Rock My Sofitel
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Rock My Sofitel
Rock My Sofitel Fabienne Radi, Genève, juin 2011 Dans la vidéo Rock My Religion (1982), l’artiste Dan Graham tire des parallèles entre rock et religion dans l’histoire de la société américaine en alternant des images de la communauté shaker du 19ème siècle et d’autres de concerts punk rock de la deuxième moitié du 20ème. Deux ou trois trucs bons à savoir sur les Shakers Issus d’une branche du protestantisme, pourchassés par les catholiques français, puis par les autorités anglaises qui voient en eux des agités dangereux, les Shakers ont fui l’Europe à la fin du 18ème pour se réfugier aux Etats-Unis dans lesquels ils voient la nouvelle Terre Promise. Une des caractéristiques de cette secte aux mœurs très austères, c’est la parité entre hommes et femmes. Planquant le sexe sous le tapis, les membres de la communauté se considèrent tous comme frères et sœurs (pas d’inceste évidemment). La notion de pureté et de péché sont fondamentales et règlent toute la vie des membres. Pour faire lapidaire, on peut considérer les Shakers comme un fossile du puritanisme originaire anglo-saxon1. Les Shakers ne s’appellent évidemment pas shakers pour des prunes : lors de rassemblements ritualisés, les membres de la communauté se mettent en transes par force tremblements, cris, chants, glossolalies et autres moyens d’expression bruyants, ceci dans le but de faire sortir le porc ou la truie qui sommeille au plus profond de leur être. Certaines scènes du film There will be blood (P.T. Anderson, 2008), dans lesquelles l’impeccable Paul Dano joue un prédicateur passablement secoué2, peuvent donner une idée de ce genre de délire performatif. Sexe : de la reproduction artisanale au fun industrialisé Le film de Dan Graham est monté comme un mille-feuille, une couche de Shaker, une couche de concert rock, puis pop, puis punk et on recommence, avec quantité de voix off et de textes défilant simultanément sur les images, ce qui n’est pas toujours évident pour s’y retrouver (surtout dans la VOSTFR où se rajoute encore une couche de sous-titres). Dan Graham pointe à la fois la violence comme une constante dans la société américaine et le changement de paradigme dans les années 50, lors de l’apparition d’une nouvelle catégorie sociale, les teenagers, qui vont balancer par-dessus les fourrés (bien pratiques à une époque, les fourrés) le principe du sexe comme reproduction de leurs parents et grands-parents pour le remplacer par celui hédoniste et dans l’air de leur temps du sexe comme pur fun. Utopie, désenchantement, récupération des idéologies par l’industrie du divertissement, on connaît la suite de la chanson, très bien résumée par un autre film de P.T. Anderson, Boogie Nights (1997) où Mark Wahlberg joue une petite frappe des années 70 qui va devenir une porno-star grâce à son engin démesuré et découvrir les délices puis les affres de l’industrie pornographique alors en plein boom économique3. L’aura rock du mystère phallique Au milieu du mille-feuille se trouve une scène étonnante où Dan Graham analyse le geste de Jim Morrison lors d’un fameux concert des Doors en mars 1969 à Miami : passablement imbibé de toutes sortes de substances illicites, Morrison, incapable de chanter quoi que ce soit, aurait finalement montré son sexe au public4. En surexposition d’archives du concert, Dan Graham fait défiler un texte où il propose une interprétation de la chose, que l’on peut à peu près résumer ainsi : Morrison pensait que le rock était mort parce qu’il était devenu un spectacle, et ce spectacle reposait sur la figure de la rock star comme puissance phallique... En violant un dernier tabou, il a voulu rejouer le complexe de castration par l’émasculation de la star, renverser l’ordre œdipien. Mais par ce geste, il a détruit l’aura de la rock star et du mystère phallique… Jim Morrison et son pénis sont devenus pathétiquement physiques. Pour plus de détails sur l’interprétation du geste de Jim par Dan en passant par Sigmund et Herbert, ou encore les explications de Patti à propos de Bob, Mick ou Jimi, les puristes et les fan de l’artiste sont invités ici à se rendre illico sur l’excellent site ubuweb pour voir la vidéo en intégrale.5 Peignoir contre pantalons en cuir Retour à une actualité people moins rock mais qui a aussi à voir avec l’intérieur de la culotte. Puritanisme américain, toute-puissance du phallus, effondrement d’une icône, ça vous dit quelque chose évidemment, à moins que vous n’habitiez dans une grotte. 42 ans après Jim Morrison en Floride, DSK rejoue la scène involontairement (pas de peignoir à portée de main, c’est quoi ce service Sofitel ?!) et à huis-clos (1 spectatrice) avec tout autant de controverses autour de l’événement (viol ou pas viol pour DSK, pénis exhibé ou pas exhibé pour Jim) et la même avalanche de retombées médiatiques (avantage DSK tout de même). Les mêmes ingrédients mais un casting différent (DSK plutôt Jim empâté en fin de vie que Jim glamour en pantalons de cuir), et une opposition intergénérationnelle (parents coincés VS enfants libérés) qui a laissé la place à une confrontation socio-politique (monde occidental riche et décomplexé contre pays émergents pauvres et religieux). On ne va pas gloser davantage, les tribunes des magazines et des quotidiens le font très bien. Mais on peut néanmoins se demander si DSK et son engin (que personne n’a vu, mais que tout le monde a imaginé) sont également devenus pathétiquement physiques, à l’instar de Jim et du sien comme le proposait Dan Graham à l’époque ? Et puis après le rock et la politique, où va donc pouvoir se réfugier le pouvoir phallique ? Quelqu’un y a-t-il songé ? Le temps presse, le délai de ramassage des copies est dépassé depuis longtemps, on va terminer cet article par le truc à la mords-moi le nœud que voici : ce qui est certain dans toute cette histoire, c’est que DSK n’aurait pas pu vivre chez les Shakers, les rapports frères et sœurs très peu pour lui, et puis le mobilier fabriqué par cette communauté, célèbre pour son austérité et son dépouillement (préfigurant le design minimaliste moderne), ça n’aurait pas collé avec les voitures, les costards et les appartements avec terrasse à Tribeca. Notes : 1 Selon l’expression trouvée sur un site de discussion à propos des Shakers : http://fr.wikipedia.org/wiki/Discussion:Shakers 2 There will be blood, Church Healing scene :http://www.youtube.com/watch?v=xh3VXO4zwXc 3 Boogie Nights, trailer : http://www.youtube.com/watch?v=oDZ9tl43SXU 4 épisode controversé, confirmé par certains spectateurs du concert, mais réfuté par d’autres. Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende, telle est la loi au pays de L’Homme qui tua Liberty Valance. 5 Pour plus de détails, voir la vidéo de Dan Graham sur l’excellent site ubuweb : http://vodpod.com/watch/3340068-u-b-u-w-e-b-film-video-dan-graham-rock-my-religion