Pauvreté, précarité et formes d`exclusion en Martinique

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Pauvreté, précarité et formes d`exclusion en Martinique
PAUVRETE, PRECARITE ET FORMES
D’EXCLUSION EN MARTINIQUE :
UNE APPROCHE QUALITATIVE
Rapport coordonné par Justin DANIEL,
Patrick BRUNETEAUX
Joëlle KABILE
Nadine LEFAUCHEUR
Véronique ROCHAIS
Janvier 2007
SOMMAIRE
INTRODUCTION.................................................................................page 7
PREMIERE PARTIE :
Le nécessaire dépassement de l’approche statistique .............................page 13
DEUXIEME PARTIE :
Les représentations des acteurs institutionnels locaux............................page 53
TROISIEME PARTIE :
Les représentations des publics concernés ..............................................page 87
4
Remerciements
Ce rapport est le fruit d’un travail collectif qui n’aurait pu être mené à bien sans l’aide
précieuse d’un ensemble de personnes que nous tenons à remercier chaleureusement pour leur
grande disponibilité et leur apport constructif. Il s’agit notamment de :
Mme JOSEPHINE, Secours Catholique de Saint Joseph
Mme Josiane BELLY, éducatrice spécialisée à la retraite
Mme BYRONIEN, assistante maternelle agréée
M. CARPIN, Secours adventiste
Mme Catherine CONCONNE, chargée de la sécurité à la Ville de Fort-de-France
M. Manuel CLERANCE, animateur social, ALS
Mme Françoise DAMAZIÉ-EDMOND, Secours Catholique
EMRIC, antenne de psychiatrie de Terres-Sainville
Mme Jacqueline GIBOYAU, CCAS du Lamentin
M. Laurent JEAN-BAPTISTE, ASDEAM
Mme JEANNE-ROSE, ASDEAM
Mme Myriane JOLY, UFM
LA CAISSE d’EPARGNE
M. Henry-Emile LARGEN, ADI
Mme LEGLE, conseillère en économie sociale et familiale, ALS
Mme LEOTUR, conseillère en économie sociale et familiale, ALS
Mme Marlène LOF
M.Serge LOF, SYNERGIE
Mme Danièle MANGATALE, ATAC
M. Roland MARIE-ANNE, ACEATE
Mme Miguelle MARLIN, ADI
M. Thierry MODESTE, ACISE
Mme Hélène NORDIN, CCAS du Robert,
Mme Léoncine OREL, ROSANNIE SOLEIL
M. Félix THEODOSE, COALEX
M. Philipe VESTRIS, ANPE
M Joseph VIRASSAMY, ATAC
M.Pierre YOKESSA, ALS
Il ne nous est pas possible, autrement que de manière anonyme afin de respecter notre
engagement pris à leur égard, de remercier tous les participants aux focus groupes qui nous
ont permis de découvrir des aspects enfouis des phénomènes de pauvreté et de précarité à la
Martinique.
Nous tenons également à remercier Saturnin DOKOUI et Olivier POGNON qui ont
participé aux nombreux échanges qui ont précédé le travail de terrain afin de nous aider à
mieux appréhender les catégories statistiques et les instruments de mesure.
5
Même si le sigle forcément anonyme des institutions rend difficilement justice à tous
ceux qui les animent et que nous remercions collectivement sans pouvoir les citer tous, nous
ne saurions pour autant ignorer les différentes structures qui nous ont aidés. Il s’agit en
particulier des organismes suivants qui nous ont réservé un remarquable accueil et apporté
une aide décisive :
ACEATE (Association chrétienne évangélique aide toxicomanes exclus)
ACISE (Association citoyenne insertion sociale et économique)
ADI (Agence Départementale insertion)
ALS (Association pour le logement social)
ANPE (Agence Nationale pour l’Emploi)
ASDEAM (Association socio-éducative aux détenus de Martinique)
ATTAC (Action pour la Taxe Tobin pour l’Aide aux Citoyens)
CAISSE d’EPARGNE
COALEX (Collectif des Associations de Lutte contre les Exclusions)
CCAS du Lamentin
CCAS du Robert
Le CONSEIL GENERAL
ECRIN DE PARTAGE (Association d’aide à la réinsertion des détenus)
EMRIC (Equipe mobile de rue d’insertion et de crise)
ROSANNIE SOLEIL
SECOURS CATHOLIQUE
SECOURS ADVENTISTE
SYNERGIE
UFM (Union des Femmes de la Martinique)
La VILLE DE FORT-DE-FRANCE
Enfin, au moment de terminer ce travail, nous ne pouvons nous empêcher de penser très
fortement à notre collègue et ami Michel LOUIS, disparu avant l’aboutissement final
d’un projet auquel il a pleinement participé. Ses mises au point conceptuelles
accompagnées d’un humour souvent décapant continuent à nous manquer.
6
INTRODUCTION
7
Ce rapport est le fruit d’un programme d’investigation se situant dans le prolongement
d’une précédente enquête sur la mise en place de la Couverture Maladie Universelle (CMU)
dans le département de la Martinique (Daniel, Dokoui). Une étude qui avait déjà mis en
évidence, à travers le nombre relativement élevé des bénéficiaires de la CMU, l’existence
d’une pauvreté diffuse à la Martinique due à l’importance des bas revenus. Cette étude avait
également permis d’approcher, par le biais des statistiques disponibles, une frange non
négligeable de la population qui côtoie les frontières d’une zone d’exclusion aux contours
mouvants et incarne les nouvelles figures de la pauvreté.
Le but de cette nouvelle enquête, dont les résultats sont exposés dans ce rapport, est de
compléter l’approche purement statistique en tentant d’appréhender cette réalité aux facettes
multiples et diverses à partir d’une démarche essentiellement qualitative. Au-delà de la
restitution des trajectoires individuelles et sociales qui conduisent aux différentes formes de
pauvreté et de désaffiliation, mais aussi des mécanismes socio-économiques qui, en sens
inverse, limitent ou empêchent le basculement dans l’exclusion, il s’agit de mettre au jour les
représentations associées aux phénomènes de pauvreté et d’exclusion, portées aussi bien par
les institutions qui tentent de les prendre en charge que par les populations concernées.
Encore faudrait-il préciser ce qu’il faut entendre par les notions qui sont au cœur de la
réflexion. Car, pauvreté et exclusion apparaissent d’emblée comme deux notions
relativement difficiles à appréhender. Très sensibles à l’évolution des représentations
collectives et des catégories d’analyse, elles servent à déterminer des typologies, à établir des
classements sociaux – eux mêmes évolutifs – sur la base de critères qui sont loin de faire
l’unanimité dans le champ scientifique et qui ne peuvent être appliqués à toutes les situations
observées. Ainsi, dans le cadre des enquêtes réalisées en Europe et en France, l’on est passé
progressivement de l’idée d’un volant incompressible de pauvres de l’âge industriel, survivant
à la croissance économique – la pauvreté absolue – à l’idée de victimes de l’inégale
répartition des richesses durant la période exceptionnelle des Trente Glorieuses – la pauvreté
relative. Plus récemment, une nouvelle sous-catégorie dont l’apparition a coïncidé avec la
crise économique a été instituée : la précarité (Thomas, 1997 : 27 ; Paugam, 1991, 1993,
1996 ; Bihr et Pfetterkorn, 2000 ; Cazenave, Antiane-éco, 95). Elle met l’accent sur le
caractère multidimensionnel et cumulatif des handicaps qui caractérisent désormais la
pauvreté, la vulnérabilité des catégories concernées, l’existence de processus et de trajectoires
conduisant à des situations extrêmes débouchant sur l’exclusion.
Cette approche a en outre le mérite de faire coexister au sein de la catégorie
classificatoire qu’est l’exclusion des composantes à la fois anciennes et récentes du
phénomène. Ce n’est donc pas un hasard si le terme exclusion sert à regrouper, au risque de
perdre en substance, des populations hétérogènes « dont la seule caractéristique commune est
de se trouver mises à l’écart d’un processus central de la société : le travail (les chômeurs de
longue durée, les personnes âgées), la famille (les divorcés, les familles monoparentales), la
communauté nationale (les immigrés), la vie dite ‘normale’ (les handicapés), la ville… »
(Merrien, 1996 : 417). D’où une multiplicité des signes souvent cumulatifs de pauvreté et
d’indicateurs potentiels d’exclusion : forte instabilité professionnelle, faiblesse des revenus
primaires, dépendance importante à l’égard des revenus de transfert, insuffisance des revenus
disponibles par unité de consommation, difficultés de logement, faible niveau de formation
générale et professionnelle, marginalisation par rapport aux institutions politiques et aux
médias, relations sociales limitées, mais aussi basculement dans des activités illicites
accompagné d’une montée de la délinquance et de la violence…
8
De tels constats sont loin d’être spécifiques aux pays développés. Ils peuvent être
aisément rapportés à la situation de la Martinique, même s’ils doivent être impérativement
resitués dans un contexte socio-historique et socio-économique qui leur confère un sens
particulier.
En premier lieu, fortement marquée par son passé colonial, la société martiniquaise
demeure très contrastée en dépit d’un indicateur du développement humain qui la place en
tête des pays de la Caraïbe. Les inégalités et les disparités en matière de niveau de vie sont
élevées, les mécanismes de redistribution inhérents à l’Etat-Providence compensant
partiellement les mécanismes ségrégatifs propres à la société (Lavertu, 1998). Certes, ces
inégalités ne suffisent plus pour appréhender les phénomènes de rupture qui caractérisent le
processus d’exclusion ; elles révèlent néanmoins l’existence de poches difficilement
réductibles de pauvreté relative liées sans doute à la persistance d’un chômage structurel et
d’un sous-emploi élevé qui maintiennent à distance de l’emploi stable une frange importante
de la population. Malgré les progrès réalisés depuis 1946 et le système de protection sociale
français, l’INSEE décelait en 1990 l’existence à la Martinique d’un certain nombre de
ménages précaires regroupant environ 66 000 personnes (INSEE, Recensement de la
Population 1990 ). Des enquêtes plus récentes confirment ce constat : le nombre de pauvres 1
en 1995 s’élevait à 66 200, soit 17,3% de la population (INSEE, Enquête Budgets familles,
1995) et le taux de bas revenus, même calculé en fonction d’un seuil spécifique tenant compte
de l’écart entre le PIB de la métropole et celui des DOM, reste supérieur dans le cas de la
Martinique à celui de la France continentale (Onpes, Rapport 2005-2006) ; un phénomène
que tend à aggraver la fréquente monoparentalité couplée à une situation très défavorable de
l’emploi à la Martinique (Cazenave et Forissier, 1998) ainsi qu’une proportion élevée de
familles nombreuses également victimes du chômage. Toutefois, cette population en situation
de précarité ou de pauvreté ne saurait en aucune façon être identifiée à des exclus. Même si
elle comporte en son sein de nombreux individus constamment refoulés hors de la sphère
productive, qui finissent parfois par ignorer leurs droits, cela ne signifie nullement qu’ils ne
sont pas pris en charge, grâce notamment à la politique des minima sociaux.
En second lieu, le nombre élevé de chômeurs et d’allocataires du RMI n’est pas
nécessairement synonyme d’exclusion. On sait, en effet, que le RMI, s’il n’est pas
rigoureusement contrôlé, peut jouer un rôle dans le développement du travail clandestin,
parfois avec la complicité active des employeurs qui embauchent des allocataires disposant de
la couverture sociale pour ne pas avoir à supporter les charges afférentes (Crechet, 1998 :
69) ; une tendance qui a pu être aggravée par les dysfonctionnements du dispositif (Fragonard,
1999). Il en résulte un enchaînement de travaux occasionnels de la part des bénéficiaires du
RMI, mais aussi des chômeurs, qui tend à renforcer le volume du travail non déclaré. Il est,
par définition, difficile d’évaluer l’impact de telles pratiques qui relèvent de l’économie
souterraine, mais on imagine aisément qu’elles permettent de compléter les ressources d’une
partie des personnes apparaissant en situation de pauvreté ou de précarité dans les statistiques
officielles. Là aussi, le processus de désinsertion sociale est plus ou moins tenu en respect par
la famille, les réseaux de solidarité et de voisinage qui favorisent des stratégies de survie
(travail au noir, travail à domicile, travail informel…) (Bourcieu et Rabier, 1998). Tout au
plus, constate-t-on l’existence d’un ensemble hétéroclite regroupant des personnes en
situations plus ou moins vulnérables, allant des Rmistes aux emplois précaires en passant par
toutes les formes de chômage, davantage victimes d’une exclusion de l’emploi stable que
d’une remise en cause de l’ensemble des affiliations, professionnelles, familiales, sociales ou
de résidence.
1
Le seuil de pauvreté retenu correspond à la moitié du niveau de vie médian des ménages.
9
Enfin, la société martiniquaise comporte désormais un noyau de personnes qui, après
avoir vécu – ou survécu – à la lisière de l’exclusion ont fini par y basculer. Il est difficile
d’avancer un chiffre, ces individus n’apparaissant pas nécessairement dans les statistiques
officielles, mais plutôt à travers la « désaffiliation » (Castel, 1995) comme dynamique et
l’exclusion comme état extrême, sous la forme de perte de logement, de marginalité, de
délinquance et d’incivilité quotidienne.
Il est donc clair qu’il existe à la Martinique d’un côté, des formes traditionnelles d’une
pauvreté diffuse sécrétées par les mécanismes ségrégatifs propres à la société et que tendent à
renforcer un chômage de masse, la fragilité de l’emploi, l’incertitude de l’avenir ; de l’autre,
on assiste à l’émergence depuis quelques années, en dépit du rôle de l’environnement social et
familial, d’îlots de population en déshérence ou en voie de désaffiliation, constitutifs d’une
pauvreté moderne et justifiant une intervention particulière de la part des pouvoirs publics.
Mais l’étude des phénomènes de pauvreté, de précarité et d’exclusion vaut autant par
l’exploration des données objectives rendant compte d’une réalité sociale, en particulier les
informations statistiques, que par les données d’essence qualitative, l’observation sur le
terrain, l’étude des représentations et le croisement de ces différents éléments ou sources. Il
est acquis que les méthodes quantitatives apportent un petit nombre d’informations
standardisées sur un très grand nombre d’individus dont on ne sait, en principe, rien d’autre.
A l’inverse, les méthodes qualitatives apportent un grand nombre d’informations
approfondies sur un nombre restreint de cas (Bertaux, 2005 : 9). Il est également évident que
ces méthodes d’esprit si différent gagnent à être utilisées de manière conjointe et
complémentaire, surtout lorsque la mesure de la pauvreté se heurte à un problème de sources,
comme c’est le cas à la Martinique (voir 1 ère partie).
Pour mieux appréhender les phénomènes concernés tout en privilégiant certaines de
leurs dimensions peu explorées à ce jour, cette étude a donc été orientée dans une triple
direction ayant conduit à mobiliser aussi bien la recherche documentaire que les techniques
« vivantes ». D’abord, dans le prolongement d’un travail de clarification conceptuelle des
notions – pauvreté, précarité, exclusion – au cœur du projet, il a été procédé à l’actualisation,
à l’affinement et à la mise en perspective des données statistiques disponibles sur la
Martinique. Ces dernières confirment la persistance d’une forme de pauvreté intégrée, selon la
formule de Serge Paugam (Paugam, 2005), s’objectivant à travers un taux relativement élevé,
comparé à celui de la métropole, de bénéficiaires de minima sociaux, sans oublier un
chômage et un sous-emploi endémiques. Un constat qui, s’il ne saurait surprendre, ne peut
être suffisant, car il ne rend guère compte du vécu de ces populations, de leur rapport aux
différentes institutions et des perceptions croisées qui en découlent.
C’est la raison pour laquelle, dans le souci de rendre compte du rapport social à la
pauvreté, l’accent a été mis, en second lieu, sur les représentations des acteurs institutionnels
quotidiennement confrontés aux populations en difficulté à partir de trois séries de
questionnements : la façon dont ces acteurs désignent les populations auprès desquelles elles
interviennent ; la façon dont ils perçoivent les évolutions récentes qui ont affecté la société
martiniquaise, notamment l’apparition éventuelle de nouvelles figures de la pauvreté, de la
précarité et de l’exclusion ; la façon dont ils pensent les problèmes qu’ils rencontrent pour
venir en aide aux populations concernées et les savoir-faire qu’ils développent dans le cadre
de leur mission. Les données ont été recueillies entre avril 2005 et septembre 2006 grâce à
deux sources principales : d’une part, l’organisation d’un séminaire2, réunissant l’ensemble
des acteurs institutionnels, qui a permis de confronter les logiques institutionnelles et
d’objectiver les catégories classificatoires et les schèmes d’action mobilisés ; d’autre part, une
2
Ce séminaire a été organisé le 7 avril 2005 sur le campus universitaire de Schœlcher.
10
série d’entretiens approfondis ayant servi à compléter et à affiner les constats précédemment
établis tout en fournissant des indications précieuses sur les différents visages de la pauvreté à
la Martinique aujourd’hui.
Enfin, la parole a été collectivement donnée à des populations-cibles de l’étude à
travers quatre focus groups ou entretiens collectifs, organisés entre novembre 2006 et janvier
2007, dont l’objectif était moins de « balayer » une large surface de la question sociale ou de
l’explorer sous toutes ses facettes, que de se concentrer sur certaines figures actuelles de la
pauvreté à la Martinique et sur le vécu des personnes concernées.
Reprenant cette trame, le rapport se décompose en trois parties qui n’ont aucune
prétention à l’exhaustivité. Il s’agit davantage de tenter d’apporter un éclairage nouveau sur
des phénomènes dont on mesure chaque jour l’ampleur et les conséquences au sein de la
société, en essayant de réaliser la soudure entre les catégories abstraites dégagées des
enquêtes statistiques et le statut social des pauvres, tel qu’il se construit au croisement de leurs
propres perceptions et représentations, de celles des acteurs institutionnels qui interviennent
auprès d’eux et plus généralement du regard de l’autre.
11
Références citées
Bertaux, Daniel (2005), Le récit de vie, Paris, Armand Colin.
Bihr Alain & Pfefferkorn Roland (2000), « Le poids des inégalités sociales », Problèmes
économiques, n° 2665, pp. 1-6.
Bourcieu, Edouard & Rabier, Roger (1998), « RMI, revenu modeste pour confort minimal »,
Antianes-éco, n° 36, janvier 1998, pp. 19-22.
Castel, Robert (1995), Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard.
Cazenave, Jacques (1996), « La masse manquante de l’emploi », Antiane-éco, n° 32, pp. 3-5.
Cazenave, Jacques & Forissier, Nicolas (1998), « Une mesure de la pauvreté », Antianes-éco,
n° 36, pp. 15-18.
Crechet, Michel (1998), « Les habits neufs du RMI », Informations sociales, 69, pp. 68-74.
Daniel, Justin & Saturnin Dokoui, L'introduction de la couverture maladie universelle à la
Martinique. Rapport remis au ministère de l'outre mer en avril 2003 (en collaboration avec
Saturnin Dokoui), Fort-de-France, 2003, 86 p.
Fragonard Bertrand, Raymond Michel, Soubeyrand Denis, Apprederisse Pascal, ValentinMarie Claude (1999), Les départements d’outre mer : un pacte pour l’emploi, Rapport remis
à Monsieur le Secrétaire d’Etat à l’outre mer, Paris.
Lavertu Jacques (1998), « Fortes inégalités malgré la redistribution », Antianes-éco, n° 36, pp.
9-14.
Merrien, François-Xavier (1996), « Etat-Providence et lutte contre l’exclusion » in Paugam
(Serge) (ed.), L’exclusion. L’état des savoirs, Paris, La Découverte, pp. 417-427.
Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (2006), Les travaux de
l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, édition 2005-2006, Paris:
Documentation française.
Paugam, Serge (1991), La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, PUF.
Thomas, Hélène (1997), La production des exclus, Paris, PUF.
12
PREMIERE PARTIE
Le nécessaire dépassement de l’approche statistique
13
INTRODUCTION
Il est généralement admis qu’aucune définition ou statistique ne permet actuellement
d’appréhender les multiples facettes de la pauvreté ainsi que les phénomènes d’exclusion ou
de précarité qui lui sont souvent associés. Outre les limites inhérentes aux instruments
actuellement disponibles, il est clair que la mesure de tels phénomènes reste très largement
tributaire des définitions qui sont retenues. Or force est d’admettre, comme le rappelle fort
justement le dernier rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale
(Onpes) qu’il n’existe pas de définition universellement partagée, ni même consensuelle, de
ces différentes notions, que ce soit parmi les économistes, les sociologues ou les responsables
politiques et administratifs (Onpes, 2006 : 16). Un tel constat ne saurait surprendre : au
caractère intrinsèquement polymorphe des phénomènes décrits, « se superpose la multiplicité
des présupposés éthiques qui sous-tendent les approches et les choix méthodologiques mis en
œuvre » (Lollivier et Verger, 2005 : 245). Sans oublier que les définitions proposées et les
critères de délimitation – souvent présentés comme un préalable à toute réflexion et à toute
intervention publique – sont au cœur d’enjeux hautement politiques.
Le lien établi entre la mesure et la définition du phénomène de pauvreté conduit
fréquemment à privilégier une approche substantialiste prenant difficilement en compte la très
grande complexité et variété des situations étudiées, tout en négligeant les interactions entre la
catégorie socialement construite des « pauvres » et le système d’aides, constitutif de leur
identité et de leur statut, dont ils sont tributaires (Paugam, 2005). Pourtant, en dépit de ces
limites, la démarche de quantification peut présenter un triple intérêt : sans prétendre épuiser
la réalité, elle peut fournir une première indication de valeur heuristique sur les différentes
populations en situation de pauvreté, voire de précarité et d’exclusion au sein d’une société,
même si la construction d’indicateurs synthétiques est loin d’être pleinement satisfaisante en
l’état actuel des connaissances (Lollivier et Verger, 2005) ; elle peut constituer le point de
départ d’analyses plus approfondies de type qualitatif sur le vécu des individus concernés, à
condition d’être nourrie et accompagnée de réflexions sur le statut social du pauvre et les
modalités de sa construction au sein d’une société donnée ; enfin, elle peut également se
révéler utile dans le cadre d’une comparaison entre sociétés et entre régions dès lors que les
données recueillies sont rapportées aux contextes territoriaux afin d’éviter toute interprétation
ou travers substantialiste.
Tenant compte de ces limites et réserves, les quelques pages qui suivent proposent un
tableau descriptif des situations de pauvreté et de précarité à la Martinique, tout en
interrogeant la pertinence des instruments de mesure mobilisés. Après avoir rappelé les
principales approches ainsi que les problèmes qu’elles soulèvent, elles mettent en perspective
les principaux indicateurs statistiques tout en soulignant, le cas échéant, leurs limites. La
démarche est résolument comparatiste : il s’agit de faire ressortir les spécificités de la
situation étudiée par rapport à celles observées en France métropolitaine et d’esquisser une
première tentative d’explication débordant l’analyse strictement statistique.
I. Précarité, pauvreté et exclusion : définitions, approches et diagnostics
Précarité, pauvreté et exclusion : trois notions fréquemment reprises aussi bien par le
discours savant et le discours politico-administratif que par celui développé par les médias,
mais dont les définitions restent problématiques.
14
I.1 Des définitions problématiques de la précarité et de l’insertion
Souvent associées ou utilisées alternativement, ces notions semblent avoir pour
vocation de nommer des réalités tangentielles ou se recouvrant partiellement quoique
difficiles à quantifier et ayant pour caractéristique commune d’être rebelles à toute définition
unique ou consensuelle.
Il en est ainsi tout d’abord de la notion de précarité. D’abord rattachée à la sociologie
de la famille et de la pauvreté, puis à la thématique de l’exclusion afin de nommer un fait
social majeur – la « nouvelle pauvreté » – et à celles de l’emploi et du travail à partir des
années 80 pour rendre compte de la multiplication de formes de travail atypiques par rapport
au contrat à durée indéterminée, elle fait désormais l’objet d’un usage de plus en plus extensif.
Une tendance qui conduit d’ailleurs à qualifier l’évolution générale de la société, comme en
témoignent les réflexions menées par Serge Paugam (Paugam, 2000) ou encore Pierre
Bourdieu (Bourdieu, 1998) (Barbier, 2005). Cette prolifération sémantique s’explique, en
premier lieu, par le fait que « la précarité ne désigne pas seulement une situation objective,
mais renvoie aussi à un sentiment qui déborde largement les faits observables : il ne s’agit pas
de considérer une situation présente, mais d’anticiper comment celle-ci peut influencer une
trajectoire personnelle, le rapport à l’avenir, les perspectives de vie… » (Avenel, Thibault,
2005 : 5). Cette double dimension, objective et subjective, fait que la précarité peut recouvrir
une grande diversité de situations tout en se situant, en second lieu, au carrefour de
thématiques plurielles et difficiles à appréhender : la pauvreté qui continue à colorer fortement
la signification originelle du terme, l’exclusion, le chômage, les inégalités, etc. (…) qui sont
autant de thèmes ou de termes dont la définition constitue par ailleurs un enjeu du combat
politique ». D’où l’impression que tout se passe en France « comme si la précarité avait,
d’abord, le statut d’une catégorie politique, proliférant dans des définitions de plus en plus
englobantes et, par conséquent, de moins en moins susceptibles d’aboutir à des mesures
précises » (Barbier, 2005).
Les contours de la notion de précarité sont d’autant plus flous qu’elle entretient, on le
répète, une relation de connivence avec celle de pauvreté, même si les deux termes prétendent
rendre compte de phénomènes et de processus distincts. Si l’on s’en tient à la norme
statistique française (ou européenne) habituelle3, sur laquelle on reviendra plus longuement
dans le cadre de cette analyse, il ne fait guère de doute que la pauvreté a globalement diminué
depuis une trentaine d’années en France. Mais cette baisse tendancielle s’accompagne d’un
mouvement inverse d’accroissement des situations d’indigence récurrentes (entrées /sorties
dans la catégorie de « pauvres » révélant une forte « mobilité » dans la pauvreté) ou larvées
(bas salaires, emplois précaires, sous-emploi avec un risque permanent de basculer dans la
pauvreté pour tous ceux qui en habitent les franges) (Rigaudiat, 2005). Autant de situations
qui ne sont pas comptabilisées comme relevant de la pauvreté stricto sensu et dont
l’appréhension statistique demeure problématique, à tel point que l’INSEE recense depuis
1996 une nouvelle catégorie, celle des travailleurs pauvres4 (Onpes, 2004 : 27).
Au demeurant, il n’existe pas de mesure globale de la précarité, mises à part des
données concernant le marché du travail (chômage, emplois précaires) ou la situation
familiale (familles monoparentales) ou encore relatives aux conditions de logement. Ce sont
là autant d’éléments intéressants mais qui, même combinés entre eux, ne peuvent suffire pour
3
Est pauvre toute personne vivant dans un ménage dont les ressources par unité de consommation sont
inférieures à la moitié de la médiane des ressources (norme française) ou à 60 % de cette médiane.
4
Les travailleurs pauvres sont recensés par l’INSEE depuis 1996 à travers les enquêtes Emploi et Revenus
fiscaux qui ont été appariées à compter de cette date. Il convient de signaler, avant de revenir sur ce point, que
l’enquête Revenus fiscaux n’existe pas dans les DOM.
15
permettre de mesurer objectivement la précarité, entendue comme un ensemble de risques
susceptibles de conduire à une situation de pauvreté dans le cadre de trajectoires individuelles,
d’itinéraires et de parcours de vie que les statistiques font difficilement ressortir. En outre, la
juxtaposition des différentes données disponibles entretient l’impression d’une certaine
nébuleuse et la tentation pour l’analyste de renoncer à cerner de manière transversale le
phénomène et d’adopter par facilité l’approche catégorielle des divers dispositifs d’action
publique.
S’agissant de la Martinique, se posent deux problèmes : d’une part, tous les indicateurs
n’existent pas, comme c’est le cas par exemple pour l’Enquête sur les revenus fiscaux, ce qui
rend parfois délicate la comparaison avec la métropole 5 ; d’autre part, les chiffres bruts
ignorent les phénomènes de solidarité de proximité, particulièrement importants dans un pays
comme la Martinique où la famille est réputée « nidicole ».
Sur le premier point, on peut regretter qu’il n’existe pas d’enquête systématique sur les
« travailleurs pauvres », dans la mesure où les situations de ces derniers recouvrent en France
métropolitaine des réalités très diverses dont certaines – faiblesse du salaire annuel (bas
salaires horaires, temps partiel contraint, alternance de périodes d’emploi et de chômage) et
importance des charges de famille – sont, selon toute vraisemblance, très fréquentes à la
Martinique comme tendent à le montrer les données sur l’emploi précaire. L’on sait, en effet,
que plus d’un salarié sur cinq occupait un emploi précaire dans ce département d’outre mer en
2003, soit 21 000 emplois représentant 22 % de l’ensemble des salariés (contre 12 % en
France métropolitaine). Il n’est pas inutile de préciser les caractéristiques de ces emplois
précaires : 30 % d’entre eux ont été recensés dans la fonction publique (contre un sur cinq en
métropole), notamment dans la fonction publique territoriale et hospitalière où les emplois
aidés se sont multipliés pour faire face aux difficultés que connaît le marché du travail sans
pour autant offrir plus de garantie que le secteur privé en fin de contrat ; 15 % de ces emplois
concernent le privé, dont une forte proportion de contrats à durée déterminée (63 % pour les
Antilles-Guyane contre 49 % en Métropole) et de contrats aidés dans les associations (26 %
aux Antilles-Guyane contre 9 % en Métropole) ; le phénomène touche prioritairement les
femmes (une femme sur quatre, contre un homme sur dix), n’épargne pas les jeunes (51 % des
jeunes Martiniquais se voient proposer des emplois précaires) ainsi que les non-salariés
opérant dans le secteur informel et ne bénéficiant d’aucune protection sociale en cas
d’accident, de maladie ou de différend avec leur employeur, tout comme les travailleurs
indépendants qui ne parviennent pas à assurer la pérennité de leur entreprise, dont la survie ne
dépasse pas les trois ans dans trois cas sur dix ; enfin, nombre d’employeurs confrontés à des
difficultés économiques proposent des emplois à temps partiel ou saisonniers, ou placent
parfois leur personnel en chômage technique pendant une période déterminée, amplifiant ainsi
une situation de sous-emploi qui touche, à la Martinique, 9% de l’ensemble des emplois
(Aguer, 2004).
Sans aucun doute, l’ensemble de ces données confirme les difficultés du marché de
l’emploi à la Martinique ainsi que la multiplication et la généralisation des situations de
précarité qui en découlent. Mais il s’agit là d’un indicateur parmi d’autres qui ne permet pas
de saisir les situations dans toute leur complexité, les mécanismes socio-économiques qui les
sécrètent et les évolutions qui peuvent intervenir sur des périodes plus ou moins longues.
D’autant que les séries longitudinales font cruellement défaut : on peut se demander par
5
En réalité, il n’existe que deux sources équivalentes aux enquêtes métropolitaines : l’enquête Emploi annuelle
et l’enquête quinquennale Budgets de famille. Dans sa dernière livraison, l’Onpes propose une extension aux
DOM de la base de données fiscales exhaustives « revenus fiscaux localisés » ou de l’enquête Revenus fiscaux
(Onpes, Rapport 2005-2006, 2006, pp. 57-58).
16
exemple si ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui précarité ne se situe pas dans le
prolongement d’une sorte « d’économie de survie » consubstantielle à la société
martiniquaise, même si le phénomène peut être aggravé par des conjonctures particulières ou
des facteurs tendant à devenir structurels et structurants (crise de l’économie sucrière dans les
années 60, nombre élevé de travailleurs saisonniers ou occupant de tout temps des emplois à
temps partiel ou encore sous-employés) ou a été entretenu pendant longtemps par
l’application retardée et différenciée des droits sociaux (indemnisation du chômage appliquée
seulement à partir de 1978, proclamation de l’égalité sociale, attendue depuis 1946,
en…1996).
Sur le second point, il est clair que l’existence d’un secteur informel relativement
développé modifie sensiblement la perception et le vécu des phénomènes de précarité, de
pauvreté et d’exclusion (Browne, 2004 ; IIId)
Quant à la notion d’exclusion, elle est tout aussi difficile à appréhender dans la mesure
où elle n’a pas de sens arrêté. Elle a correspondu à des représentations sociales assez
différentes dans le temps : oubliés de la croissance tels que les handicapés, les mal logés, les
familles très pauvres depuis plusieurs générations (années 60) ; population d’inutiles au
monde ou de surnuméraires selon l’expression de Robert Castel, c'est-à-dire des individus
cumulant plusieurs handicaps et situés hors du champ du processus productif et présentant les
traits communs suivants : précarité de l’emploi, chômage, ruptures familiales, grande
incertitude matérielle, dégradation morale, forte désocialisation, etc. (Castel, 1995). Les
causes du phénomène sont multiples : mutation des régulations économiques, crise du lien
social amplifiée par l’émergence et les bouleversements technologiques et économiques avec
pour conséquence l’individualisation croissante des rapports sociaux.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut distinguer avec Michel Autes trois approches
principales en matière d’exclusion, qui révèlent en creux l’impossibilité de définir un tel
phénomène à partir d’un critère unique, et qu’il convient de synthétiser ici brièvement (Autes,
2004) :
La première se fonde sur l’idée de disqualification sociale chère à Serge Paugam
(Paugam, 1994). Il s’agit essentiellement d’une approche en termes de classification. La
disqualification est appréhendée comme un phénomène de désintégration sociale. Le
mécanisme peut être succinctement résumé comme suit : apparition d’un certain nombre de
risques de désocialisation à la suite de l’affaiblissement du lien des individus avec l’emploi ;
perte de droits et socialisation par l’assistance et l’action sociale. Cinq éléments permettent de
définir le concept de disqualification sociale à partir des relations qui se nouent entre une
population désignée comme « pauvre » et les services sociaux ou le reste de la société :
a) la stigmatisation des assistés, qui leur assigne un statut spécifique dans leurs
rapports avec autrui et contribue à modifier leur identité intérieure. Humiliés, ils ne peuvent
plus développer un sentiment d’appartenance à un groupe social déterminé ;
b) l’assistance, qui a une fonction évidente de régulation du système social : elle
maintient certains membres de la société dans des statuts dévalorisés et entraîne une forme
d’exclusion relative ;
c) la préservation d’une capacité de résistance des pauvres face au discrédit qui les
accable ; elle vise à les maintenir en situation d’inclusion sociale ;
d) la variation des modes de résistance au stigmate selon la phase du processus de
disqualification dans laquelle se trouvent les pauvres qui sont loin de constituer une catégorie
homogène ;
17
e) le recours à l’assistance conditionné par trois facteurs : un niveau élevé de
développement économique associé à une forte dégradation du marché de l’emploi, une
grande fragilité des liens sociaux et l’inadaptation des modes d’intervention des systèmes de
protection sociale.
S’inspirant des travaux de Goffman, Paugam insiste sur les processus de co-production
d’identité : les pauvres participent à la définition de leur statut et de leur identité personnelle,
en acceptant ou refusant les éléments d’identification négatifs (sur ce point, voir aussi
Herrgott, 2003). Tenant compte de la marge de manœuvre des individus quant à la
négociation de leur statut, il distingue trois situations différentes sur la base desquelles il
établit une typologie : les fragiles (interventions ponctuelles), les assistés (intervention
régulière) et les marginaux (infra-intervention). Il s’agit de catégories analytiques.
Une telle approche n’est pas sans intérêt dans le cas de la Martinique dans la mesure où
elle met l’accent sur les processus de négociation d’identité. Il n’existe de ce point de vue
aucun travail scientifique sur la façon dont les « pauvres » se perçoivent, sont perçus par les
travailleurs sociaux et la façon dont ils construisent leur identité à travers ce processus
d’interaction. Quelles sont les représentations collectives à propos de la « pauvreté » et de
l’« exclusion » à la Martinique ? Quelles sont les catégories utilisées par les praticiens de
l’intervention sociale ? S’agit-il de la reprise pure et simple des catégories forgées par les
institutions officielles ou ces catégories sont-elles mises en phase avec la « culture locale » ?
Il reste que l’approche de Paugam soulève un certain nombre de questions : permet-elle
de couvrir l’intégralité du champ social de la pauvreté ? Le concept d’« assisté » forgé par
l’auteur ne rencontre-t-il pas une notion fréquemment sollicitée par le langage commun à la
Martinique et plus banalement ne se confond-il pas avec « bénéficiaires de l’aide sociale
légale » ? Enfin, dans quelle mesure l’opération de classement opérée à partir de la typologie
ne reprend-elle pas les typologies spontanées des acteurs (Autès, 2004 : 9) ?
La deuxième approche a été développée par Vincent de Gaulejac et Isabel Taobada
Leonetti autour de l’idée de désinsertion sociale (Vincent de Gaulejac et Isabel Taobada
Leonetti, 1994). Elle est centrée sur les destins individuels : on est clairement ici dans le
registre du récit, des histoires de vie, des choses racontées derrière lesquelles les auteurs
dégagent un processus qu’ils baptisent désinsertion. Plusieurs étapes sont repérées :
- 1ère étape : la perte de l’emploi, le divorce, la maladie ;
- 2ème étape : une série d’autres ruptures prenant la forme de la dégradation des
rapports à l’intérieur de la famille, par exemple à la suite de la perte d’emploi et, de manière
plus générale, du cumul de difficultés entraînées par la première rupture ;
3ème étape : le décrochage qui est le signe d’un certain renoncement (on renonce à
trouver du travail, on se réfugie dans des statuts protégés, etc.…) ;
4ème étape : la déchéance (par exemple, comportement d’autodestruction) ;
Les auteurs tiennent compte également des réactions des individus : réactions de
résistance ; stratégies d’adaptation, stratégies d’installation qui modifient les systèmes de
valeurs des individus (on s’installe dans le RMI). Pour eux la désinsertion est purement
individuelle et peut affecter n’importe qui. Pour comprendre l’enchevêtrement spécifique,
pour chaque exclu, des facteurs économiques, sociaux, des mécanismes psychiques et
symboliques, il s’agit de repérer le facteur déclencheur du processus tout en insistant sur le
caractère interactionniste du processus, sa dimension temporelle et sur les différentes phases
qui ponctuent son déroulement. Les auteurs montrent, en outre, que la perte du lien social
n’est pas la perte des liens sociaux, mais la perte du lien identitaire : on ne sait plus qui on est,
18
et on ne se vit plus comme ayant une place dans la société. Ils insistent sur le rôle des
phénomènes identitaires et de la subjectivité des acteurs.
Cette analyse a le mérite de mettre en évidence le caractère multidimensionnel du
processus d’exclusion qui peut s’analyser dans ses composantes économiques et
professionnelles, sociales et relationnelles, symboliques et normatives.
Enfin, l’approche en termes de désaffiliation sociale utilisée par Robert Castel s’inscrit
dans la construction historique du salariat. Robert Castel se livre à une critique argumentée de
la notion d’exclusion dans sa prétention à nommer la situation d’individus, ou de groupes
sociaux qui auraient été rejetés de la société. Or, dans la réalité, personne ne se situe
intégralement dans le hors-social, comme le montrent Marco Guigni et Mark Hunyadi : « les
plus démunis des co-sociétaires ne sont pas tant mis au ban de la société que rejetés hors de
ses circuits dominants, mais pour être intégrés, tout de même, à d’autres sphères
d’appartenance sociale. (…) L’expression ‘exclusion sociale’ désigne en réalité,
généralement, l’exclusion hors de la sphère du travail rémunéré, laquelle sphère n’est que
l’une de celles qui constituent la société » (Marco Guigni et Mark Hunyadi, 2003 : 5). Castel
cherche à élaborer un modèle explicatif global, qui situe le processus d’exclusion – car il
s’agit d’un processus et non d’un état – à la fois dans le temps long de l’histoire de l’évolution
de la société contemporaine et le temps court des existences individuelles, afin de repérer les
facteurs contemporains d’un tel processus. Son approche socio-historique met l’accent sur les
phénomènes actuels de dégradation de la situation salariale dont bon nombre sont repérables
dans la société martiniquaise depuis plusieurs décennies. Tout se passe comme si cette
dernière avait préfiguré, d’une certaine façon, les « métamorphoses » subies par la « question
sociale » dans les années 80 dont Castel offre une saisissante description vers la fin de son
ouvrage.
Il reste que cette analyse, selon l’interprétation qu’en donne Claude Dubar, laisse dans
l’ombre une zone qui ne manque pas d’intérêt dans le cas qui nous préoccupe. Il semble en
effet que, pour Castel, l’alternative pour les plus démunis se situe entre l’affiliation à la
société salariale par l’emploi, la protection sociale, les revenus du travail d’un côté, et de
l’autre, l’isolement, l’absence de liens sociaux, la dépendance par le RMI et les revenus
d’assistance. Or, entre les deux, il existe probablement une zone au sein de laquelle les
individus concernés, tout en demeurant dans une situation de pauvreté et de précarité ou
inscrits dans un processus d’exclusion, peuvent recréer du lien social, par les mécanismes de
l’économie informelle, par exemple, voire, comme cela a été observé en France, adhérer à des
mouvements de défense et de lutte collective.
Les trois approches de l’exclusion – terme générique qui tend à subsumer sous la plume
de certains ceux de pauvreté et de précarité – présentées ci-dessus ne se recoupent pas
totalement tout en étant complémentaires. Pour les trois analyses, il s’agit d’un processus qui
ne peut être appréhendé dans sa seule dimension économique, mais qui concerne également la
sphère relationnelle et la sphère identitaire. Ce sont donc trois directions qu’il conviendra
d’explorer tout en restant attentif aux situations spécifiques rencontrées à la Martinique
A l’instar de la thématique de la précarité, la notion d’exclusion entretient des rapports
de proximité, mais aussi de complémentarité comme d’opposition, avec celle de pauvreté,
compliquant la distinction et l’appréhension des phénomènes ou processus que l’une comme
l’autre prétendent cerner. Les deux notions renvoient à des représentations différentes et
semblent se rattacher à des univers de significations différents (Autes, 2002, Lollivier et
Verger, 2005). D’un côté, dominent l’idée de deprivation (Townsend, 1970, 1988) et
d’insuffisance de revenus et une lecture de la réalité sociale en termes d’inégalités, la pauvreté
19
constituant le dernier échelon de la stratification : ce n’est nullement un hasard si le concept
de pauvreté relative, qui fait l’objet d’un consensus…relatif de la part des statisticiens en
France, envisage la pauvreté comme une forme d’inégalité (Lollivier et Verger, 2005). Mais
en même temps, le terme de pauvreté se détache de cette lecture de la réalité en soulignant
déjà une forme de rupture dans le continuum des inégalités. D’un autre côté, le terme
d’exclusion radicalise cette vision en désignant des situations exprimées comme des situations
de rupture : « à une notion de pauvreté située dans un référentiel économique et monétaire,
s’oppose une notion d’exclusion davantage référée à des explications politiques sur le
fonctionnement de la Société. A vrai dire, il ne s’agit pas vraiment d’une opposition, mais
plutôt de deux visions qui se chevauchent, se complètent, se renvoient l’une à l’autre, comme
pour tenter de rendre compte de la complexité du réel » (Autès, 2002).
Toutefois, il s’agit là de phénomènes dont la mesure statistique s’avère pour le moins
problématique. L’élaboration d’indicateurs dans le domaine de l’exclusion est extrêmement
délicate. L’absence de définition stabilisée, reconnue et partagée, fait que les enquêtes
statistiques ne peuvent prétendre épuiser le décryptage de la réalité sociale puisqu’une partie
de la population en difficulté leur échappe. Il paraît difficile de mesurer des situations
caractérisées par l’existence de populations victimes avant toute chose de la rupture des liens,
placées aux marges et faisant l’objet de multiples tentatives de définitions. « Comment
évaluer les populations qui se situent aux franges de ces définitions qui se chevauchent et qui
cultivent à l’envi une relative ambiguïté ? » (Goguel d’Allondans, 2003 : 145).
Néanmoins, le défaut de définitions faisant l’objet d’un consensus est compensé par
l’élaboration d’une série d’indicateurs se donnant pour ambition de mesurer statistiquement
ces situations, en particulier le phénomène de pauvreté.
I.2 Les principales approches statistiques de la pauvreté
Faute de définition universellement admise de la pauvreté 6, il existe au moins trois
approches pour mesurer statistiquement le phénomène : l’approche monétaire, l’approche par
les conditions de vie et l’approche subjective. A cela s’ajoutent les indicateurs de pauvreté
mesurée par les minima sociaux7.
I.2.1 La pauvreté monétaire : cette dernière notion fait l’objet d’un consensus presque
international. Son évaluation repose sur l’élaboration d’un indicateur de pauvreté monétaire,
lequel revêt un caractère relatif puisque fonctionnant au moyen d’un seuil déterminé au
dessous duquel il est très difficile de vivre (moitié du revenu moyen des foyers du pays
considéré). L’intérêt d’une telle approche, c’est de permettre, à partir d’indicateurs
relativement simples, de comparer des niveaux de pauvreté dans le temps et à l’échelle
internationale. Néanmoins, ces outils incontournables de mesure de la pauvreté et de ses
évolutions ne vont pas sans poser de nombreux problèmes, tant du point de vue des concepts
que de la qualité des mesures (Verger, 2005). Il convient de rappeler brièvement leurs limites,
6
. Parmi les multiples définitions de la pauvreté, il convient de signaler ici celle arrêtée par le conseil européen en
décembre 1984 selon laquelle sont considérées comme pauvres les « personnes dont les ressources (matérielles,
culturelles et sociales) sont si faibles qu’elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables de l’Etat
membre où elles vivent ». Cette définition a plusieurs mérites : elle fait référence à une pluralité de ressources ;
elle affirme qu’il n’y a pas de définition universelle à rechercher, mais que ce qui est acceptable est à la fois daté
et localisé et elle incite à développer des approches multidimensionnelles de la pauvreté. Toutefois, cette
définition apparaît peu opérationnelle d’un point de vue statistique.
7
Sans oublier les tentatives au niveau européen qui cherchent à mettre l’accent sur le caractère
multidimensionnel de la pauvreté (cf. l’annexe sur les indicateurs de Laeken).
20
telles qu’elles ont été synthétisées dans le dernier rapport de l’Onpes en les rapportant plus
particulièrement au contexte spécifique de la Martinique.
♦le revenu mesuré ne cerne pas toutes les ressources des ménages
En France, les mesures régulières de la pauvreté monétaire privilégient les résultats
issus de la source annuelle dite « enquête Revenus fiscaux », qui n’existe pas dans les DOM.
Cette lacune peut être compensée par l’enquête quinquennale « Budgets de famille »
régulièrement conduite à la fois en métropole et dans chacun des DOM, sur un échantillon de
ménages représentatifs. Celle-ci présente l’intérêt de mesurer de manière détaillée les revenus
des ménages et d’approcher avec précision la distribution des revenus issue de la « source
revenus fiscaux » (Les Travaux de l’Onpes 2005-2006, 2006 : 392). Ce choix contraint par les
données disponibles pose le problème classique de l’imparfaite prise en compte des revenus
du patrimoine et surtout de l’absence de valorisation d’éléments non monétaires qui peuvent
pourtant affecter les ressources ou le bien être des individus. Il en va ainsi d’un certain
nombre d’aides en nature dont bénéficient certains ménages (gratuité de certaines prestations
pour les bénéficiaires des minima sociaux, allocation pour l’autonomie pour les personnes
âgées) affectant le niveau de vie d’un ménage, sans traduction visible sur son revenu
disponible. S’il est vrai que l’enquête « Budgets de famille » s’efforce de recueillir des
éléments d’information qui ne donnent pas lieu à dépense 8 ou d’enregistrer toutes les formes
de ressources 9, il ne fait guère de doute que des pans entiers de l’économie informelle
échappent à son emprise, compte tenu des difficultés à prendre en considération ces éléments
non monétaires en raison des sources utilisées.
♦certaines populations échappent à l’appréhension de la statistique publique
La prise en compte des populations en difficulté ou « marginales » par les indicateurs
de pauvreté monétaire (et de manière plus générale par les autres types d’indicateurs issus
d’enquêtes statistiques) est largement imparfaite. Seuls sont recensés, en effet, les ménages en
logement ordinaire, à l’exclusion des populations sans abri – dont la présence est avérée à la
Martinique 10 –, des populations vivant en hébergement collectif, notamment celles accueillies
dans des centres d’hébergement, des foyers, des prisons, etc. Or, il ne fait guère de doute
qu’une partie de ces populations se situe parmi les ménages les plus pauvres. De manière plus
générale, la plupart des spécialistes s’accordent à reconnaître que les plus pauvres échappent
généralement aux statistiques car ils sont exclus de toute participation sociale et notamment
du marché de l’emploi, empruntant quand ils le peuvent des circuits parallèles, en particulier
celui de l’économie informelle (Gueslin, 2004 : 252). D’où la nécessité de corriger les
données statistiques disponibles par les informations quantitatives ou qualitatives qui peuvent
être mobilisées à partir d’autres sources, en particulier celles fournies par les associations qui
participent à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion.
♦les trajectoires individuelles sont difficilement appréhendées
De même, les indicateurs disponibles ne renseignent que de manière imparfaite sur le
caractère permanent ou récurrent des phénomènes de pauvreté. Surtout, ils ne permettent pas
8
Il s’agit notamment de l’autoconsommation alimentaire, des principaux avantages en nature fournis par
l’employeur ou une autre personne (disposition d’un logement, d’un véhicule, fourniture gratuite d’électricité
etc.)
9
Notamment, outre les revenus du travail ou du patrimoine, imposables ou non, les prestations sociales, les
sommes provenant d’autres ménages, les ressources exceptionnelles (jeux de hasard, héritage, prime de
licenciement, etc.).
10
URSIEA -Martinique (1999), Le phénomène de l’errance en Martinique. Rapport final de l’étude.
21
de cerner correctement les trajectoires des individus pauvres et les dynamiques dans
lesquelles elles s’inscrivent. Or, au-delà de la saisie en « instantané » de l’ampleur et des
caractéristiques des situations de pauvreté, il est non moins important de distinguer en leur
sein des phénomènes temporaires, voire accidentels, et les situations de permanence ou de
retour dans l’état de pauvreté (Rapport Onpes 2005-2006, 2006 : 44). L’on sait en effet
qu’une frange de la population, sans être pauvre à proprement parler, est en permanence sur le
fil du rasoir, connaît des difficultés sans en voir la fin, ni même en espérer la sortie et que
parallèlement l’évolution récente semble se caractériser par une très forte « mobilité » dans la
pauvreté, laquelle semble dès lors correspondre tout à la fois à une réalité pour certaines
catégories de la population et à un risque permanent pour d’autres (Rigaudiat, 2005).
♦ les indicateurs de pauvreté monétaire peuvent être déconnectés du vécu des
populations pauvres
« Quelle que soit la pertinence des indicateurs utilisés et l’importance des données
chiffrées sur la pauvreté, il subsiste toujours un décalage entre l’approche statistique et la
réalité socio-économique des individus, telle qu’elle est vécue sur le terrain » (Goguel
d’Allondans, 2003 :152). De même, l’intensité du phénomène au sein de la population étudiée
n’est pas prise en compte dans l’analyse. Ces indicateurs reflètent mal ou peu un certain
nombre de préoccupations directement issues du vécu des personnes. Le projet « Indicateurs
de pauvreté par le croisement des savoirs à partir des personnes vivant en pauvreté », soutenu
par la Commission européenne et piloté par l’association European Anti Poverty Network
(Eapn) avait pour ambition d’enrichir les indicateurs disponibles par le regard des personnes
concernées en mettant l’accent sur : la prise en compte d’éléments non monétaires pour la
mesure des phénomènes de pauvreté, relatifs notamment à l’accès aux droits fondamentaux et
d’indicateurs décrivant de manière plus fine et dynamique les situations de pauvreté ; la
nécessité de disposer d’indicateurs permettant de cerner les situations territoriales et de mieux
prendre en compte les éléments les plus ressentis par les personnes concernées, depuis les
indicateurs subjectifs de perception de leur situation propre de pauvreté, jusqu’à des
indicateurs relatifs à l’autonomie des individus, leurs capacités, l’acceptabilité des biens et
services offerts par les politiques publiques, l’accessibilité des droits, la vulnérabilité
(Harcourt, 2003). Il reste qu’il s’agit là, pour l’essentiel, de recommandations qui sont loin
d’être entrées en application.
♦les indicateurs monétaires de pauvreté peuvent être en décalage avec la perception de
l’opinion sur la pauvreté
En France, pour obtenir un ordre de grandeur de ce que représentent les populations
pauvres, il a été convenu de retenir un seuil correspondant à un niveau de vie moitié moindre
que le niveau de vie médian, c'est-à-dire le niveau de vie au-dessous duquel se situent la
moitié des ménages (taux de pauvreté estimé : 10 % de la population). Le caractère purement
monétaire de l’approche retenue ne permet pas de cerner l’ensemble des difficultés auxquelles
sont confrontés les ménages les plus pauvres et son caractère relatif en fait avant tout un
instrument de mesure des inégalités de revenus. Surtout, les représentations de la pauvreté ne
sont pas figées dans le temps, et elles varient à la fois selon les pays, c'est-à-dire selon les
perceptions politiques et culturelles, et selon la conjoncture économique et sociale (Paugam,
2005). Dans ces conditions, il est difficile de mesurer l’effet propre des mouvements
économiques sur les plus démunis et la sensibilité à leur égard dans un département comme la
Martinique, compte tenu des délais de publication des indicateurs et des nombreuses lacunes
caractérisant les statistiques.
22
♦l’
importance des effets de seuil
Si l’on s’en tient à l’approche monétaire, la pauvreté est plus répandue dans les DOM, y
compris la Martinique, qu’en métropole même si les seuils de pauvreté y sont bien plus bas :
en 2001, entre 3 900 euros par an et par personne en Guadeloupe et 5 060 à la Martinique
contre 7 225 en France métropolitaine. Les taux de pauvreté des ménages y sont également
plus élevés : 20,7 % en Guyane, 12,5 % en Guadeloupe, 12 % en Martinique et 6,1 % en
métropole. Toutefois, il faut bien admettre que la mesure de la pauvreté est un exercice
particulièrement délicat, car extrêmement sensible aux effets de seuil. Ainsi, les taux de
pauvreté seraient nettement plus élevés si l’on prenait le même seuil qu’en métropole, ce qui,
au demeurant, paraît peu justifié au regard des différences de structures démographiques,
économiques et sociales. Surtout, le nombre de personnes classées comme pauvres fluctue
très fortement si l’on déplace le curseur de quelques euros. Avec un seuil de pauvreté fixé non
plus à la moitié, mais à 60 % du revenu médian, le taux de pauvreté ferait plus que doubler
pour atteindre 12,4 % en métropole, 18,6 % en Guadeloupe ou Martinique et 26,2 % en
Guyane (Hecque 2005 : 14). Associée aux écarts des structures démographiques,
économiques et sociales, cette difficulté liée aux effets de seuil plaide très fortement en faveur
d’une contextualisation des données disponibles sur la pauvreté.
On le voit, l’approche monétaire de la pauvreté pose de multiples problèmes, tant du
point de vue des concepts et de la qualité des mesures que de la comparabilité. Ces problèmes
sont aggravés dans le cas de la Martinique par l’insuffisance des sources disponibles que
compensent difficilement les autres indicateurs de pauvreté utilisés en France afin de mieux
apprécier les difficultés ressenties.
I.2.2 La pauvreté en termes de conditions de vie
Cette approche aborde la question de la pauvreté à partir de la consommation.
Couramment mise en œuvre en France par l’INSEE, elle intègre à la dimension monétaire
d’autres dimensions de la vie courante pour lesquelles les ménages sont en difficulté :
logement, endettement, consommation, équipement etc. Vingt-sept indicateurs élémentaires
des conditions de vie ont été retenus et regroupés en grands domaines : difficultés budgétaires,
retards de paiement, restrictions de consommation, conditions de logement. Ils permettent
d’établir l’indicateur synthétique conditions de vie (voir encadré n°1).
23
Encadré n° 1
INDICATEURS DE DIFFICULTES DE CONDITIONS DE VIE
I CONTRAINTE BUDGETAIRE
I-1 Part du remboursement sur le revenu (supérieure à 1/3)
I-2 Découverts bancaires (très souvent)
I-3 Couverture des dépenses par le revenu difficile
I-4 Aucune épargne à disposition
I-5 Recours aux économies
I-6 Opinion sur le niveau de vie : « c’est difficile, il faut s’endetter pour y arriver »
II RETARDS DE PAIEMENT
En raison de problèmes d’argent, impossibilité de payer à temps à plusieurs reprises :
II-1 Factures (électricité, gaz, téléphone...)
II-2 Loyer et charges
II-3 Versements d’impôts
III RESTRICTIONS DE CONSOMMATION
Les moyens financiers ne permettent pas de :
III-1 Maintenir le logement à bonne température
III-2 Payer une semaine de vacances une fois par an
III-3 Remplacer des meubles
III-4 Acheter des vêtements neufs
III-5 Manger de la viande tous les deux jours
III-6 Recevoir
III-7 Offrir des cadeaux
III-8 Posséder 2 paires de chaussures
III-9 Absence de repas complet pendant au moins une journée au cours des 2 dernières semaines
IV DIFFICULTES DE LOGEMENT
IV-1 Surpeuplement important ou modéré
IV-2 Absence de salle de bain à l’intérieur du logement
IV-3 Absence de toilettes à l’intérieur du logement
IV-4 Absence d’eau chaude
IV-5 Absence de système de chauffage
Critiques du logement ( sans considération financière):
IV-6 Logement trop petit
IV-7 Logement difficile à chauffer
IV-8 Logement humide
IV-9 Logement bruyant
Source : INSEE
Cumulés, ces indicateurs fournissent une mesure de la pauvreté en termes de conditions
de vie. La faiblesse du nombre de ménages concernés par certains indicateurs ne permet pas
une analyse précise de leurs caractéristiques indépendamment des autres difficultés. De plus,
chaque indicateur ne révèle qu'un type de difficulté très ciblé, qui, analysé seul, n'est pas
forcément révélateur de conditions de vie difficiles. Par exemple, si un ménage juge que son
logement est trop petit, ce n'est pas suffisant pour que l'on conclue qu'il a des conditions de
vie difficiles. C'est pourquoi on recourt à des échelles de pauvreté qui permettent des cumuls.
Ainsi, chaque indicateur est pris en compte comme difficulté supplémentaire rencontrée par le
ménage. On peut donc déterminer quels sont les ménages les plus en difficulté selon cet
ensemble de critères.
A partir des vingt-sept indicateurs retenus, on peut calculer un score global : le nombre
des difficultés rencontrées. La démarche la plus courante pour analyser la pauvreté en termes
de conditions de vie est d'isoler, parmi les ménages cumulant le plus de difficultés, une
proportion proche du taux de pauvreté déterminé à partir de données strictement monétaires.
24
Pour affiner l'analyse, on peut aussi recourir à des échelles de difficultés partielles
portant sur quatre groupes parmi les 27 indicateurs : la situation budgétaire, les retards de
paiement, les restrictions de consommation et les conditions de logement.
Les problèmes techniques que soulève cette démarche d’un point de vue purement
statistique ne doivent pas occulter ses atouts. En premier lieu, elle met l’accent sur le cumul
des handicaps, l’une des caractéristiques reconnues des situations de pauvreté : il s’agit de
rassembler le plus grand nombre possible d’items de privation (ou de deprivation) touchant
des domaines variés avec comme souci majeur de construire un indicateur synthétique
permettant de lisser les éventuelles erreurs générées par chaque item pris isolément. En
second lieu, la place faite aux conditions de logement et à la nature de l’équipement en biens
durables permet d’intégrer certains effets du passé dans la mesure où l’équipement présent
reflète en partie les dépenses passées, et donc les ressources passées, incluant dons et
héritages. De même, l’équipement présent dépend également de la qualité des soins apportés à
son entretien et incorpore ainsi un aspect « production domestique » négligé par d’autres
sources statistiques (Verger, 2005 : 27-30).
Toutefois, la fragilité de cette approche repose sur la difficulté de définir de façon
totalement objective les indicateurs retenus. D’autant que la liste actuelle de biens ou de
consommations considérés comme faisant partie du minimum indispensable à une vie décente
ne semble répondre à aucune réflexion théorique préalable, si bien qu’il apparaît que l’on « a
des éléments pour une approche par les conditions de vie, pas le corpus de données optimal »
(Idem : 27).
S’agissant du cas spécifique de la Martinique, le recours à une telle approche soulève
deux difficultés supplémentaires. D’une part, l’enquête permanente sur les conditions de vie
(PCV) n’y existe pas, comme c’est le cas pour l’ensemble des DOM, en sorte qu’il est
nécessaire de reconstruire au mieux les informations disponibles en métropole à partir des
données qualitatives contenues dans l’enquête Budgets de famille. D’autre part, se pose un
délicat problème de comparabilité avec la France métropolitaine. Que faut-il comparer, les
scores construits pour la métropole et la Martinique, où l’application de règles identiques à
des contextes différents, permettant de calculer des scores qui peuvent différer à la marge de
part et d’autre ? Ce débat qui oppose les spécialistes est loin d’être clos. Néanmoins, la
deuxième solution semble la plus pertinente : ainsi un manque relatif à la possession d’un
bien durable peut être introduit dans un cas et soustrait dans l’autre selon, par exemple, que la
diffusion est supérieure ou inférieure à 50 % au sein de la société considérée. Il est clair ainsi
que le fait d’être équipé en eau chaude n’a pas la même acuité dans un département d’outre
mer, au climat tropical, comme la Martinique, qu’en France métropolitaine11. Autrement dit,
ce que l’on perçoit comme privation peut varier considérablement d’une société à l’autre.
En définitive, si intéressante soit-elle, notamment lorsqu’elle est corrélée à la pauvreté
monétaire, l’approche par les conditions de vie à partir de l’enquête Budgets de famille reste
encor insuffisante pour appréhender, dans toute sa complexité, le phénomène de la pauvreté à
la Martinique. D’autant qu’elle est encore largement perfectible et fait l’objet à l’heure
actuelle de plusieurs discussions méthodologiques.
I.2.3 La pauvreté subjective
Cette approche se réfère non plus au jugement de l’expert, mais à l’opinion de la
personne enquêtée sur sa propre situation financière et son bien-être. Est alors considéré comme
pauvre « celui qui n’arrive pas à boucler ses fins de mois avec le revenu dont il dispose, qui
11
Le dernier rapport de l’Onpes note que « près de la moitié des ménages du premier quintile des Dom ne
disposent pas de l’eau chaude, contre moins de 3 % en métropole » (Onpes, 2006 : 136)
25
considère qu’il lui faudrait pour (sur)vivre davantage de ressources » (Verger, 2005 : 30). Cette
démarche vise à éviter tout jugement normatif extérieur en accordant une place centrale aux
préférences individuelles. Elle présente néanmoins des limites dont certaines ont été débattues
plus haut. En particulier, est-on en présence de pauvreté ou d’un simple décalage par rapport
aux aspirations ? Par ailleurs, les résultats obtenus restent très sensibles à la formulation des
questions, notamment lorsque l’enquête se déroule dans des univers culturels différents ou
lorsque l’on cherche à faire des comparaisons. Ainsi, l’expression « être à l’aise » peut avoir des
significations différentes d’une société à l’autre, ce qui peut rendre problématique toute
comparaison entre la métropole et un département comme la Martinique. D’autant qu’il n’y a
pas d’enquêtes systématiques sur la pauvreté subjective, ce qui conduit à construire les données
à partir d’informations recueillies selon des modalités variables d’un pays à l’autre en
s’appuyant pour les DOM de manière quasi exclusive sur l’enquête Budgets de famille et sur un
nombre peu élevé d’items rendant difficile toute généralisation. Enfin, « cette méthode ne
permet pas non plus de préciser comment les répondants définissent leur champ de référence
lorsqu’on leur demande de se déterminer par rapport à ‘un ménage comme le leur’ : s’agit-il
d’un ménage de même profession, ayant le même nombre d’enfants, habitant le même
quartier ? » (Paugam, 2005 : 4).
I.2.4. Les indicateurs de pauvreté administrative : ils chiffrent le nombre de ménages
relevant de la solidarité nationale au titre des minima sociaux. C’est sans aucun doute
l’indicateur qui fournit le plus grand nombre de données immédiatement accessibles, en
particulier dans le cas de la Martinique, qu’il s’agisse des statistiques relatives au marché du
travail, au chômage et au sous-emploi ainsi qu’aux bénéficiaires des différentes allocations :
RMI et revenu de solidarité (Rso)12, l’allocation de parent isolé (Api), prestations solidarité
chômage 13 et allocation supplémentaire vieillesse. La combinaison de l’ensemble de ces
indicateurs – qui seront présentés de manière détaillée ci-dessous – montre au final que la
pauvreté est liée à l’absence ou à l’irrégularité de l’emploi, le chômage jouant un rôle majeur :
emplois instables ou temporaires, temps partiels, absence de qualifications, débuts dans la vie
professionnelle aléatoires, composition des familles (taux élevé de familles monoparentales,
notamment). Autant d’éléments caractéristiques que l’on retrouve dans la société
martiniquaise compte tenu d’un chômage endémique doublé d’un sous-emploi non moins
élevé, de la précarité de l’emploi, de l’importance des petits boulots, des contrats à durée
déterminée, des temps partiels contraints…Par ailleurs, au-delà des difficultés de mesure, les
indicateurs de « pauvreté administrative » facilitent la comparaison avec la métropole, même
si, là aussi, il importe de procéder à une contextualisation afin de mieux dégager les
configurations spécifiques de pauvreté.
Malgré tout, ces indicateurs (bénéficiaires de minima sociaux ou chômeurs de longue
durée par exemple) sont critiquables pour au moins trois raisons : le niveau de l’indicateur
peut largement varier en fonction des modifications réglementaires du dispositif, sans que la
situation des individus ait été modifiée, comme en témoigne, par exemple, l’augmentation
sensible du nombre de bénéficiaires du RMI et la hausse corrélative des dépenses sociales,
parfois amplifiée par des réglementations connexes, intervenues dans le contexte de la
décentralisation du RMI-RMA aussi bien en France métropolitaine (Mercier : 2005) qu’à la
Martinique (Daniel, 2006) ; il est conceptuellement paradoxal de mesurer l’exclusion et la
12
Le revenu de solidarité est une prestation servie exclusivement dans les DOM dans le cadre de la loi
d’orientation pour l’outre-mer (LOOM) du 13 décembre 2000. Elle est versée aux anciens allocataires du Rmi
(depuis au moins deux ans), âgés de 50 à 64 ans et s’engageant à quitter définitivement le marché du travail et de
l’insertion. Les modalités de calcul du Rso le rapprochent de l’Allocation de solidarité spécifique (Ass).
L’ouverture du droit au Rso met automatiquement fin au droit au Rmi.
13
« Solidarité chômage » comprend l’allocation de solidarité spécifique, l’allocation d’insertion et l’allocation
équivalent retraite.
26
pauvreté par référence aux personnes accédant à des dispositifs ou des droits, ce qui conduit à
éliminer des statistiques certaines catégories de populations inscrites dans une trajectoire
d’exclusion (détenus, personnes en situation d’errance et toxicomanes vivant dans la
« mangrove » pour ne citer que quelques exemples bien connus à la Martinique) ; enfin, la
construction des modèles statistiques n’intègre qu’à la marge la dimension temporelle –
pourtant essentielle – de l’exclusion et de la pauvreté. Ici la statistique apparaît comme une
photographie à un moment donné qui ne tient guère compte des situations évolutives.
Au total, les différentes approches quantitatives des phénomènes de précarité, de
pauvreté et d’exclusion posent des problèmes conceptuels et de mesure, qui se trouvent
démultipliés en cas de comparaisons, a fortiori lorsque certaines données doivent être
reconstituées à partir d’enquêtes correspondant à des objectifs et des modalités de recueil
différents comme tend à le montrer l’exemple de la Martinique présenté ci-dessous. Même si
la France semble privilégier le concept de pauvreté monétaire, il convient de ne pas négliger
les autres définitions, en particulier celles fondées sur des privations en matière de
consommation ou encore des difficultés à équilibrer son budget. Chaque approche possède ses
forces et ses limites et repose sur des présupposés normatifs dont il faut être conscient. A
défaut de définitions universellement admises et d’hypothèses ou de conventions faisant
l’unanimité, notamment lors du passage des concepts à la mesure des phénomènes, il paraît
judicieux de procéder à un usage conjoint et raisonné de ces hypothèses et conventions en les
adaptant au contexte de chaque société dans la perspective d’une comparaison. C’est en
gardant ces remarques présentes à l’esprit que l’on propose dans la section suivante une mise
en perspective des données disponibles sur les phénomènes de pauvreté, de précarité et
d’exclusion à la Martinique.
II. Mise en perspective des données quantitatives disponibles sur la Martinique
La situation à la Martinique – et de manière plus générale dans les départements
d’outre mer – se caractérise par un marché de l’emploi particulièrement dégradé en dépit
d’une croissance économique en moyenne supérieure à celle de la métropole au cours des
dernières décennies, d’une part, et par l’importance des bas revenus, d’autre part. Il en résulte
une pauvreté diffuse14 et d’une intensité nettement plus élevée qu’en métropole. Ce constat est
amplement confirmé par les données relatives aux conditions de vie, aux bénéficiaires des
minima sociaux et, dans une moindre mesure en raison de la faiblesse des sources disponibles,
à la pauvreté ressentie (ou subjective).
II.1 Une situation du marché de l’emploi particulièrement dégradée
A la veille de la départementalisation, le niveau de vie à la Martinique était proche de
celui des pays sous-développés. Dans les années 50, le taux de chômage, qui ne faisait pas
l’objet de calcul officiel, était faible pour au moins trois raisons : dominée par l’agriculture et
la pêche, l’économie était fortement consommatrice de main d’œuvre alors que l’industrie
sucrière demeurait une source essentielle d’exportations ; les premiers effets de la
départementalisation commençaient, en dépit d’un incontestable retard dans l’extension des
droits sociaux, à se faire sentir ; enfin la population était largement inférieure à celle
d’aujourd’hui. L’écroulement de l’économie sucrière et l’insuffisante diversification de
l’agriculture, très partiellement compensées par la hausse des effectifs dans le bâtiment, le
commerce et la fonction publique, se traduisent par une forte inadéquation de l’offre à la
demande d’emploi. Là où, en métropole, le fort développement de l’industrie a permis de
résorber l’arrivée massive de personnes sur le marché de l’emploi, le faible rayonnement du
14
Au sens de la pauvreté monétaire.
27
secteur secondaire à la Martinique a débouché sur une insuffisance structurelle d’offres
d’emploi. Ainsi, en 1974, le chômage se situait déjà à un niveau proche de 20 % en
Martinique et la situation va continuer à se dégrader dans les années 70-80 malgré la
restructuration de l’économie avec l’implantation de grandes unités de production (Ciment
Antillais, Grands moulins des Antilles, Société anonyme de raffinerie…), la montée en
puissance du secteur tertiaire et la campagne en faveur de l’émigration menée par les pouvoirs
publics : la demande d’emploi demeure importante et le taux de chômage passe de 20,8 % en
1982 à 32 % en 1990 (Aguer, 2003a : 9).
Divers facteurs, en dehors de la pression démographique, expliquent cette évolution : le
fort taux d’activité (notamment celui des femmes), la progression trop faible de l’emploi, les
spécificités d’une économie insulaire, fortement dépendante des aides extérieures et peinant
face à une internationalisation croissante, la mise en œuvre cyclique de dispositifs de
politiques publiques de développement très fortement imprégnées des schémas métropolitains
et visant à assurer la promotion d’une économie libérale conférant une place centrale à l’Etat
(Daniel, 2002). Ces dispositifs misent principalement sur l’amélioration du cadre de vie des
insulaires en s’appuyant sur quatre axes principaux : les transferts financiers, l’aide au
développement par l’aménagement du territoire, une politique d’aide aux secteurs en
difficulté et des mesures d’incitation fiscale en vue de faciliter l’investissement (Jalabert,
2006). S’ils ont permis une forte progression du niveau de vie depuis la départementalisation,
ces dispositifs de politiques publiques de développement, qui arrivent rapidement à saturation
et révèlent ainsi leurs limites, génèrent une croissance économique qui tend à amplifier les
déséquilibres structurels de l’économie dans un contexte où, par ailleurs, l’alignement des
montants des prestations sociales servies dans les DOM sur ceux de la métropole est demeuré
pendant longtemps – et demeure à ce jour – un objectif principal.
On comprend, dans ces conditions, l’importance du chômage à la Martinique. Certes, le
ralentissement de la progression de la population active, lié au vieillissement démographique,
les mesures en faveur de l’emploi (Anki-Zuccarello, 2006), l’embellie économique des années
90, ainsi que l’augmentation de l’emploi public, ont permis d’inverser la tendance du
chômage à partir de 1998, année où il avait atteint 29,7%. Mais la situation, difficilement
comparable à celle de la métropole compte tenu des différences de structures
démographiques, économiques et sociales, demeure pour le moins préoccupante, comme en
témoignent ces données récentes.
Tableau n° 1
Taux de chômage au sens du BIT au 31 décembre dans les DOM et en métropole
2001
2002
2003
2004
2005
Guadeloupe
27,6%
25,7%
26,9%
24,7%
26,0%
Guyane
26,2%
23,4%
24,5%
26,3%
26,5%
Martinique
24,7%
22,3%
22,3%
21,8%
21,8%
Réunion
33,3%
31,0%
32,9%
31,9%
31,9%
Métropole
8,6%
9,1%
9,9%
9,9%
9,6%
Source : INSEE
Outre son ampleur, le chômage présente plusieurs caractéristiques à la Martinique. En
premier lieu, sa durée est nettement supérieure à celle observée en métropole : en mai 2005, la
Martinique comptait, parmi les demandeurs d’emploi, 46,3% qui l’étaient depuis un an ou
28
plus, ce qui la plaçait juste derrière la Guadeloupe, qui en comptait 48,1 % (31,5 % en
métropole).
En second lieu, La Martinique se distingue des autres départements d’outre-mer par la
structure de la demande d’emploi : la population comprend 30 % de jeunes de moins de 20
ans et les chômeurs de cet âge représentent 14% des demandeurs d’emploi. Le département le
plus proche structurellement, la Guadeloupe, compte 32 % de jeunes de moins de 20 ans et
seuls 13 % d’entre eux sont inscrits à l’ANPE.
Un autre fait structurel mérite l’attention : la proportion de femmes inscrites à l’ANPE
– la plus forte proportion parmi les DOM – est de 58,9 % et 61 % des demandeurs d’emploi
de longue durée sont aussi des femmes.
Tableau n° 2
Structure de la demande d’emploi à la Martinique au 31 décembre 2004
Source : Cadre de référence stratégique national, emploi, formation et éducation, Synthèse 2007-2013.
Ce chômage, dont on mesure l’ampleur à la lecture des chiffres ci-dessus, présente donc
des caractéristiques structurelles qui constituent un frein à toute diminution significative :
-
sur-représentation féminine et niveau de qualification peu élevé : la proportion
de femmes au chômage n’a guère évolué depuis 1998 (58,9 % en 2004 contre 59,5
%), même si la progression récente semble avoir touché davantage les hommes.
D’un point de vue statistique, le profil type du chômeur à la Martinique serait une
femme âgée de 25 à 40 ans, de niveau V de formation (c'est-à-dire ne dépassant
pas le niveau du collège), au chômage depuis plus de deux ans et recherchant un
emploi d’employé (IEDOM, 1998 : 14-15) ;
-
faible qualification des demandeurs d’emploi : en 1998, 80,6 % des chômeurs
avaient un niveau inférieur au baccalauréat (11,7 % possédaient ce diplôme) et
seulement 7,7 % avaient atteint un niveau supérieur ou égal à bac + 2 (IEDOM,
1998 : 15). En 2005, moins de la moitié des demandeurs d’emploi (47,2 %) sont
des employés qualifiés. Entre 2000 et 2005, cette part s’est accrue de 2,3 points
tandis que le nombre d’ouvriers qualifiés en situation de chômage a diminué de
plus de 30 % sur la même période. Les employés non qualifiés subissent davantage
les effets du chômage en 2005, leur part ayant progressé de près de 5 % par
rapport à 2000 (IEDOM, 2006 : 45). De manière générale, 45,8 % des actifs des
Dom n’ont aucun diplôme contre 15,9 % de ceux de métropole (Onpes, rapport
2005-2006, 2006 : 134).
29
-
importance du chômage de longue durée : en 2005, les chômeurs inscrits depuis
plus d’un an à l’ANPE représentent 45,4 % des demandeurs d’emploi, une
proportion supérieure de 14,5 % à celle observée en France hexagonale et qui
illustre l’inadéquation de l’offre à la demande sur le marché du travail ; 62 %
d’entre eux sont des femmes. Par ailleurs, plus de 15 % des chômeurs martiniquais
sont à la recherche d’un emploi depuis plus de trois ans, contre 6 % au niveau
national (IEDOM, 2006 : 44) ;
-
un phénomène touchant un nombre croissant de jeunes : les jeunes actifs ont
toujours beaucoup de difficultés à trouver un emploi. En 2004, dernière année pour
laquelle les données étaient disponibles au moment de la rédaction de ce rapport,
leur situation s'était dégradée par rapport à l’année précédente : 39,8 % des moins
de 30 ans étaient au chômage en 2004, contre 37,4 % en 2003. Le chômage restait
assez stable pour les autres catégories d'âge : 21,7 % pour les personnes âgées de
30 à 49 ans et 10,7 % pour les 50 ans et plus (INSEE, Enquête emploi Martinique,
2005). En outre, contrairement à la métropole, le chômage de longue durée touche
plus fréquemment les jeunes que les séniors. En juin 2002, environ 80 % des
chômeurs de moins de 25 ans étaient au chômage depuis plus d’un an dans les
DOM, y compris la Martinique, contre 19 % dans l’Hexagone (Benhaddouche,
Para, 2003 : 11);
Graphique n° 1
Source : INSEE, Enquête emploi Martinique, 2005.
Ces données sont confirmées par l’indicateur de chômage calculé par la Direction
départementale de l’emploi et de la formation professionnelle (DTEFP) en 2003 et
200415 .
La DDEFP élabore mensuellement un indicateur chômage différent de celui calculé annuellement par l’Insee
au mois de juin, à partir du nombre de demandeurs d’emploi en fin de mois (DEFM) de catégorie I et de
l’estimation de la population active issue des enquêtes emploi de l’Insee. Les DEFM de catégorie 1 sont les
personnes inscrites à l’ANPE, immédiatement disponibles, déclarant être à la recherche d’un emploi à temps
plein et à durée indéterminée, et n’ayant pas exercé une activité de plus de 78 heures dans le mois. L’enquête
emploi de l’INSEE a pour objectif la mesure du chômage et de l’emploi selon les normes du Bureau
international du travail (BIT). Les chômeurs au sens BIT doivent satisfaire aux trois conditions suivantes : être
15
30
Tableau n° 3
Structure du chômage par sexe et par âge (Martinique)
Hommes
2003
moins de 50 ans
1668
de 25 à 49 ans
11644
moins de 25 ans
2021
Total
15333
Femmes
2004
10,9
1732
2003
11,1%
2030
Total
2004
9,1%
2071
9,2%
3698
77,7%
29298
2937 13,1%
4755
75,9 11495
73,6% 17654
78,7% 17403
13,2
15,3%
12,2%
2382
100 15609
2734
2003
100% 22418 100,0% 22411 100,0%
2004
10%
3803 10,0%
78% 28898 76,0%
13%
5319 14,0%
37751 100% 38020 100%
40000
35000
30000
25000
moins de 25 ans
20000
de 25 à 49 ans
moins de 50 ans
15000
10000
5000
Hommes
Femmes
2004
2003
2004
2003
2004
2003
0
Total
Source : IEDOM Martinique, rapport d’activités 2004, 2005, p. 41
-
faible rotation de l’emploi stable et rigidité du marché de l’emploi : entre les
deux pôles opposés que sont la permanence dans un emploi stable et le chômage, il
existe de multiples situations intermédiaires marquées par la précarité et pénalisant
les candidats à l’insertion. Il en va ainsi du travail occasionnel tel que les petits
boulots et les services rendus, qui concernent surtout les chômeurs ayant un faible
niveau d’études, mais aussi des emplois à durée déterminée, de l’intérim, des
contrats aidés et des stages rémunérés. Contrairement à la métropole où elles
apportent une certaine fluidité au marché du travail, aux Antilles-Guyane, ces
formes de travail ne semblent pas répondre à des besoins ponctuels de la part des
entreprises – l’intérim y est peu répandu – mais se traduisent plutôt par une sorte
de « stabilité dans la précarité » ;
-
un sous-emploi endémique reflété par les statistiques relatives au travail à temps
partiel. En 2005, ce dernier concerne 12 % de la population active et occupe un
disponibles, être sans travail et être à la recherche d’un emploi (inscription à l’ANPE ou acte effectif de
recherche le mois précédant l’enquête).
31
quart des jeunes de moins de 30 ans, plus de la moitié de ceux-ci déclarant ne pas
l’avoir choisi (IEDOM, 2006 : 42). Il se rencontre plus fréquemment chez les
femmes et les jeunes de moins de 30 ans, 20 % dans les deux populations, contre
seulement 7 % pour les hommes. Le temps partiel est plus souvent subi que choisi
pour toutes les catégories concernées, et plus encore pour les femmes dont 58 %
auraient préféré travailler à temps complet. Ce sous-emploi endémique
s’accompagne d’un nombre relativement important d’emplois précaires (cf. supra)
et de contrats aidés mis en place dans le cadre des politiques spécifiques de
l’emploi dans les départements d’outre-mer (Anki-Zuccarello)
Graphique n° 2
Il convient d’ajouter que l’économie martiniquaise se caractérise par un taux important
d’emplois dissimulés : face à l’insuffisance d’offre d’emplois, à l’inadéquation de ces derniers
à la demande et à la précarité qui caractérise certains d’entre eux, un grand nombre de
personnes désirant travailler se tournent vers le secteur informel de l’économie. Ainsi 7,7 %
des emplois étaient non déclarés en 2002 à la Martinique selon l’estimation de l’Insee et
concernaient pour 44 % des personnes se déclarant au chômage (Aguer, 2003b). Les
« djobeurs » non déclarés occupaient 38 % de ces emplois informels qui concernent parfois
des activités secondaires. Les emplois salariés non déclarés correspondent très souvent à des
services personnels et domestiques, du commerce, de la construction et de l’agriculture. Ces
données qui doivent être examinées avec prudence – il est difficile d’aller au-delà
d’estimations compte tenu de la nature même de l’enquête dont l’objet porte sur les
emplois…dissimulés – posent en outre le problème de leur interprétation : s’il est à peu près
certain qu’elles constituent un indicateur assez fruste d’une situation de précarité, voire de
pauvreté, on peut penser, en sens inverse, qu’elles témoignent de la capacité de certaines
individus en situation de fragilité à compléter leurs revenus (17 % des emplois informels sont
des activités secondaires aux Antilles-Guyane) et à s’insérer dans des réseaux de relations
créateurs de liens sociaux.
Au total, les statistiques disponibles révèlent – en dépit de leur relative imprécision et
de la difficulté à capter des situations de plus en plus diversifiées – l’existence à la Martinique
d’un chômage structurel difficile à résorber touchant des catégories sociales qui, telles les
femmes et les jeunes, cumulent des handicaps sociaux, notamment en matière de formation, et
côtoient les frontières de l’ « exclusion » avant d’y basculer parfois.
32
II.2 l’importance des bas revenus
Comme indiqué précédemment, la mesure de la pauvreté monétaire dans les Dom se
heurte à un problème de sources, l’enquête Revenus fiscaux ne couvrant pas ces
départements. Cette difficulté peut être contournée par l’utilisation de l’enquête quinquennale
Budgets de famille, également conduite en France métropolitaine selon des conditions et des
modalités identiques. C’est la démarche qui a été retenue dans le rapport et les travaux publiés
par l’Onpes en 2006, dont on reprend ci-dessous les principales conclusions. Pour éviter toute
confusion entre les deux types d’enquête, l’expression « ménages à bas revenus » a été
substituée, dans l’enquête Budgets de famille, à celle de « ménages pauvres », même si la
méthodologie appliquée dans les deux cas est quasiment identique (Alibay et Forgeot, 2006).
Par ailleurs, compte tenu de l’écart existant entre le PIB des Dom et celui de la métropole – le
premier représentant entre 50 % et 63 % du second – d’une part (cf. tableau n° 3), et entre les
revenus par habitant dans les Dom et la métropole, d’autre part, l’application du seuil de
pauvreté métropolitain ne semble guère pertinente. Il paraît plus judicieux en effet de mesurer
le taux de bas revenus propre à chaque Dom en tenant compte de la faiblesse des ressources
des ménages comparées à celles de leurs homologues de la métropole.
Graphique n° 3
PIB par habit ant en métrop ole et dans les DOM en 2001
(e n euro s)
30000
24225
25000
20000
15000
15269
13736
12053
12671
Guyane
Réunion
10000
5000
0
Guadeloupe
Martinique
France
Source : Onpes, Rapport 2005-2006, p. 133.
Tableau n° 4
Seuils et proportions de ménages à bas revenus à 50 et 60 % du revenu annuel (en euros)
par unité de consommation, métropole et DOM
50 %
60 %
Seuil de bas revenus
(en euros)
Taux de bas revenus
associé
Taux de bas revenus
au seuil de métropole
Métro
Gua
Mar
Guy
Réu
Métro
Gua
Mar
Guy
Réu
8241
4941
6240
4555
4929
9889
5929
7488
5466
5915
7,4
8,3
8,5
20,5
7,0
13,6
14,1
13,9
24,7
12,1
7,4
34,2
18
45,2
31,7
13,6
50
31
53,8
50,2
Source : Onpes, Rapport 2005-2006, p. 135.
33
Certes, la Martinique dispose du PIB le plus élevé de la région caraïbe et des DOM, et
corrélativement d’un taux de bas revenus légèrement supérieur à celui de la métropole quel
que soit le seuil de référence retenu (8,3 % contre 7,4 % si l’on retient le seuil de 50 % et 13,9
% contre 13,6 % pour le seuil de 60 %). Mais une analyse détaillée des statistiques révèle des
différences systématiques qu’il convient de résumer brièvement :
- à l’instar des autres DOM, le taux de bas revenu est plus élevé pour les classes d’âge
intermédiaires (11,5 % pour les classes d’âge de 35 à 45 ans et 10,8 % pour celles de 45 à 55
ans contre respectivement 7,2 et 5,5 % en métropole). Ce constat s’explique probablement par
l’existence d’un chômage structurellement plus élevé comme le révèlent les données
statistiques présentées dans la section précédente et probablement par la solidarité
intergénérationnelle permettant de compenser la faiblesse des ressources de certaines classes
d’âge jeunes, même si les statistiques disponibles ne rendent qu’imparfaitement compte de ces
phénomènes ;
- les familles monoparentales sont surreprésentées comme en métropole (17,2 % contre
16,4 %), mais elles sont proportionnellement plus nombreuses (15,4 % de l’ensemble des
ménages contre 5,6 % dans l’Hexagone) ;
- les familles nombreuses sont plus touchées par la pauvreté et la part d’enfants pauvres
est un peu plus élevée que celle des ménages pauvres. Le chômage des parents et le fait de
vivre avec un seul adulte sont les deux facteurs qui déterminent le plus la pauvreté des enfants
(Hecque, 2005 : 15)
- la proportion de pauvres est nettement plus élevée au sein des ménages dans lesquels
la personne de référence n’a jamais travaillé.
- le taux de bas revenus apparaît plus élevé pour les indépendants dont la proportion est
plus importante aux Antilles qu’en métropole (près de 18 % contre 11 %) (Benhaddouche,
2005 :11). Ainsi, les petits agriculteurs, artisans et commerçants, qui sont relativement
nombreux, tirent souvent peu de ressources de leur activité, même si la multiplicité des microentreprises apparaît comme un terrain favorable au développement du secteur informel. En
outre, pour les personnels de services directs aux particuliers (métiers de l’hôtellerie et de la
restauration en particulier), la saisonnalité des activités a pour corollaires une forte prégnance
des emplois occasionnels et une rotation importante de la main d’œuvre tributaire d’un
constant va et vient entre l’emploi et le chômage, et par suite, des revenus irréguliers ;
- le taux de pauvreté relative plus élevé s’explique par l’absence d’emploi plus
fréquente pour les ménages modestes dans les Dom qu’en métropole (Alibay et Forgeot,
2006).
II.3 La pauvreté en termes de conditions de vie
Les données présentées ci-dessous sont pour la plupart issues des travaux de l’Onpes
publiés en 2006, et plus particulièrement des données recueillies par Nadia Alibay et Gérard
Fargeot à partir des enquêtes Budgets de famille en France métropolitaine et dans les Dom,
complétées par d’autres données fournies par l’INSEE. Plusieurs constats peuvent être établis
en partant de l’examen des conditions de logement et de l’équipement et de la consommation
des ménages.
En premier lieu, si la proportion de ménages propriétaires est plus élevée au sein des
classes moyennes dans les Dom, Martinique comprise, qu’en métropole, le confort des
logements apparaît moindre. Ces différences s’expliquent par la combinaison d’une série de
facteurs : possibilité d’être accédant à la propriété en secteur social plus répandue dans les
34
DOM ; importance des solidarités familiales se reflétant dans une proportion de ménages
logés gratuitement nettement plus élevée qu’en métropole, quel que soit d’ailleurs le niveau
de revenu pris en considération ; acquisition de logements se faisant plus fréquemment grâce
à un héritage, des aides familiales, des ressources précédemment accumulées, y compris pour
les plus modestes, et parfois par le jeu des réseaux d’entraide du secteur informel.
La synthèse des éléments d’inconfort des logements – absence de baignoire ou douche,
absence d’eau chaude, absence de WC intérieurs – indique un écart important entre les
ménages à bas revenus relativement à l’ensemble de la population. Toutefois, ces indices
restent peu significatifs, dans la mesure où ils demeurent peu nombreux et où l’absence d’eau
chaude sous les tropiques est sans nul doute moins gênante qu’en métropole.
En second lieu, si l’on ajoute l’assurance d’habitation, les impôts et taxes foncières, les
remboursements de prêts des accédants et les gros travaux, les frais relatifs aux loyers et
charges, à l’équipement et à l’entretien de la maison, l’ensemble des dépenses de logement
représente près du tiers du budget contre un quart en France (Moriame, 2005). De plus, on
note que le défaut d’assurance habitation, considéré le plus souvent comme le signe de
difficultés financières du ménage, est plus fréquent dans les DOM, y compris en Martinique,
et dans l’ensemble de ces derniers au sein des familles défavorisées (Alibay et Forgeot, 2006 :
407-408).
Enfin, les parts de dépenses relatives à l’alimentation, à l’habillement, à la culture et
aux loisirs sont assez proches de celles observées en France métropolitaine. De manière
générale, le budget d’un ménage martiniquais semble se rapprocher de celui d’un ménage de
métropole, avec quelques dépenses spécifiques comme celles liées à l’automobile16 ou au
transport aérien (Moriame, 2005a) (cf. graphique n° 4 et Tableau en annexe)
Il convient toutefois de rappeler que ces données partielles ne fournissent que des
indications assez frustes sur les phénomènes de pauvreté, rendant la comparaison avec la
métropole relativement délicate.
Graphique n° 4
Principaux postes de dépense des ménages
Source, Moriame 2005 : 6
16
A la Martinique, comme dans l’ensemble des Dom, le crédit à la consommation, qui est accordé avec une
relative facilité même si le bien peut être aussi facilement saisi par l’organisme financeur en cas de défaut de
paiement, est privilégié contrairement à la métropole où l’achat au comptant est plus fréquent.
35
II.4 la pauvreté subjective
La pauvreté subjective des Martiniquais a été mesurée au moyen des réponses des
ménages à différentes questions concernant leur sentiment d’aisance financière, ou au
contraire de difficultés, ou encore leur niveau de vie relatif.
Ainsi en 2001, 27 % des Martiniquais déclarent être financièrement en difficulté contre
13 % en Métropole, même s’ils sont plus nombreux qu’en 1995 à répondre « ça va » (32 %
contre 27 %). On notera qu’il n’y a pas de corrélation entre niveau de vie élevé et aisance
budgétaire : « 40 % des ménages Antillo-Guyanais qui déclarent un revenu élevé jugent leur
situation ‘difficile’, et inversement 26 % des ménages qui répondent ‘ça va’ ont un niveau de
vie déclaré ‘faible’. Le niveau de vie, tel qu’il est perçu par les ménages, ne dépend donc pas
directement de leur situation financière » (Moriame, 2005b : 3)
Tableau n° 5
Opinions des ménages des DFA sur leur situation financière
En %
Ça va
Juste
Difficile
Total
Ensemble
1995 2001
32
28
36
38
32
34
100
100
Guadeloupe
1995 2001
21
25
36
35
43
40
100
100
Guyane
1995
2001
50
29
32
38
18
33
100
100
Martinique
1995
2001
27
32
41
41
32
27
100
100
Métropole
2001
43
44
13
100
Source : Insee - enquête Budgets de Famille, 1995 et 2001
S’agissant du sentiment sur le niveau de vie, 63,1 % des ménages de la Martinique se
situant sous le seuil de bas revenu défini pour le département jugent leur niveau de vie faible
ou très faible, contre moins de la moitié des ménages métropolitains en situation de pauvreté.
Tableau n° 6
Sentiment sur le niveau de vie actuel
Elevé ou très élevé
Non-pauvres
5,7
Métropole
Pauvres
1,3
Non-pauvres
3,6
Guadeloupe
Pauvres
2,1
Non-pauvres
5,1
Martinique
Pauvres
0
Non-pauvres
7,2
Guyane
Pauvres
1,9
Non-pauvres
7,6
Réunion
Pauvres
0
Source : Alibay et Forgeot (2006) : 414
Moyen
84,7
54,1
66,3
33,5
75,9
36,9
77,6
30,4
66,2
30,2
Faible ou très faible
9,6
44,5
30,1
64,31
19
63,1
15,2
67,6
26,2
69,8
Enfin, en cas d’apport supplémentaire de revenus, les ménages modestes consacreraient
plus d’argent à leur alimentation – une caractéristique plus marquée qu’en métropole – et à
leur habitation (Alibay et Forgeot : 415).
36
II.5 la pauvreté « administrative »
La pauvreté administrative apparaît à travers la forte proportion de bénéficiaires de
minima sociaux, singulièrement du Rmi dans les départements d’outre mer en général, et à la
Martinique en particulier.
Tableau n° 7
Ventilation des allocataires de minima sociaux en décembre 2003 aux Antilles Guyane
Guadeloupe
Martinique
Guyane
nombre
%
nombre
%
nombre
%
Allocation veuvage
49
0,07
38
0,05
11
0,06
Allocation parent isolé
4484
6,23
3869
5,21
2520
13,60
Solidarité chômage*
4452
6,19
5097
6,87
729
3,93
Allocation adultes handicapés
6894
9,58
6440
8,68
1310
7,07
Allocations supplémentaires vieillesse
22121 30,74 26370 35,53
2581
13,93
Revenu minimum d'insertion
32227 44,78 31436 42,36 11058 59,67
Revenu de solidarité
1745
2,42
963
1,30
324
1,75
Total allocataires
71972 100,00 74213 100,00 18533 100,00
*Solidarité chômage comprend l’allocation spécifique, l’allocation d’insertion et l’allocation équivalent retraite
Source : Terraz et Pezo, 2006 : 515
A la Martinique, le nombre d’allocataires de minima sociaux était de 74 213 en
décembre 2003. Cette évaluation tient compte du dispositif du Revenu de solidarité (RSo),
dispositif spécifique aux DOM créé par la LOOM et qui concernait un peu moins d’un millier
de personnes, soit 1,30 % des allocataires de minima sociaux.
Le RMI est perçu par près 42,36 % des allocataires de minima sociaux, contre un peu
plus du tiers en métropole. L'allocation supplémentaire vieillesse représente aussi une part
plus importante des allocataires de minima sociaux qu'en métropole : 35,5 % contre 18 %.
Elle constitue ainsi le deuxième minimum social à la Martinique, et de manière plus générale
dans les DOM, en termes de nombre de bénéficiaires, juste derrière le RMI. Parmi l’ensemble
des DOM, c'est en Martinique (et en Guadeloupe) que les bénéficiaires de l’allocation
supplémentaire vieillesse sont les plus nombreux parmi les bénéficiaires de minima sociaux,
respectivement 36 et 31 %. L’Allocation aux Adultes Handicapés (AAH) et l’ensemble des
prestations de « solidarité chômage » sont en revanche nettement moins fréquentes à la
Martinique (et dans les DOM) puisqu'elles concernent respectivement 8,7 % et 6,9 % des
allocataires de minima sociaux contre 24 % pour l’AAH et 11 % pour la seule allocation
spécifique de solidarité en métropole. Le nombre de bénéficiaires de l’ Allocation de Parent
Isolé (API) représente 5,21 % de l'effectif total des allocataires de minima sociaux à la
Martinique.
Sur l’ensemble des minima sociaux, les caisses d’allocations familiales (CAF) des
DOM en gèrent quatre, dont trois existent également en métropole : l'allocation aux adultes
handicapés, l'allocation de parent isolé et le revenu minimum d'insertion (RMI) ; le quatrième,
le revenu de solidarité, est spécifique aux DOM depuis 2000.
37
Tableau n° 8
Répartition des bénéficiaires des minima sociaux au 31 décembre 2004 (milliers)
Guadeloupe
Guyane
Martinique
Réunion
DOM
Métropole
Total allocataires
des CAF
Bénéficiaires de
minima sociaux
103,0
34,8
93,3
203,5
434,6
10020,3
46,2
16,8
42,6
98,5
204,1
1957,1
Revenu
Minimum
d’Insertion
(RMI)
33,6
12,3
32,4
76,3
154,6
1061,0
Allocation de
Parent Isolé
(API)
4,8
3,1
3,9
9,2
21,0
174,5
Allocation aux
Adultes
Handicapés
(AAH)
7,1
1,5
6,7
10,7
26,0
727,0
Revenu
de
Solidarité
(RSo)
1,9
0,4
1,0
5,8
9,1
--
Source : Mahieu et Clément, 2006a : 2
A la Martinique, 42 600 allocataires bénéficient des minima sociaux servis par la CAF
en décembre 2004, soit 45,6 %, une proportion proche de celle rencontrée dans l’ensemble
des DOM (47 %). Par comparaison, un peu moins de 20 % des allocataires des CAF de
Métropole perçoivent l’une de ces prestations. Si l’on essaie d’estimer la part de la population
couverte par ces quatre minima sociaux en se fondant sur le nombre de personnes à charge au
sens des prestations concernées, on constate que 21 % de la population martiniquaise serait
couverte par l’un de ces minima sociaux en 2004, contre 25 % pour l’ensemble des DOM
(Mahieu, Clément, 2006a : 1). Assurément, ces taux relativement élevés puisent leur origine
dans l’importance du chômage parfois vécu outre-mer comme un drame à l’échelle de
plusieurs générations. Surtout, ils tendent à invalider, au moins partiellement, le lien
généralement établi dans le cadre des comparaisons internationales entre l’importance des
niveaux de pauvreté et la faiblesse de l’accès aux dispositifs d’aide sociale. Ils témoignent
probablement des effets de compensation liés à l’application de dispositifs sociaux conçus au
niveau national, pour une population pauvre de taille réduite, à des départements présentant
un profil particulier en matière de pauvreté et de chômage 17.
Cette forte proportion d’allocataires de minima sociaux s’explique par une série de
facteurs tenant aussi bien aux structures sociodémographiques qu’aux effets mécaniques de
l’alignement des politiques sociales sur les normes et standards métropolitains.
Il en est ainsi de la forte part du chômage de longue durée qui réduit mécaniquement le
périmètre de l’indemnisation des chômeurs tout en contribuant à accroître la part des
bénéficiaires du Rmi. Ainsi, en décembre 2004, 44 % des demandeurs d’emploi de catégorie 1
à 6 étaient indemnisés à la Martinique contre environ 60 % en métropole (Mahieu et Clément,
2006). En outre, les effets mécaniques de la LOOM permettant l’alignement des montants du
RMI versés dans les DOM sur ceux de l’Hexagone sont à l’origine d’une part importante de
l’augmentation du nombre de bénéficiaires du RMI entre 2000 et 2004, les chiffres de 2005
révélant une légère stabilisation (cf. tableau n° 9). Le RMI concerne ainsi 20 % de la
population active de la Martinique contre 4 % de celle de l’Hexagone.
17
Au demeurant, la politique sociale des gouvernements successifs, qui rencontre l’assentiment des populations
et des élites locales, a consisté à aligner progressivement, au cours de la dernière décennie, les montants des
prestations servies sur ceux de la métropole. Ainsi, à la fin des années 90, à l’instar du SMIC, les montants du
RMI et de l’API étaient substant iellement plus faibles dans les DOM (20 % pour le RMI et 44 % pour l’API). Le
RMI a été aligné en deux fois, en janvier 2001 et janvier 2002. Pour l’API, compte tenu de l’écart initial très
er
important, l’ajustement a été échelonné sur une plus longue périod e, de janvier 2001 à janvier 2007. Au 1
janvier 2006, le montant de l’API dans les DOM n’est ainsi plus inférieur que de 6 % à celui de la Métropole
(Mahieu, Clément, 2006a : 1).
38
Tableau n° 9
Evolution du nombre de bénéficiaires du RMI
35 000
30 000
25 000
20 000
15 000
10 000
5 000
0
1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005
So urce : CAF
De même, les modifications réglementaires intervenues à la suite de la LOOM ont
également affecté l’évolution du nombre d’allocataires de l’API. La population des
bénéficiaires de cette prestation a ainsi augmenté de 56 % entre décembre 2000 et décembre
2004 dans les DOM (Mahieu, Clément, 2006a : 2).
La spécificité des structures familiales constitue un autre élément explicatif du fort taux
de bénéficiaires de l’API et du RMI à la Martinique. La proportion élevée de familles
monoparentales, plus fragiles économiquement, et de célibataires, réduit le jeu des solidarités
au sein des ménages et accroît du même coup le recours aux minima sociaux.
La population des allocataires de minima sociaux à la Martinique partage avec celles
des autres DOM plusieurs caractéristiques. Ainsi, les bénéficiaires de l’API diffèrent-ils
sensiblement de ceux de la métropole. Outre la plus forte monoparentalité déjà signalée, la
population des Antilles-Guyane se distingue par sa jeunesse : les allocataires de l’API dans les
DOM sont souvent des femmes jeunes enceintes ou dont le benjamin a moins de 3 ans
(Mahieu et Clément, 2006b : 455) ; une allocataire sur deux a moins de 20 ans aux Antilles
(c’est le cas de près des trois quarts en Guyane, contre 35 % en métropole). De plus, les moins
de 20 ans représentent 17 % des allocataires antillaises contre 9 % en métropole. « Du fait de
le jeunesse de la population concernée, les allocataires ont moins d’enfants à charge qu’en
métropole et sont très majoritairement célibataires. Près de 95 % des allocataires sont dans
cette situation dans les départements français d’Amérique, contre 63 % en métropole, où
l’allocation est plus souvent utilisée à la suite d’une rupture avec un conjoint. Dans les
départements français d’Amérique, elle y apparaît, au contraire, comme une allocation qui fait
suite à une maternité précoce » (Terraz, Pezo 2006 : 517). Il convient d’ajouter qu’il s’agit
plus souvent d’API longues dans les DOM : la part des allocataires dont l’ancienneté dans
39
l’API est inférieure à un an est plus élevée en métropole (51,5 %) que dans les DOM (39,5 %)
(Mahieu et Clément, 2006b : 455).
S’agissant du RMI, force est de reconnaître qu’il est devenu un mode de subsistance
pour une part grandissante de la population à la Martinique (cf. supra). Conçu pour suppléer
les carences du système de protection sociale en offrant, en outre, la possibilité aux catégories
sociales en difficulté de bénéficier d’actions ciblées d’insertion, le RMI concerne à la
Martinique des « populations à problèmes » présentant des caractéristiques singulières qui
témoignent de l’ampleur d’un phénomène d’ « exclusion » rampante :
-
les bénéficiaires de l’allocation sont relativement jeunes : en 1998, 52 % des
allocataires avaient moins de 35 ans et 24 % avaient entre 35 et 44 ans (IEDOM,
1998 : 18). Les statistiques les plus récentes (décembre 2004), calculées sur
d’autres bases (Cf. tableau 10), montrent que c’est la tranche d’âge de 30 à 49 ans
qui est la plus concernée (64,5% de l’ensemble des allocataires à la Martinique,
contre 56,1 % pour la métropole)18. Par ailleurs, s’il est vrai que la tranche des 2535 ans semblait, en décembre 2003, moins bien représentée qu’en Métropole,
tandis que les 35-45 ans étaient plus présents parmi les allocataires martiniquais, il
ne faut pas perdre de vue que la proportion des allocataires de longue durée était
nettement plus élevée qu’en métropole tout comme celle des allocataires présents
dans le dispositif depuis plus de 10 ans (Terraz et Pezo, 2006 : 518). Une chose est
sûre, ces chiffres rendent compte des difficultés rencontrées par une frange de
jeunes, particulièrement affectés par le chômage de longue durée, pour pénétrer le
marché du travail. Les nombreuses politiques et mesures d’aide à l’emploi, dont
certaines ont été spécialement élaborées pour les DOM (Carole, 1999 ; (Anki et
Zuccarello, 2006), ont montré leurs limites face à un appareil économique
impuissant à accueillir une population de jeunes en difficulté. Quant aux dispositifs
d’insertion spécialement conçus à leur intention, ils permettent tout au plus de
prendre en charge les jeunes durant quelques mois ou quelques années avant
qu’une partie d’entre eux ne soit à nouveau concernée par le RMI, en dépit d’un
taux d’accès aux contrats aidés pour les Rmistes et les demandeurs d’emploi de
19,2 % en 2003. Enfin, le RMI constitue la principale ressource de la majorité des
jeunes allocataires qui, n’ayant pas ou peu travaillé, ne perçoivent pas d’allocation
de chômage, d’où un véritable cercle vicieux ;
Tableau n° 10
Répartition des Rmistes en 2004 par catégorie d'âge (en %)
-30 ans 30 à 49 ans
50 ans et plus
Guadeloupe
18,3
64,3
17,4
Guyane
19,4
56,3
24,3
Réunion
23,3
62,6
14,4
Martinique
17,1
64,5
18,4
Dom
20,4
62,9
16,7
Métropole
22,5
56,1
21,4
France
22,2
56,9
20,8
Source : Mahieu et Clément, 2006b : 454
-
18
Autrement dit, malgré les efforts déployés, la politique d’insertion n’a pas toujours
eu les effets escomptés. Certes, la mise en place du RMI a joué dans les premières
années son rôle d’aide aux plus démunis en permettant l’amélioration matérielle du
. La part des 50 ans et plus est plus faible qu’en métropole. Il s’agit là sans doute d’un effet induit de la mise en
place du RSo.
40
logement et du niveau de vie des allocataires. Toutefois, l’insertion professionnelle
demeure dans une large mesure insuffisante et peu durable, limitée le plus souvent
à des stages ou à des contrats aidés, même si des progrès ont été enregistrés au
cours de ces dernières années, grâce notamment à la loi Perben (Cazenave et Von
Lennep, 1996 ; Favier, 1999 ; Anki-Zuccarello, 2006). La persistance des
difficultés en matière d’insertion professionnelle fait penser au « travail de
Sisyphe » évoqué par Robert Castel à propos de la situation en France (Castel,
1995) : pour beaucoup de personnes installées dans le provisoire comme régime
d’existence, loin d’être une étape, l’insertion est un état caractérisé par
l’accumulation de problèmes.
-
le pourcentage de bénéficiaires ayant des enfants ou des personnes à charge
demeure important. Il révèle en tout cas que ce sont des familles entières qui sont
victimes de la précarité. La proportion de personnes seules est inférieure d’environ
sept points à celle de la métropole.
Tableau n° 11
Répartition des Rmistes en 2004 selon la situation familiale (en %)
Dont hommes seuls
Isolés ayant personne(s)
à charge
Couples
(avec ou
sans
enfants)
48,8
40,5
39,5
51,7
34,2
26,4
28,6
36,4
38,9
45,3
32,3
37,7
12,3
14,2
28,2
10,5
44,2
58,6
56,8
31,3
38,2
37,3
35,9
24,1
25,6
19,9
17,2
17,6
Personnes seules
(hommes ou femmes)
Guadeloupe
Guyane
Réunion
Martinique
Dom
Métropole
France
Source : Mahieu et Clément, 2006b : 453
- Enfin, comme indiqué précédemment, l’ancienneté dans le dispositif est en
moyenne plus élevée à la Martinique, comme le révèle le tableau n° 12.
Tableau n° 12
Ancienneté dans le dispositif en 2004 (en %)
- de 5 ans 5 à 10 ans
11 ans et plus
Guadeloupe
72,9
16,9
10,2
Guyane
72,5
16,4
11,1
Réunion
71,1
17,3
11,5
Martinique
67,4
20,1
12,5
Dom
70,8
17,8
11,4
Métropole
74,9
16,7
8,4
France
74,4
16,8
8,8
Source : Mahieu et Clément, 2006b : 454
Il importe de noter également que la situation des bénéficiaires du RMI et de l’API visà-vis du logement est assez différente dans les DOM de ce que l’on observe en Métropole.
41
La part d’allocataires qui ne se voient pas appliquer de forfait logement est plus faible dans
les Dom (3,1 %) qu’en Métropole (5,7 %). De même, la part d’allocataires percevant
également une aide au logement est aussi plus faible, ce qui semble indiquer que la proportion
d’allocataires hébergés par des proches est plus élevée. Un constat analogue s’impose à
propos de la proportion d’allocataires du RMI et de l’API en intéressement 19.
Au total, à la Martinique les phénomènes de pauvreté et de précarité semblent plus
diffus, plus étendus et plus intenses qu’en Métropole. Par ailleurs, subsistent des « îlots de
population » qui conjuguent solidarité familiale et dépendance à l’égard des prestations
sociales. Ces individus occupent une zone de pauvreté aux frontières labiles et fortement
dépendantes des effets de seuils, côtoient les frontières de l’exclusion, y basculent parfois ; ils
vivent le plus souvent aux marges du travail et des formes d’échange socialement consacrées :
chômeurs de longue durée ayant parfois renoncé à chercher un emploi, allocataires du RMI,
jeunes en quête d’emploi se promenant de stage en stage, de petits boulots en occupations
provisoires. Tels sont les principaux enseignements que l’on peut retirer de l’ensemble des
statistiques disponibles permettant de mesurer les différentes formes de pauvreté, de précarité
et d’exclusion dans ce département d’outre mer. Des enseignements qui, s’ils ne sont pas
dénués d’intérêt malgré les imperfections actuelles des outils statistiques, ne sont pas
nécessairement suffisants pour appréhender les phénomènes de pauvreté, de précarité et
d’exclusion dans toutes leurs dimensions et dans leur très grande complexité. En particulier,
l’approche statistique, on le répète, ne rend qu’imparfaitement compte du vécu des
populations concernées ; en outre, elle se heurte, en l’état actuel des connaissances, à des
obstacles parfois sérieux du point de vue de la comparabilité en construisant des catégories
trop abstraites, dégagées de leur contexte, et en se fondant sur des mesures homogènes pour
appréhender des réalités différentes. D’où l’intérêt de la compléter par une analyse qualitative.
III. Vers une approche qualitative
La démarche qualitative envisagée dans ce rapport n’a pas pour ambition d’apporter des
solutions à l’ensemble des problèmes soulevés par l’approche quantitative, mais plutôt de
compléter cette dernière en y adjoignant des informations de nature différente, mais
susceptibles de l’enrichir et de « donner vie » aux catégories statistiques. Elle ne vise pas non
plus l’exhaustivité, car les différentes populations concernées sont de toute évidence à la fois
diverses, diffuses et variées dans leur composition. Elle plaide enfin très fortement pour une
contextualisation des données, quantitatives ou qualitatives, afin de mieux faire ressortir les
configurations spécifiques de pauvreté, de précarité et d’exclusion à la Martinique.
III.1. Compléter et dépasser les approches strictement statistiques
Les informations recueillies à partir des trois indicateurs couramment utilisés en France
– la pauvreté monétaire, la pauvreté en conditions de vie ou la pauvreté « subjective » – ainsi
que les statistiques relatives aux minima sociaux ont le mérite de fournir un premier tableau
descriptif de la réalité à la Martinique et de permettre de la rapporter à celle de la métropole.
Toutefois, la vision ainsi dégagée, si utile soit-elle pour une première approximation, reste,
dans une certaine mesure, imparfaite et insuffisante. En l’état actuel des choses, les données
statistiques disponibles ne permettent pas de faire apparaître, à l’instar des analyses réalisées
19
La mesure d'intéressement, qui permet le cumul temporaire de minimas sociaux et de revenus d'activités, est
une mesure visant à favoriser la reprise d'activité. Les revenus d'activité concernent : l'activité salariée, l'activité
non salariée et la formation.
42
en métropole, un « noyau dur de la pauvreté »20 (Verger 2005 ; Herpin et Dell, 2006) alors
que l’expérience montre que les trois zones de pauvreté – monétaire, en conditions de vie et
subjective – ne se recouvrent pas totalement. Or, leur étude simultanée et la confrontation des
différentes analyses qui en découlent peuvent informer à la fois sur la part de l’extrême
pauvreté dans les pays concernés et sur l’importance du caractère multidimensionnel de la
pauvreté observée (Herpin et Dell, 2006 : 59).
Par ailleurs, s’il est vrai que le calcul d’un seuil de pauvreté spécifique pour la
Martinique permet d’écarter, au moins partiellement, les risques d’une harmonisation factice
de réalités différentes et de tenir compte du degré de développement du pays, il n’en est pas
nécessairement de même pour la mesure de la pauvreté en conditions de vie. La sélection
d’items identiques pour l’île et pour la métropole semble poser problème : les standards de
conditions de vie ne sont pas les mêmes et justifieraient peut-être des choix différents des
items sur lesquels s’appuient les scores de déprivation. A titre d’exemple, là où l’absence
d’eau chaude apparaît comme un critère de pauvreté en France métropolitaine, la non
disposition de l’eau courante pour un ménage à la Martinique pourrait en constituer un dans la
mesure où la plupart des foyers sont raccordés au réseau public de distribution d’eau. Quant à
la pauvreté subjective, pour laquelle on dispose d’informations parcellaires, elle repose sur la
notion de contrainte budgétaire qui est très liée au contexte socio-économique local (par
exemple la facilité avec laquelle les crédits sont accordés) et à l’intensité des liens d’entraide
qui ne sont pas nécessairement pris en compte dans les calculs statistiques. Autrement dit, il
apparaît nécessaire d’enrichir et d’adapter les items sélectionnés aux différents contextes.
S’agissant des données basées sur les minima sociaux, elles fournissent assurément des
indications intéressantes sur l’importance de la pauvreté relative. Ces minima sociaux visent,
en effet, à éradiquer l’extrême dénuement en mobilisant un arsenal de transferts qui ne font
pas pour autant sortir nécessairement leurs bénéficiaires de cette pauvreté relative. Cependant,
non seulement leurs moyens pécuniaires réduits limitent leur accès aux standards de
consommation, mais leur pauvreté peut, sans que cette corrélation soit automatique dans la
mesure où dénuement et réseaux d’entraide sociaux et familiaux ne sont pas nécessairement
exclusifs, entraver leurs relations sociales en réduisant leurs contacts et les maintenir dans une
certaine forme d’isolement. Autrement dit, sur un territoire comme la Martinique fortement
marqué par un chômage endémique, dans quelle mesure la précarité de la situation par rapport
à l’emploi est-elle ou non corrélée avec la faiblesse de la sociabilité familiale et d’éventuels
réseaux d’aide privés ? De manière plus générale, dans quelle mesure les populations
cumulant de nombreux handicaps restent-elles dépourvues de moyens d’action ou
parviennent-elles au contraire à faire face à leurs difficultés en s’y adaptant et en participant à
la vie sociale ? Ce sont là également autant de questionnements et d’éléments non pris en
considération par l’approche purement statistique, mais de nature cependant à enrichir cette
dernière grâce à des renseignements sur la condition et l’expérience vécue des populations
touchées par la pauvreté, la précarité et l’exclusion. Renseignements que peut utilement
compléter le recours à des sources d’informations telles que les associations ou les travailleurs
sociaux qui opèrent directement sur le terrain.
En outre, autant que les autres indicateurs, les statistiques portant sur les minima
sociaux restent totalement aveugles à des catégories de populations vivant dans des conditions
extrêmes même si leur situation semble néanmoins retenir l’attention des autorités publiques.
Il en est ainsi des personnes victimes de la dépendance et/ou de l’errance, « deux phénomènes
préoccupants souvent associés, lorsque l’on s'interroge sur les causes possibles de la
20
. Même dans le cas de la Métropole, cette hypothèse doit être confirmée par des données longitudinales qui,
bien évidemment, n’existent pas dans le cas des DOM.
43
marginalisation de certains individus et notamment des hommes adultes errants dans Fort-deFrance » (Préfecture de la Martinique, 2006).
En définitive, appliquée à la situation de la Martinique, l’approche strictement
quantitative soulève deux catégories de difficultés : d’une part, on ne dispose que de peu
d’informations statistiques dans le domaine social en dehors de deux sources équivalentes aux
enquêtes métropolitaines (l’enquête Emploi annuelle et l’enquête quinquennale Budget de
famille), ce qui limite les possibilités d’exploration de l’ensemble des situations – dont
certaines échappent de toute façon à l’emprise des statistiques – et de comparaison avec la
métropole ; d’autre part, il importe d’éviter le risque de mesures homogènes de la pauvreté
par la sélection d’items identiques, insuffisamment attentifs aux différences de contextes, en
dépit de l’appartenance de la Martinique à l’ensemble franco-européen. D’où la nécessité de
territorialiser les données afin de mieux faire ressortir leurs spécificités.
III.2. Territorialiser pour mieux comprendre
Quoique formellement intégrée dans l’ensemble franco-européen, la Martinique suit
une trajectoire de développement qui lui est propre et présente des caractéristiques singulières.
Sans revenir sur l’histoire économique et sociale de l’île en cette année qui consacre le
soixantième anniversaire de la départementalisation, on voudrait rappeler ici que le tissu
économique de la Martinique, à l’image de celui des autres DOM, est structuré autour
d’activités économiques moins génératrices de valeur ajoutée qu’en métropole. Il en résulte
que le PIB par habitant, quoique supérieur à celui des autres DOM, est assez largement en
dessous de la moyenne nationale. Dans ces conditions, les phénomènes de pauvreté et de
précarité, liés en particulier à la fragilité du marché de l’emploi, ont une toute autre ampleur et
une autre intensité, alors que plusieurs dispositifs cumulatifs – dont il convient d’interroger la
pertinence et l’efficacité – visent, depuis plusieurs années, à compenser les faiblesses
économiques, à remédier aux handicaps structurels et à rattraper le retard sur le plan social.
Ces phénomènes n’ont pas non plus nécessairement la même signification : « non seulement
les taux de pauvreté varient fortement sur l’ensemble du territoire [français] mais, surtout, les
formes territoriales de pauvreté ne sont pas identiques ». En conséquence « la compréhension
des contextes territoriaux est nécessaire à une meilleure prise en compte des situations
concrètes, des mécanismes d’entrée et de sortie de la pauvreté. (Onpes, 2006b : 109).
Dès lors, il apparaît primordial de se livrer à une observation locale pour comprendre la
formation et l’évolution des situations de pauvreté. De ce point de vue, une étude localisée des
phénomènes de pauvreté, de précarité et d’exclusion nécessite la mobilisation d’autres sources
que les enquêtes nationales habituellement utilisées pour mesurer la pauvreté monétaire ou les
conditions de vie. Au-delà de l’analyse statistique, il importe en effet de dégager les figures
locales de la pauvreté sur un territoire comme la Martinique en faisant appel à l’histoire,
notamment à l’évolution du lien multiséculaire rattachant l’île à la métropole tout en tenant
compte des traditions socioculturelles propres à ce département. Il convient également
d’analyser le rôle des politiques publiques en vigueur et des acteurs qui les mettent en œuvre,
d’objectiver les représentations locales de la pauvreté qui leur sont associées ainsi que les
logiques institutionnelles qui sous-tendent les actions sur le terrain. Une telle démarche
suppose la combinaison de savoirs statistiques et de savoirs pratiques disponibles auprès des
professionnels du travail social, de l’insertion, des métiers de la ville – qui ont accumulé des
connaissances sur la pauvreté et sur ce que vivent les personnes concernées – mais aussi des
associations et des bénévoles qui interviennent sur le terrain21 .
21
« Les monographies montrent la pertinence des savoirs non statistiques pour décrire les dynamiques
territoriales de la pauvreté et la variation de son intensité. Ces éléments peuvent intervenir pour conforter ou
infirmer l’analyse qui se dégage des observations statistiques ou pour en combler les lacunes. Non seulement ces
44
III.3. Vers une typologie de la pauvreté, des formes de précarité et d’exclusion
Dans son dernier ouvrage, déjà cité, Serge Paugam propose un cadre analytique afin de
rendre compte, dans une perspective comparative, des variations sociohistoriques du rapport
social à la pauvreté. Plus précisément, il s’intéresse à la relation d’interdépendance entre les
« pauvres » et le reste de la société. S’inspirant des analyses de Georg Simmel, il met l’accent
sur le statut que chaque société confère aux « pauvres » et sur le rapport que ces derniers
entretiennent avec les institutions d’assistance ou d’action sociale. Prenant comme champ de
l’analyse l’Europe et s’appuyant, entre autres sources, sur ses travaux antérieurs et le Panel
européen des ménages exploité depuis 1994, il propose une typologie des « formes
élémentaires de la pauvreté » qui sont au nombre de trois : la pauvreté intégrée, la pauvreté
marginale et la pauvreté disqualifiante (Paugam, 2005).
La pauvreté intégrée correspond davantage à la question sociale au sens traditionnel de
la pauvreté qu’à celle de l’exclusion. Elle a un caractère diffus et étendu au sein de la société
et peut concerner des régions ou des localités frappées par un retard de développement. Le
débat social s’organise autour de la question du développement économique, social et
culturel. Compte tenu du caractère diffus de la pauvreté, ceux qui en sont victimes ne sont pas
stigmatisés. Les conséquences du chômage sont fréquemment compensées par les ressources
de l’économie parallèle et des activités qui jouent un rôle intégrateur pour ceux qui s’y
adonnent. Même si elle concerne prioritairement les sociétés traditionnelles, d’essence
préindustrielle et dotées d’un appareil productif peu élaboré, la pauvreté intégrée caractérise
encore certaines régions d’Europe, y compris celles où des programmes de développement
économique ont été adoptés et où il existe des systèmes de protection sociale.
La pauvreté marginale renvoie dans le débat social autant à la question de la pauvreté
au sens traditionnel qu’à celle de l’exclusion. Toutefois, ceux qui sont désignés comme les
« pauvres » ou les « exclus » forment une petite frange de la population. Ils correspondent,
dans la conscience collective, aux inadaptés de la civilisation moderne, ceux qui n’ont pas pu
suivre le rythme de la croissance et se conformer aux normes imposées par le développement
industriel. Ces laissés-pour-compte, sans constituer une menace pour le fonctionnement du
système économique et social, sont néanmoins encadrés par les institutions sociales tout en
étant stigmatisés. Ce rapport social à la pauvreté a plus de chances de se développer dans les
sociétés industrielles avancées et en expansion, ce qui permet de lutter contre le chômage et
de dégager des ressources suffisantes pour garantir à tous une solide protection sociale.
L’Etat-providence tend à se substituer aux solidarités de proximité sans les éliminer de
manière mécanique.
La pauvreté disqualifiante renvoie davantage à la question sociale de l’exclusion qu’à
celle de la pauvreté proprement dite, bien que les acteurs sociaux continuent à utiliser les deux
expressions. Ceux qui sont désignés comme « pauvres » ou « exclus » sont de plus en plus
nombreux. Refoulés de la sphère productive, sorte de « non-forces sociales » selon
l’expression de Robert Castel, ils deviennent dépendants des institutions d’action sociale, tout
en connaissant de plus en plus de difficultés. Ils sont victimes de variations fréquentes dans
l’organisation de leur vie quotidienne, dues à des phénomènes de précarisation par rapport à
l’emploi, et cumulent de multiples handicaps : faiblesse du revenu, médiocrité des conditions
de logement et de santé, fragilité de la sociabilité familiale et des réseaux sociaux d’aide
privée, etc. Ils nourrissent également le sentiment d’être pris dans un engrenage en raison
d’une dépendance inéluctable à l’égard des transferts sociaux et des mécanismes assistanciels.
La pauvreté disqualifiante affecte l’ensemble de la société et a une probabilité plus élevée de
savoirs sont complémentaires des savoirs statistiques, mais ils sont aussi plus facilement appropriés dans une
logique de co-élaboration de la connaissance de la pauvreté » (Onpes, 2006 : 126)
45
se développer dans les sociétés que l’on pourrait qualifier de « postindustrielles » et
caractérisées par une augmentation du chômage et la multiplication de statuts précaires. Dans
un tel contexte, sans avoir disparu, le rôle des solidarités familiales s’est atténué et l’économie
parallèle, trop fortement contrôlée, peut difficilement servir d’amortisseur.
Ainsi brièvement résumée, cette typologie a incontestablement le mérite de mettre
l’accent sur le statut que la société assigne aux « pauvres » et de tenir compte de l’évolution
de ce statut en fonction du degré de développement tout en le rapportant au contexte
socioculturel. Autre mérite : la question sociale de la pauvreté et de l’exclusion est abordée à
travers le « rapport de la société à l’égard de la frange de la population qu’elle considère
devoir relever de l’assistance et, d’autre part, réciproquement, à travers le rapport de cette
frange ainsi désignée à l’égard du reste de la société » (id. : 88). Elle suggère ainsi de traiter la
question de la pauvreté à partir de la relation d’interdépendance entre les pauvres et le reste de
la société, à travers notamment les institutions d’assistance ou d’action sociale.
Toutefois, la démarche de Serge Paugam semble difficilement échapper à un travers
évolutionniste. Les catégories utilisées pour appréhender les sociétés – préindustrielles,
industrielles et postindustrielles – induisent l’idée de trajectoires de développement linéaires,
prédéterminées et univoques. En outre, elle semble procéder par placage des différentes
figures de la pauvreté et de l’exclusion telles qu’elles ont évolué au fil du temps sur l’histoire
du système de protection sociale, donnant ainsi l’impression de reproduire parfois les
typologies spontanées des institutions intervenant dans le domaine du social. Certes, il s’agit
de types idéaux que l’on ne saurait trouver dans la réalité à l’état pur. Mais, peut-on aligner la
trajectoire de développement d’un territoire comme la Martinique sur celle des pays d’Europe
continentale, même s’il est formellement intégré au sein de l’ensemble français ? Peut-on
continuer à aborder la question de la pauvreté sur ce territoire à partir de l’a priori d’un retard
de développement, lorsque l’on sait que les efforts de rattrapage et les dispositifs de politiques
publiques mis en œuvre produisent des effets pervers et sécrètent, d’une certaine façon, de
nouvelles formes de précarité, voire d’exclusion. Mieux, il est possible d’émettre l’hypothèse
que l’expérience de la Martinique en matière de pauvreté, de précarité et d’exclusion
combine, à des degrés variables et selon des modalités spécifiques, les trois formes
élémentaires de la pauvreté repérées par Serge Paugam.
46
Annexe I
LES INDICATEURS DE LAEKEN
(Ce résumé a été rédigé à partir des textes fondateurs et de leurs mises à jour successives )
Elaborés dans le cadre de la lutte contre les
exclusions et complétés progressivement, ces
indicateurs entendent mettre en é vidence le
caractère multidimensionnel du phénomène de
l’exclusion sociale. Ils couvrent quatre
domaines importants : pauvreté financière,
emploi, santé et éducation.
10. Bas niveau de littérisme de jeunes de 15
ans (capacité à lire un texte simple en le
comprenant, à utiliser et à communiquer une
information écrite dans la vie courante).
11.Espérance de vie à la naissance
12. Auto-évaluation de l'état de santé
Indicateurs primaires
Indicateurs secondaires
1. Taux de bas revenus après transferts avec
seuil de bas revenu fixé à 60 % du revenu
médian (avec répartitions par sexe, âge, statut
professionnel plus fréquent, type de ménage et
régime d'occupation)
1. Dispersion de part et d'autre du seuil de bas
revenu (60 % du revenu médian) ; (part de
personnes en dessous de 40 %, 50 % et 70 %
de la médiane).
2. Valeur du seuil de bas revenu (niveau du
seuil pour deux cas types, les personnes seules
et les couples avec deux enfants).
2. Taux de bas revenu établi à un moment "t"
(pourcentage d’individus en dessous du seuil
de bas revenus correspondant à l’année t - 3,
actualisée selon le taux d’inflation).
3. Distribution du revenu (approchée par le
ratio des parts du revenu total cumulées par les
ménages du dernier et du premier quintile).
3. Taux de bas revenu avant transferts
4. Persistance des bas revenus (taux de
personnes en dessous du seuil de bas revenus
l’année courante et p endant au moins deux des
trois années précédentes).
5. Écart médian des bas revenus.
6. Cohésion régionale (coefficient de variation
des taux d’emploi régionaux)
7. Taux de chômage de longue durée (12 mois
ou plus).
8. Personnes vivant dans des ménages s ans
emploi
9. Jeunes quittant prématurément l'école et ne
poursuivant pas leurs études ou une formation
quelconque.
4. « Concentration » du revenu (coefficient de
Gini).
5. Persistance de bas revenus (sur la base de 50
% du revenu médian).
6. Travailleurs pauvres (personnes en emploi
ayant un bas revenu).
7. Part du chômage de longue durée.
7. Taux de chômage de très longue durée (24
mois ou plus).
18. Personnes à faible niveau d'études (part des
adultes de plus de 25 ans ayant un bas niveau
d’éducation).
47
Annexe II : Les dépenses détaillées des ménages martiniquais
Tableau 1 : Toutes Dépenses
En euros et %
Rang
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
Produits
Loyers
Remboursements de prêts personnels, à la
consommation, etc.
Remboursements de prêts contractés pour la
résidence principale
Travaux d'entretien et d'équipement de la résidence
principale
Carburants
Factures de téléphone
Impôts sur le revenu
Achats d'automobiles neuves
Impôts et taxes liés à la résidence principale
Assurance auto et moto
Factures d'électricité
Assurances santé
Vêtements pour dames
Pain
Vêtements pour enfants et bébés
Factures d'eau
Services de télévision payants (Canal+, CanalSat,
etc.)
Produits/soins personnels (mouchoirs, couches,
papier hygiénique, etc.)
Entretien et réparations automobiles
Visites et consultations de médecin généraliste
Transports aériens
Vêtements pour hommes
Produits pharmaceutiques
Poisson *
Pièces détachées et accessoires automobiles
Ensemble des dépenses
* frais, congelé ou surgelé
Source : Insee, Enquête Budgets des familles 2001.
48
Euros
1 641
%
7,5
%
cumul
é
7,5
1 365
6,2
13,7
1 152
5,3
19
1 131
926
709
668
595
535
523
411
396
363
342
338
314
5,2
4,2
3,2
3,1
2,7
2,4
2,4
1,9
1,8
1,7
1,6
1,5
1,4
24,2
28,4
31,6
34,7
37,4
39,8
42,2
44,1
45,9
47,6
49,1
50,7
52,1
311
1,4
53,6
298
249
243
235
221
206
188
186
21 887
1,4
1,1
1,1
1,1
1
0,9
0,9
0,8
100
54,9
56
57,2
58,2
59,2
60,2
61
61,9
100
Tableau 2 : Dépenses alimentaires des ménages martiniquais
En euros et %
Rang
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
Produits
Pain
Poisson *
Viande séchée, salée ou fumée et abats
comestibles
Viande de volaille
Jus de fruit
Yaourt
Viande de bœuf *
Fromage et lait caillé
Alcool fort et liqueurs
Eau minérale ou de source
Boissons gazeuses
Viande de porc *
Légumes cultivés pour leur fruits * (tomates,
haricots, concombre, etc.)
Conserves et produits transformés à base de
viande
Tubercules autres que pommes de terre (ignames,
dachines, patates douces, manioc, etc.)
Racines alimentaires et champignons (salsifis,
oignons, navets, etc.)
Fruits de mer *
Lait
Riz
Dépenses exceptionnelles (cérémonie, etc.)
Ensemble alimentation
Euros
%
342 11,1
188 6,1
%
cumul
é
11,1
17,2
172
152
128
118
113
113
88
84
80
66
5,6
4,9
4,2
3,8
3,7
3,7
2,9
2,7
2,6
2,2
22,8
27,7
31,9
35,7
39,4
43,1
45,9
48,6
51,2
53,4
59
1,9
55,3
57
1,9
57,2
49
1,6
58,8
49
47
46
46
44
3 078
1,6
1,5
1,5
1,5
1,4
100
60,4
61,9
63,4
64,9
66,3
100
Source : Insee – enquête Budgets de Famille 2001
* Frais, congelé ou surgelé
Source : Insee, Enquête Budgets de famille 2001.
49
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52
DEUXIEME PARTIE
Les représentations des acteurs institutionnels locaux
53
INTRODUCTION
La faisabilité d’une recherche sur les représentations de la pauvreté en Martinique
soulève trois questions. La première est celle de la comparaison entre les perceptions
métropolitaines et les conceptions martiniquaises. Les personnes ressources mobilisées lors de
cette enquête 22 ont ainsi émis des réserves quant aux possibilités de plaquer sur la Martinique
les analyses théoriques de la pauvreté développées en métropole : « Je ne suis pas sûr, note un
responsable de la sécurité sociale, que le modèle de R. Castel puisse s’appliquer ici. Je ne suis
pas sûr que le modèle de la société salariale soit pertinent pour penser la Martinique ». Un
autre cadre de l’action sociale remarque : « Les sociétés du Sud se rapprochent plus des
nôtres. La présence des solidarités familiales, la présence de l’informel… ». De ce débat sur
les particularités politiques, économiques, culturelles et sociales des îles de la Caraïbe, et, en
particulier, de la Martinique, nous ne retiendrons que ce qui peut nous aider à appréhender les
représentations de la pauvreté que partagent les acteurs institutionnels locaux.
La deuxième question concerne la possibilité de rendre compte des représentations
d’intervenants sociaux qui ont leurs valeurs propres tout en travaillant dans des organisations
dotées de principes, de règles et de valeurs, dont ils partagent plus ou moins les référentiels.
On peut donc se demander s’il faut rapporter les représentations recueillies aux individus
rencontrés ou aux structures auxquelles ils appartiennent et dont ils se sont fait plus ou moins
l’écho. Cependant, quelles que soient leurs convictions personnelles, le rôle de porte-parole
qui est habituellement le leur ou qui leur a été conféré par cette recherche les a obligés à tenir
un discours, si ce n’est d’orthodoxie, du moins de fidélité aux critères et aux valeurs de
l’institution à laquelle ils appartiennent.
La troisième question est celle de la nécessaire vigilance que doit observer le
chercheur devant le risque qu’il court de dissocier arbitrairement deux niveaux qui sont
totalement et circulairement imbriqués : celui des représentations que les institutions sociales
se font de la pauvreté, et celui de la réalité sociale de la pauvreté, laquelle est largement
définie par les actions des institutions elles-mêmes, par les critères qu’elles adoptent et par les
représentations qu’elles élaborent ou partagent (Castel, 1995 ; Simmel, 1998 ; Paugam, 1991,
2005).
Ajoutons, à ces préalables, quelques remarques relatives au recueil des représentations
des acteurs institutionnels qui assument un rôle concret dans le traitement de la question de
« pauvreté ». Ces acteurs sont, en effet, nécessairement, guidés par des idéologies, des normes
ou des motivations, qui, en France, relèvent de trois grands modèles d’intervention :
- celui de la charité chrétienne (Mollat, 1978 ; Castel, 1995 ; Gueslin, 2004) ;
- celui de la solidarité républicaine, qui, depuis la IIIe République, associe un devoir
d’assistance et un droit social incarné par le système assurantiel – modèle devenu
problématique depuis que le système des assurances sociales, auparavant garanti par la société
salariale (Aglietta & Bender, 1984 ; Ewald, 1985), subit une dégradation générale des
capacités d’action de l’Etat social (Rosanvallon, 1981) ;
- celui, plus récent, qui procède de la thématique de la défense des droits de l’homme :
action humanitaire (Médecins sans frontières, Médecins du Monde, Restos du cœur, etc.) ou
22
Un certain nombre de personnes engagées, à titre professionnel ou bénévole, dans la lutte contre la pauvreté, la
précarité et l’exclusion, ont été entendues individuellement, en face à face, et/ou réunies à l’occasion d’un
séminaire qui s’est tenu le 7 avril 2005, à l’Université des Antilles et de la Guyane.
54
défense des droits des individus « exclus » de la société (Droits devant, Agir contre le
Chômage, etc.).
Les deux premiers registres d’intervention sont portés par des associations de « type
traditionnel ». Bénéficiant d’une capacité d’expertise reconnue 23, celles-ci font partie du grand
domaine de la délégation du service public. Privées ou publiques, soudées par l’idée de
bienfaisance ou articulées à un projet d’accueil relevant de la lutte contre l’inadaptation
sociale, ces organisations fonctionnent sur la base de conventions et de subventions publiques
(Damon, 2002 : 108-109).
Ce sont principalement des structures de ce type qui interviennent en Martinique.
Orientées chacune par des valeurs spécifiques, qui donnent sens à leur action, elles sont aussi
prises dans une configuration culturelle particulière qui transcende leur diversité.
Dans un pays fortement imprégné de culture religieuse (Hurbon, 2000), et où
beaucoup de structures sont orientées par des valeurs chrétiennes, y compris dans la lutte
contre le SIDA, cette configuration associe la culture chrétienne et une « culture de pauvreté »
née du partage d’une histoire commune, celle d’un peuple issu de l’esclavage qui a su faire
face à un destin misérable. De ce fait, les acteurs publics et privés spécialisés dans le
traitement de la pauvreté et de l’exclusion à la Martinique se retrouvent autour des mêmes
représentations de la pauvreté et, souvent, autour des mêmes registres d’intervention.
D’où le paradoxe, qui sera développé ci-dessous, qui consiste, pour les organisations,
à combiner une culture caritative du don et une représentation désabusée des compétences
débrouillardes du pauvre intégré. Les intervenants rencontrés au cours de cette recherche ont
développé leurs arguments avec passion et déploient sans nul doute une énergie considérable
dans leur action. Cependant, lors du séminaire, nous avons pu nous rendre compte que la
pauvreté était aussi « mise à distance » par les intervenants, l’évocation de certaines situations
suscitant même parfois des rires entendus. La réunion des acteurs sociaux ajoute en effet à
l’analyse une dimension nouvelle : ce qui ne transparaît pas dans les entretiens en face à face
peut se dévoiler dans l’entre-soi paradoxal d’une réunion publique. La culture implicite de la
pauvreté partagée par les participants se retrouve ainsi « exposée » dans la mise en scène du
dialogue entre les praticiens.
Cette culture des professionnels est en phase avec le monde dont ils parlent. En effet,
en Martinique, le terme de « pauvreté » ne fait pas sens, ou, plutôt, ne fait pas sens de la
même manière que dans l’hexagone. Le « peuple martiniquais » ayant été composé
essentiellement de personnes pauvres, la pauvreté était nulle part et partout à la fois. La
culture populaire marque cet état initial de pauvreté structurelle, d’écrasement social et de
résistance, par les termes malérè ou mizé, et par des expressions comme : mwen an chien ,
Krazé, mwen andalo , wé mizé pa mô (« la misère ne va pas me tuer, ce n’est pas parce que je
suis dans la misère que je vais en mourir ») ; pli ou chiré pli chien chiré-ôu (« tu es tellement
déchiré que même le chien s’autorise à finir tes haillons, la pauvreté n’a pas envie de me
quitter alors que je n’en veux pas »)24 . La pauvreté structurelle d’an tan lontan, ancrée dans la
condition servile, puis dans celle des travailleurs de la canne et de la banane, est aujourd’hui
résiduelle. Mais, la permanence de ces expressions populaires témoigne d’un héritage de
souffrances et de luttes pour la survie. Or, c’est justement ce défi à la pauvreté, ce rire opposé
23
Cette dimension est d’autant plus importante que, comme le rappelle Justin Daniel dans la première partie de
ce rapport, un grand nombre de personnes échappent au recueil statistique.
24
Les expressions comme les traductions nous ont été « offertes » par un ami martiniquais, originaire de SainteLuce.
55
à la souffrance, qu’il nous a semblé retrouver dans la mise à distance de la pauvreté opérée
par les acteurs pendant le débat. Dans l’effusion du séminaire, se découvrait la connivence
d’un destin partagé et la continuité des valeurs et des cultures entre les acteurs institutionnels
et le groupe des « pauvres ». Si les valeurs des pauvres « intégrés » transparaissaient dans les
propos des professionnels de la pauvreté, c’est que ceux-ci avaient été marqués par une
histoire collective de la pauvreté qui a traversé leur vie familiale et personnelle. A plusieurs
reprises, les uns ou les autres ont ainsi évoqué, à l’appui des descriptions de leur public, des
situations personnelles ou familiales : sœurs de l’un des participants qui touchent le RMI,
personnes présentes ayant connu ou connaissant encore la précarité, etc. Les entretiens
réalisés ont aussi permis de constater que les plus anciens cadres de l’action sociale avaient
eux-mêmes connu l’existence des champs de canne et la « pauvreté intégrée » (Paugam, 2005)
dont il sera abondamment question dans la suite de ce rapport.
A côté de ces représentations de la pauvreté, relevant de ce que Max Weber appelait l’action
rationnelle orientée par rapport à des valeurs, d’autres représentations se rattachent à ce qu’il
appelait l’action rationnelle en finalité. Définies par les buts à atteindre et les moyens d’action
permettant d’y parvenir, de telles représentations sont orientées, dans le domaine social, par la
recherche de l’insertion ou de la réinsertion des personnes catégorisées comme pauvres
(Simmel, 1998). Du fait du processus de rationalisation des sociétés mis en lumière par
Weber, l’action caritative traditionnelle s’est, en effet, transformée. Pour venir en aide aux
pauvres, les agents des institutions sociales et caritatives ne peuvent plus s’appuyer
uniquement sur leurs jugements personnels ou sur des valeurs collectives humanitaires –
valeurs qui n’en sont pas moins incontournables et rappelées dans tous les codes de
déontologie. Il leur faut développer des compétences d’expertise et un « indispensable
professionnalisme » (Beauville, 2001 : 59). Depuis une cinquantaine d’années, les
associations caritatives sont ainsi tendanciellement devenues des organismes parapublics
mandatés par l’Etat ou ses services décentralisés. Les anciennes actions de réadaptation
sociale ont pris un nouvel essor depuis que des politiques sociales de lutte contre l’exclusion,
initiées dans les années 1980, y associent de plus en plus étroitement les associations
d’origine chrétienne (id : 61). En Martinique, l’action sociale en direction des exclus est ainsi
largement le fait d’associations caritatives constituées sur une base confessionnelle (Secours
catholique, Secours adventiste, Saint-Vincent de Paul), ou, surtout, d’initiatives impulsées par
une logique de charité chrétienne à l’égard des plus souffrants, comme le restaurant social de
Marlène Lof ou l’association de prévention auprès des errants toxicomanes ACEATE,
d’inspiration évangélique.
Pour saisir ces deux grands blocs de représentations – de l’action orientée par des
valeurs et de l’action orientée en finalité –, nous nous proposons de soulever les
questionnements suivants :
1- Comment les représentants des institutions en charge du traitement de la pauvreté
désignent-ils les personnes vis-à-vis desquelles ils interviennent ?
2- Comment ces structures se représentent-elles les évolutions récentes de la
Martinique ? Autrement dit, comment pensent-elles les problèmes rencontrés aujourd’hui par
certaines populations ?
3- Que pensent-elles des problèmes qu’elles rencontrent elles-mêmes, ainsi que des
savoir-faire qu’elles mettent en œuvre, pour venir en aide à ces personnes ?
56
I. Les catégories utilisées : analyse sémantique
I.1 Consensus : les catégories utilisées pour définir les publics concernés.
Les entretiens réalisés avec les responsables n’ont pas permis de mettre au jour de
notables différences sémantiques entre les différentes structures d’aide sociale à la
Martinique. Acteurs publics comme acteurs caritatifs partagent les mêmes valeurs chrétiennes
d’aide au plus souffrant, tout en utilisant une terminologie étatique ou publique de l’aide
sociale. Les termes utilisés pour définir leurs publics, liés aux politiques sociales nationales,
sont identiques à ceux que l’on retrouve en métropole : « Rmiste », « familles
monoparentales », « délinquants », « jeunes en souffrance psychique », « femmes victimes de
violences », « familles défavorisées », « personnes âgées seules », « personne en précarité qui
tombe dans la pauvreté à cause d’un accident ou d’une maladie ».
Un comptage des catégories utilisées pendant le séminaire qui a réuni les représentants
de structures publiques et caritatives pour parler des personnes dont ces structures s’occupent
a cependant fait apparaître quatre grands groupes de signifiants :
tout d’abord, ont été mises en avant des catégories relevant du langage
administratif : « Rmiste » (n=17), « étranger », « cas », « dossier », « situations »,
« demandes » (n=12) ; sur un corpus de 251 items, on relève ainsi 16 % de termes
mettant l’accent sur la définition administrative de la personne ;
en second lieu, 29 % des désignations renvoient à des segmentations
socio-démographiques : « jeune », « parents », « personnes âgées », « famille »,
« mère », « père », « femmes », « célibataire » ;
les acteurs institutionnels ont aussi souvent utilisé le langage courant
pour nommer les personnes reçues : 30 % des items relèvent de cette catégorie :
« personne » (n=28), « gens » (n=29), « monsieur », « population » (n=9), « public »,
« individu », « adulte » ;
enfin, effet du séminaire, mais aussi de leurs propres systèmes de
classement, ces praticiens ont aussi eu recours à des désignations que l’on peut
considérer comme plus « sociologiques » : 23 % des énoncés ont ainsi réuni
« pauvreté » (n=36), « exclusion » (n=1), « errants » (n=4), « misère » (n=2),
« chômeurs » (n=2), « précarité » (n=2), « illettrés » (n=2) et « toxicomanes » (n=9).
On peut remarquer que :
- les intervenants rencontrés ne se démarquent pas de leurs collègues métropolitains
dans le domaine de la classification des « pauvres ». Les désignations suivent les
catégorisations issues des politiques sociales ou simplement du langage ordinaire. Les trois
termes, plus « sociologisants », de pauvreté, précarité et exclusion ne représentent que 16 %
des termes employés pendant le débat ;
- la comparaison des expressions utilisées avec celles en usage en métropole souligne
l’imprégnation chrétienne des discours caritatifs à la Martinique, alors que les associations
caritatives de métropole ont aujourd’hui adopté un répertoire symbolique plus fonctionnel. Si
les systèmes de classification du public en usage à la Martinique n’utilisent plus aujourd’hui
des termes traditionnellement liés à une approche charitable de la question sociale (pauvres,
57
malheureux ou miséreux), une telle approche soutient encore le plus souvent les
argumentaires étiologiques et les jugements normatifs. Si l’on ne parle plus des « miséreux »,
on recourt abondamment à la notion de misère morale, déclinée sous de multiples
syntagmes. Tant lors du séminaire organisé à l’Université avec des représentants des
principales structures, que lors des entretiens menés séparément, les expressions « misère
psychique », « misère spirituelle », « misère psychologique », sont souvent revenues dans les
propos de type étiologique, tandis que le terme « pauvreté » était utilisé comme catégorie
générale pour désigner l’objet dont on parlait. (A deux reprises, toutefois, des intervenants ont
avancé la notion de « pauvreté morale » et de « pauvreté spirituelle », comme si l’usage des
termes « misère » ou « pauvreté » importait finalement moins que celui de l’adjectif qui leur
était accolé) ;
- les termes utilisés pour désigner les personnes ne les stigmatisent pas et respectent
leur dignité. Par contre, les discours tenus sur leurs conduites sont, parfois, on le verra,
emprunts de jugements dépréciatifs, s’ancrant dans une vision culturellement définie de la
« pauvreté ».
Il est donc très difficile de trouver des marqueurs sémantiques qui différencieraient les
intervenants, notamment en fonction de clivages tels que public/privé, ancienne structure
catholique/nouvelle structure religieuse, ou encore structures associatives martiniquaises/
structures composées principalement d’acteurs métropolitains (comme EMRIC, la structure
déconcentrée de l’hôpital psychiatrique). Peu donc d’oppositions explicites de valeurs entre
les organismes, que marqueraient différentes désignations des publics cibles.
I.2 Incertitudes : pauvreté matérielle ou misère spirituelle
La pauvreté : une notion problématique. De telles oppositions sont d’autant moins
perceptibles que les intervenants ont tous pointé la difficulté de cerner la notion de pauvreté, à
commencer par l’identification d’un seuil de pauvreté. Ainsi, des conseillères en économie
sociale et familiale ont pu considérer qu’une personne ayant peu d’enfants et vivant de
prestations familiales complétées par le RMI a des ressources suffisantes pour vivre - en
admettant cependant que « tout est juste » (…) Pour nous, les ressources sont suffisantes,
mais c’est vraiment une question de gestion budgétaire rigoureuse, en se tenant uniquement à
l’essentiel. ». L’adjointe à la sécurité et à la solidarité de la ville de Fort-de-France estimait au
contraire que : « Quand on vit du RMI, on est un pauvre, parce qu’avec moins de 400 euros
par mois, on ne peut pas subvenir à ses besoins les plus vitaux, même si on bénéficie de la
CMU, mais on ne mange pas à sa faim, on ne vit pas dans des conditions décentes, on ne peut
pas louer un logement correct, enfin il y a plein de choses qu’on ne peut pas faire » l’exclusion sociale lui apparaissant comme une conséquence évidente de cette situation de
pauvreté. Des assistantes sociales du Conseil Général, en revanche, ont estimé que les
prestations familiales et le RMI suffisaient généralement à la vie des ménages. Une assistante
maternelle pensait, elle, que « du moment qu’on peut s’acheter un pain, qu’on a le RMI, je ne
dirai pas qu’on est pauvre. Pauvre, c’est vraiment ne pas avoir de moyens financiers, ne pas
pouvoir acheter un pain ». Le dirigeant d’ACEATE confirmait : « Etre pauvre, c’est ne pas
pouvoir subvenir à ses besoins élémentaires ».
Précarité, pauvreté, exclusion. Contrairement à ce qui s’est passé pendant le
séminaire, où le terme de pauvreté a été le plus employé, lors des entretiens, c’est le terme
« précarité » qui a été le plus fréquemment utilisé. Associé à un critère de ressources
58
modestes, il l’a été généralement pour caractériser la situation d’un public qui, vivant de
minima sociaux ou en situation d’emploi peu stable ou de courte durée, est « dans une
situation perpétuelle de joindre les deux bouts » (CCAS du Lamentin).
Entre « précarité » et « pauvreté », les acteurs choisissent généralement le second
terme pour évoquer le degré le plus élevé du dénuement, même si, on l’a vu, la détermination
du seuil de pauvreté ne fait pas l’unanimité. Certaines institutions disent d’ailleurs se méfier
de l’emploi du concept de pauvreté : l’ADI, par exemple, préfère raisonner en termes de
précarité, ce qui se comprend d’ailleurs compte tenu de la mission de cet organisme. Au
CCAS du Lamentin, on explique aussi : « On a beaucoup de précarité : des personnes qui se
trouvent en difficulté (…) », en précisant que « la pauvreté proprement dite est difficile à
appréhender ». De même, à l’ALS, on affirme : « Pour nous, nous rencontrons beaucoup
plus de gens en situation de précarité, mais pas forcément de pauvreté. La pauvreté, c’est
extrême, mais on a plus de gens qui sont en précarité, qui ont le RMI, des enfants, donc des
aides de la CAF, etc. ».
Des trois termes, pauvreté, précarité et exclusion, c’est le dernier qui a été le moins
employé, car il renvoie à une problématique de rupture du lien social, davantage associée à la
Martinique à l’idée de « misère spirituelle » qu’à celle de pauvreté, voire opposée à cette
dernière.
Pauvreté/exclusion. Dans le système des représentations des acteurs publics ou
associatifs, la notion de pauvreté, quel que soit le seuil retenu pour la déterminer, est apparue
comme généralement opposée à celle d’exclusion ou de « nouvelle pauvreté ».
La pauvreté est largement entendue aujourd’hui comme, d’une part, le fait d’avoir des
ressources (tout juste) suffisantes pour ne pas mourir de faim, et, d’autre part, comme la
conséquence d’une mauvaise gestion économique des revenus, si minimaux soient-ils. Cette
représentation découle d’une lecture traditionnelle de la réalité historico-sociale de la
« pauvreté intégrée », qui frappait tout un chacun, mais qui n’est plus aujourd’hui que
résiduelle. A l’opposé, la « nouvelle pauvreté » ou « l’exclusion » apparaissent liées à des
mutations récentes (drogue, dissolution du lien familial, consommation effrénée, crise de
l’emploi salarié, etc.), qui ont provoqué une désagrégation du corps social, un retrait, un
isolement, que l’on imagine impossibles autrefois.
Les actions menées par les intervenants sociaux diffèrent selon qu’ils privilégient une
vision en termes de pauvreté intégrée traditionnelle, revisitée par les formes contemporaines
du social (l’exigence culturelle de consommation, notamment), ou une vision en termes
d’exclusion dans ses aspects les plus déviants (drogue, délinquance, violences intrafamiliales). D’où la différence entre, par exemple, le Secours catholique et l’association
ACEATE. Cette dernière s’intéresse plus particulièrement aux exclus (alcooliques, drogués),
en tentant de les réinsérer par la religion et par des pratiques telles que la narration publique
de leur histoire de vie, alors que le Secours catholique s’implique de manière plus globale, en
intervenant auprès des familles pauvres ou en situation de précarité. Lorsque cet organisme
caritatif rencontre une personne considérée comme en situation d’exclusion, il préfère
d’ailleurs, comme le Secours adventiste, l’orienter vers une structure spécialisée.
59
I.3 La « misère » : deux registres sémantiques
La misère, traditionnellement associée à l’état ancien et habituel de la pauvreté
intégrée, sert, au contraire, aujourd’hui, à qualifier l’exclusion et la « nouvelle pauvreté » dans
leurs dimensions spirituelles, morales ou psychologiques. L’usage de ce terme permet d’offrir
une lecture critique du monde moderne qui, s’il a fait reculer l’ancienne misère, a généré une
nouvelle forme de souffrance : la désaffiliation résultant de l’individualisme. « Avant, les
gens vivaient dans la misère » est-il fréquemment rappelé. Mais, aujourd’hui, il y a de la
« misère morale ».
Sous le même vocable de misère, coexistent ainsi deux registres sémantiques, par
lesquels les praticiens désignent des réalités différentes :
- l’état ancien de la grande pauvreté « intégrée » du peuple antillais, grande pauvreté
qui a tendanciellement disparu, même si l’essor d’une classe moyenne de la fonction publique
a laissé perdurer une frange de laissés-pour-compte ;
- la nouvelle pauvreté, née de la modernité, qui se définit moins par les conditions
matérielles d’existence que par une « misère spirituelle », l’appauvrissement général du lien
social et la perte du sentiment d’être bien dans son groupe d’appartenance. Pour les
intervenants, la pauvreté moderne, moins misérable et moins répandue au regard des seuls
aspects purement matériels ou sanitaires, apparaît bien plus misérable si on la considère sous
l’angle des déchirements sociaux engendrés par la vie moderne.
Misère psychologique et désintégration sociale. Pour les acteurs martiniquais, la
notion de misère, ou de pauvreté, psychologique fait immédiatement sens. Tous les entretiens
mentionnent une telle forme de dénuement et en soulignent le caractère récent, mais de plus
en plus prégnant dans la société martiniquaise. Une telle notion trouve son fondement dans
des problématiques de solitude et d’isolement (« la solitude, dit une éducatrice spécialisée,
devenue récemment une grande forme de pauvreté. »). En l’associant souvent aux personnes
âgées et aux familles monoparentales, les acteurs pointent la déliquescence générale de la vie
sociale, des solidarités familiales et de voisinage (Hilaire, 1997). La « misère affective », les
« drames humains », la « misère psychologique », la « détresse », les « personnes en
souffrance », la « misère morale », la « précarité morale », la « misère spirituelle », qui
émaillent les discours, se détachent ainsi sur une vision irénique de l’ancien monde, celui
d’avant la modernité, d’avant la société de consommation, l’individualisme et la
généralisation du travail salarié. Un sociologue martiniquais tel que Louis-Félix OzierLafontaine identifie aussi « l’excès de modernité » comme la racine des malheurs actuels de la
Martinique (1999 : 21).
Une vision « misérabiliste » du présent s’oppose donc radicalement à une idéalisation
du passé. C’est à partir de la capacité, réelle ou mythifiée, des pauvres intégrés d’avant la
modernité à s’organiser collectivement pour survivre que l’on pense aujourd’hui la pauvreté
en Martinique. On oublie ainsi les formes anciennes d’exploitation et de conflits, rarement
mentionnées25, pour ne s’attacher qu’à la disparition des capacités anciennes de résilience. La
défaillance de la solidarité communautaire de la famille élargie et du réseau local devient le
présupposé étiologique ultime dans l’appréhension du phénomène de la pauvreté. La pauvreté
25
N’ont, ainsi, pas été évoquées par les intervenants les problématiques du commérage (Bougerol, 1997), de la
persécution (André , 1987) et de la sorcellerie (Ducosson, 1991), mises en avant par les travaux
anthropologiques, mais qui semblent être moins prégnantes – ou moins reconnues – depuis quelques décennies.
60
économique n’est certes pas oubliée, mais elle ne fait pas autant sens que la pauvreté
spirituelle, à propos de laquelle le discours étiologique sur le lien social primaire du passé est
associé à un discours « chrétien » sur la démoralisation du pays (drogue, violences
endogènes). La topique du lien social apparaît ainsi comme la matrice à partir de laquelle la
pauvreté peut aujourd’hui être lue. A telle enseigne que les « errants modernes » (OzierLafontaine, 1999) isolés, figures paradigmatiques de la misère moderne, s’opposent aux
« nègres des bois », aux « nègres en bas feuille »26, pauvres d’entre les pauvres d’hier, qui
vivaient dans les zones les plus incultes et les plus sauvages, mais étaient malgré tout intégrés
dans des formes plus ou moins régulières de solidarité avec les habitants des bourgs et les
paysans des mornes.
Pauvreté/exclusion : le rapport au travail comme ligne de partage. Autrefois, la
pauvreté n’était pas cachée, mais, commune au vaste ensemble des travailleurs agricoles, elle
était vécue comme une situation ordinaire, et donc, pour une part, invisible. Aujourd’hui, la
pauvreté, la précarité et l’exclusion sont, au contraire, associées au non travail et à la
dépendance à l’égard des aides sociales. Dans les discours des acteurs institutionnels, la
référence au travail occupe donc une place centrale, avec une forte dimension normative :
l’intégration dans la société passant nécessairement par le travail, l’inactivité prolongée ne
peut provenir que de l’incapacité des individus.
L’opposition entre les pauvres et les exclus est aussi celle de leur distance au monde
du travail : on a donc, d’une part, les plus éloignés du travail, les moins nombreux mais les
plus visibles et les plus inquiétants dans les perceptions collectives de la pauvreté et de
l’exclusion : les « crackés », les errants, les délinquants. D’autre part, les moins éloignés du
monde du travail, les rmistes, les djobeurs, les débrouillards, qui sont les plus nombreux mais
les moins visibles et les plus intégrés, car ils ont un logement, n’errent ni ne mendient.
L’évolution
représentations
II.
sociale
de
la
Martinique :
analyse
des
Les professionnels de l’action sociale identifient tous une aggravation de la situation
sociale en Martinique. Ils l’expliquent en faisant mention, par ordre décroissant, de l’arrivée
de la drogue, de la disparition des solidarités familiales (violence intraconjugale,
monoparentalité, délaissement des personnes âgées, refus par les jeunes de l’autorité d’adultes
qui ne savent plus se faire respecter, etc.), du chômage, de la recherche effrénée de la
consommation (qui entraîne le surendettement et le recours croissant à l’aide sociale), de
l’illettrisme, du non recours aux aides sociales (par suite du manque d’information, des
difficultés de déplacement, des problèmes d’accueil dans les services publics, de la culture de
la dignité), des problèmes de logement.
Rien donc de très différent de ce que l’on pourrait entendre dans l’hexagone. A y
regarder de plus près, cependant, les situations de pauvreté évoquées par les intervenants
26
e
Le « nègre » a longtemps désigné l’Antillais au plus bas de la hiérarchie sociale. Au XIX siècle, sa figure
s’opposait à celle du mulâtre, représentant les classes moyennes issues de l’esclavage et qui, affranchies, étaient
parvenues à entrer dans le commerce et l’artisanat, avant d’investir les postes de la fonction publique et les
mandats électoraux (Schmidt, 2003 ; Nicolas, 1996). Cf. Richard Price (2000) pour l’histoire de l’un de ces
« nègres en résistance » qui vivait isolé dans les mornes boisés et caverneux. Aujourd’hui, la figure du nègre est
de plus en plus valorisée au sein des sociétés antillaises en raison de la montée des affirmations identitaires.
61
présentent des propriétés qui les différencient de celles évoquées en métropole27. Dans cette
deuxième partie, nous essaierons de repérer, dans les débats et entretiens enregistrés, ce qui
permet de dépasser l’énumération d’un catalogue de problèmes sociaux. Au-delà du tableau
clinique qu’ils dressent, les acteurs proposent, en effet, des visions générales de la société
martiniquaise et un panorama des grandes évolutions qui ont affecté le monde domien.
II.1 De la « pauvreté intégrée » d’antan à la marginalité dangereuse des « errants
modernes »
L’opposition ancienne pauvreté intégrée/nouvelle pauvreté désintégrante. Comme
on l’a vu dans la première partie de ce chapitre, les discours des intervenants opposent à la
pauvreté intégrée d’antan, le surgissement d’une pauvreté nouvelle qu’ils associent à la
dissolution graduelle du lien social. La vie d’an tan lontan n’est pas évoquée sous la rubrique
« pauvreté », mais sous l’angle de la célébration de la force du lien social : il n’est question
que de « communauté », de « solidarité », de « vie familiale » harmonieuse et de bonnes
« relations de voisinage ». Tout se passe comme si la pauvreté d’hier n’était pas lue ou pas
vue. Par contre, le discours sur la pauvreté et l’exclusion apparaît pour qualifier de nouvelles
populations, inconnues avant les années 1990. Ceci se retrouve notamment dans la
qualification d’un groupe nouveau de personnes, « les drogués », les « toxicomanes », les
« errants toxicomanes » (Ozier-Lafontaine, 1999). Toutes les structures rencontrées
reconnaissent ce phénomène émergent et le désignent par des appellations identiques.
L’ampleur du désastre social en Martinique est corrélée à l’apparition du trafic de drogue
(Domi & Rolle, 2005), lequel a défait les liens de solidarité familiale et jeté un certain nombre
de jeunes dans la rue.
Ces discours font la part belle à une solidarité ancienne (« avant, on était… », disent
les intervenants, en imaginant un groupe social homogène du double point de vue des valeurs
et des propriétés sociodémographiques), évocation qui annihile, dans les représentations des
acteurs, l’existence même d’une pauvreté, en tous les cas d’une pauvreté ayant fait problème :
les gens étaient pauvres, mais la vie avait un sens parce que tout le monde se serrait les coudes
et le manifestait par la pratique du coup de main.
Ce qu’il faut donc retenir, c’est le clivage, construit par tous les acteurs sociaux, entre
une pauvreté ancienne, « intégrée », ancrée dans la vie sociale de l’île et sublimée dans ses
manifestations collectives (coups de main, fêtes, soirées, carnaval), et une pauvreté nouvelle,
socialement désintégrante, apparue avec l’entrée du crack dans l’espace insulaire depuis une
quinzaine d’années.
Si le clivage ancienne pauvreté intégrée/nouvelle pauvreté désintégrante obéit à des
logiques sociales différentes en métropole et en Martinique, l’homologie de situation permet
27
Un des exemples les plus typiques de la singularité de la Martinique est le cas des agents municipaux
titularisés à temps partiel. La fonction publique territoriale a longtemps servi d’instrument de lutte contre le
chômage. D’où le recrutement d’un personnel contractuel, ou d’auxiliaires, pléthorique et précaire dans le cadre
de contrats de droit privé. Ce personnel est fréquemment employé à temps partiel. Sa titularisation progressive
ne remet pas nécessairement en cause la précarité du fait de la perte de certains avantages inhérents au statut de
droit privé, qui ne sont pas toujours compensés par celui d’agent public. En témoigne cette intervention du
président du réseau COALEX, ancien responsable de la DSDS en charge de la tutelle sur les CPAM : « Ces
personnes titularisées ne peuvent plus prétendre aux allocations logement de la CAF. Il y a des personnes qui
ont des statuts inférieurs au mi-temps. Il y a eu un combat syndical mené pour la titularisation de ces personnes.
Mais avec cet effet pervers ». Tous les intervenants ont insisté sur la gravité de la situation de ces agents
précarisés.
62
d’invoquer l’analyse d’Annie Garnier-Muller portant sur les familles ouvrières de l’hexagone,
dans lesquelles « les systèmes d’entraide les plus courants se construisent dans
l’environnement immédiat du voisinage, avec une forte mobilisation des femmes. Celles-ci
dépensent beaucoup d’énergie pour maintenir un système qui reste précaire. Ces familles
adoptent des modèles de comportements conformes au monde ouvrier où elles puisent leurs
racines, elles appartiennent au monde des ‘petites gens’. Les formes d’entraide se pratiquent
indépendamment de la conscience, aujourd’hui diffuse, d’un ‘ nous collectif’, en vertu d’une
habitude ancienne de pauvreté » (2000 : 23). Les « plus de quarante ans » auxquels l’auteur a
donné la parole, ont connu l’ancien monde ouvrier « intégré », où la solidarité existait entre
ouvriers partageant les mêmes conditions d’existence et entre pauvres, d’origine autochtone
ou étrangère, vivant sur le même territoire. Ce que tous déplorent aujourd’hui, c’est l’arrivée
de nouveaux pauvres, incontrôlables, refusant le travail et l’effort, vivant du trafic de drogue.
En métropole, les personnes ainsi issues du monde de la pauvreté intégrée dénoncent plus
particulièrement les enfants de familles immigrées, qui « ne partent pas au travail le matin,
volent des pauvres ou les agressent en bande ».
On retrouve de telles analyses chez les intervenants sociaux martiniquais, qui
soulèvent en particulier la question de la faible valorisation de l’emploi, surtout chez les
« jeunes », qui « n’ont aucun intérêt pour l’insertion par la formation puisqu’ils savent
pertinemment qu’ils gagneront plus en vendant deux ou trois sachets (...). Ce ne sont pas des
jeunes qui ont envie de se lever tôt, ils n’acceptent pas les contraintes de l’emploi, dont ils
estiment d’ailleurs qu’il ne leur rapporte pas assez. » (ALS).
L’identification des causes de la pauvreté nouvelle. Presque tous les intervenants
sociaux qui se sont prononcés sur la question sociale martiniquaise ont insisté sur l’apparition
de nouvelles formes de pauvreté, d’exclusion et de marginalité. Mais, ils ont été relativement
peu nombreux à analyser cette pauvreté en termes de crise économique, comme c’est
habituellement le cas dans l’hexagone, et les déterminants structurels de la pauvreté n’ont été
que très secondairement soulignés, que ce soit à partir d’une analyse de la répartition du
pouvoir économique sur l’île ou, à tout le moins, à partir du constat des conséquences du non
développement ou des crises de l’emploi. Lors de la rencontre entre les associations, seul le
président du COALEX, parlant « d’exclusion du travail, d’exclusion dans l’accès à la
culture », a proposé une vision structurelle de la pauvreté, au lieu de se focaliser, comme les
autres intervenants, sur les propriétés endogènes des populations et sur les effets pervers de
l’aide sociale. Lors des entretiens individuels, la précarité économique n’a pas non plus été
présentée comme centrale, mais noyée dans des explications de type socio-démographique
(maladie, solitude, décès, divorces…) ou psycho-social (difficultés à gérer le budget,
problèmes entre conjoints ou entre générations).
On ne peut certes pas dire que les questions de chômage aient été évacuées, comme le
montrent les analyses présentées par des conférenciers de St. Vincent de Paul : « Nous
trouvons qu’il y a une paupérisation générale de la population martiniquaise. Il y a un
chômage qui est endémique et qui a progressé énormément. Avant, on travaillait pour
quelqu’un, on pouvait être sûr de travailler pendant 20 ou 30 ans. Maintenant, personne n’est
à l’abri d’un licenciement. Il faut se former constamment. On est un petit pays avec un taux
de chômage tellement important que les gens n’arrivent plus à gérer. (…) Il y a le chômage
qui est une grosse source de problèmes. Et avec le chômage, nous, on est obligé de venir en
aide au point de vue loyer, eau, électricité. Financièrement, on revient en arrière ».
Il faut ici rappeler la spécificité du contexte martiniquais, dans lequel il est difficile de
reprendre, sans les adapter au contexte sociohistorique particulier de l’île, les schémas
63
classiques en termes de classes sociales et de domination, compte tenu d’un « passé qui ne
passe pas »28. L’héritage de l’esclavage et du colonialisme y pèse lourdement sur l’espace du
pensable et, plus encore, sur l’espace du dicible. Le retour du refoulé s’exprime sur une base
identitaire (Daniel, 2000 ; Constant, 2000), « raciale », dans une île qui est la « seule société
de l’arc caraïbe dans laquelle les descendants des planteurs blancs continuent de jouer un
rôle dominant » (Perri, 2004 : 62). Il est difficile pour les acteurs sociaux d’évoquer les
problèmes structurels de l’île sans être happés par le discours anti-colonial, comme c’est le
cas des organisations syndicales locales, qui, depuis le milieu des années 1970, conjuguent
revendications sociales et luttes anti-coloniales (Perri, op. cit., 72). Tandis que les intervenants
se sont focalisés sur les aspects internes de la question sociale (dépendance du pauvre, effets
pervers multiples), l’arrière-plan structurel est demeuré implicite et les discours recueillis
chargés de non-dits sulfureux.
Si presque tous les intervenants affirment ainsi qu’il existe une nouvelle pauvreté, ils
ne la lient donc pas tant, comme dans l’hexagone, à la crise de l’emploi qui a débuté dans les
années 1970, qu’à des mécanismes culturels qui jouent sur un fond permanent de
pauvreté intégrée, et surtout à l’arrivée massive de la drogue à partir du début des années
1990, associée à tout un ensemble de violences publiques (« tirages », vols, insultes,
incivilités) et privées (brutalités physiques, meurtres, agressions sexuelles, violences
conjugales), de désœuvrement, de misère morale, affective, relationnelle et spirituelle, de
développement de l’assistanat et de la société de consommation. Le président du réseau
COALEX, se faisant le porte-parole de la plupart des structures que ce réseau fédère, présente
ainsi un diagnostic partagé par la majorité des intervenants : « Nous avons à peu près 500
errants à Fort-de-France. Et tout le monde sait en Martinique que l’errance se rajeunit. On a
de plus en plus de jeunes dans les rues et l’errance se pérennise. Là, notre expérience dans
l’hébergement dans l’urgence nous montre que cela dérive des problèmes familiaux.
L’ARAMES connaît effectivement ces conflits et intervient en prévention, comme les CCAS.
On connaît même des petits jeunes qui sont en formation et qui le soir dorment sur un banc de
la Savane. Avec les problèmes de drogue, les parents les mettent à la porte. Ce qui pose le
problème des structures. On n’arrive pas à les faire héberger. On travaille avec un hôtel à
Fort-de-France. Le responsable nous a dit de lui envoyer. Mais quand il s’est présenté,
l’hôtelier a dit : ‘Je le connais, il dort sur la Savane, je n’en veux pas. Il ne va pas avec notre
clientèle classique’. C’est un énorme problème. Il y a bien sûr la montée de la toxicomanie et
de l’alcool. Il y a 35 % de collégiens qui ont déjà une première expérience de la drogue, du
cannabis. Et quand on sait que les gens à la rue sont à 80 % au crack, ça veut dire que sur la
proportion de jeunes au cannabis, il va y avoir une proportion d’entre eux qui va basculer au
crack un jour ».
Immigration caribéenne et nouvelle pauvreté. L’opposition entre pauvres « intégrés »
et « nouveaux pauvres » incontrôlables qui, dans l’hexagone, est pensée depuis une trentaine
d’années à partir d’un clivage entre prolétariat français de souche et prolétariat d’immigration,
apparaît aujourd’hui à la Martinique avec la stigmatisation des Sainte-Luciens, Haïtiens ou
Dominicais.
L’arrivée des Caribéens non domiens dans l’île y est une question sensible, même si,
quantitativement moins importante, elle n’y a pas atteint l’acuité qu’elle présente en
Guadeloupe. Lors des débats et des entretiens, leur présence problématique a été pour une
large part circonscrite à la question de la déviance, de la délinquance et de l’exclusion. C’était
notamment le thème de l’intervention de l’association ARAMES, chargée du suivi des
28
Expression utilisée par Henri Rousso à propos de la période vichyste.
64
personnes en attente de jugement, en détention ou en liberté surveillée, qui a insisté sur la
gravité de la désocialisation du public des jeunes migrants, baignés dès leur arrivée à la
Martinique dans la recherche de la consommation. « C’est une population très difficile à
suivre. Les jeunes étrangers Sainte-Luciens, Haïtiens, Dominicais que l’on suit depuis
l’attente du jugement judiciaire, ou pendant la détention, ou après…Ce sont des jeunes pour
lesquels il n’y a pas de dispositif d’insertion, pas de prise en charge financière. Ils ne peuvent
pas bénéficier du RMI, ni des allocations familiales des parents. Ils sont peu qualifiés, à la
limite de l’illettrisme. En même temps, ils ne se regardent pas comme des pauvres, des exclus.
Parce que ces jeunes accusent la société de leur situation. Ils accusent le système. C’est nous
qui leur devons des comptes. Je dis que ce sont des jeunes en situation précaire, parce qu’ils
n’ont pas de revenu. Ils n’ont pas de travail, sauf des djobs mais ils portent des Lacoste, des
Nike. Donc, ils sont dans l’économie parallèle. Ils ne font pas beaucoup d’efforts pour
chercher à trouver une formation. Ils disent que ça ne sert à rien et que, dans un an, ils seront
encore dans la précarité et qu’actuellement ils gagnent plus par leurs trafics. Il y a la
situation de jeunes étrangers qui viennent directement pour des trafics de drogue. Ils n’ont
même pas le temps de connaître la Martinique. Ils arrivent, ils sont arrêtés, ils passent 18
mois en prison, et, après, le juge les met en liberté. Et là, ils sont sur le compte de l’Etat, du
système du service social et on ne peut rien faire. Ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas de
papiers - et la préfecture, surtout, ne donnera aucun papier. Mais, ils ne peuvent pas être
reconduits à la frontière parce qu’ils doivent être jugés. C’est le 115 qui en pâtit, qui doit
payer des nuitées, parce que c’est eux qui payent l’hôtel. On négocie un mois en hôtel en
attendant une place en CHRS. On est bloqué. Il faut payer l’existence de ces jeunes ».
Cependant, la plupart des acteurs sociaux observent que l’analyse en termes de
domination économique est bien plus féconde que l’équation simpliste : étrangers = drogues
et trafics. Certains insistent ainsi sur la dimension laborieuse de cette population : « Il y a
toute cette population sainte-lucienne ou haïtienne. Pour eux, la Martinique, c’est l’Eldorado.
Mais ils font les boulots les plus durs, que les Martiniquais ne veulent plus faire. Même sur
les chantiers de bâtiment, ils travaillent au noir et en plus on les sous-paye. C’est exploiter la
misère. Ce sont des nouveaux pauvres. On les sous-paye dans les PME, que ce soit des Noirs
ou des Békés (qui les dirigent). Les Haïtiens bâtissent, tandis qu’on sous-paye les SainteLuciens qui coupent la canne à sucre » (Synergie). « Les Haïtiens sont sur Sainte-Thérèse,
Terres-Sainville. Ce sont eux qui viennent dans les vestiaires, pour les aliments. On a cet
afflux…et ça commence dès la layette…ça soulage leur misère » (St. Vincent de Paul)29.
La question des immigrés n’a toutefois pas occupé une place prépondérante dans le
discours des acteurs institutionnels, soit que ceux-ci considèrent qu’il ne s’agit pas là d’un
problème social primordial à la Martinique, soit que la logique même de l’expression
publique leur ait interdit de céder à la xénophobie ambiante, virulente en Guadeloupe, plus
nuancée en Martinique.
29
Par ailleurs, l'arrivée relativement importante de populations immigrées de la Caraïbe a certainement rendu
plus difficile le fonctionnement des mécanismes traditionnels de solidarité et de l’entraide. Ces étrangers , qui ne
sont pas reconnus comme des pairs, sont souvent accusés de bénéficier d’aides sociales au détriment des
Martiniquais. C’est ainsi, par exemple, qu’à Fort-de-France, dans le quartier populaire de Volga Plage, la
présence d'une population jeune importante, issue pour partie de l'immigration caribéenne et souvent privée de
toute perspective de progression personnelle, accentue les incompréhensions et multiplie les tensions avec les
habitants du quartier et la population générale (Rochais, à paraître). Les divers acteurs observent une absence
croissante des solidarités privées, remplacées par des solidarités institutionnelles. Lorsque ces solidarités privées
persistent, elles sont censées être le plus souvent utilitaristes, c’est-à-dire utilisées à des fins personnelles, pour
accéder à un bien-être individuel.
65
II.2. La nouvelle « pauvreté intégrée » de la société de consommation : calcul
rationnel et reconversion de la compétence débrouillarde des pauvres
Société de consommation et nouvelle pauvreté intégrée. Jusque dans les années 1970,
les pauvres ne pouvaient compter, ont rappelé les intervenants, ni sur les aides sociales, qui
n’existaient guère, ni sur l’économie monétaire, mais seulement sur leur travail, sur la
solidarité familiale et de voisinage, ainsi que sur les ressources qu’ils pouvaient tirer de
l’élevage et des cultures vivrières. « Mes parents travaillaient dans un champ de bananes », a
rappelé, lors du séminaire, un chef de service d’insertion par le logement. « Mais, ce n’était
pas le salaire qui faisait la façon de vivre. Nous avons oublié que l’on pouvait ne pas gagner
beaucoup et avoir deux bœufs, ses poules, ses cochons et des valeurs qui n’étaient pas
forcément des valeurs pécuniaires ».
L’entrée dans la société de consommation a considérablement accru la part monétaire
des échanges et des attentes : « C’est vrai qu’en 50 ans, on a fait un bond en avant sur le plan
social, avec le recul des maladies infantiles, les toilettes dans les maisons. Mais, avant, tout le
monde avait un jardin. Aujourd’hui, on achète tout au bourg, donc tout est devenu plus cher.
On dépense plus. L’eau, l’électricité doivent se payer. Donc, l’argent que les gens ont plus
qu’avant, il est dépensé dans l’alimentation, dans les charges » (St. Vincent de Paul).
Les intervenants dénoncent tous la pauvreté nouvelle engendrée par le développement
rapide de la société de consommation et les besoins qu’elle suscite : « Les jeunes aujourd’hui
sont immergés dans la société de consommation, le crack et les belles gonzesses ; la violence,
le look, les portables, la belle voiture. La pauvreté est liée aussi à l’évolution de la société
martiniquaise. Cette pauvreté-là, des familles pauvres qui veulent avoir tous ces objets et qui
s’endettent pour les avoir, est totalement différente de la pauvreté d’avant. Moi, je suis né
dans un quartier très pauvre, dans un ghetto, il y avait cette pauvreté qui était matérielle : il
n’y avait rien, mais on vivait quand même. On était pauvre, mais on était digne. Aujourd’hui,
la pauvreté est plus lourde et elle est plus criante. Il y a une course à tout parce que c’est
indigne d’être pauvre. Donc, c’est la course à tout et, résultat des courses, les gens sont
surendettés et donc toujours aussi pauvres. Même les cols blancs sont surendettés, les
huissiers les appellent tous les jours. Cette forme de pauvreté-là est nouvelle et elle nous fait
perdre nos valeurs, notre foi propre. Les gens ne veulent plus être martiniquais, ils veulent le
conformisme européen et veulent s’expatrier au Canada ou aux USA » (Synergie).
L’entrée dans l’univers de la consommation a fait disparaître les liens traditionnels
d’entraide et d’échange : les familles se sont recroquevillées sur leur espace domestique, au
détriment des liens du quartier et de la famille élargie30. Les intervenants s’accordent pour
déplorer une telle disparition de la solidarité, de la générosité, du coup de main et des formes
d’entraide et de socialisation propres aux sociétés pauvres, disparition qu’ils imputent au repli
actuel sur une vie dédiée à la consommation et sur l’importance accordée au paraître (terme
utilisé par la plupart des intervenants) : « Avant on s’aimait. Il y avait la misère, mais on se
préoccupait de son voisin. On se préoccupait si un tel était ou pas malade. On avait deux
oranges, on partageait. Mais là, maintenant, c’est chacun pour soi. Vous passez dans la rue…
vous ne voyez…Maintenant si un enfant me dit bonjour dans la rue, je suis surprise. Les
enfants étaient sous l’autorité de n’importe quel adulte. L’adulte parlait et l’enfant obéissait.
L’adulte qui est parent n’a même pas le droit de dire quelque chose à un enfant. Il n’y a plus
d’autorité » (St. Vincent de Paul); « En Martinique, nous faisons semblant de ne pas voir la
30
On peut imputer, à un tel assèchement de la vie sociale, la déliquescence des carnavals locaux et l’émergence
d’un carnaval spectaculaire, touristique, désincarné, unifié et centralisé à Fort-de-France (Bruneteaux & Rochais,
2006).
66
pauvreté parce que ça dérange. Parce que nous sommes tellement dans le fonctionnement
européen que nous avons perdu nos valeurs de solidarité… J’ai 53 ans. Quand j’avais 20 ans,
jamais mes parents ne m’auraient mis à la porte, ils étaient solidaires, ils accompagnaient
leurs enfants, ils les élevaient. Il y avait une autre éducation. Maintenant, il n’y a plus rien du
tout, les parents mettent facilement leurs enfants à la porte. C’est incroyable ! » (Synergie).
« On arrive à une situation explosive, avec une éducation qui n’est plus celle d’avant. La
jeunesse peut faire n’importe quoi. Il n’y a plus de respect. Plus personne ne veut rien faire »
(St. Vincent de Paul). « Les femmes à la rue se retrouvent seules dans un espace urbain.
Avant, dans le monde rural, il y avait la famille et personne ne se retrouvait dans la rue »
(Synergie). Les intervenants parlent ainsi de « société égoïste » (éducatrice spécialisée), de
« gens dans leur bulle » (élue), de « gens qui ne donnent plus », de « difficultés dans le cas du
partage qui vient des parents qui refusent en général » (éducatrice spécialisée.)
Calcul rationnel et compétence débrouillarde. Dans leur majorité, les intervenants
ont présenté les pauvres « intégrés » de la société de consommation comme des « acteurs
rationnels », qui instrumentalisent l’aide sociale. Le séminaire a ainsi été l’occasion de prises
de paroles relativement ironiques et désabusées à l’endroit des profiteurs du système, « fauxpauvres », « calculateurs » et « débrouillards »31. Sans être absente des idéologies
professionnelles en métropole, une telle approche – analysée par divers travaux de sciences
sociales sur les compétences des plus démunis (Laé & Murard, 1995 ; Ballet, 2005) – semble
cependant manifester une certaine spécificité, par l’insistance qu’elle fait porter sur la
« pauvreté intégrée ».
Le président du réseau COALEX (ancien président du Secours catholique et directeur
d’un service sanitaire à la DSDS), qui fédère la plupart des institutions sociales dans l’espace
insulaire, estime ainsi que « la pauvreté n’est pas aussi importante que l’on veut bien le dire
en Martinique. Actuellement, les chiffres sont de 63.000 personnes qui vivraient au-dessous
du seuil de pauvreté (RMI, API et ALS). Il est vrai que ce sont des allocations à déclaration…
Nous avons des populations qui paient un loyer de 450 euros, mais, quand on fait l’addition
du RMI et des allocations familiales, on se rend compte qu’elles ne peuvent pas payer (une
telle somme). Donc, il y a des ressources souterraines. Je persiste et je signe : la pauvreté
n’est pas aussi importante dans ce département. Mais il est vrai qu’il y a une grande pauvreté
et que ce sont des gens qui ne vont pas spontanément vers les services sociaux ».
Les pauvres « intégrés » sont donc considérés, pour la plupart, comme loin d’être
matériellement démunis et comme tout à fait compétents dans l’instrumentalisation des aides
sociales. Les débats et entretiens ont été l’occasion d’évoquer des situations précises : telle
personne âgée dissimule son magot au domicile ; un petit RMIste délinquant vit de la drogue ;
une jeune femme qui bénéficie de l’API se prostitue ; une jeune mère célibataire éloigne le
père de son enfant pour percevoir l’API ; un RMIste cumule son revenu d’insertion avec un
djob, etc. Lors d’un entretien individuel, un conférencier de St Vincent de Paul s’interrogeait
également : « Comment se fait-il que quelqu’un qui a le RMI peut avoir un 4X4 ? Il y a aussi
31
La figure du débrouillard « parfaitement intégré dans son environnement », qui « utilise les ressources de
l’économie informelle, mais également du monde de l’insertion pour réussir malgré tout une vie d’Homme
correcte » a été analysée par Philippe Vestris dans son mémoire de DEA « Evolution des pratiques et
représentations du travail et de l’assistance en Martinique de 1946 aux années 2000 ; la construction sociale de la
figure du ‘débrouillard déviant’ et de la notion d’assistanat » (Université des Antilles et de la Guyane, 2003) –
travail dans lequel il l’éclaire, en particulier, à l’aide du personnage de Compère Lapin, rusé et débrouillard,
présent dans de nombreux contes antillais, et de proverbes traditionnels, comme le fameux « débrouya pa
péché ».
67
ceux qui se font des djobs avec le RMI. Et comme nous aimons bien le paraître… » (St.
Vincent de Paul).
Les femmes vivant seules ou en situation de monoparentalité sont particulièrement
représentées comme des agents calculateurs : beaucoup de responsables ont fait remarquer
que, si les femmes sont particulièrement frappées par la précarité ou la pauvreté, par suite de
la dissolution du groupe familial et des violences conjugales, elles ont aussi développé une
grande expertise pour s’installer dans l’assistanat, ou pour se faire entretenir. Des intervenants
ont ainsi dénoncé ce qu’ils analysent comme la tendance des femmes, autrefois poto mitan 32
de la famille, à dépendre aujourd’hui des subsides des hommes, voire de leurs enfants
devenus pourvoyeurs du foyer, grâce aux « trafics ».
Les intervenants ont d’ailleurs, on l’a vu, minimisé la pauvreté du djobeur ou du
chômeur, et insisté sur la proportion considérable des chômeurs qui travailleraient au noir, sur
l’importance de l’appui qu’ils recevraient de leur famille (nourriture gratuite, coups de main
des frères, hébergement gratuit, partage du terrain familial, etc.)33, ainsi que sur la part de
responsabilité personnelle qui leur incombe dans leur situation (refus des obligations liées à
une activité professionnelle normalisée : horaires fixes, hiérarchie, etc.) : « C’est pour ça que
tous les toxicos… Ce sont des gens qui marchent pieds nus, tu vois, sur l’autoroute. Ils ne font
plus attention à leur physique, parce que l’esprit… Ils se sont rejetés eux-mêmes. On voit
quelqu’un, moi, toi, elle, nous voyons quelqu’un qui se rejette, qui se refuse, ce sont les
exclus. C’est eux qui s’excluent eux-mêmes. C’est une auto-exclusion, parce que c’est pas moi
qui exclus. Personne n’exclut personne, c’est lui-même qui s’exclut de la société. Faut pas
croire que c’est moi qui va l’exclure, que c’est le gendarme qui va l’exclure, ou sa famille.
Non, c’est lui-même qui s’exclut. Les toxicomanes sont des gens qui gagnent entre 80 et 100
euros par jour. Donc, il y a la pauvreté affichée, qui cache une richesse. Les gens qui dealent
ont de l’argent sous le matelas. Il y en a qui sont au RMI, mais ils ont de l’argent caché. Je
connais un clochard dont les parents sont riches. Lui n’est pas pauvre. Il suffit qu’il arrête et
il retrouve toute sa place. Et il y en a plein qui sont soutenus par les associations. C’est leur
marginalité qui entraîne leur pauvreté. Ce sont des personnes qui acceptent ce système, mais
elles ne sont pas pauvres. Elles peuvent retrouver leur place normale. Pour moi, il y a une
pauvreté psychique. Et la drogue abaisse l’homme dans sa dignité. Mais la personne n’est
pas pauvre. Elle dépense » (ACEATE).
La neutralisation des affects à l’égard des conditions de vie des pauvres s’ancre
probablement dans l’existence de longue date aux Antilles d’une pauvreté intégrée, qui a eu
pour corollaire, nous l’avons dit, une socialisation à la pauvreté et le développement d’une
culture de pauvreté équivalente à la « culture de pauvreté » analysée par Oscar Lewis (1969)
pour Porto-Rico ou à la « culture du pauvre » analysée par Richard Hoggart (1970) pour le
prolétariat anglais. A la Martinique, une telle culture a sans doute été renforcée par la
racialisation de la pauvreté. Elle a aussi été marquée par la valorisation de la
« débrouillardise », qui, même lorsqu’elle frisait l’illégalité – voire y plongeait – ne pouvait
pas être regardée comme un « péché », nécessité faisant loi.
Rappelons, en effet, une fois encore, que la Martinique a longtemps pu être comptée
au nombre des pays que Serge Paugam appelle de pauvreté intégrée (2005 : 89), pays dans
lesquels les pauvres ne forment pas un groupe à part mais constituent la base même de la
société. A côté de la minorité Béké et de quelques centaines de fonctionnaires métropolitains,
32
33
Littéralement : poteau central, donc principal soutien.
En contradiction avec leurs propos sur la disparition des solidarités familiales…
68
les descendants d’esclaves occupant des emplois subalternes et les travailleurs agricoles
africains ou indiens « engagés » ont en effet composé l’immense majorité de la population
jusque dans les années 1970. La socialisation à la pauvreté a façonné une relation spécifique
des organisations caritatives aux pauvres, qui, dans un pays objectivement plus pauvre que la
métropole, qu’on le mesure au PIB ou à la proportion de chômeurs ou d’allocataires du RMI
(cf. le premier chapitre de ce rapport), se sont longtemps confondus avec la population
générale. Or, comme en attestent un certain nombre d’entretiens, les intervenants ont connu
pour la plupart cette pauvreté intégrée dans leur enfance. Nombre d’entre eux ont, sinon
travaillé dans les champs de canne ou de bananes, du moins côtoyé ceux qui l’on fait, ont
vécu dans des cases ou des baraquements de tôles, ont connu la frugalité de repas
qu’agrémentait seulement le produit de cueillettes dans les bois environnants. D’où, de la part
de ces professionnels aguerris, une relativisation des souffrances des pauvres que l’on pourrait
dire « classiques » et qu’ils connaissent bien parce que la plupart d’entre eux sont issus du
même groupe de référence.
Cette pauvreté intégrée existe toujours aujourd’hui, mais elle est traversée par de
nouvelles logiques, que les intervenants voient liées au développement « hystérique » de la
consommation, au repli « individualiste » sur ses objets. Les anciens « pauvres intégrés »,
devenus « précaires », sont ainsi pris en étau entre le risque du chômage et celui d’un
endettement entraîné par la surconsommation et le recours généralisé au crédit. La
« débrouillardise » traditionnelle s’investit aujourd’hui dans l’instrumentalisation de l’aide
sociale et caritative, estiment les intervenants. Les pauvres, jugent-ils, préfèrent « s’installer
dans le RMI » plutôt que d’accepter un emploi qui présente peu d’avantages matériels par
rapport au statut d’assisté – au risque que le RMI, de dispositif d’insertion, devienne un culde-sac. Une jeune femme, bénévole d’une association, précise d’ailleurs qu’elle se trouve
« enfermée » dans le RMI depuis quatre ans sans pouvoir trouver un emploi à la mesure de
son niveau d’études. A l’ANPE, remarque un autre intervenant, « on reçoit des gens qui sont
des chômeurs de longue durée et qui nous disent : je veux bien travailler, mais ne me déclarez
pas. Ils refusent aussi des contrats de deux mois qui leur auraient ouvert la porte. Mais,
ajoute-t-il, je n’aimerais pas que l’on débouche sur l’idée que tous ces gens-là saisissent la
première occasion pour ne rien faire ».
C’est pourtant ce que font d’autres intervenants, oscillant entre la condamnation de
l’assistanat et la compréhension du calcul rationnel avantages/coûts auquel se livrent les
individus : « Il y a des gens qui ne veulent plus travailler. Ils touchent 500 euros par mois par
les prestations familiales. Je lui propose 500 euros pour travailler chez moi. Elle préfère
rester chez elle. C’est de l’assistanat, ça aussi, ces nouveaux pauvres qui sont assistés et qui
ne travailleront jamais ». « Il y a une telle situation du marché de l’emploi aujourd’hui que
les gens ont intérêt à garder le RMI et à ne pas chercher du travail. Pour aller galérer pour
500 euros, ils vont perdre un temps fou dans les transports34 et les garderies coûtent cher. En
plus, ici, en Martinique, il n’y a que les SMIC et les SMIC améliorés. Même des agents de
maîtrise sont peu payés et ont un travail énorme ».
Mais, estiment les intervenants, de telles stratégies débrouillardes finissent par
entraîner, pour les acteurs rationnels qui les adoptent, la conviction que l’aide leur est due :
« Certaines personnes viennent nous voir en faisant aussi des demandes similaires dans
d’autres organismes et réclament, si nous l’avons refusée, en se basant sur le succès de leur
dossier ailleurs » - alors que l’octroi d’aides, notamment financières, est loin d’être de droit35.
34
Un grand problème à la Martinique…
35
C’est particulièrement vrai pour l’ALS, qui n’octroie pas directement d’aides financières, mais est dépêchée par les
bailleurs qui la financent – SMHLM, SEMAFF, SIMAR - pour régler les problèmes d’impayés de loyer. C’est à l’occasion
de ces missions que la situation globale de l’intéressé est examinée, et qu’est évalué l’accompagnement nécessaire –
69
Exemple significatif, dit-on : cette attitude est parfois adoptée par des enfants en placement
judiciaire : « J’ai besoin de ça, il faut me le donner parce que vous êtes là pour ça »36. Les
individus aidés sont alors perçus comme des « habitués » qui assument leur situation de
précarité et sont capables d’en tirer profit.
Le discours des travailleurs sociaux regorge cependant d’illustrations, parfois
stéréotypées, de la disproportion qui existe entre les besoins créés par la nouvelle société de
consommation et du paraître et les ressources des individus, lesquels peuvent alors ne plus du
tout apparaître comme des acteurs rationnels : cas du célibataire ou du père de famille qui
s’achète un portable, mais qui ne peut pas manger ou donner à manger à ses enfants ; cas de la
mère de famille qui s’endette pour acheter une collection de CD-rom pour ses enfants alors
qu’elle n’a pas d’ordinateur, ou du couple qui possède une télévision et un réfrigérateur neufs
dans une maison louée sans eau ni électricité ; cas du « 4x4 garé devant une maison en
tôle… ». Cependant, les intervenants admettent aussi, que, dans le fond, rationalité il y a.
Seulement, celle-ci est de nature sociale et non économique : « en même temps, (ce 4x4 garé
devant une maison en tôle), c’est la fierté du gars… », remarque l’éducatrice spécialisée.
L’assistante sociale lui emboîte le pas : « On est dans une société d’apparence, cette voiture
c’est peut-être ce qui lui permet d’avoir encore une certaine place dans la société, donc elle
préfère ne pas savoir quoi manger et venir demander une aide alimentaire au CCAS plutôt
que d’y renoncer » (CCAS du Lamentin). Le problème de l’accès aux ressources sociales
pour « sauver les apparences » est considéré comme encore plus aigu pour les jeunes hommes
(qui rappelons-le, ne disposent pratiquement que du RMI et ce, à partir de 25 ans, tandis que
les jeunes femmes peuvent bénéficier de prestations familiales si elles ont des enfants) :
« Avoir de beaux vêtements, des chaussures à la mode, emmener sa copine au cinéma, pour
un jeune homme de 20 ans-22 ans, ne pas pouvoir payer un ticket de cinéma à sa copine, c’est
honteux. » (élue adjointe à la sécurité et à la solidarité).
Les catégories de population les plus touchées par la pauvreté moderne.
a) les femmes. Pour les intervenants sociaux, la population féminine est la plus
exposée au risque de pauvreté et de marginalisation, du fait de la désintégration des liens
conjugaux, de l’essor de l’économie monétaire et de la société de consommation. L’ADI, qui
reçoit exclusivement les allocataires du RMI, précise que le profil moyen est celui d’une
femme de 39 ans avec 3 enfants. Les femmes, pour la plupart chef de famille monoparentale,
constituent la grande majorité du public des autres institutions. L’assistante maternelle
chargée d’enfants en placement judiciaire souligne également que les enfants accueillis vivent
le plus souvent seuls avec leurs mères. Les femmes, précise-t-on, constituent aussi 60% de la
population des centres d’hébergement d’urgence (contre 10% dans la région parisienne), où
elles sont généralement accueillies pour fuir les violences conjugales.
Les familles monoparentales (essentiellement dirigées par des femmes) sont souvent
surendettées : « Il y a de plus en plus de mères célibataires jeunes, ayant des enfants de pères
successifs. Elles nous sont adressées par les assistantes sociales pour des demandes
d’équipement mobilier. Elles sont au RMI ou ont des petits salaires. Elles vivaient chez leurs
parents. Elles voulaient prendre un appartement. Mais avec les charges et le loyer, elles ne
budgétaire, professionnel, sanitaire, etc. Le but de cette association est le maintien de l’individu dans son logement en même
temps que la satisfaction des bailleurs qui l’emploient. Le fait de ne pas financer directement les familles est un frein
important dans l’accompagnement, car les familles pensent qu’elles ne vont rien y gagner.
36
Bien que particulier, ce cas de figure montre une certaine habileté à profiter d’un système auquel on est habitué, mais il
pourrait tout aussi bien s’agir d’une posture visant, en réalité, à refuser de se montrer comme un simple quémandeur. La
logique du « j’ai droit à » plaçant le demandeur dans une posture active, nettement plus valorisante.
70
s’en sortent pas. Même avec 1500 euros, elles ont des dettes rapides. Il suffit d’avoir deux ou
trois enfants ou une dette non maîtrisée et tout de suite on est dans un déséquilibre qui
s’amplifie » (Secours Catholique). La plupart des personnes rencontrées partagent le point de
vue défendu par le dernier intervenant : dans le cas des jeunes mères, notamment, les
prestations familiales sont considérées comme leur assurant un revenu convenable, à
condition de savoir le gérer. Or, estime-t-on généralement, « elles n’ont pas du tout cette
vision, l’idée de se dire qu’un enfant coûte (…), Elles traitent les besoins de l’enfant comme
s’il était adulte (…), Il n’y a aucune projection. Sans doute qu’elles aiment leurs enfants, mais
les ressources que l’enfant rapporte ne s’inscrivent pas du tout dans un accompagnement
(...). Leurs préoccupations sont souvent tournées vers l’esthétique, les vêtements, etc. Qu’estce que je vais m’acheter ? Etc. ».
Ecervelées, les jeunes mères seules sont pourtant également considérées, on l’a vu,
comme particulièrement débrouillardes. D’ailleurs, si elles « dilapident » l’aide sociale en
achats esthétiques, c’est afin d’attirer ou de conserver l’homme qui, retour sur investissement,
leur paiera la facture d’électricité ou la traite de la voiture (assistante maternelle, ALS). Tout
comme en métropole, les bénéficiaires de l’API, qui doivent être « isolées » pour y avoir
droit, sont également soupçonnées de dissimuler l’existence d’un ou de plusieurs
compagnons, dont elles tirent des ressources cachées – ou qu’elles entretiennent au contraire
avec les prestations destinées à leurs enfants.
b) Les personnes âgées. Pour les intervenants, l’isolement des personnes âgées, leur
abandon, voire leur exploitation, par leurs descendants, sont des phénomènes nouveaux,
particulièrement révélateurs de la « misère psychologique » et de la dissolution des solidarités
familiales engendrées par la modernité. « Nous accueillons en mairie le tout venant. Il y a le
problème des personnes âgées qui sont de plus en plus isolées. Si bien qu’au Robert, nous
avons créé un service de personnes âgées pour éviter qu’elles soient isolées, au moyen du
portage de repas. Et d’autres actions » (CCAS du Robert). Il y a donc, dit-on, de plus en plus
de personnes âgées en difficulté (CCAS du Robert, Secours catholique). Celles qui ne
disposent que de peu de ressources et qui ont perdu leurs soutiens familiaux se retrouvent, estil dit, de plus en plus souvent dans des situations très difficiles, notamment à cause du manque
de maisons de retraite dans une île où celles-ci n’avaient jadis pas lieu d’être, et où on les voit,
en effet, apparaître – chose qui, dit-on également, aurait été impensable il y a à peine vingt
ans. N’ayant pas eu l’habitude, au cours de leur vie d’anciens pauvres « intégrés », de recourir
aux aides sociales, par ailleurs alors largement inexistantes, les « grandes personnes », comme
on dit à la Martinique, ont sans doute aussi, estime-t-on, plus de mal à le faire.
L’émergence d’une instrumentalisation des ascendants, dont la retraite serait
ponctionnée par les enfants et petits-enfants, a été fréquemment évoquée : « Certains retraités
pourraient vivre dans des conditions acceptables. Mais il y a des enfants, et beaucoup de
petits-enfants, qui récupèrent une bonne partie de la retraite de ces personnes » (président du
COALEX).
Qu’il s’agisse de l’importance considérable du nombre des familles dites
monoparentales à la Martinique ou des transformations de la condition des personnes âgées, la
« dissolution » des liens familiaux confirme, pour les intervenants, la justesse des analyses
proposées en termes de relâchement des liens primaires, et de montée de l’individualisme. Les
responsables des associations caritatives rencontrées, catholiques ou adventistes, ont insisté
sur les transformations qui, à la suite de la généralisation du travail salarié, et plus
particulièrement du travail salarié des femmes, affectent aujourd’hui les rapports entre les
71
sexes et entre les générations. Absents du foyer ou peu disponibles, les parents perdent leur
autorité et les différents maillons de la chaîne générationnelle ne peuvent plus s’occuper les
uns des autres. Cette dissolution des solidarités familiales engendre l’une des « misères
morales et psychologiques » de la modernité, le sentiment de solitude, qui touche
particulièrement les personnes âgées, mais aussi les femmes, surtout celles qui vivent dans les
cités HLM (Dillon, Rivière-Salée, Le Marin) : « On a un problème, de plus en plus, de
femmes qui sont isolées, de gens qui ont besoin de discuter ».
Les intervenants ont d’ailleurs, on l’a vu, insisté sur la dimension psychique de la
pauvreté, s’accordant, lors du séminaire, sur les notions de « misère spirituelle » et de
« pauvreté psychologique » : « J’ai l’impression que c’est le gros problème en Martinique. Il
y a de la misère financière, il y a de la misère matérielle, appelons ça la pauvreté. Mais les
gens arrivent quand même à se débrouiller. Le problème psychologique est un gros problème.
Si je vous dis qu’au 115, en terme d’écoute, nous avons des gens qui ont aussi de bonnes
professions, qui appellent quand même parce qu’ils sont seuls. Des personnes âgées mais
aussi des jeunes en souffrance. C’est extrêmement préoccupant pour notre département. Je
vais vous donner un exemple de misère morale. Un médecin nous appelle tous les soirs »
(Président du réseau COALEX).
C’est cependant dans la figure pitoyable et inquiétante du « cracké », du « toxicomane
errant », que la déliaison sociale trouve son illustration ultime.
c) les toxicomanes errants. La drogue apparaît comme la grande responsable de la
déliquescence des liens sociaux. C’est sans aucun doute la cause la plus fréquemment
évoquée par les professionnels et les associatifs rencontrées. Tous insistent sur la gravité du
phénomène, sur son importance quantitative et sur la déstructuration des familles qu’il
entraîne : violence contre les parents pour obtenir de quoi acheter sa dose de crack,
instrumentalisation des parents pour cacher la drogue au domicile, déstabilisation de la fratrie
à cause de l’élément perturbateur, etc. Si la drogue est un fléau, c’est parce qu’elle détruit les
familles, mais c’est aussi qu’elle « désincite » au travail. Les nouveaux pauvres, précisent les
praticiens, préfèrent la vie facile, avec pour corollaire le trafic aux profits rapides ou
l’assistanat doublé d’une recherche effrénée de consommation.
Les intervenants évoquent le sentiment d’insécurité que les « errants toxicomanes »
induisent dans les parkings des supermarchés, et, surtout, font planer sur Fort-de-France, de
jour comme de nuit. Les commerçants s’y plaignent en effet d’être harcelés par les demandes
pressantes des mendiants toxicomanes, et la municipalité a mis en place un service de
prévention et de médiation en vue d’en protéger le public (commerçants, clients, touristes,
passants). L’équipe municipale est, dit-on, tellement obsédée par ce sentiment d’insécurité
exprimé par les habitants qu’elle a entrepris une politique de « nettoyage social » dont les
associations sont victimes. L’entretien avec Mme Lof s’est ainsi déroulé dans le contexte de la
fermeture de son restaurant social pour « errants » au centre ville de Fort-de-France. Tout en
comprenant la nécessaire protection des riverains et du public de la cité, les associations
caritatives qui distribuent une aide alimentaire aux errants affirment ne plus pouvoir travailler,
car leurs locaux ont été fermés et repoussés hors du centre ville.
Tandis qu’en métropole, la question sociale des SDF n’est jamais pensée en lien avec
celle de l’immigration ou des jeunes des banlieues, en Martinique, les errants toxicomanes –
qui vivent à cheval entre la rue et les friches sociales rurbaines où se mêlent jeunes dealers,
délinquants et familles pauvres (Domi & Rolle, 2004 ; Ozier-Lafontaine, 1999) - fusionnent
les propriétés des « surnuméraires, inutiles au monde » (Castel, 1995) et celles des « classes
dangereuses » (Chevallier, 1978).
72
Mais, les « exclus » sont aussi, paradoxalement, perçus comme des individus qui
peuvent assument leur destin de marginalité du fait de leur « intégration » dans un groupe
d’affinité ou de leur comportement de calculateurs rationnels. Les professionnels d’EMRIC
considèrent, par exemple, que les errants toxicomanes, qui manifestent une grande souffrance
psychique, sont néanmoins intégrés dans le milieu de la rue, ce qui explique les échecs
successifs des post-cures. Si l’abstinence est effective pendant tout le temps de la prise en
charge, elle ne peut en effet survivre à l’arrêt de celle-ci, lorsque le toxicomane, « libéré »,
retrouve le milieu de la rue et, en dépit d’une forte stigmatisation et d’une image de soi
dégradée, s’y installe de nouveau, dans son réseau d’affinité.
Dans cet univers complexe, les intervenants sociaux ont du mal à concilier leurs deux
visions des pauvres, intégrés ou dangereux, surtout pour ce qui concerne les jeunes : - tantôt,
ceux-ci sont appréhendés comme relevant du groupe des pauvres classiques : ils sont alors vus
comme les enfants de familles traditionnellement pauvres, qui, à cause des budgets serrés,
vivent mal, des enfants sur lesquels les parents se déchargent de leurs frustrations, des enfants
qui, délaissés par des mères qui travaillent, finissent par chuter dans les illégalismes ; - tantôt,
ils sont appréhendés comme des « toxicomanes » ou des « délinquants », totalement
désinsérés, issus de familles monoparentales, voire orphelins de parents décédés ou
incarcérés.
III. La lutte contre la pauvreté à la Martinique :
analyse des difficultés
Par définition, pourrait-on dire, le travail social est un système d’action fondé sur la gestion de
contraintes permanentes et renouvelées. Il n’est donc pas étonnant que les propos des
intervenants aient été jalonnés de plaintes et d’évocations de difficultés de toutes sortes.
Chaque génération d’intervenants sociaux découvre en quelque sorte sa question sociale.
Mais, les plus âgés sont porteurs d’une connaissance longitudinale des problèmes sociaux qui
leur permet de mieux mesurer les transformations de la société. Tel est le cas de la plupart des
personnes rencontrées, souvent chefs de service, directeurs ou présidents de structures
publiques ou privées
III.1 Les insuffisances des moyens de l’aide sociale
Les intervenants ont cité un grand nombre de perturbations, de dysfonctionnements, de
blocages , qui, selon eux, aggravent la pauvreté et l’exclusion en Martinique, et dont certains
tiennent à l’histoire ou à l’insularité de la région.
Le logement. Si le parc de l’habitat social apparaît notoirement insuffisant, cela tient certes
aux politiques nationales de l’habitat qui, depuis trente ans, favorisent le secteur marchand
(Lévy, 2003 : 164 ; Bouillon, 2005 : 272), mais cela résulte également de l’histoire de l’aide
sociale dans l’espace domien, où il s’est longtemps agi de décourager une forte natalité
(François-Lubin, 1997 : 73-95). Par exemple, rapporte un responsable de l’insertion par le
logement, « les APL et AL ici n’apportent pas les mêmes avantages qu’en métropole. On a pu
faire un calcul sur 6 ans. Progressivement, les enfants ne seront plus à charge juridiquement,
mais ils seront à charge dans la maison, faute de travail. Les familles vont inéluctablement
vers la pauvreté ». A cette inégalité structurelle entre la métropole et la Martinique s’ajoute
un phénomène de pénurie drastique du parc de logement social : « Il faut savoir que on est
dans un système d’HLM où on gère la vacance. On gère la pénurie. Les bailleurs sociaux
73
gèrent la pénurie. Ça veut dire que toutes les situations sont urgentes » (responsable de
l’insertion par le logement).
Cette pénurie est imputée à la faible disponibilité du foncier (exiguïté de l’île, part des
terres privées qui limitent les capacités d’action des collectivités locales), mais aussi aux
problèmes posés par une variable « culturelle », l’importance de l’indivision : « En
Martinique, il y a beaucoup de terrains en indivision. Les gens ne peuvent pas bénéficier des
aides existantes pour améliorer leur habitat. Parfois, on ne sait même pas à qui appartient le
terrain et ces maisons sont sans eau ni électricité » (CCAS du Robert).
Les critères d’attribution des allocations logement pénalisent, par ailleurs, des
catégories de population qui sont nombreuses en Martinique : les travailleurs en CDD, qui ne
bénéficient pas de ces allocations. De ce fait, « on trouve beaucoup de jeunes qui ne trouvent
pas à se loger. Ils sont obligés de demeurer dans la maison familiale » (St. Vincent de Paul).
Les capacités d’hébergement d’urgence. D’après Serge Lof, directeur de l’association
Synergie spécialisée dans l’aide à l’insertion, il existe de plus en plus de femmes qui, à la
suite de maltraitances conjugales s’enfuient de leur domicile et se retrouvent à la rue à
n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Hier, hébergées temporairement par des amis ou
par leur famille, elles se retrouvent aujourd’hui, dit-il, à dormir le plus souvent dans leur
voiture. En alternance avec un autre professionnel, ce travailleur social est mandaté par le
réseau COALEX, et plus spécifiquement par le dispositif 115, pour venir en aide à ces
femmes. « Nous travaillons principalement avec le 115. Les gens qui appellent après 22
heures, on nous passe la communication. Avant, on les envoyait dans un hôtel classique.
Maintenant, on va chercher les gens dans n’importe quel coin de l’île. Et nous les ramenons
bien sûr dans uns de nos hôtels sociaux. Nous en avons un pour les femmes seules et un pour
les familles. Nous avons beaucoup d’appels de gens qui sont à la rue, des femmes battues, des
enfants mis à la porte par leurs parents, des femmes et enfants mis à la porte par le conjoint.
Et bien sûr, on a beaucoup de toxicomanes. Nous ne nous imaginions pas la souffrance et la
douleur de cette population…Les femmes se retrouvent chassées du domicile avec les enfants
et vivent dans des voitures ». Cet intervenant expliquait qu’il devait, avec son collègue,
couvrir toute la Martinique. Deux personnes assurent ainsi la veille d’urgence sur l’île. C’est
dire que les moyens sont dérisoires.
Le personnel. Le constat est valable pour quasiment tous les interlocuteurs : il n’y a pas assez
de personnel . C. Conconne dit, par exemple : « Je me débrouille toute seule pour leur trouver
des trucs ». A l’ALS, l’équipe comporte seulement trois conseillères en économie sociale et
familiale et un animateur social pour 1200 dossiers en cours, couvrant tout le département. Le
CCAS du Lamentin a évoqué ses prochains recrutements (une assistante sociale notamment
manquait encore en Novembre 2005), et l’ADI a dû également embaucher du personnel tout
en étant en déséquilibre. L’éducatrice spécialisée estime qu’il manque des enseignants
spécialisés mais selon elle, l’Etat laisse entendre que créer davantage de postes engendrerait
plus de difficultés et de stigmatisation dans les circonscriptions concernées.
Les assistantes sociales, comme les conseillères en économie sociale et familiale,
expriment très clairement leurs préoccupations face à l’émergence des nouvelles
problématiques. Les secondes mentionnent leur manque de formation : « gérer un budget, on
sait faire, mais quand il faut faire de la gestion de conflit, travailler avec les problématiques
de toxicomanie, de troubles mentaux, quand il faut conseiller un parent, on fait avec nos
propres moyens mais on n’est pas formés pour ce genre de choses. » (ALS). Les premières se
sentent « dépassées ». Le constat est le même chez les éducateurs, qui parlent de
74
l’insuffisance de formations des enseignants (pas nécessairement spécialisés) quant aux
nouvelles problématiques.
La plupart des structures se plaignent de difficultés financières et de réduction des
budgets publics. D’autres, cependant, comme le Secours adventiste, déclarent ne compter que
sur le bénévolat et les dons de leurs coreligionnaires.
Enfin, comme en métropole (Dubois, 1999), les intervenants pointent la complexité
des circuits administratifs et la mauvaise qualité de l’accueil dans les services (lequel est
« décourageant », selon le président de COALEX ).
Les capacités d’action des structures d’aide. Les intervenants sociaux se sentent de plus en
plus démunis face à la montée de la violence, de la consommation de drogues et, plus
généralement, de la précarité. ACEATE, toutefois, considère que, vu sa taille et la
problématique de son public, elle parvient à aider un nombre important de toxicomanes, en
fonction d’une charte de qualité qu’elle trouve parfaitement légitime (activité religieuse dans
le groupe). Ayant affaire au groupe des toxicomanes errants, considérés comme l’un des plus
difficiles à approcher, les bénévoles et les professionnels de cette structure estiment qu’ils
atteignent leurs objectifs. Il faut noter qu’ACEATE est une jeune structure, très dynamique et
qui organise de nombreuses tournées, conférences et débats.
A l’inverse, les grandes structures caritatives généralistes se perçoivent comme
dépassées par la question de l’exclusion sociale : « Notre public accueilli est lié à nos
ressources d’accueil. C’est un effet de la sélection structurelle, suite à l’impossibilité de
s’occuper des errants toxicomanes. Nous n’intervenons plus auprès des SDF errants. On
faisait de l’accueil vestiaire, mais à quel prix ! En 1998, on a eu des queues énormes pour des
vêtements et des aliments. C’était la foire d’empoigne. Les bénévoles avaient peur et ils
donnaient tout sans véritablement gérer la chose. Les SDF, toxicomanes en général, sont
ingérables et violents. Avec eux, un jour on peut travailler et le lendemain on ne peut rien
faire » (Secours Catholique). « Il y a une partie des exclus que nous ne touchons pas, ce sont
tous ceux qui…les drogués, c’est vrai qu’ils sont là…mais, nous, en Martinique, on n’a pas
les structures qu’il faut. On sait qu’ils existent, mais on n’a pas de contact avec eux… ça ne
veut pas dire qu’on les voit pas, mais on ne peut pas tout faire…On est plus centrés sur la
famille…Il y a d’autres associations qui s’en occupent, qui donnent à manger, qui font des
vestiaires, pour les sans domicile fixe » (St. Vincent de Paul). Des propos identiques ont été
tenus par le Secours adventiste. On peut remarquer que, dans ces grandes structures
caritatives, on a affaire à des bénévoles, socialement assez éloignés du public, alors
qu’ACEATE fonctionne sur une logique communautaire (anciens usagers de produits psychoactifs et personnes de même confession religieuse).
La polarisation de l’action sociale sur « les familles » signifie en fait un repli de l’action sur
les femmes, les mères, les familles monoparentales. En renonçant aux distributions de
vêtements et de repas dans la rue37, dominée par des hommes seuls et « violents », les grandes
organisations caritatives se sont réorientées vers les actions éducatives : « Le but du Secours
catholique aujourd’hui est de se repositionner sur des actions de prévention auprès des
familles. Non plus être dans la prestation (donner des biens) mais investir le relationnel afin
de prévenir la violence familiale. On ne veut plus être dans une logique d’assistance mais
dans une démarche contractuelle. On veut créer un espace accueil parents/enfants pour
restaurer le lien familial ». Les intervenants concentrent leurs activités sur les femmes très
démunies : aide matérielle aux mères en difficulté, cours d’alphabétisation aux prostituées et à
leurs enfants, épicerie sociale pour apprendre à gérer le budget, etc. La disparition de la
37
Le Secours adventiste a renoncé à ses distributions de repas place de la Savane. St. Vincent de Paul a fermé
ses vestiaires.
75
misère absolue, comme le notent plusieurs intervenants de St. Vincent de Paul, débouche sur
d’autres types de prestations, plus proches du travail social que du caritatif humanitaire :
« C’est un besoin, mais ce n’est plus une priorité. Avec le RMI et les allocations, la plupart
des gens ont de quoi vivre. Le niveau social en Martinique est en évolution. Il y a bien sûr
quelques marginaux. Il y a bien sûr des gens qui viennent nous voir pour qu’on les aide à
payer le loyer, ou l’eau. Mais, le plus souvent, nous, on aide des personnes qui ont des
ressources, mais ils n’arrivent pas à gérer cela convenablement, ou des femmes qui
n’arrivent pas à faire les devoirs, ou des problèmes familiaux comme les décès ou les
divorces. Là on fait des visites à domicile pour dialoguer, pour remonter le moral ».
La peur du public masculin transparaît aussi dans la nature du travail de terrain effectué par
EMRIC. Lors de leurs maraudes, les équipes de cette structure ont préalablement mis en avant
leurs liens institutionnels avec une structure plus légitime que la leur : ACISE (foyer
d’hébergement : CHRS). Regroupant des éducateurs confirmés dotés d’un capital de
confiance auprès des toxicomanes errants, ACISE est une association d’hébergement qui
connaît très bien la rue et son public.
Il faut noter certaines exceptions à cette difficulté des acteurs caritatifs à aller à la
rencontre du public nouveau des SDF ou des publics en grande difficulté sociale.
L’association de Mme Lof est exemplaire à cet égard, puisque son équipe parvenait à nourrir
chaque jour une centaine d’errants dans le centre ville de Fort-de-France.
III.2. Le clientélisme et l’exclusion sociale
Les différentes interventions ont permis de mettre en lumière des facteurs d’exclusion qui,
selon les acteurs eux-mêmes, découlent du fonctionnement des institutions publiques. On y
retrouve des évaluations typiques de la culture des travailleurs sociaux, comme la
dénonciation de l’assistanat (cf. III.3). D’autres analyses, proposées lors du séminaire ou
recueillies lors des entretiens, font appel à des approches structurelles qui mettent en question
le fonctionnement des institutions locales. La quasi-totalité des responsables interrogés
reconnaît ainsi que, à l’instar d’autres îles de la Caraïbe, la Martinique fonctionne sur un
modèle de solidarité segmentée (ou clientéliste). Entraide familiale et réseau élargi (territorial,
politique,) constituent deux aspects intimement liés sur une île où le placement des membres
des familles étendues rend finalement floues les frontières de la famille et celles des réseaux
sociaux. Des responsables d’institutions aussi diverses que l’ANPE, des associations de
chômeurs, des groupes religieux, des organisations administratives mentionnent cette réalité
au point que la migration des jeunes est présentée comme la résultante partielle d’une prise de
conscience d’un défaut de ressources relationnelles, les diplômes ne suffisant pas, à eux seuls,
à garantir l’entrée sur le marché de l’emploi. Une assistante sociale a ainsi souligné la
désespérance des individus confrontés aux stages d’insertion sans débouché sur le marché de
l’emploi, tandis que, dans le même temps, ils peuvent observer les mécanismes clientélistes,
ce qu’elle appelle « la démarche politicienne des élus » : « Les gens qui n’ont pas de réseau.
Tout ne se joue pas à l’ANPE. Tout ce qui ne se joue pas à l’ANPE se joue en dessous. Ce
n’est pas à l’ANPE que l’on obtiendra un travail. La question du réseau traditionnel…Ceux
qui ont décroché sont ceux qui n’ont pas de réseau familial, qui n’ont pas de réseau, la
maman d’un copain, ou le papa de untel. Il suffirait de voir dans les administrations ».
La défaillance structurelle de l’emploi dans le secteur privé et la compétition farouche
pour les emplois dans la fonction publique territoriale depuis la fin de la seconde guerre
mondiale sont autant de facteurs propices à une inflation des demandes clientélistes. C’est
aussi un mode de réaction de groupes dominés, dans l’espace des groupes sociaux
martiniquais, dont la crispation idéologique trouve son point culminant dans la notion de
« génocide par substitution », avancée par Césaire à la fin des années 70 et réactivée par
76
certains courants nationalistes. La faiblesse structurelle des emplois, le sentiment
« d’injustice » engendré par l’occupation de certains emplois publics par des « métro »
(notamment dans l’enseignement) suscitent des tentatives de protection informelle des postes
et des revendications en faveur d’une forme de « préférence locale ». Or, l’attribution des
emplois subalternes du secteur public est également dénoncée : elle est perçue comme
s’effectuant sur le mode de l’interconnaissance et de l’interdépendance au lieu de fonctionner
sur une base communautaire élargie. De ce fait, les personnes qui s’estiment rejetées, à
l’instar des « jeunes » des quartiers périphériques, dénoncent « le système » et s’en prennent
de plus en plus directement aux classes moyennes. Ces dernières années, on a ainsi pu
observer un clivage, dans les quartiers déshérités, entre ceux qui deviennent médiateurs pour
des villes ou bénéficient de contrats aidés, et ceux qui n’y ont pas accès.
III.3. La honte, le non-recours et la pauvreté cachée
Depuis les travaux d’E. Goffman, R. Hoggart, O. Lewis, H. Becker ou J. Verdès-Leroux, la
science sociale a identifié les mécanismes de la stigmatisation afférente à l’usage des services
sociaux. Les Martiniquais n’échappent pas à la loi sociale de la honte ressentie à l’idée de
devoir demander assistance. Les intervenants qui, à d’autres moments, dénoncent l’assistanat
généralisé (cf. ci-dessous), l’honneur, la dignité qui conduisent une partie du public à
éprouver de la gêne, voire de la honte, à recourir aux aides sociales. Devant le « non recours »
d’une fraction du public, les praticiens sont ainsi parfois obligés d’ouvrir les droits de
personnes non demandeuses. La « véritable pauvreté », au sens où l’entendent les acteurs, est
généralement cachée - on verra, dans le troisième chapitre, que c’est également l’opinion des
femmes bénéficiaires du Secours catholique ou résidentes de Rosannie Soleil que nous avons
rencontrées. Les intervenants parlent ainsi parfois de la nécessité de « dénicher les personnes
en difficulté (…) parce qu’il y a des gens qui ne viendront jamais au CCAS, pas seulement
par manque d’information, mais pour une question de dignité.(…) Parce que demander de
l’aide, c’est déjà difficile, ça veut dire venir dans une administration, ça peut vouloir dire être
vu. (…) C’est afficher officiellement que vous êtes en difficulté.(…) Les plus nécessiteux ce
sont ceux qui ne viennent pas » (CCAS du Lamentin).
La honte et le non recours s’enracinent dans la tradition de débrouillardise de la
pauvreté intégrée séculaire (cf. 2.1), qui supposait d’accepter son sort, mais aussi de ne
compter que sur soi – et Dieu - pour faire face aux difficultés rencontrées : « La personne a
tendance à garder ses problèmes pour elle-même. C’est seulement quand elle est dépassée,
qu’elle ne peut vraiment plus rien faire, qu’elle vient nous voir. Même quand la personne
viendra nous voir, la première fois, elle ne nous dira pas qu’elle a des problèmes. Elle a
tendance à cacher ce qui lui arrive et il faut qu’elle soit vraiment en confiance pour parler. Il
y a des gens qui refusent d’aller voir l’assistante sociale, parce qu’ils ne veulent pas que l’on
sache qu’ils sont en difficulté. Et ici on est un petit pays. On a toujours peur, quand on aura
dit à quelqu’un…on se demande si ça va pas être dans la rue. Dans un petit pays où tout le
monde se connaît, ça contribue à ce que la personne garde pour soi » (St. Vincent de Paul).
Lorsqu’elles franchissent le pas, les personnes viennent généralement formuler une
demande précise (une aide alimentaire, une aide financière ponctuelle) sans pour autant ouvrir
de perspective sur leur situation globale. L’expression des besoins est concrète et ponctuelle,
sans être immédiatement inscrite dans un contexte permanent de précarité - si bien que,
rejoignant d’ailleurs les analyses de Paugam, certains intervenants estiment que « les gens ne
se sentent pas pauvres » (CCAS du Lamentin). Les travailleurs sociaux insistent sur le temps
et la confiance nécessaires pour récolter les informations idoines et évaluer l’étendue de la
précarité. L’assistante maternelle souligne que même les enfants dissimulent leur état de
77
pauvreté quand ils sont placés ; ils ont même la plupart du temps le réflexe inverse (« tu sais
chez moi, on mangeait comme chez toi, on avait tout ça, etc. »).
Ces comportements apparaissent justifiés par : - la « dignité », qui pousse parfois à se
tenir à l’écart de tout système d’aide (« man pa lé mandé pèson ayen38 ») ; - la « pudeur », ou,
enfin, pour les personnes très démunies ou surendettées, la « honte ». D’où la réticence à
fournir des informations, surtout quand il s’agit de les répéter à plusieurs interlocuteurs.
Ces sentiments sont exacerbés, disent les interlocuteurs, par la « société du paraître »
et poussent à la dissimulation à l’égard du voisinage, des intervenants sociaux, et même des
proches. Les intervenants ont ainsi évoqué de nombreux cas : l’individu qui se renseigne sur
la « banalisation » du véhicule des travailleurs sociaux ou des bénévoles avant d’accepter le
rendez-vous à domicile, craignant que les voisins, identifiant le véhicule, ne comprennent sa
situation ; la personne qui, bien qu’avisée de la venue des travailleurs sociaux, s’absente de
peur de les rencontrer, tout en leur laissant la possibilité de visiter son logement – misérable,
en l’espèce ; les parents qui « conditionnent leurs enfants à mentir sur leur situation » ; la
personne qui vient solliciter l’aide sociale mais refuse absolument que son conjoint soit avisé
de ses difficultés ; celle qui refuse d’informer ses parents ou ses frères de sa situation, alors
que « le simple recours à la solidarité familiale suffirait », estime l’intervenant, à résoudre
son problème.
Les « cas de grande pauvreté en milieu rural », dont parlent certains intervenants, sont
ainsi accentuées par la faible fréquentation des services sociaux, estime le président du
COALEX, qui parle d’une population qui a « beaucoup d’orgueil ». L’orgueil est d’ailleurs
mis en avant par nombre d’interlocuteurs pour expliquer le phénomène du non recours aux
droits.
Si, selon les intervenants (ADI, Secours catholique, CCAS, ALS), le public ne se
présente que rarement comme pauvre, en revanche, quand certaines personnes expriment leur
situation de pauvreté, elles le font sans équivoque : « Sa ou lé mwen fè, j’ai pas encore mangé
aujourd’hui, Madame C. », « Nou ka pran fè, nou maléré », « Man sèl epi ti manmay la, man
pa ni pèson pou édé mwen »39 .
Il semble que les jeunes parleraient aussi plus facilement de leurs difficultés
matérielles. Il est permis de penser que ce public, assez tôt familiarisé avec les mécanismes de
l’aide sociale, est moins rebuté par l’exposé de sa situation. On peut y voir, une fois encore,
l’effet du décalage générationnel des rapports à la pauvreté : les plus âgés (plus souvent
ruraux), socialisés à la pauvreté intégrée et « honorable » d’hier, manifestent des réticences à
entrer dans le moule de l’aide sociale moderne ; tandis que les plus jeunes (plus souvent
citadins), marqués par les obligations de la société monétaire et de la consommation,
franchissent plus facilement le pas.
Nous avons évoqué l’utilisation, par les intervenants, d’une double grille de lecture, a priori
contradictoire, de leur public : ils dénoncent en effet à la fois le non recours aux aides sociales
et l’assistanat. On peut formuler l’hypothèse selon laquelle cette double grille de lecture clive
en fait les populations de référence : la dénonciation du non recours concerne les anciens
pauvres intégrés, qui mettent leur honneur à se débrouiller seuls, grâce à leur travail et à « la
sueur de leur front » ; celle de l’assistanat concerne les nouveaux pauvres intégrés, qui, pour
échapper au travail, appliquent leur compétence débrouillarde à l’instrumentalisation des
aides sociales.
38
Littéralement : « Je ne veux rien demander à personne ».
« Qu’est-ce que tu veux que je fasse, Madame Conconne.. », littéralement « nous prenons du fer [nous souffrons], nous
sommes misérables », « je suis seul(e) avec les enfants, je n’ai personne pour m’aider ».
39
78
III.4. L’assistanat
Une partie des représentants des structures rencontrées insistent sur les effets pervers du
système social pour les jeunes générations, qui, maîtrisant les ressorts de l’aide sociale,
appliquent le calcul rationnel avantage/coûts (et leur « compétence débrouillarde ») à
l’arbitrage activité professionnelle (déclarée)/prestations de garantie de revenu minimum
(RMI, API). L’arbitrage effectué en faveur de ces dernières prestations, au détriment de
l’activité professionnelle, est, à la Martinique comme dans l’hexagone, généralement qualifié
« d’assistanat » par les intervenants sociaux.
Les Rmistes : cumulards, assistés ou délinquants ? « Il y a trois situations de Rmistes,
explique le responsable d’un service d’aide au logement. Il y a le Rmiste qui travaille et qui a
un revenu. C’est le Rmiste débrouillard qui gagne beaucoup plus qu’on imagine. Il peut faire
ses djobs et vendre ses cochons. J’en connais un qui a un revenu de 25.000 F net sans
problème. Et il est Rmiste. La deuxième tranche de Rmistes restent chez eux à regarder la
télévision. Ils se contentent du RMI. Il y a un équilibre que les gens trouvent et qu’ils
expriment d’ailleurs. Ils font mathématiquement le calcul et se disent ‘Si je travaille, dans un
calcul coût/avantage, je gagnerai moins’. La troisième catégorie est le Rmiste déviant qui
utilise son RMI pour se ravitailler (en drogue) dans la mangrove40. Avec une déchéance
familiale, une violence, le 115...». Car il y a de « faux errants », Rmistes qui « habitent en
HLM… ».
D’autres intervenants affirment également : « Il y a des gens qui ont compris le système,
qui ont compris qu’il est plus avantageux de se trouver dans certaines situations (…) On s’en
rend compte quand on rencontre les différents partenaires. Il y a vraiment des gens qui
jonglent avec la mairie, la CAF, l’ADI,… On le voit mais quand le dossier arrive, il faut bien
aider la famille… (…) Les gens calculent : ils savent que l’allocation logement sera plus
élevée s’ils ne travaillent pas que s’ils travaillent ; à la limite, la personne qui travaille sera
peut-être plus en difficulté parce que son allocation logement sera moindre, mais les charges
toujours aussi élevées, voire plus élevées parce qu’il a fallu acheter une voiture… » (ALS).
Les familles monoparentales doublement « assistées » ? Avec le RMI, c’est, comme
dans l’hexagone, l’API qui cristallise les accusations d’attitudes « d’assistanat » permises par
les effets « pervers » de la protection sociale.
Les jeunes filles, dit-on, choisissent d’avoir un enfant (puis plusieurs) en restant
(officiellement) seules, afin de bénéficier de l’API : « Il y a un effet pervers qui a aggravé
beaucoup de choses, c’est l’API. Au début de son installation, ça a été le Pérou, avec les
rappels. Les mères ont eu une impression d’aisance, et qu’elles n’avaient plus besoin de faire
beaucoup d’efforts pour avoir de l’argent. Ça a perverti le sens du travail et de l’effort. J’ai
vu comment les enfants ont été couverts de fantaisies. J’ai vu les mamans se transformer.
Tout est devenu axé sur la consommation. En oubliant les valeurs, en oubliant de transmettre.
Là, l’homme a été vraiment exclu. Il fallait être seule. Même quand le couple existait, on a
viré l’homme. On ne lui a pas permis de reconnaître l’enfant » (Secours Catholique).
Les femmes, on l’a vu, sont particulièrement étiquetées « assistées », car il est admis
qu’elles ont acquis une très grande maîtrise du système, dans la mesure où, élevant les
enfants, elles se retrouvent en charge des démarches administratives. L’existence de l’API,
dont le montant est considéré comme relativement élevé, les conduit, selon les intervenants, à
voir dans leurs enfants une source de revenus ou une protection contre l’exclusion du
logement. D’où, fantasme-t-on à la Martinique comme dans l’hexagone, la nécessité de faire
40
Los Angeles, dans le langage des jeunes.
79
un enfant tôt, puis un autre tous les trois ans, en restant officiellement seule afin d’assurer la
permanence des ressources…
Les intervenants ont été nombreux à dénoncer le « cumul d’assistanat » qui serait
caractéristique de la nouvelle pauvreté féminine, à la fois « intégrée » et « délinquante ». Les
familles monoparentales, particulièrement, cumuleraient :
- un « assistanat » classique à l’égard des aides sociales, que la responsable de l’UFM
souligne en parlant « d’aptitude formidable à maîtriser le réseau d’aide sociale » : « Les
femmes sont expertes en la matière. C’est à dire que, du fait de leur niveau culturel qui
s’élève et du fait qu’elles s’occupent des enfants, elles sont capables de calculer, d’arbitrer,
entre les différentes aides possibles. Nous ne prenons pas en charge les femmes mais nous
servons d’interface. Parallèlement, elles ont multiplié les démarches ailleurs. Elles ne
viennent pas complètement démunies. Quand elles viennent nous voir, c’est qu’elles ont
décroché du réseau de solidarité sociale. La toxicomanie les met dans la marginalisation ».
- une nouvelle forme d’« assistanat », que, nous l’avons vu, les intervenants identifient
dans l’espace privé, avec, disent-ils, l’apparition d’une forme de prostitution domestique
doublée d’un « assistanat » de type nouveau, inversant, dans la délinquance, les relations
normales entre les mères et les fils : « Beaucoup de jeunes femmes sont entretenues par des
hommes. C’est très présent chez nous. Les hommes entretiennent les femmes en échange de
faveurs sexuelles. Les hommes d’un certain âge entretiennent des jeunes femmes. L’âge est
donc un facteur d’exclusion, parce que, à un certain âge, on perd ses avantages… Elles
attendent de l’homme des subsides qu’elles n’attendaient pas avant. Et elles sont de plus en
plus solidaires de leurs enfants qui pratiquent le trafic de drogue » (UFM) « L’argent de la
drogue fait marcher les familles monoparentales, elles n’ont plus besoin de travailler. Avant
le beau-père apportait des ressources. Aujourd’hui, c’est le fils qui régale. Il entretient par
des larcins, le produit de la vente (des objets volés, de la drogue)... Il achète des choses pour
la maison, la TV, le magnétoscope, un ordinateur, de la nourriture. Le beau-père devient
consommateur. Ce phénomène est en développement, vous ne pouvez pas imaginer à quelle
vitesse. Et ça, ça tue une famille. Il faut donc bien voir cet aspect propre à la Martinique »
(responsable d’une structure d’insertion par le logement). L’assistanat est donc ici défini du
double point de vue de la dépendance matérielle et de la dépendance morale. Les intervenants
parlent ainsi, à propos de l’acceptation par les mères d’argent ou de biens qui proviennent de
trafics, d’une « élévation du seuil de sensibilité » morale. Ils y voient soit une forme de
démission de ses responsabilités par une mère dans le besoin, qui accepte passivement les
« cadeaux », tout en ressentant de la culpabilité, soit une preuve de l’acculturation déviante
d’un milieu familial progressivement gagné par une culture délinquante.
Concernant les femmes, certains intervenants ont noté un facteur d’exclusion
supplémentaire, qui renvoie aux inégalités dans les rapports sociaux de sexe (Bloss, 1994 ;
Kergoat, 1992 ; Charles & Fortino, 2000 ; Maruani, 2002) : sur le marché du travail informel,
des djobs, les femmes sont moins bien loties que les hommes. « Dans les djobs, elles vendent
des sous-vêtements, mais cette économie informelle n’a pas la même valeur que celle des
djobs des hommes, comme les maçons. Un maçon ne va pas négocier sa journée comme une
femme va aller négocier sa journée de repassage. Il y a un net déséquilibre dans cette
économie informelle » (UFM).
Mais, précisent aussi les intervenants sociaux interrogés, les femmes résistent mieux à
l’exclusion grâce aux enfants, qui « donnent sens à leur vie ». Elles sont aussi plus rapidement
aidées par les institutions sociales et les organisations caritatives, dont elles constituent, sinon
toujours la cible, du moins la clientèle principale.
80
III.5. Les contradictions internes et les effets pervers du système d’aide sociale
La perversion de l’aide sociale dérive aussi, nous disent les experts, des contradictions
internes aux dispositifs : « Quand j’étudie la solvabilité des familles, c’est triste à dire, mais
une famille va être plus riche avec le RMI et l’accès au logement. Une mère avec deux enfants
dont le loyer est de 3.000 Francs sera mieux solvabilisée qu’une femme qui a le même
montant ou même qui gagne plus (en travaillant). Pourquoi ? Parce que cette personne aura
tous les avantages du système par rapport à celle qui gagne le SMIC » (Responsable de
l’insertion par le logement).
L’équivalence des conditions de vie entre un Rmiste et un smicard, sinon l’avantage
accordé au premier, est affirmée par tous les intervenants. Car, la femme qui travaille devra
s’acheter une voiture et l’entretenir, dans un pays où les transports en commun sont
défaillants et onéreux. Elle ne trouvera pas forcément dans son entourage familial quelqu’un
prêt à garder ses enfants gratuitement. Pour toutes ces raisons, les intervenants estiment que
les dépenses liées au travail annulent les avantages du salaire : le revenu du Rmiste est, en fin
de compte, équivalent, voire supérieur, à celui du smicard : « Certaines personnes nous disent
qu’elles ne ‘doivent pas’ travailler. Ce n’est pas qu’elles ne veulent pas travailler, mais elles
veulent garder un minimum de revenus » (UFM).
Enfin, certains intervenants n’ont pas hésité à dénoncer la prétendue politique
d’insertion elle-même : « Imaginez que tous les Rmistes veuillent travailler !! Vous
n’imaginez pas le problème qu’on aura ! Imaginez qu’ils aillent tous les jours dans les
dispositifs… » (Responsable dans l’insertion par le logement).
III.6. La gestion en partenariat de l’urgence et l’émergence d’un nouveau savoir-faire
Les acteurs institutionnels rencontrés ont témoigné de la satisfaction qu’ils éprouvent à
travailler aujourd’hui plus systématiquement en partenariat. Les obstacles rencontrés dans la
prise en charge de la « nouvelle pauvreté », et en particulier du phénomène de « l’errance »,
les ont en effet conduits à mettre en service un numéro d’appel d’urgence, le 115, et à créer un
réseau, le COALEX, fédérant les associations qui le gèrent en partenariat.
La mise en place du réseau COALEX a grandement transformé les modes d’actions des
structures d’aide. Sous l’impulsion de son président, de nombreux acteurs ont appris à se
connaître et à rationaliser leurs procédures d’orientation (social, santé, insertion) : « Avant
d’être président du COALEX j’ai été président du Secours catholique. Pendant ce temps-là,
on travaillait beaucoup en solo. Tout le monde dans son coin. Il n’y avait pas de lieux
d’échange, de coordination, de regroupement. J’ai entrepris de rencontrer mes collègues très
proches, présidents également d’associations. Avec le COALEX, on est devenu une fédération
d’associations, avec une mission de représentation pour interpeller les pouvoirs publics, et
avec une mission de gestion, puisque l’on gère le 115 et que nous travaillons tous en
partenariat. Le 115 n’existe pas en Guadeloupe, ni en Guyane, parce qu’il n’y a pas cette
dynamique collective. On travaille tous ensembles, associations, hôpitaux, gendarmeries,
DASS ».
Le caractère confessionnel de la plupart des structures associatives caritatives aurait pu
être source de nombreuses rivalités. Si le Secours adventiste a été, jusqu’à une période
récente, perçu comme un intrus par les autres structures caritatives, la méfiance a aujourd’hui
disparu : « Avec le COALEX, on a pu affiner nos missions et mutualiser nos moyens »
81
(Secours adventiste). Désormais, les acteurs institutionnels d’une confession donnée orientent
les « clients » vers la structure la plus proche de leur confession.
Par ailleurs, chaque structure spécialisée et compétente sur une question, fait intervenir
un partenaire sur d’autres aspects techniques sur lesquels ce partenaire est reconnu comme le
spécialiste le plus légitime. ACISE est ainsi l’une des structures les plus fréquemment citées
par l’ensemble des intervenants rencontrés pour ce qui concerne le logement d’urgence et
l’insertion des errants. De même, l’UFM est la structure la plus interpellée en matière de
maltraitance des femmes. ACEATE s’occupe plus particulièrement des jeunes usagers de
crack. De leur côté, les associations caritatives confessionnelles (Secours catholique, Secours
adventiste, St. Vincent de Paul) interviennent davantage auprès des familles. Elles semblent
moins armées que leurs homologues de la métropole pour affronter les populations d’errants,
sans doute parce que les problèmes de survie à la rue se conjuguent, à la Martinique, avec
ceux qui dérivent de l’usage d’une drogue, le crack, qui entraîne une marginalisation plus
accentuée (violences, problèmes aigus de santé mentale, délinquance). De ce fait, elles
concentrent leur action, nous l’avons vu, sur des populations avec lesquelles le contact est
plus facile, compte tenu notamment des demandes exprimées (personnes souffrant de la
solitude, prostituées recherchant un soutien scolaire pour leurs enfants, etc.) et des savoirfaire traditionnels des bénévoles, qui n’exigent pas une grande professionnalisation.
La plupart des associations caritatives travaillent donc avec le secteur social, les CCAS
des mairies, les autres associations, les populations de proximité. Cette dimension généraliste
n’interdit pas des spécialisations. St. Vincent de Paul cogère par exemple avec le COALEX
les nuitées de secours d’urgence pour le compte de l’Etat. Différence significative avec la
métropole : ces associations ne disposent pratiquement pas de subventions publiques pour
assumer leur mission d’aide sociale aux errants. Il n’existe que deux CHRS/CHU en
Martinique, l’un géré par l’association ACISE, l’autre supervisé par le Conseil général41. Il
n’existe en fait pratiquement pas de lits d’urgence. Et presque tout le personnel des
associations caritatives est bénévole. En ce domaine, le retard avec les infrastructures de la
métropole est criant.
Un des effets pervers de cette pénurie touche le contrôle des admissions en hébergement
d’urgence. Dans la conception classique du Samu social, tel qu’il a été pensé par H.
Emmanuelli, le passage par l’urgence doit être temporaire. Le système COALEX met ainsi en
réseau les acteurs qui déclarent pouvoir le mieux évincer ceux qui abusent de la nuitée
gratuite en « tournant » dans les associations : « On ne peut pas laisser la même personne
profiter du système en passant d’association en association » (responsable du réseau
COALEX). Désormais, chaque demande est donc contrôlée par un fichier central alimenté par
les informations fournies par toutes les associations. Ce qui, faute de logements disponibles,
ne résout pas le problème : « Il y a beaucoup de gens qui se retrouvent dans la rue, mais ce
qui est dangereux, c’est qu’ils y restent. Mais la personne qu’on a placé 8 ou 15 jours en
hôtel d’urgence, qu’est-ce qu’on en fait après ? C’est là où il y a problème parce qu’il n’y a
pas assez de logement derrière. En 8 ou 15 jours, on ne peut pas trouver un logement, donc
elle va se retrouver à nouveau dans la rue, sauf si on fait jouer la solidarité familiale. Et vu
les coûts de la nuitée d’urgence, ça ne peut pas durer longtemps. Le logement, c’est le
problème numéro 1. On va avoir des hôtels sociaux, mais comment les vider puisqu’il n’y a
pas de logement social derrière ? On ne sait pas où mettre les gens. Il faut que ça désemplisse
pour que d’autres puissent arriver… » (St. Vincent de Paul).
41
De manière plus générale, s’agissant de l’hébergement et de l’accueil de jour, il existe deux CHRS dont un
orienté vers l’accueil des toxicomanes géré par l’ADSM, un dispositif mobile géré par l’ACISE, une maison
relais, un hébergement de transit et un asile de nuit également gérés par l’ACISE.
82
Force est donc de constater que les professionnels demeurent cruellement démunis pour
faire face à la nouvelle misère. Ils se sentent massivement impuissants pour résorber la
pauvreté la plus criante, même si, grâce à l’action en partenariat, ils tentent de se souder eux
aussi moralement pour faire face aux difficultés.
83
Sigles
ADI : Agence départementale d’insertion
ADSM : Association départementale pour la santé mentale
ALS : Association pour le logement social
ARAMES : association de suivi des personnes en attente de jugement, en détention ou en
liberté surveillée
CCAS : Centre communal d’action sociale.
COALEX : Collectif des associations de lutte contre les exclusions
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UFM : Union des femmes de la Martinique.
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86
TROISIEME PARTIE
Les représentations des publics concernés
87
Introduction
Le troisième volet de l’enquête a consisté à rencontrer différents groupes de personnes
issues des populations défavorisées de Martinique : des femmes hébergées dans des foyers
suite à des violences conjugales, des femmes recourant aux prestations du Secours catholique
dans le domaine alimentaire, des jeunes vivant dans des quartiers populaires stigmatisés,
d’anciens détenus de la prison de Ducos.
Ce choix peut sembler éclectique. En fait, la pauvreté se décline sous différentes figures
sociales qui peuvent se résumer à une série de couples de situations :
- jeunes/vieux : deux groupes représentent des femmes adultes et un groupe des jeunes.
Le groupe des prisonniers agrège des adultes.
- hommes/femmes : deux groupes représentent des femmes et deux autres groupes
concernent des hommes. La relation homme-femme est aussi directement abordée dans les
discussions puisque l’un des groupes de femmes est composé de personnes ayant subi des
violences conjugales.
- légalité/illégalité : deux groupes réunissent des populations ayant un rapport indirect
(jeunes de quartier) ou direct (prisonniers) à la délinquance ou la criminalité. Les jeunes euxmêmes ont souvent parlé de délinquance à propos de leur groupe de référence et leur
trajectoire biographique est elle-même affectée par des histoires de déviance qui affleurent au
cours des discussions.
- pauvreté avec prédation/pauvreté de dons et soutiens : deux groupes renvoient
directement à la pauvreté de prédation : le groupe des femmes battues et les prisonniers. Le
groupe des femmes du Secours catholique dévoile des situations de violences endogènes mais
il donne aussi à voir, sans doute plus distinctement encore, des phénomènes de solidarité dans
le groupe des pairs. Les jeunes se situent à cheval sur les deux bords. Ils se trouvent dans une
situation où ils déplorent l’absence d’amitié et le jeu des rapines individuelles pour séduire
des filles. Mais d’un autre côté, ils partagent une communauté de destin les conduisant à
partager au jour le jour les difficultés de l’existence.
Le focus groupe a été la méthode retenue pour recueillir les informations. Il s’agit de
proposer un débat collectif avec un groupe homogène de personnes partageant plusieurs
caractéristiques communes du point de vue social. Le thème de la pauvreté est lancé à partir
d’une question initiale relativement consensuelle qui doit suffire à déclencher la discussion.
Les personnes « groupées », issues de milieux vulnérabilisés, sont plus à même de prendre la
parole que dans un face à face souvent difficile compte tenu des différentiels de ressources
culturelles (Johnson 1975 ; Bruneteaux 1999 ; Beaud & Weber 2003 ).
L’idéal est d’avoir affaire à un groupe naturel constitué sur le lieu de vie. Ce qui a été le
cas des quatre groupes enquêtés. Un groupe peut être appelé « naturel parfait », celui des
jeunes. Ces enquêtés ont été rencontrés sur leur propre territoire. La naturalité de l’interview
s’est remarquablement observée au fait que plusieurs jeunes « rôdaient » autour du petit
noyau de parole en étant libre de venir et de partir, de prendre la parole ou non. En revanche,
les trois autres groupes peuvent être qualifiés « naturels imparfaits » au sens où il s’agit certes
88
de lieux fréquentés par les intéressés, mais également de lieux de médiation, choisis (Secours
Catholique, association Ecrin de Partage), partiellement choisis (lieu de protection sociale
Rosannie Soleil).
Cet objectif étant atteint, il s’agissait de donner la parole au plus grand nombre possible
de personnes, en évitant toute monopolisation par un leader quelconque. Ce risque a été
conjuré grâce à la présence de plusieurs chercheurs à chaque focus, ce qui a autorisé des
apartés, des niches conversationnelles pour les personnes manifestant une plus grande
difficulté à s’exprimer.
Le but de cette dernière partie du rapport est de mettre en valeur les représentations des
personnes à propos de leur vie sociale et de leur expérience vécue. Il s’agit de présenter les
principaux registres argumentaires mobilisés par les personnes lors des focus groupes à
propos de la manière dont ils se perçoivent et perçoivent la pauvreté en Martinique. L’analyse
de contenu des débats éclaire ce point essentiel : les personnes interviewées ont manifesté un
fort désir d’analyse sur leur condition sociale. La forme débat a facilité le fait que les
intervenants adoptent la posture de citoyens prenant la parole sur la société. Cette propension
à formuler une opinion générale s’est retrouvée de manière exemplaire dans le focus jeune. La
part de l’individuel et du biographique a été très réduite tandis que les positions sur la
situation globale de la Martinique et les nécessaires changements sociaux ont été déterminants
dans leurs interventions
Nous avons donc affaire à des réflexions de sujets sociaux qui produisent une opinion
au sens de Bourdieu : ce sont des individus qui parlent et qui construisent un point de vue sur
le monde dans lequel ils vivent et qu’ils participent à faire vivre. Le débat collectif a donc
constitué ainsi un support pour obtenir des informations tant sur la vie des enquêtés que sur
leurs dispositions politiques et leur imaginaire de la société.
89
III. 1. Femmes suivies par le Secours catholique dans le cadre d’une
aide alimentaire
III.1. Contexte du débat
Six femmes se sont présentées lors de la rencontre organisée avec l’aide de l’antenne du
Secours Catholique de Saint-Joseph. Toutes les femmes venaient pour bénéficier d’une aide
alimentaire, mais elles ne résident pas pour autant dans le bourg. D’ailleurs, par souci de
discrétion, il n’a pas été demandé aux personnes présentes leur lieu d’origine ni leur lieu de
résidence effective. Les bénévoles étaient présentes dans la salle mais non autour de la table.
L’ambiance peut être qualifiée de bonne.
Les personnes ont participé au débat sans violence ni crispation, en demeurant dans le
cadre, avec des moments de rire. Elles ont accepté de participer afin de « faire remonter
l’information ». Une seule a sollicité une aide immédiate, personnelle. Il s’agissait de celle qui
paraissait la plus accablée. Les larmes aux yeux, enfermée dans un discours sur sa souffrance,
elle n’avait de cesse de signaler qu’elle était menacée par son fils toxicomane. On retrouve là
des indications sur la condition des errants toxicomanes en Martinique. Violentant leurs
proches, y compris leur famille, ils en sont souvent chassés par crainte des risques physiques
ou à la suite de violences physiques et matérielles encourues. Mais parfois, comme dans le cas
présent, l’errant revient harceler sa mère et introduit une véritable terreur dans la vie familiale
à tel point que le seul salut reste la clandestinité du parent.
III.2. Situation sociale des personnes et représentations de leur pauvreté.
Toutes les personnes présentes étaient des mères de familles (deux à six enfants), sans
emploi, à l’exception de l’une d’entre elles, dont le travail (non précisé) ne lui rapporte que
300 euros par mois. Une seule femme était mariée, les autres vivaient en concubinage ou
étaient séparées de leur conjoint.
Toutes bénéficiaient du RMI et, vivant elles-mêmes apparemment sous le seuil de
pauvreté, affirmaient toutes qu’il « y a beaucoup de misère en Martinique, mais cachée ».
L’apparence des personnes présentes ne révélait pas leur pauvreté. Leur tenue
vestimentaire était ordinaire, voire soignée pour certaines. L’une d’entre elles portait des
bijoux. Le seul homme présent, un conjoint « rasta », arrivé en fin d’entretien pour voir sa
« copine », était édenté.
La spécificité de l’institution a sans doute marqué la manière dont les femmes ont
parlé de la pauvreté. Elles ont souvent évoqué le problème alimentaire, en lien avec les
prestations alimentaires fournies par le Secours catholique, même si des situations aussi
critiques que celle décrite par une femme au sein du focus groupe Rosannie Soleil n’ont pas
été présentées 42 (cf. infra). La pauvreté de misère a donc été énoncée directement. Une des
participantes a évoqué « le partage du sac de riz qui reste ».
Ces femmes cumulaient plusieurs handicaps : peu ou pas de diplômes, peu ou pas de
42
Cette femme a déclaré qu’elle « a connu la faim » et qu’elle et son fils ne « mangeaient pas à leur faim » (cf.
infra)
90
salariat (prédominance des djobs), grand nombre d’enfants qui sature le budget alimentaire et
réduit les autres postes de dépenses.
Compte tenu de ces conditions précaires, leur vulnérabilité se trouve aggravée en cas
d’accidents ou par le simple déroulement de la vie sociale. C’est ainsi qu’une personne du
groupe, ne pouvant plus assurer un certain type d’activité au noir, s’est trouvée marginalisée
le jour où elle a arrêté de travailler.
Personne n’a parlé de travail déclaré ou même de formation. Certaines femmes disaient
qu’elles n’avaient jamais travaillé ou qu’elles ne savaient rien faire. Ce sont des personnes
entretenues par des hommes, les pères de leurs enfants, qui, en cas de séparation, se retrouvent
fatalement dans des difficultés financières importantes. On retrouvera cette situation de
manière dramatisée avec le groupe des femmes qui ont connu des violences conjugales
entraînant leur fuite et leur hébergement en foyer social.
Et pour ces femmes comme pour toutes les personnes qui connaissent un cumul de
handicaps, la pauvreté se décline temporellement sous la forme d’un enchaînement de
situations de marginalisation. L’une des femmes qui avait 6 enfants 43 et à qui il ne restait plus
que 65 euros avait été mariée à un légionnaire. L’un de ses fils, toxicomane et consommateur
de crack, est régulièrement en cavale ; celui-ci n’a de cesse de harceler et de violenter
physiquement sa mère, et moralement l’une de ses petites sœurs de forte corpulence. Il ne fait
des apparitions chez sa mère que pour lui soutirer de l’argent, dégrader ou voler le mobilier.
Cette femme souhaiterait déménager sans prévenir son fils qu’elle ne peut dénoncer à la
police. Les autres frères et sœurs n’interviennent pas par peur des représailles et d’atteinte à
leur famille. La compagne de son fils toxicomane se prostitue en racolant des hommes en
boite de nuit et en les ramenant chez elle, tandis qu’elle enferme ses trois enfants dans une
pièce. Dans cette situation, la violence objective de la vie difficile est redoublée par des
phénomènes de rupture et des phénomènes de prédation intrafamiliale. Le lien social primaire
se désagrège. On rencontre de telles situations dans les milieux les plus marginalisés et dans
les ghettos. Toute la vie sociale devient un immense chantier de perdition, de violences et de
modes de survie imprégnés par la violence et l’autodestruction (prostitution).
On pourrait encore citer le cas de cette femme qui, régulièrement battue par un mari
alcoolique, l’a quitté, mais a été attaquée par lui, six mois plus tard, en plein centre ville. Elle
a cependant alors refusé de porter plainte contre lui. Il n’a pas cessé de la harceler, a tué par la
suite un voisin et s’est retrouvé en prison. A noter que c’est dans ce cadre qu’une certaine
liberté de manœuvre a pu être possible. En acceptant, sur son insistance, de lui rendre visite en
prison, elle a profité de ce cadre « sécurisé » pour lui déballer tout ce qu’elle avait sur le cœur
concernant les violences subies. Aujourd’hui, son ex-conjoint est décédé d’une cirrhose. Elle
est remariée avec un homme extrêmement gentil, et, bien que pauvre, se dit très heureuse.
Ces exemples montrent que la pauvreté rime souvent avec violences et souffrances
généralisées. Pour éviter de sombrer dans le misérabilisme et qui de prendre une minorité
extrême de pauvreté dégradée pour la majorité du groupe des personnes partageant une
condition de pauvreté matérielle et psychique (ce qui équivaudrait à tomber dans le piège de
la stigmatisation dénoncé par Elias [1965] 1999), il est nécessaire de préciser deux choses.
La première, c’est que l’on est en présence dans certains cas de situations extrêmes, ce
qu’on pourrait appeler l’exclusion de l’exclusion. On retrouvera dans le focus groupe
Rosannie Soleil un groupe homogène de femmes appartenant à cette minorité de pauvres
cumulant synchroniquement et diachroniquement les violences de la misère (manques,
43
Les deux derniers, mineurs, étaient encore à sa charge, mais le fils majeur toxicomane lui avait laissé pendant
un certain temps ses trois enfants en bas âge.
91
prédation, autodestruction…).
La seconde remarque concerne les modes de résistance à la pauvreté. A cet égard, le
groupe du Secours catholique est exemplaire.
La pauvreté ne signifie pas repli individualiste sur soi. Les personnes impliquées dans le
débat ont insisté sur l’entraide. Elles partagent les produits de leurs jardins ou de leurs arbres
fruitiers. Une participante partageait la nourriture avec une voisine dont le conjoint venait
d’être licencié et qui était en attente de RMI. Mais la donatrice se faisait vitupérer par une
autre femme du groupe parce que celle-là ne faisait pas pression sur son amie pour se rendre
au secours catholique afin de solliciter une aide. « Je ne peux pas la laisser comme ça, je n’ai
pas grand-chose mais je partage… » répliquait la donatrice. La solidarité entre les pauvres a
cette particularité, si on la compare avec la solidarité des classes aisées, qu’elle s’effectue
dans un jeu à somme nulle : celui qui gagne reçoit de celui qui perd. Tandis que les gens du
monde ordinaire ne perturbent pas leur train de vie en « donnant à la cause », en revanche,
ceux qui galèrent et qui trouvent encore le moyen de partager manifestent un réel sacrifice.
Parfois, ce sacrifice s’inscrit dans un système d’échanges de sacrifices réciproques (Laé &
Murard 1985) permettant d’anticiper, pour celui qui aide, un futur toujours inquiétant
nécessitant forcément, un jour ou l’autre, de faire appel à la générosité des proches. Dans la
situation présente, il n’est pas possible de savoir si l’aide s’inscrit dans le tissu des dons et
contre-don. Mais on sait que l’entraide s’effectue entre deux personnes ne possédant rien
d’autre qu’un RMI pour deux ménages, le donateur devant nourrir ses propres enfants avec un
minimum social ponctionné pour aider une proche. Il faudrait ainsi prolonger l’enquête auprès
de ce type de public afin de mieux appréhender les bénéfices espérés dans le temps. Sans
mettre en cause l’idée de générosité, celle-ci doit être appuyée par une étude solide sur les
intérêts symboliques et matériels investis qui permettent de comprendre comment une mère
accepte de trancher un « budget vital » pour aider une « autre ». De quelle façon cette autre
fait partie de la vie quotidienne de cette mère ? Comment le lien s’est-il constitué entre elles ?
Quels services ont pu être rendus par celles qui aujourd’hui reçoivent le don ? Autant de
questions sans réponse mais qui sont soulevées par ce débat et commandent de poursuivre
cette dimension de la recherche.
La pauvreté est une charge plus lourde pour les femmes qui ont des enfants que pour les
hommes seuls. La pauvreté d’une mère se dédouble. Il ne s’agit pas uniquement d’assumer sa
propre situation de personne disposant de faibles ressources. Il faut aussi subvenir aux besoins
des enfants, souvent dans un contexte où le conjoint est peu aidant (On pourra apprécier ce
fait lors de la présentation du groupe « Rosannie Soleil »). La préoccupation à l’égard des
enfants est constante, et se voit notamment au souci obsessionnel de « bien habiller les
enfants pour aller à l’école ». Une autre mère fonde tout son discours autour de la
surveillance de son fils. « Il voulait prendre un sweat le matin mais je ne voulais pas car
c’était pour pouvoir cacher son tee-shirt d’uniforme » et pouvoir sortir sans être repéré. La
plupart de ces femmes ressentent une peur aigüe de la drogue. Elles sont très vigilantes dans
la mesure où elles savent que leurs enfants ont des risques élevés « de mauvaises
fréquentations » dans le quartier. C’est dire que l’échelle des menaces se situe pour partie
dans l’ordre des normes posées par la société globale. Loin d’être toutes partie prenante d’un
« business » qui rapporte facilement de l’argent à quelques jeunes (c’est pourtant le discours
des jeunes lors du focus groupe), les mères tentent le plus souvent, par tous les moyens,
d’éviter que leurs enfants ne deviennent des délinquants. On retrouve par-là une des lignes de
fracture évoquées dans la seconde partie. La génération des anciens ou des parents s’inscrit
dans une culture de vie quotidienne qui se situe aussi en décalage avec les normes recherchées
par les jeunes adolescents ou les jeunes adultes.
92
III. 3 Le rapport aux aides sociales
Le rapport aux aides sociales n’est pas uniforme. Plusieurs cas de figure peuvent être
isolés. Tout d’abord, il y a celles qui peuvent bénéficier d’aides sociales publiques et celles
qui n’ont pas droit à des prestations. Les aides sociales sont aussi marquées par des « zones de
non-droit ». Cela tient à l’histoire des prestations sociales, lesquelles sont orientées par des
choix politiques en faveur des enfants en bas âge. Par exemple, dans le groupe, une femme
avec trois enfants jeunes majeurs vivant encore chez elle s’est présentée en affirmant qu’elle
n’avait droit à rien. « Qu’est-ce que vous pouvez faire pour moi ? » s’est-elle plainte,
désabusée.
Certaines manifestent de la honte quand d’autres font preuve d’une stratégie
instrumentale « en finalité » : « Je me bouge pour avoir droit ». Pendant le débat, celle qui
n’ose pas aller au Secours catholique se fait critiquer pour son inaction. Une autre parvient à
se faire réparer le toit de sa maison grâce aux aides sociales (crédits : prêts de la CAF grâce à
l’existence d’un enfant mineur). Les femmes s’évaluent aussi entre elles en fonction de leur
rapport aux structures. Certaines accusent d’autres de ne pas avoir le courage de réclamer une
aide.
Une participante évoquera ainsi le cas d’une autre participante qui n’osait pas venir au
Secours catholique. Elle a dû beaucoup insister pour qu’elle la suive et cette amie est
aujourd’hui très active dans cette institution. On a pu observer que certaines participantes ont
peur de solliciter des services qui sont labellisés « pour les pauvres ». En Martinique, la honte
sociale est vécue aussi bien par les femmes que par les hommes, lesquels sont attachés à leur
honneur. On y reviendra plus avant en présentant le groupe de femmes placées dans le foyer
« Rosannie Soleil ».
La posture d’assistanat n’est donc pas une posture passive de réception mais bien une
démarche active qui suppose de rompre avec le cercle de la honte redoublée de la pauvreté.
En effet, les femmes présentes évoquaient aussi les stratégies pour s’approcher de
l’établissement et y rentrer sans être vues par quelqu’un d’autre (« j’ai tourné, je suis partie,
je suis revenue », « je surveillais pour voir si quelqu’un me voyait »). D’autres disaient
qu’elles devaient affronter le refus du conjoint et venaient clandestinement au Secours
catholique. Ayant peur des représailles du conjoint préoccupé par son ego, elles sont souvent
obligées de renoncer à solliciter les structures. La posture active signifie ainsi une
mobilisation énergique pour obtenir l’aide. Les femmes aspiraient à lutter pour leurs enfants
et elles-mêmes. Celles qui étaient les plus actives étaient celles qui avaient participé à l’atelier
théâtre et qui, du fait de tout un processus de reconstruction, se trouvaient plus à l’aise pour
effectuer des démarches nécessaires pour s’en sortir. Contre le discours dominant et les lieux
communs qui dénoncent l’assistanat, la sociologie de la pauvreté met en lumière le
phénomène de la honte du recours à l’aide sociale. Et elle insiste aussi sur les processus de
résilience (terme emprunté à la psychologie), de coping (terme emprunté à la sociologie), de
mobilisation de soi qui sont nécessaires pour franchir ces barrages (honte, stigmatisation) et
accéder aux droits. Il nous semble que c’est dans ce cadrage théorique que se révèle toute la
pertinence de l’étude de l’aide sociale fournie par les structures associatives et les institutions
publiques. Les pauvres ne vont pas tous spontanément vers « l’assistanat ».
Dans les milieux pauvres, la relation aux travailleurs sociaux est parfois dramatisée.
L’assistante sociale est perçue comme une « voleuse d’enfant ». Le présent est lu en fonction
des actions passées sur le territoire de vie. Les relations de voisinage sont intenses (proximité
sociale, surveillance et commérage, Bougerol 1997), l’histoire des placements est intégrée
dans la mémoire collective et explique la peur permanente de voir les enfants placés. L’une
93
des femmes évoque ainsi sa crainte que ses enfants ne lui soient retirés. L’institutrice en
charge des enfants ayant constaté qu’ils avaient besoin de lunettes, leur mère qui ne pouvait
leur en acheter, craignait qu’on ne lui retire ses enfants. Elle disait avoir été convoquée à
l’école et menacée de se voir retirer la garde des enfants à cause de ses difficultés matérielles.
La pauvreté s’évalue dans la relation aux institutions publiques qui, en menaçant, évaluant,
créent aussi la situation de peur ou de honte.
C’est donc dans la dialectique des rapports entre la personne et les aides sociales qu’il
faut trouver les clés de compréhension, pour chaque cas, des mécanismes de convergence ou
de dissociation. La relation aux institutions est commandée à la fois par les hontes issues des
différentes catégories de public pauvres, et à la fois par les propres mesures institutionnelles
qui combinent prestations et contrôle (Dubois 1999).
L’aide sociale est aussi appréciée en fonction de son contenu social. L’assistante sociale
de secteur est critiquée parce qu’elle est perçue comme une personne qui juge, contrôle,
demeure sur le plan informationnel. Les participantes, ayant souvent peu d’amies, trouvent
une écoute au Secours catholique. C’est dans le cadre de l’association qu’elles peuvent faire
des rencontres et qu’elles peuvent alors lutter contre l’isolement. C’est un lieu de
rassemblement, de convivialité, d’échanges qu’elles valorisent même si, à l’origine, l’action
sociale est pensée comme une action éducative visant à casser « l’assistanat ». Les bénévoles
distribuent des colis alimentaires mais ce don dépend d’un engagement minimal de
réciprocité. C’est en participant à un atelier (peinture sur soie, théâtre) que les femmes
peuvent recevoir des colis standards mais aussi plus de nourriture que d’autres usagers.
Dans le cadre d’un atelier organisé par le Secours catholique, une pièce de théâtre sur la
violence a été organisée et jouée devant un public important à Fort de France. L’aide sociale
interne débouche ainsi parfois sur des formes plus officielles de lien social, mais peut
également contribuer à « la construction d’une image collective tout à fait valorisée »
(Penchenat, 1998). Parallèlement à ces formes très « représentatives », les personnes
apprécient la convivialité informelle : on entre, on sort sans formalisme dans le local ouvert le
jeudi. Les participantes évoquent l’arbre de Noël et les sorties au bord de la mer organisées
pour elles et leurs enfants.
Ainsi, l’inscription dans un projet collectif, même de courte durée, limite le sentiment
d’isolement qui accompagne le dénuement matériel, offrant à ces femmes un espace de
rencontre justifiant leur présence presque autant que leurs stricts besoins matériels.
94
II. Focus groupe « Rosannie Soleil »
II. 1 Contexte du débat
Ce focus groupe a été mené à l’intérieur des locaux d’une association mandatée par le
Conseil général afin de venir en aide à des femmes victimes de violences conjugales. Le
groupe est composé de six personnes dont une Dominiquaise, une Ste-Lucienne et une
Haïtienne. Les Françaises sont respectivement deux Martiniquaises et une Guadeloupéenne
d’origine métropolitaine. Les personnes accueillies sont logées par deux, avec leurs enfants,
dans des duplex de la cité HLM où a eu lieu l’entretien. Elles ont été réunies pour l’occasion
dans l’appartement qui sert de bureau au CHRS.
Le plus souvent elles sont dirigées à Rosannie Soleil après avoir fui le domicile
conjugal pour violences de la part du conjoint. Toutes, sauf une, sont passées précédemment
par une autre structure (SANDRA, structure d’hébergement d’urgence), ou ont recouru à
l’Union des femmes.
Les jeunes femmes se trouvent toutes en situation de transition, ce qui est normal
compte tenu des objectifs de la structure d’accueil, à la fois d’un point de vue
professionnel parce que la plupart doivent incessamment intégrer une formation, et du point
de vue du logement qu’elles viennent d’obtenir ou qu’elles attendent.
D’une manière générale, contrairement aux acteurs institutionnels, les enquêtées ont
adopté une attitude peu misérabiliste. Le ton employé pour décrire la situation de violence et
de pauvreté n’est pas apitoyé même si la situation exposée est critique. La prise de parole,
parfois carrément réclamée (« je peux parler maintenant ? ») s’est faite assez aisément (à
l’exception de l’une d’entre elles – Haïtienne – arrivée en fin d’entretien et, semble-t-il, peu
intéressée par la discussion, et d’une « métro » née en Guadeloupe qui parlait de manière
presque inaudible. Malgré tout, des niches conversationnelles se sont spontanément créées.
II. 2 Situation sociale des personnes et représentations de leur pauvreté
Il s’agit de femmes âgées de 21 à 36 ans, mariées pour la plupart (ou ayant vécu en
concubinage), en instance de divorce ou séparées, avec un ou plusieurs enfants. Toutes les
femmes venaient de fuir une relation durable avec un partenaire. Elles avaient toutes été
victimes de violences conjugales. Aucune d’entre elles ne travaillait. Toutes reconnaissent
avoir connu la pauvreté, soit pendant, soit après la vie de couple.
Une certaine hétérogénéité caractérise cependant leur situation. Les aides dont elles
bénéficient varient selon l’ancienneté de leur situation, leur statut matrimonial, l’âge et le
nombre de leurs enfants et selon leur nationalité. Certaines se trouvent en instance de divorce,
ce qui ne facilite pas l’accès à l’aide sociale. Certaines perçoivent le RMI, d’autres l’API.
Certaines sont en stage de formation rémunéré, d’autres n’ont droit à rien ou à pas grandchose. La Dominiquaise attend le renouvellement de sa carte de séjour expirée depuis un an.
La Sainte-Lucienne, suite au durcissement récent de la politique à l’égard des immigrés, ne
perçoit plus d’allocations que pour son dernier enfant, le seul de nationalité française, qu’elle
a eu avec le conjoint violent qu’elle a décidé de quitter, pensant pouvoir nourrir ses cinq
enfants avec les allocations, ce qui a été le cas au début. Au moment de l’entretien, ne
95
touchant donc plus d’allocations que pour un enfant, elle ne voyait pas d’autre solution que de
revenir avec son (ex)conjoint, ce qui lui faisait horreur, vu tout ce qu’elle et ses enfants
avaient subi avec lui.
Toutes soulignent l’insuffisance de leurs revenus et précisent avoir connu la pauvreté
pendant et après le mariage. Pendant la vie conjugale, la pauvreté vécue par la mère et les
enfants provenait, soit de ce que l’époux/concubin ne travaillait pas, soit de ce qu’il refusait
de partager ses revenus, soit de ce qu’il détournait à son profit l’aide sociale. Généralement, le
principal revenu semblait être celui du conjoint, car seule l’une d’entre elles (Dominiquaise) a
évoqué explicitement avoir un emploi dont elle n’a pas précisé clairement le caractère, sans
doute informel. Certaines n’ont jamais travaillé, aucune n’a connu d’emploi stable. Aucune
n’a cependant tenté de justifier sa situation professionnelle précaire (enchaînement de djobs
ou de formations rémunérées) et n’a clairement évoqué ni son cursus scolaire, ni son parcours
professionnel.
Si l’on prend le cas de la plus jeune femme martiniquaise, on remarque que l’ensemble
de sa trajectoire jusqu’à aujourd’hui signe un cumul de handicaps : sa mère, ayant à charge
une famille nombreuse, l’a mariée à 16 ans avec un homme de 50 ans. A 21 ans, elle a un
enfant de 5 ans. Elle reconnaît avoir connu la faim, « j’ai su ce que c’est de ne pas acheter
une paire de chaussure à mon fils ». Il avait pourtant de l’argent, mais ne lui en donnait pas.
Enfermée dans la maison, elle n’avait pas le droit d’accompagner le mari et le fils quand ils
sortaient. Le père, qu’elle appelle « ce monsieur », était très violent avec elle et, parfois,
semble-t-il aussi avec l’enfant. Elle se faisait frapper dès « qu’il me faisait une crise ». Après
son départ, elle ne pouvait pas retourner chez sa mère qui avait déjà 5 enfants à charge. Mais,
après avoir connu « le pire », elle est bien décidée à vivre « le meilleur » et a repris ses études.
Les différents types de pauvreté qui se dégagent des discours se déclinent de la manière
suivante :
- la pauvreté économique dérive de revenus insuffisants, d’une situation domestique
définie par l’existence d’une famille nombreuse en général : « je faisais un vœu avec
un vêtement44 », « j’ai connu ce que c’était que la faim, ce que c’était de ne pas
pouvoir acheter une paire de chaussures à mon fils ».
Aucune d’entre elles ne travaillait pendant le mariage. D’où une dépendance aux
ressources financières du conjoint. Cette dépendance partielle s’aggravait lorsque la femme
devait se contenter des aides sociales pour faire vivre le foyer et les enfants. Cette dépendance
partielle devenait totale en cas de détournement des aides sociales au profit personnel du
conjoint. Certains maris disaient que l’argent des aides sociales leur appartenait. Pour une des
femmes, le prélèvement forcé des aides sociales servait à entretenir d’autres femmes. Pour
une autre, cette rétention s’inscrivait dans un jeu pervers pour maintenir une relation de pure
domination, « c’était pour me faire mal ».
- La pauvreté morale est due à la violence conjugale et au climat de peur concomitant
pour soi-même et pour les enfants ainsi qu’à l’isolement.
En effet, la parole est enchaînée car le silence sur la situation de violence et de pauvreté
est imposé par le conjoint : à propos d’une visite du Secours catholique à son domicile,
l’époux de Mme H. (Sainte-Lucienne) a renvoyé le bénévole en disant : « isi-a nou ti tout’
44
Cette expression issue du créole fait référence à une personne condamnée, du fait de sa pauvreté, à porter
éternellement le même vêtement faute de pouvoir le renouveler, et dont la condition rappelle probablement celle
des religieux qui font vœu de pauvreté.
96
bagay, nou pa bizoin aide », alors que [dit la dame] « je touche pas les allocations, pour
payer la cantine c’était une misère, les transports c’était une autre misère ».
La rupture des liens familiaux est manifeste : les enquêtées signalent une rupture avec
leur famille, parfois en raison de leur relation conjugale précisément, désavouée dès le début
par la celle-ci, ou en raison de problématiques familiales (dont elles n’ont rien évoqué), ou
encore en raison de la honte et de la peur générée par leur situation qu’elles doivent
absolument dissimuler. Les liens familiaux peuvent exister mais ne suffisent pas à rompre
l’isolement parce que la famille est éloignée géographiquement (cas de la Sainte-Lucienne et
de la Dominiquaise), réduite (cas de la Sainte-Lucienne à qui il ne restait que sa grand-mère
qui vivait dans son île natale), ou difficile à maintenir (cas de la Guadeloupéenne âgée de 21
ans, avec une mère, dont elle est, semble-t-il, proche, mais vivant toujours à la Guadeloupe,
qu’elle a dû quitter pour échapper à la grande violence du père de ses deux enfants afin de se
réfugier d’abord à la Martinique chez la mère de ce conjoint). A noter que les jeunes femmes
martiniquaises ont très peu évoqué leur famille, à l’exception de la benjamine du groupe qui a
expliqué n’avoir pas voulu se réfugier chez sa mère après sa fuite. L’isolement au sein de la
famille est de ce fait fréquent. La femme se retrouve dans la famille du conjoint qui n’accorde
le plus souvent aucune crédibilité à l’hypothèse de la violence et/ ou de la pauvreté, voire va
jusqu’à dénoncer la jeune femme à l’époux. Si, fait rare, elle l’admet, elle reste passive : « la
famille est trop soutireuse », « mon beau-père me soutenait mais c’était ma belle-mère le
problème ; pourtant j’étais là pour la servir, je m’occupais d’elle ».
L’absence de liens d’élection renforce le risque de désocialisation et d’appauvrissement.
Aucune d’entre elles n’a d’amies véritables à qui elles peuvent parler de leurs difficultés.
Toutes soulignent la difficulté de trouver des personnes de confiance, ce qui est d’ailleurs un
constat transversal établi pour tous les focus. En outre, quand bien même elles en auraient, le
sentiment de honte est si fort qu’elles font tout pour dissimuler leur situation : « quand un
homme est violent, on ne peut pas avoir des amis, on est enfermée », « on devient comme une
bête, on est tout le temps énervée, agressive », « j’ai pas de vrai ami, parce que chaque
personne a ses problèmes », « quand on rencontre les gens, les gens te disent que tu es bien,
mais toi, tu ne dis rien, au contraire, tu t’habilles bien tu fais tout pour que ça se voit pas. »
Il faut bien comprendre que le sentiment d’isolement est multi-factoriel : il repose certes
sur la peur d’évoquer la violence à l’extérieur du foyer conjugal, mais également sur la honte
qui en découle, aggravée par la situation de pauvreté dont il est très difficile de parler. Le
besoin de préserver les apparences, notamment sur ce dernier point, semble correspondre à
une volonté de conserver sa dignité (« c’est insupportable de se montrer comme ça, on a trop
honte ». La pauvreté matérielle et psychique définit ainsi, dans ce groupe, une « culture de la
pauvreté » co-produite par les acteurs eux-mêmes qui s’enferment dans des rapports sociaux
de violences, de souffrances, de méfiances et de peur. Pendant des mois ou des années, les
personnes survivent en ayant à gérer des relations de prédation sans pouvoir interpeller des
proches, la famille ou même une institution sociale. Aux difficultés sociales s’ajoutent des
crises (violences répétées du conjoint), des ruptures (allers-retours au foyer de l’homme ou du
fils toxicomane), et un processus d’usure qui, à un certain stade, conduit la victime à
« sauver » sa peau et celle de ses enfants en produisant la rupture. La fuite, le départ du lieu
d’habitation sont des manifestations d’une volonté de jouer un va-tout pour la survie.
Les étrangères se heurtent à des obstacles supplémentaires: racisme (particulièrement
brimades et insultes de la part de la famille du conjoint), accès limité aux administrations et
donc à l’aide sociale dû à la barrière de la langue (elles parlent surtout le créole et l’anglais,
même pendant le focus group, bien que leur arrivée sur le territoire date de plusieurs années :
10 à 14 ans), et à la méconnaissance du système administratif et au durcissement de la
politique à l’égard des immigrés, les enfants nés à l’étranger et dont la mère est en situation
97
irrégulière s’étant apparemment vu supprimer le droit aux allocations familiales par la « loi
Sarkozy ».
Les femmes rencontrées, du fait des violences subies, manifestent un malaise
psychologique généré par les traumatismes de la relation violente et le harcèlement du
conjoint après la séparation (« envie de mourir », « je ne peux plus supporter, ça remonte »).
Le sentiment de déréliction est à rapporter à celui que ressentent aussi les détenus « mis hors
du jeu social ». Mais les femmes du groupe du Secours catholique, quant à elles, dépassent le
mal-vivre lié à leur pauvreté par l’intensité du lien social créé par les ateliers de l’institution.
On peut donc dire que, dans le « malheur », certaines personnes développent des souffrances
en cascade du fait notamment de la prédation constante du conjoint, tandis que d’autres
peuvent se regrouper et, avec l’aide de structures adaptées, peuvent produire du lien social et
même participer à des réalisations culturelles de qualité, comme ce fut le cas avec la
représentation théâtrale sur la violence.
98
III. Focus jeunes « Baie des Tourelles »
III. 1 Contexte du débat
La rencontre a pu avoir lieu grâce à la mobilisation d’un animateur social travaillant
dans une association pour le logement qui connaissait des jeunes du quartier, ainsi que l’un
des chercheurs du groupe.
Ces jeunes ont été rencontrés dans leur « case à fumette ».
Six jeunes, entre 23 et 30 ans, sont présents. Trois d’entre eux sont constamment
intervenus. Le plus jeune n’a pris qu’une fois la parole, sur l’incitation de l’un des chercheurs.
Les deux autres n’ont pratiquement pas parlé, demeurant à l’écart, attentistes.
III. 2 Situation sociale des personnes et représentations de leur pauvreté
Deux sont titulaires du baccalauréat ou en ont le niveau. Ils disposent d’une
qualification en comptabilité et en informatique.
Ce sont des jeunes qui sont au chômage. L’un d’eux bénéficie du RMI, et s’implique
dans des activités de sapeur pompier bénévole. Un autre a commencé une formation à
l’AFPA, restée inachevée.
Ils arborent le look scooter jeunes (bijoux et/ou locks pour certains, jean, tee shirt et
baskets), vivent chez leurs parents et disent vivre dans la légalité (mais l’un d’entre eux,
accusé d’avoir volé des ordinateurs dans son lycée, en a été exclu).
Les représentations de la pauvreté, chez ces jeunes, témoignent d’une incontestable
capacité de généralisation et d’abstraction. Leur analyse personnelle de leur situation a été
élimée au profit d’une interprétation globale des mécanismes sociaux de la relégation et des
dysfonctionnements sociaux.
Parmi les problèmes sociaux cités, relevons en premier lieu le problème de la religion
articulé à la disparition des anciens codes, de la morale, des valeurs. C’est un discours
commun que l’on entend souvent chez les anciens mais qui semble plus rare au sein de cette
tranche d’âge. Les jeunes ont parlé de la foi qui se dénature. « Avant il y avait une conception
religieuse. Aujourd’hui ça va en se dégradant. On n’a plus d’attaches morales. La religion
est bafouée. On n’a plus rien. Jésus c’est le souffle de vie. Croire c’est le souffle de vie, c’est
croire en soi, le souffle qui souffle autour de toi et qui te permet de croire en toi ».
La perte des valeurs spirituelles est pour eux déterminante. La situation est tellement
difficile que « les gens préfèrent voir les quimboiseurs que les curés ».
En second lieu, les jeunes dénoncent l’argent facile, la consommation facile, les
influences rapides issues des modèles véhiculés par les médias. Là encore, le discours n’a rien
de nouveau. Il est très fréquemment entendu chez les adultes, notamment pour dénoncer les
jeunes délinquants. Les gens veulent de l’argent facile sans travailler « c’est celui qui vend le
plus de roches45 qui a le plus de succès auprès des filles… mé modèle nou c’est jamaicain,
américain. Ki sa nou ka gadé : BET, Trace FM, rien ki bagay epi boug ki ni lajen » (mais
45
Il s’agit de boulettes de crack.
99
nous, notre modèle est jamaïcain, américain. Que regardons-nous : BET, Trace FM,
uniquement des choses concernant des individus ayant de l’argent).
Le discours apparemment convenu sur la disparition des valeurs et des repères
s’accompagne donc d’une forte identification à des modèles extérieurs, jamaïcains ou
américains, véhiculés notamment par la télévisions par satellite.
En troisième lieu, ces jeunes ont identifié un « problème culturel » spécifique à la
Martinique, là encore très connu. Les pères sont trop absents. « Quand il n’y a pas de père il y
a toujours un manque. Si tu n’as que la mère tu n’es pas obligé de suivre l’exemple ». Ceux
qui restent dans la cellule familiale deviennent peu à peu pris par le modèle des enfants, celui
de l’argent facile « Y’a aussi le fait que les pères ne restent pas avec les mères...c’est la
décadence des couples...et si tu n’as que la mère, tu n’es pas obligé de suivre
l’exemple...quand y a pas de père, ya toujours un manque...les gens font des enfants pour
avoir de l’argent ».
Pour les jeunes que nous avons rencontrés, la structure familiale déficiente n’est pas
compensée non plus par l’appartenance à un groupe d’élection. Tous ont signalé la difficulté
d’avoir des amis à qui se confier, soulignant au passage l’importance de « l’aide morale » :
« tu vas pas aller raconter tes problèmes…parce qu’il y a pas de rapport de confiance. » Et
de conclure : « la vie devient desséchée. ». En ce sens, l’absence de solidarité, contrairement
aux autres focus groupes, est critiquée et présentée comme une généralité. A ce propos, il faut
remarquer que les membres de ce focus group évoquent dans la même foulée ambiguë la
question de l’identité, (« nou pa ni lidentité », « on a une double identité »).
Enfin en dernier lieu, bien que le lien n’ait pas été fait clairement avec la pauvreté, la
question de l’esclavage a été abordée spontanément ; considérée comme « une grande
blessure », celui-ci trouverait son prolongement dans la situation actuelle : « on rabaisse les
noirs ». Curieusement c’est dans les médias, pourtant constamment pointés du doigt, que l’un
d’entre eux trouve la ligne de résistance culturelle: dans les propos d’un rappeur. « Fok sé neg
la arété palé kon desendan lesclav. Fok aji kon désendan de prince » (Il faut que le nègre
cesse de se comporter en descendant d’esclave. Il faut agir comme le descendant d’un prince).
La réponse, désabusée, sera que le racisme (« lé blan an pa lé sa » : je ne veux pas du Blanc)
conduit à l’exclusion (ils « veulent garder le monde entre eux »).
La dénonciation rhétorique de l’évolution actuelle, de la perte et des valeurs et des
repères traditionnels, est associée à une quête d’identité qui se nourrit des débats qui
traversent la société martiniquaise, se les approprie et se montre réceptive à une forme de
nationalisme ethnicisé fondé sur l’opposition binaire nègres/blancs et débouche sur le rejet
global d’un système duquel ces jeunes s’estiment exclus.
III. 3. La relation aux aides sociales
Les membres de ce focus group ne recourent pas aux services sociaux sur le même
mode que les femmes rencontrées, ou que les prisonniers qui sont affrontés à une réinsertion à
la sortie de la prison. Ces jeunes, tout juste sortis du système scolaire, sont déjà des exclus, ou
se sentent massivement exclus. Leur première expérience professionnelle les a confrontés au
monde de la « flexibilité » et de la précarité des emplois. D’où un hiatus terrible entre le
sentiment d’avoir accumulé du capital culturel, d’avoir travaillé pour décrocher un titre qui
appelle de la reconnaissance sociale, et le traitement reçu sur le marché de l’emploi : « Moi on
m’a signé un contrat de trois mois, ils m’ont dit que j’étais pas compétent, je comprends pas.
100
Le travail était facile, je le faisais bien. En fait, tout ce qu’ ils m’ont donné c’est des bons
d’essence ».
Dès lors, ces jeunes s’en prennent aux formations qui ne sont pas adaptées, aux
diplômes qui ne servent à rien sur le marché du travail. Ces deux jeunes qui sont titulaires du
baccalauréat ou en ont atteint le niveau demandent que s’établisse un équilibre entre les
niveaux scolaires et les salaires versés. « On aurait voulu évoluer, travailler mais les
entreprises se foutent de nous. Il faut qu’il y ait un suivi collectif. Il faut que tout le monde ait
la même somme d’argent pour le travail fourni.L’histoire de qualification là, c’est des
conneries: on sait que le bac vaut tant, on gagne tant, si le BEP vaut tant on nous paie tant
etc ». Il faut donner à chacun une valeur. Affrontés aux bas salaires, ces jeunes font
l’expérience du déclassement déjà identifié par les sociologues (Bourdieu 1967, 1970 ;
Mauger 2001). Alors que le diplôme représente toujours à leurs yeux une certification
officielle de compétences, (« il faut donner à chacun une valeur. Le diplôme ça te donne une
certaine fierté »), l’articulation entre emploi et formation reste trop instable (Stroobants 1993)
et donc génératrice de frustrations voire d’un sentiment douloureux d’avoir été trompé par
l’Etat et les institutions.
De ce point de vue, le système scolaire s’avère incapable, dans son offre de formation,
de déceler et d’accompagner le potentiel de ces jeunes, qui ressentent l’exclusion dès les
bancs de l’école : « déjà à l’école tu veux apprendre, le professeur t’aide, t’es nul t’es dans un
coin ». Les jeunes réclament une école où les goûts « si tu aimes la pâtisserie, dès le primaire
t’en fais. ») et les aptitudes de chacun sont mises en valeur. Il est significatif que l’école soit
perçue comme ne répondant pas aux « besoins des gens ». Ils semblent ainsi aspirer à une
transformation de l’école en ce que Touraine appelle l’école du Sujet (Touraine 1998).
Du coup, c’est toute la chaîne de l’insertion qui est critiquée. Leur scepticisme trahit
d’ailleurs l’impuissance de l’ANPE. “Moi je dis, je montre mon cv, s’il est bien ça suffit mais
je suis traité comme un guignol. Si on ne me donne pas de chance...déjà à la base donnez moi
un CDI. Les histoires d’anpe, il faut arrêter ça. Ça sert à rien, il faut donner sa chance au
jeune, et puis on doit te suivre, avec un contrat obligatoire”.
Par voie de conséquence, ces jeunes donnent à voir comment leurs pairs encore plus mal
titrés qu’eux, affrontés à « l’inemployabilité », trouvent des débouchés dans la délinquance.
La culture de l’économie parallèle, qu’eux ne perçoivent que comme une « facilité », est
pourtant étiologiquement fondée sur leur propre insuccès sur le marché du travail, alors même
qu’ils possèdent des titres scolaires : « Non frè- a, nou lé an lo lajen epi posé le plus que
possible. Les jeunes veulent gagner de l’argent facilement dans la rue, dans le bizness. On
n’a pas de repères, c’est l’argent qui nous mène ». Incités comme tout un chacun à profiter du
système consumériste, ces jeunes dénoncent leurs copains de galère qui recourent à la
délinquance pour parvenir à être dans la norme et à attirer les filles qui s’y soumettent aussi
pleinement. Les valeurs de réussite, de l’homme qui assure, fonctionnent paradoxalement
comme incitation à faire du « bizness » : « Ouais mé sé fanm lan pa lé boug ki ka travay, yo lé
boug ki ka van pliss roches » (les femmes ne veulent pas de types désœuvrés, elles veulent
des types qui vendent beaucoup de roches). Le plus inquiétant, précisent ces jeunes à cheval
sur deux systèmes de valeur, c’est qu’un glissement s’opère. Les parents, comme en
métropole, sont de plus en plus passifs face aux trafics (Garnier-Muller 2000) et vivent de
plus en plus de cette économie souterraine, allant même parfois jusqu’à valoriser le passage à
l’acte : « Les parents laissent aller, plus leur fils est mafia, plus ils sont fiers ». Constat
formulé également par les institutions. Très désabusés, le groupe de jeunes affirmera que ces
mécanismes sont tellement ancrés que l’insertion par le travail ne va pas diminuer la violence.
Car les jeunes veulent gagner de l’argent facile pour séduire les filles. La prison elle-même ne
fait pas peur, elle est parfois considérée comme un centre de loisir : « y a pas assez de suivi
101
après la prison. L’homme crapon, tu peux redresser l’homme. Il n’y a pas assez de
répression, il y a trop de vices.. ouais c’est vrai, les gars prennent la prison pour un centre de
loisirs ».
A ce sujet, et c’est la grande surprise de ce groupe, le discours des jeunes se fait très
répressif. La plupart d’entre eux déplorent l’insuffisance de moyens de répression de cette
délinquance « futile » et dénoncent la suppression de ce qui paraît presque la panacée : le
service militaire obligatoire. Celui-ci est présenté comme une modalité d’insertion qui offrait
à la fois repères et formation, alors que son caractère autoritaire est totalement éludé. La
question de la répression entre en résonance avec une vision manifestement très pessimiste de
la société martiniquaise (« mais non bagay la vini tro wo » (les choses prennent une
proportion démesurée, « an nou ba nou bon bwa » (nous méritons d’être corrigés) voire de la
nature humaine (« an nou minm nou ja pa bon » (nous sommes par nature mauvais).
Mais l’ambivalence n’est jamais loin car tout en critiquant les parents par exemple,
notamment ceux qui instrumentaliseraient l’aide sociale (« il y a des mères qui ont cinq, six
enfants et quand elles ont l’argent des allocations, elles vont en boîte », « les gens font des
enfants pour avoir de l’argent »), la nécessité de les aider moralement est immédiatement
pointée.
102
IV. Focus groupe Anciens Détenus
IV. 1. Contexte du débat
Ce focus a été organisé au siège de l’association Ecrin de Partage dont le but est la réinsertion des anciens détenus. Le lieu, proposé par l’un des enquêtés, s’avère hautement
symbolique car il est également l’espace de travail de l’enquêté qui, dans une intéressante
mise en perspective, se retrouve réinséré par et dans cette association, exerçant à son tour, en
sa qualité de conseiller à formation professionnelle et à l’emploi, une mission de réinsertion à
destination d’un public dont il faisait jusqu’alors partie.
Le groupe est composé de trois hommes de 42 ans et de 56 ans. Tous sont sortis sous le
régime de la libération conditionnelle, depuis plus d’un an (mais moins de deux ans), après de
longs séjours de onze ans, sept ans et quatre ans et demi.
La prise de parole s’est faite sans difficulté mais l’entretien n’a pourtant pas suivi la
forme débat comme cela avait été le cas dans le Focus Baie des Tourelles ou dans le Focus
Secours Catholique : il y a eu peu de dissensions dans la discussion, chaque intervention
semblant appuyer la précédente, ce qui traduit un net consensus, voire une réflexion déjà
engagée autour des idées principales.
IV. 2. Situation sociale des personnes et représentations de leur pauvreté
Les trois hommes travaillent pratiquement depuis leur sortie. En effet, pour bénéficier
de la libération conditionnelle, les détenus doivent fournir des garanties d’emploi et de
logement. Donc ils avaient nécessairement obtenu, avant leur sortie, l’assurance d’avoir un
emploi et un logement. Généralement accueillis par des membres de la famille, ils ont pu
trouver un travail grâce à des relations amicales ou des connaissances, soit par une recherche
méthodique depuis le Centre Pénitentiaire (plusieurs dizaines de courriers, et quatre réponses
dont la proposition d’un emploi de formateur).
Actuellement, l’un d’entre eux occupe son propre appartement, les deux autres vivent
dans la maison familiale. Tous sont en activité: l’un d’entre eux est conseiller dans une
association de réinsertion d’anciens détenus, l’autre maçon, et le dernier est directeur de sa
propre association d’insertion. Deux d’entre eux sont diplômés de deuxième ou troisième
cycle; le conseiller d’insertion est titulaire d’une maîtrise de droit des affaires obtenue pendant
son incarcération, et le directeur d’association, surdiplômé, est titulaire d’une maîtrise en
sociologie obtenue avant son incarcération, d’une licence en droit acquise pendant son
incarcération et d’un très récent master en ingénierie de l’insertion.
La discussion s’est spontanément orientée vers la pauvreté et la précarité en prison.
En premier lieu, tous affirment avoir connu la précarité. Parmi ces ex-détenus, l’un qui
s’exprime en termes de pauvreté affirme l’avoir vécu sous différentes formes. C’est d’ailleurs
une caractéristique de ce focus car le terme "précarité » sera généralement préféré à celui de
pauvreté, ce dernier renvoyant surtout au dénuement matériel. On retrouve là la sémantique
des acteurs institutionnels, ce qui en définitive n’est pas surprenant compte tenu du parcours
de deux des enquêtés qui sont à la fois acteurs et sujets de l’aide sociale.
103
Représentations de la pauvreté » à l’intérieur »
La précarité rencontrée en prison s’analyse comme une précarité spécifique: « c’est une
forme de précarité parce qu’on a à manger, on a un toit, on peut travailler ». Il ne s’agit pas
d’une situation ordinaire puisque la détention suppose la prise en charge des besoins
élémentaires. L’absence de difficultés élémentaires (logement, alimentation, économie
familiale) n’exclut pas la précarité. Simplement, elle s’illustre différemment,
indépendamment des mécanismes d’aide du système pénitentiaire. Ainsi, on peut se constituer
"un pécule", c’est à dire un compte administratif alimenté par la famille et/ou par le salaire
perçu par l’auxiliaire (c’est à dire le détenu qui exerce une activité rémunérée dans
l’établissement : par exemple, l’un des enquêtés était préposé aux indigents, un autre était
bibliothécaire). Toutefois, le salaire d’un tel employé avoisine la centaine d’euros, somme
perçue comme ridiculement basse et dévalorisante par les détenus.
En revanche, l’absence de pécule ou d’emploi ou d’aide familiale peut faire basculer le
détenu dans la pauvreté matérielle, désignée par l’administration pénitentiaire comme
"l’indigence". L’un des enquêtés évoque son statut d’indigent comme une situation de grand
dénuement, caractérisé par l’impuissance et la frustration: "j’étais obligé d’accepter ce que
l’administration me donnait." (soit un pack mensuel de deux savons, un tube de pâte
dentifrice, et un sachet de sucre).". "Ca c’était la pauvreté". Cette situation est d’autant plus
mal vécue qu’elle contraste clairement avec celles d’autres détenus moins défavorisés
recevant des aides de la famille, ou tirant leurs ressources d’un capital acquis illégalement
avant leur entrée en prison. ("y’a des gens qui sont bien ", " il y en a qui sont très bien et
d’autres excessivement démunis: l’un regarde l’autre avec des yeux d’envie... Il y a là de la
précarité").
Les stratégies de résistance prennent alors naissance sur la base d’échanges de services
analysés comme des djobs. C’est à dire que certains détenus choisissent de travailler pour
d’autres détenus en échange de biens de consommation immédiate : cigarette, sucre, ou mieux
une cantine (commande de biens alimentaires, le plus souvent, passée auprès de
l’administration par le détenu et payée par lui). Le travail en question a trait généralement aux
commodités de la vie courante: lessive, nettoyage de la cellule, "rémunéré" par exemple par
une cantine que le "djobeur" n’aurait pas pu acheter lui-même. Les biens servent de monnaie,
puisque l’argent liquide est interdit aux détenus, de même d’ailleurs que cette pratique. "C’est
l’équivalent du djob, c’est une transposition de ce qui se passe à l’extérieur". Le troc peut
aussi être utilisé pour satisfaire ses besoins; par exemple, c’est le cas du détenu qui a une
"envie de yaourt" et veut troquer les cigarettes (une monnaie d’échange précieuse en prison)
accumulées volontairement toute la semaine en échange des petits desserts du jour ou de la
semaine. Cette pratique renvoie en quelque sorte à un système d’échange, de don et de contredon (Caillé & Godbout 1994).
Cependant, les relations sont susceptibles de basculer rapidement et fréquemment vers
un rapport de domination économique bien illustré par l’usure: " il te donne un paquet pour
deux c’est à dire, il en prête un et vous en remettez deux. Au début, le gars refuse, et le
lendemain, il revient ". En effet, le don et le contre-don se nourrissent des inégalités entre les
détenus. Il apparaît que le milieu carcéral, par sa nature même, favorise ce type de relations de
pouvoir contribuant à aggraver la précarité du détenu car l’offre est réduite, la demande forte
et le prix à payer chaque fois est plus élevé: "à l’intérieur, en vase clos, l’autre vous fait plus
de pression. tout à l’heure c’était deux fois, la fois suivante c’est trois fois. Vous n’avez pas le
choix, vous êtes obligé de prendre."
De tels mécanismes relationnels participent non seulement du développement de la
précarité mais facilitent la reproduction des inégalités préexistantes à l’incarcération; c’est à
104
dire que ceux qui étaient déjà pauvres le seront encore plus. En revanche, rien ne laisse
supposer que ceux qui ne l’étaient pas avant ne le deviendront pas, car la prison impliquant
une rupture avec les ressources traditionnelles (salaires, aides sociales, revenus des activités
illégales), elle place le détenu dans une situation de dépendance, par rapport à la famille, aux
amis, à l’administration, aux codétenus.
Pour autant, en dehors de certaines stratégies de domination conduisant certains détenus
à un plus grand appauvrissement, la condition de l’indigent peut s’améliorer grâce au jeu des
solidarités par le don spontané (Laé & Murard 1985) de denrées alimentaires. Ainsi, confie
l’un des enquêtés, "il y avait une telle solidarité, du coup j’en avais tout un panier [de fruits et
légumes] plus important que ceux qui étaient allés en visite". Il est remarquable que, dans ce
cas, la solidarité soit présentée non comme un simple remède au dénuement mais comme une
source d’enrichissement qui finit par placer le pauvre en situation de supériorité ; bien que ne
recevant pas de visite ni d’aide de sa famille, contrairement aux autres détenus partageant
leurs ressources avec lui, ce détenu a compensé son isolement par rapport à l’extérieur, par
l’organisation et la gestion de liens à l’intérieur. Ce qui le place en définitive dans une
meilleure position que ceux qui ont maintenu ces liens sociaux et familiaux.
En dehors des contingences purement matérielles, la précarité morale, commune à tous
les focus groupes, s’avère très problématique selon l’étroitesse des liens familiaux et la durée
du séjour. L’importance des visites est certes capitale mais la véritable précarité provient de la
distension progressive de ces liens, perçue comme inévitable et génératrice de grande
souffrance pour le détenu. Cette souffrance trouve sa source dans la disparition de la
conjugalité, l’altération du rôle parental ou l’abandon de la famille proche. "Quand on est
privé de libert, ça a des conséquences sur la famille et les enfants; la femme, si elle est jeune,
elle aura des besoins... Au début, elle vient toutes les semaines, et puis après elle vient tous
les mois, et puis un jour elle ne vient plus du tout, et vous recevez un papier de divorce…
C’est pareil pour les enfants, tant que l’enfant est petit, il est content, il vient voir son papa
mais au fur et à mesure, les enfants grandissent et après ils ont honte, ils ne viennent plus."
L’isolement s’installe et peut faire basculer le détenu dans la frustration et l’agressivité,
d’autant que les occasions de s’occuper sont jugées insuffisantes (" il y a un manque
d’activités, il faut plus d’activités sportives pour apaiser les choses"). La précarité ici
désignée se révèle "affective" et "sexuelle" ("des besoins qui sont naturels sont totalement
frustrés"). A cet égard, la proposition clairement militante de la généralisation des unités de
regroupement familial expérimentée au Canada par exemple, peut s’entendre comme une
forme de résistance à cette précarité morale; tout comme l’activité intellectuelle
caractéristique de ce focus où les participants ont tous suivi une formation poussée ou un
enseignement, construisant manifestement à travers l’acquisition ou l’entretien de savoirs une
stratégie de valorisation visant à dépasser ces frustrations. Il est significatif que tous trois
manifestent, en outre, une très bonne connaissance des outils juridiques relatifs à leur
ancienne situation. ("le Guide du Prisonnier me donnait le droit de...", "alors que le Code de
procédure Pénale dit que..", "alors que le Conseil d’Etat a dit que..").
En revanche, aucun d’eux, bien que se connaissant, n’a évoqué le moindre lien
d’élection noué en prison (même bénéficiant de la solidarité). Quant aux liens noués avant
leur incarcération, ils apparaissent également délétères et décevants: "quand vous êtes en
prison, aucun ami ne vient vous voir. D’ailleurs quand vous les rencontrez après votre sortie,
ils sont gênés, ils vous disent: hé bé man té ka sonjé fè ses papié-a pou vini wèw (je songeais à
faire les formalités pour venir te voir. Mé ou rété la di zan yo pa janmin vini wèw ! " (Mais tu
restes dix ans là sans jamais qu’ils viennent te voir).
105
A ce propos, à l’instar de la précarité matérielle, un nouvel obstacle relationnel est
avancé s’agissant des rapports entre le personnel pénitentiaire et les détenus. En effet, le
comportement des surveillants normalement perçus comme des agents de coercition, pèse
d’autant plus sur les détenus qu’ils détiennent les clés de l’accès à des biens dits "culturels".
L’anecdote racontée par l’un des enquêtés se révèle très intéressante quant à la perception de
leur situation d’impuissance: "je voulais faire de la musique. Le directeur m’avait donné
l’autorisation d’acheter un clavier. Il (le surveillant responsable) a pris beaucoup de temps
pour me livrer l’appareil. J’avais fait faire une pro forma et tout, il m’a fait payer plus cher.
Normalement il devait livrer l’appareil dans ma cellule, il a voulu que ce soit livré en socio,
c’est le responsable qui a dû aller le chercher…C’est un abus de pouvoir." Deux autres
exemples de ce type sont donnés à propos d’une radio, et d’une minichaîne ("pour travailler
mon anglais"). Ce qui n’est pas accepté dans ce cas, ce n’est pas le fait d’avoir payé plus cher,
c’est le refus de remettre le bien au détenu afin qu’il en jouisse dans son espace propre, refus
d’autant plus illégitime que le grade de l’agent n’est pas élevé. "Il se trouve toujours
quelqu’un en bas de la hiérarchie pour vous mettre des bâtons dans les roues, alors que la
direction a donné son accord.". L’explication de ce comportement abusif ne fait pas doute
dans leur esprit: il s’agit, pour eux, d’une question de pouvoir. "C’est le côté antillais. C’est
lui qui décide. Il veut montrer son pouvoir." Ou pire, la négation des droits du détenu à
l’amélioration de ses conditions de détention : "c’est le fait de dire ja ni asé pouy (il en a déjà
suffisamment), il travaille, ou bien il fait des études, il est couché, c’est bon. I pa bizoin dot’
bagay" (« il n’a besoin de rien d’autre »). Tout est entendu comme si les obligations mises à
la charge de l’administration pénitentiaire étaient volontairement réduites par le personnel
sans qu’aucun "extra" ne vienne enrichir le quotidien. En effet, il faut bien comprendre que
l’acquisition d’un simple poste de radio, par exemple, prend une importance considérable, en
tant que vecteur de lien social ; la possession d’un tel objet apparaît comme surinvestie
symboliquement, sa privation prenant alors une ampleur dramatique: "avec une radio on se
sent moins isolé, mois seul, quand on vous l’enlève, c’est comme si on avait enlevé votre
femme."
De ce fait, on peut donc mieux appréhender, dans la représentation des rapports
surveillants- détenus, la dénonciation indirecte du refus de reconnaître l’existence de droitscréances sociaux autres que ceux qui sont élémentaires et obligatoires: la formation
professionnelle et le travail. C’est intéressant puisqu’en ces matières, une obligation de
moyens pèse sur l’administration, laquelle, en mettant en place les dispositifs requis doit
rechercher le "décloisonnement" du détenu, c’est à dire le (re)lier le plus possible à la société
libre "jusqu’à lui appliquer un statut identique" (Nahon 2000) .
Si les comportements dénoncés, dont on ne peut dire objectivement s’ils sont isolés ou
fréquents, précarisent encore plus le détenu, c’est le peu de ressort contestataire dont il
dispose qui l’affaiblit moralement. Ainsi conclut un ex-détenu désabusé : "à partir du moment
où une personne est privée de liberté, nous ne pouvons rien faire. C’est la précarité, on est
contraint d’obéir, on est contraint d’accepter avec beaucoup de frustration parce que sinon,
c’est le cachot, la prison dans la prison."
IV.3. La relation aux aides sociales
Le constat est que le détenu fraîchement sorti de prison n’échappe pas à la précarité. En
effet, il semble que même s’il a fourni les gages de réinsertion nécessaires à sa libération
conditionnelle, il rencontre une autre forme d’isolement, à la fois matériel et moral.
106
Concrètement, deux des enquêtés ont eu recours au dispositif d’aides sociales
(ASSEDIC, puis RMI) quelques mois après leur sortie, le temps de la concrétisation de la
promesse d’embauche obtenue pendant leur incarcération. L’un d’entre eux a été recruté dans
l’entreprise d’un ami seulement trois mois après sa sortie ("j’ai vécu en vraie précarité");
l’autre après s’être adressé en vain à sa municipalité d’origine a trouvé un emploi par ses
propres moyens. Le troisième a intégré immédiatement une entreprise qu’il avait démarchée
pendant sa détention: dans ce cas l’employeur intéressé s’était déplacé pour le visiter, et
l’avait présenté, en sa qualité d’ancien détenu, à ses nouveaux collègues. Ce dernier n’a eu de
rapport avec l’aide sociale qu’à la fin de ce premier contrat, avant de trouver son poste actuel.
Aujourd’hui, seul l’un d’entre eux occupe encore le même emploi un an plus tard, les deux
autres ont soit intégré une nouvelle structure, soit créé leur propre emploi.
L’aide sociale est estimée suffisante; la question de la réinsertion, de la préparation du
détenu à la sortie fait consensus. "On ne prend pas en compte la réinsertion dès l’entrée en
prison", "l’Etat laisse la réinsertion des détenus sur le compte des personnes privées." Ils
insistent sur la pluralité de besoins à examiner le plus tôt possible, car la réinsertion comporte
plusieurs aspects pratiques: le logement, la formation professionnelle, l’emploi. L’un des
enquêtés, employé depuis peu dans une association de réinsertion à destination des détenus,
relève l’insuffisance des actions de réinsertion trop orientées vers la seule recherche d’emploi.
Cependant, la question de l’emploi demeure primordiale car le travail touche à la fois à
la survie de l’individu et à son besoin, encore plus aigu après l’incarcération, de recouvrer sa
dignité. C’est pourtant là que le bât blesse le plus cruellement car l’environnement
professionnel est le champ de nouvelles vexations et brimades très mal vécues.
Tout d’abord, le problème de l’accès à certains emplois, particulièrement ceux de la
fonction publique, est ressenti comme une injustice, due à une stigmatisation permanente de
l’ancien détenu : ce qui est interdit par la loi, s’insurge un enquêté (ancien fonctionnaire),
« c’est le contact avec le public, il suffit qu’on ne nous donne pas de tâche en relation avec le
public et on peut travailler. Il y a plein de choses qu’on peut faire en dehors du public dans
l’administration ». Dans le même sens, nous avons le cas (relaté) d’un ancien détenu qui s’est
vu refuser sa demande de réintégration au sein des pompiers volontaires ; et sa demande
d’agent de sécurité avait été également refusée par le préfet. Dans l’ensemble, l’utilisation du
casier judiciaire contribue à exclure davantage les anciens détenus, réduisant drastiquement
leurs possibilités de recyclage. Les frustrations engendrées par cette situation semblent
finalement proches de celles rencontrées en prison ; en effet, il apparaît que la sortie de prison
ne signifie pas la liberté. "On est toujours détenu même si on a fini sa peine". Ni le curriculum
vitae, pourvu d’un "trou" plus ou moins long selon la durée de la peine, ni les "relations" -si
on en a encore- ne peuvent protéger de ce qui est présenté comme une discrimination. Il est
d’ailleurs remarquable qu’à aucun moment, la question des exigences légales par rapport aux
emplois postulés ne soit mise en avant: personne n’évoque, par exemple, le devoir de moralité
qui fait pourtant partie des obligations des agents publics comme pouvant être un argument
légitime de l’administration ou de l’employeur privé.
Le regard des autres peut être vécu comme stigmatisant mais ce qui ressort le mieux,
c’est de nouveau le sentiment d’impuissance face aux attitudes discriminantes, énoncé dans
des termes proches de ceux utilisés dans le discours à propos de la vie carcérale: "on est
obligé d’accepter". Le lieu de travail, devient presque une nouvelle prison: "le regard de
l’employeur pèse aussi. Vous êtes un super-exploité. Il va s’étonner de ce que vous
revendiquez des droits parce que vous êtes un ancien détenu. Vous sentez dans l’attitude des
gens que vous devez prendre ce qu’on vous donne." Dans un cas, l’employé, embauché en
contrat aidé dans l’entreprise de personnes qu’il "connaissait bien", a connu des phases de
grande précarité, n’étant pas payé régulièrement, pendant plus d’un an. Dix-huit mois plus
107
tard, il n’avait toujours reçu ses trois derniers mois de salaire bien qu’ayant quitté l’entreprise.
La précarité matérielle se doublait d’un malaise moral puisque, compte tenu de ses
importantes qualifications, il se sentait à la fois "super-exploité" mais en même temps sousemployé.
Dans ces circonstances, les stratégies de résistance sont limitées en raison même de la
situation pénale de la personne: "quelquefois elle [l’employeur] me faisait avaler des
couleuvres. On est obligé de laisser tomber, parce que si j’avais le choix et que j’étais certain
de trouver un autre emploi, j’aurais pu réagir, mais je suis obligé d’accepter parce que je
suis toujours en liberté conditionnelle et que si je laisse tomber, je dois réintégrer le Centre
pénitentiaire".
Ce qui fait dire à l’un des enquêtés que "l’incarcération c’est quelque chose à garder
pour soi, ça crée des problèmes."
Quant aux autres formes de précarité (affective, sexuelle), aucune information n’a été
apportée à ce sujet. Un seul commentaire supplémentaire concernait l’attitude de l’un des
membres d’une famille. Celui-ci avait accepté de l’héberger (servant là de gage de relogement
pour la libération conditionnelle), mais trois mois plus tard, il aurait suggéré à son hôte de
rechercher un autre logement. Ce qui fut fait par l’intermédiaire du pasteur, responsable de la
communauté religieuse d’appartenance d’un ancien détenu. Ce cas expose l’une des formes de
solidarité que peuvent apporter les diverses communautés religieuses à leurs adeptes. Ce sera
là, pendant l’entretien, la seule mention d’une solidarité à l’extérieur, et la seule remarque
permettant de déceler un lien de participation élective (Paugam 2005).
108
V. Synthèse
L’objet de cette enquête était d’analyser les phénomènes de pauvreté, de précarité et
d’exclusion en Martinique à partir d’une approche essentiellement qualitative (2 ème et 3 ème
partie) venant utilement compléter les données quantitatives disponibles et mises en
perspective dans la première partie du rapport. La démarche qualitative a conduit à rencontrer
des acteurs institutionnels. Deux techniques ont été privilégiées : d’une part, les entretiens
semi-directifs qui se sont révélés d’une incontestable richesse ; d’autre part, l’organisation
d’un séminaire réunissant les représentants des principales institutions sur un même site.
L’unité de lieu a ainsi permis la confrontation des points de vue et des logiques
institutionnelles ; elle a également favorisé des échanges dynamiques au sein du groupe ainsi
constitué, qui ont servi à affiner les hypothèses de départ et à préparer la rencontre avec
certaines catégories de populations concernées par les phénomènes étudiés. Celles-ci ont pu
s’exprimer dans le cadre d’une troisième technique d’investigation : les focus groups ou
entretiens collectifs.
Le choix de cette technique s’est révélé pertinent. L’on sait en effet que la prise de
parole n’est pas toujours aisée, loin de là, pour les personnes en difficulté, lesquelles redoutent
parfois le regard stigmatisant des autres et cherchent avant tout, particulièrement dans une
société d’interconnaissance comme la Martinique où le contrôle social est omniprésent, à se
soustraire à ce type de regard et à préserver une dignité perdue. De ce fait, les techniques
d’investigation reposant sur des relations de face à face s’avèrent ici difficiles à mobiliser46. A
l’inverse, en regroupant des individus caractérisés par une relative homogénéité et confrontés
aux mêmes difficultés, le focus permet de « libérer » une parole souvent bridée. D’autant
qu’en la circonstance, la présence de plusieurs chercheurs à chaque focus group a facilité
l’expression des individus qui, grâce aux niches conversationnelles, ont pu trouver leur place
dans des débats à caractère spontané. Généralement rencontré dans des lieux de vie familiers
(association Secours Catholique, foyer Rosannie Soleil, case à fumette etc.), le public des
focus groups s’est souvent montré très ouvert à la discussion, voire demandeur. Il semble
qu’il existe un réel besoin de parler pour « faire remonter les choses au plus haut niveau », et
la plupart ont exprimé le souhait que « ça [l’enquête] serve à quelque chose ». Donner
collectivement la parole aux intéressés s’est donc avéré judicieux.
V. 1. Situations sociales et représentations de la pauvreté
La plupart des personnes rencontrées tirent essentiellement leurs revenus de l’aide
sociale sous la forme de minima sociaux (RMI), de prestations sociales telles que, par
exemple, l’API ou encore les allocations versées par les ASSEDIC. L’inactivité est la
situation la plus répandue chez les femmes (Secours Catholique, Rosannie Soleil), bien que
certaines, notamment les jeunes femmes en instance de divorce ou de séparation, se disent à la
recherche d’un emploi ou en attente d’une formation. Le chômage touche également les
jeunes (Focus Baie des Tourelles). En revanche, le groupe des anciens détenus se singularise :
les participants occupent tous un emploi et présentent les plus hauts niveaux de qualification
rencontrés pendant l’enquête.
46
Sauf peut-être si ces techniques sont mobilisées dans le cadre d’enquêtes fondées sur l’observation empirique
des comportements dans la durée et nécessitent l’établissement d’un rapport de confiance entre l’enquêteur et
l’enquêté comme c’est le cas, par exemple, pour les récits de vie.
109
La situation des femmes se révèle souvent critique car elles dépendent de l’aide sociale
fournie par les institutions et parfois des revenus du conjoint qui travaille ou qui perçoit lui
aussi un revenu social minimum. Les salaires des conjoints souvent peu élevés s’avèrent tout
de même une ressource plus que nécessaire, car en cas de séparation, les femmes se voient
encore plus exposées à la pauvreté et aux risques d’exclusion (Foyer Rosannie Soleil, Secours
Catholique). La charge est d’autant plus lourde qu’elles ont des enfants, comme c’est le cas de
toutes celles que nous avons rencontrées. La maîtrise de l’économie familiale devient une
compétence fondamentale puisqu’il faut systématiquement jongler entre les postes de
dépenses, la femme devant à la fois « payer les factures, nourrir les enfants, leur acheter
leurs affaires de classe » (Rosannie Soleil) ou continuer à subvenir ponctuellement aux
besoins des enfants même après qu’ils aient quitté le foyer. Dans ce dernier cas, soit elle agit
de son propre gré, (« même si c’est un sac de riz qui me reste, j’envoie la moitié à mon fils, et
je garde le reste pour nous », Secours Catholique), soit y étant contrainte par la force des
choses et par le déroulement d’une existence dont elle tend à perdre partiellement la maîtrise :
cas de la femme qui a dû prendre en charge les quatre enfants de son fils toxicomane, lequel
vient régulièrement la dépouiller. La complexité des structures familiales (familles
recomposées, foyers complexes) met en échec le principe de Modigliani, selon lequel la
pauvreté devrait accélérer la dissociation de la cellule familiale en provoquant le départ des
enfants. Dans ce cas de figure, les propos de ces femmes illustrent le mécanisme de la
pauvreté intégrée, dans lequel chaque membre de la famille dispose d’un droit à partager les
ressources s’il est en difficulté.
Le caractère multidimensionnel de la pauvreté ne fait aucun doute : au dénuement
matériel s’ajoute inévitablement une dimension morale, plus importante en cas de
problématiques croisées (pauvreté accompagnée de violences, par exemple).
La pauvreté matérielle s’exprime dans des termes pragmatiques, ainsi que l’avaient déjà
signalé les acteurs institutionnels: « J’ai su ce que c’était de ne pas pouvoir acheter une paire
de chaussures à mon fils », « j’ai connu la faim », « mes enfants ne mangeaient pas à leur
faim » etc. (Secours catholique, Rosannie Soleil). En ce sens, la pauvreté réside avant tout
dans l’incapacité à satisfaire les besoins élémentaires. Ceci explique peut-être la raison pour
laquelle les anciens détenus n’utilisent que rarement le terme « pauvreté », lui préférant celui
de « précarité » car les besoins alimentaires, notamment le logement, sont pris en charge par
l’administration qui les accueille. Dans ce cas, le degré d’insatisfaction se situe donc à un
niveau différent : celui des besoins secondaires. En tout état de cause, personne ne se désigne
comme « pauvre » ; l’absence totale de référence personnelle à ce sujet chez les jeunes,
pourtant en situation précaire, est à cet égard très significatif d’une représentation de la
pauvreté marquée par la honte et la pudeur (voir infra).
La pauvreté morale en revanche est très présente dans les paroles des intéressés ; elle est
exprimée dans des termes moins précis puisqu’elle touche à l’affect et que ses causes sont
multiples : malaise psychologique résultant de la violence parfois extrême (dans la
conjugalité, dans les relations parents-enfants), frustration par rapport aux difficultés
d’insertion, au chômage (jeunes, anciens détenus), « perte des valeurs » (jeunes), isolement
(tous les publics). L’absence de véritables liens d’élection est commune à tous les publics.
Tous à un moment ou à un autre évoquent la difficulté d’avoir des relations amicales ou « de
confiance ». A cet égard, les associations jouent un rôle déterminant (voir infra). Ce type de
pauvreté ou de précarité morale (les deux termes sont utilisés par les enquêtés) s’avère
presque plus mal vécu que la pauvreté matérielle, notamment le sentiment d’isolement.
Isolement au sein de sa propre famille (Rosannie Soleil, Anciens Détenus), au sein de la
famille du conjoint (Rosannie soleil), mais aussi par rapport aux institutions (Secours
Catholique, Rosannie soleil, Jeunes, Anciens Détenus). Peu d’entre eux évoquent vraiment
110
leur intégration au sein d’un groupe déterminé ou d’un cercle d’appartenance, même si
l’existence de solidarités de proximité pourrait la confirmer. Même au sein d’un espace
collectif, on perçoit bien la dimension individuelle des relations de don et de contre-don, et
non l’insertion dans un réseau électif (Secours Catholique, Anciens détenus). Certains publics
(les jeunes) se montrent en revanche extrêmement sceptiques sur l’existence de telles
appartenances, envisagées essentiellement sous l’angle de la bande, avec son risque de
basculement dans des comportements marginaux.
La question des liens familiaux apparait en filigrane. Ainsi, s’agissant de la relation
parents-enfants, certains jeunes par exemple dénoncent l’attitude des parents qui acceptent,
voire encouragent les comportements délinquants de leurs rejetons (propos entendus
également dans le discours des acteurs institutionnels), tandis que des mères de famille
(Secours catholique), se montrent au contraire très vigilantes sur « les fréquentations » de
leurs enfants, et sur la discipline (l’une d’entre elles allait jusqu’à fouiller le sac de son fils
avant qu’il ne parte au collège).
Toutefois, le plus souvent, la rupture des liens familiaux précipite la famille dans la
pauvreté matérielle et morale. Le divorce ou la séparation d’avec le conjoint accentue la
pauvreté des femmes, le plus souvent peu qualifiées et inactives. Comme le fait remarquer
Beck, « il ne s’en faut souvent que d’un homme pour qu’une femme sombre dans la
pauvreté » (Beck 2003). Pour autant, la présence du père, si elle est parfois réclamée (les
jeunes) peut au contraire aggraver la situation de la mère et des enfants, soit en raison de son
refus de partager ses ressources avec le foyer, soit parce qu’il ne permet pas à la femme de
percevoir l’aide sociale (il la détourne à son profit, ou il la refuse).
V. 2. Une relation complexe à l’aide sociale
Parfois régulier et indispensable, le recours à l’aide sociale est vécu comme normal
(Secours Catholique). Mais la relation diffère selon que l’aide est fournie par les pouvoirs
publics ou par les associations.
D’une façon générale, les pouvoirs publics, contrairement aux associations, sont très
critiqués par les enquêtés, qui les jugent bureaucratiques, lents et peu réactifs. Parfois
dramatisée (Secours catholique, anciens détenus), la relation se nouerait souvent sur un mode
informationnel et coercitif (l’administration qui contrôle, qui prive, qui refuse), ne répondant
pas aux besoins des personnes. A cet égard, les jeunes et les anciens détenus, par exemple, se
montrent impitoyables, jugeant les efforts des pouvoirs publics insuffisants en matière
d’insertion et de ré-insertion, les accusant même de trop se reposer sur les personnes privées.
Ces deux catégories ont le plus clairement exprimé le besoin de nouer des liens de
participation organique, généralement grâce à l’emploi, se positionnant là, contrairement aux
femmes, dans une logique de statut, et non dans une logique de besoin (Paugam 2005). En ce
sens, leurs situations se rapprochent, contrairement à celles des femmes, de l’idéal-type de la
pauvreté disqualifiante.
Il est important de comprendre que personne ne réclame la création d’aides
supplémentaires ; elles sont dans l’ensemble considérées comme suffisantes et variées (à
l’exception de celles destinées aux jeunes de moins de 25 ans, constat au demeurant déjà
pointé par les acteurs institutionnels). La relation d’assistance, en revanche, s’avère
insatisfaisante car il semble que les populations recherchent davantage d’implication de la
part des intervenants sociaux, réclamant là ce que Serge Paugam appelle l’intervention
individualiste.
111
En revanche, le cadre associatif est apprécié : en effet, il favorise la reconstruction des
liens sociaux, offrant la possibilité de nouer des relations d’élection avec des personnes
confrontées à des difficultés identiques ou exposées à des problèmes similaires. En proposant
des activités communes, l’association permet parfois aux personnes de s’inscrire dans un
projet valorisant (le théâtre, la peinture au Secours Catholique). Elle favorise ainsi l’échange
et la rencontre et devient alors un véritable lieu de vie où les liens construits peuvent se
substituer aux liens familiaux défaillants (Rosannie Soleil).
La démarche des personnes par rapport à l’aide sociale se révèle souvent revendicatrice
et dynamique : les femmes notamment entendent bien jouir de leurs « droits ». Cependant ce
dynamisme puise son élan dans un constat établi par les intéressées elles-mêmes : la nécessité
de faire face à la présence d’enfants et à l’absence ou la défaillance des pères (« je me bouge
pour mes enfants »). L’instrumentalisation de l’aide sociale par les femmes souvent évoquée
par les acteurs institutionnels et même par certains enquêtés (les jeunes par exemple), si elle
existe, n’est en tout cas jamais inscrite dans une démarche purement individualiste. Et même
si les revenus sociaux constituent l’essentiel de leurs ressources, il est certain que leur attitude
se fonde sur une démarche valorisant l’activité et rejetant la simple passivité. Manifestement,
le recours à l’aide s’exerce dans le cadre d’une stratégie de résistance, très différente de celles
des jeunes par exemple, qui ne vont pas vers les intervenants sociaux, se révélant certes plus
vindicatifs mais beaucoup plus passifs.
Il est vrai que le recours à l’aide sociale n’est pas une chose facile ; au contraire, les
stratégies d’approche des lieux d’accueil, le temps de réflexion parfois long témoignent de la
difficulté à exposer sa condition de « pauvre », surtout dans sa dimension matérielle. Le
sentiment de honte et de gêne bloque parfois totalement l’individu qui, ainsi que le soulignait
l’une des enquêtées, préfère cacher sa misère.
Même si elles peuvent paraître excessives (Barrat 1998), ces réactions renforcent
l’isolement, l’appauvrissant et le désocialisant davantage. C’est là qu’interviennent les
solidarités de proximité entre pauvres (seule configuration repérée dans l’enquête) : elles
pallient comme elles peuvent la défaillance des partenaires sociaux perçus comme ne venant
pas assez à leur secours. L’enjeu ici consiste dans le besoin – urgent – de préserver sa dignité
(Secours Catholique) ou de la recouvrer (Rosannie soleil, Anciens détenus).
Le concept de pauvreté morale se décompose en plusieurs affects : solitude, isolement,
méfiance, souffrance psychologique, frustrations, sentiment de ne pas être entendu etc. La
tendance à la sanitarisation des techniciens de l’aide sociale (Lazarus, 2000) tente de trouver
une approche rendant objective une situation subjective. Il apparaît que la gestion de la
pauvreté matérielle ne suffit plus à rétablir l’individu dans sa dignité.
112
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