bordant de roseaux et de nénuphars. Retour à la triste réalité du soir : une boîte de sardines à l’huile me sauve de la faim sur mon tabouret de plastique rouge, avant de regagner à 20 heures mon petit abri de nylon, mes boules Quiès et mon duvet. Botswana 123 14 juillet, Maun Jour de libération ! C’est la fête pour Paris comme pour moi ! Tandis que les Champs se vident pour le défilé militaire, que le drapeau bleu blanc rouge flotte sur l’Arc de Triomphe, que les petites places se parent de leurs lampions pour le bal du soir, et que le Champs de Mars va accueillir le feu d’artifices, moi je roule pour la dernière fois dans le camion de Dragoman. Une journée entière est nécessaire pour atteindre Maun, ville de ma libération qui, je l’espère, se sera elle aussi apprêtée en conséquence. J’y ai réservé une chambre dans le plus bel et le plus cher hôtel de la ville pour me faire un petit cadeau. Nous descendons donc du nord vers le centre du pays à travers des paysages splendides. D’abord la savane d’automne couverte de tous les tons de roux que l’on peut imaginer, depuis le blond vénitien jusqu’à l’orange le plus vif, en passant par les ors et les bruns, les châtains et les mordorés, l’ocre et l’auburn, le cuivré et le chocolat, qui chatoient sous la lumière d’un matin sans nuages. Puis, ce ne sont plus que des plaines jaunes à l’infini, dans lesquelles ne se cachent que quelques rares buissons épineux très bas. Puis, plus loin encore, une sorte de Beauce de blés fauchés alternant avec des champs de tournesols non encore éclos. Et enfin, d’immenses étendues désertiques de poussière blanche annonçant la proximité des « pans », cuvettes d’anciens lacs salés, qui forment une partie du désert du Kalahari. Pendant des heures nous ne croisons personne, aucun village, aucun marcheur sur des routes si droites qu’on les croit sorties d’un road movie. Où sont donc les botswanais ? Ils ne résident en fait que sur la bande est du pays, semble t-il. Il y a 70 jours que je suis dans ce camion que je quitte ce soir, sans plan vraiment très précis, si ce n’est de passer encore quelques jours dans ce pays avant de partir en Namibie. J’ai largement le temps de m’attarder ici pour être à mon rendez vous du 15 août à Cape Town avec Eliane. Et si j’étais un homme, j’aurais appris la mécanique et j’aimerais y plonger mes mains. Je pourrais alors louer un 4X4 pour aller dans le Kalahari sans avoir besoin de personne ! Oui, mais voilà, tu es une fille ma vieille, une vraie, incapable de te souvenir de l’emplacement de la manette qui ouvre le capot, terrifiée à l’idée de salir tes mains de graisse, trop faible pour dévisser les écrous ! Bonne à pleurnicher en attendant de l’aide, c’est tout ce que tu sais faire ! Jamais la femme ne sera l’égale de l’homme tant qu’elle ne se mettra pas à la mécanique ! Donc, si Kalahari il y a, cela devra encore être avec un groupe, béquille pour les sans couilles comme moi ! Nous arrivons à Maun assez tôt dans la soirée. Je quitte le groupe sans éclats, sans récriminations, en adressant tout simplement un au revoir collectif aux passagers du camion, que je devrais retrouver à Cape Town à leur arrivée. L’hôtel est charmant et me réserve la bonne surprise de disposer de chalets pas trop chers. C’est le plus ancien hôtel de Maun, créé au début du 20 ème siècle par un explorateur anglais. La salle à manger moquettée de vert propose un buffet sous cloches d’argent. Les fauteuils sont recouverts de feutrine et les fenêtres équipées de lourds rideaux. Ce pourrait être Londres, et c’est bien agréable après les dures journées de camping des jours précédents. Botswana 124 15 juillet, Maun Me voilà enfin seule ! La journée sera consacrée à mon organisation pour le reste du voyage, la ville de Maun étant parfaitement équipée du point de vue touristique. Je ne dispose que d’un guide sommaire, d’une édition que je n’aime pas trop, mais en français : le Petit Futé. Mais dès le début de mes recherches, il s’avère que beaucoup de choses ont déjà changé depuis cette édition, et que les informations données ne sont pas très fiables. S’ajoute à cette difficulté, le fait que je suis seule, et ne peux donc prétendre organiser mon propre safari avec une agence de voyage. Cela serait hors de prix. Le tourisme dans ce delta de l’Okovango est un tourisme très élitiste dans des lodges luxueux que l’on atteint en avion, l’alternative possible étant de partir en pirogue dans la partie la plus proche et la moins intéressante du delta, avec sa tente et sa nourriture. Je ne me sens pas le courage de repartir tout de suite dans des expériences de ce genre. Au diable donc l’avarice, je décide de m’offrir deux jours de cette expérience luxueuse : voyage en avion jusqu’au cœur du delta, puis deux nuits dans un de ces lodges, repas, ballades en bateau et boissons compris. Je me rends vite compte que j’ai traqué mon inconfort et ma dépendance contre une vie qui va me revenir très cher. Je loue une voiture à partir de lundi, pour gagner l’ouest du Botswana et la Namibie, me rendant compte qu’il n’existe finalement aucune des liaisons routières promises par le guide, ni bus ni train. Il faudrait changer de bus plusieurs fois, passer la frontière à pied, ou faire du stop. Je renonce là encore à tenter ce genre d’aventures. Je suis fatiguée et j’ai besoin de confort. La voiture, une Toyota petit modèle ne coûte que 30 euros par jour, toutes assurances comprises, mais il faut payer une fortune pour la rapatrier d’Afrique du Sud au Botswana. Je tourne, je vire, comme on dit chez moi, mais ne trouve pas de solution alternative raisonnablement confortable. J’ai laissé à bord du camion une partie de mes affaires, plus de la moitié du poids initial, mais mon sac est encore lourd. La voiture, c’est la possibilité d’avoir tout sous la main dans le coffre, la liberté de m’arrêter quand bon me semble, de partir lorsque j’en ai envie, voire de dormir à bord en cas d’hébergement impossible. J’écris de ce bel hôtel anglais, au bord de la piscine. Un peu inquiète au plan financier donc, mais tellement libre enfin ! L’expérience de Dragoman n’aura pas été vraiment négative, mais ne me laissera pas non plus un souvenir impérissable. L’atmosphère y était morose, la vie à bord très routinière, le rythme beaucoup plus soutenu que ce qui me convient. Je ne regretterais rien sans non plus regretter de l’avoir faite. Je n’aurais pas pu effectuer un tel parcours toute seule, et je m’en rends d’autant mieux compte qu’ici au Botswana, pays beaucoup plus équipé au plan touristique, je suis encore très limitée par le peu de possibilités qu’offre l’Afrique au point de vue transports et hébergement. Le meilleur niveau de développement des pays où je vais désormais me rendre me rendra les choses plus faciles, sachant que par ailleurs il faudra que j’accepte de mettre le prix. Botswana 16, 17 juillet, delta de l’Okovango Le luxe c’est d’abord un réveil sans stress, ni trop tôt ni trop tard, où l’on se donne le temps d’émerger du sommeil, puis de réaliser où l’on se trouve, et d’anticiper la journée à venir. C’est le plaisir ensuite d’une douche chaude à température stable et d’un bon jet, sans que personne n’attende son tour à la porte de la salle de bains, le temps de se sécher jusqu’à la plante des 125 pieds et de se frotter le dos. Puis c’est celui du café fumant que l’on prend dans une tasse de porcelaine, et du croissant que l’on trempe jusqu’à sa dissolution dans le délicieux liquide chaud, certain que l’on pourra tout de même disposer d’une tasse propre pour le second du matin, celui qui accompagne la première cigarette. J’ai ce luxe ce matin, dans ce bel hôtel de Maun, avant de me rendre à l’aéroport où un petit Cessna m’attend pour le delta de l’Okovango. Ce delta résulte d’un fleuve qui prend sa source dans les hautes montagnes de l’Angola toute proche, et qui, après avoir rencontré une faille, se poursuit en milliers de canaux peu profonds. Là, les eaux rencontrent les terres sableuses et désertiques du Kalahari, si bien que peu à peu le fleuve s’évapore de façon naturelle, et ne parvient jamais à rejoindre la mer. Il forme dans cette partie finale de son cours, un réseau très dense de chenaux, de lacs, d’étangs, de lagunes où la terre et l’eau se mêlent dans l’enchevêtrement le plus total. Les eaux sont ici d’une pureté parfaite, et aucune route ne sillonne le delta, si bien que la nature y est restée vierge. On y vient donc pour voir les animaux bien sûr, mais aussi pour les paysages où se rencontrent le désert et les eaux, le solide et le liquide, la flore terrestre et aquatique. Le voyage en avion, assise à la place du co-pilote, est déjà une expérience. Le décollage semble si naturel dans un coucou de ce type que je n’éprouve aucune peur, malgré la complexité des instruments qui me font face, la proximité des pédales qui bougent toutes seules, et les gestes multiples du pilote. Après avoir survolé le bush, dans lequel les acacias s’éparpillent au travers d’un sol blanc et sableux, nous atteignons les derniers souffles du fleuve qui forment un mélange indistinct de terre et d’eau verte, miroitant sous le soleil. Puis les chenaux se dessinent, véritable entrelacs d’eau claire, qui parfois se rejoignent pour former de petits lacs, d’autres fois disparaissent du regard sans que l’on comprenne pourquoi dans de vastes étendues herbeuses. Ce labyrinthe dessine des milliers de petits îlots d’où émergent à peine parfois la cime des arbres. Je prends des milliers de photos et Arthus Bertrand cette fois ci n’a qu’à bien se tenir ! Dans l’avion avec moi, le pilote, un garçon costaud et rassurant tout vêtu de blanc, un couple d’indiens, lui très petit un peu gris et très mince, elle en sari jaune, et un jeune enfant qui voyage seul et va rejoindre des amis de ses parents dans un lodge pour le week-end. Tous vivent ici au Botswana. Je suis la seule touriste. Le lodge est un endroit de rêve ! Un camp de toile totalement ouvert sur l’extérieur au milieu des eaux, sans aucune barrière de protection. Tout est construit en bois de teck et garni de grandes bâches kaki. Rien ne vient nuire au caractère totalement naturel du lieu. Une grande salle à manger, et une dizaine de tentes aménagées forment le camp entouré d’eau. Les animaux sont ici chez eux, et à tout moment un lion, un éléphant, un léopard ou un hippopotame peut se trouver sur le sentier qui joint les tentes à la salle à manger. Un briefing nous est donné à notre arrivée par le manager du camp, ancien routard converti en hôtelier de luxe. Ici, nous sommes au paradis ! Donc pas de politique et pas de religion ! J’ai peur qu’encore une fois le paradis ne soit pas pour moi ! Puis, ce sont les consignes de sécurité : ne pas se déplacer sans torche, chantonner ou se parler tout haut pour signaler sa présence, ne pas s’approcher des eaux pleines de crocodiles, ne pas courir si l’on rencontre un éléphant, ne pas sortir de la tente si un hippopotame rôde autour, ne pas utiliser de flash pour les photographier, etc. Des consignes que je commence à bien connaître, n’en étant plus à ma première cohabitation avec les bêtes sauvages ! La « chambre » est une tente posée sur une plate forme de teck. Très spacieuse, elle comporte une salle de bains attenante et une véranda ombragée avec de beaux fauteuils qui donne sur la lagune. Tous les signes du luxe sont là : les kleenex, les sprays anti-moustiques, le papier à lettre, les produits de toilette jusqu’à la crème pour le corps, les biscuits dans une jolie boite en 126 alu, de vrais verres, etc. Les draps sont fins, la tête de lit brodée à l’effigie de la marque américaine qui possède ce lodge, et le matelas comme je les aime, ni mou ni dur. Le délicieux déjeuner à la table d’hôte, arrosé de vin blanc, se termine sur du camembert et des pâtisseries, et j’y rencontre les autres touristes du lieu : un groupe de douze américains ici pour trois nuits, qui parcourent l’Afrique en trois semaines et en avion business class, se déplaçant ainsi d’un lodge super luxueux à l’autre. La plupart d’entre eux dépassent largement la soixantaine, et certains approchent à mon avis du stade octogénaire. Ils sont soit gros, très gros, aux visages alors rayonnants, soit minces, et alors affreusement ridés. Mais les femmes ne sont ridées que du haut du visage. Tous les « bas » ont été liftés, plus ou moins habilement d’ailleurs, certains visages laissant apparaître les cicatrices autour des oreilles et sous le menton. Les dents sont toujours parfaites, régulières et blanches, largement visibles dans le moindre sourire. Les cheveux sont presque tous teints de blond. Enfin, les fonds de pension américains qui nous dominent et qui n’étaient pour moi que des entités abstraites, prennent un visage ! Ce sont des masques de vivants sous lesquels la mort se dissimule à peine, de larges sourires et des rires tonitruants dont on devine facilement ce qu’ils pourraient avoir de sardonique, une apparence de grande simplicité et une attitude de sympathie systématique dans lesquelles se cache et se drape habilement le pouvoir. Le premier sujet de conversation abordé avec moi concerne les relations franco-américaines ! Il paraît, me dit-on, que les français haïssent les américains ! Il me faut démentir, et vous conviendrez que la tâche n’est pas facile pour moi ! Non bien sûr, c’est avec votre politique étrangère que nous ne sommes pas d’accord, pas avec le peuple américain. Enfin, je m’en sors pas trop mal…Je suis venue chez les riches, ce n’est pas pour leur cracher dessus ! Puis, c’est la sieste ! Une sieste de deux heures dans la chaleur culminante du jour, à l’ombre de grands arbres et dans mes draps fins, jusqu’à ce que l’on sente décliner le soleil de l’après midi. Devant la fenêtre à moustiquaire de ma grande tente des vervets s’épouillent consciencieusement l’un l’autre, puis sautent sur le toit et l’ébranlent avec fracas. Il est l’heure de la ballade en mokoro, pirogue conduite à la perche dans les eaux peu profondes de la lagune. C’est un véritable enchantement ! La proue très effilée de l’embarcation glisse silencieusement parmi les herbes qui, dès qu’elle les touche, s’inclinent comme par miracle sur son passage. Je me crois dans un dessin animé de Walt Disney ! L’avancée est très lente et totalement silencieuse. On n’entend que le bruissement des herbes et le clapotis de la perche au premier contact avec l’eau si limpide des canaux, dont les fonds sableux et toute la végétation subaquatique sont parfaitement apparents. Ce sont des mousses légères, des typhas, des petites algues qui, dérangés par notre passage, se mettent doucement à onduler. Nous progressons tantôt sur d’étroits chenaux bordés de fougères, de roseaux, de bambous et de papyrus géants, tantôt sur des étendues plus vastes couvertes de nymphéas et d’arums blancs. Les nymphéas (que les anglo-saxons appellent joliment water lilys), surgissent fragiles de la surface de l’eau, parfois totalement couverte de leurs larges feuilles rondes et plates qui forment un tapis vert et rouge. Les berges de ces petits lacs mêlent une végétation désertique à la faune tropicale africaine. De majestueux palmiers dattiers et des euphorbes côtoient les baobabs, les sycomores, les ébéniers et les fameux mopanes (qu’ignore notre ODS), dont les feuilles sont en forme d’ailes de papillons, et dont le bois est traditionnellement utilisé ici. En bordure des berges, ce sont des joncs qui forment un voile de mousseline ondoyant lentement sur la terre ferme, puis des gentianes et des laitues d’eau, des kentias géants comme jamais aucun d’entre nous ne saura faire pousser sur nos continents, aussi verte soit sa main. Toute cette végétation se reflète dans les eaux limpides qui miroitent sous un soleil éclatant. 127 C’est diablement beau ! Puis, nous plongeons à nouveau dans un canal ombragé d’un vert très sombre et la fraîcheur de l’air et de l’eau se font sentir. Des oiseaux de toutes sortes vivent ici, et le lieu est un paradis pour les ornithologues. Mais tous les noms de ces volatiles m’étant indiqués en anglais, il m’est impossible d’en donner la traduction. J’ai tout de même pu identifier les hérons, de couleurs diverses et variées, les aigrettes, les martins pêcheurs, les cormorans, les pélicans, les ibis. Puis, ce sont les quelques dénominations anglaises que je parviens à traduire, et parmi lesquelles je reconnais certains noms sans reconnaître les oiseaux correspondants : les grèbes, les deux échassiers en J, jacanas et jabirus, les barbets et les pipits, les quéléas, les robins et les francolins. Tout cela ne m’intéresse qu’au plan du vocabulaire et de la poésie qu’il recèle, mais je dois tout de même avouer que ces animaux sont d’un grand esthétisme, souvent complètement design, et que la nature les a particulièrement réussis ! La pirogue s’immobilise sur une large étendue d’eau à découvert pour le coucher du soleil. Un verre de vin blanc m’est servi. L’astre rouge décline à l’horizon à grande vitesse, enflammant le ciel de nuages roses, avant de se couler dans l’eau jusqu’à complètement disparaître, laissant derrière lui une lueur flamboyante. Le vin frais et un peu acide coule dans ma gorge avec délices. Un moment de bonheur. Dîner somptueux après un bel apéritif autour du feu de bois, allumé sur une plate forme de sable juste au bord de l’eau. J’en oublie les fonds de pension ! Le soir juste en contrebas de ma tente, au pied des quelques marches qui permettent d’y accéder, un hippopotame grogne. La nuit est très froide ici et je m’enfouis sous d’épaisses couvertures moelleuses et légères. L’hippopotame peut bien faire ce qu’il veut, et je m’endors ! Botswana 17 juillet, delta de l’Okovango Le jour où j’ai rencontré mon maître ! Le manager du lodge où je réside encore aujourd’hui et cette nuit, est un personnage qui vaut bien à lui seul que je lui réserve un article. Il s’appelle Deon Mouton et n’a pris la direction de cet établissement que depuis quelques mois avec sa femme Kirsten, une américaine de 22 ans au visage d’ange qu’il a épousée. Lui, un très grand gaillard de 1,90 m respire la force musculaire, bien qu’il soit un peu enrobé. Il doit avoir la quarantaine et s’intéresse à moi qui débarque ici chez lui avec mon sac à dos, contre toute probabilités, étant donné le type de voyage que j’effectue. Je le surprend d’être venue là, non pas parce qu’il ignore le voyage de routard au contraire, mais parce qu’il n’a encore jamais eu l’occasion d’accueillir ici des voyageurs de mon type. Je suis en effet très atypique comme voyageuse, ni inscrite dans le voyage organisé confortable, ni tellement non plus dans la vie de campeuse de base ! Me trouver ici, est un signe évident de toutes mes ambiguïtés, pour ne pas dire contradictions ! Deon est sud-africain et a toujours vécu dans le bush. Il a exercé des tas de métiers, alternant entre des métiers alimentaires qui lui ont permis de gagner un peu d’argent, et des métiers humanitaires qui l’ont amené à être présent sur de nombreux terrains de conflits en Afrique, en particulier avec la Croix Rouge. Parmi les métiers alimentaires, il a été guide touristique dans 128 cette région d’Afrique pendant plusieurs années, parfois pour des circuits en camion comme celui que j’ai effectué, d’autres fois pour des tours operators plus luxueux. Il est l’homme qu’il me faut ! Il se propose de m’aider à préparer mon futur voyage en Namibie, et j’accepte volontiers. Je me rends compte alors qu’il connaît chacune des routes, sur chacune d’elle chacune des stations essence, des banques où l’on obtient le meilleur taux, des check points de police, des campings et possibilités de se restaurer etc. Il est infiniment précieux et m’établit un itinéraire très détaillé au jour le jour, tenant compte du véhicule dont je vais disposer, une Toyota Corolla. Bien mieux qu’un guide de voyage dont on ne sait jamais si les informations sont fiables, s’il est vrai que tel ou tel parcours soit possible ou impossible à effectuer. Deon assortit son itinéraire de petits plans qu’il dessine de tous les lieux où je ne dois pas me tromper. J’apprends plus tard dans la soirée, après plusieurs verres qui l’aident à se confier un peu, qu’il est le seul homme à avoir traversé à pied, sans assistance extérieure, le désert du Namib pendant les 700 km qui séparent Lüderitz de Waldis Bay, et qui constituent la Skeleton Coast, appelée donc « côte des squelettes », tant de bateaux et d’hommes n’en sont jamais revenus. Ayant entendu le peuple San qui domine cette région, raconter des histoires dans lesquelles il était question d’une traversée de ce type, et convaincu ainsi qu’il devait bien il y avoir de l’eau quelque part, Deon entreprend l’aventure contre l’avis de tous les spécialistes qui le tiennent déjà pour mort. Il n’emporte que 16 litres d’eau pour 700km qu’il réalise en 18 jours, au rythme incroyable de 30 à 40 km par jour. Pour limiter la déshydratation, les muscles doivent s’arrêter de travailler le moins longtemps possible, aussi ne dort-il que 6 heures par jour, 4 heures durant la nuit, et 2 heures pendant les heures les plus chaudes de la journée où la température excède les 40° Celsius. Il recycle son urine pour ne pas perdre une goutte des 16 litres du précieux liquide, avec lequel il ne pourra pas tenir pendant 18 jours. Puis, finalement trouve la source d’eau promise par les légendes ! Il perd 35 kilos en 3 semaines. Son record est authentifié, mais n’a jamais fait l’objet de véritables publications. Décidemment, oui, je suis admirative ! Deon prend quelques années de repos ici dans le delta de l’Okovango avant de repartir sans doute pour de nouvelles aventures, dans lesquelles il narguera la mort. Parce qu’il approche la mort de près, Deon est un bon vivant, qui aime la bonne chère, le bon vin et les cigarettes, me convaincant encore une fois s’il était besoin, que ne savent vivre que ceux qui acceptent de mourir et intègrent cette idée dans leur quotidien. Tous les diététiciens, les écolos, les naturopathes, les végétariens, tous les suspicieux, les précautionneux, les partisans du risque 0 et de son copain le principe de précaution, tous les bouffeurs de riz complet des restaurants non fumeurs, tous les buveurs d’eau et de thé pendant les repas, tous les amateurs de sophrologie, de relaxation, et de thalasso thérapie, tous les vendeurs d’alarmes, et d’armes de self défense, tous ceux qui crèvent de peur devant la mort, ne savent plus vivre ! (Dixit Deon). Deon écrit actuellement un livre qui est un guide de survie pour voyageur intrépide ! N’est-il pas vraiment l’homme qu’il m’aurait fallu ? Après le dîner, à la fin duquel il conseille aux américains d’emporter de l’eau pour leur petit voyage en avion d’une heure le lendemain ( !), nous partageons un bon moment de rires complices. Aucun de ses clients ne connaît son histoire. Ces gens ne sont pas de la même planète que nous, me dit-il. 129 C’est là que je ne suis plus d’accord avec Deon, bien que je n’aie pas eu envie de le contrarier. Ces gens sont sur la planète, et il n’en existe qu’une. Ils la dirigent même, en sont les maîtres. Ils y imposent leur argent et leurs lois, leurs modes de vie et leur philosophie. Ils ont gagné ! Nous sommes les perdants, les vaincus, nous du monde de l’utopie et du risque, du rêve et du dépassement de soi, de la solidarité et de l’exploit. Nous n’avons plus que la solution de nous terrer parmi eux, et de nous faire remarquer le moins possible pour qu’on nous laisse vivre et mourir tranquilles ! Botswana, 18 juillet, Robert Redford et moi ! Luxe du luxe ce matin encore : je décide de ne rien faire et de me recoucher ! Pas même la ballade en mokoro qui m’a tant enchantée l’avant-veille, juste sans doute pour me prouver que désormais cela est possible. C’est possible ! La femme de chambre m’apporte mon petit déjeuner au lit, et je lui demande de ne pas me déranger de la matinée. Des écureuils me tiennent compagnie sur les arbres qui abritent la grande tente. Des milliers de chants d’oiseaux les accompagnent, depuis la mélodie sifflée jusqu’à la stridulation grinçante, en passant par le tapotement clair des becs de piverts sur les troncs. Les verbes désignant les cris d’oiseaux sont très nombreux et très spécifiques : Il existe d’abord les verbes génériques qui concernent tous les oiseaux sans distinction particulière : pépier, piailler, piauler, ramager, hululer, Puis ceux qui sont particuliers au chant de tel ou tel oiseau. Et l’on entend alors le hibou qui bouboule, la perdrix qui cacabe, l’oie qui cacarde, la caille qui au choix peut carcailler, courcailler, margauder, margoter, margotter ou pituiter, comme elle le souhaite, puis la chouette qui chuinte, la cigogne qui claquette, la corneille qui craille ou graille selon les moments peut-être, la grue qui craquette, le corbeau qui croasse, l’aigle qui glatit, la pie qui jacasse, l’hirondelle qui trisse, l’aigle et le cygne qui curieusement trompettent tous les deux, et la mésange qui zinzinule ! C’est magnifique, dirait tout scrabbleur qui se respecte ! Après le déjeuner, il est l’heure de reprendre l’avion. Robert Redford atterrit spécialement pour moi sur le tarmac du campement, après un spectaculaire virage aérien. Je monte à ses côtés, et il me conduit à un autre campement plus éloigné encore au milieu du delta, où il doit prendre des passagers. Je chantonne « Out of Africa » dans ma tête et pourrais m’y croire, si ce n’était que l’avion tangue beaucoup avec cette chaleur du début de l’après midi, et que j’ai peur. Je me cramponne à ma ceinture de sécurité ce qui fait beaucoup rire le pilote, qui pousse des cris de joie à chaque trou d’air, cet imbécile qui n’a finalement rien du tout de Robert Redford ! Je dois attendre trois heures dans ce campement, le temps que l’avion vienne me rechercher. Le lodge est encore plus beau que celui où j’ai résidé. C’est une architecture de teck très complexe à plusieurs niveaux, ouverte sur les arbres et les prairies, décorée de beaux meubles coloniaux et de peintures africaines superbes. Le patron met à ma disposition une énorme jeep avec chauffeur pour patienter. Le véhicule est capable de passer absolument partout, même au cœur du bush vierge de toute trace. Le chauffeur cherche les empreintes de lions pendant deux bonnes heures, en vain. Cela sent tantôt la sauge, tantôt le foin coupé. Nous guettons le moindre mouvement dans les herbes jaunes de la savane pour repérer leur course, mais tout est immobile. Nous contournons tous les arbres capables de donner de l’ombre, les lions aimant y faire la sieste. Nous approchons de tous les points d’eau où ils pourraient se désaltérer. Nous 130 guettons leurs proies possibles, les antilopes et les zèbres, mais en vain. Pas de lion cet après midi pour moi ! Puis on entend au loin le vrombissement de l’avion qui revient me chercher. Le chauffeur fait demi-tour et me dépose au pied de l’appareil. Il fait moins chaud et l’avion reste stable pendant un survol merveilleux de tout le delta de l’Okovango, qui s’offre sous mes pieds. Ce sont des milliers de courbes que dessinent les langues de terre et d’eau sous la lumière du soir. Toutes les tonalités de bleu et de vert se mêlent les unes aux autres et contrastent avec les tons d’automne de la végétation. Le miroitement des eaux à cette hauteur est aveuglant. Je suis si fascinée que j’en oublie l’appareil et toutes ses commandes terrifiantes, comme le soit disant Robert qui s’amuse à me faire peur. La voiture qui m’attend est une bonne surprise puisqu’elle est de catégorie supérieure à celle que j’ai louée, dotée de la climatisation. Elle n’a pas encore 20000km et elle me rassure. Je trouve un hébergement en tente aménagée pas loin de Maun. Il est trop tard pour avancer vers la Namibie ce soir. Je parcoure mal assurée et très prudemment les 11 km qui me séparent du campement dans l’obscurité, mais surtout à gauche ! Namibie 19 juillet, Butepos On the road alone ! Au fin fond du désert du Kalahari, que j’ai traversé toute la journée en voiture d’est en ouest, se trouve une ferme qui propose un hébergement dans des tentes aménagées, ce qui correspond à mon budget. C’est de Zelda guest house, que j’écris ce soir dans une salle à manger rustique, très vaste, décorée de meubles anciens européens, avec petits coussins de dentelle, napperons brodés, tentures aux baies vitrées, feu de cheminée et horloge qui sonne les heures. L’auberge est apparemment tenue par des afrikaners, à moins que ce ne soit des allemands, je ne comprends pas très bien. Il y a là un couple de gens très gros, l’un étant clairement une femme, l’autre étant habillé en homme, mais peut être bien une femme aussi. Le lieu est étrange. Tout autour du bâtiment, il y a des fauves en cage, léopards et panthères que les touristes peuvent aller voir quand on les nourrit. Je suis absolument seule dans cette auberge, à l’exception des tenanciers. C’est curieux, mais très chaleureux et confortable. Ce désert n’est pas fait ni de sable ni de pierres comme ceux que je connais en Afrique du Nord, mais d’un sol mou et gris couvert de petits buissons et d’arbustes très épars. Tout paraît brûlé par le soleil, bien que ce soit ici l’hiver. C’est que le bush est absolument desséché, comme si la végétation ne comportait plus aucune sève, et les couleurs sont ternes. Les jaunes des herbes de brousse deviennent platine, les verts virent au gris, les bruns virent au rose, si bien que le paysage est comme délavé. La route qui coupe le désert d’est en ouest est absolument droite et vide. Au loin, sous l’effet de la chaleur, l’asphalte donne l’illusion d’être devenue liquide. La musique à tue tête dans les oreilles, je roule à 130 en effleurant à peine l’accélérateur. Je ne rencontre que très peu de véhicules, et ce sera ainsi pendant tout mon voyage en Namibie. En revanche je rencontre des autruches, énormes oiseaux ridicules qui s’enfuient sur mon passage, de nombreux ânes qui résistent à mes coups de klaxon en restant au milieu de la route, et quelques troupeaux de bœufs 131 qui ne se gênent en rien pour traverser à deux mètres de mes roues. Deon m’avait prévenue : les ânes sont les animaux les plus dangereux d’Afrique, ceux qui tuent le plus d’êtres humains ! Des êtres humains, j’en ai croisés très peu depuis ce matin. Quelques personnes égarées qui font du stop à des arrêts de bus déserts. Quelques charrettes tirées par des ânes. Quelques hommes à cheval. Un village San sans doute, fait de huttes aux branches entrecroisées, si précaire qu’il s’agit sûrement d’une tribu nomade. Je passe la frontière Botswana Namibie sans encombre, sous le commentaire effaré d’un douanier qui ne comprend pas que je voyage seule, et qui me propose de prendre en stop des gens qui attendent un véhicule. Je ne me sens pas encore de prendre qui que ce soit. J’ai besoin de rester seule et de chanter dans la voiture de tout mon saoul, en poussant au maximum mes cordes vocales boudinées ! C’est certainement affreux à entendre, mais quel plaisir pour moi ! Ma halte se trouve à 300 km environ de Windhoek, capitale de la Namibie dans laquelle je me rends demain. Avec ma Toyota Corolla, je me sens des ailes ! Namibie 20 juillet, Windhoek Prononcez Vinetouk ! La route se poursuit toute droite à travers le Kalahari, jusqu’à la capitale que j’atteins en début d’après midi. Les sens interdits, les embouteillages après 700 km de route déserte, les noms des rues écrits en allemand, la conduite à gauche, et vous comprenez les difficultés de l’arrivée dans une ville comme celle là. Un rond point : dans quel sens doit-on tourner ? Dans le sens inverse des aiguilles d’une montre comme chez nous ou dans le sens contraire, puisque ici, tout est inversé ? Pas évident. Je tourne en rond très longtemps avant de trouver à me garer à proximité de l’office du tourisme, qui me dégotte avec difficulté une auberge pour ce soir. L’auberge est située un peu en dehors de la ville au fin fond d’une impasse dont l’extrémité donne sur une autoroute. La maison est tenue par un allemand, blond, fin, froid, avec petites lunettes de métal. Bon, ne pas faire la difficile, je suis déjà parvenue à arriver quelque part, et ce n’est pas si mal ! La chambre est belle, très propre, avec salle de bains. Le spleen me prend dès que j’entreprends une ballade à pied dans cette ville. Non pas que la ville soit triste, au contraire. De très nombreux commerçants dans une grande artère principale, des passages piétons qui y débouchent, beaucoup de monde, c’est l’atmosphère normale d’une grande ville moderne en début d’après midi. C’est moi qui suis sans but ici, comme si le fait d’arrêter de rouler m’avait vidée de toute ma substance. Je me trouve confrontée pour la première fois à une vraie solitude, celle que l’on éprouve quand on est seule dans la foule. Je erre dans les rues, sans but précis. Je m’ennuie. Je m’arrête dans un restaurant branché installé au milieu d’un magasin de déco, et mange sans plaisir une tranche de saumon fumé. Je renonce à aller au musée car il faut emprunter une côte que je n’ai pas le courage de monter, et à visiter cette curieuse église jaune paille qui domine la ville, mélange d’art néo gothique et d’art nouveau. Je traîne la patte. La ville me donne le blues. Que cette ville est étrange ! Dans l’appellation des rues les noms de « Peter Müller strasse », de Bahnof, côtoient ceux de Fidel Castro et de Nelson Mandela, ainsi que des noms plus africains comme Mugabe et Mandume Ndomulayo ! Curieux mélange ! Les gens ici parlent soit 132 l’anglais, langue officielle, soit l’afrikaner, très étrange mélange d’allemand et d’anglo-saxon, qui ressemble parait-il énormément au flamand. C’est une langue d’une tonalité très rude, peu agréable à l’oreille, qui sied bien mal à l’Afrique dont les sons sont si ronds et doux quels que soient les dialectes. Windhoek est le reflet de l’histoire bien compliquée de la Namibie. Originellement, vivaient ici et vivent toujours une dizaine d’ethnies, constituées essentiellement de bushmen, dont les plus connus sont les Sans, chasseurs du Kalahari, et les Hereros, peuple de bergers. Les portugais, toujours eux, sont les premiers européens à être venus foutre la merde ici au 15 ème siècle. A la fin du 19ème siècle, les allemands créent un protectorat dans la région de Lüderitz, alors que les anglais annexent celle de Waldis Bay. Les « indigènes » comme on disait du temps de la colonisation, c'est-à-dire littéralement ceux qui sont nés là, refusent de signer des traités avec les allemands et entreprennent une lutte très dure sous forme de guérilla, à l’issue de laquelle ils sont dépossédés de tous leurs biens, quand ils ne sont pas tués par dizaines de milliers, et expatriés dans les pays voisins. Un véritable génocide comme les allemands en ont le secret. Puis ce sont les sud-africains, après la fin de la 1ere guerre mondiale, qui envahissent le pays et y installent l’apartheid. Là, commence une lutte populaire en particulier dans les townships, parallèle à celle qu’a conduite le peuple sud-africain, et semble t-il très liée à la lutte armée en Angola, soutenue par Fidel Castro. Le SWAPO engage une véritable guerre avec des bases en Zambie d’abord, puis en Angola ensuite. Il faut attendre 1989 pour que les Nations Unies imposent la mise en place de la résolution 435, et l’année suivante pour qu’aient lieu des élections libres en Namibie. Le Swapo, avec à sa tête Sam Nujoma, triomphe en novembre 89. 42000 namibiens réfugiés en Angola ou en Zambie réintègrent le pays, et le 21 mars 1990 devant le secrétaire général de l’ONU, le drapeau sud-africain tombe et est remplacé par le drapeau namibien. Quant aux anglais, ils rendent la région de Waldis bay à la Namibie, il y a peu de temps : en 1994. La Namibie est désormais une république démocratique exemplaire en Afrique. La lutte contre la pauvreté est un objectif prioritaire, et les terres occupées par la colonisation ont été redistribuées. Les droits de l’homme sont affirmés et appliqués, la justice est indépendante, et la prise en charge de la santé publique très efficace. C’est une belle histoire, celle d’une lutte victorieuse contre les dictatures, qui explique aussi les noms des rues de Windhoek ! Outre cette histoire, la Namibie me fascine aussi par sa géographie. Je crois avoir déjà dit que 80% du pays était désertique, le Kalahari représentant une grande part du territoire, et le désert de sable rouge du Namib l’autre partie. Un des plus beaux désert d’Afrique, puisqu’il se jette directement dans l’Océan Atlantique. Histoire à suivre donc. Pourtant je ne me sens pas bien dans cette ville. J’ai arrêté de fumer depuis 5 jours et rien de tel pour me rendre triste. Je me réfugie très tôt dans mon auberge déserte pour manger mon omelette solitaire avant de me coucher. Je fais des rêves horribles d’euthanasie de mon père, que j’accompagne pendant les quelques heures qui précèdent sa fin par injection létale, jusqu’à ce qu’il refuse au dernier moment de se rendre à l’hôpital pour mourir. Mais oui, mon papa ! Tu as bien raison de vouloir vivre, et je suis avec toi ! Est-ce mon désir de cigarette, ou bien cette rencontre si inattendue avec la langue allemande, qui fait que soudain tu me hantes ainsi ? On n’a jamais fini de pleurer la mort de ses parents ! Cela prend par vague, soudainement, sans que rien ne le laisse présager. L’un ou l’autre fantôme surgit alors dans la vie de tous les jours, et cette invasion domine tout. Depuis le début de ce voyage, et plus encore 133 Que dirait-il de ce voyage de sa fille au bout du monde ? Y reconnaîtrait-il quelque chose de lui ? Namibie 21 juillet, Waterberg Je me réveille avec difficultés de cette nuit de cauchemars. Je n’ai pas envie de rester dans cette ville comme je l’avais initialement prévu. C’est en buvant mon café que je décide brutalement de me rendre vers le nord du pays, et non tout de suite vers l’ouest. Au nord, au milieu du Kalahari j’ai vu des photos d’un plateau magnifique qui domine les plaines désertiques de ses rochers rouges et géométriques, à la Cézanne : le plateau du Waterberg. C’est là qu’a eu lieu une des plus grandes batailles des Hereros contre les allemands, une lutte au corps à corps dans le maquis sauvage, au cours de laquelle 9000 hommes femmes et enfants de ce peuple furent prisonniers, et des dizaines de milliers d’entre eux exterminés. Un génocide oublié de l’histoire. C’est un lieu pour moi, évidemment ! La route est superbe et l’improvisation de ce trajet me redonne le moral. Elle traverse les plaines du Kalahari d’où soudain émergent au loin des reliefs aux formes géométriques, des pyramides, ou des plateaux très rectangulaires. Plus j’avance, moins je rencontre d’autres véhicules. Elle s’achève en plusieurs kilomètres de piste sur lesquels la Toyota se comporte bien, jusqu’à l’entrée du parc du Waterberg. C’est un cirque de falaises rouges dans lesquelles se dessinent des tuyaux d’orgues flamboyants, sous un ciel d’un bleu absolument pur. Là, un lodge très luxueux, trop pour que je puisse m’y offrir une chambre, propose également un camping où je peux planter ma petite tente. Une très belle piscine ronde en carrelage rouge fait entendre le glouglou de ses eaux, si inattendues dans cet univers minéral et désertique. Les sanitaires communs comportent de véritables salles de bains avec baignoire ! Pas de problème pour camper dans un tel lieu. Je passe l’après midi en randonnée avec le petit plan du lieu qui m’a été donné. C’est très beau. A chaque détour de sentier, les falaises apparaissent sous un angle nouveau, et la végétation est étonnante, mélangeant d’énormes cactées aux palmiers et aux figuiers. J’entreprends l’ascension du plateau jusqu’aux derniers mètres avant le sommet, à travers un sentier qui se perd ensuite en éboulis de gros rochers rouges et ronds, mais qui est bien signalé. Il y a environ 200 mètres de dénivelé assez raides, qui dominent les plaines superbement. Au sommet du plateau, je dois pouvoir voir le soleil se coucher sur l’autre versant. Au dessous de mes pas, le Kalahari, absolument plat, traversé de grandes pistes rectilignes, rutile sous le soleil. Mais un énorme babouin, plus gros que moi, me barre soudain la route en hurlant et en sautant d’un arbre à l’autre qui borde le sentier. Il protège sa famille qui est juste derrière lui. Je me munis d’une pierre et d’un bâton pour me montrer offensive. Je tape fort dans mes mains pour l’effrayer, comme on m’a dit de le faire. Mais rien n’y fait. Le babouin montre les dents et hurle de plus en plus fort, si bien que je prends peur et rebrousse chemin en vitesse ! Un bain délicieux dans la belle piscine en contrebas, et un dîner de poisson frais dans le beau restaurant du lodge me consolent de mon échec. Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours une bête pour m’empêcher de vivre ? Mes voisins de table, des allemands évidemment, m’offrent une Marlboro. Ah ! Ca va mieux ! Puis, au campement mes voisins de tente, un groupe de 134 néerlandais, m’invitent à finir la soirée avec eux autour d’une bouteille de vin blanc. J’achète un paquet de Camel light. La nuit sera bonne ! Namibie 22 juillet, Twyfelfontein Je quitte tôt le beau camping, parce que dans ces lieux, dès le lever du soleil, tout le monde est éveillé et commence à vaquer à ses divers rites matinaux. Il y a d’ailleurs des mois maintenant que je vis au rythme de cet astre, et que son coucher marque en général la fin de ma journée, alors qu’il est bien précoce en hiver ici. A 17 heures 30, heure namibienne, c’est déjà le crépuscule, l’heure de la bière avant le dîner qui n’excède jamais 19 heures. Depuis que je suis seule tout s’effectue sans précipitation, du café du matin jusqu’au départ, alors qu’il a tout de même fallu effectuer les mêmes tâches et les gestes que lorsque j’étais en groupe. La vie est si simple lorsque personne ne vous attend, ni ne vous observe ! Il doit il y avoir un peu plus de 300 km jusqu’à l’endroit où je décide de me rendre, et qui est marqué sur les cartes avec de petites étoiles rouges ! Il faut faire confiance à ces petites étoiles pour signaler des points d’intérêt touristiques, et rien ne me distingue finalement de la touriste lambda toujours à la recherche de sensations fortes, et guidée par l’obsession ridicule, je le sais, de ne pas « rater quelque chose » ! C’est bien cette crainte qu’évite d’ailleurs le voyage organisé. La route est magnifique avec ses plateaux rocheux rouges à l’horizon, dont elle s’approche parfois et qu'elle contourne d’autres fois, bordés en contrebas d’une savane d’un blond si doux que l’on croirait des champs de blé. Peu à peu, de larges plaques de sable commencent à apparaître dans lesquelles parviennent encore à vivre quelques acacias épars. Puis, la route goudronnée s’arrête, et commencent ce que l’on appelle ici les gravel roads, sortes de pistes recouvertes de graviers, qui parcourent la grande majorité du territoire. Elles sont larges comme des routes à trois voies et sillonnent ce grand pays, aussi étendu que la France et l’Angleterre réunies, reliant entre eux les déserts sur des centaines de kilomètres, longs rubans grège ou gris qui se soulèvent en nuages de poussière au passage du moindre véhicule. Plus je m’éloigne des massifs rocheux du Waterberg, plus la route est désertique, alternant des regs pierreux et noirs avec de vastes étendues blanches, mi sableuses mi caillouteuses, dans lesquelles s’enracine parfois avec difficultés une végétation épineuse. Ce sont autant de tâches d’un beau gris vert, qui rappellent les plantes méditerranéennes, le cinéraire, la sauge, le thym, et qui ont bien du mal, tant elles sont isolées, à faire oublier le caractère lunaire du paysage. Les kilomètres s’enchaînent facilement dans cette Toyota silencieuse, qui semble glisser sur les longs cordons de la piste. On commence déjà à ressentir un relief dunaire sur lequel la route toute droite rencontre de gros dos d’âne. Au sommet des côtes, on ne sait pas ce que l’on va trouver sur l’autre versant, et la vitesse doit habilement se négocier sur ce terrain qui à tout moment peut devenir sableux. Les véhicules sont très peu nombreux, et chacun laisse sur son passage une traînée de poussière si dense que l’on se retrouve en plein brouillard pendant quelques secondes. La Symphonie Pastorale dans un tel paysage est si décalée qu’il me prend l’envie de rire ! On y entend la pluie s’annoncer, puis les champs se réveiller couverts de 135 rosée ! Comment un namibien qui n’est jamais sorti de son pays peut-il apprécier une telle musique ? Je roule ainsi toute la journée jusqu’à la région de Twyfelfontein où le désert du Namib commence à s’annoncer, les sables ayant remplacé les cailloux du Kalahari. Ce ne sont pas encore des dunes, mais de grandes plaines aréneuses que barrent soudain d’énormes rochers, tantôt parfaitement ronds et accumulés comme de gigantesques éboulis, tantôt en formes de tuyaux d’orgues qui strient les falaises, tantôt sous forme de montagnes aux dessins les plus extraordinaires, des parallélépipèdes parfaits ou des cônes trop symétriques pour être vrais. Au loin, à l’horizon, un de ces reliefs se perd dans la chaleur, et n’apparaît plus que fantomatique, tandis qu’à l’avant un massif pierreux plus proche se dessine comme une ombre noire ou rouge. Plus la route avance plus il fait chaud, et des mirages commencent à se former, dans lesquels les reliefs semblent flotter comme des îlots au milieu de lacs. Les roches se teintent d’un rouge toujours plus profond au fur et à mesure que j’approche de Twyfelfontein et que le soleil décline. Et défile alors sous mes yeux un festival flamboyant de rouge d’orange et de chocolat, qui incendie les roches le sable et la poussière. J’éprouve une envie sensuelle de toucher cette terre rouge et brûlante, de la goûter même. Je parviens à mon but assez tard en fin d’après midi, au milieu de nulle part. Dans cet univers titanesque, il n’y a pas d’autre choix d’hébergement pour moi qu’un camping au bord d’une rivière asséchée, dans lequel je trouve une tente équipée d’un lit. Les deux lodges environnants proposent des chambres à 400 dollars US la nuit ! Il faut dire que pour faire venir ici tout le confort il y a du boulot ! L’un deux dispose d’une pompe à essence, et je dois absolument veiller désormais à ce que le réservoir soit toujours plein. La panne d’essence est ici un danger majeur ! Epuisée par mes kilomètres, je ne goûte pas volontiers au dîner du soir que je suis la seule à prendre dans la grande salle à manger du camp couverte d’un grand auvent de branchages. Quelques groupes de touristes se trouvent là, en voyage organisé pour la plupart, avec des cuisiniers qui leur préparent un repas autour d’un feu de camp. Il y a beaucoup de français en Namibie, contrairement à tous les autres pays que j’ai traversés. Je n’éprouve aucune envie de faire un brin de conversation avec ces gens dont je connais trop les codes pour qu’ils exercent sur moi une quelconque attirance. Mon masque de velours, et je m’endors à 19h30 ! Namibie 23 juillet, Henties Bay Une petite serveuse du campement me demande de la conduire sur la côte où je me rends ce matin. C’est une jolie poupée de 23 ans, toute petite, coiffée de nattes bien serrées sur le crâne, et dotée de grands yeux noirs magnifiques. J’accepte bien volontiers cette fois ci de rompre avec ma solitude. La piste qui conduit jusqu’à l’Océan Atlantique traverse un no man’s land désertique superbe, qui est déjà le désert du Namib. J’y retrouve les reliefs des dunes qui projettent la Toyota de dos d’âne en dos d’âne, à travers des kilomètres de paysage plat et sableux, qui se perdent à l’horizon dans les mirages liquides d’une mer qui parait flotter au dessus du sol. Les couleurs sont d’une douceur infinie, et rien ne vient rompre l’unité pastel de la terre et du ciel, qui avance en fondu enchaîné devant mon pare-brise. 136 La petite ne dit pas un mot. Je parviens à l’oublier au bout de quelques heures, très concentrée sur la route pour éviter de déraper dans le sable, la Toyota se mettant alors à danser ! Je dois suivre attentivement les traces des véhicules précédents qui permettent de se maintenir à peu près. Les dos d’âne sont de plus en plus accentués, et l’arrivée au creux des descentes s’effectue parfois dans du sable plus mou qui me surprend. Le thermomètre de la voiture annonce les 39°. Mais la clim est là, et son air bien que con, diffuse consciencieusement sa fraîcheur à l’intérieur de l’habitacle, à travers des petits orifices magiques dirigés vers mon visage et sur mes pieds. C’est un délice ! La petite, elle, comme toute fleur du désert, a froid ! J’ai peine à imaginer que je me dirige ainsi vers la mer ! Comment s’attendre à la mer dans un désert ? Et pourtant je m’en approche, et le vent qui se met à souffler très fort, déportant la voiture mal accrochée à la route sur ce terrain sableux, annonce le changement prochain. Le thermomètre décroît régulièrement, et l’air devient humide. Lorsque nous atteignons l’Atlantique, il ne fait plus que 16° ! A l’horizon, droit devant l’immensité de la route, une énorme barre grisée couvre les sables blancs. On pourrait croire à un cordon de dunes ou a des montagnes lointaines, mais il n’en est rien. Il s’agit de l’océan qui dégage ses embruns, et s’évapore, sous l’effet de la rencontre entre ses eaux glacées et le désert brûlant. Nous parvenons à Henties Bay, là où je m’arrête peut-être pour plus d’une nuit, et où je laisse ma passagère. Oui ! L’océan est bien là, perdu dans un brouillard épais qui laisse deviner de gigantesques vagues mousseuses. Henties Bay est une petite oasis, sorte de ville de villégiature dans laquelle les rues sont vides et les petites maisons de vacances fermées. Pour les namibiens nous sommes hors saison, et j’en profite pour signaler que j’adore la chanson de Cabrel qui décrit cette atmosphère étrange. C’est que, malgré les apparences, j’ai moi aussi, (et pourquoi pas ?), un cœur de midinette ! Et là, l’incroyable m’attend : des palmiers, une petite mare verte et un carré de pelouse bien tondue, qui se dévoilent lentement avec les mouvements incessants de la brume. C’est un terrain de golf qui surplombe l’océan, ici au milieu des sables et de l’absolu néant végétal ! Je suis sur la Skeleton coast qui s’étend depuis la frontière de l’Angola au nord, jusqu’à la fin du désert du Namib proche de la frontière sud-africaine. Il s’agit de plus de 1600 kilomètres de rencontre entre le désert et la mer, rencontre qui produit des phénomènes météorologiques si curieux que, de tout temps, de nombreux bateaux se sont échoués là et y ont péri, laissant sur le rivage leurs carcasses décharnées, fantômes de vaisseaux, squelettes de navires, carlingues écrasées d’engins aériens, amas d’os de fer et de rouille, derniers débris d’aventuriers téméraires qui se sont approchés de ces côtes. Car, si les marins survivaient au naufrage, ils périssaient de toute façon de soif, et devenaient la proie facile de tous les animaux sauvages. C’est un lieu de légende effrayante où la solitude est absolue. Sur cette gigantesque côte on ne trouve que deux villes, Swakopmund et Lüderitz, deux ou trois hameaux comme celui de Henties Bay, et rien d’autre que du sable qui crée un rivage profond de plus de cent kilomètres à l’intérieur des terres. Sans doute la plus grande plage du monde ! Je décide de rester deux nuits dans un hôtel banal mais confortable, face à l’océan. C’est « l’hôtel des dunes », bien évidemment ! J’ai besoin de me poser un peu. Je voudrais marquer d’une pause ce passage de l’autre côté du continent africain, antithèse absolue de l’Océan Indien paradisiaque et moite que j’ai abordé au début de ce voyage. Je voudrais marquer mon passage sur cette rive de l’Atlantique, comme je le marquerai sans doute plus tard, dans quelques mois, 137 de l’autre côté, quelque part entre les glaces de la Terre de Feu argentine et les sambas ensoleillées de Rio de Janeiro. J’ai envie d’écrire et le besoin s’en fait sentir encore davantage maintenant que je suis seule. Les longues heures de conduite ne me permettent pas de prendre des notes et, pour formuler mes impressions du jour, je dois passer en revue mes dernières photos. Voilà enfin un usage intéressant que je trouve à la photographie. L’image en support du texte, et non à sa place comme si souvent. L’inverse de la bande dessinée que je ne suis jamais parvenue à apprécier. L’après midi avançant, le ciel se dégage peu à peu, et la mer apparaît telle qu’on la connaît, avec ses gros rouleaux et son horizon bleu. Il fait froid, et pour la première fois du voyage, il est temps de sortir une laine polaire un peu plus épaisse, celle que j’ai prévue pour l’Antarctique, même si cela peut paraître un peu prématuré ! 17h30 : A l’horizon de l’Océan Atlantique, le gros astre rouge s’engloutit lentement dans une mer redevenue de brume, diffusant dans le ciel une auréole de rose qui s’éteint avec lui. 19h : Beaucoup moins poétique ! Je vais enfin manger du poisson dont les effluves commencent à envahir la chambre ! 20h30 : Tous les convives se sont régalés de langouste que ma zoophobie ne me permet pas d’apprécier, bien que j’en trouve la chair délicieuse. Il fut un temps ou ma maman m’aurait décortiqué ces pattes hideuses, qu’il faut préalablement écraser à la pince, ce qui en soit ne me fait aucune peine, mais me procure la même répulsion que la torture. Je me contente donc d’un filet de poisson sans arêtes, sans tête et sans queue, très goûteux, mais bien éloigné désormais dans mon assiette de l’animal dont il est extrait. Ces bêtes ne me laisseront donc jamais en paix ! Namibie 24 juillet, Cape Cross Livrée désormais à moi-même, j’ai tendance à me laisser un peu aller ! Ce matin départ de l’hôtel à 10 heures, quelle honte ! Je remonte vers le nord un pan de la Skeleton Coast pour aller voir la colonie de phoques qui se trouve à Cape Cross. La côte à ce niveau est d’une absolue platitude, et de part et d’autre de la route ce ne sont que des plaines de sable. Certains n’y percevraient que de la monotonie, mais j’apprécie ce type de paysage, dans lequel la moindre petite différence surprend et se remarque. Les sables sont parfois blancs, étincelants et cristallins même, quand se sont formées des plaques de sel, d’autres fois au contraire très sombres, couverts des petits cailloux volcaniques noirs qui proviennent du Brandberg, une haute montagne toute proche dont on aperçoit quelques fois à l’horizon les reliefs. Puis se sont les roses et les rouges du feldspath qui se font concurrence, et se mêlent les uns aux autres en autant de nuances que l’on remarque nécessairement. Le vent porteur de sable déplace ces différents éléments à son gré, et le sol est zébré des traces des sables voisins, si bien que toutes les couleurs et toutes les matières se fondent, se caressent, s’entremêlent, et qu’aucun contraste n’est perceptible. La colonie de phoques est une attraction touristique, et nous sommes quelques véhicules garés au parking de l’entrée. Parmi eux, se trouve le camion jaune de Absolute Africa, l’organisme qui a refusé mon inscription parce que j’étais trop vieille pour ce type de voyage ! J’observe attentivement ce camion pour y déceler quelques pièges que j’aurais pu y rencontrer, et qui 138 m’auraient handicapée étant donné mon grand âge, mais en vain ! Ce camion ressemble bien à tous les autres et la discussion avec quelques passagers confirme que son trajet n’a rien de différent de ce que proposent les autres tours opérateurs. Cela s’appelle de l’âgisme ! Voilà enfin une forme de racisme que je n’avais encore jamais rencontrée, et contre laquelle il va falloir lutter. Je vais monter à mon retour un nouveau MRAP, « Mouvement de Révolte contre l’Agisme à Paris » , avant que ne soit fondé le groupuscule concurrent qui devrait naturellement se nommer « SOS Mémé » ! Les phoques puent ! C’est d’abord la première constatation qui s’impose. Il faut dire que l’endroit est surpeuplé, car il y a ici 100000 individus. Certains sont dans l’eau et s’ébattent, mais ceux que l’on voit le mieux sont sur la grève et la plupart du temps allongés. Le phoque doit dormir beaucoup comme moi. Ce sont d’énormes masses graisseuses, profilées pour les déplacements dans l’eau, et fuselées au niveau de la tête et de la queue. Ils sont si gros que l’on éprouve le sentiment qu’ils n’ont pas de squelette, et leurs mouvements d’une incroyable souplesse le laissent aussi penser. Ils sont capables de renverser leur tête en arrière jusqu’à former un véritable arc de cercle, et de rester ainsi de longues minutes à s’étirer. Les petits tètent leurs mères qui, dérangées dans leur sommeil, les repoussent souvent. Finalement pas antipathiques ces bêtes là ! Une meute de hyènes tourne à proximité, guettant le moindre nouveau né qu’elles pourraient avaler. Les phoques sortent de leur sommeil sur le passage de l’une d’entre elles, et il leur suffit de s’ébrouer pour que la hyène passe son chemin, comme si de rien n’était ! Les cris de ces animaux sont très diversifiés, et on les entend émettre des bêlements, des rugissements, des aboiements et même parfois des sortes de rires. Evidemment, comme chaque fois que l’on observe les animaux, c’est l’anthropomorphisme qui prend vite le dessus, et l’on s’amuse à deviner entre les individus des relations de tendresse ou d’agressivité, à déceler des traces de sentiments dans leurs traits, l’un étant triste, l’autre s’ennuyant, le troisième étant espiègle, etc. On se prend facilement à ce petit jeu là, même si l’on n’est pas dupe. Phoques mis à part, le lieu est d’une grande « sauvagerie » comme disent les anglais, et vaut le déplacement. C’est si beau que je me décide à rouler un peu plus encore vers le nord, pour essayer de voir l’une de ces épaves de bateaux si souvent photographiées ici. La route devient moins bonne, parfois envahie par le sable, mais toujours aussi rectiligne. Après une petite centaine de kilomètres,une épave est indiquée sur la gauche sur un chemin vraiment très sablonneux. Je m’y engage tout de même ne voulant pas renoncer si près du but, jusqu’au moment où je sens qu’un tour de roue supplémentaire va me laisser clouée là. Un 4X4 miraculeux passe alors, qui accepte bien volontiers de me prendre à son bord pour les quelques mètres restants. Ce sont deux australiens qui baroudent, deux homos sans doute, très souriants et sympas. Nous avançons jusqu’au bord de mer quand le 4X4, lui aussi, est ensablé et coincé à son tour ! Il faut poser les rails, les bouts de bois et tout le bastringue que je commence à connaître pour sortir de là. C’est en quelque sorte l’histoire de l’arroseur arrosé, dont le dénouement heureux ne tarde pas à se produire, je vous rassure tout de suite ! Je rentre suffisamment tôt à l’hôtel pour m’offrir une vraie sieste. C’est les vacances, non ? Namibie 25 juillet, Swakopmund 139 Swakopmund se situe à 70 kilomètres environ de Henties Bay, une ballade pour moi qui marque déjà 2500 kilomètres au compteur de la Toyota. La route rectiligne et goudronnée traverse les platitudes sableuses de la Skeleton Coast, toujours aussi uniforme et désertique. Un seul hameau est visible sur le chemin. Ce sont des maisons basses disposées un peu au hasard, comme c’est souvent le cas lorsque la place ne fait pas défaut. Chacune d’elles arbore une couleur vive différente, et l’on ose le rouge vif, le rose, le jaune, comme si la couleur était ici un élément de luxe. Il est vrai que les pastels de cette côte uniforme doivent à la longue être lassants, et que la couleur doit manquer aux habitants, comme cela est le cas dans les pays recouverts de neige une bonne partie de l’année. Swakopmund est une ville étrange. C’est allemand, c’est sûr. Les noms des rues et des bâtiments, les enseignes de cafés et de boutiques, tout est écrit en caractères gothiques ! Rien ne dépasse, tout est au carré et extrêmement propre. C’est une ville récente aussi, moderne, qui ne peut s’enorgueillir que de deux ou trois maisons du début du 20 ème siècle, mais où tout est désuet. Le style des maisons basses, l’atmosphère des cafés, les vitrines des magasins, laissent penser que l’on se trouve 100 ans en arrière. C’est si propret et si volontairement coquet que l’on ne peut s’empêcher de penser aux villages de Walt Disney, avec ce qu’ils ont d’irréels et d’artificiels, pour nous européens qui ne nous laissons pas prendre aux pièges du carton pâte. Le bord de mer est un mélange de promenade des Anglais, alignant de magnifiques palmiers le long de la route, et de Deauville, avec son soleil grisonnant, son grand vent, et ses immenses plages atlantiques. C’est très déconcertant, sachant qu’à quelques kilomètres de là on se trouve en plein désert du Namib. Il fait ici 13°, et 30° à environ 20 kilomètres à l’intérieur des terres. J’échappe aux brumes de Swakopmund par les airs, trouvant tout de suite un avion en partance pour le survol du désert. Le vol coûte cher, mais tant pis ! Il s’agit également d’un Cessna, piloté cette fois par un beau jeune homme brun, aux traits fins et aux jolies mains, à côté duquel je suis assise, à la place du copilote. Daniel Day Lewis a remplacé cette fois ci Robert Redford, mais la beauté du paysage me fait vite oublier mon voisin ! C’est grandiose, et je ne vois pas de mots pour le décrire. Nous survolons une rivière asséchée bordée de dunes blondes, puis un paysage lunaire de pierres noires et de cratères, avant d’arriver au cœur du Namib, là où le sable est rouge et où se trouvent les dunes les plus hautes du monde, l’une d’elle excédant les 300 mètres. Les dunes forment, vues de haut, de magnifiques vagues, des ondulations d’une grande beauté, et sont disposées parfois en parallèle, d’autres fois en arcs de cercle, que l’on appelle des barkhanes. L’avion vole en rase motte, si bien que l’on perçoit tous les détails, la grosseur des grains de sable, la densité des sols, l’inclinaison des pentes, et les quelques malheureuses plantes qui se sont adaptées là. Les couleurs sont flamboyantes sous un ciel d’un bleu parfaitement pur. Je suis scotchée à mon hublot ! Puis, l’avion atteint l’océan, et l’on voit clairement comment les dunes rencontrent la mer, parfois en douceur, formant d’inimaginables plages, d’autres fois en falaises, le sable érigeant des murs contre les vagues. Nous survolons une ancienne mine de diamants, toute en bois, digne des meilleurs westerns d’Hollywood, puis plusieurs épaves de bateaux échoués sur la côte, avant d’atteindre une exploitation de sel qui, vue du ciel, est féerique par sa géométrie parfaite et ses couleurs improbables. Retour sur terre à Swakopmundmund, dans le bungalow en préfabriqué du camping municipal que je loue pour deux jours. Ce sont des petites cases bien alignées et bien proprettes, destinées à accueillir les vacanciers namibiens peu argentés. Mais nous sommes hors saison, et le lieu est désert et assez tristounet. 140 Une pizza napolitaine, aux anchois et au fromage, cuite au four et à la pâte fine, clôture cette journée. Ce n’est pas grand-chose, mais pour moi beaucoup ! La pizza est le plat privilégié des marseillais, et j’éprouve toujours un grand plaisir à retrouver cette garniture molle, salée et grasse qui recouvre un pain croustillant et un peu grillé. Il y aurait beaucoup à dire sur la pizza, la première des choses étant que je n’en connais aucune digne de ce nom à Paris. Celle de Swakopmund ne pourrait pas faire concurrence à celle de chez Jo à Aix en Provence, ni à celle de chez Antoine à Marseille, mais elle est bienvenue et finalement pas mal du tout ! Namibie 26 juillet, Spitzkoppe Derrière ce nom horrible, à 170 kilomètres de Swakopmund, se cache un massif rocheux de 1800 mètres d’altitude, qui surgit, telle une grosse masse rouge aux crêtes découpées, d’une immense plaine d’herbes sèches, et que l’on voit apparaître de très loin. Plus la piste s’en approche, plus le massif est impressionnant, avec ses formations arrondies qui s’agglutinent les unes aux autres, puis qui finissent par former des parois totalement lisses, d’un orange que l’on pourrait croire artificiel. Les crêtes et les falaises se découpent sur un ciel azur, et chaque détour de la piste surprend par un nouvel angle de vue. Je suis seule dans le parc, et n’ose pas trop m’aventurer à pied, mais l’endroit doit offrir des randonnées superbes. A l’entrée du parc, s’annonce un restaurant dans une petite maison toute rose, mais la porte est close. Une grosse femme herero, large et souriante, portant sur son dos un bébé de 12 mois, se propose de l’ouvrir pour moi et de me préparer quelque chose. Le bébé est une petite fille au joli nom de Legenda. Je lui donne son biberon de jus de fruit pendant que la maman prépare ma salade. C’est un moment délicieux d’intimité avec cette femme, et de contact avec la peau noire et fine de cette toute petite poupée, dont les cheveux de nouveau né sont déjà nattés en courtes touffes dressées sur son crâne ! De retour à Swakopmund, le ciel s’est levé, et l’éternel brouillard s’est dissipé. Je passe alors l’après midi à faire toutes les terrasses du lieu pour profiter de ce miracle. Je n’ai malheureusement plus rien à lire, et la lecture de mes guides sur la Namibie commence à m’ennuyer sérieusement. Aucun espoir de trouver un roman en français ici, pas même un journal d’ailleurs. Je continue donc à vivre dans l’ignorance du monde qui est le mien, concentrant mon regard sur un tout petit point de cette terre, où il ne se passe rien, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a rien ni personne, si ce n’est le soleil qui se lève et qui se couche ! Les touristes, souvent africains du sud ou allemands, sont très peu nombreux, et les namibiens encore plus. Il y a bien ça et là quelques gardiens de parking, garçons de café et femmes de ménage, mais mis à part ce personnel de service on ne voit pas les autochtones. Où vivent donc les namibiens ? Il est vrai qu’ils ne sont pas très nombreux, moins de 2 millions, sur un gigantesque territoire, et que rien n’est attractif pour des habitants dans ce désert immense. Mais il y a tout de même là un mystère ! Ce n’est pas l’apartheid dans ce pays, mais c’est tout comme ! Je n’ai vraiment vu de concentrations de populations noires que dans les townships de Windhoek que j’ai traversés en voiture par mégarde, m’étant égarée dans les ronds-points en sens inverse ! Sur la route, on ne croise pas de villages ou très peu. On voit une certaine pauvreté dans de minuscules hameaux bien sûr, mais moins cependant que dans les autres pays d’Afrique que j’ai traversés. Ici les 141 huttes ont l’air plus solides ! Mais cette population très dispersée ne peut pas constituer l’essentiel du pays. Le mystère reste entier. Les boches auraient-ils procédé comme ils savent si bien le faire à un génocide exterminateur ? Ou bien les boers auraient-ils instauré comme à leur habitude un apartheid géographique ? Je vais devoir me renseigner. Namibie 27 juillet, le Namib autour de Swakop J’ai réservé hier un tour en 4X4 dans le désert proche de Swakopmund, car il est bien évident qu’avec ma Toyota je ne peux pas m’aventurer partout. Un vieux guide namibien, allemand d’origine, grand maigre et extrêmement blond, vient me prendre à mon bungalow le matin vers 9 heures. Première bonne surprise à bord, un couple d’américains dont le mari est très intéressant, plein d’humour et cultivé. Il s’appelle Riff, est libanais et a émigré en Californie après les évènements de Beyrouth. Avec sa jeunette de femme, il a fait il y deux ans un tour du monde à moto dans plus de quarante pays, et son carnet de voyage a été publié aux Etats-Unis. Une rencontre plus qu’agréable, dont je retiendrais que pendant les pires moments des bombardements dans Beyrouth, les habitants étaient moins effrayés que lorsque les hostilités se taisant, la ville vivait dans un grand silence. Alors l’angoisse montait et devenait intolérable ! Ce qui montre bien, s’il fallait encore le démontrer, à quel point l’angoisse est pire que la peur. Ce qui peut advenir est bien plus effrayant que ce qui advient. Ainsi sommes nous faits. Le plus grand courage n’est pas de faire face pendant les évènements, mais d’attendre qu’ils adviennent ou de supposer qu’ils vont advenir. Riff est très curieux de politique et d’économie, et pose des tas de questions à notre guide que mon anglais limité ne me permet pas de poser. J’apprends ainsi, pour répondre à mes interrogations de la veille sur l’absence de namibiens noirs sur mon passage, que la majorité des noirs de ce pays vit dans l’extrême nord où il y a de l’eau, et qu’une autre partie très importante continue d’habiter les townships où les avait cantonnés l’apartheid avant l’indépendance. Ainsi, bien qu’ils puissent aujourd’hui vivre et circuler partout, les noirs ont-ils conservé leur territoire de prédilection, en sortent peu et y vivent en quasi autarcie. Oh que je l’aime mon HLM, dit le chanteur Renaud, et il a bien raison ! Combien d’années faut-il pour qu’une victime de ségrégation puisse prendre vraiment possession des lieux qui lui étaient interdits ? Combien de temps faudra t-il aux noirs et aux femmes du monde entier pour se comporter comme des gens libres ? Combien de temps faudra t-il pour que l’holocauste cesse de nous hanter, nous qui ne l’avons pourtant pas vécu ? Nos chaînes d’esclaves continuent pendant des générations à nous coller à la peau. Pour lutter contre ce phénomène en Namibie le gouvernement pratique la discrimination positive envers la population noire, dans les domaines de l’accès au logement et au travail. La liberté inscrite dans les lois n’est pas une porte suffisante estime t-il, et le combat de longue haleine pour l’acquérir suppose une politique volontariste de mise en place de quotas. Bien évidemment, la transposition de cette aliénation psychologique que produisent des siècles de privation de liberté à la question des femmes dans notre société est facile à effectuer, et je ne crois pas que le parallèle soit stupide. Est-il progressiste d’imposer des quotas ? La question pour moi reste entière. En tous les cas, l’esclave n’est vraiment libéré que lorsqu’il a fait un long chemin dans sa tête. La liberté ne se suffit pas de décrets. 142 Le 4X4 nous conduit à travers plusieurs sortes de paysages fantastiques. D’abord un monde tout à fait lunaire de roches noires émergeant d’un sol pierreux, puis un univers de dunes de couleur paille dont le véhicule s’approche progressivement et qui, vues de près, sont d’une douceur infinie. J’adore dans les déserts ces contrastes incroyables entre l’enfer et le paradis, la pierre et le sable, le dur et le doux, le noir et le blond. Notre guide est un expert en botanique très cultivé, et je ne comprends pas grand-chose à ce qu’il raconte dans son anglais à l’accent munichois. Riff essaie souvent de traduire pour moi, et son français est impeccable. Nous atteignons au fin fond du lit d’une rivière asséchée les fameuses welwitschias, que cet imbécile de correcteur d’orthographe de Word ignore bien évidemment. Il s’agit d’une espèce végétale très rare sur laquelle les botanistes s’interrogent, si j’ai bien compris, pour définir si elle appartient à la catégorie des arbres ou des plantes. Elles poussent sur un tronc aussi large qu’un tronc d’arbre et fait de bois, mais ce tronc n’excède pas les quelques centimètres et porte deux grandes feuilles rampantes sur le sable. On vient du monde entier pour les voir parait-il ! Je pourrai donc dire que j’en ai vues, c’est tout ! Je quitte Riff à grands regrets. J’aurais bien fait un bout de chemin avec lui. Les adieux sont très chaleureux et émouvants. Une rencontre trop brève, un peu ratée donc. Je passe la nuit à 35 kilomètres de Swakopmund, à Walwis bay. Demain, je pars pour le cœur du Namib, où j’ai envie de retrouver l’atmosphère des campements. Je commence à me sentir un peu seule, au restaurant surtout, et la rencontre avec Riff m’a montré que je j’éprouvais le besoin de communiquer davantage. Tant que je reste dans des hébergements confortables, que je prends mes repas dans de vrais restaurants, je n’ai aucune chance de rencontrer personne. La vie de riches va de pair avec l’isolement, et celle de pauvre avec la convivialité. C’est un bien étrange phénomène qui me donne envie de ressortir ma tente ! Namibie 28 juillet, Sesriem Il est 18 heures 30 à Sesriem, 500 km au sud de Walwis bay, en plein cœur du désert du Namib. Le ciel vient de s’obscurcir, et l’ombre noire de quelques acacias qui essaiment le campement, se dessine sur les dernières lueurs rougeâtres d’un soleil descendant à l’horizon derrière la barrière dunaire. L’étoile du nord est déjà là, mais la lune n’est pas encore levée. A moins qu’il ne s’agisse d’une nuit sans lune. Ma minuscule tente est plantée dans le sable un peu en retrait des autres, qui occupent en rangs serrés les espaces réservés aux groupes. On ne voit luire que les feux de bois sur lesquels se préparent les dîners. J’ai du prendre le mien avant le coucher du soleil, dans la petite boutique qui se trouve là par miracle, au milieu du néant absolu, et qui prépare tout de même des frites jusqu’à 17heures 30. Pour me rendre ici, à quelques 60 km encore de mon but, les dunes rouges de Sosuvlei, j’ai du rouler plus de 6 heures sur des pistes invraisemblables. Je ne peux guère dépasser le 80 km/heure tant la surface est imprévisible, parfois très lisse et solide sous les roues, d’autres fois totalement meuble, rendant chaque coup de volant très dangereux. J’ai ainsi traversé une bonne moitié du désert du Namib, et je suis très fière, non pas que ce soit un exploit qui relève de l’extrême, mais parce que peu de gens je crois, entreprennent seuls ce type de traversée. Je croise cependant plus de véhicules que je n’aurais cru, un toutes les demies heures environ. Un 143 petit coup de la main pour signaler que l’on s’est vus, jusqu’au prochain passage, dont il faut se méfier tant il déplace de poussière sur la piste. J’ai franchi le tropique du Capricorne avec enthousiasme. J’étais encore au niveau de l’Equateur il n’y a pas si longtemps. Depuis que je roule en voiture j’ai déjà effectué plus de 3000 km et j’aimerais disposer d’un Atlas pour me repérer par rapport à l’Amérique du Sud surtout, où j’atteindrai avec l’Antarctique, le point le plus extrême de cet hémisphère dont je fais le tour. Ce Namib est un spectacle de toute beauté, sans doute un des plus beaux paysages que j’ai eu l’occasion de contempler, si bien que je n’hésite pas à m’arrêter souvent pour prendre des photos. Lorsque l’on sort de la voiture, la chaleur vous écrase, l’odeur de poussière sèche vous prend à la gorge et le silence est immense. On se sent alors très petit et vulnérable devant ces infinités minérales qui gisent là depuis des millions d’années, n’abritant aucune vie apparente. Parfois, quelques pousses de végétations gris vert et éparses se rencontrent disposées en ligne, sur ce qui a du être jadis le lit d’un cours d’eau ; quelques lichens aussi qui se nourrissent des brumes de la nuit, capables de prendre d’incroyables couleurs fluo. Mais tout n’est vraiment plus ici que pierre, sous toutes les formes que peuvent prendre les pierres, le sable si doux et le rocher acéré, la poudre crayeuse et les cailloux polis par le vent, les blocs granitiques et les regs infinis, les massifs majestueux et les amas anarchiques. Les reliefs arborent des lignes verticales et horizontales très nettes, autant de stries et de strates étonnantes, qui dessinent de merveilleux tableaux abstraits. Les crêtes qui se découpent sur le ciel prennent des formes invraisemblables, souvent très géométriques à la manière des tableaux de De Staël. Le paysage change sans arrêt. Les couleurs deviennent roses, puis brusquement passent au blanc, le sol étant parfois chargé de sel ou de calcaire, je suppose. Des plaines de sable beige sont soudain recouvertes d’herbes sèches qui leur donnent des reflets verts. Des rochers rouges surgissent d’un sol noir de lave, sans doute. Puis, ce sont les sables qui se teintent et se mélangent créant des lignes qui s’interpénètrent en autant de nuances possibles du blanc au brun. Au loin, des montagnes s’enflamment sous la lumière oblique de l’après midi, puis plus rien d’autre que l’horizon poudreux de cette piste sans fin, le plus souvent rectiligne, si bien qu’elle enjambe tous les reliefs de front, sans le moindre ménagement. Aucun animal n’est visible sur tout ce trajet minéral. Je suis émerveillée, et entonne Nabucco avec les chœurs de l’Armée rouge ! Je parviens en fin d’après midi dans un hameau nommé Solitaire, où l’on peut se ravitailler en pétrole. Solitaire le bien nommé, quelques maisons au milieu de rien et une station essence. Il y a du Bagdad Café dans l’air, et sans doute des gens qui vivent là. Mon Dieu, comment peuton ? Le campement de Sesriem est encore à 86 kilomètres. On ne voit toujours pas les fameuses dunes rouges, que j’attends avec impatience et qui seront ma récompense pour demain. J’ai survolé tout ce paysage en avion, et reconnaît certains points de repères. J’aurais adoré faire une partie de ce trajet à pied, pour prendre encore plus le temps de l’apprécier, et pour en sentir les odeurs. Mais comment se figurer la petite mémé que je suis, toute seule à pied au milieu de ces immensités ? Ma solitude me cloue au siège de ma Toyota, et je commence à en ressentir les désagréables effets aussitôt que les chœurs de Nabucco ont marqué leurs derniers accords. Ma solitude est à la fois la condition et la limite de ma liberté. Elle m’ouvre toutes les portes, en même temps qu’elle m’en ferme d’autres. Elle m’offre la terre entière à admirer et à parcourir, mais me limite aux confins de moi-même, avec ce que cela suppose de restrictions physiques, de craintes, et d’incapacité à survivre sans les autres. J’aimerais comme Deon ne pas ressentir ces limites, marcher sans fin, dormir sous les étoiles, pouvoir aller au bout du bout. J’aimerais pouvoir décrire ce que je vois sans avoir à rechercher mes mots. J’aimerais pouvoir peindre ce 144 que je ressens. J’aimerais savoir chanter Nabucco dans ces plaines désertiques. J’aimerais grimper ces montagnes pour voir ce qu’il y a derrière. J’aimerais partager ces merveilles qui me sont données à voir, à voir seulement. Au campement, je retrouve Riff et sa copine, ainsi que deux allemandes que j’ai déjà croisées plusieurs fois sur la route. Effectivement seuls ces types de lieux permettent de faire des rencontres. Mais je n’aurais pas la patience d’attendre qu’ils aient fini de dîner pour prendre un pot avec eux. Je suis fatiguée. Je n’ai plus la pêche ce soir. J’attends que le ciel soit parfaitement noir et qu’apparaissent ses milliers d’étoiles que l’on ne peut voir que dans le désert. Malheureusement, il n’est plus possible d’aller passer la nuit dans les dunes, m’a dit un guide. Je suis déçue et doit me contenter du camp, dans lequel ne sont parfaits ni l’obscurité ni le silence. Je me lève en plein milieu de la nuit, quand dans le camp le silence et l’obscurité se sont enfin installés, pour admirer ces cieux fantastiques. Au dessus de moi c’est une coupole comme juste posée, éclairée de millions de points lumineux, et barrée d’une masse blanche. Non, ce n’est pas un nuage, mais la voie lactée. La nuit est bien sans lune, et le firmament apparaît avec tant de luminosité que l’on pourrait presque toucher les étoiles. Dans le noir du campement, j’aperçois une forme agile qui court et que devancent deux yeux luisants. C’est probablement un chacal. Sa présence me fait rentrer sous mon toit de nylon pour retrouver le sommeil. Il faut toujours qu’une bête quelconque vienne m’emmerder dans mes plus beaux moments, je l’avais, je crois, déjà dit ! Namibie 29 juillet, Sosusvlei Je devais me lever avant le soleil, pour le voir émerger sur les dunes rouges de Sosuvlei. Mon réveil n’a pas sonné. Je devais marcher avec un guide dans le désert pour une randonnée de trois heures. Je me suis trompée de rendez-vous. Je devais aller au bout du bout pour admirer ce « vlei », ancienne nappe d’eau asséchée, et croyant arriver à mon but bien avant, j’ai fait marche arrière. Je devais être la plus heureuse du monde à voir les dunes les plus hautes du monde, les plus rouges aussi. Je ne l’ai pas été. La journée s’est traînée péniblement. Mystère ! Il y a des jours où la mayonnaise de l’aventure ne prend pas, où les spectacles les plus étonnants ne vous saisissent pas, où l’on attend la fin de la journée comme un soulagement. C’était un jour comme celui là. Dommage pour Sosusvlei. Il me restera quelques photos que je me suis obligée à faire comme un devoir de vacances, après avoir grimpé la dune 45, car les dunes portent ici des numéros, comme les rues d’ailleurs et les campements de la Skeleton Coast. Quelle imagination ces allemands ! Au sommet de la dune 45, je fais connaissance avec un beau petit couple de jeunes strasbourgeois, qui m’ayant retrouvée plus tard au campement m’ont fait cadeau d’un livre en 145 français de Paul Auster, qui devrait me faire patienter jusqu’à l’arrivée d’Eliane dont les sacs sont chargés de livres pour moi. Quelques mots tout de même sur Sosusvlei, pour les lecteurs du carnet de voyage qui n’ont pas à pâtir de mes humeurs cycliques. Les dunes sont immenses et entourent une large plaine blanche anciennement couverte d’eau. Elles sont de couleur brique, comme les poteries italiennes, et selon l’éclairage du soleil se teintent du rose au rouge. Elles sont très hautes, mais je doute qu’elles le soient davantage que certaines que j’ai vues au Sahara. Les jeux d’ombre et de lumière créent des contrastes que marquent des arêtes très nettes formées par les vents. Les courbes sont toujours d’une grande douceur, et les sommets forment ces paraboles et ces volutes admirables que seuls les sables parviennent à dessiner. Le sol est doux et tiède sous les pieds, et les orteils se délectent à faire couler à chaque pas cette matière meuble qui les caresse. Il n’existe rien de plus tendre et de plus sensuel que les dunes, au regard comme au contact. Elles sont magnifiques les dunes de Sosuvlei ! Mais malheureusement, je n’étais aujourd’hui ni d’humeur tendre ni d’humeur sensuelle. Namibie 30 juillet, Aus Pour rattraper mes faux pas d’hier, pour retrouver de l’enthousiasme et ne pas sombrer dans les états d’âme paralysants, un seul moyen : rencontrer d’autres personnes et communiquer. Je prends cette bonne résolution la veille au soir dans le campement, et vais vers les deux allemandes les inviter à boire une bière. La magie de la présence de l’autre s’opère immédiatement, puisqu’elles me proposent de me réveiller le lendemain matin à 5 heures de façon à aller voir le lever du soleil sur les dunes, et que la proposition m’enchante. Nous ne communiquons pas beaucoup car elles ne parlent pas très bien anglais, mais font le même parcours que le mien, et j’ai de grandes chances de les rencontrer à nouveau sur la route. Donc, un peu de sociabilité s’il te plait, même avec des gouines allemandes, et ne fais pas la difficile ! C’est pour ton bien, me disait Maman. Le spectacle de l’aurore est moins grandiose que celui du crépuscule. Je parcours dans l’obscurité la plus noire les 60 km qui me séparent des dunes, et quand j’y parviens, le ciel est en train de se teinter d’une lueur rose qui annonce la venue de monseigneur le roi soleil. Plus la lueur s’intensifie, plus elle diffuse au dessus d’elle dans le ciel encore obscur une teinte blanchâtre, la fameuse « lumière blafarde de l’aube ». Puis l’astre apparaît, timidement d’abord au dessus de l’horizon. Il fait très froid, et le vent souffle. Plus le soleil poursuit son ascension plus le ciel devant blanc, translucide. Il faudra attendre qu’il soit déjà bien haut pour qu’il prenne la teinte bleue pur qu’on lui connaît ici, et que l’on commence à ressentir la chaleur de ses rayons. Les dunes, d’abord de grosses masses noires, s’éclairent progressivement. La lumière n’est pas encore assez intense pour créer des contrastes, et toutes leurs faces apparaissent au jour simultanément. Puis, peu à peu, au fur et à mesure de la montée du soleil, leurs arêtes si fines et si aigues, marquent les deux faces, celle que caresse le soleil et celle qui restera encore obscure jusqu’à midi. Ce jeu d’ombre et de lumière sur les volutes que forment les sommets est d’une harmonie absolue, tandis que les courageux marcheurs qui grimpent la dune apparaissent comme de minuscules fourmis sur la crête. Je remballe ma tente et pars pour le sud toujours, vers ma prochaine destination, Aus. Il me faut donc traverser encore 500 km de ce désert superbe, et emprunter la piste secondaire qui passe 146 par une réserve mondiale de la biosphère. Après renseignements, la piste est praticable, et Toyota devrait s’en sortir ! Je suis véritablement éblouie par cette route que je ne pourrais pas décrire, sauf en répétant ce que j’ai déjà dit pour la route précédente d’il y a deux jours, et qui ne serait pas suffisant. Les mots manquent devant tant de beauté, et malgré la fatigue, je voudrais que cela ne cesse jamais. Ce désert rose est un rêve dans lequel glisse mon véhicule. C’est un voyage purement onirique au travers des matières des formes et des couleurs, un monde abstrait dans lequel je chemine, un monde presque sans vie, sans arbres, dans lequel je ne rencontre qu’un oryx qui traverse la route devant mes roues, et un cheval sauvage. Les photos que j’ai prises sont malheureusement très décevantes. Elles montrent clairement les reliefs, mais ni les immensités ni les couleurs. Cela restera donc un moment qui n’appartient qu’à moi, et à mon souvenir, d’autant plus que je suis toute la journée absolument seule sur cette route. Sauf qu’en milieu de matinée, je suis doublée par le couple de jeunes strasbourgeois que j’avais rencontré la veille sur la dune 45, et que nous nous arrêtons pour nous saluer. Ils seront tantôt devant moi, tantôt derrière, et cette sécurité est suffisamment importante pour que je profite de ma journée sans m’inquiéter de ce qui pourrait arriver. Le soir nous nous retrouvons dans le même campement, et faisons plus amplement connaissance au cours d’une ballade commune. Isabelle, une jolie rouquine, est prof d’économie dans un lycée. Jean Louis est ingénieur et a quitté depuis un certain temps le monde de l’entreprise. Nous dînons donc ensemble autour d’une bonne bouteille de vin rouge, et nous retrouvons sur la critique des entreprises d’aujourd’hui, leurs rites et leur langage, leurs méthodes de management et la souffrance qu’elles engendrent chez tous les collaborateurs, leurs usages mystificateurs des cabinets de conseil, la fumisterie des consultants de tous ordres, et j’en passe ! C’est la première fois depuis que je voyage seule, donc depuis plus de quinze jours, que je me retrouve à table avec des gens, à dîner autrement qu’en regardant le fond de mon assiette. Les bonnes résolutions de rechercher plus de convivialité ont l’air de tenir, et de porter leurs fruits. Je redécouvre à quel point le fait de parler français permet vraiment l’échange, et combien sont limitées au superficiel toutes mes conversations en anglais, à moins de rencontrer des gens si exceptionnels que la langue devienne secondaire par rapport aux idées qu’elle exprime. Le lodge où nous nous trouvons, Kleine Aus Vista, est superbe. C’est une sorte de chalet tyrolien en plein désert ! Construit tout en bois, il domine les montagnes de pierres roses, et est agrémenté en contrebas de la terrasse d’un petit jardin oasis, où l’on fait pousser des orangers et des fleurs. Un paysage de rocailles comme je les aime est agrémenté de plantes grasses étonnantes et d’un pied de lavande émouvant. Un minuscule terre-plein ovale de gazon rappelle que l’herbe verte existe aussi sur cette terre. D’énormes autruches se promènent dans ce lieu, un coin de paradis dans un no man’s land qui se trouve encore à plus de 120 km de la ville la plus proche. Malheureusement, il me faut encore camper cette nuit, l’hôtel ne disposant plus de chambres. C’est ma troisième nuit sous tente consécutive, et je commence à ressentir de la fatigue. Je décide donc de rester ici demain pour me reposer un peu. Je m’endors, heureuse de ma soirée avec Isabelle et Jean Louis, et dans la douce torpeur que procure le vin rouge. Ah ! Mon beau pays, le seul où l’on parle français, et où l’on sache boire 147 et manger ! Aussi belle que soit la planète, aussi intéressants que soient tous les pays qui la peuplent, jamais je ne remercierais assez mon père d’avoir choisi la France comme terre d’exil. Namibie 31 juillet, Aus Jean Louis et Isabelle sont partis ce matin. Nous avons échangé nos mails. Je passe la matinée sur la terrasse du lodge en attendant que soit prête la chambre que l’on doit mettre à ma disposition. Matinée agréable pendant laquelle je discute avec un jeune libanais de 29 ans, qui vit ici pour son boulot, bardé de diplômes en tous genres des universités américaines et anglaises, et spécialiste de la finance. Il est très expressif et heureux de rencontrer quelqu’un. Il me raconte sa vie, ses souvenirs de la guerre au Liban, ses expatriations dans tous les pays du monde où il s’est déjà rendu. Il est intéressant et agréable, le temps d’une rencontre de quelques heures et probablement pas davantage tant il est déjà pourri par le monde de l’argent et bardé d’ambitions. Mais, le Liban est un problème très compliqué pour moi, sur lequel je manque de conversation, et la rencontre est aussi inattendue qu’instructive. Puis c’est la chambre ! Magnifiquement décorée de meubles anciens, beaux coffres rustiques de bois, vieille machine à écrire Singer en guise de bureau, linge écru impeccablement repassé, et décoration murale de très bon goût. La salle de bains est immense, et une baignoire victorienne aux pieds sculptés trône en plein milieu. Que dire d’un bain de mousse en plein désert ? Une aberration bien sûr, mais un bonheur, aussi! Et comme un bonheur ne vient jamais seul, il est suivi du lit de la sieste sous le ventilateur du plafond, dans le silence absolu de ce lieu que tous les résidents ont déserté en ce dimanche. Je pense au 31 juillet, et au croisement sur les autoroutes des juilletistes et des aoûtiens ! Je pense aux campings bondés de la Côte d’Azur, ou d’ailleurs, qui ont fait rêver des milliers de gens pendant leurs onze mois de travail. Et je goûte à ce lieu merveilleux dans lequel je suis ici, sans personne et dans un confort absolu, sous le soleil mais aussi dans la brise fraîche qui parvient déjà des côtes proches de l’Atlantique, dans un désert rose et minéral où des mains magiques ont fait pousser des fleurs, dans l’inconscience totale du temps qui passe au sein de mes vacances éternelles, qui ne se comptent ni en jours, ni encore moins en jours de récupération. J’ai beaucoup de chance, et je le sais ! Namibie 1er août, Lüderitz Pour arriver à ce bout du monde il faut parcourir 120 kilomètres de route goudronnée à travers les sables, depuis l’intérieur des terres. Au nord de cette ville, 700km de désert absolu, sans aucune route ni piste ni point d’eau, ces kilomètres de dunes vierges que Deon a effectués à pied en 18 jours, et qui s’échouent dans l’Atlantique. Au sud, 600 kilomètres de ce même désert, interdits à tout être humain, en dehors de ceux qui travaillent pour les mines de diamants. C’est une des plus grandes zones diamantifères du monde, absolument impénétrable. Telle est la situation de Lüderitz, petite ville côtière qui vit de la pêche et de l’industrie du poisson. 148 La ville est totalement germanique par son architecture composée de lourdes maisons aux toits pentus, comme si la neige était à craindre ici en plein désert du Namib ! Les rues sont des « strasses » et les enseignes des magasins écrites en caractères gothiques. On y voit des clochers de quelques petites églises disgracieuses qui dominent la baie et le port, où de gros chaluts attendent la tombée de la nuit pour sortir, et où des plongeurs aventuriers, chercheurs de diamants, attendent les sorties en mer. Tout autour de la ville, sur la péninsule qui l’entoure, le sable a fait place à une pierre noire érodée assez effrayante qui borde le littoral. Ce n’est plus tout à fait la terre ici, ce pourrait être ce que l’on imagine de Mars ou de Saturne. Mais c’est pourtant bien la mer, dont l’air iodé balayé par les vents vous frappe le visage. Le courant qui passe par là est le Benguela, un courant très froid qui rend glaciales les eaux des quelques baies sauvages où l’on pourrait se baigner. Un grand phare domine l’entrée de la baie, surréaliste dans ce décor désertique. La ville est peuplée de noirs. C’est une ville de travailleurs, pêcheurs ou ouvriers des pêcheries, qui se promènent en bleu de travail dans les rues. Pour la première fois depuis que je suis en Namibie j’éprouve le sentiment d’une ville namibienne authentique, dont les blancs sont absents. Les quelques blancs qui y résident disent la ville peu sûre, en particulier pour les touristes qui s’aventurent par là. Une ville de chercheurs de diamants, désormais envahie par les sables, se visite sur la route entre Aus et Lüderitz. Les bâtiments sont restés debout mais ouverts à tous vents. On y voit un casino, un hôpital, une école et les demeures Art Déco des cadres de la mine. C’est un monde sinistre peuplé de fantômes. Cela s’appelle Ghost Town. 1200 hommes et leur famille, tous allemands, vivaient là au milieu du désert, entre 1910 et 1950, jusqu’à ce que les moyens techniques d’extraction évoluent, et que d’autres mines deviennent plus rentables. Un musée expose des photos et des objets ayant appartenu à ces chercheurs, et l’on voit les hommes à plat ventre dans le sable ramasser les pierres précieuses à l’œil nu, les enfants de l’école donner une représentation de fin d’année sous l’aigle allemand et le svastika. Il se dégage de ce lieu une impression d’étrangeté totale. Est-on en Afrique ou en Europe ? Dans le désert ou au bord de la mer ? Dans une ville industrielle ou de villégiature ? Dans le présent ou dans le passé ? C’est Lüderitz, un endroit unique en son genre, que l’on peut regarder comme beau ou laid. J’ai trouvé une auberge, dite « backpacker », qui propose quelques chambres en dehors des dortoirs, au centre de la ville. La maison est très sympa, avec une cuisine et des sanitaires partagés, un salon et une salle à manger. J’y suis la seule habitante jusqu’à la tombée de la nuit où viennent me rejoindre trois français, avec lesquels je passe une partie de la soirée. Ce sont des profs au collège des Tarterets ! Nous échangeons des impressions de voyage et j’éprouve le sentiment que je les connais depuis toujours. Namibie 2 août, Keetmanshoop Je suis en avance pour mon rendez vous à Cape Town, le 14 août d’abord avec le camion pour récupérer les bagages que j’y ai laissés, et avec Eliane le lendemain. J’opère donc une petite digression vers l’est, avant de me diriger vers la frontière sud-africaine. 149 Les trois français d’hier m’ont suggéré de me rendre à Keetmanshop où se trouve une forêt de quiver trees , que l’on appelle je crois arbres à carquois en français. 350 kilomètres de route occupent ma journée, mais j’éprouve un peu le sentiment de me traîner sans autre véritable but que Cape Town ma prochaine étape importante. Cette « forêt » est plutôt un rassemblement inattendu de quelques uns de ces arbres, qui ont l’habitude de pousser de façon isolée. Il est vrai qu’ils sont très beaux avec leurs gros troncs blancs très droits et leur feuillage de cactées. Mais cela ne vaut pas vraiment la peine de tous les kilomètres de la journée. L’auberge où je me trouve est une ferme typiquement coloniale, tenue par des allemands, servis par des noirs. Des portraits des ancêtres sont affichés sur les murs pour rappeler à ceux qui pourraient en douter que la famille est légitime en ce pays. Divers objets rappelant les origines lointaines décorent la salle à manger : deux figurines en porcelaine vêtues de l’habit traditionnel tyrolien, des représentations de montagnes enneigées, etc. Tout cela confirme bien à quel point ces gens n’ont rien à faire ici, et je ne serais pas étonnée qu’ils subissent un jour le même sort que les fermiers blancs du Zimbabwe ! Je suis apparemment la seule touriste cette nuit. Je commençais à m’habituer depuis quelques jours à rencontrer des gens chaque soir ! Le camping attenant est tout aussi désert, je n’ai donc pas d’autres possibilités que de me contenter de ma propre compagnie, qui n’est pas particulièrement drôle en ce moment. Plus on est seul et loin, plus on est face à ses chagrins, et à ses manques. Partir n’est pas une fuite, loin de là ! C’est accepter au contraire de vivre avec tout ce fardeau que l’on emmène dans ses bagages. Je ne le découvre pas bien sûr, et m’y attendais. Mais je suis étonnée de la place que cela tient et du poids que cela pèse. Il faut sans doute dire que tout est relatif, et que mes bagages ayant été réduits au strict minimum, il se produit peut-être une illusion d’optique ! Je n’ai cependant encore jamais douté de ce voyage. L’expérience souvent difficile de la solitude n’est pas suffisante pour démolir le projet, qui continue à m’apparaître comme grandiose. J’ai eu l’occasion hier de voir une planisphère et de mesurer l’ampleur du trajet déjà effectué à celle du trajet à venir, l’immensité des océans à traverser, la place exacte du tropique du Capricorne, et la latitude comparée des différents continents, et j’éprouve alors toujours le même enthousiasme que celui qui m’a accompagnée toute l’année de préparation du voyage. Le concept de ce tour du monde résiste bien aux états d’âme, du moins pour le moment. Il est assez fort je crois pour me tenir toute une année, le temps de me retrouver à mon point de départ ! Namibie 3 août, Fisher river canyon Il y a exactement trois mois, jour pour jour, que j’ai quitté Paris. J’ai effectué un quart du voyage à venir. Demain, s’achève la Namibie et commence la quatrième partie de ce périple africain, un mois en Afrique du sud. Ce devait être la partie la plus difficile du voyage, par la nature des pays traversés. Le bilan est largement positif. Il ne m’est rien arrivé de grave, si ce n’est l’attaque à mains armées de Samburu, dès les premières semaines, ce qui laissait augurer de grandes difficultés à venir qui ne se sont finalement pas produites! La vie s’écoule en fait, naturellement et selon le cours 150 tranquille d’un nouveau modèle : les levers aux aurores, les kilomètres de la journée qui me portent d’étape en étape, les paysages extraordinaires que je traverse en musique et les soirées dans des lieux toujours à découvrir. Mon univers s’est restreint aux limites de ma voiture et de mon sac de voyage, qui sont devenus le nouveau périmètre de ma vie personnelle, à l’intérieur duquel j’ai marqué mes repères. La vie nomade est bien facile ainsi en voiture, et en goûter le confort me donne envie de poursuivre ainsi le reste du voyage, même si cela implique des frais non prévus. En fait, je crois que la meilleure stratégie consiste à se construire son nid ainsi, autour de l’habitacle et du coffre de sa voiture, qui vous suit partout, et de faire des concessions sur la qualité du mode d’hébergement. D’autant plus que, sans exigences sur ce dernier point, on a de grandes chances de se trouver dans des lieux plus sympas que les lieux très confortables. La journée anniversaire de mon départ m’a conduite à travers les paysages grandioses du sud namibien, région la plus désertique de tout le pays. Je découvre le matin le Giant Play Ground, un amoncellement de roches roses et géométriques, qui tiennent les unes sur les autres comme par miracle. On se croirait effectivement au milieu d’une construction géante, réalisée par de petites mains enfantines avec des cubes, qui auraient cherché à trouver un équilibre, mais qui ne seraient pas encore assez habiles pour le réaliser par l’alignement des pièces. Au milieu de ces roches, poussent des plantes grasses inespérées et ces fameux arbres à carquois. C’est un lieu très beau dans lequel se promener est un enchantement. Puis ce sont les longues heures de piste jusqu’au canyon, à travers de gigantesques plaines entourées de hauts plateaux tabulaires, dont les crêtes parfaitement rectilignes sont parfois cisaillées d’une fente presque perpendiculaire. Tout est rose toujours, et la musique magnifie un spectacle permanent qui dure plusieurs heures. Une retenue d’eau, Naume Dam, crée un petit lac sauvage irréel quand on le découvre. Le contraste du bleu azur de sa surface avec le rouge des roches qui l’entourent est saisissant de beauté. Des milliers d’oiseaux sont là qui pépient, et que les ornithologues adoreraient contempler. Je parviens enfin au canyon, que l’on domine des sommets du plateau, avec des vieux best de Ray Charles. C’est soudain l’Amérique et son Colorado ! Tout au fond des falaises, taillées en niveaux distincts qui marquent les différentes périodes de leur érosion par les eaux, une petite rivière bleue, banalement nommée Fish river. Elle est la seule rivière, avec la rivière Kunene à la frontière de l’Angola au nord, qui résiste à la saison sèche dans ce pays, et coule toute l’année. Elle n’est ni large ni tumultueuse, juste un cordon bleu bien tranquille, qui a sculpté le paysage, et que l’on regarde comme un miracle après tant de roches et de sable, tant de centaines de kilomètres sans aucune trace d’eau. J’ai tant de plaisir à ce spectacle que je quitte trop tard les sommets du canyon pour me rendre à l’hébergement le plus proche, qui se trouve tout au fond. La route est effrayante, sinueuse, et bordée de rochers noirs gigantesques. Le soleil flamboyant qui se couche éclaire de rouge ces grosses masses, avant qu’elles ne tombent dans l’obscurité. La route n’en finit pas et je commence à m’inquiéter. Je ne croise toujours aucun véhicule et n’aimerais pas passer la nuit là ! Je parviens au campement la nuit déjà bien tombée. C’est Hot Springs, une source d’eau chaude miraculeuse qui coule là dans le creux du canyon, et qui a justifié la création d’un établissement thermal, ici en plein désert ! Deux piscines permettent aux rhumatisants et aux touristes de profiter du bienfait des eaux. C’est surréaliste ! 151 Je me rends compte, oh ! comble de malheur, que j’ai laissé mon masque de velours à l’hôtel précédent. Cette fois ci il est bien perdu ! Un rien vous manque et tout est dépeuplé ! Plus que partout et jamais, je suis attachée au peu que je possède, et qui m’accompagne. Non pas pour la valeur que cela représente, mais parce que chaque objet a dans ma vie d’aujourd’hui une fonction précise et vitale, et qu’il fait partie du petit univers que je me suis construit et qui me rassure. Perdre, ne serait ce qu’un petit accessoire, déstabilise tout le système et moi avec. 152 CHAPITRE 4 Du 4 août au 5 septembre 05 Afrique du sud Afrique du Sud 4 août, Springbock C’est le début du 4ème tronçon de mon voyage africain, à travers l’Afrique du Sud, qui doit se dérouler en partie seule, en partie avec mon amie Eliane. Je passe sans encombre la frontière en début d’après midi, après avoir échangé mes guides et cartes de la Namibie contre une carte ADS, avec des français qui effectuent le chemin en sens inverse, et que je rencontré autour de cette piscine de rêve à 30°, chauffée naturellement par les eaux de la source. Je n’arrivais plus à sortir de l’eau tant elle était douce et tiède. La première ville d’Afrique du sud où je peux me poser ce soir est à 200 km environ. Et je vois là le désert du Namib mourir peu à peu. Les roches et le sable sont toujours roses, mais progressivement les reliefs s’érodent après le canyon de l’Orange river, que j’irai rejoindre plus tard en amont. Les dos d’âne de la route, toujours aussi rectiligne et visible à perte de vue, sont moins prononcés. Le sable s’épaissit jusqu’à former un relief de petits graviers, et perd sa couleur rose au profit d’un beige uniforme et terne qui commence à évoquer la terre. Peu à peu, la végétation apparaît, sous forme de petits buissons clairsemés de plantes sèches, gris vert d’abord, puis de plus en plus vertes au fur et à mesure que l’on avance. Et là miracle ! Les premiers verts tendres du printemps commencent à surgir du sol. La vie peu à peu réapparaît, et éclot timidement dans cette rocaille et ces dunes qui s’étendent pendant presque 2000 km, du nord au sud de la Namibie. Des taches éclatantes de vert tendre parsèment la roche. C’est de l’hélixine, cette toute petite plante rase qui couvre les sols comme un tapis moelleux. On aperçoit bientôt les premières fleurs, des sortes de chrysanthèmes, ou de bonnys comme disent les fleuristes pour ne pas évoquer le deuil, de coloris très vifs, tantôt jaunes tantôt fuchsias. Ce sont les premières couleurs franches que je vois depuis longtemps, et l’œil s’émerveille. Un peu plus tard dans la saison, si la pluie tombe cette année, ce qui n’est pas gagné, le veld se couvrira d’un immense tapis floral multicolore que les sud-africains viennent admirer par milliers. Je trouve à Springbock pour la nuit une chambre deux fois plus confortable que mon dortoir d’hier soir, et deux fois moins chère. Cette petite ville toute peinte en blanc et moderne, faite de bâtiments bas, est sans charme, mais constitue une étape pour la nuit. Impossible d’y trouver une librairie pour acheter un guide de voyage du pays. C’est une ville où le livre n’existe pas ! Je vais donc avancer munie de ma seule carte routière, qui n’indique rien au niveau des hébergements possibles. 153 Beaucoup de magasins de vêtements, un café Internet avec une liaison digne de celle de la maison, une pizzeria, des banques, et quelques maisons coloniales peintes en jaune vif, aux frontons desquelles sont inscrites les dates de construction. L’afrikaner, langue du pays, est impossible pour moi à différencier de l’allemand. C’est une sorte de patois germano anglais, dans lequel on reconnaît assez facilement le sens des mots. Les afrikaners, semblent partout vieux, alors que les noirs sont en général plutôt jeunes. Ce sont des gens qui ont la réputation d’être très difficiles auprès des serveurs de café et de restaurants, et je constate effectivement qu’ils leur faut environ une demie heure pour choisir ce qu’ils souhaitent sur un menu, après avoir interpellé le garçon une dizaine de fois pour lui poser des questions ! Je les vois mal dans une brasserie parisienne ! Mais à mon avis, ce sont des gens qui doivent peu sortir de leur trou, et qui sont d’ailleurs, même Nelson Mandela l’a compris, impossibles à déloger ! Il va me falloir improviser cette partie de l’Afrique du Sud, dans laquelle je n’avais pas prévu de passer tant de temps, puisqu’il me reste 10 jours avant de me rendre à Cape Town. Je n’ai pas encore trouvé l’endroit où j’aimerais me poser, et continue donc à rouler. Cela va me permettre de visiter tout le nord du pays, et une partie de l’intérieur, que je n’aurais pas vus si je me rendais directement au point de rendez-vous. J’ai effectué 4500 kilomètres en Namibie, en 20 jours, et je n’en ai toujours pas marre de rouler. Alors ça roule ? Ouais ! Ca roule pour moi ! Merci ! Afrique du sud 5 août, Augrabies water falls Le parc est situé à 400 km environ de Springbock, vers l’est, ce qui n’est théoriquement pas ma direction pour Cape Town, mais je décide de prendre le temps de découvrir ce nord du pays. Je retrouve alors le Kalahari, avec ses paysages plutôt plats et semi désertiques, pendant des kilomètres interminables que Toyota avale pourtant goulûment, à 150 km/h. C’est en fait la première fois que je conduis une voiture aussi puissante et je dois avouer que c’est un vrai plaisir. L’accélérateur à peine effleuré, et elle s’élance comme une fusée, dans un silence total, et sans le moindre à coups. Après cette expérience il me sera difficile de retourner à mes petites guimbardes ! Soudain, le sol rocailleux et sec se couvre de fleurs. Ce sont des fleurs des champs sauvages, très simples, blanches et jaunes, parfois orangées, qui se multiplient à l’infini, si bien que le paysage tout entier prend leurs couleurs. Il y a si longtemps que je n’avais vu des fleurs ! Leur parfum sucré, presque mielleux envahit la voiture et lorsque l’on en sort, des milliers d’abeilles vous assaillent (à moins que ce ne soient des guêpes, mais comment faire la différence ?) Pourtant nulle part l’eau n’est encore visible et le rocher et le sable restent largement dominants. Oui ! Le désert fleurit ! Je l’ai vu ! Sans guide de voyage, je me perds évidemment, et me retrouve au bord de l’Orange River dans d’interminables plantations de vignes, qui ne sont encore en hiver que de vilains sarments noueux et gris. Puis je parviens au parc d’Augrabies où je plante ma tente, mes dollars commençant à s’épuiser sérieusement. Le campement est carrément champêtre, avec des roseaux, de grands arbres et des pelouses. Les chutes sont splendides. L’Orange river coule dans des gorges rouges constituées de rochers parfaitement lisses, et représentant des grands cubes géométriques à la façon dont Cézanne peint 154 la montagne de la Sainte Victoire à moins que ce ne soit l’Estaque, (du moins dans mon souvenir !). L’eau est verte et son contraste avec la roche est éblouissant. Divers points de vue panoramiques sont permis par des passerelles de bois qui débouchent sur des terrasses en surplomb des précipices. Le fracas des eaux qui se jettent d’une fracture soudaine du lit de la rivière, pourrait s’écouter sans fin. Au pied de la fracture, là où les eaux ne sont plus que de la mousse et des embruns, un arc en ciel enjambe les deux berges. Des pistes sablonneuses quadrillent le parc sur plusieurs dizaines de kilomètres, et permettent de se réjouir d’un paysage extraordinaire de rochers rouges, dans les anfractuosités desquels se cachent de minuscules petites marguerites. Elles débouchent sur des plateformes au dessus des précipices des gorges, après que la rivière ait franchi les chutes. L’eau est alors incroyablement calme et verte, et coule comme par miracle entre de grosses montagnes coniques de roches noires. Sur les crêtes, le paysage est lunaire, mais c’est une lune où pousseraient des fleurs jaunes et des plantes blondes qui ondulent sous le moindre souffle d’air tant elles sont aériennes et légères. Il fait 29° en soirée dans ce paysage de rêve. Il fera 6° seulement cette nuit. Afrique du sud 6 août, Calvinia Ce sont encore 400 km de semi désert, en tous points semblables au Kalahari namibien. La route est parfaitement droite et, aussi loin que l’horizon apparaisse dans ce paysage presque totalement plat, on la voit qui chemine à l’infini, long ruban d’asphalte brillant comme l’acier. Il faut rester très vigilant au volant pour ne pas prendre trop de vitesse ni s’assoupir dans ces conditions. Je ne rencontre rien pendant tout ce long trajet, si ce n’est une sorte de vagabond blanc à la tête chenue qui fait du stop, et des vols d’hirondelles très bas qui risquent à chaque instant de s’écraser sur mon pare-brise. La musique me porte dans ce road movie, et j’y prends beaucoup de plaisir. Je dois dire adieu au désert cette fois ci pour de bon. Je ne le retrouverai plus dans le sud du pays, ni ailleurs sur mon chemin, sauf peut-être dans l’out back australien. Il y a presque un mois que j’en ai plein les yeux et les narines. C’était encore plus extraordinaire que je l’aurais cru, beaucoup plus immense que je pouvais le concevoir et très différent du Sahara. Aucun désert ne ressemble à un autre, et celui là est à mes yeux, pour le moment, unique au monde. Je ne sais pas où je me rends, si ce n’est que cela s’appelle Calvinia, un tout petit point sur la carte, où je serai obligée de faire étape pour la nuit. J’aime beaucoup cette idée d’avancer vers un lieu dont je ne sais rien. Calvinia apparaît effectivement au pied d’une imposante chaîne de montages vertes et parfaitement tabulaires, qui marque bien la fin du désert. Le soleil bas est éblouissant quand j’y parviens. C’est une ville proprette, toute blanche, et déserte en ce samedi soir, faite de petites villas. Un hôtel propose des chambres confortables et peu chères. Je vais passer la nuit ici, mais ce n’est pas l’envie qui me manque de faire un détour par la petite route qui semble conduire jusqu’aux sommets. Demain peut-être. Et pourquoi pas ? Rien ni personne ne m’en empêchent ! L’hôtel est à la fois sinistre et drôle. A mon arrivée, c’est au bar que je dois demander si une chambre est disponible. Une horde d’hommes trapus et baraqués est ivre de tequila en ce samedi soir, et m’en propose immédiatement un verre, que je refuse bien entendu. Ils regardent un 155 match de rugby, et ressemblent d’ailleurs tous à des rugbymen aux crânes rasés La chambre est gigantesque mais quasiment pas meublée, à l’exception des deux lits. La salle de bains possède une grande baignoire à l’ancienne mais pas de douche. Le dîner dans l’immense salle à manger, ornée de chaises en skaï des années 50 et de statuettes en plâtre et en faïence d’angelots 18 ème siècle, est surréaliste. La radio diffuse des chansons d’Elton John revisitées par je ne sais quel chanteur local, tandis qu’au bar commence un karaoké endiablé que l’on entend parfaitement bien aussi. C’est très désuet et très laid, triste et gai en même temps, mais il me manque un convive pour en rire. J’avale à grande vitesse mes calamars, somme toute mangeables. Je n’aime pas traîner à table toute seule pendant ces dîners. C’est là que je ressens le plus la solitude comme un poids. Le moment du repas est vraiment fait pour le partage, et manger seule me pèse. J’aimerais bien avoir quelques nouvelles du monde, et la télé d’ici n’en semble pas friande. Elle diffuse avec moult détails tous les résultats sportifs, puis passe à un ou deux sujets locaux, et c’est tout. Je sais donc que le président du Soudan est mort hier dans un accident d’hélicoptère, mais cela ne suffit pas à nourrir ma curiosité sur la marche du monde ! Donc quelques questions qui restent pour moi sans réponses : Quel mauvais coup nous prépare t-on cette année pour le mois d’août en France ? Sarko a-t-il retrouvé Cécilia ? Quid de la constitution européenne depuis le référendum ? L’attentat de Londres a-t-il été revendiqué ? L’été est-il caniculaire ou au contraire pourri ? Nos paysans demandent-ils à être indemnisés pour trop de pluie ou pour la sécheresse ? Combien de morts économisés sur les routes depuis la mise en place des radars ? Combien d’hectares de pinède déjà brûlés dans le midi ? Quel est le taux d’occupation des hôtels de la côte d’azur ? Combien de morts de faim chez les SDF depuis la fermeture annuelle des Restau du Cœur ? Combien de morts de soif chez les vieux depuis le début des grandes chaleurs ? Combien de chiens abandonnés a recueillis la SPA depuis les congés annuels ? Combien de noyés dans les mers, d’ensevelis dans les neiges, d’écrabouillés dans les carambolages, de brûlés dans les incendies ? Je ne suis donc pas très exigeante en matière d’informations, et me contenterais bien de ce que l’on a l’habitude de nous fournir dans notre pays. Alors, si le cœur vous en dit, racontez-moi. Afrique du sud 7 août, Lambert’s bay C’est une journée pourrie, la première journée de pluie de mon voyage depuis que j’ai quitté le Kenya en juin quand s’est achevée la saison des pluies. Rouler dans ces conditions au travers d’un épais brouillard qui masque tout, ne présente aucun intérêt. Je me rapproche tout de même de Cape Town et gagne le littoral après avoir traversé un tas de petites villes sinistrement désertes en ce dimanche. Tout est fermé et mort, sauf en général une échoppe-café-épicier à l’enseigne Coca Cola, dans laquelle il n’y a personne. J’avance ainsi d’un point sur la carte à un autre et je me rends compte que quelques centimètres représentent très vite des centaines de kilomètres ! Les distances sont incomparables avec les nôtres, et je suis très vite entraînée sur des routes interminables dont j’ai hâte qu’elles s’achèvent. A Lambert’s bay, où je déclare forfait, un seul hôtel est ouvert, un peu cher mais très confortable. Situé face au port de pêche et à l’usine de poisson, il offre des vues sur la mer déchaînée, sur une côte battue des vents de l’océan, bordée de dunes blanches. Sur des centaines 156 de kilomètres de littoral, dans cette partie encore très au nord de Cape Town, très peu de lieux sont signalés comme habités. C’est une immense bande côtière sauvage depuis la Namibie qui n’abrite que deux ou trois petits ports. Aujourd’hui, et pour la première fois depuis mon départ, je me surprends à me demander ce que je fais ici ! L’évocation d’un dimanche désert et pluvieux à Paris, sans tournoi de scrabble (et il y en a !), me console vite. Combien de fois me suis-je dit alors : Mais, qu’est ce que je fous ici ? Allez ! Un bain chaud et une sieste et on y verra plus clair demain ! Afrique du sud 8 et 9 août, massif du Cederberg Voilà deux jours que je parcours inlassablement les montagnes splendides du Cederberg, à travers les pistes boueuses des pluies incessantes qui tombent en ce moment. J’avance à 50km/h toutes fenêtres et narines ouvertes, à travers des montagnes orangées, dont les roches sont découpées de façon fabuleuse, tantôt sous forme de gros cubes amoncelés les uns sur les autres, tantôt sous forme d’aiguilles acérées qui découpent les crêtes en milliers de créneaux. Au pied de ces montagnes, des palmiers, des genêts, des figuiers de Barbarie, des eucalyptus, qui rappellent encore le désert tout proche. Mais, de passage de col en passage de col, on parvient vite à 2000m d’altitude, et ce paysage digne de l’Estérel se combine avec des passages alpestres de cèdres ou de sapins, de rivières qui charrient des cailloux, d’alpages d’un vert printanier et surtout d’une incroyable diversité de fleurs sauvages qui tapissent les sols. C’est tout à la fois la mer et la montagne, le désert et la prairie, la rocaille et les jardins. Il fait froid, pas plus de 10° en altitude, et le ciel est magnifiquement pommelé de nuages blancs. Au loin, traînent encore des nuées de pluie au pied desquelles se dessine un arc en ciel. Au sommet des cols, on domine à perte de vue l’immensité des vallées et des nouveaux reliefs qui se perdent dans les nuages ou se tachent de leur ombre. Dans le creux des vallées, poussent des arbres fruitiers, en fleurs en cette saison, et surtout des agrumes, orangers et citronniers aux parfums si envoûtants. Un peu plus au sud, les sommets du prochain massif sont paraît-il couverts de neige. J’ai peine à croire que je ne me trouve qu’à 60 km de Lambert’s bay de ses dunes et de son usine de poisson ! C’est une incroyable diversité de paysages sur quelques kilomètres carrés, qui bouscule nos points de repères européens. Pourtant, je ne me sens plus du tout en Afrique. La petite ville où je me suis établie pour deux nuits, Clanwilliams, est à l’image de nos villes de montagne, avec son hôtel au nom allemand, ses maisons blanches entourées de jardins impeccables, son église, et son salon de thé. Je commence à me demander si l’apartheid ne sévit pas encore plus ou moins dans ce pays. Les noirs ne semblent pas vivre sur les mêmes terres que les blancs. Ici à Clanwilliams, ville complètement blanche, je n’ai vu des noirs qu’au service des blancs, dans le café, dans les cuisines, aux pompes à essence et aux caisses des super marchés. J’en ai vu aussi ce soir à l’entrée de la ville fouiller les poubelles ! Sur les routes au contraire, on croise des travailleurs agricoles ou des ouvriers de voirie, tous noirs. Il ne suffit pas d’inscrire la liberté dans les droits des hommes, encore faut-il leur donner les moyens d’en jouir. Il n’y a pas pire aliénation que la misère et la faim ! Il semblerait que très peu de sud-africains blacks aient accédé à un niveau de vie qui leur permette de se situer au même niveau que les blancs. 157 J’en rencontre un dans un restaurant, gentil papa ingénieur dans l’industrie chimique, avec sa femme asiatique et son petit bout de fille de un an. Apprenant mon métier et l’utilisation dans nos pays européens de consultants psychosociologues en entreprise, il manifeste son étonnement en me demandant « Mais il y a une demande ? », ce qui me fait bien rire ! Mais chacun est à sa table et, les plats servis, la conversation entamée ne peut pas aller beaucoup plus loin. Dommage ! J’ai pris racine dans un bed and breakfast charmant, où j’occupe une sorte de petit cottage en forme de pigeonnier. Ce sont des racines peu profondes puisque je quitte le lieu demain, mais deux nuits au même endroit sont devenues un fait d’exception. Je serai probablement à Cape Town un peu plus tôt que prévu, et ai l’intention de me poser là pour quelques jours. La propriétaire du lieu est très exubérante et drôle au premier abord. Puis, apprenant que je suis psychologue, et considérant alors que « je comprends tout », elle me raconte la mort de son fils il y deux ans, écrasé sur la route alors qu’il allait faire pipi ! Elle sanglote si fort, que l’excellente psychologue que je suis, se met à pleurer avec elle ! Aller chez l’habitant permet effectivement les rencontres, mais cela n’en est pas forcément plus gai ! Je vais dorénavant dire que je suis sociologue. Cela fait un peu plus peur, et personne n’oserait se confier à un méchant loup qui critique tout ! Afrique du sud 10 août, Saldanhabay Je dois d’abord corriger ce que j’affirmais hier. Il y a bien une population noire à Clanwilliams, invisible hier parce que c’était une journée chômée, celle de la fête des femmes en Afrique du sud. Ce matin, jour de marché, les rues étaient très animées, et c’était comme si les blancs avaient soudainement disparu ! Un aparté pour insister sur le fait que le jour de la fête des femmes est un jour de vacances pour tous, ce qui déjà dénote d’un niveau certain de conscience politique du pays ! Mais la télévision, malheureusement, ne dément pas ici plus qu’ailleurs ce que sont « les femmes » pour nos gouvernants, en général tous des hommes. Les émissions d’hier soir y allaient bon train de nos accouchements, de nos règles, et des viols que nous subissons, comme si la femme n’était au final qu’un sexe ! Je dirais donc que le 9 août est fête du sexe de la femme en Afrique du sud, une sorte d’hommage à nos organes génitaux auxquels nous sommes le plus souvent réduites ! Ceci dit, tous mes kilomètres de la journée m’ont bien confirmée dans la perpétuation d’une sorte d’apartheid dans ce pays. Les villes sont carrément scindées en deux. La ville blanche avec ses villas, ses administrations, ses banques et ses super marchés, et la ville noire, à quelques centaines de mètres du centre, constituée de petites habitations en béton ou pire, toutes pareilles, au mieux colorées de rose ou de bleu, où vivent les noirs du pays. Je quitte Clanwilliams tard dans la matinée pour suivre la rivière Oliphant qui, au niveau de la ville, est retenue par un barrage, formant un très beau lac artificiel. La piste suit cette rivière, parfois large comme un fleuve, d’autrefois étroite comme un torrent, pendant plus de 60 km de pur bonheur. Les montagnes et les berges couvertes de fleurs se reflètent dans l’eau d’une grande pureté, sous un ciel d’hiver redevenu parfaitement bleu. Des bancs de sable blanc viennent y former des plages ou de petits îlots oblongs. Des arums sauvages, splendides corolles qui oscillent sous la brise, parsèment les prairies. 158 Je prends sur la route à deux reprises des femmes en stop. Les premières étaient femmes de ménage à 30km de leur domicile, et effectuaient le trajet ainsi deux fois par jour. Il n’existe aucun transport public ici, et le stop est leur seul moyen d’aller travailler. Il leur faut compter chaque jour entre 4 et 6 heures pour ce trajet ! Les deux autres venaient de se rendre à l’hôpital de la ville et rentraient chez elles. Arrivée au bord de la mer, à Saldanhabai, mi port de pêche industrielle mi plage, un hôtel avec chambres sur la baie m’ouvre les bras, et je ne résiste pas. C’est un beau trois étoiles comme on les connaît chez nous, aux normes, et miracle… il est équipé d’une liaison Internet qui va me permettre de me connecter sans fil ! J’ai besoin en effet de temps en ligne pour consulter mon site bancaire, régler des problèmes de location de voiture, et surtout entrer en contact avec les amis sur MSN Messenger, s’ils ne sont pas tous partis en vacances. Et puis peut-être ce soir une petite partie de scrabble sur ISC ? Et sûrement un service de lessive car je n’ai plus rien à me mettre, et quand je dis cela ce n’est pas du tout, pour une fois, par coquetterie féminine ! Afrique du sud 12 août, Cape Town Disons Le Cap en bon français ! Que mon masque me manque pour dormir ! La chambre éclairée par les réverbères du parking n’est jamais obscure, et je passe la nuit à hésiter entre étouffer la tête enfouie sous mon duvet de plumes d’oie et pouvoir m’assoupir, ou respirer sans fermer l’œil ! Eliane, va réparer cela en m’en apportant un autre, je l’espère. Je passe la matinée à traîner comme hier. Aucune route ne m’attend aujourd’hui pour la première fois depuis longtemps, et je ne suis pas pressée de découvrir Le Cap, car je réserve ce plaisir au moment où je pourrais le partager avec Eliane. Mais dès que l’on sort de son trou, cette ville vous saute au visage, tellement elle est belle ! C’est à la fois Marseille, Hong Kong et La Croisette réunies, la mer et la ville qui cohabitent, la montagne et le béton qui se côtoient, les rumeurs de l’océan et du trafic automobile qui se mêlent les unes aux autres. Adossée à la montagne de la Table, impressionnante par sa hauteur et sa forme, la ville en couvre les contreforts de constructions modernes et blanches, anarchiques, où grands buildings et villas résidentielles se partagent le terrain. La mer est partout, avec ses parfums d’iode, son vent, et le cri des goélands. Sur l’emplacement du port, en plein centre de la ville, ont été conservés tous les bâtiments maritimes, docks, syndicats, jetées, douanes et usines de conditionnement, mais ces bâtiments sont aujourd’hui majoritairement dédiés à des promenades, des boutiques et des cafés restaurants dotés de terrasses. Leur architecture ultra moderne de style industriel s’intègre parfaitement aux immeubles anciens et aux activités du port qui continuent à se poursuivre. Ainsi, à la terrasse des restaurants, peut-on voir un paysage de grues et de paquebots, qui n’exclue ni les bateaux de tourisme ni les gros chaluts de pêche, ni les barcasses (comme on dit chez moi) ni les catamarans de compétition, ni les yachts somptueux ni les carcasses en réparation. Tout ce qui navigue se trouve là sans discrimination, en avant de la ville, adossée à sa grosse montagne sur laquelle s’accrochent de beaux nuages océaniques. C’est somptueux ! J’adore les ports, et regrette souvent qu’ils soient séparés géographiquement des centres ville, ou qu’ils soient différenciés en port de plaisance sans intérêt et en port de marchandises sale et 159 sordide. J’aime voir la ville du port et le port de la ville, et c’est magnifiquement le cas ici. Marseille devrait prendre modèle sur Cape Town pour l’aménagement toujours en prévision de ses très belles installations portuaires, malheureusement désaffectées pour la plupart depuis la baisse de l’activité maritime. Et puis ce nouveau lieu est tout à fait vivant ! Les sud-africains y viennent quotidiennement y manger et faire leurs courses. Il y a beaucoup de monde dans les magasins et sur les terrasses, même si encore une fois, ce monde est blanc plus que noir. Des orchestres de jazz animent les places piétonnes. Les piétons attendent que les ponts mobiles s’ouvrent et se ferment pour laisser passer les bateaux. Ca c’est un port ! Se balader dans les magasins sur ce front de mer c’est un peu retrouver Paris. Les enseignes y sont luxueuses et l’on se perd en admiration devant les magasins d’artisanat local comme devant les belles boutiques. Me croisant du regard dans les vitrines des magasins je me trouve complètement décalée dans cet univers ! Je n’ai l’air de rien avec ma polaire qui commence à boulocher, mon jean tâché en plusieurs endroits de Javel (pour laver ma cuvette pot de chambre !), mon T-shirt technique gris, et mes baskets tout crottés et avachis. Je me suis donc retrouvée en train de commettre le péché de shopping, depuis la première fois depuis presque 4 mois, décidant de me mettre à la recherche d’un blue jean. Celles qui me lisent comprendront mon malheur ! Rien n’est plus frustrant et masochiste que l’achat d’un blue jean. Ah, si ! Celui d’un maillot de bains ! Tous les jeans sont prévus pour des filles de 20 ans qui éprouvent du plaisir à exhiber leur nombril, et qui cherchent à mettre en valeur l’étroitesse de leurs cuisses. Alors, trouver un jean est pour moi un calvaire ! J’ai beau en essayer 100, y compris dans les magasins pour vieilles femmes, je n’en trouve jamais un qui m’aille. Ceux qui sont bien ajustés au niveau de la taille font deux fois la longueur de mes jambes et transforment mes cuisses en bittes d’amarrage. Ceux qui ont la bonne largeur et la bonne longueur, m’emprisonnent dans un carcan qui ne me permet plus de respirer. Je trouve enfin ma solution chez la femme enceinte où est proposé un pantacourt hyper confortable au niveau de la taille pour y loger un anormal abdomen. Le pantacourt-pour-jeunesfemmes-enceintes convient aussi parfaitement comme pantalon-pour-vieilles-naines-buveusesde-bière, qu’on le dise enfin dans les magazines féminins, et que l’on évite à toutes les rondes de la terre la terrible blessure narcissique que représente la recherche d’un jean ! Afrique du sud 13 août, Cape Town Parfois une sorte de New York, avec des buildings rococo de style années 30 (mais moins hauts), d’autres fois des airs d’Angleterre victorienne, d’autres fois encore des allures de bâtisses hollandaises ou allemandes, c’est le centre ville de Cape Town. L’Afrique n’est pas présente dans l’architecture ni dans les boutiques, si on fait exception des magasins d’artisanat, qui vendent tous à peu près la même chose, et qui ici comme partout, sont incapables de donner à une ville une vraie personnalité. Cette ville pourrait être située sur n’importe quel continent, et des photos vues isolément ne permettraient pas d’indiquer vraiment où elle se trouve. En ce samedi matin, les africains sont cependant nombreux dans les rues, dans les Mac Do et les super marchés alimentaires. Dans les grands magasins en revanche une grande majorité de blancs. Mais dès la fermeture des commerces, vers 13 heures, les rues se vident et la ville devient morte. Ne traînent plus alors que quelques misérables, pauvres hères vêtus de vieux 160 vêtements de sport et d’un petit bonnet de laine, qui fouillent les poubelles, snifent de la colle ou sont assis par terre à ne rien faire. Grands magasins, banques et beaux hôtels occupent le centre ville, là encore comme dans toutes les villes du monde. Les rues sont spacieuses, aérées, propres et ouvertes sur la montagne de la Table voilée de ses nuages et visible à chaque carrefour. Entre les hurlements des sirènes de police on parvient encore à entendre les cris des mouettes qui tournoient sans cesse au dessus de la ville. J’ai trouvé un nouveau blue jean un peu moins moche que celui d’hier qui finalement ne m’allait pas du tout ! Il me fallait bien un objectif pour traîner dans les magasins ! Puis je me suis offert une bague en plastique à 15 francs pour justifier ma ballade dans le marché d’artisanat. En fin d’après midi le truck arrive à l’hôtel et je récupère mes affaires. La soirée est largement occupée à reconstituer des bagages à peu près cohérents, et je me retrouve devant cette problématique qui n’en finit pas d’avoir trop de poids avec moi. Le sac à ramener à Paris sera sans doute trop lourd pour Eliane, et je vais devoir abandonner beaucoup de choses. Les retrouvailles avec le groupe sont froides et conventionnelles. Personne ne s’intéresse vraiment à ce qui s’est passé pour moi depuis un mois, et Anna moins encore que tous les autres. Le dîner au restaurant africain auquel je me suis invitée (faiblesse et erreur de ma part), me confirme bien dans mon intolérance vis-à-vis de ce mode d’organisation. Je n’ai rien à leur dire, et ils ne se disent d’ailleurs pas grand-chose entre eux non plus. Je suis contrainte de manger ce que je n’ai pas choisi, d’attendre que tout le monde ait terminé pour partir, de faire l’effort de comprendre leurs conversations, et de m’abstenir de fumer. Les décomptes sur le prix des boissons dont chacun doit s’acquitter m’exaspèrent, après que l’addition ait mis des heures à arriver. Je regagne beaucoup plus tard que d’habitude et avec un plaisir certain ma chambre et mon isolement. Je n’ai perdu que de l’argent à ne pas les suivre, et c’est un moindre mal. Afrique du sud 14 août, Cape Town C’est un dimanche gris, froid et pluvieux. La ville est déserte. Eliane arrive demain et je me réjouis. Je garde la chambre toute la journée comme à la maison en ces dimanches parisiens comparables, qui sont comme des parenthèses. Anafolies, un des sites Internet d’entraînement aux anagrammes, me tient occupée pendant des heures, confortablement adossée à des oreillers et toujours en pyjama dans mon duvet. Une journée à choisir de ne rien faire, il n’y a rien de mieux ! Afrique du sud 15 août, Cape Town Elle était bien là, à l’heure dite, petite bonne femme souriante avec sa grosse valise bleue ! C’est pour moi un vrai bonheur de pouvoir partager avec elle quelques semaines, et le plaisir du voyage. 161 J’ai peur, la pauvre, qu’elle ne souffre de ma logorrhée, tant je suis avide de parler, après un si long temps de solitude pendant lequel je n’ai été que ma seule interlocutrice. Je me suis d’ailleurs à plusieurs reprises surprise à parler seule à haute voix, et en anglais ! Je crois que l’absence de conversation en français me pèse d’ailleurs davantage que l’absence d’interlocuteurs. Nous avons grimpé, avec Toyota bien sûr, la fameuse montagne de la Table, très imposant plateau rocheux contre lequel est adossée la ville. Puis un téléphérique conduit jusqu’au sommet, à des points de vues absolument grandioses. D’un côté l’océan immense, sauvage et violent, éclairé inégalement par le soleil, cerne la ville. A l’horizon, des chaînes montagneuses à perte de vue se fondent dans les nuages. Tout autour de la ville, des reliefs rocheux impressionnants, de formes étranges, constituent comme des sortes de remparts naturels. A nos pieds, cette grande mosaïque de maisons blanches, et des quelques hauts buildings du centre ville, s’étale où elle le peut, coincée entre la mer et les montagnes. Au sommet, une promenade dans la rocaille toute fleurie, parcourue par des sortes de marmottes, permet un tour panoramique du site. Nous avons de la chance, le soleil est là aujourd’hui, la visibilité parfaite et le ciel parcouru par moments de gros nuages d’averses qui rendent la lumière superbe. Nous sommes toujours dans ce même hôtel, dans lequel je me sens décidemment bien, mais dans un grand studio avec cuisine. Pizza réchauffée au four pour le dîner, et quelqu’un à qui parler la bouche pleine, c’est bien bon ! Et en prévision pour demain, petit déjeuner dans la chambre, comme à la maison ! Ce sera le premier depuis trois mois et demi. Eliane m’a ravitaillé en produits essentiels, mon lait de toilette, un masque pour dormir, un jean fiable qui me va, et des livres surtout, qui vont assurer mes soirées en Australie dans peu de temps. J’envisage les prochaines semaines avec enthousiasme, et me sens comme sur un nouveau départ. Afrique du sud 17 août, Cape Town A 8 heures, un minibus vient nous chercher pour une visite des townships que nous ne pouvons effectuer qu’en groupe. Le guide, un coloured métis d’indien d’anglais et de xhosa, bel homme à la peau couleur café et aux yeux clairs, est apparemment très politisé et d’obédience communiste. Il est aussi intéressant à écouter qu’à regarder ! Il nous fait découvrir le district 6 de la ville, dans lequel vivaient en toute harmonie toutes les populations si diverses de Cape Town (musulmans, anciens esclaves noirs, juifs, jamaïcains, indiens, asiatiques), avant que ne soit instauré l’apartheid en 1948. Toutes les religions s’y côtoyaient à l’intérieur d’une vie de quartier très animée, symbole de tolérance et d’amitié entre les peuples. 162 Entre 1968 et 1983, pour attribuer ces terres aux blancs, le quartier est rasé et les habitants déportés en fonction de leur appartenance ethnique. Les juifs doivent aller vers Sea Point, non loin de la ville et en bord de mer. Les coloureds doivent habiter à l’extérieur. Les noirs plus loin encore. Pour se rendre au centre ville il faut posséder un pass que seuls les employeurs peuvent délivrer. On établit des cartes d’identité portant la mention de l’appartenance raciale, et définissant pour chacun des droits et des non droits. Ce quartier, est resté aujourd’hui à l’état de terrain vague, tant la résistance a été forte. Les blancs ne sont jamais parvenus à réaliser leur projet, et le district 6 est désormais devenu un lieu symbolique de mémoire. Un magnifique musée établi dans une ancienne église raconte l’histoire de ce quartier de façon très émouvante. De grands panneaux de calicot blanc brodés portent les mentions des noms des centaines de milliers de familles qui vivaient là. Il est difficile d’évaluer à combien s’élève le nombre de personnes qui vivent actuellement dans les townships, mais il s’agit de plusieurs millions, le plus grand d’entre eux comportant 1,2 millions d’habitants. Je retrouve là les bidonvilles que j’ai connus à Marseille avec leurs baraques, leur vie de quartier, leurs petits commerces improvisés, leur misérable robinet d’eau collectif, leur branchement illégal aux poteaux électriques, leur émouvante volonté de décoration, que l’on perçoit au travers des couleurs de chaque « construction » et des quelques plantes vertes que certains posent devant la « maison » pour égayer le terrain vague. Dans le plus grand et le plus éloigné des townships de la ville le taux de chômage s’élève à 69% ! Un programme de restitution du quartier de district 6 a été mis en place, et 2000 personnes seulement ont demandé à en bénéficier pour s’y faire construire une petite maison. Les autres ne peuvent pas songer à se construire quoique ce soit, et attendent que le gouvernement leur propose une « maison Mandela » en relogement, petites constructions de béton très simples mais vivables. Il faudra probablement des dizaines d’années avant que le relogement de tous les habitants des townships soit possible. A l’intérieur du bidonville, nous visitons une école dans laquelle les professeurs sont bénévoles, un atelier d’artisanat où un homme fabrique des fleurs artificielles avec des canettes de Coca Cola, une cuisine qui fait des petits déjeuners aux enfants qui partent à l’école le ventre vide, un bed and breakfast ( !) permettant aux touristes de voir la réalité des townships de l’intérieur, un centre de formation à la fabrication de vêtements, autant d’initiatives en général individuelles, qui « font la différence » nous dit notre guide, comme l’a demandé Mandela, c'est-à-dire qui organisent la misère, et la vie de survie. J’aurais vraiment aimé passer davantage de temps avec ce guide et dans certains de ces lieux, mais comme d’habitude dans les visites en groupe, tout est minuté et superficiel. Nous déjeunons dans le quartier juif de Sea Point et nous nous régalons Eliane et moi de délicieux harengs avec des bagels au pavot ! Puis, la pluie se met soudain à devenir diluvienne, et les rues se transforment en véritables torrents, nous « obligeant » à faire la sieste. Nous passons la soirée dans un restaurant africain formidable autour d’une bonne bouteille de vin rouge, et aux sons d’un orchestre de percussion génial qui me donne vraiment envie de danser ! Un des musiciens, monté sur un tabouret, chante l’air d’Alfredo dans la Traviata, accompagné de xylophones ! La Dona e mobile, interprété ainsi est magnifique ! 163 Afrique du sud 18 août, Cape Town Nous ne pouvions pas être à Cape Town sans aller visiter le Jewish Museum de la ville. 80000 juifs vivent en Afrique du sud, dont 12000 à Cape Town. Cette population est arrivée avant la guerre au début du siècle dernier, en majorité de Lituanie, pour fuir les pogroms russes. Plus tard, une minorité de rescapés des camps de la mort est venue la rejoindre. Regroupée à District six, elle a subi la destruction du quartier, et s’est trouvée concernée par les lois raciales de l’apartheid, bien que ces lois les aient considérés comme blancs, et leur aient donné droit à des privilèges importants par rapport aux gens de couleur. La communauté juive a été très active dans la résistance contre l’apartheid. Noirs, musulmans et juifs vivaient en très bonne entente dans ce quartier, dont « l’âme » multiculturelle était reconnue comme exceptionnelle. Et oui, il y eut ainsi de nombreux lieux sur la planète où des peuples qui aujourd’hui considèrent qu’ils ne peuvent plus vivre ensemble, ont cohabité longtemps dans la paix ! Les peuples aspirent toujours à la paix. Quand ils entrent en conflit les uns avec les autres, c’est le plus souvent parce que des intérêts qui les dépassent et ne les concernent pas sont en jeu. Les peuples sont toujours pacifiques par essence. Le musée d’architecture moderne est un bel exemple de pédagogie. Les informations y sont simples mais complètes, les outils très modernes, et le lieu accueille des classes d’enfants noirs auxquels des enseignants expliquent l’histoire du peuple juif et luttent contre l’antisémitisme. Une scène touchante : la prof montre une planche de photos montrant des visages très différents, et demande aux élèves de désigner qui est juif. Les élèves désignent certaines d’entre elles. Tous sont juifs dit-elle, pour démontrer ce qu’est la notion de stéréotype, face au fameux dessin nazi du juif lippu au nez crochu. Une salle réservée à l’holocauste me met, comme chaque fois, dans un état de véritable bouleversement. Je voudrais pouvoir dire à ces gens dont on voit les visages et les noms, que je les aime et que je suis des leurs. Je voudrais les embrasser. Je me sens leur sœur. Devoir de mémoire accompli, retournons vite à l’Afrique ! Nous quittons Cape Town pour la route des vins, qui traverse des paysages de montagne grandioses. Eliane a peur des routes en lacets et des ravins. De très grandes propriétés vinicoles d’architecture bordelaise ( !) jalonnent la route. Les Huguenots sont venus ici au XVIIème siècle avec leurs cépages, et y ont développé la viticulture. C’est ainsi qu’a commencé la concurrence des vins sud-africains avec les nôtres ! Tenons nous bien, car ils ne sont pas si mauvais que cela ! Nous parvenons en soirée à Hermanus au bord de l’Océan Indien cette fois ci, pour assister au spectacle incroyable des baleines qui se promènent dans la baie. D’énormes masses noires et luisantes surgissent des vagues par instants, expulsant des jets d’eau, replongeant, et surgissant à nouveau de la surface par leur queue en éventail ! Le littoral est très sauvage, et le vent violent et glacial. Orgie de poisson pour le dîner. Eliane a trop bu de Chardonnay et je dois la mettre au lit ! 164 Afrique du sud 19 août, Riversdale D’Hermanus à Riversdale, par le chemin des écoliers, nous passons de la mer à la montagne et de la montagne à la mer, à travers de belles pistes. Nous atteignons en fin de matinée Cap Agula, le point le plus au sud du continent africain, plus au sud encore que la péninsule de Cape Town qui se réclame improprement de cette spécificité symbolique. La mer y est déchaînée et d’un bleu turquoise transparent, auprès duquel le ciel paraît mauve. Les otaries pullulent sur le bord du rivage, se laissant porter par les vagues. Le soleil est resplendissant et, malgré le vent démentiel, le fond de l’air est devenu doux. Nous sommes bien dans l’Océan Indien. Quelques détours par les montagnes du Little Karoo, littéralement couvertes de fleurs pas encore tout à fait écloses, nous offrent des paysages à couper le souffle toute la journée. Nous parvenons en soirée dans la petite ville de Riversdale, ignorée des guides touristiques et dans laquelle nous trouvons un hôtel. Pour la première fois nous éprouvons le sentiment d’être dans une ville totalement noire. Des groupes de gens sous nos fenêtres discutent bruyamment pour nous rappeler que nous sommes tout de même en Afrique ! La partition entre noirs et blancs est, pour le moment, terrible partout. L’écart de niveau de vie est immense. Les blancs vivent dans un monde moderne propre et très confortable. Les noirs crèvent de faim dans des baraques. Leur seul moyen de transport possible est le stop. Sur la route, nous les voyons qui attendent et qui ont froid. Deux jeunes gens autostoppeurs prennent très volontiers les deux pommes que nous leur donnons. Nous avons pris en stop une femme cet après midi qui nous a demandé du lait pour ses enfants. C’est la lutte pour la survie tous les jours, nous dit-elle, le travail dans les régions agricoles n’étant que saisonnier. Je lui donne les deux boîtes de thon et la bouteille d’huile d’olive qui me permettaient d’améliorer l’ordinaire de mes déjeuners pendant le voyage en camion. J’éprouve de plus en plus le sentiment d’une stabilité précaire dans ce pays, et d’une illusion de démocratie. Le peuple noir est politisé de par toutes les luttes qui ont été les siennes, et je serais étonnée que la situation d’injustice profonde dans laquelle il se trouve toujours ne génère pas à terme des troubles majeurs. Les colonies n’existent soit disant plus, mais les colons sont toujours là, exploitant les terres et les richesses, et maintenant dans la misère la majorité des habitants originaires des pays dans lesquels ils se sont établis. Il existe encore en Afrique du sud une forme de colonisation insidieuse. Entre le noir misérable et le blanc riche, il ne paraît pas exister de classe moyenne, ni noire ni blanche. Le fossé est considérable et les passerelles ne paraissent pas visibles. Ceci dit nous nous régalons, et voyageons paisiblement. C’est un bonheur d’avoir quelqu’un avec moi. Afrique du sud 20août, Garden route 165 La Garden route est une sorte de riviera pour afrikaners, y possédant de belles villas cossues, et fleuries. Des bras de mer entrent dans les terres pour y former des lagons mauves. Les fleurs sont partout. L’océan sauvage et turquoise se cache derrière d’immenses dunes, si bien qu’il est difficilement visible, sur ce tronçon du moins. Cette nature toute proprette, domestiquée, avec ses pelouses bien tondues est certes jolie, mais ne comble pas la fan des paysages sauvages que je suis. On éprouve souvent le sentiment d’être en Europe, plutôt vers le nord d’ailleurs que vers le sud. Nous nous posons deux nuits dans une sorte d’hôtel à Knisna. Je comprends qu’Eliane n’appréciera pas de changer de lieu tous les jours. Afrique du sud 21 août, Knisna Dimanche gris à Knisna, entre lagune et Océan Indien. Les dimanches sont décidemment bien tristes, ici peut-être encore plus qu’ailleurs, les blancs barricadés dans leurs propriétés gardées à mains armées, et les noirs se recroquevillant dans leurs infâmes baraques de bois, de tôle et de carton, à l’intérieur desquelles il pleut. Les plages immenses sont désertes, et la mer a perdu sa couleur turquoise. Nous décidons une ballade à l’intérieur des terres, dans les montagnes qui bordent la côte. La piste s’enfonce à travers une forêt primaire étonnamment dense et préservée, qui abrite des arbres géants. C’est la nature telle qu’a du la rencontrer Bartomeleo Diaz, premier navigateur portugais à avoir passé le cap de Bonne Espérance et atteint cette partie de la côte africaine au XVème siècle, avec sa Caravelle ! Puis nous retrouvons la mer au déjeuner, et les moules frites d’un restau qui la surplombe. A 16 heures, rien d’autre à faire qu’une bonne sieste pour cuver le demi de bière, au chaud dans le duvet, avant la partie de scrabble du soir ! La vie s’est ralentie depuis qu’Eliane est avec moi, et je profite de sa présence pour accepter des temps libres que, lorsque je suis seule, j’essaie d’occuper le plus possible. Les infos de la télé sud-africaine que nous sommes en train de regarder pendant que j’écris, ne font pas disparaître mon sentiment d’être coupée du monde, et mon anglais ne me permet pas encore de saisir à 100% ce qui est dit. Les connexions Internet sans fil, qui me permettraient de lire les journaux français, sont malheureusement rarissimes, malgré la très bonne qualité du fonctionnement du web. Cette rupture avec l’information nationale, qui fait si quotidiennement partie de ma vie en France, va-t-elle se ressentir sous la forme d’un décalage à mon retour ? Rien n’est moins sûr ! Afrique du sud 22 août, Port Elizabeth Ce matin à partir de 7 heures sont venus se poster sur la route qui borde notre hôtel un certain nombre d’hommes et de femmes, emmitouflés comme ils le pouvaient dans leurs vieux blousons de nylon. Ils ont attendu là jusqu’à 8h 30 qu’un véhicule s’arrête pour leur proposer du 166 travail pour la journée. Quelques uns sont effectivement montés dans des sortes de pick-up, conduits bien sûr par des blancs, à l’arrière desquels ils se sont entassés, comme des marchandises. D’autres ont disparu plus tard dans la matinée. C’est le marché du travail tels que le vivent les noirs des townships de ce pays, à la journée, dans la plus totale incertitude, et probablement pour quelques rands de l’heure. Le manège des voitures qui s’arrêtent et des gens qui attendent fait vraiment penser à de la prostitution. Si quelqu’un a de la chance de trouver un travail fixe, il est fort probable qu’il n’habite pas à proximité et qu’il doive s’y rendre et en revenir en auto-stop. Nous prenons ainsi bon nombre de femmes qui, à la fin de leur journée de travail, mendient une bonne âme pour les ramener chez elles. Face à cette absence totale de transports collectifs, on croise sur les routes déjà très bien entretenues et confortables, des travaux gigantesques d’amélioration, destinés sans doute à satisfaire les seuls conducteurs automobiles du pays, c'est-à-dire les afrikaners et les touristes ! La Garden route se poursuit jusqu’à Port Elizabeth dans le contraste qui se crée entre les petites bourgades bourgeoises toutes blanches entourées de jardins super aménagés et la nature sauvage des sites dans lesquels elles sont situées. La Robberg reserve, sur une péninsule rocheuse est somptueuse de beauté. Le sentier qui la parcoure entre les fleurs domine l’océan des deux côtés. L’atmosphère de l’Océan Indien commence à se faire nettement sentir, avec sa tiédeur et ses éclaircies carrément chaudes. Port Elizabeth, grand port industriel, dans lequel d’après les guides il ne faut se promener dans le centre, ni de jour ni de nuit, apparaît comme une ville peuplée d’une population noire très active, avec des rues animées. Les autoroutes s’entrecroisent les unes au dessus des autres comme à Los Angeles. Les cheminées d’usine crachent leurs fumées noires et le ciel de la ville est nappé de pollution. Ce pourrait être Marseille. Mais la réputation d’insécurité nous dissuade d’y passer la soirée, s’il n’est possible que de rester enfermées dans notre hôtel. Nous choisissons de sortir de la ville pour la halte de ce soir, et parvenons en bordure de rivière dans un b&b immense, dont le grand salon nous est réservé. La rivière est très calme et bordée sur une de ses berges de grandes pelouses sur lesquelles donnent les terrasses de belles villas. Sur l’autre berge, de hautes dunes de sable vierge rosissent sous le soleil couchant et se reflètent dans l’eau. Là encore, ne vivent que des blancs, mais nous dit-on, en toute sécurité « malgré » la proximité d’un township voisin. Nous allons aborder maintenant la Côte Sauvage, qui relie Port Elizabeth à Durban sur près de 1000 km. J’espère y trouver une autre atmosphère que sur cette Garden route qui ne m’a pas plu. Où est l’Afrique du Kenya, de l’Ouganda, du Malawi, avec ses couleurs et ses noirs si gais malgré la pauvreté qui là, touche tout le monde à égalité ? Où sont passés ces enfants aux pieds nus et aux grands sourires qui nous saluaient à chaque passage ? Qu’ont-ils faits des gens de ce pays devenus de pauvres hères ? Comment les blancs peuvent-ils vivent en bonne conscience dans un tel environnement d’injustice criante ? Comment les noirs peuvent-ils vivre en paix et en toute légalité dans la proximité de tant de richesses dont ils sont exclus ? La patience de ce peuple me fascine, mais pour combien de temps encore ? Afrique du sud 23 août, Sunshine coast En quittant Port Elizabeth on commence à aborder un autre pays, à grande majorité noire. C’est l’ancien Transkei, une des régions les plus pauvres d’Afrique du sud, dont sont originaires de nombreux leaders de la lutte contre l’apartheid, et Nelson Mandela lui-même. 167 La côte n’est plus du tout construite. De grandes collines dans lesquelles on peut voir les maisons rondes et bleu turquoise du peuple xhosa, descendent vers l’océan. De nombreuses rivières souvent larges comme des fleuves viennent s’y jeter, et leurs embouchures barrées d’une langue de sable à la jonction avec la mer, créent des paysages magnifiques. Le littoral est bordé de dunes immenses qui ondulent harmonieusement et me rappellent les ergs sahariens. Nous prenons les petites routes qui conduisent de la nationale au bord de l’océan, pour parvenir en fin d’après midi dans une localité de rêve, Haga Haga. Un hôtel somptueux et incroyablement bon marché donne sur la mer, et nous y passons la soirée. La baie vitrée de notre chambre s’ouvre sur un océan déchaîné devant lequel un petit jardin tropical abrite des bananiers remplis d’oiseaux multicolores. Une piscine naturelle est aménagée dans la mer et j’y prends mon premier bain depuis longtemps, malgré l’atmosphère hivernale. L’eau est fraîche mais transparente, et c’est un bonheur ! Toute la nuit nous entendrons le bruit des vagues et du vent. Afrique du sud 24 août, Côte Sauvage La Côte Sauvage porte bien son nom car elle n’abrite que de toutes petites localités très espacées les unes des autres, et inaccessibles par les routes traditionnelles. Il faut emprunter des pistes interminables pour y accéder et découvrir l’océan. Sur le chemin on traverse les hameaux xhosas, dont les huttes rondes en torchis sont disséminées sur de grosses collines ventrues faites d’herbe rase. Des troupeaux de vaches et de chèvres paissent au bord des routes, créant des risques d’accident à chaque instant. Les collines rondes comme des mamelons forment de douces vallées qui s’entrecroisent et se multiplient à l’infini sous un ciel bleu azur. Les huttes de couleur roses blanches paille ou turquoise, émaillent le paysage de petits ronds pastel. C’est une vie rurale tranquille, pauvre mais pas misérable. Les femmes visages « maquillés » de blanc portent de grands turbans sur la tête et sont habillées d’une superposition de vêtements colorés. Des enfants en uniformes marchent sur les routes revenant de l’école. C’est une atmosphère très gaie. A l’intérieur des terres sur la route nationale, c’est enfin la véritable Afrique dans laquelle on retrouve la musique et l’animation de petites villes habitées par des noirs. Ce sont des villes commerciales dans lesquelles les xhosas des campagnes viennent se ravitailler. Nul blanc visible dans les rues, une sorte d’apartheid à l’envers ! Nous effectuons une première halte obligée à Qora, après nous être perdues sur les pistes qui ne comportent que peu d’indications. Ce lieu est une agréable surprise. Un grand complexe hôtelier perdu au milieu de nulle part et coincé entre deux plages nous attend ! Le soir de la terrasse du bar, de gros projecteurs éclairent la mer en furie. D’énormes vagues viennent se fracasser sur des rochers noirs, éclairées comme en transparence, avec une force terrifiante, après avoir formé de véritables montagnes d’eau qui s’avancent inexorablement vers le rivage. La lumière qui illumine l’écume crée des reflets bleu-vert sans cesse en mouvement. C’est un spectacle titanesque, impossible à photographier, mais qui restera sûrement longtemps dans ma mémoire. 168 Afrique du sud 25 août, Umtata et Port Saint Johns Nous parvenons à Umtata, ville dans laquelle est né Nelson Mandela, pour visiter le musée qui lui est consacré. C’est une évocation simple et émouvante de sa lutte contre l’apartheid, dans laquelle on suit chronologiquement l’évolution du personnage et la création de l’ANC, jusqu’à sa libération en 1991 et son élection en 1994. On y voit des photos, des vidéos, des tracts, des journaux, tout l’arsenal militant d’un parti d’abord naissant, puis contraint à la clandestinité. Les communistes sud-africains, parmi lesquels se trouvaient également des blancs, sont au premier rang de la lutte. Mandela ne s’est pourtant jamais réclamé du communisme. D’Umtata à Port Saint Johns sur la côte, la route est splendide. Nous nous perdons à nouveau sur d’abominables pistes en corniches à la recherche de l’adresse recommandée par le guide du Routard que, la nuit presque tombée, nous n’avons toujours pas trouvée ! C’est l’aventure la vraie, dans laquelle on se demande si on ne va pas passer la nuit dans la voiture ! Eliane tient bien le coup, malgré sa peur des précipices et un goût mesuré pour le tourisme de l’extrême ! L’auberge dans laquelle nous nous arrêtons finalement est charmante, et la chambre comporte une terrasse au soleil donnant sur la mer. Petite partie de scrabble vite faite avant de s’endormir, c’est désormais devenu un rituel ! Mais je sais que dans une semaine à peine, ce type de petit plaisir est terminé. Afrique du sud 26, 27août, Port Edwards Bon anniversaire petit poupon Bilal, qui fête tes deux ans aujourd’hui ! Chacun de tes anniversaires marquera toujours pour moi le jour de la naissance d’un petit fils que j’attendais tant, ce jour si proche dans mon esprit qu’il sera toujours hier. La fin de la Côte Sauvage est marquée par l’apparition soudaine d’une flore tropicale qui forme de véritables oasis. Les arbres en fleurs sont tous plus étonnants les uns que les autres et dégagent des parfums merveilleux de chèvrefeuille et de jasmin. D’énormes bambous, des bananiers luxuriants, bordent les routes, couvrent des falaises ocre, et offrent un peu d’ombre au milieu des collines d’herbes rases et sèches qui continuent de défiler vers l’océan. Port Edwards comme Port Saint Johns abritent une vie très animée, à laquelle cette végétation abondante donne un air de douceur de vivre. Des plages magnifiques sont accessibles à pied, et les gens semblent vivre dehors. La végétation tropicale se rencontre à l’état sauvage dans la réserve de Umtamvuna, où un sentier permet de se promener dans une véritable petite jungle. Nous effectuons la promenade au petit matin, sous un vent frais et un ciel bleu, qui me rendent enthousiaste ! Puis ce sont les gorges d’Oribi, qui nous ravissent de leurs majestueuses falaises en aplomb d’une toute petite rivière, serpentant dans une flore anarchique et incroyablement diversifiée. L’après midi est consacrée à l’autoroute qui nous conduit à Durban, grande ville et premier port d’Afrique. C’est la fin de notre périple sur la côte sud-africaine. Toute la côte que longe l’autoroute à ce niveau est très aménagée et habitée. Les collines sont à présent couvertes de champs cultivés de canne à sucre surtout. La circulation commence à se faire plus dense. Nous 169 avons bien quitté la Côte Sauvage, et nous trouvons désormais sur la riviera d’un pays moderne et riche. L’arrivée dans Durban est difficile car la ville est immense, et nous choisissons un Holiday Inn situé en bordure d’océan pour y passer une ou deux nuits. Un taxi véreux nous propose de nous y accompagner quand ils nous repèrent, pauvres femmes complètement égarées au milieu du port. Il est indien et édenté, et tente de nous escroquer sur le prix de la course. Mon évocation du policeman qui allait trancher notre litige suffit à le faire fuir. Rien ne ressemble plus à un Holiday Inn qu’un autre Holiday Inn. Ainsi l’ont voulu les créateurs du concept, pour éviter aux pauvres voyageurs un sentiment de dépaysement dont ils se passeraient bien en voyage (mais pourquoi voyagent-ils ?)! Nos fenêtres donnent sur la plage et, malgré l’heure tardive, des surfeurs sont encore dans l’eau. Un centre nautique, une fête foraine et un marché d’artisanat, créent leur animation balnéaire, au cas où les touristes ou les promeneurs s’ennuieraient de n’entendre que le bruit des vagues. Distraire les voyageurs de leur sentiment de voyager, distraire les promeneurs d’une overdose de nature, voilà comment sont conçues nos villes. Durban n’y échappe pas. Afrique du sud 28 août, Durban La visite de la ville en tour organisé est un bon moyen d’en effectuer un tour rapide. Notre guide, une dame blanche dont nous dirons qu’elle est d’un certain âge et qu’elle parle un anglais parfait, est aussi parfaitement inintéressante. Rien à voir avec le communiste rebelle qui nous a fait visiter les townships de Cape Town. Durant toute une matinée nous n’aurons aucune évocation de la population de cette ville ni de son histoire, si ce n’est qu’elle est composée de 1 million d’indiens, d’autant de blancs et du double de noirs. Durban est située au bout d’une sorte de presqu’île qui relie les plages de l’Océan Indien à un immense port creusé très profondément dans les terres au bout d’un étroit chenal. L’activité maritime y est incessante, et la ville vit au rythme de son phare, qui annonce les entrées et les sorties des navires, de gros tankers, des paquebots et des bateaux de marchandises, qui exportent dans le monde entier le sucre et les fruits d’Afrique du sud. A l’extrémité des grandes artères qui quadrillent la ville à l’américaine, on peut apercevoir les grues du port. En bonne marseillaise que je reste, j’éprouve toujours beaucoup de plaisir à voir des grues ! La ville est ultra moderne, et tout ce qui reste de bâtiments anciens est en train d’être démoli, pour faire place à de grandes tours sans aucun charme abritant des appartements de luxe. Quelques immeubles Art Déco demeurent en place, coincés entre deux buildings de béton. C’est une ville très cosmopolite, où les blancs même s’ils possèdent plus de richesse que les noirs, ne se sont pas appropriés semble-t-il l’essentiel du centre. Toutes les races se croisent dans les rues et participent à la vie urbaine. Nous voyons ainsi pour la première fois l’émergence dans le pays d’une classe moyenne de noirs, et cela fait plaisir. De la fenêtre de notre Holiday Inn, le spectacle est assez surréaliste. L’océan déchaîné borde une grande plage de sable en arrière de laquelle sont installés un parc d’attraction nautique et une fête foraine pleine de lumières. En avant de la fête, sur la promenade, un marché d’artisanat tenu par des noirs occupe le trottoir de ses nombreuses échoppes colorées. De l’autre côté de la promenade, ce ne sont que des hôtels de luxe logés dans des tours de trente étages. Cela tient un peu de la promenade des anglais, un peu de la Côte Sauvage, et un peu aussi de Disney Land. 170 Toute la journée, des surfeurs en combinaison noire attendent la vague miracle qui va leur faire éprouver des sensations fortes, et en l’attendant, ils ne ressemblent qu’à de petites otaries ballottées par la mer. La ville n’offre pas de monuments intéressants à visiter, autre qu’une université Art Déco, sale et dégradée comme toutes les universités, et une statue de Vasco de Gama qui a débarqué ici au XVème siècle sur sa route des Indes, pour se ravitailler en eau. Sur le port, au beau milieu des quais, et face à de gros navires, un centre artistique nous permet de passer très agréablement une partie de l’après midi en écoutant du jazz. La mauvaise surprise de la journée m’attend en soirée sur le net. Mon ambassadeur quitte l’appartement le 31 août, contrairement à ce qui était prévu, et l’agence doit donc le relouer. Je risque de rester quelques semaines ou quelques mois sans les revenus de la location, et de devoir rembourser une grosse caution avant qu’un nouveau locataire n’en verse une autre. Il est fort probable que je doive renoncer à mon projet de location de voiture en Australie pour me rabattre sur les bus backpackers. Tout allait trop bien jusqu’à maintenant ! Afrique du sud 29 août, Underberg Nous quittons Durban ce matin et l’Océan Indien pour remonter vers le nord du pays en direction de Joburg. Sur les 500 km qui nous séparent de la capitale nous allons traverser la chaîne de montagnes du Drakensberg, qui représente les plus hauts sommets d’Afrique du sud. Je dis adieu à l’Océan Indien, puisqu’à Sydney je vais me trouver au bord du Pacifique. Nous approchons des montagnes de façon progressive au travers de collines verdoyantes couvertes de canne à sucre. Puis les collines deviennent de plus en plus hautes créant de véritables vallées qui s’entremêlent les unes aux autres sur des espaces infinis. Au loin, la chaîne du Drakensberg est voilée par la brume, mais on distingue très nettement les différents sommets, placés les uns devant les autres, si bien que chacun forme un étage de reliefs qui se découpe sur la grisaille du sommet suivant, dans un tracé complètement fantasque ou au contraire parfaitement géométrique. Et ce sont alors des figures de hauts plateaux ciselés en paliers à angles droits, ou de rhinocéros qui dressent leur corne vers le ciel, ou encore de cimes acérées qui semblent vouloir le transpercer. Aux pieds des montagnes, des collines rousses toutes pelées ondoient et abritent dans leurs vallées des rivières d’un bleu transparent. A chaque contour de la route, le paysage change. Des terres noires alternent avec des forêts de sapins, des arbres en fleurs ou dans leur vert printanier surgissent de zones arides, des rochers rouges de western ciselés en strates dominent des champs verdoyants. Nous nous arrêtons à Underberg, petite bourgade située sur un haut plateau pour la soirée. Je crois que ce Drakensberg va me permettre de quitter l’Afrique en beauté. 171 Afrique du sud 30 août, Lotheni et Nottingam Road La piste qui joint Underberg à Nottingam Road couvre une bonne centaine de kilomètres avant de rejoindre une route goudronnée. Elle court à travers des montagnes époustouflantes, d’abord arrondies, puis de plus en plus hautes. Les sommets de plus de 3000 mètres aux contours irréels se dessinent au loin dans un ciel brumeux, tandis que des champs brûlés par le soleil dorent tous les vallonnements, alors que d’autres où l’on pratique la culture en brûlis forment de grandes étendues très noires. Certains versants sont parfois si verts qu’on les croirait recouverts d’un tapis de velours, alors que le versant voisin n’est qu’or et orangé. La température est très chaude, et contraste terriblement avec le paysage de montagnes. Nous ne sommes pourtant encore qu’en hiver ! Ces couleurs éclatantes se côtoient cependant avec beaucoup de douceur, et créent des atmosphères très gaies et très paisibles, malgré la rudesse des reliefs. Du bétail paît dans les prés, et traverse la route devant nous, se souciant peu de la vitesse à laquelle nous roulons. Des babouins et des zèbres nous rappellent que nous sommes bien en Afrique et, ni dans les Alpes, ni dans les Vosges. Des petits hameaux de maisons rondes, autour desquelles on a construit des dépendances rectangulaires, couvertes de charmants toits de chaume abritent les zoulous. Elles se confondent avec la terre et s’intègrent si bien au paysage qu’on pourrait ne pas y voir la main de l’homme. Du linge étendu au soleil nous rappelle que des gens vivent bien ici, une vie simple dans un cadre enchanteur. Mais, comme partout en Afrique, nous croisons sur la route bon nombre de femmes, peinant à transporter sur leur dos de lourds fagots de bois pour alimenter l’âtre du soir, ou des bidons d’eau pour préparer les repas. Elles portent souvent le vêtement zoulou traditionnel fait de diverses superpositions de jupes ou de tabliers multicolores, et d’une coiffe en turban assortie. Des jeunes jouent pieds nus au football sur un terrain de sport improvisé. Des enfants mendient des sucreries, et Eliane en bonne mamie a eu l’idée d’acheter bonbons et sucettes, qui ravissent un petit bonhomme sur la route. Lors du voyage en camion, il nous était formellement interdit de donner des sucreries aux enfants qui en demandent, comme le font bon nombre de touristes, sous le prétexte que ces enfants n’ont pas accès aux soins dentaires ! Sachant qu’ils n’ont dans leur alimentation que des sucres lents, et de vagues protéines de temps en temps, comment un bonbon pourrait-il représenter pour eux un danger si grand, qu’on leur refuse ce plaisir enfantin d’une part, et le minimum de sucres rapides dont ils sont absolument privés dans leur quotidien, d’autre part ? Gênée de nombreuses fois par cette règle idiote et ridicule, j’ai été heureuse ce matin de voir le regard du petit garçon s’illuminer devant un chapelet de sucettes ! Plus ce groupe s’éloigne dans ma mémoire, plus il m’apparaît comme stupide, régi par un double sentiment de dédain et de méfiance vis-à-vis des populations locales, une incapacité absolue à raisonner en termes de priorités, une rigidité d’application des consignes confinant à l’absence totale de réflexion. Ayant réfréné si souvent l’expression de mes critiques, et parfois de mon indignation, je ressens aujourd’hui, à l’évocation de certains souvenirs, de la colère qui gronde à retardement, et son compagnon habituel qui la suit de quelques pas, le mépris ! La piste débouche à Nottingam Road, localité agricole dans laquelle de nombreux blancs de Joburg viennent en villégiature. Ce ne sont plus des montagnes ici, mais des collines, qu’on appelle les Midlands. 172 Nous dégottons un magnifique bed and breakfast tenu par un couple d’anglais, sorte de grand cottage au bord d’un étang, dans lequel le soleil qui se couche vient se noyer en feu d’artifice, et les oiseaux s’abreuver avant la tombée de la nuit. Afrique du sud 31 août, 1er septembre, Cathedral Peak Depuis deux jours nous sommes établies au cœur du Drakensberg à Cathedral Peak, dans un hôtel composé de chalets, dont les terrasses donnent sur l’extraordinaire paysage d’un cirque de montagne de 3000 mètres de hauteur. Pour atteindre ce bout du monde en cul de sac, il faut de nombreux kilomètres de pistes qui s’éloignent des Midlands, et traversent de merveilleux hameaux zoulous tout dorés, dispersés sur des collines d’herbes sèches. Tout est doux ici, de la lumière à la couleur du ciel, des vêtements que portent les femmes aux toitures de chaume rondes qui couvrent les huttes couleur pastel ou couleur de terre, du sourire des enfants qui mendient des sucreries au joli marché de village dont l’animation paisible est à peine troublée par le passage de notre voiture. Les gens sont détendus et affables. Ils nous saluent volontiers d’un geste de la main et d’un sourire. Nous sommes loin des expressions de souffrance que l’on peut lire sur les visages des habitants des townships. Cette vie rurale sud-africaine n’a plus rien à voir avec ce que nous avons rencontré dans les villes. Les uniformes bien propres des enfants et les jolies tenues des femmes ont remplacé les haillons que l’on voit souvent portés dans les rues. Les maisons coquettes devant lesquelles pousse un arbre fruitier, rose en cette saison, ont remplacé les cabanes de tôle ondulée. Les gens qui marchent sur les routes ont remplacé ceux qui, dans les villes, semblent tenir les murs. Au bout du bout de la piste, se dresse une barre rocheuse énorme et découpée de façon fantastique, qui domine des montagnes plus basses recouvertes d’herbe veloutée. Selon les heures du jour, les reliefs apparaissent de façons différentes, très structurés ou très fondus les uns dans les autres. L’hôtel est vide et nous sommes pratiquement les seules clientes à jouir de ce panorama de rêve, aussi beau sous les brumes d’hier que sous le ciel bleu d’aujourd’hui. J’ai attrapé une sorte de grippe depuis deux jours et me sens fiévreuse. Repos et aspirine dans ce paysage prodigieux devraient arriver à bout du virus. Demain 2 septembre, nous gagnons Johannesburg, notre dernière étape en Afrique du sud. Afrique du sud 2 septembre, Johannesburg Nous voilà parvenues à la dernière étape de notre voyage sud-africain, et pour ce qui me concerne à mes derniers jours sur ce continent. Du Drakensberg à Joburg, la route continue à nous enchanter. Ce sont d’abord les montagnes du nord du massif qui se dressent devant nous, formant encore au loin un cirque gigantesque autour d’une étendue de collines doucement arrondies. Puis, nous atteignons un grand barrage, qui crée une sorte de petite mer artificielle, d’un bleu-vert très pur, qui dessine des rivages au milieu d’une terre aride, quasi désertique. 173 L’arrivée à Joburg n’est pas facile. La ville est gigantesque et constituée de différents quartiers, très éloignés les uns des autres, et reliés entre eux par des autoroutes. Les indications routières sont hermétiques pour le non initié qui ne connaît ni les noms des quartiers ni les numéros des routes. Les plans dont nous disposons sont très insuffisants, et trouver l’adresse du Routard où nous avons réservé s’avère un vrai challenge. Nous cheminons à travers cette Los Angeles africaine, un peu à tâtons, et parvenons au but, sans doute pas par le chemin le plus court, mais peu importe ! L’auberge qui nous attend est située dans un quartier de Johannesburg, habité par des bobos, non loin de l’université. C’est le quartier de Melville, situé sur des collines verdoyantes, et composé de petites maisons charmantes entourées de jardins. Rien n’est plus insolite que ce petit paradis après avoir traversé la ville comme nous venons de le faire, à travers d’horribles agglomérations de vieux buildings, de grandes zones de terrains vagues, des passerelles autoroutières qui s’enjambent dans des entrelacs incompréhensibles, sans la moindre trace de verdure, si ce ne sont les quelques collines pelées qui se dressent étrangement au cœur de la ville, vieilles cicatrices des mines d’or sur lesquelles elle a été fondée. Nous sommes ici dans un village, ensoleillé et plein d’oiseaux, où se trouvent des cafés et des restaurants devancés de terrasses, des magasins d’antiquités, une petite église, un terrain de sports, une école. C’est très gai et très tranquille. Un des seuls quartiers sûrs de la ville indiquent les guides. Notre auberge est tenue par Heidi, écrivain sud-africaine engagée dans la lutte antiraciste et dans la lutte contre le sida. Elle reçoit chaque soir ses hôtes pour un apéritif au vin blanc, dans sa propre maison, les présente les uns aux autres, et anime la discussion comme dans une sorte de café philosophique. Les clients sont en grande majorité des universitaires qui travaillent pour des missions tout à côté, des chercheurs, des artistes, des journalistes et des travailleurs humanitaires. L’ambiance est incroyablement naturelle et décontractée, comme si tous ces gens se connaissaient depuis longtemps, unis par une sorte de communauté d’idées implicite et qui va de soi. Notre chambre, aménagée temporairement dans le salon de la maison annexe, dans lequel on a déployé deux canapés lit, est une sorte de capharnaüm incroyable, dans lequel nous étalons tous nos bagages comme pour en rajouter davantage ! On y trouve un piano, des fauteuils recouverts de coussins dépareillés, une cheminée de plâtre, des abats jour rococo, des bibliothèques basses remplies de vieux livres, une console de verre supportée par deux colonnes grecques, un jeu d’échecs en bois, de jolies aquarelles, une grande diversité de bibelots et des assiettes anciennes posées tout autour de la cornière qui souligne un plafond à moulures grossières. Dans le jardin de la maison, nous rencontrons immédiatement une famille de jeunes français et leurs deux enfants, qui viennent d’arriver à Joburg pour prendre la direction de l’Alliance française de Port Elizabeth. L’atmosphère du lieu est si conviviale que l’on fait aussitôt connaissance, et partons boire un verre ensemble au café d’à côté. Je n’ai jamais été sûre de bien comprendre l’expatriation dans le travail, à moins qu’elle ne soit liée à un objectif humanitaire. Mais pourquoi pas ! L’apéro chez Heidi nous permet la rencontre formidable de Jonathan, correspondant du Times pour toute l’Afrique australe, de sa femme Christina prof, et de leurs deux filles, Charlotte et Sophie. Ce sont des gens adorables, avec lesquels la conversation est immédiatement facile, et une famille étonnante. Il est anglais, elle est allemande et leurs deux filles font leurs études en français ! Ils se parlent tantôt dans une langue tantôt dans une autre, avec le plus grand naturel. 174 Nous prenons rendez vous pour le lendemain, où Jonathan est invité à Soweto à la fête du vin, et nous propose de les accompagner. En quelques heures passées ici à Joburg chez Heidi, nous avons rencontré plus de monde qu’en trois semaines de voyage à travers le pays. C’est le miracle des villes et d’un accueil exceptionnel par des gens si intelligents et si ouverts, que pour eux l’idée de rencontre fait partie du quotidien. Ce que parvient à réaliser Heidi ici est merveilleux, et prouve bien que seule la volonté nous manque quand nous restons seuls. Afrique du sud 3 septembre, Johannesburg Active journée touristique pour la veille du départ d’Eliane. Nous n’avons en fait que très peu de temps à Joburg en regard de la dimension de la ville et de la vie intense qui s’y déroule. La plupart des touristes ne passent ici qu’en transit pour quelques heures, mais ils ont tort. La « ville la plus dangereuse du monde » est aussi une grande métropole, qui concentre en son sein toutes les contradictions de l’Afrique du sud, toute l’activité économique et politique, toute la vie artistique aussi. Elle est la capitale financière du pays, mais y représente aussi le siège de son âme, Pretoria n’étant qu’une capitale administrative. On estime à environ 8 millions la population de Johannesburg, mais les chiffres restent flous. Soweto rassemble à lui seul, environ 4 millions de personnes. La ville est en tous les cas la plus importante du continent africain. Elle est aussi l’épicentre de toute l’histoire du pays, depuis la première découverte à la fin du 19 ème siècle d’un incroyable filon d’or, qui a attiré ici les milliers de prospecteurs venus du monde entier qui ont fondé la ville. Puis, c’est une histoire de luttes exemplaires, celle de Gandhi d’abord qui y a été emprisonné au moment des discriminations raciales contre les indiens, celle des mineurs effroyablement exploités ensuite, dont les grèves ont été réprimées dans le sang, et enfin celle de la population noire contre l’apartheid, lutte dont les épisodes les plus dramatiques ont eu lieu dans les rues et dans les faubourgs de la ville. On a dénombré 44000 morts dans les répressions sanglantes des années 80 à Joburg. Nelson Mandela est ici vénéré. On dit que son personnage est à la hauteur de celui de Gandhi, et l’on prépare sa mort, car il est aujourd’hui âgé de 87 ans. Sa vie résume à elle seule toute l’histoire récente du pays, et tous ses espoirs d’évolution vers une démocratie riche, qui aura su malgré vents et marées émerger en maintenant la mixité raciale. L’éducation des jeunes et l’arrivée progressive d’une classe moyenne noire, vont parachever le travail de conscience qu’a effectué Mandela. Espérons-le, tout au moins. Nous sommes les témoins de la force de cette conscience en visitant l’Art Gallery Museum de la ville. Deux expositions formidables, l’une de dessins, l’autre de photos, de deux artistes sudafricains blancs, démontrent admirablement la souffrance de tous dans ce pays, et la violence aveugle qu’ont subie les populations. C’est un beau musée, très grand et très clair, dans lequel il est agréable de passer plusieurs heures. Pour l’atteindre, nous devons nous garer dans l’ex quartier du centre ville, sorte de downtown à l’américaine, aujourd’hui désertée par les blancs et reconquise par les noirs. La vie y grouille de façon incroyable, et il est bien difficile d’y atteindre le moindre parking, en slalomant à travers l’embouteillage d’un grand marché qui avoisine le sinistre Joubert park dans lequel se trouve le 175 musée. Ce parc pue la pisse, et ses pelouses sont occupées par des gens effondrés qui y dorment plus ou moins, ou tentent de trouver là le repos qu’ils n’ont pas pu prendre pendant la nuit. C’est ici la zone, et les guides déconseillent de le traverser. Pourtant, personne ne nous y agresse ou semble même nous remarquer, bien que nous n’y voyons aucun blanc. Des culs de bouteilles en plastique ayant abrité de la colle à sniffer, des papiers gras de toutes sortes, de vieux haillons abandonnés, un dentiste qui opère à ciel ouvert à l’aide d’une vulgaire pince, des coiffeurs qui rasent les têtes ou proposent des nattes, des vendeurs de bonbons à l’unité, de cacahouètes grillées et de cigarettes, peuplent les lieux. C’est un des aspects de la vie de Joburg, celui de ce centre ville qui n’en est plus un que pour les plus déshérités, les blancs vivant désormais dans d’autres quartiers. Nous tentons avec beaucoup de difficultés de nous rendre à un marché aux puces l’après midi. La circulation est très difficile pour moi, et l’orientation encore davantage. Nous parvenons si tard au marché en question que nous n’avons pas vraiment le temps d’en profiter. Car le soir à 18 heures nous avons rendez vous avec Jonathan et Christina pour la fameuse fête du vin de Soweto. Les producteurs de vin, réunis en association commerciale, ont choisi Soweto pour la première fois cette année pour présenter leur production, affirmant par là leur compréhension d’un phénomène sociologique nouveau : la population noire, évolution économique aidant, représente désormais un marché d’avenir pour leurs produits. Soweto, nommée ainsi en abréviation de South Western Town ships, avec ses 4 millions d’habitants est une ville à l’ouest de la ville. C’est le haut lieu de toute la lutte contre l’apartheid, puisque ici a eu lieu la répression terrible de la manifestation du 16 juin 1976, contre l’obligation de la langue afrikaner à l’école, qui a fait 1000 morts, dont de nombreux enfants, et qui a marqué d’un sceau révolutionnaire tout le quartier. Désormais vivent à Soweto toutes sortes de populations, depuis les squatters en baraquements de fortune, dont beaucoup sont dit-on des émigrés clandestins en particulier du Nigéria, jusqu’aux noirs assez riches y possédant de petites résidences individuelles comparables à celles que pourraient posséder des blancs, en passant par les foyers pour travailleurs, et les minuscules maisons en béton qui relogent progressivement les habitants des bidonvilles. Ce sont des milliers de petites boites d’allumettes qui s’alignent ainsi sur des kilomètres, et qui forment l’essentiel de la ville. Au moins n’a-t-on pas reproduit ici l’erreur que nous avons commise dans les années 70, en relogeant nos immigrés habitants des bidonvilles dans des cités ghettos à étages. L’habitat individuel est en tous points moins sinistre, même s’il est ici réduit à son expression la plus élémentaire : quatre murs et un toit de tôle ondulée autour d’une ou deux pièces principales pour toute une famille. Nous prenons deux taxis pour nous rendre à la manifestation. Jonathan y est attendu par la direction en tant que correspondant du Times. Cette soirée de relations publiques, qui pourrait parfaitement correspondre à nos manifestations mondaines, est parfaitement surréaliste dans un lieu comme Soweto ! Oui, pourrais-je dire, j’ai été à Soweto, mais à une soirée mondaine! Dégustations de vins et de Champagne sud-africains, puis dîner sous belle toile de tente, tout cela gratuitement, et aux sons d’un orchestre de jazz noir ! Une grande femme habillée en vêtement traditionnel zoulou dîne à la table d’à côté, et nous entreprend pendant un long moment pour nous raconter sa vie, son divorce d’un mari qui la battait et sa jouissance d’une nouvelle liberté qui fait d’elle aujourd’hui un véritable « papillon », dixit ! L’expérience est étrange et le vin pas mauvais du tout. Eliane a un peu trop bu, mais est ravie ! Nous quittons Jonathan et Christina. Rencontre éphémère mais importante dans ce voyage sans beaucoup de liens sociaux. Dommage qu’il n’y ait que très peu de chances de se revoir. 176 Afrique du sud 4 et 5 septembre, Joburg Fin du voyage le 4 pour Eliane, le 5 pour moi. Préparations des sacs toujours trop gros, toujours trop lourds, toujours trop encombrants, malgré le bon nombre de choses que nous laissons ici, à la maison voisine où une femme s’occupe d’enfants sidéens. Toyota a retrouvé sa famille chez Budget. Elle aura été une bonne voiture, très fiable et confortable. Je l’aurais bien gardée pour la suite du voyage ! Eliane souhaite payer sa part en dollars US ou en euros, alors que la facture est établie en rands, mais que le contrat a été effectué en pulas ! Ce n’est pas simple, et cela occupe une bonne partie de l’attente à l’aéroport ! Nous nous arrangeons entre nous après qu’une bonne heure n’ait pas été suffisante pour que s’entendent Budget de Joburg et Budget de Maun. L’aéroport international est bondé en ce dimanche, bien trop petit pour la très grande plaque tournante aérienne que représente la ville sur le continent africain. Nous ne parvenons que difficilement à cheminer avec notre chariot dans un embouteillage invraisemblable de voyageurs en attente d’embarquement. Je laisse Eliane dans une queue terrifiante, chargée la pauvre d’un gros sac qui m’appartient, mais ayant rendu la voiture et devant rentrer en taxi, je souhaite éviter de partir après la tombée de la nuit. Aucune file de taxis n’attend devant l’aéroport. C’est une sorte de jungle pour en obtenir un. Demandant à une jeune fille noire le mode d’emploi, elle me propose d’en partager la course. Un énorme black l’entreprend, avec lequel elle négocie dans une langue que je ne comprends pas. Nous devons attendre la voiture à l’entrée du parking et pendant cette attente la jeune fille panique : elle n’a pas confiance dans le chauffeur ! Prenant mon courage à deux mains, je tente de lui en donner un peu, et nous prenons finalement la voiture aussi peu rassurée l’une que l’autre. Le chauffeur s’avèrera correct et nous parvenons sans encombre l’une et l’autre à notre destination. Me voilà seule, à nouveau ! Il fallait bien sûr marquer cette séparation d’un acte manqué quelconque. C’est fait ! J’ai perdu mille rands, soit environ mille francs, je ne sais pas comment. Eliane me manquera bien sûr, et les conversations avec elle, toujours aussi intéressantes, et son point de vue sur les choses et sa gentillesse. Mais il en est ainsi, et devant moi s’ouvre une aventure nouvelle : l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Je prends un bouquin pour dîner le soir sur la terrasse d’un restau près de l’auberge. Aussitôt les premières lignes entamées, un des hôtes que nous avions déjà croisé chez Heidi, vient se joindre à moi. C’est un chercheur hollandais, impliqué lui aussi dans la lutte contre le sida, qui travaille à l’université d’à côté. Il vit à Cape Town et se montre un convive intéressant. Décidemment c’est à Melville et chez Heidi qu’il faut venir pour ne pas dîner seule ! A 15 heures un taxi m’attend pour l’aéroport et le vol de Qantas qui va me conduire à Sydney. Ainsi s’achève cette épopée africaine de 4 mois, d’environ 20000 km, en camion et en Toyota, à travers les jungles, les steppes, les savanes, les déserts, les forêts tropicales, les montagnes, les océans, les lacs, les fleuves, les canyons, les champs, les dunes, mais surtout à travers la misère des peuples qui confine à une lutte pour la survie, l’injustice partout criante, et les regards pourtant si rieurs des enfants qui n’ont jamais cessé de me sourire. 177 2EME PARTIE AUSTRALIE . 178 CHAPITRE 5 Du 6 au 27 septembre 2005 Côte est, sud et Tasmanie Australie 6, septembre, Sydney Vol de nuit de Joburg à Sydney : durée 12 heures, auxquelles il faut biologiquement adjoindre 8 heures de décalage horaire. Partie à 18 heures d’Afrique, j’arrive en Australie à 14 heures le lendemain. Le surlendemain, je ne sais toujours pas très bien ni où je suis, ni quel jour on est, essayant de m’accrocher désespérément aux cadrans que je rencontre pour suivre au moins l’écoulement des heures ! L’avion, un énorme bœing 747 à étages, de couleur rouge vif, peinturluré de graffitis aborigènes, est digne de la traversée ! Je n’obtiens pas le siège près de la fenêtre que j’ai réservé 8 jours à l’avance, et me retrouve assise entre deux bonshommes, un sud-africain et un nouveau zélandais. Le sud-africain sent bon l’eau de toilette et est charmant. Son père est autrichien, émigré en ADS pour y pratiquer le métier de coiffeur dans les villes minières, et sa mère est croate, émigrée comme la majorité des femmes pour suivre leur mari ! Il ne se sent pas afrikaner pour deux sous, mais sud-africain à part entière. Il est serviable, attentionné, et sa présence à mes côtés n’est en rien gênante. Mon voisin de droite est un personnage étrange, aborigène de Nouvelle-Zélande. Son beau visage basané aux traits fins contraste avec son T-shirt très vulgaire, arborant des dessins gothiques sur fond noir. La première phalange de son pouce est coupée, et malgré l’absence de support, il y pousse un ongle énorme et très pointu qui forme une espèce de crochet sale. Ses dents ne sont plus que des chicots noirâtres. Il est tatoué sur les bras, sent l’alcool, et surtout parle seul à haute voix. Il paraît en plein délire tout en n’étant pas complètement endormi, et je me serre contre mon voisin de gauche pour éviter son haleine. Il dormira heureusement pendant tout le voyage, sous l’effet des multiples whiskys Coca qu’il a ingurgités. J’ai eu le temps avant de partir de recevoir un mail d’Eliane, m’annonçant une nouvelle « catastrophe » financière : une taxe de 2800 francs à payer pour le surpoids du sac dont je l’ai chargée. Si j’ajoute à cela, l’absence des 2600 euros de la location ce mois ci, et la perte des 1000 rands évanouis dans la nature, j’arrive à la rondelette somme d’une perte sèche de 3200 euros pour le mois de septembre ! Pas de panique surtout ! 179 Arrivée à Sydney, j’hésite cependant toujours à renoncer à la location de voiture que j’avais réservée. Mon sac est énorme et je ne peux pas le porter. Comment faire avec des bus ? Ne vaisje pas rater l’essentiel de ce pays qui est surtout intéressant par ses paysages naturels, en restant dans les villes ? Ne dois-je pas plutôt sacrifier la qualité de l’hébergement à la liberté et au confort que procure la voiture ? J’hésite jusqu’au dernier moment en fumant une cigarette bien méritée après mes heures d’avion sur le parvis du terminal, et me résous à la solution voiture + backpackers. Je loue une Nissan au prix fort en attendant de résoudre le problème dans le centre ville, et me rends sans encombre à l’adresse du backpacker où j’ai réservé. L’accès au centre n’est pas très difficile et bien indiqué. Le backpacker Eva’s, est une grosse bâtisse bleue, située dans un quartier central, autrefois quartier chaud, et reconverti aujourd’hui en quartier spécialisé pour les routards. Une immense cuisine accueille tous les hôtes pour le petit déjeuner, que chacun se sert, et pour les repas que chacun se cuisine. Un réfrigérateur collectif permet de stocker sa nourriture. Dans un étroit couloir, avachis sur un canapé, des jeunes regardent la télévision. Internet gratuit est à disposition dans une sorte de petit placard devant lequel on fait la queue toute la journée. Ce n’est ni chaleureux ni spacieux, mais fonctionnel, tout y étant prévu pour les gens qui voyagent. Le lit dans un dortoir ne coûte que 18 euros et pour l’instant, compte tenues de mes angoisses financières, cela me rassure plutôt. On m’affecte un lit dans un dortoir de 6 filles, dans lequel se trouvent deux françaises et trois allemandes. Me voilà retournée en enfance ou en adolescence ! La chambre est propre et dotée d’une douche. Un grand désordre y règne, chacune ayant sorti ses propres affaires des gros sacs à dos qui trônent au milieu. Les filles ronflent moins que moi, et décalage horaire, boules Quiès et masque aidant, j’arrive à m’endormir très vite. Voilà donc ma première nuit en Australie, enfant sage, couchée la première, dans ce dortoir de jeunes filles ! Australie 7 septembre, Sydney La nuit a été moins mauvaise que je l’aurais crue, bien qu’entrecoupée des réveils étranges d’un sommeil dans un lieu inconnu et à des heures incongrues. Je parviens tout de même, comme d’habitude, en bonne marmotte que je suis, à me réveiller la dernière ! Juste en face de l’auberge, une agence de voyage bienvenue m’aide à organiser les choses : trouver une location de voiture moins chère, réserver le ferry pour la Tasmanie, acheter les tours en 4X4 pour traverser l’out back australien La ville est donc à moi maintenant, à pied, ayant rendu la voiture de la veille. Je remets mon MP3 sur les oreilles pour la première fois depuis le départ d’Eliane, et descend les collines vers les ports, à travers des rues paisibles bordées de jolies maisons coloniales aux balcons de fer forgé, pour atteindre le jardin botanique qui se termine sur l’océan. Le ciel est d’un bleu parfait, et une petite brise diffuse sa fraîcheur sous un soleil éclatant. C’est un jour de printemps. Je marche d’un pas vif, et malgré la fatigue d’un décalage horaire encore présent, je me sens alerte et pleine d’enthousiasme à l’idée d’aborder un nouveau continent ! 180 Puis, c’est la découverte de cette baie magnifique, complexe, qui marie une mer parfaitement bleue à une architecture ultra moderne. Les buildings s’avancent vers la mer, la mer pénètre dans la ville, formant ainsi trois anses, trois ports, au milieu desquels trône, comme un coquillage géant, le fameux opéra de Sydney. Le bâtiment est construit sur l’eau, au sommet d’un splendide parvis de marches, et déploie ses ogives blanches sur la mer et le ciel. J’y réserverais bien une soirée si je me sentais tranquille financièrement, ce qui n’est pas le cas. Au bas des marches, s’alignent le long de l’eau, des terrasses ensoleillées. La baie se contourne ainsi à pied par de jolies promenades, sur lesquelles des immeubles modernes luxueux ouvrent leurs terrasses. L’architecture n’est jamais de mauvais goût, et bien que de hauteurs et de style différents, les immeubles s’harmonisent très bien. Toutes sortes de navires se croisent dans les ports, des navires de guerre, des ferries, des voiliers, des catamarans, des bateaux de marchandises. De grandes grues de couleur se dressent vers le ciel entre les immeubles de verre. C’est magnifique ! Quelle impression luxueuse que cette ville après Joburg ! C’est spacieux, calme, propre, très aéré et si désert ! Un univers de privilégiés dans un site de rêve ! Presque personne ne marche dans les rues, où l’on ne croise que quelques promeneurs, des gens qui font du jogging, des femmes avec de jeunes bébés. C’est incroyablement paisible et riche ! L’antithèse de ce monde africain que je viens de quitter, le monde du populeux et du misérable. Je m’offre au coucher du soleil une croisière sur les ports, accompagnée de vin rouge et d’une assiette de fromages ! Dois-je parler du camembert ou du port qui flamboie ? Du bleu d’Auvergne ou des reflets du ciel dans les tours de verre ? Le retour en métro me confirme bien dans l’impression d’une ville très tranquille et peu peuplée. A 18 heures, les quais et les rames ne sont que faiblement fréquentés. La mode est aux chaussures pointues comme partout dans le monde. Les femmes les moins branchées portent des chaussures carrées. A moins que ce ne soit l’inverse ! Les miennes sont rondes de toute façon ! Beaucoup d’asiatiques semblent vivre ici, des femmes en particulier. Les hommes revenant du travail portent comme partout des costumes sombres et des chemises blanches. Les gens ne semblent même pas fatigués, et se plongent dans la lecture du dernier journal gratuit. De retour au dortoir, je retrouve les deux françaises. Je ne risque pas de me sentir seule dans les backpackers ! Nous allons dîner ensemble dans un pub plein de charme du quartier. Ce sont deux toutes jeunes filles, étudiantes, avec lesquelles je n’ai pas beaucoup à partager, mais charmantes. Australie 8 septembre, Sydney Incroyable, mais j’ai réussi dans ce bordel de dortoir à dormir jusqu’à midi ! Le rattrapage du décalage horaire m’est difficile, et je reste une bonne partie de la nuit à cogiter dans le noir, sans bouger pour ne réveiller personne. Je marche beaucoup dans la ville aujourd’hui, cherchant sans succès à résoudre des problèmes impossibles : trouver une couverture pour mon ordinateur, changer la pile de ma Swatch, le genre de choses déjà compliquées à faire chez soi et quasiment impossibles dans une ville 181 inconnue, dont la plupart des magasins sont situés dans des galeries souterraines. Ce soir, je rentre difficilement à pied, tant ma cheville me fait mal. Le centre ville de Sydney est très animé et agréable. De larges rues bordées de gratte-ciel baroques ou Art Déco s’y croisent à l’américaine. Mais l’atmosphère n’est jamais étouffante, et l’air de la mer se ressent partout. Les gens sont actifs mais détendus, les magasins regorgent de luxe, et des terrasses sont aménagées devant presque chaque bar. Il doit faire plutôt bon vivre dans cette ville, admirablement située, dynamique et branchée. Mais je ne suis pas très disponible dans ma tête pour profiter de ma présence ici, et pour anticiper avec enthousiasme sur le voyage à venir. Je suis de plus en plus inquiète sur le plan financier, et me demande si je ne devrais pas tout de suite annuler la croisière en Antarctique, dont je dois payer le solde en octobre. Si l’appartement ne se reloue pas très vite, je me mets dans une situation très difficile, et ne pourrais pas faire face à l’échéance d’impôts qui m’attend en octobre. L’expérience du dortoir ici ne me satisfait pas. Je ne peux pas envisager de passer dans ces conditions le reste de l’année, comme je n’envisage pas non plus de me passer de véhicule. Inutile de m’illusionner sur mes capacités à vivre la vie d’une routarde de base comme le font les gens de 20 ans. Cela peut m’amuser pendant un petit moment, mais j’ai besoin de davantage de confort, surtout en termes d’intimité. L’incertitude sur les revenus à venir rend difficile toute décision pour le moment, mais je dois faire preuve de prudence, ce qui n’est pas tout à fait dans mon tempérament ! Cela me tarabuste et me gâche un peu tout plaisir de la découverte de ce nouveau continent. Je quitte Sydney demain matin, un jour plus tôt que prévu. J’ai hâte de retrouver le spectacle de la nature et l’habitacle de ma Toyota qui me donne l’impression d’un chez moi. Dans une ville, je me sens davantage touriste que sur la route, et trois jours me suffisent. Je voudrais retrouver l’émotion de traverser une nature vierge, la seule capable de me donner un enthousiasme que j’ai peur de ne pas ressentir ici autant qu’en Afrique. Australie 9 septembre, Blue Mountains Je n’ai toujours pas rattrapé le décalage, et passe une bonne partie de la nuit réveillée. Venant de finir le bouquin de J.M. Coetzee, Disgrâce, livre terrible sur l’Afrique du sud, empreint d’un désespoir rarement égalé, je commence à broyer du noir, ce qui, dans l’obscurité d’un dortoir où l’on ne peut pas bouger sans risquer de réveiller tout le monde, n’est pas facile à combattre. Les cinq petites jeunes filles qui sont mes voisines dorment d’un sommeil paisible et enfantin. De temps en temps, l’une d’elles murmure quelque chose dans son sommeil, et j’aurais bien, si je me laissais aller, des attitudes de tendresse maternelle ! Un de ces câlins de fille à sa mère, que j’ai connus il y trop longtemps. J’ai eu des nouvelles de mes petits enfants, par mon gendre, probablement, la lettre n’étant pas signée. J’essaie de ne pas penser à Nina, dont j’imagine le corps tout bronzé après ces mois de vacances au Maroc, les cheveux noirs et brillants qui doivent maintenant être longs, son départ à l’école lundi matin. Petite poupée, tu es loin. Te souviendras-tu encore de moi ? Toujours pas de nouvelles ce matin de la location de l’appartement. Nous sommes déjà presque 10 jours après le départ de l’ambassadeur et mon angoisse monte. Je ne crois pas pouvoir tenir 182 ainsi encore 8 mois s’il ne se reloue pas. Je n’aurais pas la force de faire pendant très longtemps les sacrifices qui s’imposeront alors. Je récupère la nouvelle voiture ce matin, une Toyota Corolla, en tous points identiques à la précédente, si ce n’est qu’elle a déjà 150000 km. J’ai beaucoup de plaisir à y ranger mes affaires aux mêmes places que je le faisais en Afrique, retrouvant ainsi une sorte de « chez moi » minimum. Mes lunettes de soleil dans la boite de rangement, mes papiers dans la boite à gants, mon sac dans le coffre, et une tablette de chocolat sur le siège passager pour me remonter le moral ! C’est une voiture automatique que l’on ne conduit qu’avec un pied ! Ma main gauche erre dans le vide constamment pour prendre le levier de vitesse, tandis que mon pied gauche se soulève et cherche la pédale d’embrayage. Je n’avais jamais conduit une voiture sans vitesses, et il me faudra encore un certain temps d’adaptation. Je me perds très largement dans les innombrables autoroutes pour gagner celle qui me conduirait dans les Blue Mountains où je vais passer la soirée. Errance dans des banlieues qui me ramènent sur la bonne voie mais à contre sens, sur des bretelles dont je ne comprends pas la direction, sur des embranchements qui ne portent que des numéros, bien sûr absents des indications de mes nombreuses cartes. Je finis par m’en sortir péniblement au bout d’une bonne heure d’erreurs. Ca y est, je suis sur la route des Blue Mountains ! J’arrive à Katoomba, et je suis déçue. Certes, le panorama sur les montagnes est superbe, mais l’endroit est très touristique et ce n’est pas encore là que je vais me trouver en pleine nature. Reliée à Sydney par une autoroute, c’est une sorte de ville de week-end pour citadins, et les points de vue sur la montagne sont super aménagés, avec petits sentiers goudronnés et indications de mini promenades pour citadins en mal de marche à pied. Une autoroute tranche les montagnes d’eucalyptus au pied desquels poussent des fougères grandes comme des arbres. C’est beau, mais cela ne me satisfait pas. J’ai la nostalgie du désert du Namib, de ses immensités désolées et roses dans lesquelles les chansons de Cabrel me portaient. Poursuivant plus loin, je dois m’arrêter dans une bourgade sans charme, la nuit approchant. L’autoroute continue. Pour le prix que je peux mettre, je trouve une chambre minable dans un hôtel bruyant situé au dessus d’un pub, et m’endors à 19 heures. Il est maintenant minuit, et après cette bonne sieste incongrue, j’ai l’agréable surprise de trouver une connexion sans fil qui me permet de m’épancher dans les bras virtuels de Marie, pour confier mes états d’âme ! Je ne souhaite pas rester dans ce coin. Je pars demain, pour je ne sais où. Il me faut retrouver du punch absolument et vite. Australie 10 septembre, Kangaroo valley Le punch n’était pas pour aujourd’hui ! Attendons demain… J’avais dormi dans des cabanes, des huttes, des tentes, mais pas encore en caravane ! Et bien ça y est ! Ce soir, j’ai atteint le fond ! Je suis partie vers midi des Blue Mountains, quittant cet hôtel désagréable dans lequel il y eut du bruit toute la nuit, le pub étant apparemment l’attraction majeure du lieu pour le week-end. Il accueille une clientèle typiquement australienne et rurale, pour ne pas dire rustre, de fermiers 183 dotés de chapeaux de western, de femmes blondes et rondes éclusant de la bière, d’hommes rougeauds et costauds souvent ivres, le tout dans les hurlements d’une télévision géante qui diffuse d’invariables évènements sportifs. Une sorte de PMU attire de nombreux parieurs dans l’attente de quelques compléments de revenus. Puis dans la nuit, l’ambiance s’échauffant, on commence à chanter à tue-tête des airs dont je suis heureuse de ne pas connaître les paroles ! La chambre jaunâtre et mal éclairée est meublée de façon vieillotte, d’un lit trop mou pour moi, d’un meuble lavabo à l’ancienne pas très propre, surmonté d’un miroir piqueté dans lequel on ne peut plus se voir, et d’un lampadaire qui diffuse une lumière sinistre ne me permettant pas de lire. Les beaux bed and breakfast d’Afrique du sud que nous avons fréquentés avec Eliane sont à oublier ici. L’hébergement est très cher en Australie, et il ne faut pas compter moins de 40 euros pour la chambre la plus minable. Oubliant l’autoroute qui mutile les montagnes pour une route secondaire, je roule beaucoup à travers de splendides forêts d’eucalyptus d’où jaillissent parfois des mimosas géants en fleurs, des collines de pâturages qui s’étendent à l’infini avec leurs vaches et leurs moutons bien nourris, des hameaux de fermes australiennes bien propres, bien rectangulaires, à toitures basses et façades impeccables recouvertes de lattes de bois peint. La campagne même habitée reste cependant très sauvage, entourées de forêts non aménagées et traversées de nombreux animaux, comme l’atteste le nombre important de cadavres que l’on rencontre tout au long de la route. C’est le printemps et des arbres fruitiers en fleurs surprennent à chaque virage. La route en lacets surplombe souvent les montagnes arrondies et sombres, d’où s’échappe, il est vrai, une lueur bleutée. On dit que les eucalyptus dégagent une vapeur huileuse qui donne au paysage cette couleur étrange, d’autant plus visible que le ciel est couvert. C’est très joli, mais je ne suis pas d’humeur à m’extasier ! Dommage ! J’atteins un site de grottes célèbres que je devrais visiter si j’étais une bonne touriste. Mais dès les premières marches d’escalier gravies, je comprends que le cœur n’y est pas, et qu’il me vaut mieux continuer à rouler. La route se transforme alors en piste, et je m’en réjouis. Mais je me rends vite compte que les kilomètres australiens sont gigantesques, et que l’après midi sera à peine suffisante pour gagner la côte où je me rends ce soir. La route est encore plus déserte que les routes namibiennes ! En trois heures, je ne croise qu’un véhicule ou deux ! J’ai remis mon MP3 sur les oreilles et me laisse porter par la musique que j’aime, sans qu’elle ne parvienne vraiment jamais à masquer ma morosité. Je découvre à quel point ce pays est gigantesque alors que la route rejoint un petit village qui n’est qu’à quelques centimètres sur la carte du point d’où je suis partie ce matin. Un café, qui ne vend pas de bière comme tous les « cafés » ici, propose des frites et des sandwichs. J’ai faim, n’ayant rien mangé hier soir. La serveuse, une blonde douteuse à la bouche sans cesse entrouverte en une moue rose et stupide, emballe une demi kilo de pommes frites dans deux grandes feuilles de papier recyclé, qu’elle plie soigneusement avant de les scotcher ! Je m’assois à l’extérieur sur une petite table pour me débrouiller avec cet encombrant paquet gras et lourd, qu’un Coca light aura du mal à faire passer, avant de reprendre la route. Les gens d’ici ne me plaisent pas. Pour le peu que je les ai rencontrés, je les trouve grossiers, frustres et impolis. Ils parlent un anglais absolument incompréhensible et s’énervent que je ne les comprenne pas. Ils disent rarement merci, ne sourient jamais, et semblent toujours pressés et dérangés lorsqu’on leur demande quelque chose. C’est pire qu’en France ! Bien pire même ! L’Afrique m’a sans doute habituée à trop de sourire et de gentillesse. De gris, le temps devient carrément pluvieux en fin d’après midi, alors que la route se rétrécit et que la nuit tombe. Je n’aime pas conduire de nuit, surtout sur des chemins que je ne connais pas 184 et redouble de prudence, prenant certains lacets à 30 km/h. J’effectue deux essais pour trouver une chambre, mais rien à moins de 150 dollars ! Sur le conseil d’un hôtelier, je finis par m’arrêter dans un camping en pleine nuit, sans très bien savoir où je suis, et loue pour un prix correct une caravane ! La déchéance touristique m’a donc gagnée aujourd’hui, 10 septembre quelque part en Australie ! Je dois me ressaisir ! Quelques mots tout de même de la caravane, destinés à faire comprendre que je ne suis pas snob comme on pourrait le croire, mais que le lieu est vraiment attristant. Les couleurs dominantes sont maronnasses, comme on l’affectionnait dans le mobilier des années 60. Une table ronde en formica sert de chevet à un grand lit recouvert d’une couverture matelassée vieux rose. Le lit est séparé de la pièce par un rideau beige circulaire qui est censé protéger, je crois, l’intimité de la chambre matrimoniale, les trois enfants dormant sur trois couchettes en skaï superposées, et munies d’une échelle métallique, comme dans les compartiments de trains troisième classe que j’ai connus il y a longtemps. Une cuisine en meubles d’aggloméré, recouverts d’un revêtement faussement rustique, offre tout le confort à la petite famille, qui doit sans doute s’attabler sur le chevet pour un dîner ou un petit déjeuner dans la joie. Une cabine plastifiée permet à tout le monde de se tenir propre, en un minimum d’espace regroupant douche, lavabo et cuvette WC. Un néon jaune éclaire l’ensemble de la pièce recouverte au sol d’un linoléum graisseux, qui crisse sous le caoutchouc de mes baskets. Sur les murs, un papier adhésif imitant les veinures d’un bois de chêne. Entre deux caravanes, appelées « cabines », un espace suffisant est calculé pour parquer sa voiture. Bien ! Pour me remonter le moral je vais continuer la lecture du deuxième livre de Coetzee, L’âge de fer, dont le thème joyeux est le suivant : une femme vient d’apprendre qu’elle est condamnée à mourir prochainement de son cancer du sein métastasé, et écrit à sa fille qui vit en Amérique, pour lui dire son amour et lui relater ses derniers jours, sur un fond d’Afrique du sud où explose la rage de la lutte contre l’apartheid. Dans la solitude de cette fin atroce et douloureuse, elle ne rencontre qu’un clochard qui squatte chez elle et devient son confident. Surtout s’il te plaît, me dit une petite voix, pas d’identification ! Pour parachever cette délicieuse journée, ne pas oublier de signaler que ma carte bancaire ne fonctionne plus (heureusement que j’en ai deux !), et que j’ai perdu la clef USB qui me permet d’adresser mes fichiers à Bernard ! Mauvaise passe ! Je me demande si je ne vais pas finir la soirée en faisant quelques anagrammes ! Australie 11, 12 septembre, Jervis bay Toute la nuit dans ma caravane, j’ai entendu les cris d’oiseaux étranges, que je ne saurais pas décrire, mais qui n’ont rien du chant des oiseaux de chez nous. Pas de doute, je suis loin de l’Europe ! C’est un beau dimanche de printemps lorsque je reprends la route pour regagner la côte. La campagne est merveilleusement belle, et je la découvre ce matin, sous le soleil, alors que j’étais arrivée la veille en pleine nuit. Ce sont les contreforts des Blue Mountains, des sortes de pré alpes verdoyantes, des pâturages vallonnés à l’herbe grasse dans lesquels sont disséminés toutes sortes d’arbres en fleurs, des prairies couvertes de ce vert tendre du printemps que parsèment des mimosas odorants et épanouis. Les maisons, sont étonnamment riches et tout autant des fermes opulentes que des maisons de campagne pour les citadins de Sydney et de Canberra. 185 Je parviens à Berry, un village de far west, très animé en ce dimanche matin, à la recherche d’une connexion Internet que je ne trouverais pas. Des orchestres de jazz désuets jouent dans la seule rue principale qui traverse le village de part en part, où une foule très gaie se promène ou déjeune aux terrasses des cafés. Beaucoup de personnes âgées sorties d’une autre époque, de familles bien propres tenant la main d’enfants blonds, de gens certainement très bien pensants, qui profitent du soleil, traînent devant les vitrines, et ont l’air heureux, mais cons. D’ailleurs n’a-t-on pas toujours l’air plus ou moins con quand on a l’air heureux ? L’architecture du village tient véritablement de Disney Land ! Maisons de bois et magasins à balconnets sur pilotis, ornés de grands frontons arrondis sur lesquels on voit écrit « General Store » en lettres de western. On s’attend à croiser d’un instant à l’autre une diligence, ou James Steward chaussé de bottes à éperons dorés. L’histoire de ce pays, si récente est partout présente dans la décoration des magasins et des lieux publics, qui affichent des photos artificiellement jaunies des lieux au début du 19 ème siècle. On semble vouloir à tout prix être doté d’un patrimoine historique et d’un riche héritage, vénérer tout ce qui se rapporte au passé pourtant si proche. Sans doute est-ce là l’apanage des gens sans vrai passé, que de se raccrocher à leur histoire récente. En effet, l’Australie n’a été investie par le capitaine Cook qu’en 1768, soit deux cent ans plus tard que les découvertes du continent africain par les portugais. A moins qu’il ne s’agisse d’une façon d’occulter les origines peu glorieuses du pays, seul continent à avoir été colonisé par les européens pour servir de bagne ! Une poignée d’hommes et de femmes condamnés pour criminalité en Angleterre, ont été déportés ici de Londres à la fin du 18 ème siècle, et y ont vécu sous un régime carcéral d’une extrême violence, jusqu’à leur libération à partir de laquelle ils ont commencé à exploiter et à faire fructifier la terre. Un pays de bandits à l’origine, ce pays qui a l’air si policé ? A moins enfin, que ce mythe du passé ne serve encore à faire oublier que le peuplement et l’enrichissement de l’Australie se sont effectués par l’expropriation d’un million d’aborigènes, et par la négation violente de leur culture et de leur présence depuis des dizaines de milliers d’années sur ce territoire ! En effet, quand les blancs ont découvert le continent australien, il fut déclaré « terra nullius », c'est-à-dire terre sans propriétaire ! Si les origines des australiens sont sans conteste essentiellement britanniques, leur mode de vie, leurs choix esthétiques, leur folklore m’apparaissent curieusement comme beaucoup plus américains qu’anglais. Je n’ai pas l’explication de ce phénomène, pas plus d’ailleurs de celle qui présiderait à leur engagement aux côtés des USA pour la guerre en Irak. Je disais donc que je descendais les vallées verdoyantes des contreforts des Blue Mountains, pour parvenir soudain à des points de vue d’où l’on aperçoit la mer. Lentement, ma Toyota blanche à un pied et sans les mains, descend vers l’océan dont le bleu magnifique se découvre au gré des virages en lacets entre les arbres qui bordent la route. C’est bien de l’Océan Pacifique qu’il s’agit, avec ses paysages de carte postale, mer bleu marine et moutonnante au loin, vert turquoise et quasiment immobile en bordure des côtes, sable blanc immaculé, fin et léger comme de la farine, ombres mouvantes des arbres qui en bordent les étendues. Tout le littoral de cette côte au sud de Sydney est longé de plages paradisiaques, de baies tranquilles dans lesquelles viennent se jeter des rivières translucides, des forêts luxuriantes d’eucalyptus qui jalonnent les rivages, et dont les feuillages bruissent dans le vent. C’est Porquerolles à la puissance mille, et je découvre à quel point, tout ce que nous recélons de paysages magnifiques chez nous est ridiculement petit ! Notre pays, dont on dit, ce qui est vrai, la nature si diversifiée, n’est plus à mes yeux qu’une sorte de reconstitution artificielle à l’échelle de la maquette, de la variété des paysages de la planète ! 186 Sur ces rivages, sont construites de nombreuses stations balnéaires, qui regorgent de monde en ce dimanche, mais la nature semble partout intacte comme aux premiers jours. La préservation de la nature est ici une préoccupation essentielle, et dépasse largement la question élémentaire du respect de la propreté des lieux. La propreté est immaculée partout, mais là où la main de l’homme est passée, on ressent une volonté très forte de ne rien détériorer ni esthétiquement, ni écologiquement. Les forêts ne sont pas « nettoyées », et restent à l’état sauvage, les plages ne sont pas encombrées de poubelles ou d’indications à destination des touristes, les prairies même privées ne sont pas entourées de clôture, tout reste ouvert et à l’état naturel. Dans le village d’où j’écris, on s’enorgueillit d’avoir supprimé les sacs en plastique des magasins, parce qu’ils « portent tort à la vie sauvage des animaux marins » ! Je pense au caractère surréaliste qu’aurait une telle annonce sur les plages de Marseille ! Sur les routes, sont fournis des numéros de téléphone d’urgence pour sauver les animaux que votre voiture blesserait ! Il n’est pas très facile sur cette côte luxueuse de trouver un hébergement à prix correct, et je dois en essayer plus d’un avant de trouver le motel de Huskisson, où je me pose pour deux jours. J’ai besoin de dormir car je n’ai toujours pas épongé ce décalage horaire depuis plus d’une semaine. Mon sommeil, mon bien le plus précieux, est complètement perturbé, et je me sens vaseuse toute la journée. Le lundi, tous les touristes sont partis et j’ai l’Australie pour moi ! Je pars en ballade explorer les plages alentours et m’émerveille de tant de beauté. Le souvenir des épouvantables livres de Coetze est en train de me quitter. La cancéreuse est morte volontairement étouffé par le clochard qui accompagne son agonie ! Il devait être deux heures du matin lorsque j’ai lu cela, et refermé ce livre que je ne conseille qu’aux personnes en très bonne santé morale, et j’en connais fort peu ! Je dévore en deux heures, au soleil et sur un sable blanc étincelant, un petit bouquin de Garcia Marquez qui relate l’histoire d’un naufragé. Merci Eliane de ces précieux livres que tu m’as apportés, mais qui au rythme où je les lis ne vont pas durer très longtemps ! Lire ainsi dans la nature et au soleil est un grand plaisir pour moi, et dans ces temps de solitude retrouvée je me délecte de ces histoires qui me distraient de la mienne. Australie 13 septembre, Narooma Ca y est ! J’ai réussi à dormir une nuit entière sans réveil intempestif à heure indue. C’est quelque chose de très étrange que cette horloge biologique que l’on ne parvient pas à maîtriser, et qui continue de fonctionner à son propre rythme sans tenir compte de la réalité. Entre l’inconscient et l’horloge biologique on n’est vraiment pas libre du tout ! J’avance vers le sud, lentement, car les distances sont gigantesques. Rien ne me presse d’ailleurs, puisque je n’ai un rendez vous à Adélaïde que le 28 octobre, avec un groupe pour traverser l’out back. Une bonne façon de fêter mon anniversaire que ce départ en 4X4 avec des gens que je ne connais pas. Cela va m’aider à éviter tout sentimentalisme ! Les routes sont étonnamment tranquilles, chacun respectant très scrupuleusement les limitations de vitesse et les règles de conduite. C’est tout de même plus agréable que la jungle de nos routes françaises dans laquelle chaque conducteur est un loup pour l’autre. Je suis admirative devant les camions australiens, énormes machines rutilantes de milliers de cuivres, surmontées de véritables cheminées, devancées de gros museaux rectangulaires et peintes en des couleurs 187 vives, rouge, vert, jaune qui brillent de mille feux. Je comprends ici l’expression « beau comme un camion » ! Les stations balnéaires se succèdent très semblables les unes aux autres, avec leurs centres commerciaux, leurs fish and chips qui puent, leurs distributeurs automatiques d’argent, leurs stations essence et leurs motels qui affichent à l’extérieur si ils ont ou non des disponibilités. L’habitat est sans charme, malgré les efforts des occupants pour donner de la couleur à leur maison. Les agglomérations sont sans âme, et les gens sans saveur. C’est une vie qui me paraît vide, centrée autour des sports de nature que l’on pratique le week-end, autour de la cellule familiale réunie devant la télévision, autour des résultats sportifs de cricket, de base ball ou de rugby, qui semblent rythmer les évènements du pays. Sur certaines chaînes de télé nationale ces évènements passent avant les toutes les autres informations, nationales et encore plus internationales. Hier soir, j’assiste à un débat télévisé sur la possibilité d’instaurer des lois répressives à l’égard de tout musulman suspecté de terrorisme. Des menaces récentes effraient les habitants de Melbourne, ciblés par une vidéo cassette d’Al Qaida ! Le souvenir de l’attentat de Bali où 89 australiens ont péri en 2002 paraît hanter les esprits en ces temps anniversaire du 11 septembre. Aussi est-il question de mettre en prison tous les musulmans qui paraissent suspects d’action liée à l’intégrisme, même si rien ne permet de les accuser de quoi que ce soit. Notre Sarkozy se régalerait bien ici ! On devrait l’y envoyer passer les vacances et « qu’ils se le gardent », dit la bonne marseillaise que je suis toujours ! Je trouve pour la soirée une auberge backpacker sympa, avec chambre privée vraiment peu chère, bon accueil et Internet gratuit. On y entend très fort le bruit de la route, mais j’y suis bien car les gens sont chaleureux, ce qui ne paraît pas si fréquent. Si les environs sont beaux j’y resterais deux nuits, car je me suis fixée un budget très serré pour toutes mes dépenses, et je veille à m’y tenir strictement pour pouvoir payer mes impôts en octobre ainsi que la croisière en Antarctique. Ce n’est pas évident de courir les deux lièvres à la fois d’après mes calculs, mais je peux y arriver avec beaucoup de rigueur. Une bonne épreuve que Dieu m’envoie, (le salaud !), pour tester mes capacités d’adaptation à une vie moins dorée que la mienne ! Si tel est le challenge, contre Dieu surtout, je vais y arriver ! Australie 14 septembre, Marlo Bis repetita, l’histoire de la caravane ! Celle d’où j’écris ce soir à Marlo est pire que la précédente, mais tout aussi marronnasse, formica et linoléum ! La différence est qu’il pleut à torrents ce soir, ce qui n’est pas fait pour rendre l’atmosphère plus gaie, qu’il fait froid malgré le petit chauffage électrique soufflant devant lequel je suis assise, et que le son de la télé me donne la vague illusion de ne pas être trop seule. Courage camarade ! « La route est longue mais l’avenir est radieux ! », a dit le Président Mao, que j’ai toujours cru. J’ai échoué là ce soir après 7 heures de route, espérant que plus j’irais vers le sud plus la nature serait sauvage, et que j’aurais ainsi le temps de rester davantage en Tasmanie. Nul ne peut affirmer que je trouverais là plus de plaisir que sur le continent, mais mon imaginaire me le dit, 188 et comme je n’ai que lui à qui me fier, je m’y fie ! La Tasmanie est une île au sud de l’Australie, et généralement les îles ne sont jamais décevantes. Et puis, c’est le sud du sud, et le concept me plaît ! Quand la réalité déçoit, l’image virtuelle est toujours là pour aider à avancer. Il fait presque nuit lorsque je m’arrête de conduire ce soir, après des kilomètres absolument interminables au travers de forêts d’eucalyptus profondes et désertes de toute vie humaine. J’adore les eucalyptus mais je commence à atteindre le stade de l’overdose à les voir défiler ainsi ! En tous les cas, s’ils sont fidèles à leur réputation de soigner les poumons, ce voyage devrait me permettre de reculer le cancer pneumo auquel ma consommation de cigarettes me condamne, entre autres maux ! De temps en temps, les forêts s’éclaircissent pour des clairières de pâturages verts où paissent de grosses vaches à travers des bouquets d’arums sauvages, ou des lacs bordés de saules pleureurs qui sont en fait des lagons d’eau de mer, ou encore des rivières sombres du reflet des feuillages dans leur eau, enjambées de petits ponts de bois. C’est comme une bouffée d’air, tant ces forêts sont denses et immenses qu’on croit ne jamais pouvoir en sortir. Le peu de fois où l’on peut voir l’océan, après de longs détours par des routes dites touristiques, que mon esprit d’aventurière ne me permet pas d’éviter, on débouche sur des plages superbes et très sauvages, bordées de rochers roses, qui n’ont plus rien à voir avec les grandes baies de sable blanc de la région précédente. Mais ce sont des cul de sac qui obligent à rebrousser chemin, et il faut vraiment mériter le spectacle, la route principale évitant à tout prix, je ne sais pas pourquoi, de suivre le bord de mer. Marlo, petit bled qui s’est offert à moi après le coucher de soleil. Rien d’autre à louer que cette caravane dans mes prix. Je vais dîner toute seulette au seul pub du coin, dès 18 heures, car je ne me permets qu’un seul repas par jour, et c’est l’heure à laquelle j’ai faim ! Aux murs, des affiches pour un match de boxe local, des T-shirts de footballeurs encadrés sous verre, et des résultats incompréhensibles de loterie. Les clients sont du coin, et semblent se connaître tous. On me regarde arriver d’un drôle d’œil, mais avec plus d’indifférence que de curiosité. D’ailleurs personne ne manifeste depuis mon arrivée en Australie la moindre curiosité à mon égard, contrairement à l’Afrique où je devais sans cesse répondre à des questions. Finalement, tant mieux. Cela m’évite de répondre toujours à la même chose : - Vous êtes en vacances ? - Oui. Je fais un tour du monde - Ah! Formidable ! Il y a combien de temps que vous êtes partie ? - Plus de quatre mois. - Wonderful ! So! Have a nice trip and take care! -Thank you! » and so on… La bière fraîche et à la pression est bonne, mais le poisson en beignets absolument infect. Il faut désespérément gratter le fond de la friture pour attraper un peu de cher molle et sans goût. Comment ces gens peuvent-ils manger chaque jour des aliments frits accompagnés de mayonnaise sucrée et de frites spongieuses ? Je ne sais pas ! Comment peuvent-ils encore avoir faim en vivant dans cette perpétuelle odeur de friture qui envahit toutes les rues ? Pour ma part, au-delà de mes mesures d’économie, un seul repas par jour m’est largement suffisant ! Je mange sans aucun plaisir pour me nourrir, et vue la quantité de calories absorbée en une seule fois pas de risque de dépérir ! Pendant que j’écris, à la télé de la caravane, passe un reportage sur un restaurant français à Melbourne, qui prépare le « dîner traditionnel » du 14 juillet ! Je n’ai jamais fait de dîner traditionnel ce soir là, mais mythe oblige, et l’eau me vient à la bouche en regardant les préparations ! Je comprends que la France les fasse baver ces austro britannico machins ! 189 Je n’ai toujours pas vu de kangourou vivant, mais seulement un pauvre cadavre sur la route, malgré les annonces répétées de l’attention qu’il faut porter pour ne pas les écraser. Un mythe aussi cette histoire de kangourous australiens ? On croise en revanche des oiseaux étranges, sortes de perroquets rouges qui picorent sur la route comme de vulgaires pigeons. Je me demande si ce ne sont pas ce que l’on appelle des loriquets. Le moral n’est pas plus mauvais ni meilleur que les jours précédents. Je m’accroche à mes bouquins, dont je redoute bientôt la fin, à mon fidèle MP3 qui continue de me réjouir, et à mon ordinateur que je retrouve le soir, telle Anne Franck son « cher journal » ! J’avance comme quelqu’un qui fait son boulot, guidée par mon plan, comme s’il s’agissait d’une commande à honorer ! Je ne le fais pas par fierté, parce que j’aurais décidé de le faire et que je craindrais de défaillir, mais par ténacité et par réalisme, parce que j’ai toujours su que les choses ne seraient pas faciles, et qu’il faudrait passer aussi par des étapes de morosité. Je fais donc le dos rond, en attendant que passe cette étape peu enthousiasmante du voyage, sans désespérer de trouver du plaisir au coin de je ne sais quoi. Australie 15, 16 septembre, vers Melbourne Je roule par le chemin des écoliers, fuyant les voies principales pour prendre les routes de traverse, les pistes touristiques, les détours par le bord de mer. Les écoliers, j’y ai bien pensé, en ce 15 septembre, qui fut jour de la rentrée des classes quand j’étais enfant. Je me souviens de l’entrée en CM2, mythique parce que précédant celle du lycée, où Mam m’avait acheté deux tabliers bis, l’un correct arrivant jusqu’au genoux, l’autre « osé », s’arrêtant au trois quart de la jupe dont il laissait voir le bas ! C’était un style nouveau et j’étais très fière. Mes chaussures neuves en cuir marron, comportaient pour la première fois des lacets et non une barrette, que je veillais soigneusement à tenir bien attachés, car ma nouvelle maîtresse m’avait prévenue que l’année prochaine, si je continuais à avoir les lacets toujours défaits, les garçons du lycée se moqueraient de moi. Nous portions des chaussettes hautes et unies. L’arrivée des chaussettes noires fut pour les années d’après une véritable révolution ! Chaque année une trousse neuve faisait mon bonheur. Celle du CM2 comportait pour la première fois trois volets, et j’ignorais encore l’utilité du troisième avec ses passants pour retenir un rapporteur et un compas ! La bonne odeur de cuir de ces objets fétiches de la rentrée a déjà été si souvent décrite, que j’hésite à en parler, mais elle restera toujours présente dans mes narines, comme l’odeur de l’espoir d’une nouvelle année où tout est à recommencer et à prouver, et comme celle de la fierté à intégrer une classe supérieure. Nous utilisions toujours les porte-plumes, et les stylos bille étaient interdits. Merveilleuses Sergent Major toutes neuves de la rentrée, qui glissaient sur le papier à gros carreaux sans bavures, sans accrocs, sans bruit, pour marquer notre nom avec les pleins et les déliés d’usage, que nous asséchions à l’aide d’un épais buvard vert tout neuf, qui se marquait ainsi des premières pattes de mouche d’encre bleue ! Mon nom, mon prénom, puis la profession de mon papa : j’écrivais « chef de fabrication », comme il m’avait dit de le faire, cachant sans doute pour des raisons fiscales que la société lui appartenait. Toute mon enfance, j’ai ainsi été complice de ce mensonge, préservant mon papa du fisc, alors que j’aurais bien aimé pouvoir dire qu’il était « chef de tout », et pas seulement de la fabrication ! Au lieu de me perdre dans les dates souvenir, je ferais mieux de m’accrocher davantage au calendrier d’aujourd’hui, car je me rends compte que je me suis trompée d’un mois en parlant de mon anniversaire lors d’un dernier texte ! Il est vrai que j’ai bien du mal à savoir où j’en suis 190 de cette trajectoire de 365 jours, rythmée par des nombres de kilomètres plus que par le temps qui s’écoule. J’en suis au 1800 ème kilomètre australien. Cela, je le sais avec certitude. Mon ordinateur me dit chaque fois que je l’allume le jour de la semaine et l’heure française, mais pas la date en entier, et si ce n’était ce journal qui m’oblige à dater les textes, je serais totalement perdue dans le temps, comme je le suis dans l’espace, naviguant dans un monde si grand que je n’en ai jamais une vision globale, mais toujours tronquée par petits bouts de carte. Lorsque je découvre une planisphère affichée à un mur, je suis toujours étonnée de voir où je me trouve, de mesurer le chemin parcouru à celui qui reste à parcourir, de positionner les lieux les uns par rapport aux autres, de mettre des noms sur les mers et les océans. Ce 15 septembre 2005, 47 ans après la rentrée des classes de CM2, rien de particulier à raconter, si ce n’est que continuent les inlassables pâturages traversés par la route bordée des inlassables eucalyptus. Je m’étonne de ne jamais voir de cultures, de champs, mais bien sûr il ne faut pas oublier que l’Australie est gigantesque et que les hamburgers ne poussent pas dans la terre ! J’avance toujours vers le sud, il ne faut pas me demander pourquoi ! C’est ainsi. La soirée est à nouveau pluvieuse, dans un motel glacé où je m’endors à 19 heures toute habillée, sans aucune envie ni de lire ni de jouer. Après 14 heures de bon sommeil ( !), et un lever dans un matin resplendissant de soleil, je retrouve assez d’enthousiasme pour reprendre gaiement le volant, la Rhapsodie in Blue de Gershwing me donnant même des ailes. Je me rends à l’extrême pointe sud-est de l’Australie, une sorte de triangle appelé promontoire de Wilson, bordé par l’océan sur ses trois côtés. La nature y est très sauvage, et la ballade revigorante. C’est ce qu’on appelle je crois le scrub, mot que comporte notre ODS, et qui n’est pas facile à construire ! Je ne croise toujours pas de kangourous, mais suis actuellement rassurée, car Bernard m’a écrit que Perec, lors d’un séjour en Australie, n’en a pas rencontrés non plus, et qu’il en a conclu que les kangourous n’existaient pas ! En revanche, je croise sur le bord de la route ce que je prends d’abord pour des porcs sauvages, et qui s’avèreront ensuite des koalas. Mes connaissances zoologiques devraient s’améliorer avec ce voyage, mais je ne suis pas encore au bout de mes peines ! Puis ce sont des loriquets, sortes de petits perroquets rouge et bleu, qui se disputent avec des mouettes les miettes de mon sandwich de midi. Je bats en retraite quand je les vois se poser sur les épaules et sur les têtes d’autres touristes amusés. Cela ne m’amuserait pas du tout ! Je finis mon sandwich à toute allure, en prenant soin de ne pas en laisser tomber la moindre miette pour ne pas attirer les loriquets ! A une centaine de kilomètres de Melbourne, on rencontre les premiers champs cultivés. C’est certainement de la salade, celle qui accompagne les Big Mac. La route s’élargit et devient une véritable autoroute pour atteindre les faubourgs de la ville. Je parviens sans trop de difficultés à trouver l’hôtel backpacker que je recherche, la ville étant construite à l’américaine selon un quadrillage systématique dans lequel il est facile de se repérer. C’est une immense bâtisse de 6 étages en plein centre ville, répertoriée comme « auberge de jeunesse ». Et bien oui ! Ils m’ont prise, figurez vous ! Et sans rechigner ! J’y trouve une chambre individuelle pour un prix pas trop excessif. C’est une cellule de moine sans fenêtre, munie d’un lit métallique à deux couchettes superposées, d’une petite table en formica toujours, d’une chaise en plastique rouge et d’un placard en fer. Bon ! Il n’y fait pas froid, j’ai une prise pour recharger mon ordinateur, et c’est mieux qu’un dortoir. Au sous-sol, un bar ultra moderne où l’on passe à haut niveau sonore de la musique techno, offre une connexion Internet sans fil pour le prix d’une bière. De quoi se plaint-on ? Et puis finalement la techno ce soir ce n’était pas si mal que cela ! On arrive à s’y laisser prendre, c’est une question de bon vouloir ! 191 Le peu que j’ai vu de la ville me plaît, c'est-à-dire le pâté de maisons qui en se contournant, permet de trouver deux Mac Do. Il paraît il y a avoir beaucoup de jeunes, et le décor est plus européen qu’à Sydney. J’ai trois jours entiers pour découvrir Melbourne. Australie 17 septembre, Melbourne Evidemment pour « rattraper » le trop plein de sommeil de ces jours derniers, narcolepsie symptomatique d’un état dépressif latent, disent les psychiatres, j’ai passé la nuit éveillée à jouer au scrabble. Il faut dire que les nuits du backpacker ne sont pas très tranquilles, et qu’à plus de quatre heures du matin les portes continuent de s’ouvrir et de se fermer, et les amoureux privés d’intimité dans cette structure à dortoirs, de poursuivre leurs flirts poussés dans les couloirs. Ce matin aucune envie de jouer les touristes, j’ai traîné jusqu’à midi au lit, remettant consciencieusement mes boules Quiès au fond de mes oreilles quand le besoin s’en faisait sentir. Puis, matinée lessive, au 6éme étage du bâtiment, où j’ai réussi à mettre en panne deux machines sur quatre ! Enfin, j’ai du linge propre et sec. En faisant les vitrines de Melbourne cet après midi, j’ai ressenti pour la première fois depuis longtemps l’envie de m’acheter des vêtements différents de tout ce look « technique » que je porte depuis quatre mois et demi. Les vitrines regorgent de choses absolument adorables, car l’été approche ici. La mode est très féminine et les robes imprimées à volants s’assortissent de chaussures rondes de couleur, à petits talons et pleines de strass, de jupes qui tournent comme dit Nina, de corsages légers en mousseline fleurie, de plumes d’autruche et de colifichets. C’est gai, délicieusement rétro, et très séduisant, tout ce que je ne suis pas, moi qui me promène avec un air triste et sans maquillage, naturellement rétro par mon âge, et sans un brin de féminité, si ce ne sont mes bijoux du moment, une bague en plastique achetée sur un marché africain, et un bracelet de plastique lui aussi, au slogan de la campagne de l’ONU, Make poverty history ! Je me serais bien laissé aller à quelques folies si le permettaient les bagages d’une part, et le compte en banque d’autre part, l’un et l’autre me ramenant à la réalité. J’ai tout de même craqué pour un objet usuel et utile, une montre Swatch, dont le bracelet est orné de ces fameux strass qui m’ont fait envie ! Une ballade à pied dans le centre ville, en ce samedi animé, m’enchante. Melbourne est un savant mélange de contrastes dans lesquels la surprise vous attend à chaque coin de rues. Des foules impressionnantes circulent dans les grandes artères où les australiens blondinets se mêlent à de nombreux asiatiques, mais aussi à des indiens. Les passants sont un spectacle en soi, et toutes les originalités vestimentaires semblent permises. On croise des personnages étonnants, dans des genres plus ou moins connus comme les punks iroquois par exemple, mais aussi dans des tenues très inattendues, femmes lesbiennes en tutu violet, jeunettes en short sur des collants ornés de jarretières, vieux hippies décatis pied nus, filles en vintage complètement déjantées, obèses à pantalons taille basse laissant voir le début de la raie des fesses, et j’en passe. A côté de cette faune, se pressent des jeunes gens style Armani, costumes noirs volontairement négligés, petits tailleurs tout simples sur décolletés chics, hommes et femmes d’affaires branchés, leur ordinateur portable dans une sacoche de cuir. Mais c’est aussi samedi, jour des mariages, et dans la ville on croise des tas de petits groupes, la mariée en robe blanche, 192 le marié en queue de pie et les demoiselles d’honneur, toutes habillées pareil dans des coloris de rose ou de vert printanier. C’est donc l’Australie, celle des villes, bien plus sympa que celle des campagnes. Personne ne semble étonner personne, mais je suis médusée ! A l’image de cette diversité des habitants, les rues mélangent des bâtiments victoriens à des buildings de verre, des immeubles Art Déco à des gratte-ciel rococos, des galeries marchandes ultra modernes à des passages à l’ancienne, dallés de mosaïques 1900, ornés de stuc et couverts de verrières. Partout, des boutiques hétéroclites, dont on ne comprend pas parfois ce qu’elles vendent, des cafés réchauffés en terrasse par des radiateurs, animent les lieux et parviennent à faire oublier les Mac Do et les KFC dont on sent toujours les odeurs dans les rues. Devant un de ces KFC, une bande de militants activistes végétariens, distribue des tracts et fait de l’agit-prop, contre les conditions de vie et d’abattage des poulets, brandissant des photos horribles de carcasses sanguinolentes de volailles encore toutes secouées de vie ! Ils me font penser à « Laissez les vivre », et je les déteste tout autant qu’eux ! Pourtant je ne mange pas de poulet ! Je suis devenue en revanche une adepte de Mac Do, seul endroit où je suis sûre de manger vite, sans surprise, et surtout sans ressentir la solitude du restaurant que je commence à trouver trop éprouvante pour mon moral ! Il vaut mieux un lieu de solitude vite traversé qu’un lieu de convivialité où l’on se sent seul. Voilà ma nouvelle devise ! Je ne sais pas combien de temps mon organisme va résister à ce « régime » carnassier et « mayonnaisé », mais à raison d’un par jour, je devrais pouvoir tenir encore quelques temps ! Je retourne au pub du sous sol, pour me connecter à Internet sans fil dans la tonitruante musique techno, aussitôt mon Big Mac avalé. Je rencontre alors mon amie Linda sur MSN Messenger. Un bonheur que ces vingt minutes de conversation ! Puis, Le Troisième Mensonge d’Agota Kristof, écrivaine hongroise, me conduit jusqu’au début d’une nouvelle nuit dans ma cellule du backpacker. Australie 18 septembre, Saint Kilda Saint Kilda est un faubourg de Melbourne situé à proximité du port. Les citadins y viennent passer le dimanche sur la plage et dans les nombreux cafés restaurants en terrasse des rues avoisinantes. C’est une atmosphère très joyeuse que le soleil de printemps baigne toute la journée, et dans laquelle je me promène le cœur gai, aujourd’hui. Pourquoi mon cœur est-il plus gai ? Pas de réponse, bien sûr, comme à chaque changement d’humeur ! Toujours est-il que ce dimanche est très agréable, si agréable que je me laisse prendre aux envies de shopping qui couvent depuis la veille. Je m’offre une jolie jupe longue indienne en soie imprimée, comme j’en portais il y a 30 ans, et je reluque une paire de sabots depuis deux jours dans une boutique qui fait face au backpacker et qui, heureusement, aujourd’hui dimanche est fermée. Je ressorts la trousse à maquillage de mon gros sac, inutilisée depuis des mois, et m’achète même une petite bouteille de démaquillant pour les yeux. Demain, je mets ma jupe et je me maquille ! Cela d’ailleurs ne suffira pas à retrouver tête humaine. Je dois m’occuper de mes cheveux, de ma peau sèche qui se craquelle comme celle d’un serpent, de mes ongles et de mes pieds. Un bon programme pour demain matin, qui devrait me garder ici au moins jusqu’à midi ! 193 Délicieux déjeuner de délicatessen aux falafels trempés dans de l’houmous, qui me décide à poursuivre la journée en juive errante, digne de ce nom. Pour le cas où j’aurais passé une journée trop joyeuse, je conclus donc ma promenade à Saint Kilda par la visite du Jewish Museum ! Une des bagnardes, (tiens le correcteur d’orthographe n’accepte pas ce féminin, ce qui n’a pas empêché les hommes d’envoyer des femmes au bagne !), du premier convoi de forçats qui a atterri en Australie, était juive, et condamnée pour avoir volé de la dentelle en Angleterre. Elle était si jolie et si intelligente qu’un gradé du bateau s’est épris d’elle et l’a épousée. Ce gradé deviendra gouverneur d’Australie quelques années plus tard. Ces juives tout de même elles ont du pot ! Ne dit-on pas d’elles dans la mythologie antisémite qu’elles ont le feu aux fesses et une odeur envoûtante ? Je passe rapidement (dans un ordre chronologiquement décroissant !), sur les évocations de la Shoah, des pogromes en Russie, de la fuite d’Egypte, non pas parce que ce sont des détails de l’histoire, mais parce qu’ils ne me paraissent pas typiquement australiens ! La partie typiquement australienne raconte l’arrivée des juifs comme forçats d’abord, comme colons britanniques ensuite, puis comme réfugiés des pogromes russes de la fin du 19 ème siècle d’abord, et de la seconde guerre mondiale ensuite. Aucune famille ne s’est jamais établie ici comme fermiers. Tous ont eu des professions liées au commerce, à la médecine, aux arts et aux finances. De nombreuses personnalités juives ont accédé au pouvoir, et l’antisémitisme semble ignoré de l’Australie d’aujourd’hui, même si à leur arrivée massive, les juifs russes ont connu des difficultés. L’autre partie du musée est consacrée à une exposition sur la mort et les rituels funéraires qui l’accompagnent dans la tradition juive, jusqu’aux moindres détails très concrets de la préparation des corps, en passant par les miroirs voilés, les chaises basses sur lesquelles il faut rester assis 7 jours, et les œufs durs dont il faut s’empiffrer aussitôt le cadavre enterré ! Mais laissons là mes coreligionnaires et leur sinistrose que je partage malgré moi, pour revenir à mon voyage. Je quitte donc Melbourne demain, après la grande rénovation personnelle déjà évoquée, et la visite du jardin botanique qui me permettra peut-être de mettre des noms sur la faune admirable que j’ai déjà entrevue, et qui, pour l’instant, défile sous mes yeux toujours innommée. Il me faudra un jour m’acheter enfin une encyclopédie qui mette en relation les choses avec leurs noms ! Je connais les mots, j’ai vu les objets qu’ils désignent, mais j’ignore comment les nommer ! C’est absurde ! Australie 19 septembre, Melbourne Le jardin botanique de Melbourne m’occupe magnifiquement toute la matinée. Il recèle des espèces de la flore du monde entier, et surtout de l’hémisphère sud, et on le dit le plus grand jardin botanique du monde. Des arbres fantastiques sont présentés ici, entre lesquels on entrevoit les gratte-ciel du centre ville. Des petits jardins thématiques me promènent de zones arides en forêt tropicale, de camélias en orchidées, de cactus en nénuphars. Subjuguée par la promenade, j’en oublie totalement de noter les noms espèces comme je me l’étais promis. C’est beau et calme. Il doit vraiment être très agréable de vivre dans cette ville. 194 Je consacre l’après midi à la visite du Musée de l’Immigration, le sujet m’ayant toujours fascinée. Cette Australie a accueilli des gens du monde entier, en quête de fortune comme les chercheurs d’or du début du 19ème, de paix comme les réfugiés de bon nombre de guerres dans le monde, et d’aventures, ce pays étant à peupler et à découvrir entièrement, si l’on excepte ces pauvres aborigènes, qui furent exclus de tout son processus de construction, et qui viennent tout récemment d’acquérir le droit d’être des citoyens australiens à part entière. Il faut attendre le début des années 2000 pour qu’une gigantesque manifestation d’australiens symbolise la demande de pardon des colons aux aborigènes pour les discriminations et les violences qu’ils ont subies. Parmi les migrants significatifs, j’ai retenu une importante colonie de grecs, des italiens (mais ils ont émigré partout !), des juifs qui ont fui les pogromes russes d’abord et plus tard le nazisme, des chinois enfin en très grand nombre (comme toujours !). L’immigration des asiatiques a subi à un moment donné des restrictions importantes, la politique du pays ayant été orientée vers une Australie complètement blanche. Les noirs n’ont presque jamais été acceptés ici, à l’exception de quelques éthiopiens. On veut bien faire passer pour blanc un jaune ou un juif, mais un carrément noir, il ne faut pas exagérer ! Aujourd’hui la loi interdit toute discrimination de race, et les gens du monde entier peuvent présenter leur candidature, malgré des quotas qui ont abouti à de fortes restrictions de l’immigration, et une politique du droit d’asile qui ferme les portes plus qu’elle ne les ouvre. Il faut justifier de la présence de famille ou de qualités professionnelles exceptionnelles dont l’Australie a besoin. Les gens ayant un casier judiciaire, les prostitués, les déficients mentaux et les indigents sont priés de s’abstenir ! Une sorte d’eugénisme implicite en quelque sorte oriente la sélection des candidats à l’immigration ! Le multiculturalisme du pays est tout de même devenu très étonnant, mais il semble s’imposer aux australiens un peu malgré eux, et ne pas résoudre la question toujours brûlante de leur identité. Leur appartenance au Commonwealth reste forte, et l’Angleterre maintient son influence dominante, mais cette racine tend à se diluer dans le melting-pot d’une nation composée d’immigrés du monde entier. Il est certain que le monde des villes et celui des campagnes sont très différents du point de vue des mentalités, et n’intègrent pas le multiculturalisme de la même manière. Ici à Melbourne en tous les cas, c’est un élément vraiment dominant partout, comme à New York, et cela donne à la ville une air de liberté sympathique et grisant. Le musée de l’immigration présente d’autre part des histoires personnelles de migrants de tous horizons sous une forme émouvante, les journaux qu’ils ont écrits à l’occasion de leur voyage, les correspondances des exilés avec leur famille, ainsi que des reconstitutions étonnantes des cabines de bateaux les ayant transportés. De l’Europe, le voyage était si long, que beaucoup mouraient en cours de route de maladie, et ne parvenaient jamais à bon port. Les écrits témoignent des désespoirs qui les poussent à partir, des espoirs qu’ils placent dans leur nouvelle vie, de leurs doutes aussi à avoir pris la bonne décision, celle de quitter leur pays, et de leur enthousiasme à découvrir un pays neuf. Des vidéos de jeunes gens racontent l’histoire des familles de chacun. Des objets de tous les pays du monde, que les migrants ont transportés avec eux, sont exposés, comme faisant partie désormais du patrimoine national. Je quitte Melbourne en soirée pour prendre le ferry pour la Tasmanie, et me trompant de port, je dois faire 140 km pour rien ! J’écris ce soir de cette énorme navire rouge et blanc dans lequel je vais passer la nuit, sur un siège (économies obligent), jusqu’à Devonport où nous serons à 7 heures du matin. C’est un gros hôtel flottant, avec ses bars, ses restaurants, ses salles de jeux, ses télévisions, son agence de voyage, etc. Le ferry appareille dans environ ¼ d’heure, et depuis 195 quelques minutes on commence à sentir les vibrations des machines. Il doit traverser le détroit de Bass. J’espère que la mer sera calme. Australie 20 septembre, Saint Hélène Et bien quoi ? Il n’y a pas que Napoléon à Sainte Hélène, il y a moi aussi ! Il s’agit d’une localité balnéaire homonyme située au nord est de la Tasmanie. J’y suis parvenue au bout de longues heures de route grisantes à travers de profondes forêts d’eucalyptus (toujours ! je suis désolée), géants cette fois ci, qui s’élancent vers le ciel au dessus des brassées de mimosas et de fougères, si hautes qu’elles en cachent à demi les troncs. On s’attendrait effectivement dans un tel paysage à voir surgir un sauvage tout nu. Qu’on se rassure, cela ne m’est pas arrivé, pas plus d’ailleurs que je n’ai encore rencontré la moindre queue de kangourou ! La route serpente au travers de riants vallons au fond desquels s’accrochent encore les nuages de la nuit, si bien qu’elle se retrouve tantôt en plein brouillard tantôt en plein soleil. Les cols se succèdent découvrant des panoramas à l’infini, et l’air y est le plus pur que j’ai jamais respiré. Il faut dire que cette Tasmanie se trouve à 10 heures de navire de Melbourne et à 2000 km seulement de l’Antarctique, qu’elle est très peu peuplée, et échappe donc à toute pollution. Une sorte d’Irlande, vierge en bien des endroits, mais tellement plus grandiose, une Irlande où les fougères auraient remplacé les bruyères, où les forêts auraient remplacé la lande, où le sable blanc immaculé du Pacifique aurait remplacé les eaux verdâtres de l’Atlantique. Une sorte de contraire de l’Irlande finalement ! Soudain la route parvient à dominer la mer qui marque l’horizon d’un bleu étincelant. C’est la mer de Tasman, qui sépare l’Océan Pacifique de l’Océan Indien, l’un bordant les côtes est de l’Australie et l’autre sa face sud. Plages de rêve totalement désertes, grandes baies séparées des terres par des langues de dunes qui créent des lagons intérieurs, fleurs de printemps sur les bords des chemins, et grand air à la fois frais et chaud. Le voyage en bateau a été calme. Couchée à même le sol dans mon duvet, résistant ainsi bravement à toutes les interdictions qui jalonnent les murs, j’ai pu dormir bercée par le balancement régulier de la houle et par le ronronnement des moteurs. Personne n’a osé m’imiter, si ce n’est un tout petit garçon que sa maman devait avoir autorisé, et personne n’a osé non plus venir me déranger ! Tant pis pour eux ! A 6 heures du matin, moment de panique quand il faut retrouver la voiture. Impossible de me souvenir sur quel pont je me suis garée. Chercher sa voiture est déjà en soi une situation difficile, mais dans les soutes étagées d’un bateau où les véhicules sont garés pare-chocs contre pare-chocs, et où les gens doivent faire démarrer leur moteur tous en même temps, c’est une véritable angoisse que d’être la dernière à ne pas avoir trouvée la sienne. La voiture m’a d’ailleurs joué des tours aujourd’hui. J’ai eu une contravention pour stationnement impayé dans une bourgade où je me suis arrêtée pour consulter Internet, m’attardant il est vrai un peu trop sur le choix d’un rouge à lèvres, que je ne veux jamais ni rouge, ni rose, ni marron, ni orange ! Je suis en effet fidèle à mes bonnes résolutions de prendre désormais soin de moi. Mais allez trouver ça en une demi-heure ! J’ai fini d’ailleurs par opter par un brillant d’une couleur absolument indéfinissable, mais intitulé « Attirante » qui ira 196 parfaitement bien avec ma nouvelle jupe indienne et mes sabots. (Ah ! je n’avais pas dit que j’avais craqué aussi pour les sabots ?). Je ne sais pas si c’est la raison pour laquelle le flic qui m’a arrêtée un peu plus loin s’est montré si gentil avec moi ! Je lui ai refusé pourtant une priorité et ne portait pas ma ceinture de sécurité ! J’en suis quitte pour un « avertissement » seulement, et des explications très pédagogiques sur le système pourtant parfaitement incohérent de la priorité à droite sur des routes où l’on conduit à gauche ! Nous sommes convenus que cela était bien confusing pour une parisienne, et comme je lui ai dit être fatiguée il m’a recommandé un motel pas trop cher. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que j’ai affaire à la police australienne, (une autre fois pour « excès de vitesse », 115k/h au lieu de 100 !), et que j’en remarque la courtoisie ! Il faut tout de même reconnaître que deux flics seront arrivés dans ma vie à faire taire ma haine de la maréchaussée, que ce sont deux australiens, et que je portais ce jour là, ce qui est infiniment rare, du rouge à lèvres. Quelle conclusion en tirer ? J’ai trouvé sur Internet ce matin un étrange message, d’un certain Jim, artiste peintre et écrivain à ses heures, qui fait désormais partie de mes fans de Top Départ ! Depuis presque 5 mois, j’ai reçu ainsi un certain nombre de messages de lecteurs qui m’encouragent à poursuivre mes écrits. Mais le Jim, lui, est intéressé : il veut puiser dans mes carnets des idées pour son prochain roman ! Voilà bien le travail d’artiste qui consiste à envoyer les autres au front pour pouvoir dépeindre tranquillement les douleurs de la guerre, dans les reflets dorés de la lumière d’un atelier parisien ! Australie 21septembre, Sorell Hobart est la capitale de la Tasmanie où je suis encore pour deux jours, ce qui est affreusement court pour parcourir cette île superbe. Pour la première fois du voyage, j’ai le sentiment de manquer de temps, aussi mes journées sont-elles particulièrement pleines. Après Sainte Hélène, le premier contact avec la côte Est est rempli d’émotions. Dans le Parc National de Freycinet, je crois vraiment reconnaître à Richardson une de mes plages préférées de l’île de Porquerolles, et c’est une grande séquence de nostalgie ! Je retrouve les émerveillements de mon enfance lorsque nous arrivions avec mes parents sur cette plage, le désir effréné d’enlever mes chaussures et de courir dans l’eau transparente, presque étale, la sensation craquante des algues sèches sous les pied nus, l’odeur humide de l’iode mêlée aux senteurs du maquis, le vert émeraude de la mer en bordure de rochers, le silence et l’immobilité des matins d’été en Méditerranée, et l’ombre des eucalyptus qui dessinent des promesses de fraîcheur sur le rivage. J’ai vécu dans cette île les plus beaux moments de ma vie, avec les gens qui me sont le plus chers, comme avec tous les amours de passage. Alors, cette réminiscence que m’offre la plage de Richardson, me procure à la fois un grand bonheur et une grande tristesse. La Wineglass bay, la plus belle plage de Tasmanie, quant à elle, se mérite. Il faut grimper une montagne d’énormes rochers de granit rose, effondrés les uns sur les autres, pour l’apercevoir du sommet, et si on en a le courage redescendre pour gagner son rivage. Je n’ai pas ce courage, et me rends compte que mes paquets de cigarettes pèsent lourd sur mes poumons. Je ne suis pas anormalement essoufflée, mais pas particulièrement alerte non plus. Je me contente donc du panorama de cette merveilleuse courbe blanche qui forme un demi cercle, ourlé d’un long 197 cordon de sable argenté et d’écume, au pied d’une péninsule rose couverte de forêts, qui s’avance vers le grand large, et forme ici un isthme étroit séparant deux plages. Parvenue au sommet de cette longue montée en escaliers, je me rends compte que j’ai, naturellement, omis mon appareil photo ! Cette question de la gestion du matériel reste un éternel point faible, et j’ai beau tout mettre en œuvre pour être le plus organisée possible, je me laisse encore prendre à des pièges de débutante ! Au cours de la longue montée on rencontre des wallabys, petits kangourous, absolument pas sauvages, qui se promènent sur le chemin. Puis tout au long de la côte, c’est un mélange merveilleux de bleu et de vert, formant ces couleurs de turquoise dont seule la mer a le secret, et que l’on tente vainement d’imiter. Je parviens en soirée à Sorell, bled dans lequel il faut bien m’arrêter, pour trouver au dessus d’un pub sinistre, une chambre qui ne l’est pas moins. Un lit à sommier métallique, mou et grinçant, un lavabo sans robinet, et une lampe de chevet, me tiennent lieu de décor pour finir le livre d’Irène Nemirosvky, David Golder, livre terrible sur la solitude d’un vieil homme d’affaire juif, agonisant d’une angine de poitrine dans la haine que lui porte sa famille ! Bonne nuit ! Australie 22 septembre, Hobart Je roule vers l’extrême sud-est de la Tasmanie, la péninsule de Tasman, qui est séparée de l’île principale par un isthme étroit appelé Eaglehawk neck, le cou de l’aigle faucon ! Les camions que je croise sont encore plus beaux que sur le continent, argent et rouge, ils transportent des grumes pour l’industrie forestière. La côte est ici très complexe, et la mer pénètre dans les terres partout, formant des baies si profondes qu’elles ressemblent à des lacs, entourées de forêts sombres et denses. On ne sait plus très bien se repérer dans ce lacis de terre et de mer, au beau milieu duquel la route se fraie des chemins détournés. Les départs du matin sont redevenus aussi enthousiasmants pour moi qu’aux premiers jours de ce voyage. Avant le démarrage du moteur, je m’attache chaque jour au même rituel : nettoyer mes lunettes de soleil et les mettre sur mon nez, puis allumer le MP3 et brancher mes oreilles sur les écouteurs, ou les écouteurs sur mes oreilles, si vous préférez ! Ce matin, ce sont les Gipsy King qui accompagnent le départ, et ils sont si incongrus dans ce paysage austral ! Oui, je sais, ce n’est pas de la bonne musique, c’est un groupe qui n’a de tzigane que le marketing, mais je les aime, et ils me donnent surtout un enthousiasme formidable. Je vis un éternel printemps. C’était le printemps en Afrique, c’est toujours le printemps ici en Australie, comme ce le sera plus tard encore en Nouvelle-Zélande. Un printemps de 7 mois, voilà ce que la terre m’offre en cadeau cette année ! Le temps est donc toujours délicieux, ensoleillé mais frais, et partout me suivent les fleurs sauvages, les arbres en bourgeons et les verts tendres des pâturages. Partout du mimosas, non pas en arbuste comme nous le 198 connaissons, mais porté par de grands arbres dont le feuillage est lourd des millions de petites boules jaunes et velues de leurs fleurs. Comme tous les matins, je pars donc ce matin de printemps, sans trop savoir où je vais exactement, et moins encore où je vais m’arrêter ce soir. Qu’est ce qui me pousse ainsi à trouver chaque jour l’énergie de partir alors que rien ni personne ne m’y oblige ? C’est un mystère ! Je poursuis un plan, conçu de longue date bien sûr, mais comment se fait-il qu’il soit à lui seul suffisant pour me faire émerger du sommeil quotidiennement? Je ne sais pas. Ma liberté est peut-être si immense, que j’y ai posé toute seule des jalons, des obligations implicites, des règles de vie, pour ne pas m’y perdre. Toujours est-il que chaque matin, je me lève et je pars, je pose mes lunettes de soleil sur mon nez et mes écouteurs sur mes oreilles, et je mets le moteur en marche, avec une conscience très aigue du caractère extraordinaire du voyage que je vis. Même dans les moments difficiles, je ne donnerais ma place à personne. Lorsque je pense à ce que j’ai quitté, lorsque je m’imagine au même jour à la même heure à Paris, je n’éprouve toujours aucune nostalgie. Je me vois vaquer à des occupations quotidiennes, passer du temps entre les courses au supermarché et l’ordinateur, les infos sur LCI qui me font pester et le club de scrabble, la visite de Nina du mercredi et le tournoi du dimanche. Je dois oublier quelque chose, non ? Est-il possible que ma vie se résume désormais à cela ? Le retour ne s’annonce pas facile ! La péninsule de Tasman offre beaucoup de curiosités naturelles que je me contente de survoler, prise par le temps. La côte est bordée à ce point extrême de la Tasmanie, de grandes falaises dans lesquelles sont creusés des gouffres et des arches impressionnantes. C’est un univers de plus en plus sauvage, et sur la route on peut lire « Attention, traversée de pingouins ! ». Au pied des falaises, les roches planes se sont striées sous l’effet des secousses sismiques probablement, et forment d’étonnants parterres de pavés, comme on pouvait en voir autrefois dans nos rues, avant que les camarades de 68 ne les ai presque tous jetés sur les flics et que, sous ce prétexte, ceux qui restaient aient été enlevés ! Je m’arrête un peu plus loin dans un conservatoire de la faune et de la flore de Tasmanie, où l’on peut voir en particulier les fameux marsupiaux. Ceux qui lisent ma chronique scrabblesque mensuelle, savent que l’Australie est le pays du marsupial et que, sous ce nom bizarre, se cachent toutes sortes de bêtes hétéroclites, dont les plus connues sont les kangourous. Mais d’autres marsupiaux sont capables de voler comme des oiseaux, certains sont des carnivores redoutables du type loup, et d’autres encore ressemblent à des rats. Une petite liste pour mon ami Bernard : Dasyure, Macroprotide, Opossum, Péramèle, Phalanger, Pétaure, Pétrogale, Potorou, Sarigue, Thylacine, Wallaby, Wombat, et Yapock, voilà les jolis noms que portent les mystérieux marsupiaux. Mais les plus mystérieux de tous ne se trouvent qu’en Tasmanie. Il s’agit du « diable de Tasmanie », sorte de très gros rat carnassier dont la queue est striée d’une raie blanche, et dont les mâchoires sont d’une force inouïe, capables de briser les os les plus gros. Je l’ai vu, de mes yeux vu ! Quant aux kangourous, j’ai enfin pu en admirer un certain nombre d’exemplaires qui, en semi captivité, n’étaient pas du tout farouches et se laissaient aimablement photographier. Bien sûr, on ne peut que craquer devant les tout petits qui se fourrent tête la première dans la poche de leur mère ! Elle en a de la chance la maman kangourou de porter ainsi si longtemps son petit ! Puis on atteint Port Arthur, célèbre pénitencier ou bagne, une sorte de Cayenne pour anglais. C’est une véritable ville tout au bout de l’île, où venaient purger leur peines de bannissement, les convicts, de pauvres hères venus d’Angleterre, entre 1830 et 1870. Ils avaient pour la plupart commis des délits mineurs, facilement qualifiés de crimes, souvent des vols pour subvenir aux 199 besoins de leur famille. Il pouvait s’agir aussi de jeunes enfants pas très sages, qui venaient ici pour y être rééduqués. De nombreux résistants irlandais également y ont été déportés et séquestrés. On peut voir, malgré un grand incendie qui a ravagé le site, le pavillon des prisonniers avec leurs cellules et leurs ateliers de travail, l’hôpital (beaucoup souffraient de maladies respiratoires dues au climat très froid et très humide), la maison de retraite (beaucoup passaient leur vie au pénitencier jusqu’à leur mort), la maison de redressement des jeunes, l’asile de fous (beaucoup devenaient fous de vivre un tel régime), et la section spéciale dans laquelle étaient enfermés les plus récalcitrants ou les rebelles. Toute une hiérarchie croissante dans l’horreur de la punition, pour tous les âges de la vie ! Tout cela, dans un site enchanteur d’îles et de forêts, au fond d’une baie calme et douce, dans laquelle vivait d’ailleurs aussi le personnel pénitentiaire et sa famille, à l’abri du confort douillet de leurs petits pavillons avec jardins. Ce que l’homme a pu inventer pour se protéger de ceux qui le dérangent, est infini ! Imaginez le voyage de ces pauvres gens depuis l’Angleterre d’abord, ballottés sur des navires de bois pendant de long mois de l’Atlantique au Pacifique, puis leurs premiers jours ici en cellule d’isolement (selon le principe : on va leur montrer tout de suite de quoi il retourne !), de 2 mètres de long sur 1,30 de large, au régime pain et eau. Puis le travail obligatoire, et les sanctions qui vous menacent d’un régime plus dur encore, avec interdiction de parler aux autres bagnards, et obscurité totale. Et puis, et puis, … Il n’y a pas de limite à ce que l’on peut inventer dans l’horreur, tout cela avec la bénédiction des églises et des bien pensants, qui s’ingénient à trouver les systèmes les plus efficaces pour rendre la vie inhumaine à ceux qui ne leur conviennent pas, en se donnant la bonne conscience de la possible rédemption des bannis par l’intégration des valeurs morales du travail et de la prière. Heureusement que les Gipsy Kings sont toujours là pour me remonter le moral, jusqu’à Hobart, d’où j’écris ce soir. Petite ville construite sur de hautes collines avec des rues en pente comme je les aime, Hobart ne sera qu’une étape pour la nuit. Le backpacker n’étant pas cher, je m’offre un poisson sur le port. Australie 23, 24 septembre, Cradle Mountains J’écris dans cette vieille Toyota, qui me sert parfois de chambre, comme tout à l’heure pour une bonne sieste au bord de la route, et donc à l’occasion de bureau aussi, tout étant misérablement fermé en ce samedi après midi, où j’attends le ferry de retour à Devontport. Je viens de passer deux jours incroyables dans les Cradle Mountains, des montagnes en plein cœur de cette île, dont les sommets sont encore couverts de neige, alors qu’à quelques kilomètres seulement j’étais encore sur les plages du Pacifique. Ce massif classé au Patrimoine Mondial de l’humanité recèle une flore unique. Il est parcouru de nombreux chemins de randonnées, depuis la petite ballade d’1/4 jusqu’au trek de 6 jours. J’y trouve un hébergement magnifique, petit chalet de bois perdu en pleine forêt vierge sur laquelle s’ouvrent quatre grandes fenêtres. Ce matin, dès 8 heures, je marche dans cette incroyable forêt, intouchée par les mains de l’homme, comme surgie directement de l’époque glaciaire dont elle date. La flore y est étonnante : des chênes immenses, mais frêles (des frênes donc ?), dont les troncs sont recouverts de mousse d’un vert vif, côtoient des palmiers nains qui 200 rappellent bien que nous sommes dans l’hémisphère austral. Les sentiers qui quittent la forêt traversent de grandes zones vallonnées, couvertes de gros bouquets ronds d’herbe dite button grass, qui parsèment le sol de touffes sphériques et mobiles sous la brise du matin. Les rivières sont partout présentes et font entendre le clapotis de leurs eaux, avant de se jeter dans un lac sombre au cœur d’un cirque de montagnes. L’atmosphère est rendue irréelle par les nuages qui s’accrochent aux massifs, et se déplacent au gré du vent, découvrant tour à tour telle ou telle cime enneigée qui se dessine sur le ciel bleu. Puis, ils enveloppent tout le paysage, créant ainsi une bruine fine et froide qui s’approche de la neige. Des wombats se promènent sur les sentiers parcourus de cris d’oiseaux effrayants. Un autre monde ! La Tasmanie s’achève ainsi en beauté pour moi, et je ne regrette pas cette incursion, bien que trop brève pour profiter totalement de la région. On se sent ici beaucoup plus loin de la civilisation que sur le continent, et quand civilisation il y a, ce sont des gens simples et ruraux, sans aucun show off. Hier soir j’ai ri, à gorge déployée, en lisant les Faux Fuyants de Sagan que j’ai trouvé dans une librairie d’occasion, Elle y décrit un groupe de 4 parisiens snobs qui fuient la capitale en 1940 sous les bombardements et se retrouvent malgré eux en pleine vie campagnarde. J’ai peu ri depuis mon départ, et cela fait du bien ! Australie 25 septembre, Port Campbell Après une nuit épouvantable dans ce putain de ferry, je retrouve le continent. Il faut voir tout ce que l’esprit humain (le ferry s’appelle The Spirit of Tasmania), peut imaginer pour emmerder les pauvres gens, alors que les riches se prélassent dans des cabines à plusieurs centaines de dollars la nuit. D’abord, on les assoie sur des chaises, numérotées, avec, bien entendu, l’interdiction d’en changer à leur arrivée, si leur voisin est par malheur un ronfleur. Puis on les dote par cruauté de voisins sur les sièges adjacents, alors que la salle est vide. Ensuite, un esprit malsain conçoit des sièges avec des accoudoirs, prévus bien sûr pour se relever, mais sciemment bloqués, pour éviter aux passagers de disposer de deux sièges côte à côte s’ils éprouvaient l’envie d’allonger leurs jambes. Enfin, sur tous les murs du bateau, un cerveau fou, mais qui fait force de loi, mentionne des interdictions de se coucher par terre comme sur les banquettes moelleuses des divers bars et salons, et des flics déguisés en marins sont payés pour surveiller si par malice quelqu’un d’épuisé n’aurait pas chu sur le sol pendant la nuit ! C’est sur un tel vaisseau, cette saleté de « Spirit of Tasmania », que je passe la nuit ! C’est l’esprit du diable (de Tasmanie bien sûr) qui est maître à bord. Noter tout de même que, insomnies obligent, fumant une cigarette sur le pont, j’y ai vu la femme avec les plus gros seins du monde ! Si, si c’est vrai ! Ma robuste constitution ne m’empêche pas de poursuivre mon périple ce matin dès l’aube ! En fait, en guise de constitution, je suis, je crois, munie d’une solide rage, qui me tient debout ! Je rage contre tout en Australie, contre l’herbe trop verte (ils ont passé la tondeuse à gazon sur toutes les montagnes, ou quoi ?), les fougères trop brillantes pour être vraies (mais ils les ont cirées, ma parole !), les phares trop blancs (Ripolin ou Valentine ?), les vaches trop grasses (mais c’est dégoûtant des culs comme ça !), les parfums trop subtils (tiens ! Lavande d’Air Wick, ou Pot Pourri de Wizard ?), les rues et les routes trop immaculées (mais les boites de Mac Do, ils les mangent aussi ?), les stations balnéaires proprettes (c’est la section « a wonderful 201 word » d’Eurodisney !), etc… Trop, c’est trop ! Je pense à Marseille, aux murs noirs des maisons de la rue de la République, aux papiers gras que fait voler le Mistral, aux gros cacas dans lesquels on se prend les pied, aux odeurs de poisson pourri sur le port, et à Paris aussi bien sûr, caca pareil et Mistral en moins. Le décor c’est une chose, mais alors les gens ! Polis comme des galets, et si vides qu’ils ne se noient même pas dans les vagues géantes sur lesquelles ils surfent. Ils sont immergés, engloutis, mais ils ressurgissent et flottent, je les ai vus ! Des gens hors du monde, non pas parce qu’ils vivent à l’autre bout, (au fait ! lequel de bout est « l’un » et lequel est « l’autre » ?), mais parce que rien ne paraît les toucher. Un monde de privilégiés qui semble ignorer la misère, la crasse et même les catastrophes naturelles, si ce n’est pardon, les incendies dont ils sont obsédés. Pas question de fumer nulle part, et même dans la rue, il faut faire attention. Et puis, obsédés de l’environnement, des fois qu’on leur troue un peu leur couche d’ozone avec nos Peter Stuyvesant à 10 dollars (dont je prends d’ailleurs un malin plaisir à jeter les mégots par la fenêtre de la voiture!) L’environnement, les capacités sportives et la sécurité, voilà les valeurs de cette Australie. Si vous tentez l’impossible en grimpant à un arbre géant pour sauver un koala en perdition, vous êtes probablement un héro national. Les journaux en sont pleins. Pleins aussi d’autres héros, les footballeux qui ont marqué, les vedettes qui se sont épousées, les enfants qui ont gagné des concours de chansons, etc. Bien sûr, ne pas oublier le culte la procédure : pour manger, vous devez entrer par la porte d’entrée, puis commander votre boisson au bar, puis attendre l’heure du service pour indiquer votre choix sur le menu (des frites ou des frites ?), en n’omettant pas de préciser le numéro de votre table (allez, retourner donc voir !), puis payer, aller chercher vos couverts et attendre, avant de sortir par la porte exit, et surtout pas par une autre. Maman ! Je suis fatiguée ! L’ignorance du service va de pair avec la plus parfaite des courtoisies, qui confine parfois à la familiarité : Comment allez-vous aujourd’hui ? Demande la caissière. Et si je lui répondais : Et bien je vais mal, très mal, je me demande quelles raisons ai-je de vivre. Et vous ?, J’adorerais tenter l’expérience ! Et si aux excellent ! great !, brillant ! , je répondais : Même pas bon ! , caca boudin ! , ou Va niquer ta mère la pute ! (comme on dit chez moi), que se passerait-il ? Bon, je me calme. La nuit n’a pas été bonne, et voilà dans quel état cela me met ! Je disais donc que j’avais rejoint le continent, pour parcourir la « Great Ocean road », route côtière qui borde le sud du pays, vers l’ouest. Après ce que je viens de raconter, je n’ose plus dire la vérité : c’est si beau que le paysage a eu raison de ma fatigue, et que je conduis toute la journée ! Plages paradisiaques, puis côte déchiquetée, puis falaises de calcaire blondes formant des calanques grandioses (et les calanques ça me connaît !), des arches, des pitons au milieu de la mer. C’est de nouveau l’Océan Indien, auquel j’avais dit par mégarde adieu en quittant la côte sud-africaine. Il tient ses promesses partout, celui là ! Quant aux êtres humains, ils sont ici curieux. Vêtus de combinaisons en caoutchouc noir, qui leur moulent les fesses et les testicules, ils vont pieds nus sur les sentiers, les cheveux tout ébouriffés par la mer, traînant tous avec eux une planche en forme d’os de seiche, sur laquelle ils attendent qu’une vague les submerge. Parvenus à leur parking, ils se déshabillent et vous laissent découvrir leur nudité, (difficilement extirpable de la gaine caoutchoutée à vrai dire, mais avec un peu de patience on parvient tout de même à se régaler les yeux !), pour revêtir des culottes généralement fleuries, qui descendent jusqu’aux genoux et flottent misérablement autour de leurs entrejambes. 202 Depuis mon arrivée ici, je me sens plus seule que jamais, bien plus seule encore que dans le désert du Namib, où le peu de gens croisés étaient comme une aventure si extraordinaire que l’on ne pouvait pas s’ignorer. Je viens de passer trois semaines dans ce pays sans avoir rencontré personne d’autre que les deux françaises du premier backpacker à Sydney et, pour être tout à fait juste, Jim, qui lui est dans le XVIIIème, et qui paraît un lecteur fidèle ! Pourquoi ? Sans doute ces australiens sentent-ils mon esprit revêche, ma dérision permanente, mon snobisme parisien, mon goût morbide pour le risque et l’aventure, mon odeur infecte de tabac froid, et j’en passe, et des meilleures ! Mais je crois aussi à leur manque total de capacité relationnelle, de curiosité, d’ouverture. Je ne les intéresse pas, un point c’est tout. Très peu me demandent même de quel pays je suis. Mon pays existe-t-il pour eux, si ce n’est à travers ce qu’ils en inventent, comme les french fries, les french toasts (pain de mie trempé dans l’œuf et frit pour le petit déjeuner !), les french lovers (quelle blague !). J’aimerais bien à propos quelques nouvelles de mon pays. Et la rentrée de Sarko, ça c’est bien passé ? Et pépé Chirac il parle encore ? Et après la sècheresse, le déluge ? J’ai parfois le temps de regarder les infos sur le Monde.fr, mais pas suffisamment à mon goût. Alors, même les nouvelles du Parisien Libéré m’iraient bien. Ca existe toujours ce torchon ? La nuit porte conseil, et est déjà tombée. Je vais me mettre en quête de quelque chose à manger ce soir, dans ce port Campbell qui me semble plus charmant que les autres bleds traversés jusqu’ici. Ce n’est pas vraiment l’aventure que cette Australie pour l’instant, et j’espère davantage du trip dans l’out back, puisqu’il y a des aborigènes et du désert à la clef. J’ai mal mangé, très mal, pour très cher. Je vais dormir ! Australie 26, 27 septembre, Adélaïde Ma rage s’est un peu calmée après une bonne nuit de sommeil. De Port Campbell à Adélaïde il y a presque 700 kilomètres, sur des routes limitées à 100 km/h, y compris quand elles sont en sens unique et à doubles ou triples voies. Je crois vraiment ne pas y arriver, et m’en tire avec une belle crampe dans le mollet droit, le seul muscle qui est sollicité par cette voiture automatique. Le respect scrupuleux des limitations de vitesse par les australiens vous place en position de grand banditisme dès que vous dépassez le 120, mais je n’ai pas le choix. Alors, pied sur l’accélérateur, on peut facilement s’imaginer mon courroux quand on « s’encape un limaçon » comme on dit à Marseille, c'est-à-dire quand, malencontreusement, on roule derrière un véhicule lent ! J’ai une journée à Adélaïde pour m’occuper de l’intendance : rendre la voiture, refaire mes sacs en prévision des grosses chaleurs, prendre de l’argent, adresser mes mails, et faire la lessive. Rien de bien réjouissant donc, mais le bout du monde n’échappe pas aux contingences matérielles ! J’aime ces arrivées dans des villes que je ne connais pas, et hier soir le MP3 m’a offert « Ainsi parlait Zarathoustra » dès la proche banlieue d’Adélaïde. C’était donc grandiose ! Cette arrivée est particulièrement facile, le plan étant bâti selon un carré parfait. Demain, commence donc une nouvelle aventure, avec des conditions de voyage radicalement différentes de celles de ces dernières semaines. Je vais me placer sous contrôle, et me laisser 203 porter. Evidemment, dit comme cela, on doute fort que je me plaise dans ces conditions nouvelles. Pourtant, je crois que pour deux semaines seulement, cela va me reposer. Pas de décision à prendre, pas de question à se poser, pas de conduite. Se laisser faire. Si, si ! Je peux ! Si ceux qui me guident ne sont pas trop chiants cela devrait aller. Au programme donc, dix jours de 4X4, qui vont me mener d’AdélaÏde à Alice Springs à travers le désert et les villages aborigènes, avec nuits à la belle étoile et cuisine autour d’un feu de camp. J’ai rendez vous à 7 heures demain matin avec le groupe. Puis, 4 jours de voyage jusqu’à Darwin, avec un autre véhicule et un autre groupe. Enfin, 4 jours de camping sauvage dans le parc naturel de Kakadu, le joliment nommé. Enfin, pour rigoler, je voulais faire part d’un article que j’ai lu dans le journal du dimanche, épais d’ailleurs comme notre Figaro gonflé à bloc de ses pages de toutes les couleurs et du supplément Madame. Une compagnie d’assurances australienne pousse le gouvernement à étudier un projet de loi qui obligera les visites médicales à caractère intime à se dérouler en présence d’un chaperon, pour éviter les plaintes trop fréquentes portées par les patients, mais surtout les patientes, à l’égard des praticiens dont les dérapages seraient nombreux ! Evidemment, dit l’article, cela ne va pas dans le sens des nécessaires économies concernant les coûts de santé, et va obliger la présence supplémentaire d’une infirmière. Je suggère donc pour résoudre le dilemme, le spéculum branché sur satellite et directement relié au commissariat le plus proche, si l’on souhaite que le corps médical prenne en charge l’investissement matériel. Dans le cas ou on préfèrerait que ce soit la patiente qui fasse les frais, on peut également envisager un micro miniaturisé dans le piercing des tétons qui est à la mode ici. Les australiens c’est quelque chose, mais leurs nanas, ça a l’air pire encore ! 204 CHAPITRE 6 Du 28 septembre au 24 octobre 2005 Out back, Nord, Nord-Est Australie Out back, 28 septembre, Silvertone J’arrive à l’heure dite à la gare routière d’Adélaïde pour rencontrer un groupe, qui s’avère être fantomatique. Grâce à l’excellent service du backpacker qui m’y a accompagnée et qui a téléphoné à l’organisme, j’ai su que je n’avais qu’à attendre. C’est encore l’aube, et la nuit a été très orageuse. Trottoirs trempés de pluie luisante et atmosphère d’automne, pour attendre ce départ dans le désert ! Le véhicule arrive avec presque une heure de retard, un minibus 4X4 Toyota Landcruiser, vieille guimbarde, et à son bord, une jeune japonaise de 20 ans et le guide, un géant blond guère plus âgé, avec un visage de bébé qui conserve l’imprécision de l’enfance, à demi dissimulé sous un vieux bonnet sale et une peau qui ne dissimule pas une crise encore récente d’acné juvénile. Il s’appelle Hi, elle s’appelle Kao. Demain, 12 autres passagers majoritairement hollandais nous rejoindrons. Kao est une vraie japonaise, sourire béat, démarche maladroite avec un pied en dedans, et cheveux auburn et frisés comme toutes les jeunes filles de son pays ! La musique d’une radio publicitaire gueule à fond, pour l’ambiance sans doute, pas si facile que cela à créer il est vrai dans un « groupe » aussi hétéroclite, sorte de trio très improbable que tout sépare ! Une sorte de nouvelle Sheila anglo-saxonne tonitruante reprend « Bang, Bang ! », le célèbre tube de sa grand-mère, revu façon techno ! Kao est étudiante en anglais depuis quelques semaines à Adélaïde. Elle le parle très mal et semble encore moins comprendre l’accent fortement rural et australien de Hi et le mien, plus frenchy, tu meurs ! Nous quittons donc Adélaïde, dont je n’ai pas parlée. Grosse ville provinciale d’un million d’habitants (il y en a 5 à Sydney et à Melbourne), tranquille avec ses centres commerciaux, ses rues piétonnes et ses vieux cafés en terrasse. Quelques vieux bâtiments font l’orgueil de la ville, dont on a vite fait le tour. Les musées proposent la même chose que ceux de Melbourne, Musée de la marine, Musée de l’immigration et jardin botanique. Je n’ai donc pu sans aucune mauvaise conscience me consacrer à mon intendance, et tout de même craquer pour un nième-t-shirt noir, mais pas mal du tout ! 205 Dès que nous sortons de la ville, ce sont enfin des champs cultivés et des vallons verts à perte de vue, dans lesquels étincellent des carrés de colza jaunes sous le ciel plombé de la matinée. J’ai parcouru jusqu’à présent plus de 4500 km sans voir une autre activité rurale que celle de l’élevage. Des céréales donc (pour le breakfast sans doute !), des patates et de l’huile de colza pour les faire frire. Le véhicule est petit et je ne comprends pas très bien comment 14 personnes pourront y vivre pendant 3500 km et 10 jours, mais peu importe ! Nous traînons derrière nous une petite roulotte dans laquelle se trouve le matériel de cuisine et nos bagages. Sur le toit, les sacs de bivouac en toile militaire, qui ont l’air très usagés et pas très propres. Tout a l’air très vieux, et respire la décontraction ! Tant mieux ! La route se poursuit interminable, comme toujours, sous un ciel mi bleu mi blanc, et dans un vent frais qui transporte les nuages à vue d’œil. A l’horizon, les champs se fondent dans la grisaille du ciel. De temps en temps, un arbre rompt la monotonie du paysage. Et sur le bord de la route des fleurs sauvages mauves éclairent notre perpétuelle avancée. Les distances ici n’ont plus rien à voir avec ce que nous connaissons, et j’ai perdu dans cette immensité tous mes repères. J’ai compris ce matin seulement qu’il y a une demi-heure de décalage horaire entre Melbourne et Adélaïde par exemple. Plus rien n’est comparable à nos repères spatio-temporels européens, même si par une vieille habitude stupide, je convertis toujours les distances en trajets Paris Marseille ! Je profite d’une accalmie de la radio pour brancher mon MP3 qui a la bonne idée de diffuser l’ouverture de « La fuerza del destino ». Je vais vers le désert et comme chaque fois que cela se passe, j’ai l’impression d’avoir 15 ans ! D’autant plus que je relis en ce moment « Des souris et des hommes », livre qui a marqué profondément cette période de mon adolescence. Nous parvenons à une ville fantôme, Terowie, qui vivait de l’arrêt du train sur son parcours, et qui s’est éteinte dès que le train ne s’est plus arrêté, il y a 30 ans de cela. Seuls 150 habitants sont restés dans la ville, dont on voit tous les équipements désormais abandonnés, l’école, la mairie, l’hôtel, le pub, etc. De vieilles carcasses de voitures encombrent encore les rues. Les maisons décrépites ont gardé aux fenêtres les rideaux d’autrefois, déchirés et gris. Tout est cependant resté en l’état, sans le moindre pillage. Nous sommes en Australie ! Les quelques habitants qui demeurent ici sont touchants de fleurir si bien le petit carré de jardin qui devance leur maison, désignant ainsi tout de suite au visiteur où la vie est restée et où elle s’en est allée. Je photographie une incroyable vitrine de magasin pour enfants, dans laquelle les mannequins ressemblent traits pour traits aux poupons de mon enfance, il y a plus de cinquante ans ! Puis le paysage change. Il devient de plus en plus désertique, les champs faisant place peu à peu à ce maquis que l’on appelle le scrub. Apparaissent alors les genêts éclatants dans leurs fleurs jaunes, les buissons d’épineux gris vert, la terre rougeoyante, et par endroits des roches. Ka, assise à l’avant, a la tête qui bringuebale et qui penche sérieusement vers les épaules blondes de Hi. Hi ne cesse de se gratter partout, de se récurer les oreilles, de se frotter le cuir chevelu, et d’égratigner les croûtes de ses boutons d’acné, concluant son cheminement en observant ses ongles sales. Quel dommage, et quel contraste avec ses beaux bras musclés couverts de jolis poils blonds roux ! Les silences sont très longs entre nous, et je suis en général celle qui les rompt, commentant ça et là un oiseau qui passe, un éclaircissement du temps ou les kilomètres qui défilent. Je renoue avec les lunchs d’Afrique, en retrouvant ma tranche de cheddar sur du pain de mie pour un déjeuner debout au bord de la route. Mais, bonne surprise, pas de procédures imposées, 206 de lavage de mains au Dettol, ni même de rinçage de la salade ! Tout cela me semble très dégoûtant, mais très cool ! Nous commençons à subir les mouches, qui seront notre principal ennemi dans l’out back australien. Il faut mâcher en gardant la bouche bien fermée pour ne pas en avaler une ! Le déjeuner dénoue un peu l’atmosphère et Ka me fait part de son goût pour la musique turque ( !). Je saisis l’occasion pour lui faire écouter tout ce que j’ai de grec, de turc, de roumain et d’arabe sur mon MP3. Elle est médusée ! Quant à Hi, il n’avait jamais entendu de musique semblable et n’en soupçonnait pas l’existence. Ce qui me rappelle que j’ai omis de signaler, sur ce thème de l’indigence culturelle des jeunes australiens, que mon voucher de voiture de location mentionnait mon adresse ainsi : Paris, Italie ! Il pleut désormais, malgré le raï qui nous apporte un peu de soleil. Quoi de plus triste qu’un désert sous la pluie ? Malgré la chanson de je ne sais plus qui et qui dit : « espérant comme un désert qu’un nuage caresse ». Malgré ce ciel plombé, je me sens très heureuse, comme chaque fois que je rencontre le désert qui est le seul lieu au monde capable de me procurer l’enthousiasme de mon adolescence. J’ai un réel plaisir aussi à me faire transporter, ce qui me permet d’observer davantage, et de prendre des notes au fur et à mesure de ce que je vois, pour ma « rédac » du soir ! Nous longeons une voie ferrée, interminable elle aussi, sur laquelle nous ne croiserons qu’un train tout rouillé, comme le sont en général les trains de marchandises. Mais c’est un convoi à vide, qui sied très bien au paysage de désolation dans lequel nous progressons. Nous parvenons vers 15 heures dans une bourgade appelée Broken Hills, où se trouve un Mac do, un immense cimetière, un camping de caravanes, un motel, un pub, plusieurs garages et un super marché, tout cela aligné le long de rues aussi larges que des avenues et désertes. Dans les rayons, Hi s’extasie sur les pistolets à eau et sur les ballons, pour se résoudre finalement à se contenter d’un gâteau au chocolat A quelques kilomètres, Silverston, ancienne ville minière d’argent, de plomb et de cuivre, aujourd’hui désertée depuis l’arrêt de l’activité, véritable ville fantôme, hantée de trois marchands d’art ou peintres qui essaient de profiter du passage touristique. Des maisons en ruine, du matériel industriel laissé à l’abandon, et un pub digne de Bagdad café. C’est ici que l’on a tourné Mad Max 2 ainsi qu’ « Une ville nommée Alice », et le pub vit désormais de l’exploitation de cet exploit qui n’en est pas un, en affichant diverses photos des tournages et des artistes, ainsi qu’en exposant la voiture de Mad Max. Tout le lieu est résumé dans cette anecdote bien triste, d’une pauvre fillette de 7 ou 8 ans qui vit là, et trimballe pour le montrer à tous les clients les photos de mode qui ont été prises d’elle au milieu du décor naturel de l’out back, dans Madame Figaro ! Cela ne s’invente pas ! Les peintures exposées sont absolument sans intérêt, pales pastiches de la peinture anglaise classique, de l’impressionnisme ou de la bande dessinée. Ce sont des toiles d’un figuratif déplorable, qui ne m’étonnent pas dans ce pays, alors qu’elles sont considérées comme appartenant au top ten des peintres australiens du jour. J’ai tout de même trouvé dans ces boutiques un joli collier de coquillages pour aller avec mon nouveau t-shirt noir ! Ne nous laissons surtout pas abattre ! Nous posons nos bivouacs militaires à même le sol en béton sous l’auvent qui précède l’entrée du pub, au milieu d’énormes cafards ou scarabées, (je ne ferais jamais la différence !) pas 207 rassurants du tout. Le vent glacial souffle en fortes rafales. Au loin le tonnerre tambourine, et dans ce décor plutôt infernal, je dors comme un bébé. Merci le Vieux Campeur, pour mon duvet si chaud et si doux, mon oreiller ergonomique, et mon matelas autogonflant qui atténuerait tous les bétons du monde ! Ce duvet est d’ailleurs devenu chez moi un véritable objet transitionnel, et je ne peux plus du tout me permettre de dormir dans des draps, quel que soit leur douceur ou leur fraîcheur. Les quelques nuits où j’ai tenté de le quitter je ne me suis pas endormie, et ai du m’y replonger. Les draps me paraissent froids, les lits me paraissent sales, les couvertures trop lourdes ou trop légères. Je ne peux plus supporter que la plume d’oie en forme de sarcophage, une sorte de doux cercueil dans lequel je me momifie pour trouver le sommeil. Australie 29 septembre, out back Il ne peut même plus il y avoir de noms de lieux sur mes textes, car nous nous trouvons au milieu de rien, d’un espace géant de plusieurs milliers de kilomètres, où les noms n’ont plus vraiment d’importance. En ce matin très froid, nous retrouvons à la gare de Broken Hills le reste du groupe, 9 hollandais dont pas un ne semble voler (quelle mauvaise blague !), 2 belges dont tout le monde sait qu’ils n’ont jamais volé bien haut, et une allemande qui pourrait être l’arrière petite fille de celui qui a composé le Hollandais Volant. Ce sont tous des étudiants ou de jeunes travailleurs de 20 ans qui prennent une année sabbatique pour venir vivre en Australie. Ils parlent un bon anglais et flamand entre eux. Il ne me manquait plus que cela ! Je suis déçue, pas un seul francophone. C’est un groupe déjà constitué depuis trois semaines, et ils se connaissent bien. Il ne sera pas facile ni pour la japonaise ni pour moi d’y trouver une place. Notre bébé-guide n’effectue d’ailleurs aucun effort pour nous présenter les uns aux autres, et démarre le moteur comme s’ils les connaissaient depuis toujours. Ils sont étonnamment grands et forts, du haut de leurs 20 ans, surtout les garçons. Mais qu’estce qu’elles leur ont donné à bouffer leurs folles de mères pour les rendre comme ça ? Au début bien sûr, on ne distingue rien ni personne dans un groupe, que les caractéristiques communes. Ce sont donc pour moi des flamands gutturaux à peine sortis de l’adolescence. Les filles sont blondes, longilignes et exposent une tranche de leur corps entre leur haut trop court et leur bas trop bas, hanches fines et parfaites cambrures de reins à l’arrière, début de l’aine et du pubis à l’avant ! Les garçons ont l’air bête des garçons de leur âge, leurs corps immenses portant une tête qui conviendrait mieux à un garçonnet. Nous visitons les Royal Flying Doctors, rendus célèbres paraît-il par une série télévisée d’envergure internationale. Rien à dire d’autre de cette visite, si ce n’est que le prix d’une vie n’est pas le même pour un plouc de l’out back australien et pour un enfant africain. En Afrique, on pourrait sauver des milliers de vie chaque jour avec autant de moyens. Je ne m’y ferais jamais ! 208 Après ce premier sentiment rebelle comme à l’habitude, la visite des avions sanitaires ne peut pas me laisser indifférente, et les souvenirs difficiles et tristes surviennent en rafales. Allez ! Une petite liste vaut mieux qu’un grand discours que je ne saurais de toute façon pas faire. Algérie, novembre 1992. Grand Erg Occidental, mer de sable de 400 km. Le feu de camp et leurs chansons au loin. Moi, le duvet déjà dans la dune et sous la lune. L’éclair fulgurant qui transperce la moitié du corps. Puis l’aube, et l’étonnement de se sentir vivante. Le départ à pas précautionneux, un pied devant l’autre. La lente avancée de plusieurs heures dans le reg noir. La compagnie tranquille de Mohamed qui porte mon sac. L’évanouissement sur la première trace de sable, Naufragée sur le premier rivage possible. Le couscous qu’ils veulent me faire partager. La banquette arrière de la Land Rover dans laquelle je les quitte. L’accueil du beau touareg qui veut finir la nuit avec moi, Et me suspecte de simuler une migraine ! L’hôtel de Timimoun, sa douche fraîche pour se dessabler un peu. L’hôpital, le médecin algérien qui a fait ses études à Grenoble. Les traces d’excréments sur les murs dont me protége mon duvet. Les femmes asthmatiques, en cette nuit de vent de sable. Leur pudeur, leur terreur de se faire ausculter, leurs cris. Puis l’arrivée des deux « sauveteuses » au sac à dos rouge. Le brancard, les sangles et la seringue électrique. L’avion en tous points semblable à celui-ci, Deux pilotes rien que pour moi ! Puis la pluie du Bourget, l’embouteillage de l’A1, L’ambulance toutes sirènes dehors. Les rideaux jaunes de la réa, les sonneries du monitoring, Et toujours le sable qui gratte. L’infirmier de nuit algérien, Jeune, doux, robuste et en pleine santé, Son sourire et ma planche de salut… Pour quelques années… Australie 30 septembre, outback C’est un semi désert qui ne sent rien. Ce n’est ni laid ni beau, ni froid ni chaud. C’est l’outback, pays de quelques éleveurs de moutons, et des territoires concédés chichement aux aborigènes. 209 Là, vivent aussi des millions de mouches auxquelles il est bien difficile de s’habituer malgré les filets ridicules dont nous avons équipé nos têtes ! L’ambiance est gaie cependant. Les jeunes chantent dans la Land Rover, surtout quand les chansons sont tristes et sentimentales. Le soir le feu de bois est immense en plein bush. Ils ont disposé leurs duvets en cercle tout autour. Je pose le mien à l’écart, bien entendu. Les pauvres n’ont pas le matériel adéquat pour camper ainsi. Pas de vêtements très chauds, des sacs de couchage en nylon bien maigres. Ils se réveilleront transis et pleins de migraines. Le fric fait plus la différence à ce niveau que ne le fait l’âge finalement. La purée de patates du soir n’est pas bonne, mais je me sens bien. Je lie connaissance avec une adorable petite hollandaise qui dit du mal des australiens ! Puis, deux cow-boys viennent nous rejoindre, en hautes bottes et jeans serrés, en chemises à carreaux et grands chapeaux de cuir. Des vrais, les propriétaires de la terre sur laquelle nous nous trouvons. Tard dans la nuit, mes compagnons de voyage vont s’agiter, boire de la bière et rire. Les garçons surtout. Les filles sont, elles, fatiguées d’une longue nuit en train sur une banquette. La nuit est très étoilée, et j’attends les étoiles filantes qui défilent dans la toute petite fenêtre entrouverte de la capuche de mon duvet. J’émets des vœux, bien sûr. Je suis bien, j’ai bien chaud. Le matin tout semble se faire naturellement, sans qu’aucun ordre ne soit donné. Ce rythme me convient. Puis, de vieux Ray Charles démarrent à fond la caisse dans la Land Rover. Je peux me passer de mes boules Quiès. J’observe mes compagnons de voyage. Le boucher, vêtu d’un t-shirt avec un slogan en lettres gothiques dans le dos. Le petit de la troupe, qui porte lui, un t-shirt intitulé FBI, et sous titré « female body investigator » ! Ces deux là me semblent les plus suspects ! La dynamique petite Brigitte Bardot, avec queue de cheval blond décoloré, piercée sur la langue, et naturellement dans les oreilles. La grande longiligne qui, la salope, bouffe des bonbons toute la journée et des Mars, et qui a un ventre plat comme des filets de sole. Elle est prof de gym. L’allemande qui voyage seule, costaude et peu souriante. La japonaise ébahie sous son bob. La coiffeuse belge, sans visage pour moi. L’agriculteur qui fuit les « foules » hollandaises pour des terres plus désertes. Notre bébé-guide toujours à demi nu. Tous des enfants, plus jeunes que pourraient être les miens, qui goûtent à 4 heures, se baignent dans la première mare sale venue, ne se lavent jamais les mains avant de se mettre à table ! Mais des enfants d’aujourd’hui, qui ramassent tous les déchets en plastique et boivent de la bière. Le peu de conversation que j’ai eue avec eux est vite édifiant sur le fait que les rencontres resteront bien superficielles. A ma question « pourquoi es tu venu ici ? », ils répondent pour l’argent, pour peut-être pouvoir y rester, parce que les gens y sont plus beaux qu’ailleurs, le temps toujours parfait et les plages très blanches. Alors qu’ils font deviner au bébé guide australien comment est la Hollande, ils évoquent les moulins, les tulipes, les polders, la conduite à droite. Mais rien sur les grands navigateurs, rien sur les grands marchands, rien sur les grands peintres. J’évoque naïvement l’école flamande de peinture et les portraits. Mon interlocutrice, la prof de gym hollandaise, la plus âgée du groupe, 29 ans, ne sait pas de quoi je parle. Nous visitons un élevage de moutons avant de reprendre la piste pour nous arrêter après plusieurs routes dans un campement, où ils se précipitent vers la piscine et vers la douche, alors que je me jette sur la première prise venue pour recharger les batteries de mon ordi et écrire un peu. 210 Australie 1er octobre, Flinder Ranges C’est toujours l’outback. Nous campons chez les aborigènes qui nous ont ce matin amené dans les montagnes pour nous sensibiliser à leur culture. C’était un prechi-precha naïf et ennuyeux sur la vénération qu’il faut porter à notre mère Nature, sur le fait que nous sommes tous issus d’un même tronc d’arbre, sur le respect qu’il faut avoir de tout ce que les dieux nous ont donné, le feu, le soleil, la terre, etc. Le « prêtre », plus cow-boy d’apparence que « sauvage » indigène, jeans collants, bottes de cuir et chemise de soie noire, s’est livré sur ses disciples à une opération de maquillage avec les différentes terres que l’on rencontre ici, pour les initier. Je me suis bien sûr refusée à cette grotesque mascarade. Ces gens sont cependant touchants. Ils se considèrent comme à l’origine du monde. Leurs Flinders Ranges seraient les plus vieilles montagnes de la planète. Qu’il y a-til de vrai là dedans ? Je n’en sais rien. Les massacres qu’ils ont subis à l’arrivée des colons anglais seront peu évoqués au courant de cette journée, si ce n’est pour dire qu’ils ont été vécus comme des punitions divines, et qu’ils ont été particulièrement atroces. Hommes castrés, femmes violées, enfants décapitées avec la tête desquels on joue au polo. Pour éradiquer totalement la race, dans une perspective de « solution finale » à leur manière, soit disant plus douce, les anglais ont enlevé tous les jeunes enfants à leurs mères, pour les « civiliser » dans des orphelinats ou des familles d’accueil dont ils étaient les esclaves. Le « pardon » officiel des autorités australiennes pour ce crime plus grave que tous les autres, prendre un enfant à sa mère, est toujours attendu. Résultat de cette colonisation « douce », la diminution du taux des naissances, l’alcoolisme, la toxicomanie, et une durée de vie très limitée. Mais il sera davantage question des plantes et de leurs utilisations, des peintures rupestres, des rites divers et variés d’initiation, de mariage et de funérailles. Tout ce que l’on peut trouver dans les livres et pas grand-chose de ce qu’ils pourraient raconter de leur expérience personnelle ou familiale. Leur humanisme, leur dévotion à la terre, leurs valeurs universelles de solidarité, de paix et de partage sont cependant émouvantes. Et je ne cracherais pas dessus. Ainsi, nous touristes, sommes leur revanche sur ce qu’ils ont subi : nous apportons la preuve que l’homme revient toujours sur ses origines, même après les pires erreurs ! Mes jeunes compagnons de voyage se prêtent bien à la tonalité de cette visite aborigène. Ils respectent une minute de silence pour penser aux ancêtres qui ont peint sur les cavernes, il y a 40000 ans. Ils se font barbouiller de pied en cap. Le rouge pour le sang qui est la vie, le blanc pour rester connecté à sa mère, le jaune pour un nouveau commencement, etc. Ils sont dans un triste état à la fin ! Quant à moi, aujourd’hui, je ne suis tout simplement pas là. Je suis ailleurs, dans un texte que m’a adressé ce correspondant Internet dont j’ai parlé plus haut, que j’ai lu ces jours ci, et qui m’a beaucoup chamboulée. J’assiste à toute cette matinée dans une indifférence totale, et refuse de participer aux activités de l’après midi : fabrication de boomerang et d’instruments de musique en bois ! Les activités manuelles ne m’ont jamais passionnée ! J’entame la lecture du livre de Romain Gary « L’éducation européenne », dont je ne comprends pas comment j’ai pu à mon âge passer à côté. 211 La fête donnée par les aborigènes le soir en notre honneur me fait le même effet d’une mascarade naïve, à laquelle je n’assiste que par pure politesse. Australie 2, 3 octobre, outback Toujours pas de nom à donner à ces non lieux. Les jeunes avec lesquels je me trouve sont aussi pour moi des non gens. Trop loin, trop ailleurs (eux ou moi ?) pour que nous puissions communiquer. Ils sont touchants cependant, pleins d’espoirs imprécis, de promesses mal formulées. Ils sont beaux à regarder, pas du tout gênants en ce qu’ils m’ignorent et donc respectent ma solitude, très cool et décontractés. Rien ne semble les inquiéter. Ils sont obéissants, pas contestataires pour deux sous et jamais négatifs ! Seule leur musique « trans » ou « transe », je ne sais pas, est insupportable. C’est un martèlement de basses et de batteries, parfois accompagné de paroles braillardes, de sirènes d’ambulance, de hurlements, et de grincements électroniques. C’est dur pour moi. Et puis, on les découvre. Le boucher qui peint à ses heures et ne veut plus continuer son métier parce qu’il aime trop les animaux, l’employé de banque qui rêvait d’être astronaute ! La japonaise toujours aussi ébahie qui ne se déplace jamais sans son doudou. Le bébé-guide qui se gratte les oreilles et perce régulièrement ses boutons d’acné avant de couper nos tomates ! C’est mignon. C’est une jeunesse aseptisée, apolitique, qui va prendre les rênes de notre monde. Bon ! Il faut s’y faire. Le monde leur appartient. Mais ils ne sont préparés à rien, et j’ai bien peur qu’ils ne le soient pas du tout à ce qui va leur tomber sur la gueule de la part de tous les exclus de cette planète, jeunes comme eux, qui ne peuvent formuler aucun de leurs rêve et qui doivent se contenter de tenir les murs ! A la limite, je me demande si cela est encore mon affaire quand je mesure la distance phénoménale qui me sépare d’eux. Les jeux sont faits. Peut-être ne vaut-il mieux désormais que faire profil bas et tenter de jouir encore des quelques jours qui me restent, ignorant cet avenir qui ne m’appartient plus. C’est tout de même un peu aussi le sens de ce voyage. Contempler et s’en contenter. Laisser faire et ne plus réagir. S’abstraire. Mais il est sûr que l’on se sent alors, plus encore qu’à Paris (c’est possible ça ?), une vraie zombie ! Je n’appartiens à aucun des mondes que je traverse, et j’ai beau me déplacer il en sera toujours ainsi ! Je suis « out », et « back » à la fois, ici comme d’ailleurs partout. Peu à peu le désert apparaît. Les montagnes laissent la place à de grandes plaines de terre et de cailloux. Le bush devient de plus en plus bush. Plus un arbre, plus un arbuste, que du buisson ras dans d’immenses étendues de terre rouge et gravillonnée. Puis plus loin, quelques dunes de sable que fixent des bouquets d’épineux gris vert. Le bétail se fait moins visible. On commence à croiser des chameaux. L’air est de plus en plus brûlant. C’est bien le désert, et cela me rend heureuse. Mais c’est un désert triste, plus proche de la désolation que de la virginité des étendues que je connais en Afrique du Nord. C’est un désert plat, très vieux mélange de terre et de cailloux. Le sable n’existe plus. Il a du s’envoler. C’est un désert où existe la vie, une vie plutôt sale si l’on en croit le nombre de mouches, et surtout une vie passée, dont on croise sans cesse les ruines, les voies de chemin de fer envahies d’herbes sèches, les carcasses rouillées de machines 212 diverses, les ventres béants de véhicules renversés abandonnés à l’érosion des vents. Il y a du sinistre dans ce désert là, qui à la fois entache mon plaisir et donne à ces lieux un caractère unique. Il y a du drôle aussi dès que l’on croise un peu de vie : un artisan fou qui actionne sa machine à laver à l’aide d’une bicyclette, une ville construite en sous sol dans d’anciennes galeries de mines, des magasins improbables dans lesquels on trouve l’essentiel, c'est-à-dire de l’essence, de l’alcool et des cigarettes, une source et un vieux puits près desquels on a construit un bassin « piscine » de 2 mètres sur 2, etc. Il fait plus de 50° ici en été. Au-delà de 35°, en cette saison. Nous croisons un grand lac salé asséché, belle étendue blanche qui trace sur le ciel une ligne liquide, où flottent comme un mirage les rives opposées. La piste est large, belle dans sa solitude brûlante, et sans bitume, ne dégage que de la poussière. L’air est si chaud qu’il vaut mieux garder la fenêtre fermée en roulant. Je suis loin dans ma tête, je m’ennuie un peu et très inconfortable dans mon corps. Les nuits de bivouac qui se succèdent commencent à s’accumuler. La chaleur est de plus en plus éprouvante ainsi que les mouches infernales. Je ne suis parfois pas assise à l’avant du camion, ou il y a un peu d’air et où la musique est moins forte, mais à l’arrière, entre des baraqués qui ne me permettent pas de m’adosser complètement, des têtes qui en s’endormant viennent me heurter, les vibrations du mp3 d’un voisin à gauche, et celles du haut parleur au dessus de moi. Demandant une place à l’avant, tous ne semblent pas vraiment me comprendre. Merde ! Je ne vais tout de même pas leur dire que je pourrais être leur grand-mère ! Alors j’essaie de supporter. Nous visitons une mine de charbon à ciel ouvert. Partout ici, il faut aimer l’esthétique industrielle pour se réjouir. Le gros extracteur est très beau, c’est vrai. Mais je préfère les grues, je l’ai déjà dit je crois. Puis, parvenons à notre bivouac. Une carrière abandonnée. C’est beau et sinistre à la fois. Surréaliste certainement. La musique hurle toujours du camion, toutes portes ouvertes, et pour longtemps encore avant qu’ils ne sombrent dans le sommeil. Le soleil très rouge se couche enfin. Nous allons être débarrassés des mouches. Tiens ! Un kangourou, un vrai, en liberté, en plein désert, observe les êtres étranges qui viennent d’arriver. Ils s’activent à la préparation de l’infâme platée de riz ou de pâtes, ça dépend des jours, dans laquelle ils rajoutent leur viande dégueulasse qui a toute la journée sué dans le camion. Tout cela se prépare dans des plats horriblement sales, sans que personne ne se soit lavé les mains, et dans un désordre absolu. Je ne mange rien, et ne fais rien non plus pour participer à quoi que ce soit. La coiffeuse belge me coupe un peu les cheveux. Nous échangeons quelques mots, comme le font par professionnalisme les coiffeurs et leurs clients. Elle n’a rien à dire, moi non plus. Le ciel est une récompense. La voie lactée est gigantesque et lourde de son milliard d’étoiles. Nous sommes une infime partie de cet univers. J’adore ce sentiment. 213 Australie 4 octobre, outback Très longue journée de route qui commence mal. Un des jeunes manque à l’appel ce matin. Son bivouac est vide. Il était très saoul hier soir, et est parti dans la nuit dans le bush, où il s’est sans doute perdu, cet imbécile ! Nous organisons une battue (bien désordonnée comme tout ici), sans succès. Nous le retrouverons, penaud et blessé, à la station essence la plus proche où il est parvenu à l’aube après avoir beaucoup marché. N’importe quoi peut arriver dans ce groupe, j’en ai bien peur, tant tout fonctionne n’importe comment, sans surveillance ni règles aucune, avec ce grand paquet de tout petits enfants qu’ils sont encore. Allez mémé, ta gueule ! Il fait presque 40° maintenant, et heureusement qu’ils m’ont laissé le bon siège à l’avant pour les 7 ou 8 heures que nous devons passer dans cet enfer. La musique démarre dès le départ, et il n’y aura aucune pause au cours de la journée. Je ne peux ni lire, ni écrire. Juste penser un peu, et je ne suis toujours pas avec eux ! Ils me sont si étrangers aussi ! Ils ont du venir faire cette expérience parce qu’on a supprimé le service militaire obligatoire je crois. Ils s’en sont inventés un ! Ils ont eu envie de ça, d’un an ailleurs, à l’étranger, pour apprendre n’importe quoi, exercer n’importe quelle activité, surtout pas celle pour laquelle ils ont étudié. Si on leur demandait de casser du fellagha, ou du vietmin, ils le feraient. Mais ils partent d’eux même, tout cela non pas pour la nation, mais pour leur CV. Ils jouent à dire bonjour aux véhicules qu’ils croisent, et quand on ne leur répond pas ils crient des ouh ! tous ensembles et rigolent. Ils ne se parlent pas. La musique qu’ils partagent en se dandinant tous plus ou moins, leur tient lieu de langage. Le camion s’arrête. Trois garçons en descendent et se mettent à courir nus sur la piste. Voila. Ils jouent. Quelle tristesse tout de même que cette jeunesse là. Je n’aimerais pas être à sa place. Ils jouent mais ne jouissent pas. Ils sont trop sages, trop inquiets, trop prudents ou trop cons, je ne sais pas. On pourrait les imaginer draguant, baisant, fumant des joints (surtout des hollandais chez qui c’est permis !), mais non. Le soir ils s’arsouillent à la bière, enfin les garçons, pas les filles, et s’endorment en rotant tout seuls dans leurs duvets. Le balancement, le martèlement, les trépidations, les hochements de tête en rythme ont remplacé les paroles et leur tiennent lieu de ciment. Et je repense à mes 15-20 ans, avant les années militantes de l’après 68, où nous fumions des Celtiques pour faire plus forts, où nous baisions dans tous les corridors, sous tous les sièges arrière de tous les bus de vacances, où l’on aimait le vin tout en se contentant de Kiravi. Nous refaisions sans cesse le monde, passions des nuits à polémiquer, jusqu’à se battre physiquement lorsque nous n’étions plus d’accord. Mais sur quoi ? Sur les évènements en Tchécoslovaquie, sur la valeur prédictive que nous accordions à Lelouch, sur le rapport entre l’art et la société, sur la primauté de la forme sur le fond, etc. Nous commentions le dernier Cahier du Cinéma avec passion, pendant que se préparait du poisson grillé avec Charlie Mingus qui gueulait sur le tourne-disque. Mais nous écoutions aussi tant de chansons à texte, et adorions la poésie, Prévert que nous citions par cœur, Boris Vian. Nous détestions nous laver, nous habiller, nous lever, nous bijouter, nous chapeauter, et tout le tintouin. Nous nous prenions pour des dieux parce que nous osions marcher pieds nus dans les rues de Marseille, les garçons avec leur longue mèche qui leur valait tant de reproches, moi les cheveux coupés ras à la Jean Seberg. Nous courions éperdument en poussant nos mobs chaque matin pour les faire démarrer. Nous avions la haine des vieux. Nous rêvions de casser du flic, de nous peindre la tête en bleu avant de se la faire 214 sauter à coups de bâtons de dynamite. Nous avions vu le Mépris aussi, peut-être 4 ou 5 fois à la suite, et en sortions les yeux rouges sans plus pouvoir parler. Nous aurions voulu être à la fois des Bonnie and Clyde et des Antoine Doinel. Nous organisions des semaines épouvantablement chiantes de cinéma du réalisme socialiste, qui laissaient notre salle d’art et d’essai tristement déserte de tout spectateur. Mais il y avait nous. Et puis, nous chantions Bandiera Rossa à tuetête, par romantisme révolutionnaire, et nous croyions à la classe ouvrière. Nos volumes du Capital étaient reliés avec du papier jaune, à la manière dont on nous avait appris à le faire pour nos livres d’école, et soigneusement classés sur une étagère. Nous rentrions dans les bidonvilles après la classe pour y boire du thé à la menthe. Nous prenions des trains de nuit Marseille-Paris, pour nous rendre en cachette au Congrès de la FAO sur la faim dans le monde. Nous nous filmions en train de faire l’amour parce que nous n’avions jamais vu de films pornos. Nous nous baignions toujours nus, et les filles avaient jeté leurs soutien gorge au feu. Nous voulions l’arrêt de la guerre au Vietnam, et courions en criant Ho ! Ho ! Ho Chi Min ! J’arrête, car ce se serait sans fin. Le soleil se couche et nous roulons toujours, car avec l’histoire de ce matin nous avons pris du retard. Je n’en peux plus. J’étouffe de chaleur et de musique. Les baskets puent. On aperçoit la montagne rouge et tabulaire de Ayers Rocks, notre prochaine destination, et les jeunes se lâchent. Certains de façon vulgaire, tous en hurlant. Puis, c’est enfin la nuit, et un air moins brûlant que souffle la fenêtre. Les jeunes alors se mettent à chanter tous ensemble une chanson plus carrée et plus mélodieuse que celles que nous avons entendues jusqu’à présent. Ils balancent leurs briquets allumés. Ils en connaissent tous par cœur les paroles, sauf moi bien entendu. C’est très beau. Alors ils m’ont émue et j’ai pleuré. Un peu sur eux. Beaucoup sur ma jeunesse perdue. Australie 5 octobre, Ayers Rocks C’est une formation rocheuse spectaculaire au cœur de l’outback, donc de l’Australie. Elle est vraiment rouge et lisse comme un organe. Les australiens disent que c’est un cœur pour faire venir les touristes, j’y vois plutôt un foie, trop gros et criblé de trous cirrhotiques ! Allez ! Disons que c’est très beau. Au pied de ce monstre, des forêts de pins curieux, maigres et portant de longues aiguilles dirigées vers le sol, qui leur donnent des allures de saule pleureur. Mais cela vaut-il un voyage si difficile ? J’ai déjà tout dit, je crois, de la chaleur, des mouches et de mes compagnons de voyage. Il fait 40° à l’ombre et ils sont partis marcher deux heures. Ils sont fous ! Je profite d’une table de pique nique à l’ombre dans le parc pour sortir enfin mon ordi et écrire, ce que je ne peux pas faire le soir avec les mouches et les millions de papillons de nuit qui se collent à mon écran dès que le soleil se couche. Je ne sais vraiment plus si je voyage pour écrire maintenant, ou si j’écris mon voyage. C’est de plus en plus confus pour moi. Je n’ai de vrai plaisir qu’à retrouver mon ordinateur et ce journal de bord. J’attends avec impatience la fin de la journée pour pouvoir m’y mettre et y accorde de plus en plus de place. Ce n’est pas forcément une bonne chose d’ailleurs, car cela me détache de ce que je vis, cela introduit une distance, peut être intellectuellement intéressante, mais qui ne contribue pas à me motiver à l’action. 215 Or, de l’action, il en faut pour avancer. J’ai déjà parcouru 6000 km bientôt dans cette Australie, et il en reste encore à peu près le double avant de partir en Nouvelle Zélande. Je suis d’ailleurs de plus en plus encline à avancer la date de ce départ, si la compagnie aérienne me le permet, car j’ai l’impression de ne rien avoir à foutre ici. Heureusement cependant, je ne m’ennuie pas, car je me suis nourrie ces derniers jours de la rencontre avec Jim, sur Internet. C’est une belle rencontre, si surréaliste ici, aux fins fonds du bout du monde, aux antipodes du quartier du Marais parisien dont nous discutons. Une aventure virtuelle, finalement plus forte que celle du voyage en ce moment, mais qui n’existerait pas sans lui. J’ai été bouleversée par le projet de roman qu’il m’a adressé, un texte que je trouve très fort, extrêmement créatif et à mille lieux des contingences de la réalité dans lesquelles je me débats ! J’aimerais bien continuer cette correspondance avec ce type, intelligent, du midi et nostalgique de Jean Luc Godard, qui fut si longtemps mon maître à penser et surtout à voir, et qui reste pour moi le génie de ce siècle. C’est bien plus excitant que ces aborigènes, soit dégénérés, soit moralistes. Et tellement plus intéressant que le sont mes pauvres compagnons de voyage. Lesquels d’ailleurs, j’ai laissé tomber ce soir, n’en pouvant plus de la journée toujours plus chaude. J’étais assise aux places avant, les pieds dans une chaleur d’au moins 50°, la cuisse collée contre celle du plus con du groupe, celui qui porte le t-shirt FBI. J’ai rencontré des français sympas avec qui j’ai pu parler un peu, et me suis rendue compte que j’étais en train de craquer complètement. J’ai alors profité d’une douche dans un camping calme et correct pour les abandonner pour la nuit et pour la matinée de demain, le temps de reprendre un peu mon souffle. Ce calvaire, car c’en est un, prend fin vendredi soir. Je retrouve samedi matin un autre groupe pour la suite, vers Darwin, encore 1500 km pour sortir de ce putain d’outback. Je prie pour que le groupe soit différent et pour que les conditions du voyage soient moins dures. Help ! Je souffre ! Encouragez-moi ! Australie 6 octobre, outback toujours Hier soir je me suis offert un repas au restaurant. Ce n’était pas vraiment bon, mais tout y était, et parfois c’est ce qu’il y a de plus important. Une entrée, du poisson, un fac similé de bleu d’Auvergne ( !) et un gâteau au chocolat. J’avais oublié mon duvet dans le camion et ai du dormir à même le matelas sur la pelouse. A l’aube, il fait tout de même enfin un peu froid. J’ai mis sur le dos tous les vêtements que j’avais sous la main, au hasard, et j’ai dormi. Ce matin, je n’ai pas plus envie d’aller voir le lever du soleil sur cet Ayers Rocks, que je n’avais envie d’aller voir son coucher hier soir. J’ai passé la matinée dans l’eau de la piscine et c’était bon. Ils sont arrivés vers 11h30, avec leur 4X4, leur techno, puants maintenant franchement des pieds. Je n’ai pas d’autre choix que de les rejoindre pour les 350km qui nous séparent de Kings Canyon. C’est là qu’a été tourné « Priscilla, folle du désert », et je crains le pire me concernant ! Ici, c’est le néant absolu. Ils vont encore y marcher demain, et je ne risque pas d’y aller. Je 216 zappe tout. Pour la première fois aujourd’hui de ce voyage de 5 mois, je me dis que je serais bien à Paris. Aussitôt que cette pensée me traverse l’esprit elle est balayée par la beauté présumée du trajet qui m’attend encore, et par l’excitation qu’il provoque. Non ! Je ne rentrerais pas de sitôt, même si me manquent les intellos, la fraîcheur de la pluie, le pourpre des érables japonais sur la terrasse et les yeux noirs de Nina. C’est tout d’ailleurs ! Quand j’observe dans ce camping la gueule de ceux qui voyagent confortablement, des gens de mon âge pour la plupart, en bus climatisé, je ne voudrais pas non plus être des leurs. Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que tu voudrais donc ? Réponse : Tout et rien à la fois. Plus tard dans la journée quand le groupe me rejoint, je suis de nouveau été obligée de m’asseoir à l’arrière, ce dont je me plains aussitôt. Et je m’entends répondre en cœur, que je n’ai pas droit à autre chose que les autres, que si je me sens trop vieille pour faire un tel voyage je n’avais qu’à ne pas être là ! Que je me suis bien reposée dans le camping hier soir et que cela suffit ! La petite prof de gym (29 ans !), fait barrage avec ses jambes pour que j’aie de la difficulté à monter ou descendre du véhicule. Non, mais à qui ils confient leurs enfants ces bataves ? Je les traite de « childish », et vais me mettre à l’arrière, là où je sais que sont les pires éructations, les pires trépidations de la musique, près de celui qui a l’air le plus facho de tous, une sorte de hooligan à la nuque épaisse qui joue toute la journée avec un couteau suisse. Bande de mufles ! Petits connards ! Même pas blessée, tellement vous n’êtes rien ! Mais quand je pense que malgré mes hésitations, et sous de mauvaises influences, j’ai fini par dire « oui » à l’Europe ! Je suis coincée avec eux jusqu’à Alice Springs, car il n’existe aucun bus sur cette route. Je vais devoir encore les supporter demain toute la journée, 10 ème jour de ce qui est devenu maintenant une véritable torture. Je dois écourter à tout prix ce voyage en Australie, ce pays ce cons qui n’attire que des plus cons encore. Mais j’ai payé après Alice le trajet en trois jours pour Darwin, et un autre tour dans le fameux Kakadu park. Je n’aurais jamais rien du acheter à l’avance. A savoir pour la prochaine fois. Je ne veux cependant plus perdre de fric, car l’appart n’est toujours pas reloué, et le manque à gagner un peu plus grand chaque jour. Heureusement, les conditions seront différentes, avec des gens différents, et je ne vois pas comment cela pourrait être pire que maintenant. En revanche, je vais abréger la côte Est, malgré la beauté de sa barrière de corail, car au point où j’en suis, les coraux je n’en ai plus rien à foutre non plus ! Et puis c’est la côte des surfeurs, et c’est tout dire ! Arrivés au canyon, petit trajet en hélicoptère qui ne me fait pas plus d’effet qu’un petit tour de manège, tant j’ai envie que la journée finisse. Je les abandonne à nouveau pour passer la soirée seule dans un camping plus confortable que le bush où ils vont poser leur campement, quelques kilomètres plus loin. Avec un peu de repos, et la chute de la tension dès leur départ, je m’écroule vite. Je n’en peux plus ! La température est de plus en plus infernale. Je suis fatiguée et triste. Je me sens perdue. Rien ne va plus. Le ranger qui m’accompagne là où je plante ma tente me prévient de ne pas en sortir la nuit car cela grouille de serpents venimeux, d’autant plus que je suis en tongs. Il ne manquait plus que cela ! 217 Australie 7 octobre, Alice Springs La nuit du 6 au 7 a été la plus infernale de toutes les nuits passées depuis mon départ. Impossible de respirer sous ma chape de nylon, nue et collante sur mon matelas de plastique, impossible de mettre un pied dehors (les serpents), impossible de dormir, et je lutte pendant des heures contre un animal invisible, un insecte rampant, je le sais, qui me dévore les bras, les mains et les pieds. Je branche à fond le MP3 sur mes oreilles pour faire diversion. Je deviens folle ? J’ai perdu la tête avec cette chaleur ou quoi ? Je pense à ce Jim, à sa prose, à sa gueule que j’ai vue sur son site, à Godard, à Pierrot le fou, à Camille dans le Mépris, à ma tendre jeunesse, au tragique des bobos parisiens, à cette photo d’une tête cagoulée de rouge avec des trous mal ajustés pour les yeux et pour la bouche qui laissent à peine apercevoir certains traits du visage. La chaleur me rendrait-elle confuse ? C’est pas un mec que j’ai connu à l’école ? N’importe quoi ! Oui ! Oui ! C’est une fourmi, la salope qui est en train de me dévorer. Je l’ai vue. Stop, ma belle (la fourmi et moi aussi!). Je dois oser un pied dehors sous la lumière de ma petite torche, pour aller prendre une douche bien fraîche. Me remettre les idées en place, même si c’est au prix d’une morsure venimeuse ! La salle de bains est un petit bâtiment sinistre, encore allumé au néon à cette heure, qui grouille de sauterelles, de cafards, de mouches, de moustiques, de papillons de nuit. Ca rampe, ça vole, ça jonche le sol, vivant ou mort. C’est dégueulasse, mais l’eau est fraîche. La nuit a fini par prendre fin. Je me suis effondrée au petit matin après avoir éprouvé, enfin, une sensation de froid. J’attends une bonne partie de la matinée ce putain de groupe que je dois bien rejoindre, heureusement pour le dernier jour. Ils ont encore été parcourir à pieds je ne sais quel canyon. Je n’en ai plus rien à foutre des canyons, des aborigènes, du désert. La vérité de ce voyage est ailleurs j’en suis sûre. Comment choisir entre la solitude noire et glacée comme l’eau des lacs et la bêtise humaine qui nous entoure, nous pollue, nous attaque en essaims malfaisants et malodorants ? Voilà, je crois la vraie question. Je n’ai pas la réponse. Ici ou à Paris, dans l’hémisphère nord ou sud, le même piège partout. Alors comment sortir de là ? J’ai, je crois, la tête à l’envers, et ce n’est pas parce que je suis aux antipodes que ça se rétablit automatiquement ! Tiens ! Les revoilà ! Ils ont fini leur randonnée. C’est extraordinaire parce que, depuis le début, je n’arrive pas à mettre les bons noms sur les visages de ces gamins. Il faut dire qu’ils ont des noms impossibles et idiots du genre Jonaka, Brenda, et d’autres totalement imprononçables pour moi. Ils sont 14 avec le bébé guide, et je crois qu’ils s’appellent par sous groupes : Bestialité, Dureté, Brutalité, Violence, Bêtise, Oligophrénie (limite), Stupidité, Béance, Vulgarité, Impudeur, Crasse, Indécence 218 Beaufitude, Laideur, Grossièreté, Inélégance Egoïsme, Méchanceté, Fatuité, Indifférence, Tiens ! Ca fait 20 ! Mais il y en a bien qui portent des noms doubles. Marie Catherine ? Non ! Indifférence-Béance ! Enchantée ! Je me suis bien amusée ! Ils me font penser au dégoût que j’éprouvais à la fin de mon travail d’éducatrice pour des adolescents cas sociaux de la DDAS, des garçons misérables entre 11 et 18 ans. L’odeur des baskets surtout, c’est irrémédiable. Quand on s’en est imprégné le nez une fois dans sa vie, on ne peut plus l’oublier. Un dégoût tel qu’on en perd l’envie de se battre. A preuve, le fait que pour la plupart ils n’ont pu éviter la prison. C’est bien qu’une telle odeur engendre la démission ! Pauvres gosses ! Le pire c’est qu’adultes ils deviennent, en plus, de la graine de collabos ou de fachos, et qu’on oublie bien sûr qu’on aurait pu les plaindre. Rien dans cette jeunesse que j’ai devant moi, même leur jeunesse, n’est attirant. Leurs corps pourtant beaux et musclés, leurs petits culs bien rebondis, leurs ventres plats, leurs cuisses longilignes, leur chair fraîche comme celle d’un fruit que l’on vient de peler, rien ne donne envie cependant de les toucher, de les caresser. Ils ont anéanti tout mon désir, les salauds ! Il faudra se consoler en concluant à la qualité de l’expérience sociologique, encore une fois, pour éviter de se dire que l’on a perdu son temps. Je monte dans le bus. Ils m’ont laissé la place avant, celle que je préfère. Ils se sont fait remonter les bretelles hier soir par bébé-guide à qui j’ai demandé qu’ils me fassent des excuses. Ils ne veulent pas. Ce n’est pas grave. L’essentiel est de faire ces derniers kilomètres dans les meilleures conditions possibles. Et puis, je les sens péteux. Ils évitent de croiser mon regard, restent cachés dans le camion quand je descend, descendent quand j’y reste. J’ai dit « bonjour » en arrivant. Ils ne m’ont pas répondu. Pourtant ce soir, enfin parvenus au backpacker d’Alice Springs, une ville surgie de rien qui marque la fin de cette épreuve, alors que je bois une bière au bar, certains viennent vers moi, parmi les plus brutaux et les plus bêtes, pour discuter visiblement. Ils me disent que je pourrais être leur mère, que c’est finalement bien de faire le voyage que je fais et que, si eux, ils se trouvaient dans un groupe de gens de mon âge ils se sentiraient aussi mal à l’aise. Merci, les mecs ! Je n’en attendais pas tant ! Et « good luck » en Australie ! Australie 8 octobre, out back Le backpacker de la « ville nommée Alice », est charmant, sympa, avec sa piscine, sa bonne pizza et la musique de ….Léonard Cohen, enfin ! Les gens du groupe précédent viennent me parler ce matin, comme si soudain, ne représentant pour eux plus aucun danger, ils pouvaient s’approcher de moi. A moins que le sermon de bébéguide n’ait vraiment porté. Parmi eux, celle dont je suis particulièrement le souffre-douleur, la petite prof de gym, va continuer vers Darwin dans le même bus que moi. Pas de chance ! Mais il y aura sans doute d’autres gens, un autre véhicule… Espoir. 219 Alice est une ville touristique dont le centre est tout petit, lieu de passage quasiment obligé pour tous ceux qui traversent l’out back. Elle est située en plein territoire aborigène, ces derniers ayant l’obligation de laisser passer les touristes où ils le souhaitent. On les voit les pauvres, au petit matin, pieds nus et échevelés dans les rues, couverts de poussière, véritables SDF en famille. Alors que l’essentiel des boutiques du coin est consacré à l’art aborigène ! Tenues par des blancs pour des blancs bien sûr. Dégueulasse ! Le nouveau groupe se forme vers midi. Je me sens propre et détendue capable à nouveau à supporter n’importe quoi. Le bus m’a l’air moderne et très clean. Il est spacieux et doté, miracle, de l’air conditionné. De toute façon, il fait ce matin plus frais, avec un peu de vent, et on peut voir les premiers nuages depuis longtemps. Ce sera la saison du wet dans cette partie nord de l’out back, et l’on peut peut-être même s’attendre à un peu de pluie. Enfin ! A bord, montera un échantillon assez diversifié de notre humanité, avec 5 ou 6 japonaises, qui se ressemblent toutes, et semblent toutes s’appeler Miki ou Miko, une maman australienne avec ses deux jeunes enfants de 7 et 11 ans, divers jeunes allemands, hollandais, anglais, écossais, une coréenne, et j’en passe sûrement n’ayant pas eu encore le temps d’identifier tout le monde. Mais je ne reste avec eux que trois nuits, et n’aurait sans doute même pas le temps de mettre un nom sur les visages. Dès la montée dans le bus, démarre à fond la musique techno rap. C’est un autre monde pour moi que ces litanies syncopées, ces onomatopées répétitives, ces éructations électroniques, ces mélopées heurtées comme des coups, hantées du hurlement de klaxons et de sirènes… J’ose espérer de temps en temps un peu de silence, un peu de place pour Debussy, Bach, Rachmaninov. Je me promets d’aller plus souvent au concert dès mon retour à Paris, pour faire pardonner à mes oreilles tout ce que j’ai pu leur faire subir. Nous franchissons le tropique du Capricorne, du sud vers le nord cette fois ci. Non, non, je n’ai pas fait marche arrière ! Juste quelques zigzags à l’intérieur de chaque continent ! L’humidité va se faire sentir, et la température excéder sans doute les 40°. Mais ce ne sont que trois jours de route, et la clim va m’aider à le supporter pendant ces 1500 km. A propos, il faut signaler, que j’ai parcouru par route à ce jour, environ 30000 km, en environ 150 jours, soit 200 km par jour, ce qui n’est rien, mais tout de même l’équivalent de la circonférence de la terre. Je me rapproche maintenant de plus en plus de Paris, étant très exactement située aux antipodes à ce jour. Vous ne me voyez donc pas, toute petite, la tête en bas et les pieds en haut, là bas très loin ? Je n’appartient plus qu’au registre de l’infiniment petit, et ne suis même pas sûre que Hubble pourrait me voir. La chauffeuse est une vraie australienne, une blondasse costaude, surmontée d’une visière à l’américaine. Elle suce toute la journée en rythme des sucettes, à demi couchée sur son volant pour ménager son gros dos. Avec son pied gauche libre, elle marque le tempo, qu’elle accompagne d’un permanent hochement de tête. Elle avance parfois la tête en avant, à la manière dont marchent les camélidés, indiquant sans doute ainsi, je le suppose, un moment fort de la rythmique. Puis, soudain, elle roule les épaules, au comble de l’orgasme ! C’est sans doute l’effet de la sirène ! Elle semble alors s’apaiser, quitte sa sucette quelques instants, pour découvrir sa mâchoire en pleine mastication d’un chewing-gum, qui devait être dessous ! Dès les premières mesures d’un nouveau morceau, qu’elle marque énergiquement d’un grand coup de maxillaires, elle reprend sa sucette et cela recommence. C’est peut-être une maladie ? Non ? 220 En tous les cas elle avance, elle roule, et c’est finalement tout ce qu’on lui demande, n’est-ce pas ? Je risque dans ce nouveau cirque de ne pas pouvoir lire mes emails avant plusieurs jours, et je suis devenue une véritable accro. Cette merveille de lien interplanétaire, qui a restauré l’épistolaire, est la plus belle invention de l’humanité depuis très longtemps. Je ne crois pas que ce voyage aurait été possible sans Internet, sans ce lien vital pour moi, dans lequel chaque message est un cadeau du ciel ! Je conserve ceux que je reçois, comme j’ai toujours conservé tous les écrits que j’ai reçus, moi qui pourtant, jette ou donne les livres sitôt lus. Je suis incapable de détruire l’écrit de quelqu’un. Ce serait pour moi pire que de le mutiler. Aussi ai-je gardé même les écrits de gens que je n’aime pas ou plus. C’est vrai finalement que, moi aussi, j’ai mes collectionnites. Il paraît que c’est à la mode. Australie 9 octobre, out back Je retrouve un peu d’humanité avec ce groupe, dans lequel il n’y a que des jeunes, mais quelques uns d’ouverts, et puis du matériel propre, des couverts, des spaghettis corrects. C’est du camping sauvage, mais pas à la sauvage. Mauvais souvenir du trip précédent, il faut oublier. Il ne peut pas il y avoir que de bons moments. Aujourd’hui 700 km en bus à avaler, après un départ à 6 heures. Je suis devenue une pro de la route maintenant. Je n’ai plus besoin de réveil et ouvre l’œil au premier chant d’oiseau. En 5 minutes, j’ai fait mon paquetage, chaque chose bien à sa place, bu mon café, brossé mes dents, mis un peu de déodorant pour masquer les désastres de la nuit, et c’est parti… C’est donc moins d’angoisse, mais moins de fun aussi. C’est devenu un quotidien banal, et si un jour cela me pèse, ce sera davantage parce que j’en ressens la routine que parce que c’est difficile. Il fait maintenant 45°. Je n’ai jamais ressenti une telle impression de chaleur, à ne pas fumer ma cigarette à l’arrêt du bus pour ne pas avoir à en sortir. Nous effectuons une pause vitale dans un pub avec piscine. C’est un lieu sorti d’un film de Jim Jarmush. Même Bagdad Café est en dessous de cette vérité surréaliste ! Puis, soudain, la pluie, violente et drue. Je me jette toute habillée sur la route pour la recevoir du mieux possible, et me fais sécher sous la clim du bus pour tenter de ressentir une sensation de fraîcheur. La terre exhale une véritable odeur de brûlé. Nous arrivons tard en soirée dans les territoires du nord, en pleine forêt, devenue maintenant franchement tropicale, avec des sources chaudes naturelles dont je ne risque pas de m’approcher, et cherche au bar une bière pour me désaltérer. Là c’est, je crois, la fin du voyage en Australie pour moi ! Une kermesse avec remise de prix pour un concours de pêche à la ligne, réunit une foule d’abrutis à peine humains, coiffés de casquettes américaines à l’envers, ou de chapeaux de cow-boys, chaussés de sandales en plastique de piscine, couverts de tatouages, leurs grosses bobonnes en short exhibant leurs bourrelets, leurs enfants obèses vendant des billets de tombola, et tout cela sous une musique disco des années 80 dans une épaisse odeur de frites et de poisson gras ! 221 Au secours, Mam ! Il va falloir que je prenne une décision. Mais j’sais vraiment pas quoi faire… Australie 10 octobre, territoires du nord L’atmosphère est en train de virer au Voyage au bout de la Nuit, ou à je ne sais plus quel Werner Herzog très mouillé. Il pleut depuis hier soir, mais une pluie que je ne connaissais pas, incroyablement violente et chaude. Nous pataugeons dans 20 cm de boue, ainsi que nos sacs. Je peux trouver heureusement une chambre pour échapper au déluge. C’est une sorte de cellule avec deux lits superposés et un ventilateur. Sur les murs courent des lézards. Dans la bonde du lavabo on voit apparaître la tête d’une petite grenouille. J’espère que les serpents restent dehors. Ce sont des tropiques de caricature. Par les claires-voies des fenêtres sans vitres, je reçois sur mon lit la douche de la pluie, et me laisse faire avec bonheur. Impossible de trouver le sommeil avant 3 heures du matin. Mais, il y a une prise électrique et je peux écrire un peu. A l’aube, la pluie est toujours là et mieux vaut s’y livrer toute la journée que d’y résister, comme on finit bien par se livrer au sable dans les grands ergs. Alors, tous en maillots de bain, les cheveux dégoulinants, les lunettes embuées à ne plus rien y voir, nous remballons tout le fourbi pour une journée au cours de laquelle nous devrions nous baigner ( !) dans des sources, faire du bateau ou du canoë. Ce groupe est sympa et reposant par rapport à l’autre. Je ne m’y sens pas exclue, bien qu’étant toujours la plus vieille. J’ai souvent le sentiment d’ailleurs que ce n’est pas vraiment l’âge qui me sépare d’eux, mais autre chose, de l’ordre plutôt de l’espace ou de l’histoire. Bien sûr, c’est corrélé. Même la salope de petite prof de gym fait des efforts vis-à-vis de moi, en m’adressant de temps en temps un mot ou un sourire. La tour leader est marrante, et d’une telle énergie qu’elle est un spectacle à elle toute seule. Les jeunes sont de plus en plus fatigués et dorment beaucoup au cours des heures de route. Moi, la marmotte, je n’ai jamais vraiment sommeil en ce moment. Alors je les regarde, et dans leur sommeil ils ont vraiment l’air de tout petits enfants. On a envie de les embrasser et de les couvrir ! Lorsque nous parvenons à Katherine River la pluie a cessé. Je fais une ballade en bateau dans ces gorges superbes. Une coulée d’eau d’un vert profond entre de hautes falaises rouges, dont les parois sont parfois recouvertes de véritables murs de verdure. L’architecte de la boutique Marithe et F. Gerbaut, rue du Cherche Midi, est un rigolo à côté. Dans de grosses excavations rondes, nichent des milliers d’oiseaux qui se fraient un chemin dans la roche à travers des trous minuscules. Comme par hasard, le MP3 choisit La Moldau de Smetana, et ce n’est pas ridicule du tout dans le paysage ! C’est enfin une première plage de calme depuis si longtemps. Je m’isole des autres passagers et me laisse porter au rêve dans ce décor, pour un de mes petits moments magiques à moi. Je suis très fatiguée. Je peux même dire épuisée. J’éprouve l’impression d’une grande faiblesse, comme convalescente. La semaine prochaine, où que je sois, je dois faire une pause. 222 Je vais me trouver un maman-hôtel (motel) pour me faire materner un peu, parce que des mamans, moi, j’en ai plus ! Australie 11 octobre, vers Darwin Je ne tire pas un mauvais bilan du dernier trip de 4 jours. Nous passons le dernier jour avant la ville en roulant peu, et en nous baignant dans des rivières, des chutes d’eau, des cascades, dignes de Crocodile Dundee. D’ailleurs, des crocodiles, parait-il inoffensifs ( ?), y pullulent. L’eau est noire tant elle est profonde et à environ 25°, ce qui produit bien évidemment un incroyable effet de rafraîchissement dans cette canicule. J’y trempe toute la journée sans trop bouger, laissant ma tête aller à la renverse pour sentir l’eau dans mes oreilles, dans cette position qui m’a toujours effrayée depuis que Mam a failli me noyer quand j’étais petite, mais qui me donne le sentiment jouissif aussi d’être morte ! Les yuccas géants, les palmiers, se mêlent aux roseaux dans un gros désordre typiquement tropical. J’ai cessé de lutter contre la chaleur, comme contre beaucoup de choses d’ailleurs, et m’abandonne au rythme du groupe que je suis passivement. Puis nous atteignons Darwin. Nous devons dîner tous ensemble. Mais le lieu choisi me fait si peur que je les quitte très vite. De grandes tables en bois dans une cohue d’enfer, avec un animateur qui propose aux convives de jeter un ballon dans un panier! Et une foule qui crie Ouah ! C’est si vulgaire, si bruyant, si laid, que je m’enfuis pour retrouver l’air con de ma cellule de moinesse, où au moins je n’ai à faire qu’à moi-même. Les draps y sont verts comme sur une table d’opération. Deux lits métalliques côte à côte rappellent qu’on n’est pas là pour rigoler mais pour dormir. La moquette est d’un gris qui dit bien que des centaines de gens sont déjà passés par là, ne laissant pas plus de traces de leur présence que j’en laisserai moi-même dans la terrible neutralité de ce lieu. Une affiche de ciné au mur, est censée égayer. Elle rappelle qu’on est en Australie en montrant un couple sur un bateau en proie à des dauphins fous. C’est Free Willy 2 ! La base line est : The adventure is back. The fun is back. Willy’s back. Bon… Mon sac jonche le sol, encore mouillé des pluies de ces derniers jours. Le Nescafé s’est ouvert, maculant de tâches noirâtres tout ce qu’il a pu trouver. Tout est sale et froissé. Je n’ai pas le courage d’y mettre de l’ordre ni de faire la lessive. Là aussi, je commence un peu à m’abandonner. C’est la meilleure façon parfois de résister. Il est vrai que je ne suis pas prête à reproduire cette erreur de rejoindre un groupe, et que j’aurais pu traverser les 5000 km d’out back toute seule dans ma Toyota climatisée, comme je l’ai fait pour le désert du Namib. Mais je me sens parfois devenir tellement autiste que je commets l’erreur de faire le raisonnement inverse, et d’avoir le désir de me laisser porter et de rencontrer des gens. La solitude, même désespérante, n’est pas plus lourde à subir que la connerie humaine. Mais je n’ai tout de même pas eu de chance durant les 10 premiers jours, avec cette lie de l’humanité pleine d’acné. Le deuxième voyage était nettement mieux, la musique mise à part. 223 Il n’a jamais été question cependant de faire marche arrière. Je veux aller au bout de ce que j’ai prévu. Non pas, Eliane, pour prouver quoi que ce soit à qui que ce soit, mais parce que cela fait partie de l’expérience. Non pas, Jim que je me sois illusionnée sur l’Australie, mais parce que ce continent étant sur ma route, il n’était pas question de le zapper. Non pas, Linda, parce que je ne me rappelle pas de notre conversation sur la possibilité d’une pause à Paris, mais parce que si je rentrais à Paris maintenant, je ne sais pas si je pourrais en repartir. Non, je ne suis pas maso ! Je suis juste très déterminée, d’un entêtement féroce, mue par le sentiment d’une nécessité impérative, qui me vient de je ne sais où, et qui me permet de ne pas me poser ce genre de questions. Donc, merci à tous ceux qui m’encouragent à poursuivre mon chemin, et à résister (encore une fois ce mot !) aux mauvais moments. Je voulais et je veux toujours mesurer cette unité de temps d’un an, sans unité de lieux, ni de milieux. Je suis en plein dedans. Je voulais contempler la planète, et là aussi j’y suis. La planète n’est pas toujours très belle, et surtout peu souvent intelligente. J’en sortirais sûrement non pas meurtrie, car je résiste bien, mais plus costaude. Je saurais mieux que le rêve a un coût, que la beauté de la jeunesse a des limites, que la nature sait aussi être un enfer, que la présence des autres ne résout pas la solitude, que je ne suis vraiment bien nulle part ni avec personne, que le temps même court peut aussi être très long, et à mon retour, que le temps même très long peut aussi être très court, je l’espère du moins, etc.… Il ne faudrait pas croire non plus à l’expérience purement intellectuelle ou sociologique. C’est aussi une expérience physique et sensuelle dans laquelle tous les sens sont sollicités autrement que dans la vie de tous les jours. Le regard n’est plus le même qu’à travers un écran de TV ou de ciné. La palette des couleurs est incroyablement diversifiée. Les odeurs sont là, dans la subtilité immense de leur registre, de l’horrible au délicieux. Les sons les plus merveilleux ou les plus épouvantables sollicitent les oreilles. Les goûts s’oublient et s’adaptent. Je reste donc encore, on le voit, extrêmement positive, juste fatiguée. Je sais qu’en Nouvelle-Zélande, très bientôt, ce seront de nouveau les forêts de fougères. J’espère que les maoris me feront oublier les aborigènes australiens. Je pense aux décors de La Leçon de Piano. Je voudrais marcher un peu, sortir de mon engourdissement. Je voudrais retrouver mon MP3, Beethoven et Lavilliers, Gershwin et Nougaro, Wagner et Cabrel, Debussy et Françoise Hardy, Richard Strauss et Julien Clerc, Verdi et Neil Young, le requiem de Mozart et Cat Stevens, enfin toute ma petite bande à moi ! Je me dis que mes affaires finiront bien par sécher, et que mes yeux sont plutôt secs de larmes. Australie 12 octobre, Darwin C’est une non ville pour moi. Une succession de malls, galeries marchandes climatisées, qui permettent d’échapper à une chaleur infecte, gluante, et qui macule de sueur tous les cons en short, débardeurs sans manches et gros ventres, bouffant aux terrasses de café des hamburgers suintants de graisse, devant des vigiles qui en contrôlent l’accès. Des aborigènes SDF mendient dans les rues en jouant de leur sorte de cornet, dont je ne parviens jamais à me rappeler le nom, d’où sort le son lugubre d’un navire qui quitte le port. Ils sont sales, pieds nus, échevelés, trop gros ou trop maigres. Les gens passent devant eux, comme on passe chez nous devant notre pauvreté, les yeux ailleurs pour ne pas voir. Pendant ce temps, 224 les boutiques vendent les instruments en question et leurs « œuvres d’art », des objets ou des panneaux décorés de cercles à l’aide de petits points, aux touristes en quête de cadeaux exotiques à ramener chez eux. Je suis dans une auberge de jeunesse, (qui a donc bien voulu de moi, tralala !), dans laquelle draguent des mecs blonds qui mijotent dans une piscine trouble. Toute cette blondeur me dégoûte, et ce qui va avec, leurs corps immenses, leurs sourires blancs, leurs regards vides. Jim dit « tape toi un papou ! » et il n’a pas tort ! Mais les papous, je suis capable de les trouver trop crados, trop violents, trop primaires pour avoir du désir aussi. Alors ? Peut-être en Amérique du sud trouverai-je les gens beaux. Moi, je reste enfermée dans ma chambre, à l’abri de trop de blondeur, à poil sous le ventilateur. L’air con ne démarre qu’à 19 heures. A partir de là, c’est un petit bonheur ! Je lis toute la nuit malgré la fatigue de la veille un roman magnifique adressé et écrit par Jim, encore lui. Je suis donc dans ma tête encore une fois partout, sauf ici. Il y est question d’un salaud qui devient un connard. J’ai beaucoup ri et je me suis régalée de l’écriture. La pause de Darwin précède le dernier tronçon de ce voyage dans l’out back, que je n’annule pas parce qu’il est payé. Demain donc, un autre groupe, 3 autres jours, un autre 4X4 pour Kakadu park, dont le nom me plaît beaucoup. Australie 13, 14 octobre, Kakadu Nouvelle et dernière étape de ce voyage dans l’out back, 3 jours et deux nuits avec un autre bus, un autre groupe. C’est payé, faut y aller ! A l’auberge de jeunesse vient me chercher la guide, une aborigène à lunettes, la quarantaine, sèche comme une trique, les cuisses pas plus larges que les mollets, le tout évoquant un pied de vigne, en hiver. Elle porte pieds nus de hauts boots par-dessus lesquelles elle a mis des chevillières de laine noire. Ses cheveux teints en roux radasse encadrent un visage incroyablement ingrat, sorte de caricature raciste du sauvage tropical. La bouche est lippue, le nez écrasé et le front très bas. Elle est très brutale, ferme la porte du bus d’un coup terrible, mais intéressante. Elle nous compte sans arrêt d’un air renfrogné. Elle s’appelle Veronika. Nous serons 18 aujourd’hui, 20 demain, dans un bus identique au précédent mais plus propre et plus moderne. La clim à fond, il y fait presque froid, et j’y ai retrouvé exactement la même place à l’avant que lors du voyage précédent, ce qui peut sembler sans intérêt mais qui, pour moi, en ces temps d’itinérance outrée, est aussi important que l’est pour un enfant de cours préparatoire sa place dans la classe. Oui, je retombe un peu en enfance en ce moment ! J’atteins cet état de régression que me procure le désert, mais contrairement à ce que j’éprouve quand je suis au Sahara, c’est une régression sans euphorie. Le groupe est tout à fait différent des précédents. Deux familles danoises avec leurs enfants, deux couples d’italiens en voyage de noces, deux filles de Melbourne en vacances, une indienne de Londres, un australien typique avec casquette et caméscope, et deux vieux, Laurel et Hardie, tous deux néo-zélandais à grands chapeaux, mais qui ne sont pas ensemble. Lui, très petit et très mince, tout flétri, et elle, énorme et molle, toute dégoulinante. 225 Ambiance prévisionnelle calme donc, et ça me convient. Pas de musique dans le bus cette fois, je vais pouvoir retourner à mon MP3. Ambiance de beaufitude tranquille, qui n’est finalement pas plus mal que l’ambiance hooligan, tout aussi beauf. Ce sont des gens que je dirais « normaux », allant, étant en train, ou ayant vécu la vie de tout un chacun, quel que soit le pays, fiancé, mari, deux enfants, si possible un garçon et une fille, puis retraite où l’on voyage. Zombie pour zombie, je préfère encore ça que le reste. J’ai l’habitude d’être cette zombie là, et je sais y trouver ma place. J’en ai l’expérience de toute une vie ! C’est un voyage incroyablement confortable, avec campements déjà installés de façon permanente, lits dans la tente, cuisinière, vrais couverts, poisson au dîner, fruits à volonté dans le bus, eau fraîche, et je dois en oublier, de ces petits plaisirs qui n’ont l’air de rien, mais qui font toute la différence entre ce qui est vivable et invivable. La chaleur dans ce Kakadu atteint des sommets insoupçonnés de moi et indescriptibles. Une sorte de four brûlant dans lequel même l’air est terrifié, et reste parfaitement immobile. Mais c’est joli. Il faudrait le voir en docu plutôt que d’y être ! Nous faisons en barque, une ballade sur une rivière couverte de lotus aux grandes feuilles en forme de chapeaux chinois, et aux fleurs splendides, éclatantes d’un fuchsia insolent. Sur les feuilles, l’eau n’adhère pas, et forme des petites flaques argentées aux gouttes mobiles à la manière du mercure. Partout des oiseaux tropicaux, de formes et de couleurs inattendues, sur lesquels on raconte des histoires que je ne comprends pas, et qui ont des noms que je ne sais pas traduire. Toujours mon handicap ornithologique ! Je reconnais cependant le nom du jabiru. Il est très mignon. Des milliers de crocodiles, grosses masses grisâtres, écaillées et dures, cernent la barque. Garder les bras et les mains à l’intérieur. Ne pas faire de mouvements brusques. Les palmiers, les yuccas, les bambous, s’élancent vers un ciel blanc à force de chaleur. Les water lilys, nos nénuphars, sont attendrissants comme tout. Le groupe va visiter une ferme de crocodiles. Plus rien à foutre des crocodiles, moi ! Déjà vu. Biffez les mentions inutiles. Je reste dans la clim du bus. Puis un centre culturel aborigène. Rien à foutre de la culture des aborigènes, moi ! Je fume cigarette sur cigarette, et trouve un refuge dans une salle de vidéo climatisée où je peux fermer les yeux. Puis un site de peintures rupestres. Rien à foutre des peintures rupestres, moi ! D’horribles poissons vaguement dessinés sur la roche. Allez, regarde le paysage, c’est beau tout de même. Un petit effort, une petite photo, allez, allez ! Le camp est situé dans un superbe lodge avec piscine. Il y a un kiosque Internet. C’est à peu près tout ce qui m’intéresse. Australie 15 octobre, Darwin Pas grand-chose à raconter, parce qu’avec la chaleur, je flotte au dessus des vapeurs que dégagent les chutes d’eau dans lesquelles nous nous baignons, et la terre torride sur laquelle il faut parfois faire quelques pénibles pas. 226 Pas grand-chose à dire sur ce groupe non plus. Les italiens sont comme à l’accoutumée très sympas. Les australiens sans intérêt. Les danois, ma foi, pas mal, gentils plutôt, en famille. La guide ne me supporterait pas plus de trois jours, et c’est réciproque. Elle nous compte tout le temps, parle au micro pour dire des choses inintéressantes qui m’empêchent de rêver et d’écouter ma musique. Hier soir, s’arrêtant dans un super marché, j’ai laissé le groupe, toujours pour essayer de trouver, sans succès d’ailleurs, une connexion Internet et me suis faite passer un savon ! Je dois rester avec elle parce qu’elle est « responsable » de moi. Je l’ai dégagée en vitesse de toute responsabilité me concernant, et elle a aussitôt fermé sa gueule ! Non mais ! J’ai du mal la nuit à dormir, non pas que les tentes ne soient pas confortables, mais à cause de la chaleur. Mon sommeil est lourd et entrecoupé de réveils moites. D’invisibles moustiques ou insectes rampants me harcèlent. Je n’arrête pas de m’éponger et de me gratter. Je me retiens d’une constante envie de pisser avec toute l’eau que j’avale toute la journée. Dehors, où il ferait plus frais, je vais de temps en temps fumer une cigarette, mais des oiseaux aux lourds battements d’ailes font du raffut sur l’arbre au dessus de ma tête, des serpents grouillent, des crapauds venimeux hantent le sol, et des milliers de chauve souris pendent aux branchages comme de gros paquets noirs. Autrement dit, dehors, ce n’est pas mieux. Alors, le matin, de grosses larmes coulent derrière mes lunettes noires, heureusement aussitôt évaporées par la clim du bus, dont je dirige les aérateurs très exactement au dessus de mes joues. Je suis fatiguée. Déjà dit, je crois. Australie 16 octobre, Darwin Une journée de repos en perspective et j’en ai bien besoin. Une pause, les fraîcheurs très prochaines de la Nouvelle-Zélande et la fin de mon idylle virtuelle avec le correspondant Internet, voilà qui va sûrement me remettre les idées en place. Il est temps pour moi de raconter l’histoire. Et je réponds d’avance aux objections de l’administrateur de top-départ qui me dira « ceci est un carnet de voyages » et rien d’autre, et de Jim qui y verra une de ces petites vengeances minables dont je ne suis pas capable. Oui, cette histoire fait partie du tour du monde et n’aurait jamais existé sans lui. C’est une histoire de voyage. Oui, j’aime bien la vengeance lorsque j’ai le sentiment de me faire escroquer. Elle ne sera ni petite ni minable, mais totale ! Au début de ce voyage dans l’out back, je suis donc contactée par un peintre qui écrit son deuxième roman, et qui me demande de puiser des éléments dans mon journal de bord, parce qu’il me trouve « intéressante» (sic). Il joint au message un texte assorti d’une illustration. J’ouvre vaguement la pièce jointe et tombe sur une sorte de personnage de BD, tenant une mitraillette et tirant sur des lapins je crois, ou quelque chose comme cela. Je ne regarde même pas le dessin attentivement, car la BD, je n’y comprends rien. Le titre du projet de roman ne m’inspire rien de bien sympathique non plus : Viola Tricolor. C’est quoi ce truc ? Un porno apologique sur le viol écrit par un militant de la fête Bleue Blanc Rouge, ou quoi ? Je zappe la lecture du texte, comme beaucoup de tout ce qui arrive par Internet d’ailleurs. Je réponds au message de façon vague et polie, en le remerciant de s’intéresser à mon voyage, en lui demandant de bien vouloir me demander mon accord avant de piquer quoique ce soit, et 227 me fends ici dans ce journal d’une boutade sur les artistes qui ne vont pas à la guerre mais dépeignent les horreurs du front. En réponse à la boutade, il se met en colère, et là commence à exister pour moi. Tiens ! Il y a quelqu’un à l’autre bout du fil ! Ça c’est plutôt bon signe. Par curiosité aiguisée et pour me faire pardonner, je lis Viola Tricolor, et tombe sur un texte encore en plein projet, mais qui m’éblouit, une écriture magnifique, une approche imaginaire et poétique, une grande richesse documentaire, un délire maîtrisé, un futur véritable objet littéraire. Il y manque terriblement de la vie, du temps, des liens dans l’espace, des visages, mais c’est superbe et ce n’est qu’un projet. Il y décrit un bout du monde pas très loin de celui dans lequel je me trouve, quelque part dans le Pacifique. Je vois dans ce texte l’exacte antinomie des miens, factuels, quotidiens, sans aucune créativité puisque liés aux faits du jour, et je m’amuse que lui, au bout du monde dans son bout du monde littérairement fantasmé, ait pu s’intéresser à moi, au vrai bout du monde, mais dans un quotidien où il ne se passe pas grand-chose. Autrement dit, lui dans l’imaginaire du bout du monde, et moi en plein dedans, où il n’y a pas de quoi écrire un roman ! Je lui demande alors de m’expliquer ce qui peut bien intéresser un mec comme lui à mes textes et à ma personne. Il répond par une très belle lettre qui met en scène le monde des bobos du 3 ème dans lequel il vit, avec un regard cynique très juste et très drôle, fait référence à sa jeunesse dans le midi, à la vanité de vouloir de nos jours « résister » à quoi que ce soit, à notre condamnation à la sainte névrose, etc. Quelque chose de distancié et d’impliqué en même temps, ou il se dépeint avec humour et se décrit comme un nostalgique de Godard, peintre avant tout. Un bobo oui, mais je dirais avec une conscience si aiguë de l’être, comme une nostalgie de ce qu’il était avant de le devenir, et un désespoir sous-jacent que je crois deviner et que je partage, hélas, trois fois hélas sur le monde dans lequel nous vivons désormais. Un bobo plus ou moins admiratif de la fille qui a laissé Paris pour aller chez les papous. Il y en a qui ne sont pas que des intellos ramollos et qui ont encore des couilles au cul. Voilà grosso merdo le sens de la lettre. Alors là commence pour moi un véritable trip. Un type qui s’appelle Jim, après mon Jules avec qui nous jouions à Jules et Jim il y a 40 ans, nostalgique de Godard en 2005, qui dit en porter tous les stigmates, qui aurait porté des Doc Martens dans la Sainte Victoire toute sa jeunesse et qui vient me chercher aux antipodes ! C’est trop ! N’en jetez plus, c’est le Christ Ressuscité ou l’homme de ma vie ? Écartant avec facilité l’hypothèse de la ressuscitation du barbu, qui ne me fait, mais alors là, pas du tout triper, j’en conclue à la deuxième hypothèse. Alors là, commence pour moi un voyage imaginaire totalement délirant avec le personnage. Je vais sur son site et voit ses œuvres. Il paraît assurer grave comme on dit. Il semble peindre des choses magnifiques et est probablement connu. Il s’y décrit aussi, de façon drôle et sympa. On n’y apprend pas grand-chose sur le personnage, si ce n’est qu’il a quarante ans. On y voit des photos de lui assez contradictoires, sans doute prises à des époques différentes, les plus récentes masquant le visage sous une cagoule ou des lunettes noires. Et puis la gueule du mec, finalement je m’en fous. Celui qui m’intéresse c’est celui qui a écrit Viola Tricolor et la lettre sur le bobo-désespoir de vivre ! J’y vois comme une sorte de frère, quelqu’un que j’aurais toujours connu, un de mes proches, mais aussi mon contraire, tout cela situé très exactement à l’antipode de ma situation géographique, comme une sorte de métaphysique de la rencontre impossible. Un créatif, un imaginatif, un délirant, un fou, au bon sens du terme, et avec en plus l’accent marseillais. Le 228 parfait complément à mon réalisme, mon empirisme, mon matérialisme, et j’en passe, c'est-àdire à mon obligation de faire, parce que je ne peux pas créer. Entre alors en scène la bêtise des jeunes hollandais, la chaleur, la poussière et surtout la techno, pendant dix jours dans le désert de l’out back. Conditions qui, on le reconnaîtra, sont propices au délire. Déjà le désert, sans hollandais et sans techno, est décrit par les spécialistes comme un lieu d’instabilité psychologique totale avec des syndromes d’hallucinations, de mirages et de bouffées délirantes. Je me vautre dans ces bouffées pour échapper au contexte ambiant qui est un véritable enfer, et je m’enferme dans mes rêves, commençant une correspondance avec l’amoureux d’Internet qui me hante durant toute la traversée du désert, au sens propre comme au sens figuré (la traversée du désert, j’entends). Le trip devient chaque jour un peu plus grave, mais comme la situation objective du voyage s’aggrave de jour en jour elle aussi, je me laisse faire, et sans doute en rajoute. Je me lâche dans ma correspondance pour lui faire part de mon état, et lui demande de m’arrêter si je le dois, ce qu’il ne fait pas aussitôt. Je l’imagine venir me rejoindre ou moi aller le retrouver à Paris. J’arrive même à éprouver du désir pour ce parfait inconnu, parfaitement fantasmé par moi seule je dois le dire ! Alors, sur l’écran noir de mes nuits étoilées de l’out back, je me fais du cinéma, celui que j’aime, avec des plans fixes, des textes écrits insérés entre les images pour aussi ne rien négliger de la beauté des mots et de l’écrit, des images belles à mourir sur de la musique de G. Delerue, des couleurs premières en bleu rouge et jaune, et du désespoir partout sous la résistance impossible, etc. Pierrot le fou, qui se peint la gueule en bleue et se met un collier de dynamite autour du cou, image que j’aime par-dessus tout, et qui correspond parfaitement à celle que j’ai de moi au cours de ce voyage. Là surgissent aussi, en face des jeunes hollandais, toutes les images de ma jeunesse, la vraie, celle d’avant 68, celle de Godard et de Jean Henri et de Jules, du Marseille de mon adolescence, révoltée, disjonctée, amoureuse, images à l’antithèse des soi-disant jeunes que j’ai sous les yeux. Je ne sais pas si j’ai déjà parlé de Godard dans ce journal, mais mon premier et grand amour est devenu son assistant à partir de 68 et je l’ai approché de près. Puis, Jim m’adresse son premier roman, non publié mais qui a bien failli l’être chez des éditeurs connus, pour des raisons que je ne comprends toujours pas. C’est une pure merveille. Tout y est de ce que j’aime, la dérision et le cynisme, l’érotisme sans vulgarité, la vérité des personnages et des lieux, la passion et la froideur, l’émotion et le détachement, le rythme, l’enfance et la Provence, l’originalité et la richesse de l’écriture ! Pour moi c’est un livre très fort, et je le lui dis. Ce n’est pas le bon remède pour que j’arrive à me débarrasser de lui. Arrive alors hier une lettre qui a complètement fait retomber la mayonnaise. Il m’y explique dans un verbiage intello à la con, qu’il est un con lui aussi, et heureux de vivre dans le Marais parmi les bobos qu’il caricature gentiment, et que s’il s’en moque parfois c’est pour rigoler, que je me suis méprise en le croyant un nostalgique de Godard qu’il n’aime pas du tout, qu’il est heureux avec sa meuf de bouffer les tomates de son beau-père dans le Lubéron, et qu’il a assez de fric pour s’en payer aussi de très chères rue de Bretagne pour les peindre en forme de culs. Le Prince Charmant de ma Provence bien-aimée, le révolté trash en Doc Martens, le Godard enfin ressuscité sous les traits d’un quadra de notre époque, le poète doué pour la folie, l’artiste à la recherche d’un ailleurs, se transforment brusquement en connard en Tods, d’un snobisme inouï, pédant à la limite de l’escroquerie, étalant sa culture et ses relations parisiennes, l’artiste à la mode, sorte de Moi hypertrophié passant les dimanches avec sa belle-famille qui a du squatter encore une des belles maisons de notre pauvre Provence, le baiseur propre des bourgeoises de partouzes friquées qui rêve d’enculer une vraie traînasse, parce que c’est tout de même plus sexy, etc… Tout ce que je hais ! 229 La chute est dure mais nécessaire. Je suis une pro de la résistance à la vulnérabilité que procure le sentiment amoureux, bien entraînée sur ce terrain. Les oignons, comme je dis, je les pèle sous l’eau pour ne pas pleurer ! Et je le lui dis. Salut mec ! Un bon Immovan pour passer la nuit tranquille sous le ventilo de ma cellule de l’auberge de jeunesse où je suis revenue pour deux nuits, une pizza et deux bières, mon masque et mes boules Quiès, et c’est reparti comme en 40. Me voilà donc au réveil revenue sur terre, déçue bien sûr, mais soulagée de la fin de cette histoire, et prête à attaquer bientôt la deuxième partie de ce tour du monde, dans des contrées moins psychologiquement dangereuses. Tiens ! Je vais aller me faire couper les cheveux ! Je m’achète un nième t-shirt noir et un pantalon. Ce soir, je sors avec deux filles du groupe précédent. Darwin by night. Je ne sais pas si on s’y envoie en l’air, mais au moins je me sens légère. Australie 17 octobre, Cairns 2 heures du matin. L’alarme anti-feu de l’auberge de jeunesse se déclenche. Tout le monde quasiment à poil dans les escaliers et autour de la piscine à attendre des pompiers, qui finissent par arriver, mais ne savent pas comment l’arrêter ! Quelqu’un a du fumer dans sa chambre probablement. Ce petit cirque dure presque une heure. 4 heures du matin. Réveil pour prendre mon avion à 6 heures Darwin-Cairns. À l’aéroport, un réseau wireless me permet de me réveiller avec quelques gentilles insultes, assez méritées je dois dire, de Jim, assorties de son nom et de ses œuvres en couverture d’un magazine d’art. Bernard a du faire paraître mon dernier texte sur top-départ ! Ce qui est surréaliste avec cette histoire, c’est le nombre de niveaux de lecture qu’elle permet. Je lis ce qu’il écrit. Je lui écris sur ce que je lis. Il lit ce que j’écris. J’écris sur lui et je sais qu’il le lit, etc. Peut-être écrit-il aussi sur ce qu’il lit ? Mais c’est très très compliqué ! La médiation par l’écriture Bernard, c’est dur dur ! Et puis, au final, c’est totalement « confusant », comme on dit ailleurs que chez nous. On finit par ne plus très bien savoir à qui on a l’honneur. À l’autre, au personnage, ou à l’auteur ? Nième chambre cellulaire à lits superposés, mais il y a la clim. Car ici aussi il fait assez chaud. Toutes les attractions du nord de la péninsule ne me disent rien. C’est de la forêt vierge comme en Nouvelle Guinée (des papous donc !), mais je ne peux plus supporter la chaleur, ai vraiment besoin de changer de cadre, et ne veux surtout pas me retrouver avec un autre groupe. Cairns, c’est une sorte de Saint-Raphaël ou de Sainte-Maxime, sans les vieux villages qui vont avec, sur la plus grande barrière de corail du monde. Terrasses en enfilade sur une grande esplanade qui devance la mer, sorte de promenade bordée de pelouses et de palmiers, ce n’est pas vraiment un enfer à priori. Il y a un peu d’air, et j’en ai besoin. Partout la décoration évoque le faux western, et les objets aborigènes vendus aux touristes sont made in Corea. Beaucoup de mecs en bermudas, de gens pieds nus, de filles à moitié à poil, et tout ça plus blond que jamais. Là aussi, je crois que c’est une maladie ! 230 Le processus de commande des repas a désormais changé, c’est tout ce que je vois de différent ici. Il faut payer sa boisson à une serveuse qui vient vers vous en terrasse, puis aller à un comptoir à l’intérieur pour commander le repas payable aussi d’avance. On vous délivre alors un disque électronique muni d’un bip que vous devez emporter à votre table, et qui sonne dès que c’est prêt. Vous devez alors aller chercher votre plat. Pendant ce temps, on vous impose de changer de table à l’extérieur sur la terrasse. Elle en comporte deux lignées parallèles. Celle qui borde la chaussée est fumeur. Celle qui borde le trottoir est non-fumeur ! Et merde ! Ils font vraiment chier ! Le soir Cairns s’anime et pue la frite. Un nombre incroyable de touristes (du moins je crois) asiatiques hantent les mauvaises pizzerias et les Kentucky Chicken. Des marchés en galeries couvertes exposent un tas de bazar kitch et j’en passe, dans lesquels errent les gens en shorts à la recherche je ne comprends pas très bien de quoi. Les agences de voyage offrant des tours dans l’out back ou sur la barrière de corail se font concurrence à coups de tableaux noirs griffonnés de propositions, où s’étale partout le signe $ comme une sorte de drapeau national. Tout cela est absolument inintéressant et surtout d’un mauvais goût abominable. L’industrie touristique dans ce qu’elle a de plus putassière. C’était Cairns. Il faut passer vite. Je me rends compte en me relisant que je deviens de plus en plus grossière dans ce journal et m’en excuse. Le caractère ordurier de mes propos est en général corrélé à une certaine fatigue et, toujours à cet état périodique que j’appelle de « rage » et qui m’est si familier. Je vais devoir me reprendre ! Ma rage est telle en ce moment, que je dresse, juste comme ça pour m’amuser la liste des gens que je hais sur cette planète. *** La haine Juste pour le plaisir, juste pour laisser émerger ma colère. En réponse à ceux qui considèrent que je ne suis pas assez intolérante, et à la grande majorité qui me reproche de l’être trop. Tolérance 0 pour un champ bien déterminé d’êtres humains : Les cons, les racistes, les impérialistes, les machos, les arrivistes, les flics, les pédophiles, les beaufs, les ploucs, les bourges, les rats d’église de synagogues et de mosquées, les matons, les psychotiques baveux, les nazis, les contractuelles, les parachutistes, les colons, les dianéticiens, les malodorants, les chauffards, les gens pas clairs, les fans de foot, les pétasses, les irresponsables, les tauromachos, les patrons, les Dir com et les DRH, les chasseurs, les mégrétistes et lepénistes, les bodybuildés, les Claudettes, les australiens et les aborigènes, les buveurs d’eau, les trouillards, les collabos, les propriétaires, les parents d’élèves, les friqués, les résidents secondaires, les campeurs caravaneurs, les écolos apolitiques, les psychorigides, les résignés, les ramollos, les paranos, les amis de la SPA, les bronzés aux UVA, les teints en blond, les pornos, les possesseurs de molosses et de chienchiens à sa mémère, les gens qui trimballent un chat dans un panier, les dentistes, les bouchers, les psychologues scolaires, les 231 porteurs de moumoute, les chauffeurs de taxi, les nantis, les bien nés, les médecins du travail et de la sécurité sociale, les lacaniens, les comptables, les radins, les pique-assiette, les ingrats, les escrocs du cœur, les banquiers, les profs de gym, les fans de Sardou et de Laura Fabian, les spectateurs d’Ardisson, les couples, les bricoleurs, les amateurs d’horoscope, les analphabètes, les vulgaires, les vieilles niçoises, les béni oui-oui, les « ne sait pas », les je m’en foutiste, les suivistes, les opportunistes, les maquereaux, les garde champêtres, les troglodytes, les skieurs, les surfeurs, les golfeurs, les anti-avortement, les censeurs, les proviseurs et les surgés, les curés, les en-croyeurs, les bouffons, les radasses, les américains, les procureurs généraux, les obèses, les boutonneux, les gens qui rotent, les familles nombreuses, les épouses et les maris, les Hara Krishna, les soldats de l’Armée du Salut, les témoins de Jéhovah, les charitables et les compassionnés, les gens bien, les jardiniers d’hortensia, les richards, les yachtmen, les tricheurs, les traîtres, les jaloux, les envieux, les clients des hypermarchés, les petits commerçants, les grands commerçants, les insipides, les timides, les frigides, les politicards, les maîtres nageur, les pompiers incendiaires, les conducteurs de 4X4 à Paris, les femmes soumises, les lecteurs de rubriques nécro, les dragueurs sur Internet, les pots de colle, les empêcheurs de tourner en rond, les possessifs, les divorcés tristes, les vieux avant l’âge, les lecteurs de magazines people, les consultants, les admirateurs de Diana, les fats, les agents immobiliers de change et de communication, les aristocrates ouvriers, les esclavagistes, les bienpensants, les majoritaires, les souverainistes, les frileux, les marchands et bouffeurs de tripes et de boudin, les porteurs de gourmettes de chaînes et de chevalières, les sourires Gibbs, les femmes qui ont des bouches à pipes, les faux culs et faux jetons, les mecs à moustache, les hassidim, les sionistes, les ayatollahs, les talibans, les centristes, les admirateurs de Lelouch, les fashion victims, les culs bénis, les bourreaux, les bouseux, les inventeurs du Zyklon B et de la gégène, les inspecteurs des impôts, les vigiles, les utilisateurs de caméscope, les porteurs de casquette américaine, les jaunes, les verts, les filles en rose, les aryens, les Condolezza Rice, les Tatcher, les fiancés, les reines et les princesses, les croque morts, les maniaques, les manipulateurs, les gens très heureux, les trop gentils, les trop méchants, les moutons de Panurge, les gens sans humour, les pleurnichards, les petits chefs, les jeunistes et les agistes, les enculeurs de mouches, les femmes à la maison, les mecs au garage, les animateurs de colonies de vacances, les touristes, les clients du café du Commerce, les acheteurs de souvenirs, les merdes et les sous merdes, les indécis, les redresseurs de tort, les réactionnaires, les sectaires, les négationnistes, les isolationnistes, les plagiaires charognards, les poufiasses, les pleutres, les ennemis de mes amis, les impuissants et les éjaculateurs précoces, les fans de films de sous-marins, les journaleux, les recruteurs, les testeurs, les immatures et les trop matures, les gaveurs d’oie, les plaintifs, les frustrés, les gros dégueulasses, les salaces et les limaces, les sourds qui ne veulent pas entendre, les cadres moyens et dirigeants, les dentistes, les rats de bibliothèque, les dogmatiques…allez dans l’ordre maintenant ! …les administrateurs, les barbouzes, les cachottiers, les dynamiques, les éplorés, les fayots, les gringos, les hooligans, les imbéciles, les japonais en voyage, les kangourous, les lèche culs, les menteurs, les numismates, les obscurantistes, les prédicateurs, les petits porteurs et possesseurs de CCP, les quémandeurs, les queues basses, les ronfleurs, les ruminants de chewing-gum, les salauds, les tripoteurs de petites filles, les unanimistes, les vantards, les wallabys et les wombats, les XXL, les yakas, les z(n)obs, etc. Une dernière série ! Un petit effort !... … les animateurs de formation, les bataves, les cloches, les daubes, les équarrisseurs, les fifilles à son papa, les garçons à sa maman, les hommasses, les idiotes, les joueurs de PMU, les kangourous (deux fois pour eux), les limités, les minettes, les nageuses de crawl, les ornithologues, les phraseur, les quinquas en minijupes, les roublards, les snobinards, les tatoués, les usurpateurs, les violeurs, les Wayne John, , les XXS, les Zitrone et les Zidane et les z(n)obs. Allez ça suffit, tu te fais du mal ! 232 Alors deux questions : Qui ai-je oublié ? Qui reste-t-il à aimer dans ce bas monde ? Une réserve : Si vous vous reconnaissez vous êtes l’exception qui confirme la règle. *** Australie 18 octobre, Cairns, grande barrière de corail, J’ai embarqué sur un voilier pour la journée. Destination la grande barrière de corail, un gigantesque récif de coraux qui s’étend sur 2000 km de longueur. Une trentaine de personnes à bord avec un équipage bien rôdé pour son cirque d’animation. C’est un peu artificiel mais finalement agréable. Sur un bateau, du moins les premières heures, les gens sont en général heureux. On sait que ça se gâte vite d’ailleurs ! Lorsque nous naviguons il y une brise que je n’avais plus reçue dans le visage depuis très longtemps. La côte montagneuse et couverte de forêts humides offre un spectacle magnifique sous un ciel changeant. Au bout d’une heure, nous la quittons pour atteindre la barrière et nous ancrons en pleine mer, non loin d’une île bordée de plages. Les eaux sont extraordinaires dans la variété de leurs couleurs du vert pale au bleu marine, complètement transparentes, et l’on y voit des multitudes de poissons colorés. J’ai beau ne pas être encore tout à fait là, le spectacle parvient à me capter, et je fais même une heure de snorkeling, puis bronzette-cramette sur la plage loin d’être déserte. À l’heure du déjeuner, les requins s’approchent du bateau et rôdent autour de nous. Ils ne sont paraît-il pas dangereux, comme ne l’étaient pas les crocodiles de je ne sais plus quelle rivière, comme ne le sont non plus aucun des molosses que l’on rencontre dans les rues, aux dires de leurs propriétaires évidemment. Après le déjeuner, je ne baignerai plus. J’écris la suite de mon article sur la haine, et l’intitule le filtrat comme il se doit. *** Le filtrat. Restent donc à aimer dans les mailles fines du filet : Les hommes qui pleurent et les femmes qui ne pleurent pas, les exclus, les prisonniers, les immigrés clandestins, les candidats à le devenir accrochés aux ailes des avions ou errants sur des embarcations précaires, les jeunes qui tiennent les murs, les irakiens bombardés, les habitants des zones cycloniques inondables et sismiques, les affamés et assoiffés, les morts et 233 les disparus, les névrosés, les mourants, les victimes de tous les carnages, les naufragés, les rescapés, les déportés et les déplacés, les mecs de Guantanamo, les sidéens et stades terminaux, les handicapés cassés et meurtris, les nouveaux nés, les suicidés, les vieux qui ont soif, les SDF, les gitans et les juifs errants, les derniers explorateurs et aventuriers de l’extrême, les pleins de cicatrices, les femmes des talibans, les petites filles excisées, les pontés et les dilatés, les ratés, les gangsters, les irréalistes, les marginaux, les traîne savates, les drogués et toxicos de toutes sortes, les homo et transsexuels, les hermaphrodites escarmoules et moulagots, les femmes battues, les ectomisés et scotomisés, les divorcés non remariés et non éplorés, les solitaires et les ermites, les réfugiés et demandeurs d’asile, les noyés, les laids, les ratés du lifting, les sourds aveugles et/ou muets, les déjantés et les décompressés, les invertis et les inverseurs de tendances, les passeurs à l’acte, les humiliés, les anorexiques, les derniers fumeurs, les alcoolos anonymes ou connus, les sauvages d’îles désertes et les cannibales, les fantasmés des antipodes, les cadavres découverts plusieurs mois plus tard, les morts des tombes profanées, les gnomes et les géants, les tristes et les désespérés, les cathartiques et les catatoniques, les virtuels, les romantiques en voie de disparition, les freaks et les monstres, les reubeus et les banlieusards, les ironiques et les cyniques, Guédiguian et Ken Loach, les sarcastiques et grimaçants, les derniers ouvriers des dernières usines, les jetés licenciés outplacés et reclassés, les chômeurs longue durée et tous les fins de droit, les accidentés de la route et les routards accidentés, les fous, les veufs et les veuves non éplorés, les femmes seules et les mères célibataires, les orphelins, les enfants des rues sniffeurs de colle, les michetons et les putes, les sur et sous doués, les cas sociaux et caractériels, les délinquants, les nés dans des éprouvettes, les chagrinés de l’amour, les placés sous contrôle judiciaire et porteurs de bracelets électroniques, les marins du Koursk, les défenestrés des Twin Towers, les invités non masqués de Delarue, les voleurs à la tire, les cancres et les élèves des zep, les clonés, les siphonnés les cinglés et les frappadingues, les bannis et interdits de territoire, les esclaves sexuels, les harcelés, les enfants prostitués, les kleptomanes, les condamnés des couloirs de la mort, les artistes incompris, les derniers porteurs de Birkenstock, les cramés des hôtels à bas prix, les mal habillés, les mal-logés, les mal soignés, les expropriés et les expulsés, les enfants violés par leur père, les squatters, les femmes stériles, les gens qui n’ont pas le permis de conduire, les crashés, les reniés et les déchets de l’ingratitude, les mères qui ont perdu leur enfant, les séropos, les défigurés du vitiligo, les dinosaures, les juifs antisionistes et les palestiniens non antisémites, les on vous mettra le feu, les hypertendus, les albinos, les enfants aux os de verre et les enfants lune, les comateux et les futurs morts, les pirates de l’air, les asilaires, les tourmondistes cardiaques au-delà de 55 ans, les cruels et criminels par passion, les ressuscités, les joueurs invétérés, les érotomanes, les antitout, les révoltés et les rebelles, les barbares, les gazés et les fusillés, les déboussolés, les étiques, les derniers nomades, les outranciers et les outragés, les trisomiques, les paupérisés, les retardataires, les dégagés, les antihéros, les lunatiques et cyclothymiques, les ruinés et dépossédés de tout, les esseulés, les déçus et les déchus, les trop naïfs, les inclassables et les déclassés, les déchets de l’humanité et les oubliés de l’histoire. Allez dans l’ordre maintenant ! Les amiantés, les brisés, les colériques, les diaboliques, les enragés, les furieux, les garnements, les hypocondriaques, les intellos pas ramollos, les jouisseurs, les kidnappés, les lunaires, les mauvais, les nuls, les out of order, les pickpockets, les quantités négligeables, les rouspéteurs, les sahéliens, les terroristes, les ultras, les vitriolés, les derniers wagnériens, les diplômés de l’X encore révolutionnaires, les y a plus que les yeux pour pleurer, les zombis et leurs copines les zombies. Encore un petit effort : Les autistes, les baisés, les comiques de l’absurde, les déchets non recyclés, les écarts types des courbes de Gauss, les fidèles et les Fidel, les génies et les leurs génisses, les hurluberlus, les 234 illuminés, les jetés, les kamikazes, les loubards, les minoritaires, les niqués, les opposants, les protestataires, les QI au-dessus de 135, les retraités de la vie active ou inactive, les schizophrènes, les traumatisés, les utopistes, les va nus pieds, les wanted d’Interpol, les xénophiles, les yeux pleins de larmes, les zazous et leurs copines les zazoues. C’est déjà pas mal ? Non ? *** Voilà une journée qui aurait pu être belle, si je n’étais toujours aussi hantée par mon correspondance avec Jim qui a pris ces derniers jours un tour épouvantable. Je veux cesser ce type d’échanges sulfureux pour lesquels je ne suis pas faite et que j’ai eu tort de susciter, me sentant complètement escroquée sur la question de Godard. La divergence sur l’évaluation de Godard n’a en soit aucune importance, mais il s’agissait là d’une sorte de travestissement de mon interlocuteur qui a participé pour beaucoup au processus fantasmatique. Je me suis sentie complètement grugée. Quel était le but de cette plaisanterie ? Je ne sais pas. Au fur et à mesure que le personnage se dévoile, je découvre à quel point son roman est fort. Il est doué (le roman) d’une sorte de puissance qui échappe à son auteur et qui s’accroît encore lorsque l’auteur est un peu mieux connu. Dès les pieds sur la terre ferme, je cours vers Internet pour le lui dire. Nos messages se croisent. Il veut faire une pause. C’est sûrement raisonnable, mais triste. Australie 19 octobre, Brisbane Le vol Cairns Brisbane dure deux heures. Le backpacker est plutôt chouette, situé en plein centre dans un vieil immeuble colonial. Ma chambre est toute petite mais ne ressemble pas vraiment à une cellule de prison. Disons plutôt, à une chambre de religieuse, petit lit et parquet bien ciré, lumière jaunâtre et ventilo, fenêtre à coulisses donnant sur cour. Un des murs a été peint en bleu ciel, sans doute pour « égayer » ! Je n’ai envie de rien. Je dors une bonne partie de l’après-midi. Le soir, dîner dans le bar du rez-de-chaussée. Beaucoup de monde, essentiellement des jeunes dans une musique d’enfer mais audible, boivent de la bière qu’ils se servent dans d’immenses jarres posées sur la table. Une fille me propose de rejoindre une tablée où toute la jeunesse européenne est représentée, des allemands, anglais, danois, etc. Ils sont ouverts et sympas, et nous échangeons sur nos parcours respectifs. C’est tout. Ils pourraient tous être mes enfants. Je suis contente d’être avec eux sans me sentir à l’aise non plus. Ce n’est pas tout à fait ma place. Mais alors qu’est-ce que tu fous là ? Je n’ai pas la réponse. Parfois je me dis que là ou ailleurs c’est bien pareil, puisque de toute façon je ne suis vraiment à ma place nulle part dans ce voyage. Il n’y a que lorsque je suis seule dans ma Toyota, avec mon MP3 branché sur les oreilles, que je n’éprouve pas ce sentiment. Là, je n’ai plus besoin de chercher ma place parce que je suis dans une bulle, une bulle d’acier sur roulettes qui me 235 protège de tout contact, ce qui n’est finalement pas plus mal. Mais mes finances ne me permettaient plus d’en louer une ici. Ce putain d’appart n’est toujours pas reloué. Je ne sais plus quoi faire. Je ne vais pas pouvoir finir l’année sans encore m’endetter, alors que j’étais arrivée au moment de mon départ avec une situation parfaitement clean. C’est mon lot que d’être bonne cliente de Cofinoga ! Chaque fois que je m’en débarrasse, je retombe un peu plus tard dedans. Toute la nuit, raffut terrible dans les couloirs de l’auberge de jeunesse… Mais ils ne dorment jamais ou quoi ? Ils courent, s’interpellent, rigolent, parlent haut. Bon. À moi de prendre patience. Je ne suis pas sur mon terrain, mais sur le leur. T’avais qu’à pas être là, hein ma vieille ! J’écris beaucoup et y passe la nuit. Il fait une chaleur moite et la lumière est glauque. Ce n’est pas très gai. Au matin il pleut sur Brisbane, ville dans laquelle je n’ai pas encore mis les pieds. Je n’ai aucune envie de marcher sous la pluie ni dans cette moiteur, et reste dans ma cellule toute la journée. Sieste et rêveries. Écriture et lessive. Bagages, à alléger sans cesse. Je me débarrasse de tout le matériel de camping dont je n’aurai pas besoin dans les prochains pays. Je quitte Brisbane le 24 pour la Nouvelle-Zélande. Entre temps, je me rends à Fraser Island, où les paysages sont paraît-il superbes. Je n’ai pas d’autre choix que d’y aller avec d’autres gens, car seuls les 4X4 peuvent rouler sur l’île. Allez, courage, encore une petite expérience ! Australie 21-23 octobre, Fraser Islande Ce journal a failli prendre fin, peut-être définitivement, peut-être pour un moment. Il y a presque six mois que je raconte ce rien qui se déroule chaque jour. Je n’en ai plus trop ni l’envie ni la force maintenant. Cela me paraît trop vain. Jim a raison. C’est ce rien qui fait l’intérêt du récit, mais au xème degré et pour celui qui le lit seulement. J’éprouve le sentiment d’avoir tout dit des paysages, des gens, des pays, de ne plus avoir un intérêt suffisant pour relater ce que je vis en ce moment. Peut-être aurais-je envie plus tard de parler des glaces de l’Antarctique ou des grands vents de Patagonie. C’est probable. L’écriture doit se poursuivre de toute façon sous une autre forme, qui me laisse plus libre de parler de ce qui s’est amorcé ou accompli, semble-t-il, une sorte de voyage intérieur. La voilà devenue mystique ou quoi ? Non, non ! Pas de danger ! C’est un grand remue-ménage, à coups de larmes et de rires, d’insomnies et de léthargies successives, de souvenirs et de rêves. Un de ces ménages, mes copines le savent, dont on sort en général épuisée, mais satisfaite. L’écriture m’est devenue vitale et c’est un outil qui demande de l’intimité et du travail, ce qu’un site comme celui-là ne permet évidemment pas. L’écriture ici est bien trop spontanée, et je me suis rendue compte à quel point je n’étais pas en train de m’adresser qu’au seul cercle fermé de mes amis. Je ne sais plus très bien sous quelle forme je dois donc écrire aujourd’hui. Je suis en train de réaliser des essais. Faut voir ! Le voyage continue tout de même. Pour le moment je dirais un peu par défaut. 236 Australie 22, 24 octobre, Fraser Island Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis. Je poursuis ce carnet de bord malgré mes envies d’abandonner pour une raison simple, c’est qu’il me maintient en lien avec le réel et avec mes amis. Je m’y accroche donc comme on s’accroche à un travail, pour ma santé mentale, dirais-je. Je vais le poursuivre comme je poursuis ce voyage, car il en fait partie, sans plus rien en attendre d’extraordinaire du moins ici, et je me dis que mon quotidien est là, et que ce n’est pas plus mal que le Monop de Beaugrenelle ou le parc André Citroën. L’itinéraire que je me suis choisi s’impose à moi chaque matin, le récit à en faire s’impose en soirée, comme s’impose chaque jour aux travailleurs du monde entier la nécessité de se lever et de faire ce qu’on leur demande. Ils ne se posent plus de questions à force, les pauvres ! Et bien pour moi c’est devenu un peu pareil. Mon « voyage intérieur » lui, s’accélère, avec de véritables secousses sismiques par moment, et je jette sur tous les bouts de papier que je trouve des notes, dont je verrais bien plus tard ce que je peux en faire. Le vrai sens de ce tour du monde m’est de plus en plus apparent et de plus en plus positif. Une bonne petite « tranche » complémentaire sous une forme différente, finalement pas plus coûteuse ni en temps ni en argent que le divan, avec des aspects jouissifs que le divan n’a pas. Je ne m’attendais pas à cela, mais pourquoi pas ? Bien. Alors revenons au voyage et à Fraser Island. L’île est belle. 120 km de plages du Pacifique jonchées d’arbres morts, et de vagues, dans lesquelles pullulent les requins. C’est un mélange étrange de mer et d’eau douce, de sable et de forêts, un environnement très sauvage et très préservé. Une forêt humide subtropicale, verte et pleine de vie, avec ses arbres géants et ses plantes grandioses sur lesquelles il y a toujours une histoire étonnante à raconter. Des dingos, sortes de chiens sauvages, maigres et cruels, hantent les sentiers. Des dunes abruptes se jettent dans des petits lacs d’eau douce, d’un vert tendre et frais. Elles sont si étendues parfois qu’il s’agit de vrais ergs, si ce n’est qu’en leurs sommets elles ont enseveli la forêt, la canopée prenant alors la forme de bosquets illusoires. Un grand lac ourlé de sable blanc prend place au cœur de l’île, véritable paradis d’eaux cristallines et fraîches, turquoise le long de la grande langue de sable qui s’enfonce de plusieurs mètres dans ses eaux, et sombre au-delà, dès qu’elles deviennent profondes. Nous sommes 3 véhicules 4X4. À bord, une canadienne, un jeune français, une allemande, un coréen et une trentaine de jeunes étudiants de Honk Hong ! Ca ne parle plus dutch, mais cantonnais maintenant ! Bof, pourquoi pas ! Beaucoup riraient de me voir ainsi coincée dans un étrange véhicule, entre une très laide jeune fille de Honk Hong et un jeune coréen encore boutonneux à l’odeur hépatique de glutamate mal digéré, qui me fait gerber! Ces filles, aux noms impossibles à prononcer, aux visages épatés et ingrats, aux pieds courts et aux culs bas et plats, sont presque toutes très moches, mais l’une d’entre elles est sympa et drôle. Elle est la seule que j’arrive vraiment à différencier, la multitude des autres se perdant en une masse indistincte et sans noms, comme si de par leur nombre, ces chinois généraient automatiquement chez nous une sorte de renoncement à les identifier individuellement. Des petites filles, pour moi en tous les cas, pas des copines. Dès que le véhicule roule, elles s’endorment aussitôt comme des bébés dans de jolies postures, tête en avant ou inclinée sur le 237 côté, qui ballottent et qu’elles redressent soudain tant bien que mal d’un grand coup de nuque. Sur leurs bouches endormies, on lit la moue des tout petits enfants. Elles deviennent carrément drôles sur la plage, derrière leurs bobs ou leurs casquettes à visières, transportant un incroyable fourbi avec elles : bouées, serviettes éponges, lunettes de plongée, caméras, et parapluies en guise d’ombrelles ! L’île est suffisamment belle et étonnante pour capter mon regard, ou du moins pour me permettre de ne pas y être mal. Nous marchons un peu et nous baignons beaucoup. Je me souviendrai longtemps d’un petit ruisseau dans lequel on se laisse couler au gré du courant jusqu’à la mer, en s’abandonnant. Les chauffeurs et guides sont très discrets et le groupe ne me pèse pas. Je partage une chambre avec le français, la canadienne et l’allemande. J’écris beaucoup. Ce sont mes derniers jours en Australie. Presque deux mois délirants de solitude, de rage, de touffeur, de mal bouffe, de vulgarité, d’ignorance crasse, de promiscuité, de mouches, d’ennui, que seul ce magnifique coup de foudre pour Jim, aussi imaginaire et improbable qu’il soit, m’a permis de supporter. 238 3ÈME PARTIE NOUVELLE ZÉLANDE 239 CHAPITRE 7 Du 25 octobre au 20 novembre 05 Ile Du Sud Nouvelle-Zélande 25 octobre, Christchurch Christchurch vers 1 heure du matin, heure locale, après 3 heures de vol. Ca y est, mon cauchemar australien a pris fin. Ma chambre dans le nouveau backpacker a presque l’air d’une vraie chambre : télévision, draps blancs, petit balcon donnant sur une piscine, rideaux aux fenêtres et même un poster sur le mur. Au matin, je me sens comme convalescente à la sortie de l’hôpital, un peu étourdie, très flageolante, et ivre de l’air presque froid. Ma peau n’est plus collante, et il y a des semaines que je ne me suis plus sentie si fraîche. Je suis à la fois très fatiguée et très heureuse de ma liberté retrouvée. Je loue immédiatement une nouvelle Toyota Corolla automatique, que j’aurai dès demain. Christchurch ressemble à une sorte de mini Cambridge, avec son architecture anglaise du début du 20ème, son université, ses rues calmes, son tramway et sa petite rivière léchée de saules pleureurs et bordée de berges verdoyantes, sur lesquelles on peut se poser au soleil. L’odeur de frites a quasiment disparu. La journée est resplendissante comme une de ces belles journées de haute montagne au printemps. Je me balade, en tramway, en téléphérique, jusqu’au soir où, miracle, un restaurant me sert un poisson poché à la crème accompagné de délicieux légumes vapeur ! Je crois que je vais aimer la Nouvelle-Zélande ! Quelques jours de repos, ma Toyota-bulle, et je devrais être repartie ! Nouvelle-Zélande 26, 28 octobre, Mont Cook Ce pays est un rêve. La route de Christchurch au Mont Cook rencontre deux lacs émeraude cernés de montagnes aux sommets éternellement enneigés. C’est un incroyable festival de vert, de bleu et de blanc. Ce sont des lacs glaciaires aux eaux totalement transparentes, qui peuvent virer au noir dès qu’un nuage les marque de leur ombre. Ces nuages laiteux, épars, s’accrochent aux sommets de certaines montagnes se confondant avec la neige, et coulent littéralement sur les versants. Pendant deux jours, le soleil est resplendissant avec cette atmosphère printanière qui 240 m’enthousiasme beaucoup. Oui, ici encore, c’est le printemps, éternelle saison pour moi qui le poursuit depuis des mois. Puis on parvient au fins fonds d’une vallée cernée de 23 sommets de plus de 3000 mètres, dans laquelle courent des rivières et des torrents. Entre chaque plissement montagneux un glacier tout ridé descend des flancs. À sa jonction avec la vallée, il se transforme en lac dans lequel flottent des icebergs bleus, auxquels conduisent des sentiers rocheux balayés par les vents du pôle. On y rencontre parfois, émouvantes, de belles renoncules blanches qui croissent au milieu des moraines et des éboulis, dans univers minéral rude et gris d’acier. Je m’installe pour deux nuits dans une auberge de jeunesse assez conviviale. L’hébergement est ici encore plus cher qu’en Australie, et il ne sera pas question de me rendre à l’hôtel durant tout mon séjour. J’y occupe en ce soir de mon anniversaire, une chambre ultra modeste, réduite au minimum, c'est-à-dire à deux lits métalliques superposés, mais ça me va. J’ai appris à réduire aussi mes besoins dans ce domaine et à me contenter de très peu. J’écris en général par terre, faute de chaise et de pouvoir m’asseoir sur la couchette inférieure. Je n’ai avec moi pour la nuit que très peu d’affaires. Je me satisfais de mon duvet et de mon masque. La pluie du troisième jour ne me fait pas abandonner le projet de randonner. Quatre heures de marche sous un vent glacial, si violent que parfois, ne pouvant plus avancer, je dois me courber sur le sentier et attendre la fin de la rafale. La pluie est incessante, et le jean roidi et glacé colle aux cuisses horriblement. Je ne vois rien d’autre que mes pieds que j’avance l’un après l’autre, prudemment sur les rochers trempés. Dès que je lève la tête, mes lunettes, toujours sans essuieglace, dégoulinent, et je ne distingue plus rien. Donc pour mon anniv, un grand bol d’air et d’eau. C’est déjà pas mal ! Sieste bien méritée et semi comateuse sous un chauffage poussé à fond pour retrouver un peu de chaleur. Puis dîner toute seule, comme dab, dans le seul restaurant du resort, un chalet ouvert par de larges baies vitrées sur la montagne. Un peu de vin blanc, une pizza et un gâteau au chocolat. J’ai 57 ans. Qui pensera à me souhaiter mon anniversaire aujourd’hui ? Ce n’est plus vraiment important. Chaque année me rapprochant de la mort, s’en réjouir serait de mauvais goût ! J’écris un texte en hommage à mes parents en ce jour particulier de ma naissance, et, fidèle à ma mère kleptomane, je vole dans un magasin local un cache cœur en laine mérinos qui vaut la peau des fesses ! Je m’offre ainsi un double cadeau : un peu de douceur dans ce monde de brutes, une brassière de bébé qui se croise sur la poitrine et se ferme avec une épingle comme maman savait en tricoter, et comme j’aimerais tant qu’elle m’en tricote encore ! Putain que c’est dur la vie ! *** Jour d’anniversaire C’est mon anniversaire. J’ai 57 ans. Un jour propice au souvenir nostalgique de mes parents, car ils me semblent plus concernés que moi-même dans ma naissance. Je suis donc née le 28 octobre 1948, trois ans après la libération du camp d’Auschwitz découvert par l’armée russe. Ce fut aussi l’année de la création de l’état d’Israël, et à quelques 241 jours près la naissance du prince Charles, évènement qui a sans doute évincé un peu celui de ma propre naissance. Je suis née 9 mois et 10 jours après le mariage de mes parents, dont on ne dispose curieusement d’aucune photo. Une enfant de la raison, de la sagesse, et de l’amour de mon père pour ma mère. En 1948, l’année de ma naissance, mes parents se remettaient à peine de la guerre, et tous les deux d’une grave amibiase, grâce à laquelle ils se connurent en cure thermale à Chatel-Guyon. Mon père attendit sagement le mariage pour honorer sa femme qui elle, avait déjà depuis belle lurette, perdu son pucelage avec pas mal de voyous de Marseille ressemblant à son idole Lino Ventura ! Mais on ne dira jamais assez à quel point il était romantique, et à sa façon poète, avec la beauté attendrissante des artichauts qu’il offrait à sa fiancée chaque jour, les fleurs étant à cette époque impossibles à trouver. Ma mère était petite mais très belle. Son visage encadré d’épais cheveux noirs et bouclés rappelait ses origines algériennes. Elle avait des yeux verts, une poitrine opulente et splendide, et des jambes très harmonieuses. Mon père lui, avait déjà 40 ans quand il l’a rencontra, mais il avait gardé la finesse des traits du jeune homme romantique d’éducation viennoise qu’il avait toujours été. Il était d’une effrayante maigreur, et d’une certaine élégance qui le faisait souvent comparer à Fred Astaire. Ah ! Non ! Ce n’était pas un Lino du tout ! Mon père était très amoureux de ma mère, qui elle, en l’épousant recherchait plutôt la sécurité d’un homme sérieux et bon, qui l’éloignerait et la mettrait à l’abri de tous les voyous qu’elle avait auparavant fréquentés. Ils vécurent ensemble durant 43 ans sans que jamais, je le crois, cet écart de projet dès l’origine ne soit totalement réduit, même si leur relation avec la vie et les années s’est transformée peu à peu. Lui, amoureux d’elle. Elle, amoureuse des rêves qu’elle avait quittés pour lui, triste de ne pas les réaliser, et s’en inventant des substituts à sa manière. Mon père est né en Grèce à Salonique, où il vécut jusqu’à l’âge de 3 ou 4 ans. Il garda toute sa vie cette nationalité qui ne voulait rien dire d’autre pour lui, que le fait qu’il était de nulle part et de partout à la fois. Son enfance et sa jeunesse dans la Vienne du début du siècle, si riche culturellement et si prospère, lui avait permis de bénéficier de ce qu’on appelle une bonne éducation au lycée français comme il se doit. Il parlait couramment plusieurs langues, l’espagnol avec sa famille, l’allemand avec ses amis, le français à l’école, et l’anglais comme tout le monde. C’était un homme cultivé et intelligent que la guerre avait complètement cassé, l’obligeant à émigrer et à laisser tomber ses études dans une grande école française, pour subvenir aux besoins de sa famille cachée à la campagne. Il dut alors sous un nom d’emprunt vendre des cravates dans des parapluies, réparer des juke-box, et oublier ses études, son goût du jazz et du violon, jusqu’à ce qu’il ait pu créer son entreprise après la guerre, pour laquelle il parcourut la France en train toute l’année, avec ses valises de représentant de commerce. J’ai de mon père un ongle de pied très épais et difficile à couper, une oreille romantique, un nez busqué, le goût des chiffres et le sens logique, ainsi que les prénoms. Le premier est celui de son grand amour de jeunesse, morte prématurément de la tuberculose, le second celui de l’amour de toute sa vie, sa mère, ma grand-mère paternelle. J’ai aussi de mon père, si je veux être juste à son égard, le goût des études, un certain internationalisme qui a pris des formes diverses au cours de ma vie, l’attrait de l’itinérance, de l’immigration et de l’exil. Le pseudonyme que j’ai choisi avant mon départ pour ce voyage, Nadouchka, est l’affectueux surnom qu’il me donnait. Du côté de ma mère j’hérite plutôt d’un passé de toxicomanie, de mythomanie, et de rêves d’aventurières en tablier de cuisine ! 242 Petits, trois choses dodues jouaient sur le gras de son ventre en riant. C’étaient mes frères et moi. Nous la renversions sur le canapé et faisions vibrer toute cette graisse de nos six mains. Elle poussait des cris à la fois de honte et de joie. Puis, pour nous calmer, elle nous racontait des histoires, comme toutes les bonnes mamans avant que les enfants ne s’endorment. Ses histoires à elle. Particulières ! Elle nous racontait que les après-midi, pendant que nous étions à l’école, elle attaquait des banques avec son amant, un certain Roger. Elle, notre maman, était chargée de faire le guet au coin de la rue. Lui, avec ses amis bien armés, entrait dans la banque, disait « haut les mains ! », et prenait l’argent. Souvent, nous nous sommes demandé s’il pouvait il y avoir quelque chose de vrai dans cette histoire. Quelles étaient les parts respectives de sa vie secrète et celle de la mythomanie dont elle héritait clairement de son propre père ? Ce qui est néanmoins sûr, c’est qu’elle quittait la maison tous les après-midi, de l’heure de notre départ pour l’école à celle de notre sortie, que je l’ai vue un jour entrer dans un hôtel de passe bien connu du cours Pierre Puget de Marseille, et qu’elle participait, sans doute avec ce fameux Roger, à des activités clandestines de recel ou de je ne sais quoi. Un jour, débarquaient à la maison des lots d’objets en cuir, portefeuilles, cartables, blousons. Puis, une autre fois c’étaient des stylos, ou autre chose. Nous, nous fichions bien de la provenance de tout cela et ne nous posions pas même vraiment la question, la mère étant par définition prodigue. Nous prenions ce qu’elle nous donnait, c’est tout. Ce qui est sûr aussi, c’est qu’elle volait régulièrement dans les supermarchés, en général de l’épicerie fine, caviar, foies gras, crabe de Russie, œufs de saumon fumés. Non par kleptomanie véritable, ni encore moins par nécessité, mais pour le fun que devait lui procurer le fait d’escroquer la direction du super marché. Le réfrigérateur de notre HLM était donc toujours plein de choses délicieuses, et personne ne s’en plaignait, jusqu’à ce qu’elle se fasse piquer sérieusement par la police, et qu’un soir en rentrant de l’école, mon père étant absent, je n’ai dû, moi, l’aînée de la famille, aller la récupérer au commissariat du quartier. J’avais à peine 16 ans. Mon père passa sa vie à ne pas vouloir ni entendre ni voir, à un point tel, qu’il mourut réellement aveugle et sourd. Ma mère a ainsi rêvé pendant 68 ans d’être une aventurière. Personne ne sait si elle fût vraiment un jour la Bonny d’un Clyde de Marseille, mais tout le monde sait à quel point elle a pu souffrir de la banalité de sa vie d’épouse et de mère de famille dans son HLM. Sa fille n’a pas été non plus la Bonny de qui que ce soit, mais a transformé son rêve à sa manière, en cherchant toujours à mener une vie hors normes, en parallèle à une vie bien banale de cadre d’entreprise, de mère et d’intellectuelle, que l’amour qu’elle avait pour son père lui avait toujours inspiré. C’est ainsi que je comprends le sens que j’ai donné malgré moi à ce trajet de 57 années, mon refus de la vie d’épouse et de mère de famille, mon énergie à combattre pour toutes les causes qui peuvent me permettre de sortir du rang, ma véritable xénophilie, mon attirance pour l’errance et pour le voyage, mon combat pour prendre tout en charge dans une indépendance totale, mon romantisme effréné, mon voyage autour du monde. Voilà, c’est moi. Aujourd’hui j’ai 57 ans. Il y a environ 15 ans qu’ils sont morts tous les deux, à moins d’une année d’intervalle. 243 *** Nouvelle-Zélande 29, 30 octobre, QueensTown C’est une petite ville de montagne moderne, animée, autour d’un lac superbe, cerné de sommets encore enneigés. Le backpacker est situé sur une colline qui domine ce très beau panorama et, de ma chambre, entourée d’un grand balcon, la vue est splendide. Un grand salon aux baies vitrées permet de se sentir ailleurs que dans un hôtel, d’autant plus que la maison est vide. C’est dimanche, et je me sens ici un peu comme à la maison. Il fait un temps magnifique mais je n’ai envie de rien d’autre que de paresser, comme en général d’ailleurs le dimanche, ce jour à demi-mort fait pour mourir à demi. Ce que je me permets. Je fais un effort en fin d’après-midi pour prendre le téléphérique qui conduit aux sommets. Oui. Bon. C’est très beau. C’est aussi le commerce de l’adrénaline, jetboats, sauts à l’élastique, rafting, parapente, etc. On comprend que je ne sois pas enthousiaste ! Quel plaisir peut-on éprouver à se faire peur ainsi, alors que la vie nous donne tant d’occasions de mourir d’angoisse ? Il faut croire que certains ne la connaissent pas, les bienheureux ! Pour moi ils ne méritent qu’une chose : une ou deux nuits sous les B53 (ou 52 ?) ! Voilà qui devrait les calmer, ces cons là, petits trompe-la-mort de pacotille ! Le vrai courage n’est pas là. Il est dans la survie de tous les jours d’une part, et dans la force que donne l’hyper conscience de la mort imminente, d’autre part. Il m’arrive quelque chose de grave. Lors de la randonnée sous la pluie mon MP3 a pris l’eau et ne fonctionne plus. Il me reste l’espoir que ce soit arrangeable, et je verrai cela demain lundi, mais continuer le voyage sans lui me paraît insurmontable. La radio ici ne diffuse que chansonnettes et autres américaneries insupportables. Faut-il que je fasse aussi mon deuil de ce qui a été jusqu’ici le plus grand des plaisirs du voyage, rouler en musique, ma musique ? Les projets de randonnée en Nouvelle-Zélande ne sont pas aussi faciles à concrétiser que je l’aurais cru. La plupart des sentiers demandent plusieurs jours de marche et il faut emporter avec soi de quoi passer la nuit et de la nourriture. Je ne me sens pas physiquement de marcher avec un sac, et devrais me limiter à des petites ballades. Voilà ce que je ferais si j’avais 20 ans au lieu de me jeter dans le vide ! Grimper sur les sommets, escalader les glaciers, marcher jusqu’à perdre la raison. Quant aux randonnées en groupes, elles coûtent beaucoup trop cher compte tenue de ma triste situation financière, qui ne va cesser de s’aggraver au moins jusqu’à la fin de l’année, l’agence n’ayant pas l’air de faire son travail pour relouer l’appart. L’atmosphère néo-zélandaise est plutôt agréable, très différente en tous les cas de l’atmosphère australienne. Les gens sont calmes, conciliants et sympas. Les procédures moins rigides. Les odeurs de frites moins fréquentes. J’ai rencontré une femme qui m’a tout simplement donné deux dollars parce que je n’avais pas de monnaie pour le parcmètre par exemple. Les restrictions à la cigarette moins draconiennes aussi. Mais ce sont surtout les paysages qui font bien sûr ce pays. C’est tout simplement époustouflant. Il faut imaginer un pays d’eau sous toutes ses formes, les nuages, la neige et la glace, les cascades, les torrents, les rivières et les lacs, une eau de toutes les couleurs possibles de l’eau, qui me rendent muette. 244 Je me laisse donc tranquillement époustoufler, pendant quelques semaines… Nouvelle-Zélande 31 octobre, Glénorchy Merci à celles qui ont pensé à mon anniversaire ! Et merde aux gens que j’aime, et qui n’y ont pas pensé ! Aujourd’hui est un mauvais jour. Non pas que je regrette ce Glénorchy, adorable localité nichée au fond d’une vallée glaciaire et au bord d’un lac, mais parce que ça y est, la crise du matériel s’est déclenchée ! Le MP3 aux dires du spécialiste est définitivement noyé. La rando sous la pluie lui a été fatale. Et bien sûr, comme si cela ne suffisait pas, l’appareil photo refuse désormais de s’obturer, bloqué avec entêtement sur la position zoom. Le pire est que je ne peux pas me permettre de remplacer quoi que ce soit. C’est bien connu, les avalanches d’avaries, les séismes électroniques en répliques, les épidémies de grippe numérique, les tsunamis technologiques, les éruptions informatiques, les pandémies de SARS digital, « Syndrome Aigu de Résistance Sardonique du matériel », la matière en état de soulèvement, les soulèvements en chaîne des tiques et des puces, les pustules de la robotique, les tics de la connectique, les mélanomes du hardware, les métastases du soft, la nécrose purulente des modules, les nodules puants des résistances électriques, la dés-électrification généralisée de tous les bidules en ique, les trucs techniques niqués, quoi ! Quand cela commence, c’est sans fin. Et moi, cela m’atteint profondément, et me désarme plus que tout le reste. Je traîne mon blues de torrents en cascades jusqu’à la fin du jour, plus tardive ici qu’ailleurs au cours de mon voyage. L’été austral approche et il fait toujours jour à 20 heures. Première journée sans musique, donc sans bonheur. Nouvelle-Zélande Te Anau, 1er novembre J’ai rarement le temps de disposer d’une connexion Internet suffisante pour consulter le Monde, mais je me suis offert ce luxe hier soir. Les nouvelles sont comme d’habitude alarmantes, la pire de toutes étant la tendance vers la privatisation des cimetières. Cadavres de tous les pays, unissez-vous ! Que nos cendres et nos os continuent de résider dans des espaces publics, sans gestion comptable de la rentabilité ! Défendons le service public jusqu’au bout, c'est-à-dire au-delà de nous! Qu’on interdise surtout aux familles de disposer de nos restes après notre mort, pour que l’on retrouve un jour notre urne pleine dans une brocante ou une décharge publique, lorsque tous nos descendants auront oublié jusqu’à notre existence, ou pire encore, lorsque ceux qui se souviennent toujours de nous décideront de nous solder ou de nous jeter à la poubelle. Je me confie donc à l’État Providence, 245 seule instance dans laquelle j’ai finalement encore un peu confiance, ou au Mistral, au choix de ceux qui auront à faire mon deuil. Moi finalement, je m’en foutrais ! Bien ! La route jusqu’à Te Anau parcoure des montagnes totalement sauvages, dont les versants sont illuminés par les genêts en fleurs, qui malheureusement provoquent chez moi une réaction allergique instantanée, avec éternuements spasmodiques et spasmes éternués. L’appareil photo est bien abîmé. La réparation coûte la moitié du prix d’achat. La fais-je faire tout de même, me disant avec positivisme que j’économise tout de même l’autre moitié ? À voir. En revanche, le manque de musique est gravissime. Je commence à parler seule dans la voiture, et ça ne va pas du tout ! Rien à grappiller à la radio qui ne soit écoutable plus de dix minutes. Plus de chansons en français, plus rien… Je vais faire comme d’habitude, c'est-à-dire m’en offrir un autre en faisant l’autruche sur la question du fric, et en me disant « on verra bien », alors que c’est tout vu : ce n’est pas raisonnable du tout, et je ne finirais pas l’année dans ces conditions, sans devoir mendier du fric à quelqu’un. J’étais triste, me voilà donc désespérée. Ce voyage est une longue expérience de la frustration. Je me demande si l’errance n’est pas un peu comparable à l’incarcération, le trop et le trop peu de liberté se rejoignant sans doute à un moment donné dans les résultats produits. Il faut apprendre à se passer de ses repères habituels, des gens que l’on aime, des petits plaisirs du quotidien. Il faut gérer à la fois la solitude et le manque d’intimité que procure la vie dans des espaces publics comme ces auberges de jeunesse. Il faut raisonner l’importance accordée à tous les détails matériels de l’existence. Il faut donner le change en se montrant costaud, mais accepter de pleurer aussi de temps en temps. Il faut se parler à soi-même et écrire, lire, se nourrir de fantasmes, et de souvenirs. Il ne faut pas dépendre du courrier reçu et des contacts avec ses proches. Il faut oublier de compter le nombre de jours qui vous séparent de la sortie, pour se satisfaire de ceux que l’on a déjà réussi à laisser s’écouler. Il faut renoncer à tout projet pour le retour, qui rendrait insupportable le temps qui vous en sépare... Bannir toute forme d’impatience et traverser les temps morts en faisant la planche. Bon. À débattre. Alors ? Qu’est ce qui me ferait plaisir, maintenant que je suis à 6 mois du départ, autrement dit, selon les plans initiaux, au milieu même de mon parcours, et au point le plus éloigné de Paris que ce voyage me permettra d’atteindre ? Pour Bernard, une petite liste : - - - Un nouveau MP3, Un bon camembert avec du pain frais, Et un verre de St Emilio, 1000 euros à dépenser rue du Jour ou du Cherche Midi, Un concert à l’Opéra Bastille, Un repas au Grand Vé four pour le service, Un loup grillé au fenouil avec un bon verre de Cassis, Une semaine à Porquerolles en famille, Un dimanche pluvieux au lit avec un homme, un vrai, 246 - Qu’on m’offre des fleurs, Aller chercher Nina à la sortie de l’école, - Que mon petit-fils connaisse mon nom, - Qu’on aille me pêcher des oursins sur une plage naturiste, - Un mauvais téléfilm, français et rural, sur France 3, - 10 ans et 10 kilos de moins, - Relouer l’appartement, - Passer deuxième série dès mes premiers tournois, - Un bon joint avec ma copine Marie Cool, - Un Nani Moretti, - Que mes amis me fassent la fête à mon retour, - Que je manque à ceux qui m’ont envoyée paître, - Que Jim ait envie de me rencontrer au retour… … Nouvelle auberge de jeunesse à Te Anau, localité toujours sur un lac ( !), mais un autre, un jour bien gris. C’est l’extrémité sud-ouest de la Nouvelle-Zélande, au-delà de laquelle n’existent plus que des fjords inhabités. Je m’y pose trois jours. J’inaugure ce soir une autre forme de dîner, concocté par mes soins avec des produits du super marché dans la cuisine de l’auberge de jeunesse. J’en ai ma claque des bouffes de friture dans les restaurants, le nez rivé dans mon assiette. Dans le jardin de l’auberge de jeunesse, pour finir la soirée de ce jour bien creux, j’aide un jeune anglais à coudre le drap en polaire dont il a besoin pour ses prochaines randonnées. Lui à un bout du tissu, moi de l’autre, nous conversons jusqu’à ce que nos aiguillées se rejoignent ! C’est très mignon, et moi qui ai tant horreur de coudre, voilà que j’y ai même trouvé un certain plaisir ! Nouvelle-Zélande 2 novembre, Milford sound 7 heures du matin, un minibus vient me chercher pour Milford Sound, le plus connu des fjords de la région, sur lequel je dois faire une balade en bateau. Miracle ! Nous ne sommes que 2 toute la journée, une jeune jap et moi, et dans ce lieu réputé pour être le plus pluvieux du monde, il fait une journée splendide. Sous un ciel d’un bleu absolument pur, la nature est encore couverte du givre de la nuit et ses reflets argentés reluisent dans le soleil. Au loin, une chaîne de hautes montagnes enneigées se découpe nettement dans le ciel, mais à ses pieds, une mer de brume donne l’impression d’une île irréelle qui flotterait en plein ciel. Les reliefs résultent d’une fracture de l’écorce terrestre qui marque la frontière entre la plaque du Pacifique et celle de l’Australie, me dit-on ! Les deux plaques se rencontrant ont soulevé des montagnes. Après les pâturages à moutons si caractéristiques ici, pays des fameux Mérinos dont on fait des pulls très doux et très chauds, commence une lande dans laquelle apparaissent des palmiers, isolés, étonnants dans cette atmosphère si hivernale et montagnarde. Puis, c’est la forêt, une forêt vierge, dense comme une jungle, tropicale mais fraîche, dont une grande partie ne voit jamais le soleil en hiver. La flore est transpercée de ruisseaux de toutes parts, dans laquelle les 247 fougères géantes, les mousses et les lianes côtoient les hêtres et les yuccas, dans un désordre et un enchevêtrement absolus, qui crée des compositions fantastiques. La route en lacets descend progressivement entre des parois rocheuses vertigineuses, au creux d’une vallée glaciaire dans laquelle se niche le fjord. La mer de Tasman a envahi l’espace laissé libre par la fonte des glaces, que le glacier pendant des millions d’années, a profondément creusées au cœur de la montagne. L’eau est toujours partout, et ruisselle sans cesse sur les flancs des parois, parfois en petits filets qui rendent la roche luisante, d’autres fois en véritables cascades et chutes d’eau impressionnantes dans lesquelles se déploient des arcs en ciel. Les mousses en profitent pour proliférer avec leurs teintes souvent attendrissantes, allant du vert fluo au vert sombre, et leur consistance apparente qui, sans même qu’on les touche, fait automatiquement tendre la main. Puis, c’est la croisière en bateau. Le fjord s’écoule au cœur de hauts sommets enneigés couverts à leur base d’une jungle improbable, qui parfois s’écroule en avalanches, tant les falaises sont abruptes et rocheuses. C’est le paysage de carte postale par définition, avec les reflets en miroir des sommets dans l’eau, quelques pingouins et phoques, un soleil étincelant, et la neige partout présente. C’est bleu, blanc, vert. Une véritable boîte de chocolats suisses pour Noël. Non, non ! Ne te moque pas ! C’est extraordinairement beau ! Nouvelle-Zélande 3 novembre, Te Anau, Matinée de pluie battante. Je reste au lit. Ballade dans la forêt. Petite ballade, car le cœur n’y est pas. Re-lit. Sieste. 19 heures. Dans ma chambre à demi cellulaire, j’attends la nuit et le sommeil pour redormir. Je m’ennuie. Vivement demain. Pourquoi ? Parce que c’est demain ! 21 heures, évidemment je n’ai pas sommeil. Dans le patio pour fumer ma nième cigarette, je rencontre un couple d’australiens, des quinquas sympas. Ils tiennent un salon de coiffure et de massage dans une petite ville de l’ouest. Ils me posent beaucoup de questions sur mon voyage et sur ma vie, et je me fais un vrai plaisir à me raconter ! Cela me réconforte et me fais du bien. J’ai déjà éprouvé au cours de ce voyage ce sentiment d’être ragaillardie par la rencontre même superficielle et brève avec quelqu’un. Il suffit de très peu en fait pour que se réveille en moi cet animal social, dont j’ai parfois l’impression que le voyage l’a anéanti. Certaine copine s’offusque de mon merde à ceux qui ne m’ont pas souhaité mon anniversaire. Il est bien évident que ce merde là ne vise pas les copains ni les copines, dont j’ignore d’ailleurs moi-même les dates précises d’anniversaire, mais ma famille, qui elle, n’ignore rien, ni la date, ni le plaisir que me ferait le fait qu’ils s’en souviennent. Bien sûr, c’est bien d’elle (ma famille), que le voyage d’abord me sépare, et si cela n’était pas voulu, le voyage n’aurait pas existé. J’aurais espéré que la distance génère la volonté de témoigner davantage d’affection. Ce n’est pas plus le cas que la trop grande proximité ! J’ignore 248 d’ailleurs si les personnes qui comptent vraiment lisent ou non ce carnet de bord. J’en doute. Je devrais finalement m’y sentir plus libre de parler d’elles ! Ainsi, la vie et la tribu continuent t-elles sans moi. Tant mieux, puisque je ne suis pas éternelle, pas plus que ne sont éternelles les tribus. Encore un deuil à faire, plus grave que les autres, parce qu’il concerne des fondements sur lesquels on bâtit toute une vie. Il ne me reste plus qu’à espérer que ce soit le tout dernier concernant ma famille, puisque normalement étant la plus ancienne, ce sera aux autres de faire le mien. Qu’est ce qui résiste à l’usure du temps ? Rien. Si nos propres parents vivaient trop longtemps, on finirait par les tuer. Non pour abréger leur souffrance, mais la nôtre ! Nouvelle-Zélande 4, 5 novembre, Kaka Point Je ne pouvais pas ne pas m’arrêter là, n’est-ce pas ? C’est trop joli comme nom de localité ! Il y a deux jours que je descends de Te Anau, l’ouest du pays, vers le sud de la NouvelleZélande. Là, je suis au sud du sud, et j’ai vraiment atteint aujourd’hui une sorte de bout du monde. Ne faut-il pas être au bout et hors du monde pour porter un nom pareil ? Désormais, chaque kilomètre ou presque va me rapprocher de Paris, si l’on fait abstraction de mes zig zag, bien entendu. Au-delà de la mer, c’est l’Antarctique, la banquise, une autre forme de désert. Plus aucun humain. Rien que des éléphants de mer, des baleines, des dauphins, des phoques, des pingouins, et des oiseaux. Un jour, bientôt, j’y serai aussi sur mon brise-glace russe ! La mer de Tasman et l’Océan Pacifique se rejoignent ici dans des couleurs absolument indescriptibles, des vagues d’une grande violence, sous un vent qui ferait rougir de honte le Mistral. Enfin, presque… J’ai toujours été une amie du vent. Un pays sans vent est un pays stagnant, comme une eau morte, putride. Paris manque de vent. C’est désespérant parfois. Ici, le vent ne colore pas le ciel comme à Marseille de bleu électrique, mais pousse les nuages, si bien que pendant de longues heures, à quelques mètres de la voiture, leur ombre mouvante me devance, qui se déplace à peu près à la même allure que moi. Ce jeu d’ombres et de lumière court sur les collines, sur l’herbe, sur la mer, et plus rien n’est stable, et tout donne le sentiment d’être agité comme l’océan. La journée est si belle que j’en oublie ma morosité. Seule la nature a ce pouvoir de me reconquérir quand je suis plongée dans l’eau noirâtre de mon blues. Elle y a réussi aujourd’hui encore. Deux mers se rencontrent dans cette région des Catlins. Une mer verte de pâturages herbus, qui ondoient sous le vent comme de longues chevelures de femme, et un océan fantastique, cyan, céladon, jade, émeraude, turquoise, marine, pers, azur, smaragdin, ultramarin, sinople, céruléen, inde, indigo, outremer, cobalt, et j’en passe sûrement, tous deux aussi « moutonneux ». Moutons des prés, moutons des vagues, que c’est beau ! Les ajoncs en fleurs colorent de jaune de douces collines rondes, autour desquelles cheminent la route et les pistes gravillonnées, tandis qu’au loin apparaissent des plages blondes nichées sous de hautes dunes, sur lesquelles la mer vient s’échouer 249 J’avance très doucement, sans me presser, car les distances ne sont pas énormes par rapport à celles que j’ai désormais l’habitude de parcourir. Je prends mon temps, et les chemins de traverse. Je roule à faible allure, et cogite beaucoup dans le silence de la voiture sans musique. J’échoue ce soir en ce Kaka point, dans une vieille baraque nichée sur une colline, où je suis la seule hôte. Pour y parvenir, il faut monter un petit escalier envahi de fougères géantes et d’herbes folles, et sonner la folle qui tient la bicoque, plusieurs fois car elle est sourde. La propriétaire est vraiment cinglée ! Au-dessus de chaque lit est écrit : « ne dormez pas sous le couvre lit, ou enlevez le du lit » ??? Sur chaque porte d’entrée: « si vous entrez tard ne passez pas par-là, ou faites-moi savoir que vous êtes là » ??? Allez comprendre ! Mais la maison est agréable. Tout y est vieux et charmant, surtout le séjour dont une large baie vitrée donne sur la mer. J’entends les vagues, incessantes, et le vent. Quand je dis que je ne suis pas dans la réalité, ce n’est pas un euphémisme ! La réalité, j’en ai eu un aperçu sur le net ce matin : les grévistes tenaces de Marseille, et les jeunes des banlieues qui cassent tout, et du flic bien entendu, puisque les flics sont là pour garder le tout en question. Et bien pitchouns, blancs, noirs ou café au lait, blacks blancs beurs de tout poil, vous avez tout le soutien de la vieille petite bourgeoise que je suis, et qui, si elle était un peu moins vieille ,un peu moins petite et un peu moins bourgeoise, viendrait même grossir vos rangs. (En même temps quel bonheur qu’ils n’aient pas besoin de moi !). On dirait alors que vous êtes manipulés par la juiverie internationale pour activer la lutte de Sarko contre les terroristes islamistes ! Manipulés ! Comme si votre désespoir n’était pas suffisant pour justifier que vous mettiez le feu ! Comme si encore une fois, vous n’étiez rien, qu’une masse informe et stupide ! Moi, je crois savoir ce que vous ressentez, ce sentiment intime de ne plus rien avoir à perdre, cette rage contre l’ordre établi qui maintient coûte que coûte les privilèges de quelques-uns, cette haine du bourgeois qui vous méprise, du flic qui vous suspecte, cette frustration de ne pas avoir accès à ce qu’on étale devant vous, ces barrages invisibles entre la société et vous que symbolisent vos longues heures dans les trains de banlieue. Un tel désespoir permet toutes les audaces que l’on partage avec sa petite communauté. Qu’on m’emprisonne donc pour mes propos ! J’attends ! Je savais depuis des mois que ce Sarko allait mettre le feu. Et bien le voilà, ce feu de la colère, dévastateur et contagieux. Si seulement il pouvait contribuer à faire bouger cette société de merde ! Nous, petits bourgeois en 68, avons tenté de le mettre aussi, et nos motifs étaient moins graves que ceux de ces gamins.. Il n’y a désormais plus grand-chose à perdre pour cette jeunesse exclue de tout et sans espoir. Qu’elle sache tout de même qu’il existe aussi des gens qui, bien qu’ils ne soient exclus de rien, sont depuis longtemps sans espoir comme eux et à leurs côtés.. À l’heure où il est question de démomifier Lénine, vive les jeunes des banlieues, vive les derniers grévistes durs, à Marseille bien évidemment, car cette ville est une île et le restera toujours. Et ce n’est pas par hasard s’ils se rejoignent en ce moment. Moi, je ne suis ni là ni ailleurs, mais dans mon cœur je me sens très proche. 250 Nouvelle-Zélande 6 novembre, Dunedin C’est une ville moyenne sur la côte est, que j’ai rejointe dans l’unique espoir de trouver une connexion Internet illimitée ou abordable pour télécharger de la musique sur le nouveau MP3 dont j’ai fait l’acquisition. En vain. C’est dimanche, et il fait gris. Je vis désormais dans les auberges de jeunesse comme à la maison. J’y fais ma popote, et j’y passe la journée en pyjama, au lit. Un message de Sony m’avertit que l’appareil photo n’est pas réparable ! Allez ! Dors ! Nouvelle-Zélande 7 novembre, Dunedin Il fait à nouveau beau, et je trouve le courage d’une jolie ballade sur la péninsule de l’Otago. Mais nul éléphant de mer, nul pingouin à yeux jaunes, rien que du beau soleil sur de belles plages tranquilles et finalement, c’est déjà beaucoup ! L’auberge de jeunesse dans laquelle je me trouve est un ancien hôpital construit au début du 20ème, dans une architecture anglaise traditionnelle qui a beaucoup de charme. Toit de tuiles de Marseille (sic !), grands escaliers de bois bien cirés, fenêtres à coulisses ouvertes sur des vérandas, bâtiments surajoutés qui donnent à l’ensemble une configuration incompréhensible du premier coup d 'œil. J’occupe une chambre qui devait être la chambre de garde. Au sous-sol, l’actuelle salle de télé était la morgue, et la chambre 20 l’ancienne salle d’opération ! Tout cela ne m’empêche pas de me confectionner des pâtes au pistou, avec ce que l’on trouve ici de pâtes et de pistou. Mais quand même ! Je revis depuis que je me fais ma propre bouffe. Les backpackers sont d’ailleurs super bien équipés pour cela. Vastes cuisines disposant de tout le matériel et de tout le confort. Grands frigos pour stocker ses provisions. Tout y est prévu. Mes facultés d’adaptation m’étonneront toujours ! Nouvelle-Zélande 8 novembre, Wanaka Je roule toute la journée, et ce soir me saoule la gueule toute seule au Sauvignon dégueulasse. Voiture, écriture, biture, voilà ma journée ! J’ai pu enregistrer sur le nouveau MP3 un Debussy qui fait merveille avec les paysages de lacs glaciaires évidemment. Soldé 2$ dans une grande surface néo-zélandaise ! J’aime de plus en plus cette musique, aérienne, aquatique, d’un romantisme si contenu, d’une grande élégance, et souvent pleine d’humour. L’auberge où je me trouve est si propre, si bien décorée, si tranquille et si peu chère que je vais probablement y séjourner deux nuits 251 Nouvelle-Zélande 9 novembre, Wanaka Ce pays est la sérénité même. On se demande s’il fait bien partie de la même planète que la nôtre. Tout y est facile. Les gens se montrent toujours aimables et accueillants. Ils ont le sourire, une sorte de sourire vrai, qui n’a rien à voir avec la politesse américaine ou australienne. Il n’existe d’interdiction formelle pour rien, ou si elles s’appliquent, il n’est sans doute pas nécessaire de les afficher et de les répéter partout. Je n’ai encore pas croisé un seul flic en plus de deux semaines. Dans les petites villes, on peut se garer gratuitement partout. C’est un vrai bonheur. Il faut dire que ces néo-zélandais ne sont que 4 millions sur une superficie deux fois plus grande que la Grande Bretagne. Parmi eux 75% vivent à Auckland, c’est dire si la vie est paisible partout ailleurs. Les maoris, dont la langue est restée avec l’anglais langue officielle du pays, sont totalement invisibles pour l’instant. Il n’en reste plus qu’une centaine de mille, et je ne sais pas où ils se cachent. S’ajoute à tout cela que nous sommes encore pour quelques semaines hors saison, et qu’il est extrêmement facile de trouver de la place partout. Sur les routes, j’ai souvent l’impression d’être seule. Dans les lieux les plus touristiques, je le suis presque aussi. Le tourisme est d’ailleurs ici plus supportable qu’ailleurs. Ce sont des gens du monde entier en quête de nature, qui pour la plupart sont en voyage individuel en voiture ou en camping-car. Des amoureux de la marche à pied et des gens sans prétentions. La beauté de ce pays n’est pas descriptible. Toutes les 5 minutes, on est littéralement sidéré par ce que l’on voit. Je me lance aujourd’hui dans une randonnée de 5 heures. Après le parking que l’on atteint par une longue piste où croisent de nombreux petits ruisseaux à traverser à gué, on parvient au pied des montagnes dans une vaste zone de prairies arrosées d’une grande rivière. Là, paissent tranquillement des moutons et des vaches, leurs petits agneaux et veaux toujours très près. Au loin, au fond de la vallée, on aperçoit déjà les glaciers. L’air est d’une pureté que j’ai rarement connue, et les couleurs sont comme attendries par un ciel d’un bleu très clair. Le sentier traverse la rivière par un pont suspendu très mobile lorsqu’on passe dessus. Puis il grimpe dans la forêt vierge lentement à travers une gorge, jusqu’au glacier. On parvient tout en bas de cette masse gigantesque de glace immaculée, qui s’écoule des sommets en formant de véritables vagues, masse mouvante, impressionnante. Tout au long de la ballade, nul besoin de musique tant on est pris par les chants des oiseaux et le ruissellement de l’eau toujours présent. Au sommet, je rencontre Alexander, un Prince Charmant mi allemand mi arabe ! Je l’avais repéré déjà faisant du stop sur la route, avais regretté d’être passée si vite sans m’arrêter, et je lui propose donc de le ramener au retour. Alexander, 31 ans, des cheveux bruns longs jusqu’au milieu du dos, un visage émacié aux traits fins, le teint très mat, un beau sourire, et des mains longilignes. Nous refaisons le monde dans la voiture sur le chemin du retour, ce qui est assez facile avec lui, garçon cultivé et mystique. Il est touchant avec sa double appartenance pas très bien assumée. Sa mère est allemande et son père est d’Arabie Saoudite. Quand il était petit, il souffrait à l’école d’être si brun parmi tous les petits aryens ! Il a été élevé en musulman pendant sa jeune enfance, jusqu’à ce que ses parents divorcent et que sa mère essaie de le convertir au christianisme ! Il y a vraiment des gosses qui n’ont pas de chance dans la vie ! Alexander voyage seul, comme il se retire parfois dans des 252 retraites pour méditer. Alexander me plait, son mysticisme mis à part, et bien qu’il soit (nous en rigolons beaucoup), en tant qu’allemand et arabe, un véritable cauchemar pour une juive comme moi, l’ennemi par définition! Mais c’est bien connu ! Les nations combattent et les peuples fraternisent ! Nous partageons donc bières fraîches, omelette et dodo, tout naturellement et sans chichis, comme si nous vivions ensemble. Au matin Alexander est parti vers le sud. Je vais vers le nord. C’est tout. Nouvelle-Zélande 10 novembre, vers la côte ouest Évidemment la rencontre avec Alexander m’a ragaillardie ! Rien de tel pour que tout ne reparte sur de nouvelles bases ! Ce n’était ni bien ni mal. C’était, et c’est déjà beaucoup. Je suis contente cependant qu’il ne fasse pas la même route que moi, car la question de Dieu aurait vite fait de nous séparer violemment! Alors, bon vent Alexander ! Que ta tignasse brune te protège à tout jamais de tout nationalisme aryen, et que ta germanité te sauve de l’islamisme intégriste ! Ce sont des gens comme toi, qui permettent de rendre compte de l’amitié entre les peuples. Et je songe, tout naturellement à ce propos, aux femmes que l’on a tondues pour avoir couché avec des allemands pendant la guerre. Quelle honte ! Je ne parle pas des prostituées qui ont fait commerce avec l’ennemi, mais de toutes celles qui ont rencontré l’amour dans le regard bleu d’un pauvre soldat blond, qui n’avait pas demandé, lui non plus, à être là. C’était bien facile n’est-ce pas de faire preuve de patriotisme à ce moment-là, lorsque tout était fini, et sur le dos des femmes, évidemment ! Je suis certaine que parmi ceux qui ont tondu ces pauvres malheureuses, se trouvaient aussi ceux qui ont dénoncé leurs voisins juifs à la Gestapo. Après la guerre, les vrais héros se reposent, ils sont fatigués. Ils ne prennent pas pour cible la première midinette venue, fut-elle un peu collabo du cul. Je quitte Wanaka pour la côte ouest que l’on atteint après avoir traversé toute cette zone de hautes montagnes autour de laquelle je tourne depuis que je suis ici. Il y a encore beaucoup de vent aujourd’hui, et les lacs sont bleus comme la Méditerranée, parsemés de petits moutons blancs qui glissent à leur surface. Partout des lupins jaunes éclairent les berges. Les nuages dessinent toutes sortes de figures sur le pastel très pale du ciel, des arabesques, des volutes, des voiles, des vaisseaux, et se confondent avec la neige des sommets qui donne ainsi l’impression de s’évaporer dans les airs. J’apprends ce matin l’état d’urgence et le couvre-feu dans les banlieues. Je suis atterrée ! Comment peut-on, pour résoudre un problème aussi éminemment social, recourir à un acte pareil, hérité de la colonisation la plus archaïque, de la droite française la plus réactionnaire ? Quel chemin a-t-on parcouru dans la réflexion sur l’immigration et sur la jeunesse depuis les années 50 ? Ce n’est pas possible ! Là encore, j’ai honte ! Pendant que notre prolétariat s’embourgeoisait, que notre petite bourgeoisie se prolétarisait, des couches entières de la société se sont sédimentées dans l’exclusion. C'est-à-dire l’impossibilité endogène, de par son origine sociale, d’accéder au travail, au logement, aux richesses que l’on affiche sous nos yeux toute la journée pour nous faire baver, aux loisirs, au pouvoir bien sûr. L’exclusion ne peut engendrer que la révolte, et malheureusement pas la révolution. La révolte est aveugle, individuelle et dévastatrice. Elle agit comme l’érosion de la mer sur la roche, 253 lentement mais sûrement, jusqu’à ce que l’édifice s’écroule. Faut-il attendre ce moment-là pour s’en étonner ? Et lorsqu’elle s’exprime, faut-il alors la condamner ? La révolte sourd partout dans cette jeunesse des banlieues et depuis bien longtemps. Elle est dans leur musique, dans leur langage, sur les dessins de leurs t-shirt, le design de leurs baskets, leurs jeux. Elle est individuelle et machiste, mal élevée et inculte, bornée et arrogante, apolitique et a-tout, violente et se trompant souvent de cible, mais elle est là. Certains la refusent et cherchent des valeurs ailleurs. Mais pas chez nous. Et l’islam est à l’affût avec ses prédateurs pour les récupérer, agitant leur panoplie de vraies valeurs sans lesquelles on ne peut survivre, comme l’amour, le respect, la foi en quelque chose. Si j’étais à la place de ces jeunes, née dans ces ghettos que sont nos banlieues, dans une famille où le père a presque toujours connu le chômage et où la mère se bat au quotidien pour maintenir un peu de dignité, hantant les galeries marchandes des hypers en guise de promenade du dimanche, sans un euro à dépenser, tenant les murs de ma cour ou de mon immeuble en attendant la fin de la journée, n’ayant que les caves pour trouver un peu d’intimité avec mes copains ou pour baiser avec les copines, glanant ci et là quelques sous pour partager un pétard qui me fasse un peu rêver et rigoler, si j’étais là, serais-je loubarde ou femme voilée d’un homme en gandoura blanche ? Et bien je n’ai pas la réponse ! J’aimerais d’ailleurs bien savoir où sont les filles dans ce mouvement. Toutes ces petites beurettes qui vivent sous le joug de leurs frères, sont-elles à leurs côtés ? Les raisonnent-elles pour les ramener à la maison, ou leur servent-elles à boire comme des Madelon ? Les accueillent-elles en héros ou à coups de balais ? À moins, qu’elles aussi, ne se battent dans la rue à leurs côtés ? Pauvres pitchounettes, triplement exclues, triplement victimes, de l’exclusion, d’une société machiste et de leur propre famille ! Ces filles-là, et parmi elles celles très peu nombreuses qui essaient de se battre, je les admire. Elles sont notre seul espoir. La LCR est la seule organisation dont je rejoins les mots d’ordre. La désobéissance s’impose, et s’imposerait avec elle une mobilisation massive de toutes les forces de gauche de ce pays. Mais notre gauche n’en est plus une. Apathique n’est plus le mot pour la qualifier. Elle est carrément catatonique, et quand elle s’agite (un peu) répugnante d’incohérence et de frilosité. Le Strauss Kahn qui se tait, le Hollande qui ne veut pas gêner le Sarkosy, le Jospin tapi dans l’ombre sur ses starking blocks. Bah ! Quelle horreur ! Encore une fois Martine Aubry semble sortir du lot, pour le peu que j’en ai lu, en affirmant qu’elle n’appliquerait pas chez elles les mesures d’urgence. (D’ailleurs est ce que ça se bat chez elle aussi ?) Mais les tergiversations de cette gauche sur un problème de société aussi fondamental et aussi crucial que celui-là, me dégoûtent tout simplement, et je ne voterai plus jamais pour eux. Cette fois ci, c’est définitif. Et qu’on n’essaie pas de me convaincre avec les votes utiles, le moindre mal, et toutes ces conneries ! Terminé le piège à cons pour moi. Tout cela fait bien sûr encore une fois, le lit de ces pourris de FN et de de Villiers, qui pendant ce temps recrutent des voix. Le lit ? Ce n’est même plus le mot ! L’orgasme, la jouissance pure, pour ces rapaces, oui ! La voilà la jeunesse immigrée qui prend possession du pays ! On vous l’avait bien dit ! C’est un véritable cauchemar. Réveillez-moi ! Pour la première fois depuis le début de ce voyage j’aurais envie d’être à Paris. Alors, j’entends aussitôt tout le monde me dire : « Mais ma pauvre ! Qu’y ferais-tu ? ». Si j’avais la réponse, je rentrerais immédiatement. Je serais sans doute comme d’habitude avec toujours les trois mêmes clampins du MRAP et de la LDH. 254 Je pourrais me tenir au courant de ce qui se passe chaque jour, et de qui dit quoi. J’essaierais de rejoindre ceux qui s’insurgent contre cette loi quasiment fasciste. En tous les cas, dès mon retour, je vais réfléchir à retourner au militantisme, même si c’est pour rejoindre des trotskards, et tant pis s’il n’y a plus qu’eux sur le marché décadent de la politique ! Je n’en peux plus de cette absence de luttes depuis que j’ai arrêté mon action à Ras l’Front, il y a maintenant déjà 7 ou 8 ans. Je ne parviens plus à vivre dans cette inaction, dans cette situation de spectatrice perpétuelle. Il n’y a qu’en me battant que je me sens vraiment vivre, et dans chaque période sans combat, je me sens mourir. C’est bien d’ailleurs pourquoi il faut alors que je m’en invente des spéciaux pour moi toute seule, comme ce voyage par exemple ! Camarades, en 2006, il se peut bien que je revienne parmi vous ! Pour un certain temps du moins, comme d’habitude, jusqu’à ce que vous me dégoûtiez, à votre tour et une nouvelle fois, avec vos problématiques d’organisations fantoches et petites bourgeoises, vos dissensions à la con sur des questions à la con, vos structures soit trop rigides de soi-disant Partis, ou trop à la masse d’organisations de masse, votre langage historico anachronique, vos manières asexuées, vos certitudes inébranlables, vos jugements permanents, votre incroyable patience, incroyable sagesse, incroyable optimisme ! Vous me manquez tout de même, et là, en ce moment précis, j’aimerais bien être parmi vous… Mais je suis ici, en Nouvelle-Zélande. Je parviens sur la côte ouest en fin d’après-midi. Il faut imaginer l’immense chaîne de montagnes aux crêtes enneigées, sur les pentes desquelles dévale une épaisse forêt vierge jusqu’à la mer. La mer de Tasman, bordée de plages gigantesques et totalement désolées, complètement intouchées par la main de l’homme. Le sable sur des kilomètres est jonché de gros troncs d’arbres et d’un enchevêtrement de branches mortes qui ont dû, charriées par la mer, dévaler les pentes des montagnes pour finir par s’échouer là. Pas une bouteille en plastique, pas une trace de goudron. Que des déchets de la forêt. C’est encore un autre bout du monde, d’une « sauvagerie » totale. Rien des vagues et du vent dont les effets se conjuguent pour soulever des effluves d’iode et d’algues. On ne peut imaginer ici que des épaves échouées, des carcasses de cétacés en putréfaction, des oiseaux migrateurs qui se poseraient un instant au cours de leur long voyage. 50 kilomètres plus loin vers le sud, la route s’arrête et commence la région des fjords où je me trouvais il y a quelques jours (Milford sound). La mer transperce alors les montagnes et les pénètrent profondément. Ce sont les sounds. Ici, elle profite des dernières plages pour décharger tout son barda de déchets terrestres que la forêt lui a fourgué, sans doute des années plus tôt. Elle rend à la terre ce que la terre lui avait donné. Dans une des rares bourgades qui se trouve là, j’atterris dans un hôtel, absolument désert, moderne et incroyablement peu cher. C’est la première fois depuis l’Australie que je ne dors pas en auberge de jeunesse. J’y transporte ma bouffe. Sandwich au saumon fumé, moquette et télévision, bonne soirée solitaire en perspective ! Mais j’aurais tout de même bien passé une nuit de plus avec mon prince germano-arabe ou arabo-germain ! À la place, j’ai droit à l’émission standard et internationale sur le problème de l’obésité. C’est finalement parfait, parce qu’avec le nombre de fois où j’ai vu la même en France, je n’ai même pas besoin de parfaitement comprendre les paroles ! Du reportage sur la Macdo bouffe à la pose de l’anneau gastrique, des mauvaises habitudes alimentaires des enfants au suicide des adolescents, des plaisirs de la table à l’infarctus du myocarde, de l’hypercholestérolémie à l’amputation des pieds du diabétique, c’est un scénario béton et invariable dans tous les pays du monde où la faim ne sévit pas ! Pourquoi faut-il que ceux qui n’ont pas faim s’empiffrent ? Voilà une question qu’elle serait bonne à traiter ! Mais ailleurs, dans une autre télévision bien 255 sûr, dans un autre monde aussi probablement. Tiens, ça aussi, c’est une honte, quand on a vu l’Afrique ! Allez ! Demain est un autre jour ! Dors. Je rêve que mon frère a assassiné l’amant de ma mère. Voilà qui est drôlement intéressant ! Finalement, c’est dans son monde intérieur que l’on est bien obligé de se réfugier pour trouver un peu d’intérêt à cette vie, non ? Là, c’est un univers gigantesque dont on n’a jamais fini de faire le tour, et dans lequel durant toute une vie, on éprouve cette impression magnifique et rare de progresser. Alors finalement, vive la psy comme hobby pour pratiquer la survie. Au-delà de ce monde, il y a aussi la planète, dont une vie ne suffit pas à faire le tour, avec ses merveilles que l’on découvre à chaque détour du chemin. Le voyage aussi est une solution. Faire de la psy en voyage, baiser de temps en temps avec un improbable prince arabe rencontré sur un sentier, déguster sa première bière du soir et sa première cigarette du matin, jouer avec quelques anagrammes, il faudrait ne rien vouloir de plus. Nouvelle-Zélande 11 novembre, Fox Glacier 11 novembre, une petite pensée bien méritée pour les Poilus, (et pour le film admirable de Losey « Pour l’exemple »), pauvres pitchouns chair à canon, qui ont croupi pendant des mois dans des tranchées innommables, comme des rats, et qui sont morts pour que dalle. Je vais bien, bien mieux en tous les cas. Les belles mains d’Alexander et la beauté de la Nouvelle-Zélande m’ont redonné une espèce d’enthousiasme sans lequel il n’est pas facile de s’auto motiver quotidiennement pour avancer. Mais j’ai bien l’impression d’y être, et j’espère le rester quelques temps. L’instabilité de mon humeur est malheureusement quelque chose avec lequel je devrai toute ma vie composer. Il faut dire que chaque journée ici qui passe est un véritable émerveillement. De Haast à Fox Glacier, 150 kilomètres de route époustouflante. À ma gauche, la mer de Tasman et ses plages désolées, cimetière de la forêt vierge, dont j’ai déjà parlé. À ma droite, les sommets du Mont Cook, vertigineux, tantôt à demi masqués par les nuages et fantomatiques, tantôt à découvert et splendides avec leurs crêtes découpées et leurs ravinements enneigés. Partout cette jungle épaisse, millions d’arbres géants au pied desquels poussent les arbres fougères, couverts de lichens, de mousse et de lianes, et qui offrent leurs troncs à une végétation épiphyte luxuriante. Beaucoup d’arbres morts sont toujours debout, leurs troncs et leurs branches dénudés s’élevant dramatiquement vers le ciel, laissant s’écouler des lianes velues, des cascades de verdure. L’eau est toujours partout, et la route traverse de nombreuses rivières qui descendent des glaciers. On l’entend à gauche, chevaux de la mer comme dit si bien Léo Ferré, et à droite sous forme de ruissellements permanents venus d’on ne sait où. Sous la flore très dense, une eau parfaitement pure dégringole des rochers moussus dans un clapotis permanent. Puis, c’est le glacier Fox qui apparaît, au moment bien sûr où mon appareil photo est en panne de batterie ! En s’en approchant, la végétation se fait soudain plus rare, puis laisse place aux moraines grises et aux rochers taillés par le passage millénaire de la glace. On voit alors parfaitement bien cette masse s’écouler dans le creux de deux massifs, blanche au sommet, grisâtre en aval, toute plissée, crevassée, grimaçante. Terrible ! Le glacier a reculé comme tous 256 les glaciers, bien qu’on nous dise qu’il avance de 1,5 mètre par jour ! Allez comprendre ! À ses pieds, un lac turquoise et translucide recueille les ruissellements de la rivière en laquelle il se transforme dans sa fonte. Je passe l’après-midi à marcher autour du lac Matheson, dans lequel les montagnes enneigées devraient se refléter, si elles n’étaient enveloppées aujourd’hui de nuages et de brume. Le sentier traverse la forêt, et le soleil y pénètre dans une lumière irréelle que j’aurais bien aimé photographier. Ce sont des rais et des tâches dorées qui viennent effleurer les feuillages, et qui s’infiltrent à travers la densité verdoyante des arbres, pour donner une lumière que je n’avais encore jamais vue. Une lumière à la fois verte et d’or. La terre dégage des odeurs profondes d’humidité et de pourrissement que j’adore. Les oiseaux sont partout et vous accompagnent de leurs véritables chansons. Le lac est ceint de roseaux, de cycas géants, de palmiers, et chaque détour du chemin laisse apparaître un paysage de rêve. Clic clac, j’ai pu entrer temps recharger un petit peu l’appareil photo et ne le regrette pas. Les nuages avancent à grands pas, et en fin de ballade, le glacier commence à se découvrir, irréel dans ce paysage si vert qu’il domine, surplombant d’abord la forêt puis une grande prairie parsemée de fleurs des champs. Les ballades sont magnifiquement aménagées, assez pour être faciles et confortables, et jamais trop pour conserver l’impression d’une nature intouchée. Les ponts, les balustrades sont en bois et parfaitement intégrées dans le paysage. L’information n’est pas abondante et on peut parfaitement imaginer que l’on est la première personne à passer par là. On ne rencontre rien qui effraie. Pas la moindre bête, féroce ou pas, pas la moindre inquiétude. Rien que des moucherons qui piquent horriblement sans que l’on s’en aperçoive, avant la nuit où l’on est réveillé par de terribles démangeaisons ! On croise sur les sentiers suffisamment de promeneurs pour ne pas se sentir trop seule, ce qui est un sentiment angoissant lorsque l’on marche, sans jamais se sentir en troupeau non plus. Je termine la journée par un accès à la plage la plus proche. Dès que la forêt s’arrête, ce sont les ajoncs et les lupins qui prennent le relais et couvrent de couleurs vives la végétation dunaire. Les vagues sont terrifiantes malgré le gris très doux de la mer, et au loin, sur la plage, elles se transforment en embruns qui voilent les forêts qui la bordent. Ici, des dunes séparent la forêt de la plage, mais parfois les arbres descendent jusqu’au bord de l’eau. Ce sont les paysages de La Leçon de Piano, qui m’avaient d’ailleurs émerveillée au cinéma. Qui n’a pas vu la beauté de la Nouvelle-Zélande n’a jamais vraiment vécu pleinement l’émotion que peut procurer la nature. Je déguste donc les journées les unes après les autres, et je me réjouis de savoir que cela va durer encore presque 4 semaines. Seule la musique me manque, et je ne suis pas prête de résoudre le problème, les petites localités de la côte n’étant pas équipées de liaison Internet sur lesquelles je pourrais me brancher. Et enfin, pour clore la description de ce paradis néo-zélandais, je ne dois pas oublier de mentionner que l’on vend dans les épiceries des réglisses en torsades dans des bocaux ! À Marseille on dit « le réglisse », mais pour faire bien, c'est-à-dire pour ne pas « marquer mal », j’emploierais le féminin réglementaire. Les réglisses donc, sont certainement aussi pour beaucoup dans mon changement d’humeur, car rien ne me fait plus plaisir que ces bonbons-là, les délices de mon enfance, en torsades, mais aussi en bâtons que l’on mâchouille pendant des heures, en escargots que l’on déroule petit à petit ou dans lesquels, coquine, on mord à pleines dents, avant de croquer dans le bonbon à l’anis qui en fait le centre, en cachous que l’on déverse à pleines mains, en cylindres que l’on suce, en plaques que l’on coupe en petits morceaux carrés, en poudre que l’on aspire, et je dois en oublier ! Réglisse et cigarettes font d’ailleurs merveille, et ceux qui ne connaissent pas ça se privent d’un grand bonheur ! 257 Le soir dans mon backpacker me vient une idée, celle d’aller sur l’ordinateur rechercher dans ce qu’il appelle les « fichiers cachés », si par hasard ne s’y cacherait pas aussi un peu de musique. Effectivement, miracle, une centaine de pistes y sont enregistrées ! Je veille jusqu’à deux heures du matin pour les récupérer sur mon MP3, notice en anglo-japonais à la main, et y réussis enfin, épuisée, mais très contente! Nouvelle-Zélande 12 novembre, Franz Joseph glacier Grasse matinée jusqu’à 11 heures, ce que je ne peux me permettre que lorsque je reste deux nuits consécutives dans la même auberge, échappant ainsi aux balais des femmes de ménage qui me chassent à partir de 10 heures partout. Il pleut des cordes ce matin, mais le temps est ici très changeant, et d’une minute à l’autre il peut se mettre au beau. Jim est toujours aussi présent dans ma tête, mais Jim s’est mis aux abonnés absents et ne me répond plus. Sans doute veut-il se protéger de la vieille folle qui risque de lui « mettre le grappin dessus » comme on dit à Marseille, et n’est-il pas homme à se faire insulter aussi facilement par la première inconnue venue, même s’il s’est bien joué d’elle ! Je vis ce silence comme un gâchis, tant la correspondance avec lui avait pris de place dans ce voyage il y a quelques temps. Je continues donc à fantasmer sur un homme que je ne connais pas, enfin que je n’ai jamais rencontré du moins, et maintenant muet ! Ce n’est d’ailleurs pas même ce muet qui me fait rêver, mais le personnage de son roman et son auteur imaginé ! Tu parles d’un pied au troisième degré! ! Est-ce seulement quelqu’un qui existe ? Je ne le sais même pas ! J’essaie parfois de m’opposer à cette régression fantasmagorique comme je le peux. Je me raisonne, je me mets en colère contre moi-même, je dresse un portrait noir du personnage, je tombe dans le lit du premier arabe venu (mais il fallait tout de même le trouver sur un sentier néo-zélandais !), mais rien n’y fait. Continuant donc à m’y complaire, je ressemble de plus en plus à cette adolescente que j’ai été, et qui rêvait devant le portrait de Gérard Philipe collé dans son cahier de textes ! C’est pas très normal non, ça, à mon âge ? Pas plus normal que toutes ces lettres d’amour que je lui écris sans jamais oser les lui adresser… La confrontation à la réalité mettra sans doute fin à cette histoire. Sans elle, vautrée dans l’imaginaire comme je le suis, le mécanisme s’auto alimente et s’emballe. Voilà un vrai sens donné enfin à mon retour, revenir à la réalité ma vieille, toi si réaliste d’habitude ! Mais revenons pour l’instant à notre Nouvelle-Zélande, bien que cette histoire ne soit en rien extérieure à la situation de voyage. Franz Joseph glacier au programme de ce jour, plage déserte et lagon bleu, entre deux averses, la tête ailleurs. Oui, oui ! C’est toujours aussi beau ! Ça ne suffit pas ? Bon ! Alors rajoutons les nuages qui dégoulinent des versants verts des montagnes, les vagues grises si terrifiantes qu’on n’y approche pas un doigt de pied, les reflets mauves sur les eaux des rivières, les galets descendus droit des glaciers, les moraines du donau (vous irez voir ce que 258 cela veut dire), c'est-à-dire dans l’ordre du gunz, du mindel, du riss et du wurm, le… allez là j’aide le lecteur : Le drift, et la varve, tous deux dépôts d’un glacier, Le fjeld, plateau rocheux usé par un glacier, L’inlandsis, glacier des régions polaires, La rimaye, crevasse entre un glacier et une paroi rocheuse, Le sérac, et le bouscueil, tous deux chaos de blocs de glaces, Le pack, masse de glaces flottantes, Le floé, plaque de cette même glace, Le shelf, plate-forme de glace d’eau douce, L’embâcle, obstruction d’un cours d’eau par des glaçons, contraire de débâcle donc, et rien à voir avec le verbe embâcle, embarrasser au Québec, Le growler, bloc de glace détaché d’un iceberg, appartenant lui-même à un grand champ de glace, l’icefield, Le grésil ou groisil, pluie congelée formée de petits grains de glace, La glissoire, sentier de glace, qui n’a rien à voir avec le glissoir, petit couloir pour glisser, mais qui le rallonge habilement, Le frasil, pellicule de glace sur l’eau, La parélie ou parhélie, phénomène lumineux dû à la réfraction des rayons solaires dans les cristaux de glace, Le piedmont ou piémont, glacis alluvial au pied d’une chaîne de montagnes, Le vent catabatique, descendant des glaciers, belle rallonge à la cata, s’il en était besoin ! Voilà, lecteur, je t’en ai assez mis plein la vue pour aujourd’hui ! Nouvelle-Zélande 13 novembre, Greymouth Bon anniversaire ma Marie, ma sœur toute belle, belle entre les belles sœurs ! Je sais que tu interdis qu’on te le souhaite, mais comme j’adore transgresser les interdits, je le fais quand même ! Quels sont donc les interdits que je transgresse ? Voyons voir un peu ! Je pique dans les magasins de temps en temps, je fume et je ne devrais pas, j’autorise Nina à tremper un biscuit dans mon café, je ne paye presque jamais les parcmètres, un pétard de temps en temps, bof ! C’est ridicule finalement ! Voilà pourquoi sans doute je ne suis pas aussi heureuse que je devrais l’être. Face à une telle révélation, je vais essayer de faire un peu la fête ce soir au bar du backpacker de Greymouth, dans lequel, malheureusement, la probabilité de rencontrer un arabe est extrêmement faible ! Je me demande si j’ai bien choisi mon itinéraire finalement. Je suis un peu trop au sud à mon goût. Greymouth, une ville sur laquelle je ne dirais rien, car un a priori me rend certaine qu’il n’y a rien à en dire, si ce n’est qu’elle est une étape sur la route du nord de l’île sud, qu’il faut prendre pour atteindre le sud de l’île nord. Vous avez compris ? Le reliquat de musique trouvé l’autre soir sur mon ordi m’a rendue bien heureuse cependant, toute la journée. Un peu de Bach et de Wagner, beaucoup de Callas et de Sting, un peu de 259 Nougaro et d’Higelin, beaucoup de vieux Cabrel. Bienvenus camarades ! Cela me change de Debussy qui commence à me taper sur le système à force de tourner en boucle. Je songe déjà à la Polynésie, car il tombe ici tant d’eau qu’on ne peut rêver que de soleil. Je vais m’acheter un maillot de bain tropical avec des fleurs de tiaré (pas de tarée, hein !), et une jupette de vahiné ! Si, si ! D’ailleurs je viens de craquer dans une boutique sur le chemin pour un bonnet en laine polaire, ornementé de deux dents d’opossum ! C’est dire si j’ai besoin de me faire plaisir en ce moment ! Évidemment dit comme ça, c’est ridicule, mais j’assure que dans le contexte kiwi, le bonnet n’est pas si mal ! Bière du soir au backpacker. Il n’y a que des jeunes israéliens ! Tsahal en vacances. Pas pour moi. Quelques anagrammes et au lit. Nouvelle-Zélande 14 novembre, Karamea Le littoral après Greymouth devient extrêmement sauvage. Les plages y sont immenses, fermées à l’horizon par des montagnes d’où dévale littéralement la jungle. Des promontoires rocheux aux arêtes acérées, des rochers au milieu de la mer, des falaises, des pitons striés par les eaux, des cavernes où s’engouffrent les vagues, tout ce paysage est titanesque, mais aussitôt adouci dès que l’on retient dans son regard une des plantes qui pousse là, une fougère au feuillage délicat, une fleur unique, rouge, qui se dresse sur son immense tige, des cycas (du moins je crois), dont les feuilles oscillent dans le vent. Tout au nord de l’île sud la route s’arrête. C’est Karamea. Au-delà, plus que de la forêt vierge et des montagnes inhabitées qui bordent un littoral fougueux et très escarpé. J’aime aller au bout du bout, et celui-ci en est un. Pour s’y rendre la route serpente dans la montagne pendant deux heures avant de redescendre en pente douce vers la mer de Tasman. Cette mer bleue grise, chamarrée, argentée dès qu’elle est traversée par un rayon de soleil est magnifique et impressionnante. Elle n’a rien de notre Atlantique verdâtre, mais rien non plus du Pacifique auquel elle appartient, tant elle est forte et violente, même lorsqu’elle s’échoue sur les plages les plus douces qu’elle borde d’écume sur des kilomètres de profondeur. Ici c’est le royaume des gris. Le gris sombre de la roche granitée, le gris souris des galets et des plages, les gris changeants du ciel et de la mer, tous se confondent et se superposent dans une gamme très douce que l’on ne se lasse pas de photographier, parce qu’elle n’est jamais ni uniforme, ni stable. Tout est en mouvement et la lumière sans cesse différente, si bien que l’on peut rester des heures devant le même paysage sans jamais voir la même chose. Le backpacker dans lequel je me trouve ce soir bat le record de l’économie. Les gens y semblent un peu déjantés, mais c’est sympa. Comme beaucoup de ces auberges, il est meublé de récupérations. Vieux fauteuils élimés, buffets des années 50, pianos lépreux, objets divers d’artisanat, le tout donnant une impression chaleureuse de foyer d’Emmaüs, que j’aime bien finalement. Je me sens de plus en plus adaptée à mon nomadisme, si bien que parfois je me demande si j’ai déjà vécu autrement. Et je me prends à essayer de reconstituer ce qu’il y a dans ma maison ou 260 dans mes placards. Là, je me rends compte à quel point je suis vraiment partie. Il y a des pans entiers de ce que je possède dans mon environnement quotidien qui, désormais, m’échappent. De tout cela, rien ne me manque. Paris m’apparaît de plus en plus comme un immense théâtre construit par les hommes pour les hommes. Il faut y échapper pour comprendre ce sentiment de vivre dans un monde entièrement faux, avec son métro, ses boutiques, ses restaus, ses cinés, qui font disparaître la nature au profit d’un univers artificiel créé par l’homme et pour lui seul. Paris est bien la plus belle ville du monde, mais Paris n’a plus rien de la vraie vie, telle que la connaissent les millions de gens qui, dans le monde, vivent encore en rapport avec la nature. On ne s’en rend compte que par bouffées, de temps en temps, alors qu’on se réveille en se disant qu’on irait bien voir un peu de vert quelque part. Mais, la plupart du temps, on oublie que l’on vit dans un univers construit de nos mains, et qu’il n’est pas tout à fait le reflet de notre planète. Et pourtant, j’aime Paris ! Je ne pense pas jamais rencontrer ailleurs dans ce monde une ville si belle. Nouvelle-Zélande 15 novembre, Nelson Ce matin, par miracle, il fait beau. Balades à pied encore au bout du bout, palmeraie paradis d’un monde pourtant humide. Les cocotiers mêlés aux fougères sur un sentier ruisselant d’eau, en bordure de plage, là où la rivière Kahaihai vient rejoindre la mer. Ce n’est rien de ce que l’on connaît, tout de ce qui peut faire tomber les idées reçues : les cocotiers aiment l’eau, et l’eau douce aime celle salée de la mer, et toutes ces eaux se mêlent en un océan de verdure dans lequel des petits sentiers magiques et des ponts suspendus vous conduisent de la montagne à l’océan, et inversement. Puis, 7 heures ininterrompues de route pour rejoindre Nelson, le nord du sud. La musique à tuetête, la tête dans mes pensées, mes pensées ailleurs, et ailleurs très loin, quelque part dans le quartier du Marais à Paris. Une journée passée avec mon imaginaire et mutique Jim, et durant laquelle je n’ai rien vu. Nouvelle-Zélande 16 novembre, Nelson Rien à dire de cette journée morne, une de ces journées à ne rien faire que je m’octroie de plus en plus souvent. Avec le temps, mon rythme se ralentit et la saturation est plus vite atteinte. J’ai besoin de ces moments où j’oublie que je suis sur un itinéraire, pour faire semblant de me poser un peu. Si ! Dans la salle à manger du backpacker traîne un puzzle dont nul n’a voulu finir le ciel. Je me régale à ce genre d’exercice, abstrait au possible, qui joue sur la recherche de l’exhaustivité, une de mes grandes passions. Prendre une pièce et l’essayer arbitrairement à toutes les places où elle est susceptible d’être, jusqu’à ce que par miracle, on éprouve la sensation qu’elle est la bonne à la bonne place. Alors le plaisir est immense car il est assorti d’une certitude. Jusqu’à la pièce suivante… 261 J’ai trop bu de vin blanc pour chercher bien longtemps. Je m’endors plus saoule qu’il n’est raisonnable de l’être, à cette heure et sans compagnie ! Nouvelle-Zélande 17 novembre, Abel Tasman national park Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Cette journée-là était rare, une journée de pur bonheur comme on en aimerait plus souvent. Une journée qui fait oublier toutes les autres, et à la fin de laquelle on voudrait vivre très longtemps, et tout faire pour que cela se réalise. Elle démarre par une croisière sur les rivages du Parc National Abel Tasman, le dos en quelque sorte du bout du monde que je décrivais un peu plus haut à Karamea. L’autre versant de ce bout. Trois heures de bateau sur une mer bleu-vert sombre et profonde, car c’est une journée sans soleil, mais néanmoins complètement translucide et étale. C’est toujours la mer de Tasman, mais dans cette partie nord du pays, l’île sud est protégée par une gigantesque baie qui a eu raison de sa furie. Sur les rivages, des collines toujours aussi luxuriantes d’une verdure qui atteint la mer, qui pousse même sur les roches de granit, qui dégouline des sommets dans une cascade de plantes et d’arbres, dont triomphent les arbres fougères, gigantesques parasols d’un vert plus clair, que l’on distingue toujours parfaitement du reste. Sur les rochers, paressent des phoques. Dans l’eau, des dauphins dansent autour du bateau, qui avance de crique en crique, de plage en plage, désertes toujours, et immaculées. Il fait froid, mais je suis bien. Mon bonnet aux dents d’opossum fait merveille ! Puis, je quitte le bateau pour marcher sur le chemin du retour, un petit sentier qui parcoure les collines à travers la forêt, qui croise sans cesse des ruisseaux et des cascades, qui surplombe les plages dont on entrevoit le sable doré à travers les arbres qui le bordent. Des trouées de mer bleu et verte à travers des trouées de feuillage, dans le glouglou constant de l’eau qui ruisselle et des vagues douces qui viennent s’échouer un peu plus bas. Je ne marche plus, je vole littéralement ! Pendant 5 heures. En fin d’après-midi le soleil revient, et les couleurs prennent alors leur vrai sens. Je ne peux plus dire à quel point ce pays est beau ! Il me reste en soirée 80 kilomètres à parcourir sur une route escarpée de montagne qui domine la mer. Je fais danser la Toyota Corolla ! J’ai de plus en plus de plaisir à conduire, surtout sur les routes en lacets, et mon ersatz de MP3 m’offre alors contre toute attente, Prélude et mort d’Isolde. Pour moi la plus belle pièce musicale jamais écrite. Le pied ! Je trouve un backpacker dans la vallée, dans un bled nommé Takaka, et nous nous rencontrons une dizaine autour de la table, chacun avec son propre dîner, tous de pays différents ! La conversation vient sur la Hollande, un des hôtes étant hollandais. Et l’on parle des polders, du gouda, et des tulipes, jusqu’à ce qu’on me demande si je me suis déjà rendue dans ce pays. Quand je raconte que je suis allée il y a deux ans, tout exprès aller-retour express, à Rotterdam pour l’exposition Jérôme Bosch, personne ne connaît ce peintre même de nom, et c’est tout juste s’ils ne se moquent pas de moi. Mais ce n’est pas possible dans quel monde d’inculture vit-on ? Je suis devenue une zombie sur cette planète ou quoi ? Jérôme Bosch n’existe-t-il plus que pour moi, et pour quelques rares zombis comme moi ? Va-til disparaître de la mémoire collective ? C’était la seule ombre de cette journée. 262 Nouvelle-Zélande 18 novembre, Golden Bay En quittant Takaka ce matin, très tôt, car je suis en pleine forme en ce moment, je trouve sur la route un auto-stoppeur. C’est Roc, un jeune espagnol de Barcelone, qui vient de terminer ses études de physique, et passe ici 6 mois pour apprendre l’anglais. Il est aussi blond pour un espagnol que n’était brun Alexander pour un allemand. Intéressant, donc ! Je vais toujours « au bout », là où Roc n’aurait pas pu se rendre sans véhicule. Et ainsi commence, sous un soleil resplendissant, une journée passée ensemble. Une heure de marche sur des falaises couvertes de pâturages au bout de laquelle on découvre Étretat, mais multipliée par 4. Nous sommes tous les deux aussi stupéfaits de la beauté du site, et j’apprécie combien Roc se montre heureux d’être là. Puis, nous parvenons sur une plage déserte, qui n’a d’ailleurs de plage que le nom, tant il s’agit plutôt d’un véritable désert de sable qui vient s’échouer dans la mer, par des dunes en barkhanes qui se succèdent les unes aux autres. Le vent est terrible et la plage magnifique. Roc s’exclame de joie et enfin, pour la première fois de ce voyage en Nouvelle-Zélande, je peux partager avec quelqu’un l’enthousiasme que je ressens face à ce pays et devant chacun de ses paysages. Ce moment de partage est formidable, et vaut de l’or ! Nous marchons beaucoup. Nous déjeunons près d’une colonie de phoques, dont la grosse mama enceinte jusqu’aux yeux est prête à accoucher. Nous nous régalons de pistaches comme j’aime, et ne rencontrons pas âme qui vive. Nous sommes l’un et l’autre heureux, et d’être là, et d’être ensemble. L’itinéraire de Roc étant à peu près semblable au mien, nous décidons de continuer ensemble pour quelques temps, et prenons rendez-vous mardi matin pour les deux semaines qui me restent à passer dans l’île nord. Roc pourra conduire un peu, ce qui bien sûr va me reposer. C’est un garçon calme, assez silencieux, qui rit volontiers à pleines dents blanches, et dont la compagnie sans m’exciter vraiment, ne me déplaît pas. Nous sommes convenus de nous séparer aussitôt que l’un ou l’autre en éprouverait le besoin. Voilà un arrangement qui me convient parfaitement. Arrivés à Nelson, chacun dans le backpacker où il a réservé, grosses bises fraternelles avec Roc, dans l’attente de se retrouver dans quelques jours. Nouvelle-Zélande 19 novembre, Picton Dernière étape sur l’île sud du pays, avant le ferry pour le nord, lundi. C’est la région des Malbourough sounds, des fjords qui bordent le littoral sur plusieurs centaines de kilomètres. Ciel incroyablement bleu, soleil et vent frais, un temps idéal pour balader, ce que je ne fais pas ! La flemme est devenue de plus en plus fréquente, et je me réjouis davantage de ces journées à ne rien faire que de conduire et d’écrire un peu. Entre supermarché, rêvasseries et lessive, le temps s’écoule là aussi comme j’aime, sans but précis, autre que celui d’attendre le petit coup de vin blanc du soir, le Sauvignon ayant tendance à remplacer la bière en ce moment, ce qui n’est finalement pas plus mal ! Je n’éprouve plus aucune « fièvre touristique », juste de 263 l’émerveillement devant ce qui me tombe sous les yeux au fur et à mesure que j’avance. Si ce qui tombe un jour c’est le désir de ne rien faire, je l’accueille désormais avec autant de joie que le projet le plus extraordinaire. J’ai pris mon rythme dans ce voyage. Je ne voyage plus vraiment. Je vis en itin-errance. Je vis dans un rêve, et tout sursaut de la réalité me réveille brusquement et douloureusement. La vraie vie n’existe plus pour moi. Je me nourris de paysages et de musique, de fantasmagorie et d’imagination. Je me laisse transporter dans un univers où le réel n’existe plus du tout. Je suis ailleurs, non seulement parce que je suis loin, mais aussi parce que je suis dans un monde totalement clos par certains côtés, étanche à la réalité, et totalement ouvert par d’autres aspects, en état de réception permanent de la beauté des lieux que je parcoure. Entre mes nuits peuplées de rêves et mes journées de cogitations solitaires, il n’y a plus grande différence désormais. C’est un continuum d’imaginaire, où tout est permis. Mais, je suis devenue ainsi, dans cet état un peu second, très vulnérable à l’échec et très sensible à la stabilité de mon univers réduit. Dès que la moindre des contrariétés survient, je suis déstabilisée. Les rappels à la réalité sont pourtant nombreux en ce moment, le fric qui n’arrive pas, le mois de décembre à venir alors que je suis déjà à découvert, les cartes bancaires qui refusent d’honorer les prélèvements, … Je suis partie sans aucun souci et me retrouve dans une certaine merde, qui n’est rien comparée à celle qui m’attend à mon retour ! L’appart, dans quel état ? Plus de bagnole. Toutes mes affaires pourries dans la cave. Paris, et sa folie. Le train-train insupportable. L’ennui. L’attente du coup de fil qui fait plaisir. La lecture du courrier d’un an. L’ambassadeur qui va me réclamer la caution que je refuse de lui rendre. Le cardio qui va annoncer ma mort parce que je fume toujours... Au secours ! Je ne veux pas rentrer ! Je n’ai aucun empressement à retrouver tout cela. Pour trouver du plaisir au retour, il faudra que je m’accroche à l’idée de retrouver Nina, ses yeux noirs et ses petites mains, et à celle de rencontrer le fameux Jim pour avoir enfin un visage en face de mes fantasmes. Hormis ces deux idées là, rien ne ferait aujourd’hui accueillir avec plaisir l’idée de retourner à Paris. C’est un peu comme si Paris n’existait plus, comme si, le monde pouvant tout à fait se passer de moi pour tourner, il me suffisait de tourner autour de lui pour trouver une raison de vivre. Je nourris déjà des projets flous et fous de repartir aussitôt pour échapper à cet enfer. L’hémisphère nord, la Turquie et l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde et la Birmanie, le Japon et le Canada, l’Alaska, Terre neuve et la Terre de Baffin… D’autres fois, je projette de changer ma vie. Militer ou reprendre un DEA de psychosociale, écrire un bouquin à partir de ce carnet de bord, faire peau neuve et réinvestir quelques temps dans un narcissisme bien oublié depuis que je suis partie, apprendre l’arabe ou le piano, travailler peut-être ? Rien de tout cela n’est assez fort en moi pour nourrir de vrais projets ni m’enthousiasmer. Rien ne tout cela ne justifierait vraiment non plus le retour. Des pis-aller tout au plus. Et je le sais. Ce qui est sûr néanmoins, c’est que beaucoup de choses auront changé dans ma relation avec mes proches, qui me sont chaque jour un peu plus lointains ! Qu’ils ne s’en plaignent pas, surtout ! Ils ne récoltent que ce qu’ils ont semé depuis longtemps. À force de semer, un jour ça pousse, n’est-ce pas ? En revanche, les liens qui se seront noués avec les amis qui correspondent avec moi, seront certainement renforcés. J’aime d’amour toux ceux qui savent rester présents, et je mesure à quel point tous ces gens-là me sont nécessaires. Alors merci, les Marie do, les Bernard, les Marie, les Linda, les Éliane, les Charlotte, les Paule, dont je reçois chaque mail avec tant de joie. Voilà sans doute les effets d’un long voyage. Du moins ceux que je peux dès aujourd’hui anticiper. Rouvrir les portes du rêve. Tarir les larmes et apaiser les chagrins. Reconnaître ceux que l’on oublie trop souvent. Remettre à leur place ceux qui en ont trop pris. Toucher du doigt 264 la vanité des années qui passent, du temps perdu à ne rien faire, même si l’on ne s’ennuie jamais. Nourrir de nouveaux projets. Et donner l’envie de repartir. Nouvelle-Zélande 20 novembre, Queen Charlotte Hier soir, rencontre dans le backpacker d’un couple de marseillais ! Le voyage leur a été offert en cadeau de mariage. Ce n’est pas la première fois que je rencontre ainsi des français qui se sont fait offrir leur voyage de noces en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Le tout-compris, avec avion, location de voiture, itinéraire pré établi et résas pour les hébergements, en trois semaines. On doit probablement leur donner aussi un stock de capotes gratos ! Ceux-là, étaient typiques. Ils ont fait des études de biologie qu’ils ont laissées tomber pour faire de l’informatique, parce que maintenang heing y a plus que ça qui marche. Ils vivent à Meyrargues, parce que la graande ville, heing, putaing, c’est pas pour nous ». Ils travaillent aux Milles, ça va c’est pas trop loing ! La Nouvelle-Zélande, où ils ne sont que depuis une semaine, c’est beau heing ! On aurait bieng tenté notre chaance ici, mais alors la bouffe, fache de con, c’est trop dur ! Surtout que nous, heing, l’huile d’olive le fromage de chèvre on va le prendre au producteur, heing !. Bon ! Ben, bon voyage, et tous mes vœux de beaufitude heureuse, heing ! Oui, Marseille est une île, et j’ai bien peur qu’elle ne le reste à jamais ! Les français en voyage sont d’une espèce à part aussi. Ils se montrent très critiques, très bavards, très chauvins et très grégaires. Ce n’est pas très joli à voir ! Aujourd’hui une nouvelle journée de vraie plénitude, qui à elle seule justifierait la totalité de ce voyage. Je randonne 6 heures dans les fjords de Queen Charlotte, et j’ai des ailes. Je marche au rythme des chansons d’Elton John et danse carrément avec Higelin et Sting sur le sentier, tellement j’ai la pêche dans ce paysage splendide. Ce pays me comble vraiment. Rangement de la voiture au programme de la soirée, pour accueillir mardi matin les bagages de Roc. C’est un foutoir pas possible ! J’espère ne pas avoir fait de bêtise en acceptant qu’il vienne me rejoindre, car en ce moment précisément, je n’éprouve pas le besoin de la compagnie de qui que ce soit, si ce n’est celle de personnes dont elle n’est pas possible, évidemment ! 265 CHAPITRE 8 Du 21 novembre au 6 décembre 05 Ile Nord Nouvelle-Zélande 21 novembre, Wellington Le ferry met deux heures pour traverser le passage qui sépare les deux îles qui constituent la Nouvelle-Zélande. Que j’aime les paquebots ! Le ronflement des machines, les ponts qui se superposent, les soutes mystérieuses et terribles, les corridors moquettés, les cheminées, les radars, les cuivres des rampes, les canots de secours accrochés par des grues et des poulies, les radars, les fenêtres aux angles arrondis et cloutées, les transats, les balustrades… Et puis, l’écume bouillonnante de la traînée de leur passage, le roulis qui fait vaciller, la lenteur apparente du déplacement, et le son lugubre des sirènes, tout cela me fascine. Comment est-il possible qu’une masse de ferraille aussi géante puisse flotter ? Cela me paraît plus mystérieux encore que le vol d’un avion, dont je comprends intuitivement que les réacteurs le propulsent et le maintiennent en l’air. L’air d’ici, d’ailleurs, il faut en parler. Il est la pureté même, translucide et clair, frais et doux à la fois, toujours en mouvement. Il n’y a jamais de moment sans une légère brise. C’est le miracle des îles. Wellington est la capitale administrative de la Nouvelle-Zélande malgré son importance bien moindre que celle d’Auckland. La ville a cependant des allures vraiment urbaines, quand on la compare à toutes celles que j’ai pu traverser dans le sud. Nouvelle-Zélande 22 novembre, Wellington Ce matin Roc n’est pas au rendez-vous. Je vais le chercher jusque dans sa chambre, où je le trouve tout endormi ! Il m’a envoyé un mail pour reporter notre départ à mercredi, et dans ce backpacker pourri où je me trouvais hier soir, impossible d’accéder à un ordinateur. Nous petit déjeunons et convenons de ne partir que demain, le temps ce matin de visiter ensemble le musée de Wellington, entièrement consacré au pays, dans ses aspects les plus divers, géographie, nature, histoire, culture maori, art, etc. Roc se traîne derrière moi. Les musées, me dit-il, ce n’est pas sa tasse de thé. Ce n’est bien sûr pas pour tout cela qu’il faut venir en Nouvelle-Zélande. En fait, la nature est ici si belle qu’elle fait oublier qu’il existe aussi des néo-zélandais, si peu nombreux qu’il est facile de passer à côté ! Quant aux maoris, je n’en parle même pas, leur culture et leur langue 266 étant célébrées partout sans qu’aucun spécimen humain ne se rencontre nulle part. Je crois que les kiwis ont dû purement et simplement réussir leur extermination totale, et que maintenant que le danger n’existe plus, ils se sont appropriés leur culture, et en exposent les beautés à des fins touristiques ! Nous aurons avec Roc des problèmes de compréhension car son anglais, qu’il est venu perfectionner ici, est épouvantable ! Pour ma part, je parviens maintenant à intégrer cette langue comme mienne, pour tout ce qui concerne la vie quotidienne. Je pense en anglais pour tout ce qui a trait au voyage. Je ne reviens au français que lorsque je pense à des choses personnelles, à ma famille, à ma vie à Paris, à écrire, à Jim. L’anglais donc pour la vie de tous les jours ici, et le français pour exprimer les pensées compliquées de ce qui me retient à la France. Il existe en anglais beaucoup de termes simples qui ne se traduiraient en français que par des périphrases, et que j’ai désormais complètement intégrés dans mes pensées. Par exemple, crowded, alors qu’on ne dirait pas « peuplé » pour un lieu où il y a du monde, comfy alors qu’on se refuse l’expression « être confortable », confusing, pour ce qui engendre de la confusion, sont autant de mots qui me viennent naturellement à l’esprit en anglais. Le français m’apparaît en ce moment comme une langue de la pensée, de l’échange, de l’amour, de l’amitié, de l’art, de la poésie, de la lecture, de l’écriture ou du jeu de l’esprit ! Est-ce vers ce positionnement qu’il se dirige, ou bien est-ce un effet pervers de mon exil linguistique ? Du coq à l’âne, (j’aime bien), il s’est mis soudain à faire très froid. Il souffle un vent glacial depuis hier, et alors que j’étais en débardeur il y a deux jours, voilà qu’il faut ressortir les chaussettes et les polaires. Nous sommes encore à l’intersaison, la Nouvelle-Zélande n’en connaissant que deux de six mois chacune, l’hiver et l’été. Je m’offre une belle sieste de deux heures, bien à l’abri dans ce bon duvet bleu et sale, qui me sert toujours de chez-moi depuis 7 mois. Aucune envie de parcourir à nouveau la ville par ce temps-là. J’ai pour une fois un grand lit dans la chambre où je me trouve, ainsi qu’un fauteuil et une minuscule table à tréteaux. C’est peu de choses, mais tout ce qui me sort de la cellule nue avec deux lits métalliques superposés, m’apparaît désormais d’un confort inouï ! Ne pas avoir à écrire par terre adossée à un mur, pouvoir regarder un bouquin dans un fauteuil, cela n’a l’air de rien, mais quel pied ! Il y a même, figurez-vous, un placard pour mettre ses affaires, comme si j’avais la moindre affaire à installer pour quelques temps ! Non, je ne m’en servirai pas. Je n’emporte avec moi dans les chambres qu’un petit sac qui contient trousse de toilette et affaires de nuit, mon duvet et un sac à dos qui globalement ne contient que l’ordinateur, et tous les chargeurs divers et variés qu’exigent malheureusement les appareils électroniques. Il y a longtemps que je ne lis plus. Depuis que j’ai lu les textes de Jim, je crois. Je n’en ai pas envie, comme si mes pensées me suffisaient. Il faut dire qu’il ne me reste que deux bouquins en français, les Allumettes suédoises de Sabatier, que j’ai déjà lu, et Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry, dont je n’ai jamais pu, de toute ma vie, dépasser la dixième page ! J’aurais tout de même voulu encore essayer une fois. En Polynésie dans deux semaines, je vais me trouver plongée dans le français à nouveau, et cela va « me faire tout drôle » comme on dit. Je vais aussi pouvoir, je l’espère, me réapprovisionner en bouquins, et en plein de petites choses bien françaises qui vont me faire plaisir ! Peut-être de la bouffe, mais aussi Libe ou le Monde, mes produits de toilette préférés, mes cigarettes préférées, tout ce petit monde de repères que l’on n’identifie que lorsqu’on a les a perdus. 267 Nouvelle-Zélande 23, 24 novembre, Napier et Taupo Me voilà sur la route avec ce Roc ! C’est un garçon charmant, souriant et agréable, mais évidemment un bébé comme tous ceux que je rencontre sur mon chemin. Pourquoi ma route n’est-elle jonchée que de bébés ? Mystère ! Sans doute ai-je tort comme d’habitude, et ne suis-je pas moi, tout à fait à ma place… l’homme mûr est avec sa bobonne dans un lodge que lui a réservé son agence de voyage, et celui-là ne m’intéresse pas, pas plus que la bobonne en question d’ailleurs. Donc, se contenter de ce que l’on trouve sur son chemin et ne pas faire la difficile. Roc a 23 ans et vient de finir, non pas comme je l’avais compris des études de physique, mais d’éducation physique ( !), ce qui ne donne pas tout à fait le même profil. Il est content de voyager avec moi car il en a marre de la solitude, alors qu’il n’est là que depuis un mois ! Moi qui suis seule depuis si longtemps, j’apprécie aussi une compagnie, assez discrète d’ailleurs, Roc n’étant pas du tout curieux, ni même bavard. Depuis deux jours que nous sommes ensemble, il ne m’a posé aucune question me concernant, alors que je sais déjà tout de sa vie, certes bien courte, mais quand même ! Nous parlons donc peu, et nous branchons de temps en temps chacun de notre côté sur nos MP3 respectifs ! Alors, heureux de la musique que nous écoutons séparément, nous échangeons un regard complice comme si nous écoutions la même chose, pour montrer à l’autre que l’on est encore là ! Ainsi probablement communique la jeunesse, ne partageant plus que les signes visibles de sa satisfaction à des activités purement autistes. Quant aux rares conversations avec Roc, elles sont très pédagogiques, puisqu’il profite au maximum de ma meilleure maîtrise de l’anglais pour prendre des cours gratos ! Hier soir, j’ai cuisiné des pâtes fraîches au pistou pour notre petit dîner en amoureux, arrosées d’un Riesling tout ce qu’il y a de plus passable, et se terminant sur des fraises au yaourt. Il était tout ému et émerveillé de tant de luxe, lui qui ne mange que des pâtes, mais pas des pâtes fraîches car elles sont trop chères, et qui n’a pas pris de dessert ni bu de vin depuis un mois ! Je suis effectivement très riche en comparaison de toute cette population des backpackers que je côtoie, qui dort dans les dortoirs, et ne mange qu’une fois par jour le minimum pour se nourrir. Mais patience ! Très bientôt les dortoirs seront pour moi aussi camarades, car je n’aurais pas les moyens de continuer ainsi les prochains mois. Heureusement que sont payées toutes mes croisières où je serai logée nourrie, et que le mois de décembre est ainsi couvert. En revanche, l’Amérique du sud s’annonce sous les auspices de la grande pauvreté. Mais enfin, je peux tout de même encore m’offrir à ce jour des pâtes fraîches ! C’est ainsi que l’on prend la mesure du luxe dans lequel on vit, et surtout de la relativité des choses. Rien de tout cela ne me fera cependant revenir en arrière. En revanche, je songe de plus en plus à ne pas prolonger le voyage au-delà de mars. Napier est une petite ville sur la côte est qui a été totalement détruite par un tremblement de terre au début du XXème siècle, et qui a été reconstruite dans un style néo-zélandais Art Déco ! C’est assez mignon, ne nous moquons pas. Roc n’en a rien à foutre de l’Art Déco, et je l’emmène promener en voiture sur les falaises environnantes, pour qu’il ne commence pas à bouder ! Alors, comme un gamin, il est tout content à nouveau ! 268 Aujourd’hui, nous sommes à Taupo, une ville centrale de l’île nord, dans laquelle il n’y a pas grand-chose à faire en fait, mais Roc y a réservé un saut en avion, sky-dive. Je préfère dépenser mon fric avec des pâtes fraîches franchement, mais bon... Chacun son truc. J’espère qu’il ne se sera pas désintégré en vol, et que nous nous retrouverons dans la soirée. En attendant, je viens de passer devant un cinéma où se joue en français tout à l’heure « Les sœurs fâchées », avec Isabelle Hupert et Catherine Frot. Je me précipite évidemment, rien que pour le bonheur de retrouver du français et peut-être des paysages parisiens. Cela me fait un immense plaisir ! Je n’ai plus vu un film depuis 7 mois ! L’île sud n’a plus rien à voir avec l’île nord. Il n’y a plus de forêt vierge, plus de fougères, plus de kilomètres complètement désolés. C’est un joli paysage de montagnes, mais plus classique et pas très dépaysant. Au programme des prochains jours, un volcan, et des grottes. Pourquoi pas… Nouvelle-Zélande 25 novembre, Tongariro Le film d’hier m’a ravie. Non pas que ce soit un chef d’œuvre, mais parce que c’est un film vraiment français, avec tout ce que cela comporte de chiant pour les étrangers qui n’y comprennent rien ! L’absence d’action, les paysages d’un Paris toujours luisant de pluie, les milieux branchés, blasés, stressés et malheureux de la bourgeoisie, les relations complexes entre des personnages meurtris chacun à leur façon, les liens infernaux des relations familiales, j’aime tout cela. C’est ma culture, c’est ma vie ! J’ai donc été émue et enchantée tout à la fois dans cette petite salle de 12 places où j’étais la seule spectatrice, évidemment ! Comme si véritablement cette ville de Taupo avait voulu m’offrir un cadeau personnalisé ! Moi qui suis si critique au cinéma que je n’y vais pratiquement plus, je me suis laissé faire là avec bonheur, comme un bon public. Donc embarquée par le jeu des actrices, par les images, par les dialogues, j’ai éprouvé un vrai plaisir que je n’aurais certainement pas ressenti de la même manière si j’étais à Paris, gavée de films comme nous le sommes, dédaigneux de tout ce qui est finalement simple mais bien fait. Roc n’a pas pu, à cause du mauvais temps, faire le saut d’avion qui était prévu. Il décide donc de rester ici quelques jours de plus, le temps que le beau temps revienne. Ses plans ont l’air très compliqués. Moi, je continue mon chemin et c’est très simple. Nous nous séparons donc hier soir après le dîner, après avoir échangé mails et numéros de téléphone, car il espère me retrouver un peu plus loin. Je suis d’accord, mais ne ferai aucun effort particulier dans ce but. Voilà une association qui aura été aussi parfaite que courte. C’est épatant ! J’emploie ce mot désuet parce qu’aujourd’hui, c’est (ou plutôt c’était) l’anniversaire de ma grand-mère, que nous appelions Mamie la Plaine, du nom du vieux quartier de Marseille où elle habitait. Quant Mamie la Plaine me revient en mémoire le 25 novembre, je vois son teint rose et blanc, son visage régulier et sa peau qui n’a jamais été ridée, ses cheveux gris argentés toujours impeccablement peignés en ondulations régulières. Je sens son odeur d’eau de rose et de poudre libre de Caron, et son regard sans cesse posé sur moi de grand-mère adoratrice de sa petite-fille. Bon anniversaire donc ma Mamie. Tu aurais aujourd’hui 102 ans, et grand-mère à mon tour, si tu étais toujours là, je ne t’enverrais plus chier comme je l’ai fait si souvent, parce que tu t’inquiétais tout le temps pour moi ! Mamie la Plaine avait deux expressions favorites : « c’est épatant ! », quand elle trouvait que c’était bien, et « c’est effrayant ! » quand elle désapprouvait ! 269 Pourquoi faut-il qu’on ne puisse dire son amour aux gens que lorsqu’ils ont disparus ? Voilà une des choses les plus cruelles de la vie. Je crois que c’est là mon seul regret, mais quel regret ! Qui me poursuivra jusqu’à ma propre mort. Si l’on savait la perte que représentent les gens que l’on aime, comment se comporterait-on ? Sans doute serait-on encore pire, non pas agressif et rejetant, mais envahissant, protecteur, angoissé… La liberté ne s’acquiert que dans le rejet de nos liens, et c’est un bien beau gâchis. Revenons donc au voyage en Nouvelle-Zélande, dont on voit bien, à l’évidence, qu’il ne change strictement rien aux chagrins que l’on porte en soi. Je quitte tard le backpacker de Taupo pour le parc volcanique de Tongariro. La route passe par des rapides magnifiques, bleu turquoise, où je m’arrête le temps de quelques photos d’eau, avec moult hordes japonaises. C’est incroyable ce que ces gens, qui ont si peu de vacances et qui ne sont pas si nombreux que cela, voyagent. On les voit absolument partout. Le parc des volcans, constitué de trois hauts sommets, est malheureusement sous les nuages et, dès que je m’approche d’un peu plus près, il neige carrément. Pas question donc d’effectuer aucune des nombreuses randonnées qu’il offre. Je passe ma journée à conduire en tournant tout autour des contreforts des volcans, où le soleil demeure. Au loin, on voit les fumerolles qui émergent des pentes, les rouges des cratères, et partout des étendues noirâtres et chaotiques de scories et de lave. Les creux des montagnes sont occupés par des lacs que je ne verrai pas. Je suis absolument seule dans l’auberge de jeunesse où je me trouve ce soir, dans une de ces petites villes de campagne pas spécialement désignée pour le tourisme. Toute la maison m’appartient. J’occupe un dortoir de 4 lits, dans lequel j’ai tout loisir de m’étaler comme j’aime bien. Je vais, grâce aux encouragements de Bernard, qui me dit que Malcolm Lowry était un des écrivains préférés de Perec, tenter encore ma chance avec « Au-dessous du volcan ». Nouvelle –Zélande 26 novembre, Waitomo caves Il ne neige pas, ne pleut pas vraiment non plus, de quoi tenter une ballade dans le parc des volcans. Mais, je n’ai pas le courage de marcher plus de deux heures tant le vent est violent et l’air glacial. Les montagnes sont complètement dissimulées sous les nuages, et l’on ne voit pas plus loin que le bout de ses Meindl. Qu’est-ce que c’est ? Des chaussures de randonnée toute en cuir et formidables, faites par ces fachos d’autrichiens, qui s’y connaissent en montagnes, ne leur enlevons tout de même pas cela ! Puis je prends la route pour Waitomo, le MP3 bien vissé sur la tête. Mais il y a vraiment trop de Gipsy Kings ! Ils commencent à me sortir des oreilles, et il va falloir que j’en élimine un peu. J’arrive en début d’après-midi dans cette région de moyenne montagne de formation volcanique, avec ses milliers de collines arrondies et plissées couvertes d’herbe et de moutons, sous lesquelles chemine un réseau de 300 grottes calcaires. J’ai le temps de visiter l’une des grottes, et j’en reste stupéfaite. Cathédrales de roches, Rorschach géant, stalactites et stalagmites, acoustique divine, glouglou des eaux souterraines. C’est là que j’aurais aimé savoir dessiner. C’est magnifique malgré la quinzaine de japonais qu’il faut se traîner avec leurs ah ! et oh ! extasiés tout au long du parcours. Puis, nous prenons une barque pour progresser dans le réseau souterrain, et là, miracle, les voûtes de la grotte sont constellées de points lumineux, des 270 vers luisants qui sécrètent des centaines de filaments pièges pour les insectes dont ils se nourrissent. C’est un véritable firmament au-dessus de nos têtes ! L’obscurité est totale, et le silence terrible, troublé uniquement par la progression de la barque qui glisse sur l’eau noire, on ne sait pas trop comment. Un très beau moment d’insolite. Nouvelle-Zélande 27, 28 novembre, Rotorua C’est un voyage de deux jours au centre de la terre. Partout, des cavernes dessinant des labyrinthes souterrains sur plusieurs dizaines de kilomètres, sont sculptées par les eaux comme des cathédrales. Leurs entrées que masquent des fougères géantes laissent croire à de petites cavités qui, quand on les pénètre, sont un véritable monde minéral enfoui une centaine de mètres sous terre, se nourrissant de ses eaux et absolument sans vie. L’eau a façonné à travers le calcaire des milliers de statues étranges, qui s’élèvent du sol ou s’accrochent aux voûtes, créent des montagnes et des rivières, des falaises toutes ciselées, des murs striés, percés, griffés, des orgues, des excavations et des amoncellements sculptés comme des corps. Cette même roche prend les aspects d’une matière parfois translucide et vide, parfois épaisse et opaque, d’autres fois encore lisse et brillante, toujours de mille nuances de blancs, cireux, laiteux, crayeux, glaciel, grège. On n’y entend que l’infime murmure d’une goutte d’eau qui ruisselle quelque part, on ne sait où, et qui s’agrègera à la roche pour l’épaissir ou l’allonger un jour, d’un centimètre tous les 100 ans ! Après Waitomo, je me dirige vers Rotorua, région volcanique où règne une grande activité géothermique. La route contourne des milliers de collines aux sommets excavés, qui sont autant de petits volcans éteints, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis d’herbe grasse et odorante où paissent des millions de moutons. L’odeur d’herbe est partout et envahit Toyota, qui en est toute contente ! À quelques kilomètres de la ville, sans doute le pandémonium, on peut approcher l’Enfer (tel que les cathos du moins l’ont imaginé), la Géhenne, le monde léthéen du grand Satan ! C’est un monde rocailleux, où règne le soufre qui prend y mille formes, et d’où surgissent par intermittence des geysers fougueux ainsi éjaculés à plusieurs dizaines de mètres du sol. Un monde où des eaux à 90° glougloutent dans des mares, des eaux soufrées, sulfureuses, sulfurisées, sulfitées, sulfatées ou sulfonées (un des rares mots où le n ne double pas après le o), où des trous de rochers émanent d’épaisses fumées de vapeur d’eau, des soufflards d’après mon ODS, où des lacs de boue qui bout, toujours mouvante et bouillonnante, ne sommeillent jamais, où l’odeur âcre et pénétrante du souffre enveloppe tout, où les eaux se nappent de cristaux blancs et jaunes, où la roche blanchâtre exsude des suintements jaunâtres, où des excavations noires toutes craquelées par la chaleur coule une eau brune et rouge, où des lacs turquoises sommeillent dans leur tiédeur, où des gouffres titanesques crachent des gaz, etc. Des gaz terribles à en sentir cette odeur et à écouter leurs noms : sélénium, sénévol, thiofène, thioacide, thiazole, sulfosel, sulfone, sulfacide, etc. Les noms de ces lieux sont évocateurs eux aussi : la Gueule du Diable, les Entrailles du Démon, la Marmite de l’Enfer, le Chaudron Infernal, Sodome et Gomorrhe, etc. De quoi mettre le feu aux fesses à n’importe qui ! Puis je me dirige vers la péninsule Coromandel, dernière étape avant l’extrême nord. La route est belle mais très mauvaise, et surtout très longue. J’arrive vers 18 heures à Opoutere, un endroit de rêve, un estuaire de bout du monde, envahi de forêts, qui débouche sur une gigantesque plage grège. C’est le Pacifique à nouveau. Ce Pacifique géant que je vais bientôt 271 traverser d’ouest en est, depuis ses rivages néo-zélandais jusqu’à ses rivages sud-américains. Je suis fatiguée, et il y avait longtemps que je n’avais pas ressenti cela. Je décide de me poser là deux nuits consécutives pour m’offrir une grasse matinée demain matin. Nouvelle-Zélande 29 novembre, Opoutere C’est tout à fait le bout du monde que cette auberge extraordinaire en bordure d’estuaire, tenue par une femme maorie très grosse et très chaleureuse. Des petits bungalows de bois latté blanc, une immense pelouse bien tondue, des arbres à couper le souffle, et des milliers d’oiseaux aux chants mélodieux et ininterrompus le jour comme la nuit. Au loin, la plage, immense. La nuit, l’océan gronde bien que nous en soyons à quelques kilomètres de distance. Ici, c’est si loin que tout le monde communique. L’ambiance est très sympa, et j’en aurais profité davantage en soirée si je n’étais si fatiguée. Toyota et moi faisons désormais tellement partie du même corps que je ne me rends compte du temps excessif de conduite que j’effectue chaque jour, que lorsqu’à l’arrivée, j’en sors épuisée ! Il faut dire tout de même que je roule dans cette caisse depuis le 14 juillet exactement, date à laquelle je l’ai louée au Botswana, et que j’aurais parcouru avec elle en presque 5 mois, si mes calculs sont bons, 12000 km en Afrique et 12000 autres en Australie et Nouvelle-Zélande ! Je vais bientôt devoir l’abandonner. Comment vais-je pouvoir vivre sans elle ? Mon dos a pris l’inclinaison et les points d’appui exacts de son siège, ma jambe gauche ne me sert désormais plus à rien, la droite est toujours étendue, mes mains définitivement posées à plat, quelques centimètres devant moi… Peut-être en Amérique du sud, si mes moyens me le permettent… Mes moyens, mes pauvres moyens, s’amenuisent de jour en jour, si bien que j’ai dû, comme à mon habitude, après avoir épuisé toutes les solutions de découvert, revolving, réserve Confiance, crédit Liberté, cagnotte Folie, etc. faire appel à mon amie Cofinoga qui me coûte la peau des fesses. Je dois être la seule personne au monde à m’offrir un tour du monde à crédit, et presque 17% s’il vous plaît ! Cofinoga est là, qui me guette dans l’ombre de ma vie, tapie toujours quelque part pour venir soit disant à mon secours, et m’enferrer toujours davantage ! Oublions ! J’ai reçu hier un mail d’une fille qui m’avait contactée par le site Top Départ au mois de mai, et qui faisait le même voyage que moi, mais à l’envers ! À moins que ce ne soit elle qui soit à l’endroit, je ne le sais pas. Toujours est-il qu’elle est à Auckland, et que je la rejoins demain dans un backpacker pour continuer avec elle la route vers le nord, les quelques jours qui me restent avant mon départ en Polynésie. Elle s’appelle Brigitte, est bretonne, a à peu près le même triste âge que moi, c’est tout ce que je sais d’elle. Quant au Roc, je l’ai totalement abandonné à ses sauts aériens, ses treks sous la neige, ses soirées disco, et autres amusements qui ne me sont bien étrangers. C’est mieux comme cela, bien qu’il ait à plusieurs reprises tenté de me relancer pour me retrouver quelque part. Allez, mon petit gars, poursuis ta route, amuse toi bien, gagne assez d’argent pour pouvoir t’offrir des pâtes fraîches, et Hasta Luego. Ma tête continue ce cinéma infernal qui a désormais avantageusement remplacé tous mes chagrins. Amour plutôt torride pour le virtuel et glacial Jim, véritable fantôme, évanoui 272 désormais dans les brumes impénétrables de la toile. Me voilà bien ! Embarquée dans un bateau destiné à couler d’avance avec une ombre du net! Titanic le Retour ! Le soleil est enfin revenu après des jours et des jours de grisaille et de pluie. Le monde est bleu et vert, de tous les bleus et tous les verts de la terre. Il se dégage une impression partout d’infinie pureté. Que ce pays est beau ! Nouvelle-Zélande 30 novembre, Auckland Je roule vers Auckland, qui n’est pas la capitale de la Nouvelle-Zélande, mais qui abrite, région comprise, 70% des habitants du pays. Et revoilà les autoroutes, et leurs bretelles, les sens uniques et les round about, les embouteillages, les klaxons. Il y avait très longtemps que j’en avais été préservée, depuis Johannesburg. Je me mets en quête du backpacker où j’ai rendez-vous avec Brigitte, et dont je n’ai évidemment pas l’adresse, ainsi que du SAV Sony pour tenter de récupérer mon appareil photo qui y a été adressé. Errance donc, le plan posé sur le volant, qui me permet de finalement bien parcourir la ville. Comme toujours, la ville étant mon monde, je ne me débrouille pas trop mal ni pour circuler ni pour trouver les lieux. La ville ne me prend que très rarement au dépourvu. En général, j’en comprends les mécanismes et l’organisation de façon quasiment intuitive, moi qui suis si vite désorientée dans la nature. Et puis, la conduite à Paris m’a donné au volant l’agressivité nécessaire pour passer partout, ignorer les klaxons de ceux qui n’acceptent pas que je me trompe de file par exemple, ou que je prenne le temps de me garer un instant pour mieux consulter mon plan. Allez les mecs, klaxonnez ! Rendez-vous place de la Concorde, où on roule à droite, et on verra bien comment vous vous démerdez ! Brigitte est au rendez-vous à l’heure dite. Pas besoin de chichis pour se rencontrer, et nous nous abordons comme si nous nous connaissions depuis toujours. Elle vient de passer 6 mois sur un voilier dans le Pacifique avec un vieux monsieur désagréable, plutôt muet et radin. Elle va sûrement m’apprécier ! Courses au supermarché à deux, petite popote à deux, chambre partagée… Que les choses sont simples avec une femme! Il existe à priori une sorte de similitude dans les modes de vie et de pensée, qui permet de fonctionner de façon totalement implicite. J’adore sentir cette communauté complice du monde des femmes. J’aurais sûrement été heureuse de vivre dans un gynécée ! Vive les femmes, la moitié du ciel, vive mes copines, sans lesquelles je n’aurais jamais pu survivre ! Nouvelle-Zélande 1er, 2 décembre, Bay of Islands Nous partons donc vers la péninsule nord du pays, là où se finit ou commence la NouvelleZélande, c’est selon. Brigitte trouve sa place dans Toyota à côté de moi. Elle ne conduit pas à gauche. 273 Les conversations deviennent immédiatement intimes, comme si nous nous étions toujours connues, avec cette sorte d’a priori réciproque que nous partageons le même monde, et sommes capables sans ambiguïtés de comprendre ce que dit l’autre. Brigitte a beaucoup baroudé, élevé seule un fils conçu avec un skipper qu’elle a rejoint aux Antilles, et qui bien sûr a disparu tout de suite à la vue de son gros ventre ! Les mecs sont tout de même incroyables, et les mêmes histoires se reproduisent si souvent qu’on se demande comment nous, les femmes, pouvons à travers les âges, reproduire toujours les mêmes conneries. Je me jette sur Brigitte comme la misère sur le pauvre monde, tant je n’ai pas parlé français depuis longtemps, tant j’éprouve le besoin de verbaliser dans ma langue tout ce qui m’arrive. Elle est de bonne composition et semble écouter volontiers. Je me rends compte à quel point cette verbalisation me manque dans la solitude prolongée qui est la mienne, malgré ce carnet de bord où je peux tout de même m’exprimer, mais bien sûr par l’écrit, ce qui pose des limites. J’en oublie totalement les conditions précédentes du voyage, à un point tel, que je me retrouve pour la première fois depuis 24000 kilomètres à rouler tranquillement à droite, quand arrive une voiture en face de moi, de la façon la plus inattendue. La mémoire est un mécanisme extraordinaire, qui fonctionne sous l’égide de l’inconscient, et qui resurgit ainsi par association d’idées ou de contexte. Avec Brigitte je me suis pendant quelques heures sentie en France, avec une copine sur une de nos routes hexagonales ! Bay of Islands nous déçoit l’une et l’autre, non pas que le paysage n’y soit pas beau, mais parce que ce sont des stations touristiques et balnéaires, et qu’on ne vient pas si loin, à l’autre bout de la terre, pour se retrouver sur une Bretagne ou une Côte d’Azur aménagées. Nous partageons ce goût des routards pour les lieux les plus isolés, toujours à la recherche de cette merveilleuse sensation de bout du monde que nous offrent certains coins de notre planète. Nous passons une première nuit dans une sorte de backpacker, qui est en fait la maison privée d’un célibataire un peu crado, qui loue deux de ses chambres. Nous cuisinons donc dans sa cuisine, avec lui ; nous nous lavons dans sa salle de bains. Curieux ! Ni Brigitte ni moi n’oserons nous doucher dans ces lieux douteux. Passant sur le versant ouest de la péninsule, nous sommes davantage satisfaites. Une embouchure dont un des rivages est bordé de dunes immenses, offre un paysage extraordinaire dans lequel se mêle l’alpestre, le tropical, et le désert. C’est Oponomi. C’est de nouveau la Nouvelle-Zélande, ce pays si sauvage, si étonnant. Notre backpacker est situé sur une colline d’où l’on domine toute la baie. Les oiseaux pépient et le chèvrefeuille exhale son parfum sucré et doux. C’est bien. Nouvelle-Zélande 3 décembre, Baylis beach Une nouvelle journée sous un soleil radieux avec la copine Brigitte, à papoter tout le long de la route, papotages de filles bien sûr, avec tout ce que cela veut dire de possibilités de rire et de pleurer ! Cette fille n’a pas du tout la même histoire ni le même environnement que moi, mais elle a l’intelligence de ce qu’elle entend, et une qualité d’écoute qui en font une compagne très agréable. Par ailleurs, j’apprécie son sens de l’initiative, son goût pour la navigation et le copilotage qui me déchargent de tâches souvent difficiles lorsque l’on roule seule et qui sont motivants. Au point où j’en suis dans ce voyage, je me rends compte que si je ne veux pas m’essouffler, j’ai besoin de cette dynamique externe. C’est ce que j’ai parfois recherché en 274 m’intégrant à des groupes, avec le peu de bonheur que l’on sait. L’équilibre ainsi à deux nanas, me paraît parfait, pour un temps du moins, comme tout ce qui est parfait. Nous prenons un bateau le matin qui nous conduit jusqu’au rivage de l’autre côté de l’embouchure, avec ses dunes immenses. On y pratique le sand board, ce qui ne me tente pas plus que tous les sports de glisse. Je déteste la glisse, sauf peut-être le patin à roulettes que je pratiquais en virtuose quand j’étais petite, et auquel, bien que j’en bave d’envie, je ne me suis jamais remise malgré la mode des rollers. Les dunes sont si hautes et si profondes que l’on se croirait vraiment en plein désert quand on s’y promène. À leurs pieds, c’est la mer, et sur l’autre rive la montagne avec ses collines si vertes, et ses pâturages. Étrange mélange d’atmosphères que nous ne concevons que cloisonnées, appartenant à des espaces géographiques distincts, et que l’on retrouve ici en Nouvelle-Zélande si harmonieusement juxtaposées, comme les sapins alpestres côtoient les palmiers, et les hortensias les fleurs tropicales. Puis la route nous conduit jusqu’à Baylis beach, sans doute une des plus grandes plages du monde, sur la mer de Tasman, puisqu’elle borde la côte sur 100 kilomètres ! On peut rouler à marée basse sur cette immensité de sable, protégée par de hautes falaises de calcaire sculptées comme des ksars ou ksour (attention pluriel invariable !). C’est grandiose, et ça sent l’iode. Un vrai bonheur en perspective pour demain. Le backpacker dans lequel nous nous trouvons est désert, si bien que nous avons encore une fois à notre disposition une grande maison, séjour, cuisine, terrasse etc. pour nous toutes seules. Comme partout, ici tout est ouvert. Nul besoin de clef en Nouvelle-Zélande. Enfin un pays occidentalisé pourtant, dans lequel on n’est pas encore parvenu au stade paranoïaque de la sécurité comme premier critère d’aménagement des lieux. Pour louer mon appartement, je dois jouer des arguments de la porte blindée, du digicode, de l’interphone, de la sécurisation du parking par vidéo et badges individuels, de la présence 24h sur 24 d’un gardien ! Et me battre encore dans les assemblées de copropriétaires pour que nous ne vivions pas en présence d’un vigile facho armé d’un molosse, que l’on risquerait de rencontrer à chaque coin des parties communes ! Dans cette maison ouverte où nous nous installons, TV écran plat et lecteur de DVD, chaîne hi-fi, bouquins, disques à volonté, et portes grandes ouvertes ! Nous nous offrons un bon dîner au seul restau du coin, tenu par des filles un peu déjantées, et décoré de façon très artistique et marrante. Je goûte pour la deuxième fois du séjour à ces énormes moules vertes, chacune d’elle équivalent à un véritable steak. Dégoûtant, mais en manque de protéines je parviens presque au bout de mon plat, grâce à la sauce à la crème et au vin blanc parfaitement aillée. Brigitte n’est pas une défoncée comme moi, ni à la clope, ni à la bière, ni au vin. Brigitte est sage et mince, et me regarde avec un air dont je sens la désapprobation. Brigitte passe à côté du plus grand bonheur dans ce monde, celui de se sentir enfin assez floue pour apprécier la vie ! Alors bonne nuit Brigitte, moi je m’enferme sous mon masque de satin noir dans mes rêves les plus fous, que les vapeurs d’alcool rendent si doux ! Nouvelle-Zélande 4 décembre, Baylys beach 4 jours avec la même personne, et déjà les premières tensions sont perceptibles, portant, comme toujours, sur la gestion de ce misérable quotidien : Qu’est-ce qu’on mange ? A-t-on le droit de faire demi-tour ? Est-on ou non bien garées ? Le genre de questions qui génèrent en général chez moi cette impulsion familière d’une force incroyable, incontrôlée et incompréhensible, qui 275 me pousse à fuir. Qui déchaînent une sorte de réacteur interne que je connais bien, et sous la force inouïe duquel je n’ai plus qu’un souhait : m’éloigner, m’envoler, disparaître, comme pour sauver ma peau. Je n’aurais jamais bien sûr supporté de vivre avec qui que ce soit, et je ne comprends toujours pas comment certains y parviennent ! Pour ma part, que je conserve jusqu’à la fin de mes jours le soin de gérer seule toutes les emmerdes de la vie, en négociant avec mes propres angoisses, sans jamais avoir ni à rencontrer, ni encore moins à porter celles de personne! Moi, la championne de la solidarité sociale, ne fonctionne que dans le chacun pour soi, quand il s’agit de se démerder avec le quotidien. Que le monde entier m’oublie, et me laisse ramer contre le courant de mes propres névroses, en m’épargnant à jamais de devoir composer avec celles de quelqu’un d’autre ! La solitude est le seul moyen qui me permette de supporter la vie de tous les jours. Ce n’est pas non plus un choix par défaut. Bien au contraire, la solitude me grise. Seule dans le combat du quotidien, je me sens forte d’une confiance inébranlable dans ma capacité à tout résoudre, que mêmes mes erreurs ne parviennent pas à remettre en cause, et si fière aussi d’y parvenir sans aide. Je n’ai nul besoin de compagnon de voyage. L’expérience avec Brigitte me le confirme bien, s’il pouvait m’arriver d’en douter. Finalement, choisir sur certains parcours de voyager en groupe, parce qu’on ne pourrait pas faire la même chose tout seul, comme je vais le faire pour la randonnée en Patagonie, ou la croisière en Antarctique, me paraît préférable au choix d’une compagnie qui n’est pas un véritable choix, et qui n’a d’intérêt que le fait d’être une compagnie. La compagnie au jour le jour m’ennuie plus que tout, surtout quand il n’y a pas d’amour. Quand il y a de l’amour, elle ne m’ennuie plus, mais tourne au drame ! Alors ? Je me rends compte aujourd’hui que la rencontre avec Déon au Botswana dans le delta de l’Okovango, celui que j’ai appelé « mon maître » pour rigoler, a été d’un caractère différent, et qu’elle m’a profondément marquée. Déon m’a soutenue dans l’idée de traverser seule en voiture le désert du Namib, contre l’avis général, m’a aidée en me fournissant toutes les informations dont j’avais besoin, m’a crue dans ma capacité à le faire. Déon, je te suivrais au bout du monde si je le pouvais, et si tu me le demandais ! Déon, tu m’as dit : Vas-y ! tu peux le faire ! », et ni Attention à toi ! , ni Laisse tomber, ni Bon courage ! , ni surtout Alors ça, moi, je ne pourrais pas le faire ! Alors, je te garderai dans un petit coin de ma tête pour toujours. Comment exprimer le bonheur que procurent les bénéfices secondaires des merdes dans lesquelles on se met seul, et que l’on démêle seul ? Les récompenses, non de la force ou du courage, mais de la hargne, de la ténacité et de l’autonomie ? Comme la solitude, il me semble parfois maintenant que l’itinérance va s’imposer à moi comme mode de vie. Ne suis-je pas sur une voie à sens unique, sur laquelle il ne sera pas possible de faire demi-tour ? L’idée d’un retour dans mon appartement parisien, prend désormais la forme du débarquement dans un lieu de passage, pour préparer un prochain départ, comme un marin vient faire une pause à terre, le temps de retrouver les forces d’affronter à nouveau la mer. Revenons donc au voyage. Journée de farniente sur la magnifique plage de Baylys beach. Un emmerdeur à moitié clochard vient nous tenir la bavette, alors que Brigitte m’a passé un beau roman d’amour, écrit par une femme de surcroît. Exit quasiment manu militari l’emmerdeur ! Brigitte semble choquée, et craint des représailles de ce minus, la quéquette même pas en chaleur tant elle est gorgée de vieille bière chaude depuis le début de la matinée. Pour faire face 276 aux représailles éventuelles, je pense aussitôt à mon Opinel, plein de vieux gouda au cumin qui, s’il ne lui transperce pas les côtes, peut tout au moins foutre le tétanos à l’intrus ! Un vrai régal de deux heures que ce petit bouquin français, qui n’est pas un chef d’œuvre, mais qui met en scène une femme amoureuse d’un homme enfermé dans son silence ! Putain, quelle dépendance nous avons aux mots, nous les nanas! Des droguées de la parlotte, des toxicos des mamours, des junkies de mots tendres, des accros au lexique amoureux ! Allez les filles, encore un petit effort. Il va falloir aussi apprendre à se taire, à faire en silence, et à ne plus attendre la réplique. La route est longue, mais l’avenir est radieux ! Oh ! Jim ! Que j’aimerais que tu m’envoies un mail ! Nouvelle-Zélande 5, 6 décembre, Auckland Je souffre depuis plusieurs jours d’un lombago qui ne passe pas et qui, ce matin, est vraiment encore plus douloureux que d’habitude. Sans doute est-ce à force de faire corps avec Toyota, dont la courbure du siège avant a définitivement incurvé celle de ma colonne vertébrale. Retour à Auckland, case départ, départ pour le nord du nord avec Brigitte, et pour Tahiti demain. C’est absolument magique, bien sûr, de savoir que demain je serai sous les tropiques, les cocotiers, après tant de montagnes, de pluie, de fraîcheur et de verdure. Le vert va faire place au bleu, d’un coup d’ailes d’avion de 5 heures à peine, qui va me projeter aussi dans le temps une journée en arrière ! Je quitte donc la Nouvelle-Zélande le 7 en début d’après-midi pour arriver à Papeete le 6 en soirée ! Je gagne donc un jour de vie ! L’heure à laquelle j’écris en ce moment, je la revivrai demain une nouvelle fois ! Je peux donc me permettre de faire n’importe quoi, non ? Imaginons ce que je pourrais faire de cette petite tranche de rab qui m’est donnée, et qui comptera pour du beurre…24 heures de vie à l’essai, qu’en feriez-vous ? Personnellement je le sais fort bien, mais on se doute que je ne peux rien en dire dans un journal comme celui-là ! En attendant le départ, Brigitte et moi partageons toujours une chambre dans le même backpacker. Elle va vers le sud, donc vers l’hiver, après 6 mois de plages du Pacifique. Je vais d’où elle vient ! Bagages partout, refaits, réordonnés, allégés… Achat douloureux d’un maillot de bain avec les fleurs de tarée que je m’étais promis ! Vague décision de régime en maturation, comme chaque fois que je me retrouve à poil dans une cabine d’essayage. Crème solaire et crème Veet. Pieds à poncer et à vernir pour affronter la plage. Allez ma belle, demain c’est l’été ! 7 décembre, Air Bus entre Auckland et Papeete Ce matin Brigitte quitte la chambre très tôt, sans me réveiller pour me dire au revoir. Brigitte n’a plus besoin de moi. Elle a trouvé hier un allemand qui a loué une voiture également, et qui veut bien voyager avec elle. Elle est la spécialiste de formes d’auto-stop particulières, dans les ports pour trouver des bateaux sur lesquels elle propose de s’embarquer comme équipière, dans les aéroports aussi pour trouver des avions sur certains trajets, et sur Internet maintenant, avec lequel il est si facile de se mettre en relation. Mais Brigitte n’est pas une aventurière. C’est une suiveuse potentielle d’aventurier potentiel ! Alors bon vent, Brigitte, trouve toi un mec qui te 277 trimballe comme tu aimes, qui possède une voiture une moto un bateau un avion et un tandem, une quéquette aussi j’espère pour toi, et bon retour à Vannes ! Aéroport d’Auckland. Beaucoup de monde, des gens du monde entier, les uns allant vers l’est, les autres vers l’ouest ou le nord. Je prends place à bord d’un Air Bus tout neuf et n’ai pas de voisin à côté de moi. Parfait. Je vais arriver dans 5 heures, hier au soir ! Voilà au moins un voyage qui ne va pas me jet lager, mais me permettre une nuit de sommeil normale à l’heure normale, même si c’est la veille ! Adieu la Nouvelle-Zélande, pays du grand nuage blanc comme l’appelle le peuple maori ! 278 4ÈME PARTIE POLYNÉSIE 279 CHAPITRE 9 Du 7 décembre au 18 décembre Iles de la Société Polynésie 7 décembre, Tahiti, Papeete Arrivée royale à Papeete où m’attend mon logeur, avec bises et collier de fleurs ! J’avais oublié à quel point ce voyage allait être luxueux par rapport à ces derniers mois, tout ayant été payé avant mon départ, du temps de ma splendeur financière ! Taxi privé donc, pour me rendre à la pension, quelques chambres d’hôte autour d’un joli jardin et d’une piscine, très modernes et spacieuses, dotées de salle de bains particulière. Mon lit King size est géant ; Il fait très chaud et très humide. Un vrai hammam quand on arrive de Nouvelle-Zélande. À poil sous le ventilateur du plafond. C’est le début de nouvelles vacances. J’ai la télé au pied du lit, comme j’aime, et tombe sur l’inévitable Delarue ! Il fait un vrai plein temps d’antenne celui-là ou quoi ? Au programme, les engagements religieux de jeunes connards de toutes confessions, ayant en commun le choix de la chasteté, l’idéalisme le plus absurde, le retour à des années-lumière, et surtout le refoulement et la soumission absolue à des Surmoi démesurés ! Ce genre de gens me donne tout simplement envie de vomir, de me prostituer, de me goinfrer de porc, de me défoncer et de m’arsouiller au pastaga, de voler tout ce qui me fait envie, d’avorter à tout va, et de leur foutre mon poing dans la gueule ! Il tombe durant la nuit des trombes d’eau violentes, véritables jets de douche tièdes qui inondent le jardin par rafales et me réveillent. Je sors donc fumer une cigarette au bord de la piscine. L’air est toujours terriblement chaud et alourdi d’odeurs de terre détrempée. À une centaine de mètres, on entend la mer. C’est un régal. 9 heures du matin, c’est l’heure de la retransmission du journal de France 2 de la veille au soir. Découverte horrifiée du Sarkome qui affirme, dans je ne sais quel texte, les bienfaits de la colonisation ! Non, ce n’est pas possible ? Comment ose-t-il ? De combien d’années en arrière va-t-on régresser avec ce petit Napoléon ? J’apprends le refus d’Aimé Cesaire de l’accueillir aux Antilles. Bravo ! Cette chambre m’apparaît comme un petit palais quand je pense à toutes les cellules de moine qui m’ont abritée ces derniers temps. Des fleurs de tiaré dans un vase, des draps propres et fleuris, un sèche-cheveux, un réfrigérateur avec de l’eau fraîche, des petites lampes de chevet, une mini terrasse sur l’arrière… Je retrouve sans aucun dépaysement mon confort bourgeois, et y nage avec bonheur ! 280 Le temps est au matin toujours très gris et pluvieux. Le lagon l’est tout autant, et ne se distingue en rien d’un littoral ordinaire, construit partout et sans homogénéité. Au loin, les crêtes escarpées et les pics tourmentés de Moorea rappellent qu’on est en Polynésie. Mais il n’existe pour ainsi dire plus de nature sur cette île de Tahiti, si ce ne sont les contreforts montagneux recouverts de végétation tropicale sur lesquels on ne peut pas construire. La ville est plutôt moche, mais très animée, grouillante de vie. Tout rappelle la France, si on ne regarde pas la tête des gens. Les rues sont peuplées de jeunes, et les filles sont jolies avec leur jupe ultra courte, leurs longs cheveux jusqu’à mi-cuisses dans lesquels elles accrochent une fleur, leurs pieds nus dans des tongs, leurs petites brassières qui laissent le nombril à découvert et leurs chevilles ornées de bracelets. Les garçons sont plutôt laids, bermudas larges sur des mollets toujours trop musclés pour moi, et dégaines adolescentes sans aucun charme. On croise aussi beaucoup de gens très gros, et en particulier des femmes, sortes de Gaugines alanguies et traînassantes, qui se déplacent avec lenteur et mollesse, et qui dégagent une forte impression de douceur et de gentillesse. Beaucoup d’hommes gras également, torses nus, poignées d’amour et gros bidons, souvent tatoués. Bah ! La circulation est très dense dans des rues étroites, gorgées d’eau ruisselante et inondées par endroits de gouttières dégoulinantes dont les rejets sales vous aspergent le visage de la façon la plus inattendue. L’atmosphère est irrespirable entre les vapeurs d’essence, les effluves suaves des fleurs de tiaré et de frangipanier auxquelles on ne peut échapper. Papeete n’est pas le paradis qu’on croit. Fin d’un mythe, encore un ! Les magasins vendent des articles français parmi lesquels j’ai mes repères, et j’en profite pour me ravitailler dans mes produits de toilette habituels. Cela n’a aucun charme à dire, mais me procure un véritable bonheur. Ce sont mes odeurs, mes textures, que je retrouve, celles qui font tellement partie de moi-même que je m’y confonds. Mais ils étalent aussi une grande quantité d’objets de bazar et d’artisanat, peu attrayants et tous identiques, ce qui rend le shopping vite lassant. Je traîne quelques heures dans ce fourbi moite et glauque, et me résous à prendre un bus pour rejoindre ma pension. J’attends presque 2 heures un bus qui ne prend à chaque passage que 45 passagers, et devant l’habileté des habitués à s’y faufiler, je dois déclarer forfait et me rabattre sur un taxi au prix exorbitant. La vie quotidienne doit être très difficile pour les gens d’ici, pas de bus, pas de toilettes publiques, pas de cafés aux prix abordables. Tout est très cher, même pour nous, et les polynésiens de Papeete, qui ont perdu à jamais leur paradis perdu, ne doivent pas rigoler tous les jours. Les gens paraissent aimables, et dénués d’agressivité, ce qui les distingue de leurs homologues antillais. Ils parlent un français épouvantable, et tutoient tout le monde y compris en employant le « Madame ». Les 3 cinémas ne passent que des stupidités et, même sans faire la difficile, même en étant cruellement en manque, on ne trouve rien à se mettre sous l’œil. J’y renonce. Partout les magasins annoncent Noël. Cette année, le Noël de mes petits enfants se fera sans moi. La grand-mère sera vautrée dans son deux pièces aux fleurs de tiaré sur une plage blanche des îles Marquises, où l’aura déposée son cargo pour la journée, à l’ombre d’un cocotier ! Je crois que ça ira bien pour tout le monde ! Je boirai à votre santé ! J’achète dans une librairie-presse probablement tenue par une nana, des romans de femmes, faciles à lire, car « Au-dessous du volcan », m’a dégoûtée de la lecture ! Je suis encore restée bloquée au niveau des 50 premières pages. Cessons donc de faire l’intelligente, et revenons parmi mes compagnes, qui ont en général le mérite, si ce n’est d’être géniales, du moins de se faire comprendre ! Au programme, 3 françaises, une irlandaise, une américaine, une cubaine et une canadienne ! Un petit panoramique de ce qu’elles ont en ce moment dans le ventre, les copines de la planète. 281 Ce soir à 20 heures, Télé Polynésie passe un film que j’adore : Lola de Demy, images de Raoul Coutard, et c’est tout dire ! Anouk Aimé y est délicieuse. Ensuite, évidemment, une autre émission de l’incontournable Delarue, sur le goût des hommes pour les femmes blondes et rondes ! Voilà de quoi me remonter le moral, c’est sûr ! Demain vol à 7 heures du matin pour la prochaine île, Huahine, qui n’aura rien à voir avec Tahiti, et devrait tenir ses promesses polynésiennes. Du moins, j’espère ! Polynésie 8 décembre, Huahine Départ aux aurores pour Huahine, petite île au nord de l’archipel de la Société, dans un ATR et sous une pluie toujours battante. Nous ne sommes que quelques passagers dans l’avion, et au moment de l’embarquement je commente le mauvais temps avec un homme qui comme moi, attend de pouvoir s’engouffrer dans la passerelle. Quelques mots banals échangés, et nous montons à bord dans l’avion vide, chacun prenant place l’un derrière l’autre sur le côté gauche, celui qui est censé offrir le plus beau point de vue sur les îles. Aussitôt après le décollage, nous conversons dans l’incommode position d’avoir à nous retourner pour s’entendre, sans même pouvoir croiser nos regards. Paul m’apprend qu’il est écossais, qu’il fait à peu de choses près le même tour du monde que moi, mais dans l’autre sens. Paul a très belle allure, la quarancinquaine mince et fine, une chevelure épaisse complètement argentée, un beau sourire bien blanc, des gestes galants et des ongles de pieds et de mains très soignés ! Il vient me rejoindre sur le siège libre à côté de moi pour discuter voyages, et me donne rendezvous pour dîner ce soir. Les écossais, ça me connaît, bien sûr, pour en avoir pratiqué un pendant 4 ans ! Souvenirs émus des départs et des arrivées de la gare du Nord, de l’aéroport d’Edimbourg et de London Heathrow, des hôtels anglais aux chambres victoriennes, avec team pot et sels de bains, dans lesquels nous nous attendions fébrilement, il y a maintenant plus de 20 ans, mon scottish et moi. Un foyer à Marseille, un boulot à Paris et un amant en Ecosse ! Tout ce roman qui m’a laissée croire au grand amour pour révéler quelques années plus tard, quelque chose de l’ordre de la pure escroquerie. Mais il faut savoir garder les bons souvenirs et oublier le reste… Je pars vers ma pension au nord de l’île en minibus, alors que Paul va séjourner dans la ville principale. Le voyage de quelques kilomètres est éblouissant, malgré le temps toujours gris. Une végétation tropicale complètement en folie borde le lagon bleu-vert, qui pénètre dans le cœur de l’île pour former une sorte de lac. Au loin, la mer bouillonne de vagues qui viennent se fracasser sur la barrière corallienne. L’air embaume toujours la fleur de tiaré, dont le parfum se mêle à celui de l’iode. Les reliefs déchiquetés des montagnes du centre de l’île dominent la mer. J’ai l’impression d’avoir atteint le paradis terrestre. Nous sommes hors saison, et il semble n’y avoir personne sur l’île. La pension est magnifique. Terrasse de bois tropical, posée sur pilotis au milieu de l’eau transparente, plantes gigantesques, toits de palmes et poissons frais aux menus ! Dans ma chambre, une hutte abrite la salle de bains. Le mobilier en matériaux naturels est de bon goût. Des hibiscus multicolores sont posés sur les draps d’un très grand lit, abrité sous une moustiquaire toute ronde. Dehors, un grand balcon de bois donne accès directement à la plage 282 de sable clair bordée d’arbres dont les feuillages effleurent l’eau. princesse ! C’est une chambre de Impossible de rejoindre Paul ce soir, car il n’y a sur cette île aucun moyen de transport. Je lui propose donc par téléphone de louer une voiture pour la journée. Il a l’air enchanté. Moi aussi. Nous nous rejoignons en fin de matinée pour un tour de l’île en bagnole. Nous parlons beaucoup et bien, de choses importantes, vraies, personnelles mais aussi politiques, de nos voyages, de nos projets. Nous déjeunons dans un restaurant tropical désert et fermé, de poissons frais que le patron accepte de cuisiner rien que pour nous. Nous partageons le même émerveillement devant ces paysages si beaux. Nous nous baignons avec délices dans une eau quasiment tiède. Nous dînons de poisson frais aux chandelles jusque tard dans la soirée. Nous passons une journée extraordinaire, nous sommes bien, et nous le disons. A la nuit, Paul regagne son hébergement en me souhaitant bonne nuit. Vaguement déçue que nous ne restions pas ensemble, mais heureuse de cette rencontre si inattendue avec quelqu’un qui m’intéresse et qui voyage comme moi. Polynésie 9 décembre, Huahine Nuit de rêve dans ma chambre de rêve, toute revêtue de nattes de coco, sous un immense toit de palmes qui reste ouvert aux vents, et sous cette moustiquaire fine qui entoure mon lit géant comme dans un vrai contes de fée. J’entends la nuit le clapotis des vagues du lagon sur lequel sont posés les pilotis de mon bungalow, et au loin, le fracas assourdi par la distance des vagues géantes qui viennent s’écraser sur la barrière de corail. Une pluie tiède ne cesse de tomber et des milliers de ruissellements me bercent toute la nuit. Mon sommeil est entrecoupé de moments d’éveil, où les souvenirs de cette journée délicieuse me reviennent à l’esprit, ainsi que le bonheur de savoir que demain en sera une autre. À 9 heures, Paul est là pour partager le petit déjeuner. Nous convenons de garder la voiture. La pluie est de plus en plus battante, créant autour de nous une atmosphère étrange, « dramatique » comme disent les anglais, chaude et verte, voilée et dense, détrempée et tiède, inattendue pour le lieu, mais très belle, même si elle ne correspond pas du tout aux images de cartes postales de la Polynésie. Paul est toujours aussi charmant, vraiment beau avec ses yeux clairs, ses cheveux argentés et son sourire. Il travaille à la Commission Économique européenne, comme consultant spécialiste de l’Union soviétique, que je ne me résoudrai jamais à appeler ni Russie ni encore moins ex USR, dans laquelle il a vécu de nombreuses années. Il parle russe couramment, et se montre très cultivé sans jamais en faire étalage. Il écoute de la musique classique, lit beaucoup, et est à même de parler de tout. Depuis toujours Paul a parcouru la planète, seul pour son travail comme pour son plaisir, ne revenant jamais en Ecosse de façon prolongée. Il gagne bien sa vie, est totalement indépendant et déterminé à le rester. Il a un Atlas dans la tête, et précise tous les noms de lieux que j’ai oubliés depuis longtemps des pays que nous avons tous les deux traversés. Il naît entre cet homme et moi quelque chose d’étrange, de l’ordre de la communication spontanée, et qui s’apparente à une amitié de longue date. Pas question de sexe entre nous, je l’ai compris tout de suite, non pas que j’aurais été opposée à cette idée, bien sûr, mais parce qu’il garde une distance physique constante, alors que nous nous baladons en maillots, à moitié 283 à poil toute la journée. Nous ne cessons de parler, de nous dire que nous sommes bien ensemble, de nous extasier sur ce que nous voyons, malgré un temps encore plus déplorable qu’hier, de nous baigner dans une eau plus tiède que l’air. Le dîner aux chandelles arrosé de vin rouge me grise un peu trop, plus que ne l’auraient voulu les convenances d’un repas partagé avec un homme que l’on ne connaît finalement pas. Une véritable vie d’amoureux, sans cul. Allez comprendre ! Il existe à l’évidence de la tendresse entre nous, et les « au revoir » de ce soir dans les bras l’un de l’autre sont très affectueux. Mais Paul regagne à la nuit son village et sa chambre, malgré, tout le monde s’en doute, une invitation de ma part à rester plus que claire, mais non pressante! Je ne ressens pas véritablement d’attirance physique pour lui, mais une sorte de fraternité spontanée et chaleureuse. J’aimerais qu’il passe la nuit ici davantage parce que je n’ai pas envie de le quitter déjà que pour faire l’amour. Je me contenterais bien d’une nuit de tendresse. La nuit me révèle que soit Paul est homo, ce qui expliquerait son élégance, sa culture et sa gentillesse, soit que je m’illusionne encore sur mes possibilités de séduction d’un homme autre qu’un vieux pépé bedonnant ! J’aimerais tant avoir la réponse à cette question avant que nous nous séparions ! Mais je sais bien que je ne l’aurai pas. La relation a atteint un tel point aujourd’hui, que nous évoquons tous les deux la possibilité que Paul change son itinéraire pour s’accorder plus de temps ensemble. Il doit se rendre dès demain en Nouvelle Calédonie, avant de rejoindre pour Noël de la famille en Tasmanie, et souhaiterait, dit-il, trouver des billets d’avion pour me suivre dans mes prochaines étapes, Maupiti, Bora Bora et Moorea. Nous aimerions plus de temps que ces deux jours merveilleux dans lesquels le soleil était absent de notre paradis terrestre. A little bit more... . Nous sommes d’accord. Restent à voir les possibilités aériennes et sa réelle détermination. Nous projetons toute la journée les perspectives possibles de prochains voyages ensemble, l’Islande en juillet 2006, un long périple en Afrique francophone à travers la Mauritanie, le Mali, le Niger, le Tchad, l’Éthiopie et l’Érythrée. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un qui connaisse tant de pays, et nous éprouvons là tous les deux des envies communes de retour ou de découverte. Il n’y a pas 48 heures que nous nous connaissons, et déjà nous parcourons virtuellement la planète, affirmant nos préférences pour un 4X4 ou une voiture de tourisme en Islande ! Paul serait le compagnon de voyage idéal, dont j’ai toujours douté de l’existence ? Curieux, audacieux, indépendant, sans limites financières trop restrictives, bilingue, attentif et tendre. Je suis sidérée que tant de proximité puisse s’établir en si peu de temps, et qu’elle coexiste avec la distance physique. Se contenter avec délices et sans aucune frustration de ce que l’autre peut vous donner ! Je suis capable de ça, moi ? En 48 heures, nous nous sommes déjà racontés nos vies (enfin comme dab j’ai raconté la mienne, lui se contentant de fragments et d’anecdotes !), et éprouvons réciproquement le sentiment très fort de nous connaître depuis toujours. Tout cela est verbalisé. Je parlais plus haut du silence des hommes. Oui, je crois que Paul est un véritable homo ! Il écoute et il parle ! C’est en tous les cas, une vraie rencontre de voyage, la première avec un voyageur comme moi depuis 7 mois, à la fois très forte et très spécifique à la situation d’exil que nous vivons tous les deux. Une rencontre entre deux personnes seules depuis longtemps, issues de la même culture, effectuant le même périple à contre sens, et suffisamment adultes pour en réaliser le caractère exceptionnel. C’est une histoire non ordinaire comme je les aime. Je n’ai plus qu’à espérer qu’elle pourra encore se poursuivre quelques jours. 284 Polynésie 10 décembre, Huahine Paul est de retour à 9 heures, comme hier, pour le petit déjeuner. Les serveuses de l’hôtel n’y comprennent plus rien du tout, car elles nous voient ensemble toute la journée et dès le petit matin, alors que nous payons séparément nos dépenses ! Votre mari…. Ce Monsieur n’est pas mon mari, dois-je sans cesser préciser. Armé de son sourire et de sa belle gueule auréolée d’argent, Paul est vraiment très séduisant. Je me dis que quelque part, nous les femmes devons passer à côté de tous ces hommes homos les plus beaux, les plus fins, les plus attentionnés, les plus cultivés aussi souvent, sans les attirer, en les répugnant peut-être même ? Qu’est-ce qui en nous les dégoûtent ainsi ? Notre sexe est-il à ce point si laid ou si sacré qu’il en deviendrait intouchable pour ces hommes-là ? Paul a vaguement parlé ce matin avec sa logeuse des possibilités de modifier d’ici des billets d’avion. Pour rester encore quelques jours, Paul devrait annuler son vol de ce soir pour la Nouvelle-Calédonie, modifier la date du vol Nouméa-Australie, et trouver sur Air Tahiti des vols correspondants aux miens, sachant qu’en période de Noël les modifications ne sont pas faciles à effectuer. Il est vrai que tout cela paraît très compliqué. Mais quand on veut, on peut n’est-ce pas ? Paul dit qu’il veut mais qu’il ne sait s’il peut... Je n’en crois pas un mot ! Je le sens très hésitant. Alors qu’il arrive ce matin à 9 heures, en apparence bien résolu à poursuivre son voyage, en me voyant, il tend à changer d’avis. Il tergiverse, me le dit et je ne peux qu’en rire ! Nous prenons un dernier bain ensemble toute la matinée, un bain comme les eaux chaudes d’ici le permettent, c'est-à-dire sans limites, sans même avoir véritablement à nager tant la mer est porteuse, un bain tout en conversant sur tout et rien, et nous quittons sur le fait qu’il m’appelle de Tahiti ce soir pour me dire ce qu’il a pu ou voulu faire. Paul part donc à midi et demi pour Papeete. Je n’ai eu à vrai dire qu’un infime espoir qu’il ait changé ses plans. Nous nous séparons et je suis émue, plus que j’aurais voulu lui montrer, éternelle midinette que je suis ! Nous avons un grand élan de tendresse l’un vers l’autre. Je le crois touché lui aussi. Nous nous reverrons en Europe, c’est sûr, et correspondrons sur le Net en attendant. Take care !, dit-il, et comme toujours je prends cette expression anglaise que j’adore au pied de la lettre : « Prends soin de toi ! », et j’éprouve le bonheur illusoire qu’un homme puisse s’inquiéter à mon sujet et vouloir me retrouver entière, intacte, comme je suis ! Serait-ce possible ? Non ma vieille, take care c’est comme « au revoir », ni plus ni moins ! Cela n’engage en rien celui qui le dit. On me l’a dit souvent, tout en m’envoyant à la poubelle de l’histoire. Alors ? Le temps est toujours à la pluie et au gris. Il va bien avec le fond de tristesse du jour. Je passe l’après-midi sur le balcon de mon bungalow à lire et à écrire, pour oublier de penser à Paul. J’ai le cœur un peu gros, mais rien n’est dramatique. Je ne crois pas au résultat positif du coup de fil de ce soir. Deux personnes indépendantes se sont croisées. L’une allait vers l’ouest, l’autre vers l’est. C’est ainsi. Le voyage est plus important que tout le reste, pour l’un comme pour l’autre. Que s’y joue-t-il donc de si fondamental ? Je ne le sais pas vraiment, mais je pressens que c’est d’un ordre si essentiel, que cela vaut tous les gâchis du monde. Demain Raitea, nouvelle île pour la journée, et avion pour Maupiti le soir, la plus petite des îles de l’archipel de la Société, pour 2 ou 3 nuits. Je ne me préoccupe plus des questions de logistique dans ce circuit tout combiné pour moi. Je me laisse enfin un peu porter. C’est bon ! Je 285 me suis laissé conduire ainsi en voiture pendant ces deux jours, en toute confiance. Paul m’a apporté mes boissons, a rempli mon verre, m’a laissée passer devant lui, a ralenti sa marche dans le sable pour m’attendre. Que c’est rare, et que c’était bon ! Mais comme je suis horrible, je ne peux réfréner le souvenir mon écossais d’amant, et de ses gestes prévenants, sur lesquels je me suis tant méprise, le mec en question s’étant au final révélé être le pire des goujats ! C’est dire à quel point les prévenances des hommes me sont suspectes, et comme il ne m’est pas facile d’en bénéficier. Ce qui, on le sait, tombe bien, car elles sont si rares ! Allez, ma vieille, poursuis ta route solitaire. Tu l’as voulue, tu l’as eue. Polynésie 11 décembre, Raiatea et Maupiti Hier soir, Paul n’a pas appelé à 7 heures. Déçue ? Bien sûr ! Mais j’ai su toute la journée que nous nous étions dit au revoir pour de bon. Je n’ai aucune possibilité pendant plusieurs jours de consulter mes mails, et vais rester dans cette hypothèse de fin d’un roman qui, à peine commencé, est déjà terminé par la disparition pure et simple du personnage qui l’aurait justifié. C’est une hypothèse volontairement pessimiste, qui ne peut que me réserver de bonnes surprises, car je sais que Paul va se manifester d’une façon ou d’une autre. C’est un homme, mais pas un mec. Quelqu’un qui parle, qui ressent et qui aime dire les choses. On peut donc faire davantage confiance, non ? Hier soir, entrant dans mon faré après le repas, je surprends des rats dans la chambre de contes de fée ! Encore une désillusion cruelle ! Encore une réalité qui défigure mes rêves ! Je demande à changer de chambre et j’obtiens celle d’à côté, certaine que rien n’empêchent les rats de passer de l’une à l’autre, dans ce bâtiment complètement ouvert et fait de bois et de paille. Je dors tout de même, et d’ailleurs si bien, que le réveil oubliant de sonner (putains de piles !), je ne me réveille pas à l’heure prévue pour le taxi auroral qui me conduit à l’aéroport. J’y parviens cependant, chiffonnée, mes affaires toujours humides en vrac dans le sac, les dents pas lavées, habillée n’importe comment. Et c’est ainsi, un peu déstabilisée, que je quitte Huahine pour Raiatea. Comme en fuite ! C’est dimanche et l’île est déserte. Le petit hameau qui fait office de centre ville paraît comme abandonné. Tout est fermé. Un taxi me dépose dans un hôtel avec piscine, au bord du lagon, où je peux passer la journée. Je me régale avec la littérature de femmes que j’ai achetée en abondance. J’ai lu hier « Ouf ! » de la canadienne J. Bombardier, et commencé « La gourgandine » de F. Rey. Ouf est un bouquin amusant, décrivant le monde des quinquas célibataires et féministes à la recherche d’une vie un peu plus pimentée, avant que ne les éteignent les affres de la vieillesse. Oui, c’est vrai que les quinquas ont le feu aux fesses ! Un feu de paille, on le sait, une urgence de dernière minute, que saura très vite étouffer la triste réalité de nos malédictions, le cancer du sein, les seins qui résolus à ne plus jamais allaiter baissent la tête, la sécheresse vaginale qu’il faut accepter si on ne se gave pas d’hormones qui, (heureusement !) sont censées écourter notre vie, le ventre qui paradoxalement s’arrondit plus il ne connaît que le vide, le cou qui s’affaisse et se plisse comme celui d’un poulet si bien qu’on ne peut plus adopter certaines positions, le pli 286 naso-génien qui se creuse chaque jour davantage, les pattes d’oie qui se confondent avec des iules, les poils qui se raréfient et qu’il faut teindre, et j’en oublie sûrement, car je me regarde de moins en moins dans un miroir ! Alors, raisonnablement, il faudrait abdiquer du désir, n’est-ce pas ? Je l’ai longtemps cru. Mais pourquoi le désir subsiste t-il ? Quelle injustice ! La nature est si perverse et misogyne de surcroît qui offre aux hommes de cet âge la possibilité d’une nouvelle vie et nous en prive irrémédiablement ! L’injustice est d’autant plus cruelle que nous vivons plus longtemps, destinées au veuvage, au rejet des enfants, au dégoût des hommes, aux souffrances de l’arthrose, pendant des décennies. De notre jeunesse pourrie à attendre avec anxiété des jours sanguinolents, à cette maturité qui nous refuse le plaisir d’être désirées, nous les femmes ne sommes nous pas que souffrance ? J’ai tenté pendant toutes ces dernières années de résoudre le problème en abdiquant. L’abdication, le renoncement, m’apparaissent aujourd’hui davantage comme une forme pathologique de dénégation que comme un gage de sagesse. Je suis rattrapée par le désir malgré moi. Ah ! La sale bête ! L’autre roman que je viens de commencer, me permettra de poursuivre sur ce sujet, puisque il décrit les éveils à la sexualité d’une petite fille des années cinquante, et la façon dont à partir de là, elle construit sa vie de femme, lesbienne à jamais. Peut-être arriverais-je à y trouver une réponse à une question que je n’ai jamais résolue. Comment peut-on à la fois tant désirer et haïr le sexe des hommes ? Comment, conscientes de l’atroce usage que font les hommes de leur supériorité physique, peut-on cependant jouir de s’y soumettre ? Comment peut-on désirer ce qui nous domine, nous pénètre, pèse sur nos corps de tout son poids, nous méprise aussi, si souvent ? Comment être femme sans les haïr, sans être une salope ou une pute, ou pire encore, une dinde ? A suivre. Revenons au voyage. Le temps est toujours gris, et cela commence à être désespérant dans ce pays si fait pour le soleil. On y perd les bleus des eaux, sauf d’avion, où l’on découvre la beauté des atolls perdus, terres blanches à peine émergées et ceintes d’un halo d’un merveilleux turquoise avant qu’elles ne plongent profondément dans le marine des profondeurs. C’est sous un grand parasol de toile blanche, au son énervant et répétitif de cette musique polynésienne que je n’aime pas davantage que la musique caribéenne, que je me réfugie avec mon ordi. Voilà assurément le meilleur des compagnons de voyage. Je ne pourrais plus vivre sans lui. Si je le perds, je rentre. L’écriture m’est devenue indispensable, comme le sont l’eau et les légumes. Elle m’oxygène et me nourrit. Cette journée grise en sera pleine, car le départ de Paul laisse place à un grand désir de parler, que seul mon VAIO Sony me permet. Quand je pense qu’ils ont refusé de sponsoriser mon voyage, ces cons ! L’hôtel est quasiment vide comme tout ici. Pour ma part, je ne savais même pas qu’il y avait des saisons pour se rendre en Polynésie, pays si victime des stéréotypes que nous avons faits de ses beautés. Oui, c’est beau, vraiment beau, même sous la pluie. Les reliefs montagneux ruissellent de verdure. Les fleurs éclairent toutes les routes. Il règne une atmosphère de détente totale et de sérénité, à laquelle rien ni personne ne peut échapper. Les sons, la musique stupide mise à part, ne sont que des clapotis, et les parfums entêtants présents jusque dans l’intérieur des maisons. Oui, oui, je suis d’accord ! C’est bien un paradis terrestre, qui vous pose immédiatement la question du pourquoi vit-on ailleurs. Si je tente d’y répondre, je dirais que c’est pour me fuir et fuir l’ennui, mon ennemi principal. Etre là où ça bouge, pour s’illusionner sur le fait que l’on bouge aussi, comme si cela suffisait à 287 écarter la perspective de la mort. Etre spectatrice du mouvement des autres et des choses, pour oublier sa future et inéluctable immobilité. Aussi ai-je choisi de vieillir dans le cœur de Paris, et d’y finir mes jours, contrairement aux communs des mortels des villes, qui rêvent de retraite à la campagne, du calme de la province, de leur tour de jardin du matin, de famille qui viendrait les rejoindre pour les vacances, de feux de cheminée. Moi la campagne me fait peur, le calme m’angoisse, une terrasse avec un pin me suffit, la famille ne m’apporte que des chagrins et les feux de cheminée ne m’évoquent que la crémation des corps, celle qu’ont subie dans les camps des millions de femmes et d’enfants dont j’aurais pu faire partie, celle qui a emporté le corps de mes parents, et la mienne future et inéluctable ! Alors je choisis le crématorium du Père Lachaise plutôt que celui d’Aix en Provence ou de Nice. Je digresse beaucoup, et un peu trop dans ce carnet de bord en ce moment. Plus le temps passe moins je me sens ici, à travers ces pages, dans un carnet de voyage. Mais je crois aussi que plus le temps passe, et moins je me sens en voyage. Je vis ailleurs, c’est tout. Si je veux parler de cet ailleurs, je suis désormais obligée de parler de moi. Je me suis fondue en ces pays que je traverse, et plus que jamais la question du retour me taraude et reste sans réponse. Le fantasme de Jim m’y aide beaucoup, comme si je m’étais finalement inventé un rendez-vous qui le justifierait. Rien de ce que je vis, aucune des rencontres que j’effectue, aussi intéressante soit-elle, comme celle avec Paul, n’estompe la présence de ce mec dans ma tête. L’obsession a disparu mais pas le désir de le voir. La lecture de ses écrits a provoqué en moi un véritable séisme, et je conserve comme des joyaux précieux tous les débris des terres et des constructions qu’ont provoqués les bouleversements. C’est une terre qui me semble riche où commence à repousser une sorte d’herbe, encore bien rase je le sais, mais étonnante de la promesse qu’elle contient d’une nouvelle attitude de ma part envers les hommes. En fallait t-il donc si peu que la projection fantasmatique sur un personnage de roman ou sur son auteur, (on ne sait plus très bien), pour en arriver là ? Aéroport de Raiatea en attendant l’avion pour Maupiti. Il fait une chaleur très lourde. L’espace de quelques instants, j’ai eu l’espoir fou d’un Paul en transit de Papeete, d’où vient d’arriver un vol, un Paul qui viendrait me rejoindre. Quand cesserai-je un jour d’être à ce point romantique que j’en deviens idiote, que je me fais parfois honte ? Mettons cela sur le compte de la chaleur, du sac trop lourd pour moi, et de la privation d’Internet qui me pèse aujourd’hui. Arrivée à Maupiti. Un taxi inattendu m’attend pour me conduire à mon hôtel : c’est un bateau à moteur. La pension est située sur un atoll isolé en face de l’île principale, elle-même minuscule. Les eaux ont des couleurs inouïes, que je ne me hasarderais pas à décrire, consciente du talent qu’il faudrait pour en rendre la beauté. Des raies manta avancent dans leur transparence comme des avions qui planent. La pension ne comporte que 3 farés de bois sur une plage de sable parfaitement blanc. J’y suis seule avec un couple de ploucs et leur fils qui s’ennuie. Lui, le père, une sorte de Claude Brasseur, chemise ouverte sur un torse velu. Elle, sorte de Sophie Daumier sur le retour, au corps bien conservé, mais au visage miné d’angoisse. Ils sont simples, vulgaires et bêtes dès le premier coup d’œil, et deviennent encore pire après quelques mots échangés. Lui, me décrivant tous les pays « qu’ils ont faits », comme si on pouvait « se faire un pays » comme on se fait des filles ou des frites. Malheureusement, la table sera probablement commune ce soir. Je vais mettre à l’épreuve mon sens très affaibli de la socialisation. Je suis devenue, c’est vrai, une véritable ermite, qui fuit tous contacts avec les touristes traditionnels, et qui ne peut plus vivre que de ce qu’elle lit, de ce qu’elle écrit et de ce qu’elle fantasme. 288 Je devrais peut-être me réjouir d’une rencontre qui ne me fera sûrement pas fantasmer ! Ca changerait un peu ! Les gens ne m’ont jamais vraiment intéressée, à priori. Ils sont toujours pour moi suspects de bêtise avant d’être dignes d’intérêt. Question d’élémentaire statistique. La connerie, je la guette partout pour garder mes distances, comme une obsessionnelle guette les microbes ou les maladies contagieuses. Dîner à quatre donc, dont je me serais passée. Mais la table est ainsi mise, et ces gens plutôt ouverts trouvent tout naturel que je mange avec eux. Me voilà donc en famille ! Le fils de 25 ans, travaillant dans la finance à Londres, est muré dans un éternel silence, les yeux rivés sur son assiette, toute la position de son corps attestant du refus d’être là, de la honte qu’il a probablement de ses parents, de l’effort démesuré qu’il effectue pour éviter les conflits avec son père, qui lui paye pourtant ce magnifique voyage. Eh mec ! Que fais-tu là ? Les relations entre l’homme et la femme sont à l’image de ce qu’elles sont dans la plupart des couples. Elle me pose des questions auxquelles il répond à ma place, ou bien il me pose une question à laquelle il répond tout seul ! Assez confortable pour moi, finalement ! Lui, affirme sans cesse. Elle est là, en miroir, pour lui permettre de le faire, tentant de détendre l’atmosphère épouvantable que créée l’attitude de son fils, en employant des expressions qu’elle doit trouver « modernes », « jeunes ». Elle meuble, elle est un meuble, la pauvre, une pauvre bonbonnière vide, à jamais posée entre les deux hommes. Dès que le mari a le dos tourné, j’ai droit évidemment à la dépression nerveuse qui l’a condamnée à l’hospitalisation pendant trois mois, présentée comme une expérience qui serait semblable à la mienne en partant en voyage ! Projection, projection ! Que ferait-on sans toi ? Je me montre volontiers provocatrice dans ce genre de situation, et ne m’en prive pas avec eux. - - Vos enfants ne vous manquent pas ? Non, pas du tout. Je dirais même que je les ai oubliés Et vous n’avez pas peur toute seule ? Peur de quoi ? Je n’ai pas d’argent sur moi, et le viol, vous savez, à nos âges pourquoi pas, n’est-ce pas ? Votre famille doit s’inquiéter pour vous ! Pas autant que je me suis inquiétée pour elle pendant si longtemps ! Heureusement, avec Internet vous pouvez leur parler souvent Cela n’est jamais arrivé, mais ce serait possible effectivement Vous écrivez une sorte de guide de voyage ? Non. Le voyage ne m’intéresse pas à ce point ! J’écris un essai philosophique Ah ! Vous êtes philosophe alors ? Pas vraiment. Je dirais même que je déteste la philosophie. C’est le sujet de mon livre Vous avez de la chance d’être retraitée et de pouvoir le faire Oui, bien sûr ! J’ai surtout de la chance d’avoir eu un infarctus du myocarde très jeune et je le souhaite à tous mes amis ! Et vous fumez toujours ? J’adore fumer et je n’ai pas l’intention de vivre très longtemps ? Vous oui ? Avec vos problèmes cardiaques vous devez être fatiguée d’un si long voyage, tout de même Le voyage me repose beaucoup, vous savez. J’adore bouffer des kilomètres. C’est ma meilleure façon de me relaxer. J’aurais sans doute du être routier ! Vous devez tout de même vous sentir seule parfois Pas davantage qu’à Paris, et c’est souvent si bon ! Vous avez du rencontrer des gens extraordinaires en voyage ! Ouais Etc. 289 J’ai rencontré trois hommes formidables, mais je n’ose pas le lui dire, car ce serait pire pour elle. L’un était un aventurier, un homme fascinant et hors du commun, qui aurait pu m’entraîner derrière lui dans les aventures les plus terrifiantes, mais qui venait d’épouser une femme ange de 20 ans et qui, pour elle, se posait un peu. Je l’aurais bien suivi au bout du monde. L’autre était un peintre et un auteur, qui pourrait être mon voisin à Paris, dans lequel j’ai vu l’âme sœur, mais qui a décidé de ne plus me parler au bout de la troisième lettre ! Le troisième, était un homme fin et sensible, qui pourrait être un compagnon idéal de voyage, mais qui m’a fuie parce qu’il était homo ! Du moins je l’espère, car sinon c’est encore plus grave. Lui raconter ça, à cette bobonne déprimée d’avoir vu ses fils quitter la maison, arrêté son job horrible d’infirmière de réa, et qui se retrouve sur la fin de sa vie avec son poilu et stupide de mari ? Je me tais donc ! Polynésie 12 décembre, Maupiti Françoise Rey répond à sa manière à ma question sur notre attraction curieuse pour le sexe des hommes. Les hommes, elle les allume pour jouir du désir qu’ils éprouvent pour elle, et les méprise aussitôt qu’ils ont pris leur plaisir. Elle les utilise comme des jouets érotiques qui ne mériteraient pas davantage que le tiroir dans lequel elle les remise. L’amour, le vrai, est pour elle ailleurs, dans les plaisirs saphiques. Chacune sa vie. La sienne n’est pas la mienne. Les femmes, moi je les adore parce que, précisément la question du désir n’est pas en cause avec elles. Pour une fois, pas de projection possible avec le texte, si ce n’est que son récit se déroule dans une époque qui fut aussi celle de mon enfance et de mon adolescence, et où régnait la négation de la sexualité, la négation du plaisir des femmes, l’hypocrisie et la censure. Pour ma part, mes parents m’ont donné la chance de contourner les difficultés par une sorte d’aveuglement bienveillant et de peur du conflit, qui faisaient office d’éducation libertaire. Je leur suis reconnaissante de ne jamais avoir été punie des plaisirs que me donnait toute petite, la couture de mon pantalon de pyjama en finette, puis plus tard, ceux des amours folles de jeunesse qui se déroulaient dans les cages d’escalier de HLM ou les cabines de déshabillage des plages de Marseille ! Ile de Maupiti toujours, impossible à décrire sans tomber dans la caricature de carte postale. Allez, un petit effort tout de même ! La mer chaude se dégrade du bleu au vert et inversement, et miroite sous un soleil voilé dont la chaleur étouffe tout. Pas une âme, autre que la mienne, celle de la tenancière et de son enfant, et celles de nos trois ploucs de Haute Savoie, sur un îlot assez spacieux pour s’y croire vraiment seule. Sieste moite sous le ventilateur de mon grand lit aux fleurs de tiaré. Flamboyance des bougainvilliers du jardin. Splendeur des cocotiers, tantôt élancés vers le ciel, tantôt trapus et voluptueux. Alizés marins qui transportent des parfums floraux suaves et lourds. Iles désertes à perte de vue, auréolées des verts turquoise de leurs lagons immobiles. Transparence absolue des eaux tièdes qui vous appellent irrésistiblement. Encore ? Silence troublé par le bruissement irrégulier des palmiers sous la brise. Douceur du sable argenté sous la plante des pieds. Lumière mouvante au gré des vents qui animent la danse des nuages. Horizon noir laissant présager de la prochaine pluie bienfaisante. Bon ! Ca suffit ! J’ai terminé aujourd’hui sur la plage la lecture de nouvelles de Nicolle Rosen, psychanalyste : « Chez les Thomas on est très famille ». Chacune d’elles est un portrait de femme perdante, désillusionnée. La seconde raconte exactement mon histoire avec Jim, finalement bien plus banale, donc, que je l’aurais crue. Une femme adresse des lettres enflammées à un auteur qui 290 écrit des romans d’amour, et qui ne lui répond pas. Fin désespérante dans laquelle l’auteur en question demande à sa secrétaire de jeter tout ce courrier à la poubelle, sans l’avoir jamais ouvert. Pas question tout de même de me laisser intoxiquer ! Je n’ai plus aucune nouvelle du monde depuis que je suis ici, ni du grand monde, ni de mon petit monde à moi. Je me réjouis de la connexion Internet qui sera possible demain à Bora Bora, toujours émerveillée de voir que quelqu’un m’a écrit et que j’existe encore pour certains, angoissée du résultat terrifiant de la consultation du compte en banque, et déçue de ne pas lire ceux dont j’attendrais le courrier et qui n’écrivent jamais. J’ai effectué une sorte de lapsus dans ces pages, bien amusant maintenant que je l’ai éclairci. Je dis dans un de ces textes que sont bien rares les mots qui ne redoublent pas le n. Je le dis de façon très spontanée et irréfléchie, comme un peu tout ce qui est écrit ici, d’ailleurs ! Bernard, mon scribe agrégé de littérature, s’offusque tout de suite de cette erreur, bien sûr, et me démontre combien sont nombreux tous les mots où le n est unique, c'est-à-dire tout seul peuchère, sans compagnon, sans âme sœur, sans son double, dirais-je! Facile non, pour quelqu’un dont le prénom commence par N ! Je répète tout haut ce que j’ai dit hier : je progresse à pas de géants dans ma capacité à exprimer mes désirs! L’époque de l’abdication garante de toutes les sérénités et de la sagesse semble révolue. Où tout cela va-t-il donc me mener ? Ne pas lire Nicolle Rosen pour avoir la réponse, ou c’est le suicide assuré ! Aucun moyen ce soir encore de déroger au repas avec la famille Plouc ! Le soleil est en train de se coucher de façon magistrale sur la mer. La chaleur s’est apaisée et la soirée délicieuse. Des polynésiens arrivent en bateaux chargés d’énormes poissons. Ici, pas de problèmes pour moi, car il n’y a que cela à manger. Les locaux ne rêvent que de barbaque bien sûr. On n’est jamais content de ce que l’on a. Je voudrais finir cette soirée en clamant haut et fort que le paradis terrestre existe vraiment. J’y suis bien, cela ne fait aucun doute ! On ne peut être ici qu’heureuse, et les gens du coin le paraissent aussi. Langueur et sourire, tutoiement et confiance, portes toujours grand ouvertes, peaux dorées et pieds nus, calme et gentillesse, tout atteste de ce bonheur. Comment pratiquer dans ces conditions ma pensée négative, mon goût irrépressible du pessimisme le plus noir, ma volonté absolue de tourner le bonheur en dérision, mon addiction à l’humour noir ? Peut-être en signalant qu’il y a tout de même des moustiques, des concombres de mer dégoûtants dans l’eau, et des cafards sur les murs de la salle de bains ! Alors un petit effort de négativisme, s’il te plaît, juste pour ne pas perdre la main ! Je suis couverte de boutons rougeâtres et douloureux qui créent des démangeaisons irrépressibles ; dans la mer bleue, les pieds s’engluent dans des tubes mous qui prennent la couleur du sable, et qu’ils écrasent de façon dégueulasse, non pas à la manière d’un légume, mais à la manière d’une chair animale suintante et écrabouillée ; les murs nattés de mon faré grouillent de bruissements, crissements, frôlements, caquètements, chuintements suspects, qui augurent de toute une vie cachée prête à se glisser sous la moustiquaire, ou à bondir du plafond et à ramper sur mon corps nu ; la musique stupide se met en marche aux heures de repas ; le voisin élague ses cocotiers à la scie électrique dès l’aube ; des chiens, dont on ne sait jamais s’ils sont ou non errants, hurlent sur mon passage pour m’empêcher de faire le tour de l’île… Je suis inépuisable dans le domaine de l’acrimonie, n’est-ce pas Jim ? 291 Polynésie 13 décembre, Bora Bora Rien que le nom fait rêver. Évocation internationale du paradis terrestre, Bora est une île volcanique dominée d’une montagne presque tabulaire impressionnante, qui surplombe le plus beau lagon du monde. J’y pars cette après-midi en bateau de Maupiti. Je suis parfaitement consciente de la chance que j’ai en ce mois de décembre, alors que Paris est glacial et pollué par les lampions de Noël. J’aimerais juste que ce soit une veine de cocue, ce qui laisserait supposer que quelqu’un prétende m’aimer ! Non, non ! Je plaisante ! Ma dernière matinée à Maupiti est enfin tranquille. Famille Plouc est partie à l’aube ! Je me réjouis de ce déjeuner toute seule, sans avoir à « faire la conversation » à ce connard qui ne parle que des pays « qu’il a fait », et à cette vieille gourde déprimée qui voit en moi une de ses consœurs. Je ne te ressemble pas davantage que je ne ressemble à ton con de mec, ma pauvre ! L’identité de nos sexes ne suffit pas à nous réunir, loin de là. Elle me permet juste de comprendre ce que tu ressens, la merde dans laquelle tu t’es mise dans ta vie de femme, mais sans éprouver pour toi la moindre des empathies, la moindre des commisérations. Allez, va, entre tes deux quéquettes qui t’écrasent, voir ton psy qui, à voir ta gueule, doit te bourrer d’antidépresseurs à cause desquels ton mari t’interdit de boire. Moi, les antidépresseurs j’adore, surtout avec quelques bières bien fraîches, une bonne bouteille de Sancerre, un joint si possible et mon éternelle clope ! Je préfère mille fois me défoncer sciemment, et m’en régaler, que d’aller dans les cliniques pour déprimés chercher mes solutions ! Je préfèrerais mourir en prison en les ayant assassinés les hommes de ta vie, que de vivre ce que tu vis. Assez de colère. Calme-toi, ça te fait du mal, me dit-on. Je ne suis pas sûre ! Souvent au contraire la colère me sauve du stress, cette négation de la rage qui vous bouffe de l’intérieur. L’exprimer m’apaise, exorcise les tensions, et me libère. J’ai refait mes sacs, pour la centième ou deux centièmes fois, je ne sais plus très bien. Je continue à me trimballer avec tout un fourbi dont je n’ai pas vraiment l’utilité, malgré mes multiples allègements. Sans doute cela doit-il me rassurer que de savoir que rien ne peut me manquer, au cas où. Rien pourtant ne me manque en ce moment de plénitude polynésienne, où l’on vit quasiment nu, où l’on n’a qu’à se laisser bercer par les vagues. Vieilles réassurances issues d’un monde où posséder est sans doute une des seules jouissances que l’on peut se permettre, consommer un des seuls moyens d’exister, avoir un des moyens les plus sûrs d’être. La rééducation sera longue, mais j’espère cependant un résultat avec ce voyage. Parler du bonheur du vent qui fait bruisser tous les feuillages dont cette île torride est couverte. Parler de l’ombre merveilleusement claire des cocotiers, et de celle encore plus légère et voilée du tamaris géant qui borde la plage. Parler des trois enfants de la patronne qui jouent nus sous le frangipanier. Parler des chiens assommés par la chaleur dont le corps palpite d’une vie étrange. Parler des millions de coquillages vides et nacrés qui se mêlent aux sables. Et des fleurs toujours, partout, gorgées des pluies tièdes de la nuit, et dont les pistils se tendent vers le soleil au centre de pétales rouges impudemment offertes, écartelées par la lumière. Parler du sourire dont mes lèvres ne se déparent pas, moi qu’au boulot un client avait surnommée « Elleriquand ». Parler du sentiment d’être si loin que le monde pourrait bien s’écrouler sans que je le sache et que cela ne m’atteigne vraiment. Écrire plutôt… que de parler. C’est tellement mieux ! 15 heures, la barque de la pension doit me conduire sur l’île principale de Maupiti pour prendre le bateau de Bora Bora. La mer est agitée aujourd’hui et je me réjouis des beautés de cette 292 traversée. Mais, un couple qui vient d’arriver s’étonne : ils sont venus avec le même bateau qui a quitté aussitôt Maupiti. Le capitaine a décidé d’annuler sa traversée pour se vendre à un groupe de sportifs, et a omis d’appeler ma pension ! Plus de bateau donc. On ne sait pas très bien où il se trouve. On pense, peut-être, qu’il reviendra ce soir pour repartir à 21 heures, car il a oublié d’embarquer les pastèques qui l’attendaient sur le port. Il ne me reste plus qu’à espérer que les pastèques lui seront plus importantes que les passagers ! Je passe donc une nouvelle journée ici, en véritable prisonnière du Bounty, n’ayant pas même le courage de me révolter tellement je suis bien ! J’attaque la lecture de la suite du Journal de Bridget Jones, qui m’avait bien fait rire en son temps, avant que le roman ne fasse l’objet d’un film débile. Poursuite de ma littérature avec les nénettes donc, cette fois ci les trentenaires en quête d’amour. Je constate avec effarement que le thème est toujours le même, que l’on parle des tris, des quinquas, des patientes de psy, des petites filles des années cinquante ! N’y aurait-il que ça qui nous intéresse ? Je ne crois pas. Mais que cette quête de quéquette nous spécifie, nous les femmes, c’est sûr ! Encore que les homos y soient bien plus actifs et habiles que nous. L’écriture est fille de la solitude, dit Bernard. Elle est en tous les cas l’exutoire des frustrations. Le passage à l’acte se marie mal avec elle, et dans ce domaine, les homos savent faire mieux que nous. Ils n’ont pas le temps d’écrire ! Polynésie 14 décembre, Bora Bora Le voyage est une véritable odyssée ! À 20 heures, depuis le motu, nous voyons un gros bateau qui aborde la passe. C’est le mien, qui revient bien pour embarquer ses pastèques. Le patron de l’hôtel me conduit donc sur l’île de Maupiti dans une barque à fond plat. Il bruine une pluie chaude que l’on distingue à peine de l’humidité de l’air de cette journée torride. La barque s’avance tout droit vers l’énorme rocher qui domine l’île, et dans l’obscurité de cette nuit nuageuse et quasiment sans lune, c’est très impressionnant. La grosse vedette, d’environ 100 passagers arrive à quai où l’attend toute une foule colorée, vêtue de tissus à fleurs, hommes, femmes et enfants, venus là au spectacle ou au travail de l’embarquement des pastèques. Ces fruits sont absolument énormes, cylindriques comme de gros obus, et posés à même le sol en une montagne en quinconce, verte, chamarrée de jaune. C’est la nuit noire, et le quai est éclairé des torches des habitants et des phares du bateau. La peau épaisse des pastèques luit sous cette lumière violente. Là, les hommes et les femmes forment deux chaînes distinctes, se passant avec une rapidité étonnante les énormes fruits qui sont stockés dans la soute. Ils sont beaux ces mouvements de balancier avec les bras, ces bustes qui se penchent et se redressent avec économie pour ménager les dos, ces corps charnus et dorés qui se meuvent tous ensemble dans une danse rythmée et souple. Les peaux nues des matelots luisent à la fois de sueur et de pluie. Ce sont des hommes forts, sûrement choisis pour cela, tous dotés de gros ventres que parviennent à porter des jambes étonnamment longues et fines. Cette robustesse luisante des corps et de la peau des fruits me fascine. Le ballet est si bien réglé que la montagne de pastèques est chargée en une vingtaine de minutes. Je monte donc à bord, et j’y suis, avec les pastèques bien sûr, la seule passagère. Je peux rester sur le pont, sous la pluie fine, tant que nous sommes encore dans le lagon. Maupiti s’éloigne et 293 ses quelques lumières. Puis c’est la passe, et enfin la haute mer. Le bateau se met à tanguer très fort et la pluie à redoubler. Je regagne l’intérieur, et le capitaine m’y accompagne, veillant à ce que je descende sans danger la rambarde, car le navire maintenant est complètement chahuté par la force des vagues. Il est très difficile de se tenir debout. Ayant achevé leur journée et leur travail, les 6 matelots se sont étendus à même le sol sur des nattes posées au milieu du couloir qui sépare les deux rangées de sièges passagers. Les hommes s’endorment aussitôt, épuisés, à demi-nus, et leur souffle devient de plus en plus tranquille dans leurs énormes poitrines imberbes et brunes. Je suis fascinée du spectacle, me fais toute petite sur un des sièges pour ne pas déranger, et j’observe les détails de leurs corps. Les pieds épais et larges, les bourrelets qui ceignent leurs tailles, les cous gras, la petite ligne de poils qui va du nombril au pubis, le début de leurs raies des fesses qui s’aperçoit sous leurs bermudas taille basse, l’amorce de la ligne oblique de leurs ainés, leurs seins qui pourraient être des petits seins de femme, etc. Bientôt je ne vois plus dans ces corps qu’un étalage immonde de chair dont je dois nécessairement détourner le regard ! Je ne suis pas mécontente que tous ces hommes dorment profondément finalement ! Le repas du soir est difficile à faire passer avec tant de roulis. Je me sens nauséeuse. Partout sont disposés des petits seaux de plastique bleu, destinés au mal de mer des passagers qui doit être très fréquent. Immobile le plus possible, assourdie par Elton John qui ce soir s’éclate complètement, j’arrive à ne pas être malade et à ne pas voir passer ces deux heures de curieuse traversée. Comme toujours, portée par la musique, je m’adonne à mes rêveries. Inutile de les préciser, n’est-ce pas devant cet étalement de chair virile ! Je dois attendre le déchargement des pastèques avant que le bateau ne me dépose sur un quai, à un second arrêt, où quelqu’un est censé m’attendre. Tout s’est organisé d’une personne à l’autre, par téléphone portable pour que mon odyssée nocturne soit possible, jalonnée de relais qui m’attendent pour l’étape suivante, dont je pourrais craindre qu’ils ne soient improbables, mais qui sont bien là, à l’heure dite, pour me faire franchir l’étape suivante du voyage. Il est presque 23 heures, et Bora est totalement plongée dans l’obscurité. À quai, une vieille femme s’avance vers moi et me demande de la suivre. J’embarque alors dans le « taxi » de son mari, une vieille camionnette Peugeot dont les vitesses grincent à chaque passage. La femme monte à l’arrière sous la pluie, et je n’ai pas le courage de lui faire la politesse de me serrer contre le chauffeur, compte tenu de l’état d’esprit, (enfin de corps devrais-je plutôt dire !), dans lequel m’a mise le spectacle des marins endormis ! Il nous faut encore quelques kilomètres cahotants, dans une obscurité totale, avant de parvenir à un autre quai complètement obscur. Le taxi fait clignoter ses phares pour signaler sa présence et au loin, sur le motu d’en face, une barque lui répond et avance vers nous. Je m’y embarque à nouveau. Elle glisse presque silencieusement sur les eaux immobiles et noires du lagon, laissant derrière elle l’ombre impressionnante de la montagne de Bora. Nichée sous un ciré jaune que l’on m’a prêté, je vois le motu s’approcher peu à peu. Une seule lumière s’y distingue. Celle de ma pension, bien nommée Le Paradis, seule habitation sur l’île. Le ciré jaune me rappelle mon mariage ! C’était alors le seul vêtement qui me faisait envie, et que je pouvais me permettre. Je me le suis donc offert pour ce jour, couvrant mon éternel bluejean et mon pull marin unisexe, boutonné sur l’épaule gauche. Nous portions à cette époque, au début des années 70, des vêtements totalement asexués. Même nos sous-vêtements, les fameuses culottes Dim de couleur et les chaussettes hautes assorties, étaient communs à mon mari et à moi ! C’est dire si nous faisions cas d’être sexy ! C’est dire aussi si le mariage était le plus beau jour de notre vie ! Pourtant, nous nous sommes tout de même mariés alors que je 294 n’étais pas encore enceinte d’autre chose que d’un projet. C’est une contradiction qui m’a poursuivie toute ma vie, et que je n’ai jamais complètement élucidée ! La sexualité dans ces années militantes-là était apparemment libre, libérée en tous les cas par la pilule et le concubinage acceptable, mais en réalité complètement niée dans le milieu marxisteléniniste auquel j’appartenais. Tout ce qui y était lié restait tu, et toute manifestation intempestive de coquetterie de la part des filles, bannie, comme le signe d’un esprit petit bourgeois qu’il fallait combattre. Ce sont donc des années de négation de soi, de notre féminité en tous les cas, qui furent bien longues. Plus de 7 ans pour ce qui me concerne, à la période de ma vie où j’étais sûrement la plus séduisante ! Quel gaspillage! Pire encore que les signes de coquetterie féminine, le désir d’enfant s’apparentait à un abandon pur et simple de la révolution. J’ai ainsi enduré ma grossesse (je devrais plutôt dire « jouir de ma grossesse »), dans l’indifférence générale de mes camarades, qui faisaient semblant de ne pas remarquer mon ventre toujours plus rond. Avoir un enfant était la preuve manifeste que la révolution ne pourrait plus compter sur moi. Je peux dire que j’ai mis au monde mon enfant contre mon entourage, et que ma grossesse était à la fois un acte de rébellion et une sorte de tare que je portais. Celle d’être, oui, je devais le reconnaître haut et fort, au fond de moi-même, cette petite bourgeoise exécrable qui trahissait toutes les aspirations de son organisation, de la classe ouvrière et de l’avancée de l’histoire ! Dur à porter, n’est-ce pas ? Mais je suis fière de l’avoir fait, en avance sur mes camarades qui toutes, quelques années après moi, aussitôt les organisations spontanément dissoutes, pondaient leurs rejetons elles aussi ! Revenons donc à Bora Bora ! Je n’aurai rien vu dans cette nuit, ni de l’île ni du fameux lagon, rien que le petit faré que l’on m’octroie, beaucoup plus modeste que ceux que j’ai occupés jusque-là. Au matin, je me précipite donc à l’extérieur, pour découvrir où m’a faite atterrir ma curieuse odyssée d’une nuit sans lune, et c’est la stupéfaction ! La porte du faré s’ouvre sur une plage d’un sable immaculé et blanc, ombragée de cocotiers qui se penchent comme pour saluer la mer. Les eaux du lagon quasiment immobiles sont aussi transparentes que du verre. En face du motu, à cinquante mètres à peine, s’étend alangui sous le soleil, un autre atoll, couvert d’une cocoteraie très dense qui l’ombrage complètement. Son extrémité de sable blanche et douce pénètre la mer progressivement, comme une langue qui trace dans les eaux une longue ligne céladon. À ma droite, se dresse Bora, recouverte d’une épaisse végétation tropicale et coiffée en son centre de sommets vertigineux qui se perdent dans les nuages. Il n’y a qu’un couple dans cette pension et moi. Le Paradis m’appartient. Polynésie 15 décembre, Bora Bora Hier, j’ai fait connaissance avec les autres pensionnaires, un couple de canadiens qui parlent un anglais qu’on pourrait croire du russe, et deux femmes âgées ( ?), disons un peu plus âgées que moi, en vacances. Inévitable conversation à nouveau sur le tour du monde d’une femme seule, avec ce que cette idée suscite chez les unes et chez les autres de projections fantasmatiques. Et l’on y va sur les peurs de chacune, les jugements aussi sur le courage qu’il faudrait pour partir, la solitude qui empêche de partager, autant de choses que j’ai désormais entendues si souvent que je pourrais parler avant que mon interlocuteur (interlocutrice la plupart du temps) n’ouvre la bouche. Soyons claire. La seule question que met en jeu la décision d’un voyage comme le mien, c’est le rapport que l’on entretient, à un moment donné, avec sa propre mort. Là, et seulement là, les 295 projections deviennent impossibles. Une sorte d’anti-suicide qui, comme toute négation, comporte nécessairement en son sein ce qu’elle est censée nier. Un suicide, donc, que je dirais positif, optimiste, adulte, raisonnable, différé en tous les cas, et sans agression culpabilisante pour l’entourage ! Partir m’apparaît de plus en plus comme une façon d’accepter de mourir un peu, parce que le coût de sa propre mort vous paraît peu de chose par rapport au coût qu’aurait la poursuite d’une vie dont on ne veut plus. Si le suicide est courageux, il est aussi une monstrueuse fuite. Le départ l’est également, mais c’est une fuite constructrice de distanciation, de renoncements, sans lesquels on éprouve le sentiment que l’on ne pourrait poursuivre sa vie. Personne encore ne m’a jamais parlé ainsi. Bon sujet de dissertation pour élèves de 1 ère ! J’espère que la clarté de cette idée va enfin balayer toutes les projections négatives que cette décision de voyage entraînent chez plusieurs de mes amies (je pense précisément à au moins 6 d’entre elles), qui du coup, se reconnaissent pour certaines comme jalouses de ce qu’elles n’osent s’offrir, pour d’autres comme remises en cause dans leurs modes de vie et leurs choix différents, ou pire encore, pour les dernières, comme admiratives d’une héroïne qui ne le mérite pas. Ma décision de partir ne renvoie qu’à mes propres failles, celles qui me rendaient la vie si impossible que toute angoisse de mort n’est plus qu’un détail. OK, les filles ? Et je vous souhaite à toutes, par conséquence logique, de souffrir tant de votre vie que vous décidiez un jour de partir pour un an ! Non, non ! Je plaisante ! J’ai lu hier, toute la journée, la suite du Journal de Bridget Jones, et je dois avouer, au risque de paraître une affreuse midinette, une Brigitte Bardot à 8 euros dirait Jim, que je me suis bien amusée. Je m’y retrouve surtout dans le rapport que cette fille entretient avec son corps, qu’elle tente vainement de maîtriser, alors que toutes ses pulsions et que le monde ambiant vont à l’encontre de ses décisions raisonnables de contrôle sur elle-même. Je ris beaucoup de sa culpabilité que je partage, en même temps que son goût, pour le Chardonnay et la cigarette. Je me retrouve lorsqu’elle cherche en vain des vêtements qui la rendraient séduisante, des attitudes qui la rendraient forte, des règles de vie qui l’aideraient à se sortir de la déprime toujours menaçante, des amies qui la comprennent et la soutiennent dans ses choix. Bien sûr, je déçois Bernard, et j’en suis toute désolée, lui qui se réjouissait de me voir poursuivre Malcolm Lowry ! Mais mon vieux, je ne suis qu’une conne de nana tu vois, sous mes apparences d’intello de choc ! J’aime pleurnicher, m’inventer des romans à l’eau de rose, me regarder dans la glace, m’appesantir sans fin sur mes malheurs, trouver dans mes sœurs de quoi nourrir mon image, et tout ce que font ces idiotes de filles ! Je ne renie rien de tout cela, car j’en jouis comme toutes les filles. Ainsi, suis-je faite, qui ne peut que m’attirer le mépris des hommes, des vrais d’une part, et des plus intelligents d’entre eux d’autre part. C’est un drame, non ? Je décide de passer une nouvelle journée ici, sans bouger, à me régaler de mon paradis, car l’île de Bora elle-même se révèle décevante. Trop de constructions, de routes, d’activités humaines, de magasins et d’hôtels ont eu raison de la beauté du site. Il est préférable de la voir de loin, de mon motu, comme je le fais, dressée au milieu du lagon transparent, tantôt voilée de nuages qui l’enveloppent élégamment, tantôt toute verte, se découpant sur un ciel bleu. Je suis affamée d’écriture et de lecture en ce moment, et tant mieux pour moi, car les délices de la plage ont vite fait de m’ennuyer en général. Alors, armée de mes bouquins, de mes mots croisés, de mon ordinateur et de mes cigarettes, la journée s’écoule dans le bonheur que procurent les yeux dès qu’ils se lèvent sur l’atoll d’en face et sur la mer. L’atoll d’en face, celui où vivait Paul Émile Victor, ai-je appris tout à l’heure. C’est dire si j’ai bien choisi ! 296 Ce lagon est constitué de l’île de Bora, autour de laquelle sont disposés, en un cercle presque parfait, une multitude de petits motus ourlés de leur tapis de sable blanc. Ce cercle se brise en un seul point, la passe, complètement ouvert sur la haute mer. Cette passe est presque contiguë (pourquoi le tréma est-il sur le e et non sur le u ?) à mon motu, si bien que j’entends en permanence les vagues énormes qui s’écrasent sur la barrière de corail. Ce déferlement contraste étonnamment avec le calme absolue des eaux du lagon, à peine ridées par des alizés très doux. J’ai pu trouver un vieil exemplaire du Monde, et n’ai éprouvé aucun plaisir à le lire, comme si je ne pouvais rien y apprendre que je sache déjà, ce qui est faux évidemment. Juste une attitude de refus finalement à prendre connaissance de la civilisation et de ses affres, pour préserver le privilège que me procure mon isolement. De la même façon, je pourrais ou devrais, effectuer cette excursion autour de l’île au cours de laquelle on va visiter je ne sais quelle ferme perlière et donner à manger aux requins en pirogues ! Mais la seule idée de devoir côtoyer un groupe de touristes m’en dissuade. Il faut dire que la famille Plouc a effectué cette excursion et m’en a parlé. Alors, imaginez si je suis m’incitée à la faire ! Je deviens snob, mais peut-être l’ai-je toujours été finalement à ma manière, d’un snobisme qui ne pratique pas l’exclusion sociale mais la misanthropie, ce qui est pire car il englobe encore plus de monde ! J’ai reçu deux messages de Paul, arrivé à Nouméa, s’excusant de n’avoir pas pu appeler le soir de son départ, et sans rappel du caractère délicieux des deux jours que nous avons passés ensemble. Je ne me suis pas privée moi, dans ma réponse, de le lui rappeler ! Non mais, ces homos vont-ils devenir aussi mutiques que les mecs, frileux à verbaliser quoique ce soit ? Ils n’auraient alors plus beaucoup d’intérêt ! Paul ne me lit pas. J’ai préféré ne pas lui donner les coordonnées de ce site, car chaque fois que je le fais avec quelqu’un que je rencontre, je ne me sens ensuite plus libre de m’exprimer comme je le voudrais. Autant dire, de persifler, de railler, de juger, d’insulter, tout ce verbe, cet arsenal de verbes que j’affectionne tant, et que l’on me reproche si souvent ! (Mais comment peut-on vivre sans ce verbe-là, surtout avec les personnes que l’on aime le plus ?) Cette rencontre avec Paul était parfaite, tant elle m’a éclaircie sur ma rencontre avec Jim. Du caractère parfaitement platonique de cette relation dans le réel, je mesure mieux le caractère fantasmatique de celle qui se déroule dans l’imaginaire ; de mon attrait pour la tendresse de l’un, m’apparaît davantage mon goût morbide pour la dureté de l’autre ; de la parole ouverte de Paul, j’entends mieux le silence de Jim ; de son écoute attentive, je ressens davantage le besoin d’être entendue ailleurs. Donc cette rencontre ne règle rien, et sert au contraire à mettre en relief la persistance inouïe de cet attachement au fantôme du net. Cela me rend vaguement triste « quelque part », comme on dit quand on parle de ce qui existe en dessous de la ceinture en général ! Donc, sous ces tristes tropiques dirait l’un, dans cette île sans trésor dirait l’autre, Robinsone (avec un seul n !) de pacotille que je suis aujourd’hui, décidée à me faire bronzer cet après-midi, il pleut des cordes. Merde ! Alors ne reste plus qu’à cuver ma bière de midi dans une de mes activités favorites, la sieste un peu vaseuse, à poil sous ma moustiquaire. C’est sans compter malheureusement, avec la perceuse, la troueuse, la tondeuse, l’élagueuse, la tronçonneuse, et tous ces pénis d’acier vibrants et tonitruants des hommes du voisinage qui ont décidé de jardiner ! Foutez donc moi la paix, bande de sauvages ! Vous m’empêchez de m’adonner à mes rêveries de conne de fille ! Demain, Moorea, dernière étape de ce périple dans les îles de la Société, avant mon départ pour les îles Marquises, et mon embarcation sur le cargo Aranui. 297 Polynésie 16 décembre, Moorea C’en est fini de mon motu de rêve. J’arrive ce matin par avion à Moorea, grande île d’une soixantaine de kilomètres, et la pension où l’on me conduit est en bordure de route. Le lagon n’a plus la beauté de Bora. Le temps est toujours aussi lourd, et la pluie menace à nouveau. Il va falloir que je m’occupe. Le survol de l’archipel de la Société en avion est inoubliable. Les îles sont ceintes d’un halo bleu turquoise fabuleux, à faire vraiment rêver le commun des mortels. Les montagnes dégoulinent d’une verdure épaisse. Les nuages créent des formes étranges devant lesquelles je me pâme, littéralement. Hier soir j’ai lu un petit livre d’Éliette Abe cassis, Mon Père, poursuivant ainsi ma « stupide » plongée dans la littérature féminine. Je vais attaquer La Répudiée du même auteur cet aprèsmidi. Je n’aime pas vraiment cette fille dont la personnalité me gêne, je ne sais pas encore pourquoi, et dont le style incantatoire n’a pas d’échos chez moi. À suivre donc. Je crois qu’elle ne sait parler que de femmes victimes, victimes du père, du frère ou du mari, et je trouve cela désolant ! Je n’aime pas les femmes qui se lamentent. Je préfère infiniment celles qui tournent tout en dérision ou celles qui se révoltent. Bientôt Noël à Paris, et ce sera bien la première fois de ma vie que je ne passe pas cette fête en famille, je crois l’avoir déjà dit. Je n’y accorde pas de valeur particulière, mais tant de souvenirs y sont attachés, que cette date ne peut pas me laisser indifférente. Partir c’est bien accepter, comme je le disais hier, que la vie continue sans soi, donc de mourir un peu. Je n’ai même pas la possibilité d’offrir des cadeaux à mes petits-enfants, d’une part parce que je ne peux plus me permettre aucune dépense, d’autre part parce que rien de ce que je peux trouver ici ne leur ferait plaisir, et enfin parce que le coût des envois est trop disproportionné par rapport à la valeur des objets transportés. Alors, me voilà, grand-mère indigne, nouveau rôle qu’il va falloir assumer, ma grande maîtrise du rôle de « «mère indigne » m’ayant particulièrement bien entraînée ! Je devrais donc m’en sortir aisément ! Indignité des femmes qui se battent pour avoir une vie de femme, pour assurer en bossant l’éducation des enfants, pour accepter de prostituer pendant 20 ans leurs méninges ou leurs mains à des patrons imbéciles contre la rentrée d’un peu de fric, pour exister comme autre chose que la possession de quelqu’un, pour refuser de jouer les seconds rôles ! Faites donc des enfants, et par extension des petits enfants, pour vous prendre dans la gueule un peu d’indignité ! Attendez donc un peu de gratitude sur la qualité du modèle transmis, pour vous faire regarder de haut par votre progéniture trop bien éduquée ! Espérez donc que vos enfants, enfin adultes, vous ne vieillirez pas toute seule comme une éponge durcie et asséchée, pour vous retrouver vite dans l’abandon le plus total ! Essayez la proximité perpétuelle, la disponibilité ad vitam aeternam, l’écoute empathique, la réponse à tous les appels au secours, et le don de tout ce que pouvez donner cela durant toute votre vie, pour découvrir que vous encombrez un peu trop ! Pousses toi donc de là, la vieille indigne ! Tu vois pas que tu gênes ! Pondez Mesdames, ovulez, couvez vos œufs pendant 9 mois, accouchez, reproduisez l’espèce, contribuez à la transmission de la vie, et surtout de nous plaignez pas de l’indignité qu’on vous reproche ! Mères indignes de tous les pays, unissez-vous ! Pour quoi faire, me répond-on en écho ? Pour éduquer vos filles autrement, bien sûr, ou pour les envoyer paître, pour n’avoir que des fils peut-être, pour faire voter une loi qui interdise la pensée même de l’indignité des mères, pour faire de vous des pères, ces êtres adorés des filles qui n’ont aucun mérite, pour… Oh, la ! Là, je suis vraiment en colère ! 298 Que cette indignité me profite au moins ! Aussi ne ressentirais je, je crois, aucune culpabilité. Mes petits enfants chéris, je vous embrasse donc, et Joyeux Noël sans moi dans votre famille non éclatée, si l’on fait abstraction de vos aïeux indignes du côté maternel ! Allez, je me calme et reviens à Moorea. Décevante, Moorea. Mon bungalow est superbe, mais sans vue sur la mer. L’eau du lagon est polluée de bulles dégueulasses et collantes, d’algues visqueuses qui flottent en surface et qui me font préférer la piscine du Sheraton d’à côté. Demain, je vais chez les bourges ! Au moins c’est propre ! La connexion Internet, qui fonctionne mal, y est la plus chère du monde, en tous les cas du monde que je viens de traverser depuis plus de 7 mois, mais le décor superbe. Si je me contente de mes cachous Lajaunie que j’ai achetés en grande quantité à Papeete, alternés de Marlboro light, avec quelques gorgées de Diet Coke, je devrais pouvoir y passer une journée sans trop me ruiner ! J’ai reçu mes billets pour le cargo des Marquises. Quel rêve je vis ! J’ai trouvé aussi des mots d’admirateurs de mon site sur le Livre d’Or, et je me réjouis de l’extension de mon lectorat ! Merci en tous les cas, les gens, c’est sympa d’écrire ! Bientôt, distribuerais-je peut-être des autographes, sous les yeux indignés de ma progéniture soit disant abandonnique, et quelle belle vengeance ce sera ! Belle vengeance aussi vis-à-vis du petit monde des scrabbleurs, dans lequel ma chronique mensuelle m’a rendue célèbre, me dit Jako, alors que mes piètres résultats n’ont jamais contribué qu’à de médiocres trophées ! Vengeance vis-à-vis du fantôme du net qui ne sera pas l’amant d’une femme célèbre ! Vengeance à l’égard de mes patrons qui m’ont fait écrire pendant 30 ans des rapports que je n’avais pas le droit de signer, et sur lesquels ils s’arrogeaient, eux, le droit de faire des corrections ! Vengeance vis-àvis de mes clients, qui m’ont humiliée si souvent en remettant en cause ce que j’écrivais pour eux ! Vengeance vis-à-vis des hommes agrégés de lettres qui considèrent la littérature de nanas comme du pipi de chat ! Vengeance à l’égard de tous mes camarades marxistes léninistes qui me remettaient à ma place chaque fois que j’ouvrais ma gueule parce que j’étais incapable de citer Lénine ! Vengeance contre ce prof de philo qui m’avait mis une moyenne de 10 parce qu’il n’appréciait pas mes idées ! Vengeance contre les routards du monde entier, surtout les blonds, les jeunes, les hollandais et les australiens, qui ne connaissent pas J. Bosch et m’ont prise pour un vieux machin ! Vengeance contre ma mère qui voulait que j’épouse un dentiste au lieu de faire des études ! Vengeance contre mon père qui me voulait lui succédant comme patronne de son usine de pantalons pour femmes ! Vengeance contre les flics qui m’attendent probablement à Paris pour m’arrêter pour découvert bancaire et à qui, grâce aux revenus de mes œuvres, je vais payer cash tout ce que je dois ! VENGEANCE ! VENGEANCE ! Mais qu’est-ce que j’ai aujourd’hui pour être aussi vindicative ! Ce soir je m’offre une pizza. Ça va me calmer ! Ça sera bourratif, gras, épais, suintant de fromage, salé et aillé, pimenté jusqu’au supportable, et je vais retrouver ma sérénité. Polynésie 17 décembre, Moorea La pizza a été efficace, et surtout la bière. À me relire je me rends compte de l’incroyable rage que je transporte depuis toujours, et que ce voyage, ou du moins l’écriture, vont peut-être m’aider à évacuer. Je dois m’en libérer un jour, si je veux mourir sereine, non ? Mais dans l’état actuel, je ne veux encore ni mourir, ni être sereine. Ce n’est pas pour tout de suite ! Pourtant il le faudrait. La rage n’est pas bonne pour mon cœur. Ralentie par les bêtabloquants, maîtrisée par la prise quotidienne de Prozac, que serait-elle sans ces béquilles chimiques ? Elle me dévorerait toute entière de l’intérieur et rongerait inéluctablement tous mes organes vitaux. 299 Elle obstruerait mes artères, grignoterait mon estomac, ouvrirait la porte aux cellules malignes, et aurait raison de moi. Elle me transformerait en kamikaze qui se fait sauter devant le Ministère de l’Intérieur, qui est d’ailleurs tout près de chez moi et des tours du Front de Seine, qui, à leur tour, s’effondreraient sous la déflagration ! Quelle horreur ! Vive les bêtabloquants ! Vive Prozac ! Le jour se lève sur une journée enfin ensoleillée. Je devrais prendre un bus et faire le tour de l’île au moins, mais je n’arrive pas à me bouger. Ici, beaucoup de touristes américains avec lesquels je n’ai rien envie de partager. Et puis il fait si chaud et si humide que je me sens comme une pièce à frotter mollassonne sur le rebord de la pile, dit-on à Marseille, c'est-à-dire en bon français, comme une vieille serpillière avachie sur le bord d’un évier. Il y a bien la télé dans ma chambre, mais même le terme d’indigence est en dessous de la réalité pour qualifier les programmes. Je ne pourrais pas vivre dans ce paradis. Trop chaud, trop inculte, trop attardé. On y entend des chansons des années 60, Richard Anthony et son train qu’il voit passer, par exemple en ce moment ! Souvenirs de mes premiers émois bien sûr qu’évoque aussitôt ce genre de chansons stupides, des boums où je me laissais embrasser par des garçons qui me dégoûtaient, qui n’étaient jamais ceux que je reluquais, des premières cigarettes fièrement tenues, des slows trop serrés avec des gars trop grands pour moi ce qui m’imposait la nécessité de toujours garder la tête levée vers le haut et de me tordre le cou, des maquillages à la Twiguy, mannequin de l’époque, avec cils de la paupière inférieure faussement dessinés, eye-liner charbonneux et allongé vers l’extérieur de l’œil pour agrandir le regard, ombres à paupières vert sombre, mascara en tablettes dans lequel il fallait cracher pour obtenir la consistance voulue, le tout fort instable, non waterproof, vite dégoulinant après les émotions des premiers baisers, et toujours agglutinés en paquets noirâtres dans le coin des yeux ! Imaginez, qu’à cette époque, n’existaient pas les collants, et que nous étions donc d’abord en socquettes, jambes nues été comme hiver, puis vite harnachées de porte-jarretelles qui nous sciaient abominablement le ventre, auxquels on accrochait des bas qui tournaient sans cesse autour de la jambe. En dessous de cet attirail, une fois par mois, nous portions une ceinture dotée de deux anneaux de coton à laquelle on attachait nos linges hygiéniques en éponge épaisse, par les petites ficelles destinées à cet effet, masse gonflée, lourde, glauque, irritante aux entrejambes, affreusement imbibée, ne séchant jamais et impossible à dissimuler. Par-dessus, pour tenir le tout, une culotte Petit Bateau… Et il fallait danser le twist avec tout ce harnachement ! Se montrer libres de nos mouvements et légères comme des oiseaux, alors que nous nous sentions dégoûtantes, alourdies, humides, tiédasses, et entravées. À cette époque, les mains baladeuses des danseurs de slow, ne se risquaient pas encore en dessous de la ceinture, heureusement ! Puis sont venus, comme des miracles, les collants et les Tampax ! Voilà ce que m’évoque Richard Antony. Quand il voit passer son train, je vois moi, les linges rouges stagnants dans des bassines honteusement glissées sous le lavabo de la salle de bains, mais ouvertes aux regards de mon père, de mes frères, qui faisaient semblant de ne pas les voir ! Je me sentais damnée d’être une fille à cette époque, et aurait vendu mon âme pour devenir un garçon. Ces garçons qui avaient le droit de prendre des initiatives et d’inviter les filles à danser, qui étaient chéris de leurs mères, qui n’avaient entre les jambes que ce sexe dont ils étaient fiers, qui ne connaissaient pas le sang, qui ne connaissaient pas la honte des bassines rouges. Toute ma vie, de ces premières expériences, il me restera le sentiment d’une profonde injustice à être née femme, ce que le reste de mon existence n’a jamais cessé de confirmer par la suite, avec le risque de grossesse qu’on n’a pu maîtriser que plus tard, la sous-estimation dans la vie 300 professionnelle, la différence de salaires, et bien d’autres choses dont j’ai déjà parlé, et qui seraient censées de contraindre la femme de mon âge au renoncement. Mais, armées des seuls charmes de notre féminité, il nous faut faire bonne figure ! Sinon, nous devenons de vieilles harpies ou des hommasses dégoûtantes. Ma vie de femme se sera balancée comme un éternel compromis, entre la révolte d’être née fille et la nécessité d’en jouer pour séduire, la colère des difficultés qu’engendrait ma différence et leur déguisement en atouts, la haine des regards de l’homme sur mon corps de femme et le plaisir de les susciter, l’envie de me battre et celle de m’abandonner, le désir d’être seule et celui d’aimer. Revenons donc à Moorea. Je me rends chez les bourges du Sheraton avec mes clopes et mes cachous Lajaunie. Bain délicieux, non pas dans la piscine de rêve attenante au lagon, car l’eau y est trop chaude, mais dans le lagon lui-même, pur à cet endroit, parcouru dans ses eaux transparentes de milliers de poissons multicolores qui s’abritent furtivement dans des coraux mauves. De quoi te plains-tu, connasse ? Ferme les yeux et goûte le soleil, sans penser au cancer de la peau. Écoute Peter Gabriel à fond, en ignorant les risques de surdité qu’affiche ton MP3. Sois aimable avec ton entourage, sans souhaiter au fond de toi qu’un tsunami soudain emporte tous ces cons de bourges et leur Sheraton. Prends plaisir à parler français, sans penser à l’état d’urgence, aux traîtres de socialos, à la banalisation des idées d’extrême droite. Réjouis-toi d’une journée de diète qui va peut-être t’amincir un peu, sans reluquer la bière pétillante et glacée des voisins. Sois bien, bien dans ton corps, bien dans ta peau, bien dans ta tête, sans haïr la pinup qui vient de passer toute mince et bronzée dans son deux pièces tahitien. Goûte ta liberté immense, sans regarder d’un œil noir ces amoureux qui s’enlacent, probablement en lune de miel, car Carrefour Voyages et Fram vendent des packages à des prix intéressants comme cadeau de noces. Souris à ces américains qui te sourient (mais ils sourient tout le temps !), sans maudire leur super puissance qui pourrit la planète, leur Bush pire qu’un boche. Baigne-toi dans l’eau claire et laisse-la inonder ton visage et tes cheveux, sans penser à ta mère qui a failli te noyer quand tu étais petite. La vie est dure, non, vous ne trouvez pas, quand il faut qu’elle soit belle ? Je m’amuse toute la journée tout de même à regarder les gens, ces gens riches de la planète dont je ne résiste pas à vous livrer quelques exemplaires de mon choix. Il y a ce couple de retraités qui pataugent dans l’eau tiède, elle, enveloppée d’un lourd corset de graisse attestant de sa ménopause de longue date non compensée en THS, lui, nageant péniblement la brasse ou s’accroupissant sur son masque pour s’extasier sur les poissons exotiques! Il y a ces deux couples de russes riches et vulgaires, puants absolument, eux, gros ventres malgré leur trentaine, parlant fort et paradant devant elles, deux fausses blondasses affichant leurs lunettes de soleil immenses comme des masques, sur les branches desquelles on lit en lettres de 5 centimètres : Dior ! Il y a ce couple de jeunes mariés qui se touchent à peine, alors qu’elle fait rentrer son string de bains consciencieusement dans la raie de ses fesses pour maximiser son bronzage, au risque d’un mélanome de la peau du cul, que je lui souhaite vivement ! Il y a enfin cette polynésienne, la jolie soixantaine mince et dorée, une fleur de tiaré à l’oreille, avec sa fille de 13 ans, qu’elle ne cesse de harceler, dont elle s’approprie le corps en la couvrant de crème solaire, lui ordonnant d’ôter le paréo dans lequel elle cache ses adolescentes rondeurs, la sommant de détacher ses longs cheveux, « pour être plus libre dans la mer » (sic), et surtout suçotant tout au long de la journée dans l’eau des bières et des Dunhill qui trahissent un niveau d’angoisse épouvantable ! Je vois à travers ce tableau comme le synopsis d’un film à sketches sur notre monde, et le misérable destin de la plupart des femmes. 301 Notre monde, de plus en plus peuplé de vieux, de vieilles, qui ont du fric et qui voudraient tant quelques années de moins. Notre monde où tous les espoirs d’une société socialiste ont disparu à jamais et où émerge l’horreur de la nouvelle bourgeoisie russe. Notre monde où à l’infini, les gens reproduisent la même chose, le mariage, le voyage de noces, puis les poussettes et les couches culottes. Sans doute le monde auquel rêve cette jeune fille, malheureuse de se voir transformée en femme, sous le regard d’une mère qui l’envie. Nos destins de femmes : la jeune fille en devenir encore honteuse de son corps et qui bientôt apprendra à s’en servir comme d’une arme ; (dans le cas de celle-ci la future anorexie est à prévoir !) ; la jeune mariée toute centrée sur la couleur de ses fesses au lieu de parler d’amour à son jeune épousé (elle le trompera, et ils se quitteront !) ; la femme entretenue et pute qui vend ses jeunes années à un mec affreux qui lui paie du Dior (elle finira je l’espère sur les trottoirs du périph !) ; la femme vieillissante en couple, obligée d’admirer jusqu’à la mort de son mari les poissons exotiques qu’il découvre (elle sera bientôt veuve, et s’achètera un aquarium, si elle n’a pas déjà un chat !) ; la femme qui fut belle, vieillissant seule et mal avec l’alcool et la clope pour tout plaisir (suicide assuré, dès que sa fille reprendra de l’appétit !) Pourquoi suis-je psychosociologue au lieu d’être, je ne sais pas, moi, … photographe par exemple ! Je me serais alors régalée de la couleur des eaux et des corps bronzés, des palmiers qui oscillent doucement dans la brise, de la montagne abrupte qui domine la plage et de ses crêtes déchiquetées, de la lumière que voilent parfois de magnifiques nuages blancs, et des mille merveilles de cette journée polynésienne. Non ! J’exagère, comme d’habitude ! Je me suis tout de même régalée et j’ai bien l’intention d’y retourner demain, profiter gratos des services de ce Sheraton ! J’ai lu aussi La Répudiée, dont est extrait le film d’Amos Gitaï, Kaddosh. Autre drame de femme, dans le milieu des hassidim à Jérusalem, contrainte de quitter un homme qu’elle aime parce qu’elle ne parvient pas à enfanter, alors que c’est son mec qui est stérile ! Alors, là, les filles, pour une fois pas de projection possible, et voilà le comble du malheur auquel nous condamne le plus absurde des intégrismes : se voir rejetée parce qu’on ne tombe pas enceinte, alors que des milliers d’entre nous l’ont été pendant des millénaires pour des raisons strictement inverses, et se sont retrouvées seules avec leurs marmots sur le dos ! Conclusions: On a bien fait de ne pas épouser un hassidim, c’est une conclusion possible. On aurait mieux fait d’épouser un hassidim, au moins on se retrouverait seule, mais sans marmot, c’en est une autre. Faites des enfants sans mec, puisque de toute façon vous vous retrouverez seule un jour ou l’autre, c’en est une troisième. Une quatrième : faites-vous ligaturer les trompes et fuyez tous les hassidim. C’est celle que je préfère ! Le soir tombe sur Moorea, et le lagon se pare de mauve et de rose. J’aurais probablement droit ce soir à une émission de Delarue, car il n’y en avait curieusement pas hier soir ! J’en aurais des sujets à lui proposer à celui-là ! Ce serait marrant un jour d’en dresser la liste. Paul m’a écrit à nouveau, en arrivant en Tasmanie dans sa famille. J’ai eu droit aux talents culinaires de sa tante, ainsi qu’à sa valise de linge sale qu’elle a prise en mains illico ! Il dit aussi que lui manquent les conversations stimulantes avec moi. Ne pourrais-je pas les stimuler autrement, les mecs ? Ce n’est pas juste, tout de même ! Je devrais peut-être écrire des récits érotiques qui à la fois les intéresseraient et les feraient bander, au lieu d’écrire un carnet de bord ! Je vais y penser, moi qui cherchent des sujets pour écrire un roman. En tous les cas, pour ma part, les talents de sa tante ne m’excitent pas du tout ! Je lui ai tout de même proposé de venir me voir à Paris s’il le souhaitait. Éternel recommencement que l’histoire ! Me revoilà donc, 20 après, reproduisant exactement la même 302 invitation, à un écossais, que celle que j’avais adressée à l’escroc écossais rencontré dans un train, sinistre histoire qui m’a gâchée la vie pendant un bon bout de temps ! Je vais devoir me pencher sérieusement sur ce que les mâles d’Ecosse peuvent inconsciemment m’évoquer ! Serait-ce le mythe du kilt ? Non, ni l’un ni l’autre n’en porte. Des châteaux ? Ni l’un ni l’autre n’en possède. De la radinerie ? Pas impossible, car j’aime tant donner et il n’y a que les radins pour ne pas en être horripilés ! Du monstre du Loch Ness ? Ah ! Peut-être devrais-je creuser de ce côté-là ! En tous les cas, je jure, mon Dieu, que j’ai déjà donné une fois, et que cette fois ci je ne donnerais RIEN ! Polynésie 18 décembre, Moorea Nouvelle journée au Sheraton où j’ai dévoré le roman de Françoise Dorin Tout est toujours possible. Amusant, bien écrit, bien vu, je n’ai pas vu la journée passer. Connerie ? Peut-être ! Là toutes les projections sont possibles, puisque c’est l’histoire d’un couple dont l’excellente épouse, au bout de 30 ans de service, écrit un livre à succès et se barre avec son éditeur de 10 ans plus jeune que son mari. Mais, même si j’écrivais un livre à succès et si mon jeune éditeur s’éprenait de moi, je n’aurais pas la jouissance qu’elle a devant le chagrin d’amour de son con de mari ! L’histoire ne me déplait pas car il y a de l’écriture de femme au milieu, et que je deviens de plus en plus intéressée par l’idée moi-même d’écrire. Je dis bien l’idée, parce que je ne me suis jamais essayée à l’écriture d’autre chose que de ce carnet de bord, et de mes longs rapports d’audits en entreprises, chiants comme la mort, mais qui me rapportaient du fric. Vague projet pour de vagues années. On verra. Demain, je quitte très tôt Moorea pour les îles Marquises où je me rends en avion, avant de rejoindre après demain le cargo Aranui. J’appréhende un peu ce que cette semaine va me demander de contacts avec les gens, tout en espérant toujours, évidemment, rencontrer quelqu’un, homme ou femme, marin ou passager, qui m’intéresserait. Quelqu’un dont la vie serait passionnante. Quelqu’un qui saurait la raconter. Quelqu’un qui me stimulerait et pas l’inverse. Quelqu’un qui aimerait la vie, se réjouirait d’être là et saurait le communiquer. Quelqu’un qui voyagerait comme moi. Voilà le portrait-robot ! Enfin, une partie seulement, car si je réfléchis bien… c’est tout de même plus compliqué ! *** L’homme que j’aimerais L’homme que j’aimerais sentirait le souffre. Il haïrait comme moi la terre entière et n’aurait de regard que pour ce qui est laid, misérable, malodorant, et vieux. Il puiserait dans sa hargne contre l’humanité la certitude de la non existence de Dieu, et ne considèrerait la vie que comme un système bien agencé de molécules chimiques à durée déterminée. 303 L’homme que j’aimerais susciterait mon admiration car, là où mon désespoir ne me permet que le faire, il saurait, lui, créer. Nous ne partagerions pas nos goûts mais nos dégoûts. Nous compterions l’un sur l’autre pour ne pas nous ramollir. Je soutiendrais sa création. Il soutiendrait mes luttes. L’homme que j’aimerais adorerait la vie malgré toutes ses horreurs. Il ne craindrait jamais de la bouffer à pleines dents, ni de la bousculer ni de la perdre. Il saurait en jouir sans mesure, sans retenue, car il ne serait pas comptable des jours qui lui restent. Il aimerait la réinventer chaque jour, chaque nuit, car les possibilités d’en jouir sont infinies si on ne craint pas la mort. L’homme que j’aimerais saurait me faire jouir. Il se délecterait de tout ce que mon corps de femme exsude de dégoûtant. Il saurait aussi bien me désirer laide que belle, vieille que jeune, morte que vivante. Il saurait tout autant me bouffer que se donner. Il connaîtrait la tendresse et les larmes comme la violence et la cruauté. Il saurait ce que valent les mots et aurait du plaisir à les manier. Il aimerait rire autant qu’hurler de désespoir avec moi. Il parlerait la même langue que la mienne et saurait jouer avec. Il ne craindrait pas la poésie. L’homme que j’aimerais ne serait ni beau ni laid. Peu importe son visage ou son corps. Il serait un homme. Il ne serait ni riche ni pauvre car il considèrerait l’argent comme une merde qu’il faut savoir autant produire que faire disparaître. Il hanterait les rues de la ville jusqu’au fond des nuits car il ne craindrait pas les rats, ni les corps recroquevillés sur les bouches de métro, ni la saleté des poubelles éclatées par ceux qui ne vivent que de nos déchets. Il aurait le seul courage qui existe vraiment à mes yeux, celui de choquer, de provoquer, de dire tout haut ce que l’on pense en général tout bas, de se sentir tout proche de ce que l’on croit être nos contraires. L’homme que j’aimerais n’aurait pas de pays, de patrie, de territoire, de résidence secondaire. Comme moi, il détesterait ses semblables. Il se sentirait bien là où il se trouve s’il y côtoie la différence. Il serait toujours étranger partout et chercherait à le rester. Il n’aurait de racines que là où se trouve son enfance, dans les roches calcaires écrasées de soleil, les senteurs de thym et le chant des cigales, le ventre de sa mère et le regard de son père. Mais ses racines seraient extirpées pour toujours, comme le sont les dents de lait, et il en concevrait un infini chagrin. L’homme que j’aimerais serait mon frère. Il comprendrait ce que je ressens sans que j’aie besoin de m’expliquer. Il me permettrait de dire tout haut ce que je n’ose dire à personne. Il m’aimerait comme je suis sans jamais me demander d’être différente. Il ne chercherait pas à me faire plaisir car sa seule présence me comblerait. En exprimant ses volontés il devancerait les miennes, et c’est pour cela que je saurais tout lui donner. L’homme que j’aimerais me protègerait de mon désir de mourir, et moi du sien. Ensemble nous jouerions à faire reculer la mort en lui montrant notre rage, et cela nous ferait bien rigoler ! Nos rires seraient aussi noirs qu’enfantins, aussi fougueux que nos caresses, aussi humides que nos baisers, aussi fous que notre amour. *** Pour l’instant, revenons plutôt à la Polynésie et à la réalité de ma solitude. Sur le cargo qui m’attend, n’embarquent que peu de passagers, et on vit en dortoirs dans la grande promiscuité qu’imposent les bateaux. Il ne va donc pas falloir faire la difficile, et supporter tout le monde, aussi loin soit-il du portrait-robot. Oui, oui, je peux si je le décide. J’écrirais mes observations en secret, voilà tout, pour me défouler, si c’est difficile. 304 Je suis un peu malade. L’eau de Polynésie s’avère, je crois, plus toxique que toutes celles que j’ai bues jusque-là. Je ne mange rien depuis deux jours, ce qui est formidable à la fois pour ma ligne et pour ma carte Visa dont je ne sais jamais, quand je l’introduis dans une machine, si elle va obéir ou se faire avaler pour interdit bancaire. J’espère donc le miracle de ma diète contrainte et forcée, qu’elle dure quelques jours, suffisants pour me permettre de me sentir à l’aise dans ce deux pièces tahitien que j’ai acheté, et que je n’ai pas encore mis évidemment ! Je reste fidèle à mon maillot noir de pingouine qui, s’il ne dissimule pas tout, atténue tout de même le désastre ! Ces 12 jours dans l’archipel des îles de la Société s’achèvent aujourd’hui. Une véritable plongée dans les eaux transparentes de ma féminité, un voyage dans le cœur de mon intimité, un séjour à l’ombre de mes colères et de mes rancœurs, une petite virée au soleil de ma rage, un circuit dans les méandres de mes rêveries, une randonnée dans les montagnes de ma mémoire et les volcans de mes souvenirs, une traversée du désert de mon cœur, un trek au royaume de mon moi, une croisière sur les vagues de mon âme. Une étape délicieuse de mon voyage « autour du monde », car finalement que serait « le monde » sans le moi ? 305 CHAPITRE 10 Du 19 décembre 05 au 2 janvier 06 Archipel des Marquises et Ile de Pâques Polynésie 19 décembre, Nuku Hiva Me voilà aux îles Marquises, dans la plus grande d’entre elles, Nuku Hiva. Il faut un long voyage pour y parvenir. Quatre d’heures d’avion après une escale dans une île voisine, puis deux heures de piste en 4X4 à travers la montagne. Mais c’est si facile, attendue comme je le suis partout, couverte de colliers d’hibiscus et de fleurs de frangipanier! Le voyage en avion m’est gâché par une voisine de siège, prototype de la colonialiste polynésienne, en harmonie de beige et de bleu ciel, ce qui, pour moi, veut déjà tout dire ! Avec une aisance outrée de conquistador, elle dit bonjour à tous les touristes qui l’entourent, et les tutoient à la manière des indigènes. Elle sait tout, elle affirme, elle dit « moi » à tout bout de chant, et répète qu’elle aime tant les gens ! Je me méfie plus que de tout au monde des gens qui affirment ainsi tout haut leur amour et leur intérêt pour l’humanité. Je les sais par expérience, grands profiteurs, menteurs, manipulateurs, et évidemment égocentriques à mort. J’ai fait les frais pendant longtemps dans mon travail de cette race-là, et dès que j’en rencontre un exemplaire mes poils se hérissent, je sors mes griffes, ravale une bonne dose d’adrénaline que la colère du souvenir fait surgir de mon système hormonal. Je prends donc mon air le plus sérieux, et m’enferme dans le bouquin de Madeleine Chapsal, Une femme sans, qu’elle m’empêche de lire évidemment. Je sens sur moi l’œil noir qu’elle m’adresse, furieuse que je ne lui parle pas. Pour rien au monde je ne lui donnerais la réplique, sauf mon poing sur la gueule si elle s’aventurait à vouloir vraiment discuter. Vite, elle se révèle : patronne d’une entreprise de désinsectisation ! Une tueuse donc ! L’exterminatrice ! Tueuse de cafards, de moustiques, de rats, peut-être, mais tueuse professionnelle tout de même ! Avant la première escale, on sait déjà tout de ses opinions politiques, du respect qu’elle voue à Sarkosy, de la façon dont elle s’y prendrait, elle, à sa place, grande spécialiste du nettoyage, pour débarrasser les banlieues de tous ces parasites ; Nettoyer, vraiment, vous comprenez, et pour ça il faut accepter d’en mettre le prix. Alors, c’en est fini définitivement des cafards, des moustiques et des rats. Le problème c’est que les gens ne veulent pas payer! Pour ma part, si cela était possible, je paierais cher pour débarrasser l’humanité des insectes de son espèce ! Difficile de me concentrer sur cette pauvre Madeleine qui décrit les affres d’une femme sans enfant, dans une société vouée qu’elle le veuille ou non, à la reproduction. J’aime bien cet auteur très passionnée, pétrie de psychanalyse et éternelle amoureuse ! Elle a côtoyé de près Françoise Dolto, et fait part de ses remarques dans le bouquin. Belle analyse d’une féminité 306 douloureuse, d’une stérilité socialement inacceptée (mot refusé par Word, mais que je lui impose cependant), et amusante suite moderniste à La (pauvre) Répudiée, de E. Abecassis. Arrivée à Nuku Hiva, aéroport minuscule qui sent bon la fleur tropicale, une Land Rover vient me chercher. À bord, deux beaux mecs, vraiment très beaux ! Ce sont bien sûr encore une fois deux homos, qui viennent depuis cinq ans cacher leurs amours au bout du monde, dans un des villages les plus reculés de l’île. Sympas quand même, mais je commence à en avoir un peu ma claque de ces homos partout, qui ont l’air d’avoir raflé tout ce qu’il y a d’esthétique et de cultivé chez les mecs, et surtout figures de l’amour en couple, heureux, fidèles et épanouis, qu’ils se mettent à étaler maintenant partout, devant nous pauvres nanas de plus en plus solitaires et ayant échoué ! Comme s’ils nous démontraient qu’entre eux est possible ce que dont nous avons rêvé, nous les femmes de notre génération, et magnifiquement raté ! À moins que ce soient nous qui les ayons engendrés tous ces homos, plaçant les hommes devant des femmes devenues terrifiantes et tyranniques ! J’espère bien que ce n’est pas le cas, et que la prolifération homosexuelle n’est qu’une illusion d’optique, depuis que le coming out est devenu possible. La traversée de Nuku Hiva est un pur bonheur. La piste parcoure de hautes montagnes volcaniques très escarpées et resplendissantes de végétation. Les rivières qui en descendent forment des canyons verdoyants. L’air n’est enfin plus ni humide ni étouffant. Il fait beau et chaud, mais avec un vent frais qui permet enfin de respirer et d’avoir la peau sèche. Du sommet des cols, on domine le Pacifique, miroitant sous le soleil. La végétation est à la fois celle de la montagne, celle de l’océan, celle de l’Afrique, de l’Océanie, et de la Nouvelle-Zélande. On traverse des forêts de sapins et des prairies où l’on élève des vaches, mais les pentes s’ornent aussi d’acacias ombrelle majestueux, de bananiers, de flamboyants lourds de leurs fleurs vermillon, de fougères arborescentes et de palmiers. Sur la piste, on croise des chevaux sauvages, robes baies, splendides. J’arrive au fond d’une baie superbe, entourée de hauts sommets déchiquetés, dans un hôtel de rêve qui surplombe la mer. À mes pieds, sur la plage, des vahinés de rêve, longs cheveux d’ébène couvrant leurs hanches, baignent des chevaux amoureusement, les caressent en les brossant. Mon bungalow en bois exotique merveilleusement décoré est entouré d’une terrasse d’où l’on entend les vagues. Le linge, draps de bain, couvre lit, couverture de coton blanc crochetée, est magnifique. La température maintenue à 18° est un bonheur après les nuits si moites de ces derniers jours. La salle de bains toute de pierre mate et de bois, est sobre, chaleureuse et ouverte sur la baie. Une piscine à débordements domine le jardin tropical qui descend la colline. C’est certainement l’hôtel le plus luxueux où je réside depuis le début de ce voyage. Je me suis faite, je crois, un beau cadeau de Noël lorsque j’ai acheté ce voyage aux Marquises, il y a maintenant plus d’un an ! D’autant plus beau que, tout ayant été payé à l’avance, j’éprouve le sentiment d’y être comme invitée ! La croisière s’annonce en revanche moins pittoresque que décrite sur les catalogues, le bateau Aranui I ayant été remplacé par un Aranui III, tout flambant neuf mais contenant beaucoup plus de passagers. Je crains qu’elle ne se différencie pas beaucoup des croisières traditionnelles, d’après ce qu’ont laissé entendre mes deux heureux homos. On verra cela dès demain matin. Au dîner, le premier vrai depuis longtemps, je me laisse faire. Carpaccio de poissons fumés au vinaigre balsamique, poêlée de crevettes à la provençale et surtout moelleux au chocolat, sans l’horrible crème anglaise spermatique dont il est habituellement accompagné, avec une boule de glace à la vanille, la vraie, celle qui est si parfumée qu’il n’est plus besoin de sucre. La nuit est si belle et les mets si bons que je suis vite envahie d’une bouffée de cafard. Qu’est-ce que je fous ici toute seule ? Pourquoi ne pas pouvoir partager ? 307 Allez ! Demain tu vas te plaindre d’être avec trop de monde et râler encore contre l’humanité toute entière ! C’est qu’il me faudrait près de moi en cette nuit enchanteresse, un exemplaire enchanteur de notre humanité. Alors, comme j’ai toujours été très forte en probas, je saurais me consoler. Polynésie 20 décembre, Nuku Hiva Nous ne sommes que deux dans mon cas, c'est-à-dire à rejoindre le bateau 5 jours après son départ de Papeete. Je n’ai pas voulu en effet, je me souviens maintenant, que cette croisière soit trop longue, jamais certaine que le temps ne me pèse pas quand je dois partager un dortoir avec 8 personnes ! L’autre passager, que je découvre ce matin au petit déjeuner, est inénarrable ! Imaginez un homme petit, surmonté d’une tête trop grosse pour lui. Sur le visage, le nez est énorme et les lunettes épaisses cachent un regard assez vide. Sur le crâne, quelques cheveux raidasses sont teints en noir de jais, et une longue mèche en traverse le sommet de gauche à droite pour soit disant masquer la calvitie, luisant cercle de scalp blanchâtre, ainsi barré en diagonale de part en part ! Ce pourrait bien être un prof de maths d’ailleurs, un de ces profs épris de géométrie dans l’espace qui a fait chier de nombreuses générations d’ados, et qui en a terrifiées plus d’une aussi ! Un t-shirt vert, un pantalon léger gris et des baskets toutes neuves, attestent d’un souci d’avoir l’air décontracté pour ces vacances à bord du cargo. Mais tout dans l’homme indique la nervosité, l’inquiétude. Levé bien avant moi, attendant donc longtemps que je sois prête à l’heure pourtant dite pour rejoindre le bateau, je le sens exaspéré à mon égard. Quand je demande au chauffeur de Land Rover d’attendre pour démarrer que je finisse ma cigarette du matin, car nous sommes encore en avance par rapport à l’heure prévue pour l’embarquement, il me fusille du regard et pousse un long soupir ! Oh mon Dieu ! Faites que tous les passagers ne soient pas comme celui-là ! Le cargo est là dans la baie, grand bateau blanc curieux : paquebot dans sa partie avant et bateau de fret dans sa partie arrière. L’animation est incroyable dans le village ce matin, car l’Aranui n’accoste que deux fois par mois et approvisionne toute l’île. Ce sont des centaines de Land Rover, de camionnettes, de voitures break qui sont descendues des montagnes et des hameaux environnants, tôt ce matin, pour attendre son arrivée. Je me régale à regarder les deux grues arrière qui déchargent les marchandises, les hommes et les femmes tout en couleur qui attendent les containers, les colis et les ballots qui leurs sont destinés. Un bateau avec des grues ! Un bonheur pour moi ! La partie passagers est très moderne et semble confortable. On m’attribue la couchette dont personne n’a voulue dans un des dortoirs, parce qu’elle est en hauteur et qu’elle porte le chiffre fatidique de 13 ! Parfait pour moi ! Si, si je suis superstitieuse comme tout le monde, mais à l’envers ! Je passe donc systématiquement sous les échelles, pose toujours mon chapeau sur mon lit, et choisis tout ce qui porte le chiffre 13. D’ailleurs c’est le chiffre de mon pays, ces Bouches du Rhône, auxquelles la belle France bien propre qui ne les aime pas, (trop sales, trop africaines, trop vulgaires, trop socialos, trop maffiosi, trop dangereuses, trop tout…), a attribué sans doute le chiffre 13 dont aucun autre département ne voulait ! 308 C’est tout de même un lit confortable, bien que le dortoir soit très peu spacieux. Je pousse tous les effets personnels que les autres se sont déjà permis de mettre dans le casier n° 13, vide jusque-là, et sur ma couchette. Poussez-vous de là les gens ! J’arrive ! Je ne verrais personne sur le bateau ce matin, car les 130 (oui !) passagers sont partis en excursion 4X4 sur l’île, et que je ne me suis bien entendue pas inscrite. J’écris du pont supérieur, allongée sur un transat, admirant la baie, me baignant dans la piscine, et quasiment seule à bord. Je recule le moment où je vais bien devoir dire bonjour, comment je m’appelle, d’où je viens et où je vais, tellement j’ai le sentiment de répéter toujours la même chose, et de répondre toujours aux mêmes questions. Non, je ne me sens pas vraiment ouverte aux autres en ce moment, malgré le coup de cafard et de solitude d’hier soir. Il faut dire que dans un tel lieu, ne peuvent que vous sauter à la figure tous les stéréotypes du voyage en amoureux dans un hôtel paradisiaque du bout du monde. Que voulez-vous, les stéréotypes, personne n’y échappe, et surtout pas les filles je crois ! Sommes-nous plus bêtes que les autres ? Non, seulement plus rêveuses, plus affectives, plus sensibles aux belles histoires, éternelles princesses de contes de fée qui ont baigné no