Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition

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Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
Cahiers des Amériques latines
74 | 2013
L'autre continent du football
Le métier de footballeur : origines, ascension
sociale et condition des joueurs brésiliens des
années 1950 à 1980
Clément Astruc
Éditeur
Institut des hautes études de l'Amérique
latine
Édition électronique
URL : http://cal.revues.org/2992
ISSN : 2268-4247
Édition imprimée
Date de publication : 31 décembre 2013
Pagination : 75-92
ISSN : 1141-7161
Référence électronique
Clément Astruc, « Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition des joueurs
brésiliens des années 1950 à 1980 », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 74 | 2013, mis en ligne le
05 mai 2014, consulté le 13 décembre 2016. URL : http://cal.revues.org/2992 ; DOI : 10.4000/
cal.2992
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Commons Attribution – Pas d’utilisation commerciale – Pas de modification 4.0 International.
Clément Astruc*
Le métier de footballeur :
origines, ascension sociale
et condition des joueurs
brésiliens des années
1950 à 1970
Les enjeux d’une histoire des footballeurs brésiliens
Dans un documentaire diffusé à la télévision brésilienne en 1998, João Moreira
Salles et Arthur Fontes suivent le parcours d’un jeune et talentueux joueur de
football, Fabrício, qui rêve de devenir professionnel. Interrogé devant sa modeste
maison, située dans une favela de Rio de Janeiro, son père déclare :
« Avec l’emploi que j’ai, il n’y a pas moyen ; il n’y a pas moyen de sortir de ce morro
[favela], non. Alors je dépends seulement de lui. Vu le sens du football que je pense
qu’il a. Tout père voit ça en son fils, n’est-ce pas ? Et mon espoir c’est qu’il dépense
cet argent pour sortir du morro, de cette zone où nous vivons »1.
Depuis sa professionnalisation en 1933 dans les États de Rio de Janeiro et
São Paulo, le football a été présenté au Brésil comme une opportunité d’ascension sociale, en particulier pour les jeunes de couleur. Ainsi, dès 1947, l’ouvrage
O negro no futebol brasileiro [Filho, 2003] décrivait comment le passage au
* École normale supérieure de Lyon.
1. Futebol, premier épisode : « O sonho », réalisé par João Moreira Salles et Arthur Fontes, Rio de
Janeiro, Vídeo Filmes, 1998.
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professionnalisme avait permis aux athlètes Leônidas et Domingos da Guia –
l’un noir, l’autre métis – d’atteindre le statut d’idole et d’améliorer leur niveau de
vie dans une société pourtant encore marquée par son récent passé esclavagiste
[Fernandes, 2007, p. 64-68]. En effet, la fin de l’amateurisme est liée à un profond
bouleversement de la composition sociale des joueurs des principales équipes
des deux métropoles brésiliennes. Dans la première décennie du xxe siècle, la
pratique du football – alors considérée comme une nouveauté anglaise raffinée
et un outil de distinction – s’est d’abord répandue chez certains membres des
élites urbaines, regroupés dans des associations socialement homogènes. Mais
rapidement, les classes populaires métissées se sont également approprié ce loisir
et de nouvelles équipes ont vu le jour [Pereira, 2000]. Les années 1910 et 1920
sont ainsi émaillées de conflits liés à l’apparition progressive dans les principales
compétitions d’équipes en partie composées de travailleurs manuels, de Noirs ou
de Métis, qui mettait en péril l’entre-soi prôné par les élites. La controverse était
également alimentée par le développement de l’amateurisme marron, pratique
consistant à rémunérer de façon dissimulée les meilleurs joueurs pour qu’ils
puissent consacrer plus de temps à l’entraînement en leur offrant par exemple
un emploi de façade2. Dans ce contexte, l’adoption du professionnalisme apportait, selon Pereira [2000, p. 325], une solution aux problèmes posés par la croissante tension raciale mais aussi sociale. Parce qu’il introduisait une différence de
statut au sein des clubs entre les sócios3 (associés) et les joueurs salariés, le nouveau
système permettait de recruter les meilleurs joueurs sur des critères sportifs bien
que la discrimination et les préjugés subsistent. Il supposait également la création
d’une nouvelle profession : footballeur.
Ainsi, ce n’est pas seulement l’histoire du sport mais aussi celle de la société
brésilienne et en particulier de ses classes populaires que l’étude de ce métier
singulier amène à questionner. Il importe en ce sens de se demander pour quelles
raisons de jeunes hommes choisissaient une profession aussi incertaine et si leur
choix était lié à un espoir voire à une stratégie, individuelle ou familiale, d’ascension sociale. À ce titre, l’origine, les perspectives alternatives d’insertion sur le
marché du travail des athlètes et l’image qu’avait à l’époque leur travail sont à
prendre en compte. Par ailleurs, nous entendons mettre en avant la spécificité de
ce métier et de ce milieu professionnel. En premier lieu, ces sportifs sont rarement
considérés comme des travailleurs4. D’abord amateur, cette pratique est encore
pour beaucoup un loisir. Évoluant dans un environnement en partie construit
2. La polémique créée par la victoire de Vasco en 1923 illustre les tensions propres à cette décennie
[Pereira, 2000, p. 308-312].
3. Le statut de socio, très répandu en Amérique latine, implique le paiement mensuel d’une somme
au club contre le droit de prendre part aux décisions internes au club : élection ou licenciement du
président du club, vote du budget, etc.
4. Pour une analyse de la spécificité du statut des travailleurs sportifs, voir Fleuriel et Schotté [2008].
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DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
sur la dénégation du travail [Bertrand, p. 11-12] et durablement influencé par
les valeurs de l’amateurisme, les footballeurs ont eu, tout au long du xxe siècle au
Brésil, un statut particulier : professionnels, ils étaient les salariés de clubs dont
les dirigeants – les cartolas – étaient bénévoles5. Deuxièmement, leur condition
est double : ils sont à la fois les employés et les biens des clubs, qui peuvent les
« acheter », les « vendre », les « prêter ». Ce constat est essentiel pour comprendre
la spécificité du marché du travail des footballeurs, fondé jusqu’en 1998 sur un
dispositif juridique – le passe – qui empêchait les joueurs de disposer librement
de leur propre force de travail. Enfin, la diversité des footballeurs est telle qu’elle
rend leur étude en tant que groupe socio-professionnel difficile. Parfois comparés
à des artistes, ils ont de courtes carrières, souvent décrites comme des parcours
individuels, singuliers. Et parce que la compétition pour attirer les joueurs les plus
talentueux est extrêmement forte, les différences de salaire à statut égal sont considérables. Dès lors, c’est aussi à partir du rapport entre employeurs et employés et
entre collègues que la réflexion sur l’unité de ces sportifs peut être menée.
Cet article repose principalement sur l’étude des témoignages6 et des trajectoires individuelles de 43 athlètes qui ont participé avec l’équipe nationale brésilienne – la Seleção – à la Coupe du monde entre 1954 et 1978. À notre connaissance, aucune étude fondée sur un corpus de joueurs de cette époque n’avait été
réalisée jusqu’à présent. Ces athlètes, représentatifs de l’élite des professionnels,
ont commencé leur carrière – dans les États de Rio de Janeiro et São Paulo pour
la grande majorité d’entre eux – entre 1948 et 1970, période où il existait encore
une relative continuité dans les conditions d’exercice du métier avec l’époque de
sa création [Leite Lopes, 2004, p. 152-153]7. Les plus jeunes d’entre eux ont joué
jusqu’à la fin des années 1980. Pendant ces quatre décennies, qui correspondent
en partie à l’époque de la dictature militaire (de 1964 à 1985), le Brésil a gagné à
trois reprises la Coupe du monde et la profession de footballeur a fait l’objet de
plusieurs textes de loi.
5. Cette situation, qui distingue les footballeurs des salariés d’autres secteurs de l’économie, n’était
pas propre au Brésil. Dans son étude sur Afonsinho, Florenzano montre comment les dirigeants
pouvaient faire référence aux valeurs amateurs pour défendre leurs intérêts [1998, p. 46-47].
6. Ces sources orales ont été rassemblées entre 2011 et 2012 par le Centro de Pesquisa em História
Contemporânea do Brasil (CPDOC), un laboratoire de recherche de la Fundação Getúlio Vargas,
et le musée du Football de São Paulo à l’occasion d’un programme intitulé « Futebol, Memória
e Patrimônio ». Pour davantage d’informations, voir le site du CPDOC (http://cpdoc.fgv.br/
museudofutebol).
7. Peu de recherches portent sur le métier de footballeur dans les décennies de l’après-guerre. La
plupart des travaux traitent des décennies 1920 et 1930 ou des dernières décennies du xxe siècle
(à partir de 1970). Au cours de cette dernière période, un large processus de modernisation du
football brésilien et de nouvelles dynamiques internationales modifient en profondeur la condition
des footballeurs. Voir Florenzano [1998], Leite Lopes [1999], Toledo [2000], Damo [2007] et
Rodrigues [2007].
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Choix et attractivité du métier de footballeur
D’après l’enquête pionnière d’Araújo [1980, ch. 1], fondée sur des entretiens avec huit joueurs, le choix du métier de footballeur était le fruit d’un calcul
rationnel et se faisait aux dépens d’autres projets d’insertion sur le marché du
travail, antérieurs et plus sûrs. Cette profession apparaissait à la fois comme une
opportunité unique d’enrichissement rapide et comme une occasion de réalisation
individuelle, qui permettait aux athlètes de mettre en pratique ce qu’ils concevaient comme un talent personnel. Recueillis dans des conditions différentes8,
les témoignages que nous avons consultés suggèrent que l’idée d’une décision
stratégique, mûrie, à long terme, ne correspond pas exactement à l’attitude des
joueurs brésiliens devenus professionnels dans les décennies d’après-guerre. En
effet, l’argent apparaît plutôt ponctuellement dans les récits, dans des circonstances précises [Astruc, 2013, p. 75-81]. Par ailleurs, la présence de deux autres
types de discours, pas toujours compatibles, souligne que ce choix de métier ne
peut être compris uniquement à la lumière de la position sociale qu’il pouvait
permettre d’atteindre. Premièrement, certains joueurs racontent que devenir
professionnel revenait pour eux à réaliser un rêve, à faire de leur passion d’enfance
leur métier9. Par ailleurs, d’autres – et il s’agit là d’un élément central dans la
façon dont certains athlètes perçoivent leur carrière – insistent sur le poids des
circonstances et du hasard10.
Or, si la plupart des témoins devenus professionnels dans les décennies de
l’après-guerre insistent moins sur l’intérêt qu’ils pouvaient avoir à choisir cette
profession, c’est peut-être parce que cette dernière était moins attractive à leur
époque. Du moins, elle avait une mauvaise réputation auprès de la génération
de leurs parents, même dans les milieux populaires. Celle-ci est née au moment
où le sport s’est professionnalisé et où l’origine sociale des joueurs a changé.
Autrefois figures élégantes, les footballeurs – rémunérés et désormais issus des
couches inférieures de la société – ont commencé à être considérés comme des
marginaux et à pâtir de préjugés sociaux dans les années 1920 et 1930 [Caldas,
1990, p. 51-52]. Ainsi, pour décrire l’image qu’avait leur profession, les anciens
athlètes emploient dans leur témoignage des mots qui font référence à la margi8. Dans les sources consultées, les témoins s’expriment plusieurs décennies après la fin de leur
carrière, qui a commencé plus tôt que celle des joueurs qui ont accordé un entretien à Araújo, et
ils ne sont pas spécifiquement interrogés sur les raisons de leur choix de carrière. Par ailleurs, les
profils sociologiques des témoins diffèrent.
9. Voir en particulier les témoignages d’Amarildo et de Piazza [Astruc, 2013, p. 60-63].
10.Pour un exemple, voir le témoignage d’Ado. La chance et l’incertitude apparaissent centrales dans
ce milieu professionnel et les joueurs évoquent souvent des « coups de chance » qui ont été décisifs
dans leur carrière [Astruc, 2013, p. 64].
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DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
nalité tels que vagabundo, malandro11 ou encore safado, qui correspondent à peu
près au français vagabond, vaurien, voyou, canaille. Comme ces termes le suggèrent, cette représentation agrégeait des considérations économiques et morales.
Premièrement, le métier de footballeur ne permettait pas de vivre ou, selon
l’expression rapportée par Carlos Alberto Torres, « não dava camisa pra ninguém »
[ne donnait à personne de quoi s’acheter une chemise], à moins d’être particulièrement talentueux12. Par ailleurs, selon Joel Camargo, les joueurs étaient perçus
comme « à moitié au chômage »13, une expression qui peut avoir une double signification. Elle suggère que la vie des athlètes était précaire et risquée mais aussi
que leur activité n’était pas considérée comme un véritable travail. Pepe relate
ainsi que pour la génération de ses parents : « Le footballeur est un vagabond,
qui ne travaille pas »14 ; des propos qui soulignent le peu de respectabilité que
cette profession procurait. Plusieurs témoins rapportent d’ailleurs que les footballeurs avaient la réputation d’avoir des mœurs douteuses15. Alors que c’est à travers
de petites anecdotes que d’autres, comme Marinho Peres, illustrent le peu de
prestige dont jouissaient les professionnels de l’époque :
« Vois seulement, à cette époque-là, c’est un fait intéressant, parce que à cette époquelà être joueur de football, même si le Brésil était champion et tout, l’image que tu
véhiculais, celui qui vient du morro [de la colline, de la favela], tu étais le pauvre qui
s’était accroché au football. Tu comprends ce que je veux dire ? Alors, je me rappelle
que quand je jouais à la Portuguesa de Desportos, j’allais à quelques bals à Sorocaba,
les filles me demandaient : “Qu’est-ce que tu fais ?”, je disais : “Je suis étudiant”, parce
que si je disais : “Joueur de football”… Je veux dire, ce n’était pas comme aujourd’hui.
À cette époque-là c’était un gars qui venait du morro »16.
Profil sociologique des footballeurs et chances réduites
d’ascension sociale
Si ce témoignage révèle le mépris social dont les joueurs étaient parfois les
victimes, il souligne également la distance qui existait entre la représentation –
selon laquelle les footballeurs étaient des jeunes pauvres sans perspective d’avenir
– et la réalité, plus nuancée. En effet, le père de Peres était médecin. Certes, il
11.Ce terme est difficile à traduire et possède plusieurs connotations. Il désigne un archétype de
la société urbaine brésilienne lié au non-conformisme et au métissage, qui refuse l’exercice d’un
travail régulier et vit d’expédients [Schwarcz, 2013, p. 59-60].
12.Témoignage de Carlos Alberto Torres.
13.Témoignage de Joel Camargo.
14.Témoignage de Pepe.
15.Voir par exemples les témoignages de Waldir Peres et Lima.
16.Témoignage de Marinho Peres. Les traductions ont été effectuées par les soins de l’auteur.
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fait figure d’exception dans notre corpus d’étude, où seuls deux ou trois joueurs
appartenaient aux classes moyennes supérieures ou aux élites. Pour autant, peu
d’athlètes étaient originaires des secteurs les plus précarisés et marginalisés de la
société brésilienne17, la majorité des témoins venant plutôt des classes populaires
et des franges inférieures des classes moyennes. Beaucoup expliquent qu’ils ont
vécu une enfance modeste. Plus d’un sur trois rapporte par exemple avoir occupé
un emploi18, peu ou pas qualifié, avant de devenir professionnel, notamment dans
des bureaux ou dans l’industrie ; ce qui leur permettait souvent de contribuer tôt à,
ou de ne plus peser sur, un budget familial serré19. Par ailleurs, l’analyse du métier
de leurs parents apporte d’autres éléments sur le profil et surtout la diversité de
cette population20.
La diversité des métiers exercés par les parents des joueurs
Joueur
Cabeção
Alfredo Mostarda
Roberto Miranda
Pepe
Feliciano Marco Antonio
Gérson
Piazza
Tostão
Ado
Waldir Peres
Coutinho
Métier des parents
Père mécanicien
Père soudeur ; mère tisseuse
Père métallurgiste
Père propriétaire d’une épicerie
Père gérant d’un magasin de café ; mère tenant une pension
Père footballeur, exerçant aussi d’autres emplois ; mère sage-femme
Père gardien de prison ; mère employée publique
Père employé de banque ; mère travaillant à domicile puis employée de la poste
Père professeur
Père cheminot
Père travaillant à l’engenho central (moulin à sucre, sucrerie) ; mère laveuse
Sept joueurs mentionnent qu’au moins un de leurs parents travaillait dans
l’industrie, dix dans le secteur du commerce ou de l’artisanat. Certains occupaient
un emploi public. Trois étaient professeurs. D’autres étaient employés dans une
compagnie électrique, dans une entreprise de bus, dans une banque. Les métiers
de cheminot, domestique, laveuse, sage-femme sont également cités. Seuls deux
pères exerçaient un emploi en lien direct avec l’agriculture. Enfin, six, soit presque
15 % d’entre eux, ont été joueurs de football21. Compte tenu de la proportion
dérisoire de footballeurs dans la population active, cette donnée est significative.
17.Voir le témoignage de Dadá, athlète qui incarne ce profil mais fait figure de cas singulier.
18.Quinze joueurs sur quarante-trois, alors que la question ne leur a pas systématiquement été posée.
19.Voir par exemple les témoignages de Piazza et de Jair da Costa [Astruc, 2013, p. 79-81].
20.Les témoignages ne fournissent pas systématiquement cette information et sont parfois peu
précis. En conséquence, il ne s’agit pas d’une étude exhaustive.
21.Deux ont joué en sélection ; les autres ont fait une carrière modeste. L’un d’entre eux était
également tailleur.
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DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
Elle suggère l’existence d’une dynamique de reproduction à l’intérieur de ce
groupe professionnel récent22.
Mais, outre la profession de leurs parents, les perspectives d’insertion sur le
marché du travail des témoins doivent être prises en compte pour évaluer dans
quelle mesure le football constituait effectivement pour eux une opportunité
unique d’enrichissement. Notons d’abord qu’ils effectuent leur choix de métier
entre l’après-guerre et 1970, à un moment où le Brésil est, même si de nombreux
changements ont lieu à partir de 196423, dans un moment décisif de son industrialisation [Novais, Cardoso de Mello, 1998, p. 560-564]. Ce fort dynamisme
économique engendre la création de nombreuses opportunités d’insertion sur
le marché de l’emploi et fait du pays une « société en mouvement » où l’ascension sociale, à des rythmes divers, est généralisée [Novais, Cardoso de Mello,
p. 585-586]. Une étude systématique est impossible, notamment en raison des
différents espaces géographiques dont les joueurs sont originaires – certains ayant
grandi dans la très dynamique São Paulo quand d’autres vivaient dans une zone
plus rurale qui concentrait moins d’opportunités – mais les témoignages fournissent plusieurs exemples de métiers que les athlètes auraient exercé ou auraient pu
exercer s’ils n’avaient pas choisi la voie du football.
Au même titre que leurs origines, leurs perspectives étaient diverses. Certains
avaient peu d’espoir d’améliorer leurs conditions de vie. Valdomiro explique qu’il
aurait sans doute été mineur, comme son père, s’il n’avait pas été renvoyé de la
compagnie minière où il travaillait dans l’État de Santa Catarina et invité peu
après à devenir professionnel. Il ajoute : « Parce que tu sais que c’est l’unique moyen
pour la personne de vaincre, pour le gars qui est pauvre de réussir dans la vie…
Je dis toujours, encore aujourd’hui, ou il est chanteur, ou il joue au football »24.
Mais d’autres auraient pu occuper un emploi qualifié ou semi-qualifié. Paraná a
commencé dans sa jeunesse une formation de dactylographe. Amarildo avait des
compétences de tailleur. Fils d’ouvriers, Alfredo Mostarda a suivi et terminé – sur
ordre de son père – une formation professionnelle de soudeur avant de se consacrer au football.
22.À titre de comparaison, ce phénomène est observable en France depuis les années 1970 et,
en 1991, 5 % des professionnels étaient fils de professionnels [Wahl, Lanfranchi, 1995, p. 210-11
et 237-239].
23.Le début de la dictature entraîne un changement de politique économique et, entre autres, une
forte pression sur les bas salaires et la massification de certaines professions [Novais, Cardoso de
Mello, 1998, p. 620].
24.Témoignage de Valdomiro.
81
Alfredo Mostarda, sous les couleurs de la Sociedade Esportiva Palmeiras
(État de São Paulo) en 1978
Droits réservés
Enfin, quelques joueurs avaient la possibilité d’accéder, en faisant des études
supérieures, à des professions valorisées socialement. Si Emerson Leão – dont
le père était tailleur – a choisi le sport de haut niveau, ses frères étudiaient la
médecine. Quant à José Baldocchi, dont le père tenait une menuiserie et un
magasin de matériel de construction, il a passé le concours d’entrée à l’université
de médecine. S’il a échoué, faute de temps pour suivre assidûment la préparation,
ses propos suggèrent que ses parents avaient une stratégie d’ascension sociale
familiale plutôt fondée sur l’investissement dans l’éducation :
« J’ai étudié. Dans ma famille, j’ai même un cousin dentiste, un ingénieur et un
médecin, plus ou moins de ma classe d’âge. Et mon père disait : “Va étudier. Va
étudier”. Avec des sacrifices – on n’avait pas beaucoup de moyens –, mais… “Je vais
travailler pour que tu étudies” »25.
Notons que ceux qui semblaient en position d’accéder aux professions qui
conféraient le meilleur statut social étaient tous blancs, parfois descendants
d’immigrés européens. Ce constat confirme l’analyse de Fernandes [2007] selon
laquelle les Noirs et les Métis étaient encore discriminés et occupaient des
positions sociales basses dans les décennies de l’après-guerre. De fait, même si leur
25.Témoignage de Baldocchi.
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DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
situation s’était améliorée depuis 1930, ils étaient encore moins bien positionnés
que les descendants d’immigrés européens dans la compétition pour profiter des
opportunités liées au développement économique. Partant de très bas sur l’échelle
sociale, la majorité d’entre eux se situait encore à la base du marché du travail et
avait des emplois routiniers de subordonnés [Novais, Cardoso de Mello, 1998,
p. 583-534 et 598-599]. Dès lors, la conséquente proportion d’athlètes noirs et
métis dans le corpus – un peu plus de la moitié des joueurs26 – peut avoir plusieurs
significations. D’une part, elle prouve que des jeunes de couleur pouvaient avoir
accès à l’élite du football professionnel et ainsi améliorer leurs conditions de vie ;
d’autre part, elle suggère que la plupart de ceux qui choisissaient ce métier avaient
des perspectives d’insertion sur le marché du travail modestes et limitées.
Mais à quels revenus pouvaient-ils prétendre en exerçant ce métier entre les
années 1950 et les années 1970 ? Autrement dit, quel était le niveau de vie d’un
joueur de l’époque ? Un article de 1975, consacré à Ademir da Guia, joueur de
Palmeiras et de la Seleção, représentant de l’élite de la profession, nous donne
quelques indications27. Plusieurs marqueurs d’appartenance aux classes moyennes
supérieures, voire aux élites, sont évoqués. Âgé de presque 33 ans, il vivait alors
dans une grande maison – estimée à un million de cruzeiros – situé dans le
quartier cossu de Vila Madalena, à São Paulo. Il possédait une voiture, employait
une domestique et ses deux enfants fréquentaient une école privée. Il songeait à
partir faire une croisière en famille pendant ses prochaines vacances. Son salaire
mensuel était de 30 000 cruzeiros, auxquels pouvaient s’ajouter jusqu’à 10 000
cruzeiros en fonction des mois. En outre, des investissements passés lui garantissaient d’autres revenus. Il possédait – et c’était une pratique courante chez les
footballeurs les mieux payés – plusieurs biens immobiliers dont un occupé par son
père et deux en location28. Enfin, il détenait des actions, des lettres de change et
était l’actionnaire majoritaire de deux entreprises. La réussite d’Ademir constituait toutefois un modèle plus qu’une moyenne, et c’est ce que suggère l’article en
comparant son cas à celui d’Afonso, joueur d’un club modeste.
26.Nous n’indiquons ici qu’une proportion générale, tout chiffre précis nous semblant contestable.
Les catégories raciales employées dans les enquêtes statistiques et la manière de les attribuer ont
varié au xxe siècle au Brésil. De plus, l’appartenance à une catégorie est dynamique. Pour plus de
détails Schwarcz [2012, p. 97-106].
27.Placar, n° 300, 12 octobre 1975, p. 3-8.
28.Des investissements dans l’immobilier sont fréquemment mentionnés dans les témoignages. Ils
profitent souvent à la famille et sont un bon indicateur d’ascension sociale à une époque où fugir do
aluguel [fuir le loyer] est une préoccupation centrale des salariés [Novais, 1998, p. 601]. Ces achats
servaient aussi à constituer une rente (voir le témoignage de Carlos Alberto Torres).
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Ademir da Guia (le troisième en partant de la droite) avant le match opposant
le Brésil et la Pologne pour la troisième place de la Coupe du monde 1974
en Allemagne
Droits réservés
En effet, toute affirmation générale sur l’ascension sociale permise par le
football se heurte aux disparités de revenus spectaculaires qui caractérisaient – et
caractérisent encore – ce milieu professionnel. À titre d’exemple, une enquête
publiée dans Placar en 1971 révèle que moins de 1 000 des presque 7 000 footballeurs professionnels brésiliens de l’époque vivaient uniquement de ce métier29 ;
77 % des joueurs gagnaient moins de 1 000 cruzeiros par mois ; une petite élite d’à
peu près 500 individus gagnaient davantage et seul 0,5 % des athlètes gagnaient
plus de 10 000 cruzeiros. En d’autres termes, peu nombreux étaient ceux qui
pouvaient prétendre au statut social d’Ademir. Et si certains avaient l’opportunité de gagner décemment leur vie, d’acheter une maison et parfois d’avoir une
voiture, la majorité de ces sportifs avait des conditions de vie précaires. Notons
par ailleurs que d’autres éléments, tels que la capacité des joueurs les mieux payés
à faire face à leur rapide enrichissement [Leite Lopes, 2004, p. 152-156] ou à
se reconvertir après leur carrière, seraient également à considérer pour mesurer
l’ascension sociale connue par ces athlètes. Enfin, paradoxalement, si le football
29.Placar, n° 80, 24 septembre 1971, p. 6-11.
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DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
était pour quelques-uns un moyen d’émancipation sociale, celle-ci passait par
l’expérience d’un statut contraignant voire aliénant.
Des travailleurs dominés ?
À ce titre, les transferts, que les joueurs évoquent souvent dans leurs témoignages, sont un bon révélateur de leur condition. Ce qui frappe dans le récit qu’ils
en font parfois, c’est leur passivité au cours d’un processus qui les concerne pourtant
au premier chef. Ce constat renvoie au statut spécifique des joueurs vis-à-vis de
leur club : employés, ils sont aussi des biens « vendus » ou « achetés »30. Il suggère
aussi que les joueurs étaient des travailleurs dominés31, qui ne disposaient pas
pleinement de leur force de travail. Certains rapportent ainsi avoir eu vent d’un
transfert seulement au terme des négociations. César Lemos raconte qu’en 1975,
alors qu’il jouait à Palmeiras, le président de son club qui venait de lui annoncer
son transfert vers les Corinthians lui aurait déclaré, alors qu’il manifestait son
opposition à cette transaction : « Non, tu vas devoir y aller. Parce que tu as déjà été
vendu ». Commentant l’anecdote, Lemos ajoute : « À l’époque on était vendu sans
le savoir, mec. D’abord ils se rencontraient entre eux, ensuite avec nous. On était le
dernier à savoir qu’on était vendu »32. Ici, plus que d’un changement d’employeur,
c’est d’une transaction qu’il s’agit. D’autres témoins précisent pour leur part qu’ils
se sont parfois vu imposer des choix qui n’étaient pas les meilleurs pour eux. Alors
qu’il jouait au São Bento au début des années 1960, Paraná a été vendu au São
Paulo FC alors qu’il désirait plutôt rejoindre Santos, qui souhaitait également
le recruter et où il aurait gagné un meilleur salaire33. Là encore, le rapport de
force apparaît largement favorable aux dirigeants. Les autorités avaient d’ailleurs
conscience de ce déséquilibre, comme l’atteste le préambule du décret sur les
athlètes de football de 196434. Le législateur y reconnaît que, dans la majorité des
cas, les joueurs étaient vendus indépendamment de leur volonté, qu’ils ne tiraient
aucun bénéfice d’une transaction qui pouvait rapporter beaucoup à leur ancien
club et qu’ils restaient parfois liés à un employeur contre leur gré et aux dépens de
30.À propos de la situation des professionnels au début du xxie siècle, Damo écrit : « Peu d’espaces
sociaux transforment de nos jours, sans restrictions éthiques, les personnes en choses comme le
football » [2007, p. 68].
31.Le concept de domination a fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales et a été
appliqué à divers types de rapport de force (entre classes, entre sexes, entre colonisateurs et
colonisés). Dans cet article et dans le contexte de la relation entre les joueurs et leurs dirigeants,
le terme « dominés » doit être considéré dans son acception courante et souligne que ces employés
ne disposaient pas pleinement d’eux-mêmes et n’étaient pas toujours en mesure de faire des choix
souverains concernant leur carrière.
32.Témoignage de César Lemos.
33.Témoignage de Paraná.
34.Décret n° 53.820 du 24 mars 1964.
85
leur aspiration à un meilleur salaire en raison du prix prohibitif réclamé pour leur
achat. Autant d’abus qui justifiaient une réglementation du passe.
C’est en effet sur ce dispositif juridique, version brésilienne du retain-andtransfer system né en Angleterre35, que reposait la maîtrise des clubs sur les
joueurs. Au sens strict, il s’agissait d’une lettre, d’un certificat de transfert, qui liait
un joueur à un club, lequel avait la possibilité de vendre ou prêter le passe dont
il était propriétaire [Araújo, 1980, p. 75]. Il attribuait aux dirigeants un contrôle
sur les athlètes au-delà de la durée de leur contrat. Par conséquent, il assurait aux
clubs le gain d’une indemnité de transfert même une fois le contrat du joueur
arrivé à échéance et faisait ainsi de ce dernier un bien dans le patrimoine de son
club. À cet égard, notons que les défenseurs du passe le présentaient comme le
garant d’un juste retour sur investissement sans lequel les clubs cesseraient de
consacrer de l’argent à la formation de jeunes talents36. Deux textes de loi – de
1964 et 197637 – ont règlementé ce système, introduisant notamment l’obligation
du consentement du joueur à la transaction et lui accordant un intéressement de
15 % sur celle-ci. Néanmoins, ils n’ont pas changé la racine du passe, aboli en 1998
[Rodrigues, 2007]. En effet, ils ne revenaient pas sur l’entrave faite au droit de
disposer librement de sa propre force de travail, qui faisait du joueur un travailleur
à part et sous contrôle dont le statut, plus contraignant voire aliénant que celui
des autres salariés38, était contraire au droit du travail brésilien [Araújo, 1980,
p. 75] et, selon certains, à la constitution39. À ce titre, certains opposants au passe
n’hésitaient pas à comparer les joueurs à des esclaves40.
Outre la question du statut juridique et l’enjeu des transferts, il semblerait,
à la lecture des témoignages, que certains joueurs étaient sous l’emprise de leurs
dirigeants et incapables de défendre leurs intérêts. Professionnel de la fin des
années 1940 aux années 1960, Indio souligne ainsi son impuissance face à ses
employeurs : « Je n’ai jamais su comment faire un contrat… j’ai toujours perdu ;
35.Ce système a été mis en place au début des années 1890 en Angleterre. Pour plus de détails sur son
fonctionnement [Taylor, 2005, p. 98-101]. La maîtrise des clubs sur les joueurs n’était pas propre
au Brésil et le même phénomène avait cours en France, voir Wahl et Lanfranchi [1995].
36.Voir les propos du président de Flamengo dans le documentaire d’Oswaldo Caldeira, Passe livre,
Oswaldo Caldeira Prod., 1974 et du cartola Felisberto Pinto Filho dans Placar, n° 94, 31 décembre
1971, p. 37.
37.Décret n° 53.820, 24 mars 1964 ; loi n° 6.354, 2 septembre 1976.
38.Florenzano, qui compare les footballeurs aux ouvriers, affirme : « […] à travers le mécanisme du
passe le club s’appropriait le corps du joueur en garantissant, de cette manière, sa domination »
[1998, p. 102].
39.C’est par exemple l’avis de la juge Maria Nunes Silva Lisboa du Tribunal régional du travail de
Bahia. Voir Placar, n° 93, 24 décembre 1971, p. 18-9.
40.Voir par exemple Placar, n° 63, 28 juin 1971, p. 16-7. Même si la référence à l’esclavage est
particulièrement significative dans le contexte brésilien, elle n’est pas propre à ce pays et le même
rapprochement a été fait en France [Wahl, Lanfranchi, 1995, p. 147].
86
DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
Jamais… Je n’avais personne à qui faire appel, et je devais accepter ce qu’il disait »41.
Or, l’incapacité à négocier qu’il décrit rappelle celle d’une idole du football brésilien, Garrincha. Ce dernier, qui signait des contrats sans commune mesure avec
sa valeur sportive, incarne la figure – peut-être caractéristique des années 1950 et
1960 – du footballeur abusé par les cartolas42.
Garrincha, « o anjo de pernas tortas » (« L’ange aux jambes tordues »),
lors de la Coupe du monde de 1962 au Chili
Droits réservés
Pour autant, ces exemples ne doivent pas mener à une description misérabiliste de la relation joueurs-dirigeants. Dans un milieu professionnel où chaque
travailleur a une valeur différente et où les contrats sont négociés individuellement, certains parvenaient à mieux défendre leurs intérêts que d’autres. Ainsi, des
facteurs tels que l’importance sportive du joueur, son expérience, son entourage,
son rapport au métier ou encore son origine sociale sont à prendre en compte43.
Par ailleurs, plusieurs témoignages indiquent que les intérêts divergents d’un
41.Témoignage d’Indio.
42.Les cartolas étaient fréquemment décrits comme des dirigeants malhonnêtes par une partie des
joueurs [Araújo, 1980, ch. 3] et de la presse (voir Placar, n° 20, 31 juin 1970, p. 15-17).
43.Leite Lopes et Maresca ont montré le lien entre l’incapacité de Garrincha à gérer sa carrière
professionnelle et son habitus caractéristique du milieu ouvrier de son enfance [1989].
87
joueur et de ses dirigeants pouvaient mener à des conflits particulièrement durs
entre employeur et employé. Propres au monde du travail, ils prenaient toutefois,
étant donné les spécificités de ce milieu professionnel, un tour singulier.
L’histoire de José Baldocchi, joueur des Corinthians, l’illustre. Son passage
dans ce club – de 1971 à 1975 – s’est terminé par un conflit prolongé avec son
employeur et une procédure judiciaire. Pour l’ancien athlète, cet affrontement
avait une très forte dimension personnelle et le président du club, Vicente
Matheus, aurait été immédiatement hostile à son égard44. Pour autant, des intérêts
opposés peuvent aussi être mis en avant. Dès 1973, le premier renouvellement de
son contrat suscite une tension : le club propose au joueur le même salaire mais
celui-ci veut une augmentation et refuse la proposition45. Il est alors mis en vente
et se trouve un temps sans contrat46. En février 1974, un journal rapporte que
Baldocchi est à nouveau mis en vente suite à un litige entre le club et le joueur
porté devant le Tribunal de la justice sportive de la fédération de São Paulo, qui
avait tranché en faveur du joueur et contrarié ainsi la demande des Corinthians,
qui sollicitaient la suspension de son contrat pour indiscipline47. Mais c’est un
an plus tard que le conflit atteint son paroxysme. Le contrat de Baldocchi n’est
pas renouvelé et il lui est interdit de s’entraîner avec le groupe professionnel. Le
joueur se trouve alors dans une impasse : sans contrat et donc sans salaire, il ne
peut pas pour autant disposer librement de sa force de travail, le club refusant
de lui accorder son passe livre [la propriété de son propre passe]48. Pendant les
premiers mois, sur les conseils de son avocat, il va même « faire ses heures » tous
les jours, s’entraînant séparément49. Il pense un temps à abandonner la profession
et reste pendant plus d’un an éloigné des terrains, jusqu’à ce que la justice du
travail lui donne raison50. Son club, qui avait d’abord décidé de faire appel, choisit
finalement, début 1977, d’accepter de lui donner son passe livre et de lui verser
plus d’un an de salaires impayés. S’il est singulier, ce conflit n’est pas unique.
En effet, d’autres affrontements entre joueurs et dirigeants ont été portés devant
les tribunaux dans les années 1970, notamment celui qui a opposé Afonsinho à
Botafogo au début de la décennie [Florenzano, 1998]. Ils témoignent de l’existence dans le football professionnel brésilien d’une conflictualité, propre au
monde du travail, entre joueurs et dirigeants, et ce malgré le statut contraignant
44.Témoignage de José Baldocchi.
45.Diário de Noticias, 10 août 1973, p. 19 ; Placar, n° 181, 8 août 1973, p. 3-4.
46.Diário de Noticias, 11 août 1973, p. 19 ; Placar, n° 182, 7 septembre 1973, p. 10-11.
47.Jornal do Brasil, 16 février 1974, p. 23.
48.Diário de Noticias du 23 octobre 1975, p. 15, du 24 octobre 1975, p. 15 et du 24 décembre 1975,
p. 16.
49.Témoignage de José Baldocchi.
50.Placar, n° 352, 21 janvier 1976, p. 10. Son cas a ensuite fait jurisprudence. Voir Placar, n° 775,
29 mars 1985, p. 54.
88
DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
voire aliénant de l’athlète et l’influence persistante de l’idéologie amateur dans
ce milieu [Araújo, 1980, ch. 3]. Opposant à chaque fois un joueur à son club, ces
affrontements suscitent également une interrogation : les footballeurs étaient-ils
capables de défendre leurs intérêts collectivement ?
Un groupe professionnel peu mobilisé
Les syndicats de joueurs de football se sont d’abord organisés au Brésil à
l’échelle des États. Le premier d’entre eux, le Sindicato dos Atletas Profissionais
do Estado de São Paulo (SAPESP) a été créé à la fin des années 1940. Mais il
semblerait qu’il ait été pendant longtemps le seul et qu’il ait eu, dans les premières
décennies de son existence une influence et une visibilité réduite. Interrogé par la
revue Placar, l’avocat Werner Becker déclare par exemple en 1971 : « Je ne connais
aucun syndicat de joueurs avec une existence active »51. Six mois plus tard, à l’occasion d’un entretien avec Afonsinho organisé par la même revue, Pelé fait pour sa
part référence à une « classe très désunie ». Et, évoquant les difficultés rencontrées
par Gilmar, président du SAPESP à l’époque, il ajoute : « On ne réussit pas à
réunir tous les joueurs autour d’une cause, d’une idée. On ne réussit même pas à
les réunir autour d’un syndicat ici à São Paulo »52. Il est d’ailleurs probable qu’au
début des années 1970, dans le contexte de la troisième victoire de la Seleção et
de la dictature militaire, l’élite des footballeurs ait – ou ait cru pouvoir – exposer
directement ses revendications aux autorités. En effet, les joueurs de la Seleção ont
été reçus par le général Emílio Garrastazu Médici après la Coupe du monde 1970
et ont eu l’occasion de s’entretenir avec lui sur les questions de la régulation de leur
profession et de leurs retraites53.
Ainsi, des années 1950 aux années 1970, aucune organisation syndicale de
joueurs ne semblait en mesure de porter avec force les revendications de ces
professionnels. Cependant, quelques chiffres permettent de mesurer le développement des syndicats de São Paulo et de Rio de Janeiro. Ce dernier, le Sindicato
de Atletas de Futebol do Estado do Rio de Janeiro, fondé en 197954, comptait 500
51.Placar, n° 63, 28 mai 1971, p. 17.
52.Placar, n° 90, 3 décembre 1971, p. 10.
53.Témoignage de Gérson et Placar, n° 90, 3 décembre 1971, p. 10. Plusieurs textes ont d’ailleurs été
adoptés au cours de cette décennie : la loi n° 6.269 de 1975 qui créait un fonds destiné à faciliter
la reconversion des sportifs et la loi n° 6.354 de 1976, destinée à encadrer le travail des athlètes
professionnels.
54.Placar, n° 387, 23 septembre 1977, p. 19-20 et n° 501, 30 novembre 1979, p. 9. La Fondation de
garantie de l’athlète professionnel (FUGAP) existait depuis 1963 mais n’était pas un syndicat
à proprement parler. Nous avons également trouvé des références à deux syndicats antérieurs
(Sindicato dos Jogadores Profissionais da Guanabara et le Sindicato de Empregados de Confederações
Desportivas) mais l’organisation créée en 1979 semble le premier syndicat indépendant et
significatif de l’État.
89
membres en 1983, soit presque la moitié des 1 020 athlètes de l’État55. Le
SAPESP rassemblait pour sa part 560 des 2 500 ou 3 000 joueurs de l’État à la
fin des années 1970, puis 240 des 2 400 joueurs recensés en 1981 et enfin 650
athlètes, soit moins de 30 % du groupe, en 198456. Si ces chiffres peuvent sembler
non négligeables, il importe toutefois de considérer que très peu de joueurs étaient
effectivement mobilisés. Alors président du SAPESP, Waldir Peres regrettait par
exemple, dans un entretien accordé à Placar en 198457, l’inertie de son groupe
professionnel, qu’il attribuait à un manque de conscience de classe. Il constatait
que peu d’athlètes venaient aux réunions concernant des revendications globales
et que le syndicat n’était souvent sollicité par les joueurs que lorsqu’ils étaient
individuellement affectés, c’est-à-dire, lorsque le paiement de leur salaire posait
problème ou après avoir subi « toutes les injustices que vous pouvez imaginez ».
Or, force est de constater qu’en 2011 Peres tenait, à propos de la situation actuelle,
le même discours : « Le syndicat des joueurs ici au Brésil n’est pas grand chose,
n’est pas très actif. Le syndicat n’est recherché que quand les joueurs ne reçoivent
pas leur salaire, il n’y a pas de mouvement politique derrière ce syndicat »58.
Conclusion
Le constat de la faiblesse du mouvement syndical des joueurs brésiliens
renvoie à nouveau à l’un des principaux enjeux de l’étude de ces athlètes, la
question de leur unité. En effet, faire l’histoire des footballeurs brésiliens conduit
à se demander dans quelle mesure la création d’un nouveau métier a entraîné
l’apparition d’un groupe socio-professionnel, qui partage des pratiques, des
expériences et des conditions de travail, des idées, une mémoire et peut-être une
culture communes. Or, le trait le plus saillant des footballeurs et la principale
difficulté à laquelle se heurte l’analyse, c’est précisément leur diversité : diversité
des milieux d’origine et des perspectives d’avenir qui remet en question l’image du
jeune pauvre dont le sport serait le seul espoir ; diversité des conditions de travail
et des niveaux de rémunération qui fait que seule une élite pouvait connaître
une ascension sociale spectaculaire ; diversité des capacités à défendre ses intérêts
dans un monde professionnel où les joueurs négocient individuellement leurs
contrats. Si elle est un obstacle à l’analyse, cette variété est aussi le révélateur d’un
monde professionnel structuré par une compétition accrue, où les joueurs – au
cours d’une carrière courte – sont souvent très mobiles et où les représentations
55.Placar, n° 684, 1er juin 1983, p. 50.
56.Placar, n° 459, 9 février 1979, p. 7 ; n° 584, 24 juillet 1981, p. 21 et n° 719, 2 mars 1984, p. 22.
57.Placar, n° 724, 10 août 1984, p. 46.
58.Témoignage de Waldir Peres.
90
DOSSIER
Le métier de footballeur : origines, ascension sociale et condition
des joueurs brésiliens des années 1950 à 1970
liées à l’individualisme, comme la réussite personnelle ou le talent, sont centrales
[Araújo, 1980].
Par ailleurs, si plusieurs aspects de l’histoire des footballeurs brésiliens des
années 1950 aux années 1970 – leurs origines sociales, leur niveau de vie, leur
statut particulier, leurs relations avec leurs dirigeants ou encore la réputation de
leur métier – ont été évoquées, d’autres questions nécessiteraient de faire l’objet
de davantage de recherches. Se demander dans quelle mesure les joueurs se percevaient comme des travailleurs ou des professionnels, comment ils percevaient leur
activité et comment ces représentations ont évolué au cours de la seconde moitié
du xxe siècle permettrait d’approfondir l’analyse du rapport des athlètes à leurs
employeurs et leurs collègues. Enfin, les liens entre la faible mobilisation collective des joueurs et leur culture politique mais aussi leur origine sociale, l’influence
persistante des valeurs amateurs ou encore le contexte de la dictature militaire
mériteraient autant d’études spécifiques.
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RÉSUMÉ/RESUMO/ABSTRACT
e depois a ascensão social conhecida
por uma minoria deles. Numa segunda
parte, a reflexão incidia sobre o mundo
do trabalho desses desportistas. É dado
destaque a especificidade do estatuto
jurídico que contribui a convertê-los
em trabalhadores à parte, à existência
de conflitos individuais entre os
empregadores-cartolas e os jogadoresempregados assim como à fraca
capacidade de mobilização coletiva dos
futebolistas brasileiros.
Cet article traite de l’histoire des
footballeurs brésiliens, des années 1950
aux années 1980, à partir d’un corpus de
témoignages permettant de restituer des
parcours individuels. L’attractivité de leur
métier dans les décennies de l’aprèsguerre, l’origine et les perspectives
d’insertion sur le marché du travail
des jeunes qui le choisissaient puis
l’ascension sociale que connaissait grâce
à cette profession une minorité d’entre
eux sont étudiées. Dans un second temps,
l’analyse porte sur le monde du travail de
ces sportifs. Sont alors mises en évidence
la spécificité de leur statut juridique qui
contribue à faire d’eux des travailleurs
à part, l’existence de conflits individuels
entre employeurs-dirigeants et joueursemployés ainsi que la faible capacité de
mobilisation collective des footballeurs
brésiliens.
Este artigo trata da história dos jogadores
de futebol brasileiros que atuaram
da década de 1950 à década de 1980,
utilizando como base um conjunto de
depoimentos que permite reconstruir
trajetórias individuais. Analisa-se o
poder de atração desta profissão nas
décadas pós-guerra, as origens e as
perspectivas de inserção no mercado
de trabalho dos jovens que a escolhiam
92
This article deals with the history of
Brazilian football players from the
1950’s to the 1980’s, based on a corpus
of testimonies which allows us to outline
individual careers. At first it will study
to what extent this occupation was an
appealing career in the postwar decades,
what were the social origins of the
players, what were their opportunities of
insertion into the professional world and
the social rise that professional football
offered in a few cases. The article then
proceeds to analyse football as a world of
work. It will study the way football shaped
a specific legal status for players who
thus became unconventional workers,
how it prompted individual conflicts
between leaders-employers and playersemployees, as well as the players’ low
potential for collective mobilisation.
MOTS CLÉS
PALAVRAS CHAVES
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