Le mythe de l`hybridité à la frontière - University of Alberta
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Le mythe de l`hybridité à la frontière - University of Alberta
Le mythe de l’hybridité à la frontière: Une approche critique du récit du nord du Mexique Oswaldo Zavala College of Staten Island & The Graduate Center, City University of New York 170 Nous venons en évitant de nous présenter avec notre propre identité. Carlos Monsiváis, “La frontera norte y sus arraigos”. En 2004, un congrès de littérature a réuni à Vincennes, près de Paris, des écrivains d’Amérique du Nord traduits en français.1 Une des sessions, intitulée “Mexique/ÉtatsUnis: la frontière impossible”, proposait une discussion entre les Américains Sandra Cisneros (née à Chicago en 1954) et Rubén Martínez (né à Los Angeles en 1962), d’une part, et le Mexicain Eduardo Antonio Parra (né à León en 1965), d’autre part. Les œuvres des trois écrivains, allégua Parra lors de cette rencontre, représentent des phénomènes frontaliers indépendants et exclusifs les uns des autres. Si on adopte le point de vue d’Eduardo Antonio Parra, il convient de noter la perspective propre à chacun des écrivains. Rubén Martínez écrit sur les immigrants latino-américains qui parviennent à franchir la frontière, survivent et s’adaptent à la société des ÉtatsUnis. Les textes de Sandra Cisneros reflètent les particularités sociales des nouvelles générations des enfants d’immigrants.2 Eduardo Antonio Parra fait, selon ses propres termes, de son œuvre celle de la différence parce qu’elle offre l’image désolée de ceux qui échouent à émigrer ou s’assimiler, et qui se voient obligés de déambuler indéfiniment des deux côtés de la frontière. Le projet d’Eduardo Antonio Parra est indissociable d’une image brutale de la frontière, elle-même symptomatique de ce que certains appellent la “littérature du nord” du Mexique. Cet essai a donc pour sujet central cette littérature qui trouve sa origine dans l’espace marginal “absolu”, qui sépare le Mexique et les États-Unis. La frontière littéraire, que dessine le recueil de nouvelles Terre de personne d’Eduardo Antonio Parra (1999), déconstruit, dès la première page du recueil, le conCanadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne de Littérature Comparée crcl june 2012 juin rclc 0319–051x/12/39.2/170 © Canadian Comparative Literature Association Oswaldo Z avala | L e mythe de l’hybridité à la frontière cept de nation, tel qu’il est défendu par les imaginaires prédominants de la modernité mexicaine. Dans ces nouvelles, la frontière géographique et politique du nord du pays reste étrangère au Mexique ou au rêve américain: là, les personnages sont prisonniers d’un territoire où les présupposés du “national” paraissent exister dans un dehors lointain et où l’impossibilité d’entrer aux États-Unis apparaît dans une réalité brutale. La frontière est infranchissable pour ceux qu’elle a vaincus, pour ceux qui vieillissent en tentant de la traverser, pour ceux qui deviennent fous en observant le lit du Río Bravo, pour ceux qui n’ont d’autre choix que de survivre dans cette région où le néolibéralisme contemporain permet encore le sous-développement par les maigres biens qu’il produit. Je vais donc analyser le profil de ces frontaliers qui ne deviennent jamais autres, ni grâce à la proximité des Etats-Unis, ni grâce à leur résidence dans ce pays. Ils ne réussissent pas renégocier leur identité au regard des deux paradigmes de notre modernité—la reconnaissance des Etats-Unis, la vie aux Etats-Unis—alors privés de pertinence: ces frontaliers parcourent une frontière en ruines, produit manifeste de cette modernité, elle-même en ruines. “Pourquoi est-ce que nous, nous restons?” (Terre de personne 126), demande une fillette à son père paysan dans la misère du désert où ils habitent. Les clefs d’une possible réponse se trouvent dans une autre question à laquelle j’essaierai de répondre dans ces pages: comment se réinvente, jusqu’à se transformer en mythe, le récit du nord du Mexique en même temps que se réinvente un concept avorté de nation? Ces questions sont elles-mêmes indissociables d’une récusation de la notion d’hybridité, souvent attachée à l’espace de la frontière et aux migrants mexicains. Les neuf nouvelles, qui composent Terre de personne, renvoient à une même expérience désolée du nord du Mexique, en proie à une violence spontanée et récurrente, qui fait de la survie le seul choix pertinent. Le personnage frontalier est l’autre du citoyen de la classe moyenne des grandes villes: soumis à un destin inéluctable et irrévocable, il est à tout moment guetté par la mort. Sur les ponts internationaux de Ciudad Juárez, dans les parages du Río Bravo ou dans les rues de San Antonio, au Texas, un sort cruel soldera toujours l’espoir de ces personnages frontaliers. Eduardo Antonio Parra divise son livre en trois parties. La première comprend la seule nouvelle initiale, “Le fleuve et la pierre”, que l’auteur considère comme “fantastique”. Cette nouvelle raconte l’histoire d’une femme qui, sur les rives du Río Bravo, passe toute sa vie à attendre le retour de son époux, émigré aux États-Unis. La deuxième partie se déroule dans les villes du nord, telle Juárez, et la troisième dans une zone rurale. Le recueil mêle des observations personnelles et des légendes “typiques de cette région”. Eduardo Antonio Parra, explique-t-il lui-même dans un entretien, a voulu dessiner des situations d’un réalisme cru, mais aussi riches d’une “atmosphère complètement éloignée de la réalité”—les personnages mènent des “vies au cœur des limbes” et “l’axe de ceci (de ces évocations) serait le nord, la bande frontalière, la vie en ce lieu” (Jiménez Trejo). Pour le critique mexicain Christopher Domínguez Michael, l’œuvre d’Eduardo 171 crcl june 2012 juin rclc Antonio Parra accomplit avec maestria un “exploit rhétorique, celui de savoir recommencer à conter un cauchemar”. Ce cauchemar est celui de la “violence mexicaine, qui apparaîtrait épuisée par les décennies d’une littérature misérabiliste”. Cette violence qui apparaît épuisée est celle que subit le paysan trompé et vaincu, et qu’évoque la littérature de la révolution, signée par des auteurs comme Mariano Azuela; cette violence est encore celle de l’“insolent” qui gravit l’échelle sociale. Indissociable de la corruption du gouvernement de la révolution, elle est évoquée dans le roman du “boom”, ou dans l’œuvre de Carlos Fuentes; cette violence est également celle du temps mythique chargé des crimes et des péchés de la Comala de Juan Rulfo; cette violence est enfin celle de l’époque impétueuse des jeunes gens de la “littérature de l’onde”, illustrée par José Agustín. Pour le sociologue Roger Bartra, l’imaginaire littéraire du vingtième siècle est partie intégrante d’un métadiscours qui à la fois dessine des aspects de la figure du “mexicain” et légitime la classe hégémonique, établie, de l’État national. Dans ce métadiscours, chacun des acteurs—déjà mentionnés—de la 172 violence (le paysan, le “sournois”, l’“insolent”, le pécheur et le jeune membre d’une bande) apparaît comme une persona non grata de l’histoire nationale. Pour Roger Bartra, l’imaginaire littéraire représente les vertus aborigènes héritées que nous ne retournerons jamais voir ; en même temps, il représente le bouc émissaire de nos fautes, et sur lui s’abat la furie qui se dégage des frustrations de notre culture nationale; il représente les paysans sans terre, les travailleurs sans emploi, les intellectuels sans idée, les politiciens sans honte. (114) L’œuvre de d’Eduardo Antonio Parra introduit, dans le récit de la violence nationale, imaginé de Mariano Azuela à Carlos Fuentes, un nouveau sujet, marginal: celui-ci figure et délocalise le sournois et l’insolent dans un temps linéaire enraciné dans l’histoire contemporaine: le frontalier condamné par le naufrage de l’État à la fin du processus de modernisation. Je me réfère ici à deux nouvelles en particulier: “Le fleuve et la pierre” et “La vitrine des rêves”. Dans ces nouvelles, les protagonistes observent en silence la frontière américaine, conduits là par la pauvreté du nord du Mexique. Dolores, dans le premier récit, devient folle et décide de passer toute sa vie à attendre son époux, au bord du Río Bravo. Le lit du fleuve lui raconte les histoires des immigrants mexicains et s’impose à elle comme un mur impénétrable. Patiente et sage, explique le narrateur, “elle n’est jamais entrée dans les flots: une terreur sacrée l’empêche de mouiller ne fût-ce que le bout de son doigt dans le rio Bravo” (Terre de personne 12). Dans la seconde nouvelle, Reyes observe la ville texane d’El Paso, du haut du pont international—“hypnotisé par le spectacle pyrotechnique qu’offraient les avenues bien droites et bien illuminées, les tubes de néon au sommet des édifices, la course des phares sur les freeways” (Terre de personne 82). Comme de nombreux Mexicains qui vivent à proximité de la frontière, Reyes et Dolores ont conscience de l’abîme économique qui sépare les États-Unis et le Mexique. Les personnages peuvent être jaloux, ingénus ou ignares; ils n’ignorent pas cependant que l’organisation socioéconomique du Mexique est défectueuse. Leur plainte a pour source l’injustice Oswaldo Z avala | L e mythe de l’hybridité à la frontière sociale et la pauvreté, et non leur incapacité à être absolument modernes. Les misérables, au moins depuis Victor Hugo, sont eux aussi des personnages centraux de la modernité. Les Mexicains de la frontière apparaissent, dans les récits du nord, comme des marginaux qui interagissent avec des forces oppressives au pouvoir incontestable. À la différence des personnages de la littérature “chicano” des États-Unis, ces frontaliers n’acquièrent pas un statut hybride; ils ne possèdent pas des “stratégies pour entrer et sortir de la modernité”—ces stratégies que décrit le critique culturel Néstor García Canclini dans son ouvrage célèbre, Culturas híbridas, et qu’il associe au conflit supposé de la tradition et de la modernité, lui-même inséparable de l’omniprésence du marché capitaliste. Contre cette perspective même, des études dénoncent la fausseté du concept d’hybridité—elles y voient un moyen insignifiant de résistance et d’émancipation.3 Ces études montrent que la supposée subjectivité hybride obscurcit, de fait, par l’apologie qu’on en fait, les problèmes économiques et culturels persistants, qui ont des racines nationales, mexicaines. Des études classiques d’Antonio 173 Cornejo Polar aux travaux plus récents du critique américain Joshua Lund, cette lecture critique reproche aux notions de métissage racial et de métissage culturel de renforcer les préjugés et de donner une plus grande légitimité aux discours nationaux qu’elles promeuvent. Alors que la littérature de la frontière, telle qu’elle s’écrit aux États-Unis (ainsi de Rubén Martínez et de Sandra Cisneros, entre autres), souligne que l’hybridité résout les conflits de race et de classe, le récit du nord du Mexique insiste sur la fatale condition historique du frontalier.4 Dans le recueil d’Eduardo Antonio Parra, la nouvelle “Poignards” raconte l’histoire du membre d’un gang— une identification sociale libre des significations ataviques et élitistes que portent des termes tels que “cholo” ou “pachuco”, analysés par Octavio Paz dans le premier chapitre du Labyrinthe de la solitude. Ce voyou en tue un autre au cours d’une lutte qui n’a aucun sens. Dans la nouvelle “Traveler Hotel”, deux immigrants mexicains vieillissent au Texas, au point d’être oubliés; dans leur second pays de résidence, ils n’ont pas connu une autre forme de vie. Dans la nouvelle “Vent d’hiver”, une ouvrière d’usine, abandonnée par son époux qui a émigré aux États-Unis, envisage de tuer son deuxième fils pour éviter que son époux, à son retour, lui reproche ce produit d’une rencontre fortuite et adultère. Dans ces histoires, l’hybridité, considérée comme une forme culturelle de résistance ou comme une synthèse raciale, ne joue aucun rôle. Dans leurs confrontations finales avec le milieu hostile de la frontière, les personnages des nouvelles “La vitrine des rêves” et “Les derniers” exposent, pour le lecteur, l’unique impératif du nord: l’implacable nécessité de s’en aller. Dans ces deux récits, le narrateur termine son histoire au moment le plus crucial: celle de l’impulsion du désespoir qui oblige les personnages à abandonner subitement le peu de biens qu’ils possèdent, et à mettre leur vie entre les mains d’un futur incertain, en un autre lieu. À l’issue de la table ronde entre Sandra Cisneros, Rubén Martínez et Eduardo Antonio Parra, que nous avons évoquée, il apparaissait évident que l’hybridité imaginée du Mexicain-Américain et la supposée résistance culturelle de l’immigrant crcl june 2012 juin rclc risquaient de contribuer à la consolidation des programmes politiques hégémoniques, ainsi qu’à des distinctions lucratives dans le domaine littéraire. La critique de la notion d’hybridité que nous avons également évoquée, nous invite à reconsidérer l’œuvre d’Eduardo Antonio Parra au sein d’une niche qui se construit dans les lettres mexicaines: celle de la “littérature du nord” du Mexique, que j’ai déjà mentionnée. Il importe de se demander quels sont les mécanismes et les programmes de ces multiples “poésies” de la frontière, regroupées sous cette étiquette de “littérature du nord”. Sommes-nous devant la révélation d’une scandaleuse situation socioculturelle propre au nord et que doit assumer un réalisme militant, ou assistons-nous à la construction d’un nouveau mythe littéraire? Les œuvres d’Eduardo Antonio Parra, comme celles de Luis Humberto Crosthwaite (né à Tijuana en 1962), de Cristina Rivera Garza (née à Matamoros en 1964) et de Daniel Sada (né à Mexicali en 1953, mort en 2011), pour ne citer que des auteurs comptant parmi les plus visibles, appellent des questionnements spécifiques face aux considérations générales sur la la frontière et ses 174 mythologies. Je souhaite montre que Terre de personne, comme on pourrait l’observer aussi dans divers textes des écrivains mentionnés ci-dessus, oppose un temps linéaire au temps mythique de Rulfo. On ne trouve, dans ce recueil, ni le retour du fils à Comala, ni l’ascension et la chute du cacique postrévolutionnaire: le récit du nord, si nous tenons des livres comme Terre de personne pour représentatifs, décrit un survivant de la modernité, pris dans une fuite perpétuelle. De nombreuses études sur ce que l’on appelle la “littérature du nord”, récemment issues des milieux universitaires mexicains et américains, participent à la construction de ce nouveau mythe—même sans le vouloir.5 Dans l’une d’elles, Escenarios del norte de México (2003), Miguel Rodríguez Lozano souligne la spécificité socioculturelle qui caractérise la réalité de ce qu’il nomme les états “frontaliers du nord” du pays: Tamaulipas, Nuevo León, Coahuila, Chihuahua, Sonora et Baja California Norte. Contre la “frontière textuelle, théorique, [qui n’a] rien de géographique” (Escenarios del norte 20), pensée depuis les États-Unis, Rodríguez Lozano observe dans le récit du nord du Mexique “un discours qui met en échec la perception métaphorique et réductrice de la frontière” et qui “s’attache à une réalité concrète”, avec une langue soucieuse de “capter l’ambiance dans laquelle évoluent les personnages” (Escenarios del norte 31).6 Notre frontière aujourd’hui, celle de ce côté, est diverse, multiple, terriblement plurielle et donc problématique, avec tout ce qu’elle implique: questions liées aux migrations, trafic de drogues, influence des narcotrafiquants, exploitation des ouvriers dans les usines, lutte pour les biens énergétiques, pauvreté. (Escenarios del norte 20) Rodríguez Lozano dénonce la “métaphore” de la “frontière textuelle”, imaginée à partir des États-Unis, faut-il répéter. Il lui préfère celle qui, de facto, se confond avec la notation d’une construction narrative plus expressive (parce qu’elle est supposée être plus vraie) de la frontière. En dépit de son évidente utilité, ce type de point de Oswaldo Z avala | L e mythe de l’hybridité à la frontière vue facilite souvent la conception, même involontaire, d’une série de nouvelles configurations métaphoriques—la littérature du nord est une sorte d’autre littérature, délimitée avec avec précision par les frontières politiques et géographiques du pays.7 On devrait s’attendre à ce que le nord présente des thèmes spécifiques. Rodríguez Lozano assigne, avec une parfaite logique de synthèse, une “réalité propre” à chacun de ces thèmes, à chacune des entités auxquelles ils sont identifiables: la migration, le narcotrafic, les abus au sein du monde du travail, la crise des ressources énergétiques et la pauvreté deviennent des traits essentiels, sine qua non, qui correspondent à la “réalité frontalière du nord”. Par un jeu de renversement, les traits constants prêtés à la littérature extérieure à l’espace “fermé” du nord doivent a priori être autres. Ainsi, ni la pauvreté, ni les problématiques du travail ou de l’énergie, ni la migration, ni, moins encore, le narcotrafic ne pourraient être considérés comme typiques d’un récit étranger au nord. Dans un pays où plus de la moitié des Mexicains vit dans la pauvreté et subit en même temps la violence du trafic de drogues et une corruption généralisée à tous les niveaux et à tous les domaines de la société, il est difficile de retenir ces traits comme les paramètres de l’identité d’une seule région. La tradition, que tente de décrire Rodríguez Lozano en mettant en relation le nord et le centre, permet non sans arbitraire de “regarder d’une autre façon la littérature produite dans le pays” (Escenarios del norte 38). La définition à laquelle s’essaient ceux qui entendent “différencier” la littérature du nord conduit à un intéressant jeu de perspectives et de mise en tension des éléments tenus pour définitoires de cette littérature. Cela est illustré par une polémique entre Eduardo Antonio Parra et le critique culturel mexicain Rafael Lemus, publiée dans la revue littéraire Letras Libres. Le débat s’est concentré sur ce qu’Eduardo Antonio Parra dénonçait comme la vision “centraliste” de Rafael Lemus qui, selon lui, prétendait réduire le récit du nord au thème du narcotrafic.8 Rafael Lemus proposa cependant une question initiale qui mérite d’être reconsidérée: “Comment narrer la réalité? La littérature mexicaine n’y répond que rarement” (39). Eduardo Antonio Parra réfute les arguments de Rafael Lemus dans ces termes: Pour ne laisser aucun doute sur sa position à ce sujet, notre critique [Rafeal Lemus] ajoute une leçon de géographie: “C’est aussi évident que cela: le nord se définit à partir du centre. C’est le nord parce qu’entre lui et le sud, il existe un point au milieu.” Et il achève: “Plus on insiste sur la particularité de la région, plus on écrit pour le centre.” Cette phrase pourrait bien être accompagnée de l’emblème d’un centralisme qui apparaît déjà comme archaïque. (“Norte, narcotráfico y literatura” 61) Laissons de côté l’aspect ludique et discutable du texte de Rafael Lemus, et remarquons que cette manière de désigner le nord et le sud, que récuse Eduardo Antonio Parra, a une implication rhétorique et argumentative importante: elle conteste l’idée d’une spécificité de la littérature du nord: prisonniers de l’idée que la littérature du nord n’est pas dissociable d’une pratique littéraire différente, les écrivains qui se rattachent à cette littérature du nord, construisent un espace narratif alternatif qui non seulement renforce la fausseté d’une littérature du centre (comme l’affirme Rafael 175 crcl june 2012 juin rclc Lemus), mais qui met aussi en évidence l’artificialité “du nord” et celle de sa littérature, que l’on tient pour “différente”. Pour sa part, et pour mettre en question la possibilité d’une littérature “du centre”, Eduardo Antonio Parra rappelle, dans son article, que l’unique centralité concrète de la pratique littéraire nationale mexicaine est liée à l’emplacement de la majorité des maisons d’édition dans le District Fédéral —à cause de quoi, il considère que ce type de discussion sur les identités de la littérature mexicaine est plutôt proche du marketing et de la sociologie. Mais, doit-on ajouter, si la catégorie de littérature “du centre” peut se déconstruire, pourquoi ne pourrait-on pas déconstruire également la catégorie de littérature du nord? Face à l’épuisement des mythes nationaux qui définissent le caractère mexicain, Roger Bartra affirme, dans son essai La jaula de la melancolía, publié en 1987, que les citoyens mexicains modernes ont déjà commencé à “s’impatienter à cause de l’absence de démocratie” (18). Les évidentes limites de la critique, que propose Roger Bartra, de la démocratie néolibérale et de ses effets sur le supposé état de droit mexi176 cain, nous sont utiles pour considérer le rôle étrange que joue la littérature nationale dans ses rapports avec les mythes fondateurs de l’actualité—ainsi du mythe de la “pathétique” démocratie mexicaine. Dans cette perspective, le Mexicain marginal, le frontalier du récit du nord, apparaît au lecteur comme l’ultime mythe qui légitime le nationalisme mexicain: vaincu par le néolibéralisme, il est le dépositaire de l’échec d’une partie de la population—celle qui a été délaissée dans ce que Eduardo Antonio Parra lui-même a nommé, dans un autre article, “une troisième nation située entre Brownsville et Tijuana”, un “espace extraordinaire où se confondent— sans hybridité, doit-on ajouter—deux identités spécifiques, deux temps historiques, deux statuts socioéconomiques, deux visions religieuses sur le monde, deux langues et deux cultures” (“La frontera, un lugar común” 74). Eduardo Antonio Parra fait ainsi écho à des approches dominantes dans les études culturelles, par exemple, celles du théoricien du post-colonial, Homi Bhabha. Dans cet espace du nord, une sorte d’exception, où est possible une violente confusion des identités culturelles hors de toute hybridité, on ne trouve sans doute pas le Mexique démocratique et institutionnel, celui auquel est habitué le citoyen des villes. Dans ce Mexique démocratique, les frontaliers apparaissent comme une anomalie: ils sont vus comme une population flottante, inadaptée et violente (membres de gangs, ouvriers d’usines); ils incarnent le dynamisme migratoire qui apporte liquidité et oxygène aux réduits des laissés-pour-compte du pays (les paysans désespérés et les ouvriers pris dans la promesse du rêve américain). Les frontaliers apparaissent comme un reste, comme voués à mal vivre et à mourir au sein de cette “troisième nation”, loin de ce qu’impliquent, pour la nation, les présupposés nationaux des institutions démocratiques. Le lecteur peut sympathiser avec la tragédie de ces frontaliers, mais il ne peut pas s’identifier avec ces frontaliers; il ne l’accepte pas. Bien qu’Eduardo Antonio Parra estime, dans certains de ses textes, que la société mexicaine, en ce temps de néolibéralisme et de globalisation, est une des causes premières de la misère de la région de la frontière, celle-ci apparaît, dans un livre comme Terre Oswaldo Z avala | L e mythe de l’hybridité à la frontière de personne, libre de ce type de cause historique.9 Sans qu’il faille prêter à la région de la frontière ni un temps mythique, ni une hybridité fallacieuse et faussement célébrée, cette région apparaît cependant dans Terre de personne comme une altérité séparée et autosuffisante—à cause de ces maux mêmes. Les immigrants se perdent, deviennent fous, vieillissent, s’entretuent, et le lecteur les observe comme une terrible altérité qui lui confirme que le “vrai” Mexique, situé loin de ce qu’évoquent ces pages, n’est pas si inhospitalier. Le pays, du moins au centre, continue à fonctionner. Ses citoyens vivent dans une paix relative, ils travaillent et se préoccupent de la démocratie. Des livres comme ceux d’Eduardo Antonio Parra supposent une foi tacite en ce pays. La frontière de la fiction est toujours pire que n’importe quelle réalité puisqu’elle n’est même pas de ce monde, mais de cette “limbe” narrative qui se confond avec le récit d’un unique cauchemar dont, aimons-nous croire, le lecteur se réveille toujours. Cela n’est pas cependant l’ultime interprétation que l’on peut donner à cette altérité prêtée à la région du nord. Un détour par Erich Auerbach et son étude Mimesis 177 (1946) vont permettre de préciser les choses. Erich Auerbach définit ce qui, d’après lui, a constitué les principaux moments de changement dans la représentation de la réalité de la littérature occidentale. Le changement et le point clef de la modernité, note-t-il, sont ceux où nous laissons en arrière le modèle classique—celui-ci narre l’histoire des grands hommes et de leurs élites, tandis que la quotidienneté de l’homme simple se limite aux motifs d’un comique grotesque et d’un divertissement agréable. Ce changement, définitivement imposé, selon Erich Auerbach, par le roman français du dix-neuvième siècle, a rendu possible une expérience littéraire de la réalité beaucoup plus complexe que celle du monde classique et de ses modèles littéraires. Dans la modernité, la représentation de la réalité dans la fiction, précisément en raison de cette complexité, se confond ultimement avec une représentation réduite à la vie individuelle de quelques personnages impliqués dans le récit. L’ensemble de la représentation du roman reflète peut-être certains aspects du collectif, mais, dans sa totalité, il n’est interprétable que selon sa réduction à un spasme narratif, celui de ces vies. Ainsi, Auerbach écritil: “La vie a toujours commencé depuis longtemps et elle perdure toujours. Et ceux dont l’auteur raconte l’histoire vivent beaucoup plus d’expériences qu’il ne pourra jamais espérer conter” (549). Dans son impuissance, explique-t-il, l’écrivain moderne codifie la réalité selon l’artifice d’une fiction qui propose un ordre arbitraire. Celui-ci est cohérent avec une forme assumée qui a moins à voir avec la réalité même qu’avec la structure du récit. De plus, la notion de réalité est pour Auerbach un terme qu’on ne peut adopter qu’en reconnaissant qu’on court le risque d’une polysémie et d’une ambiguïté sémantiques et philosophiques. Erich Auerbach note encore que la représentation de la réalité, pourtant insaisissable, renvoie inéluctablement à la violence de la modernité: car l’homme du quotidien est fréquemment aussi le marginal, le protagoniste d’une classe vaincue par l’élite. Non-conforme et provocante, la réalité de cette marginalité est toujours assimilée à un espace de désillusion et de critique de la culture et de la civilisation: crcl june 2012 juin rclc Il y a souvent quelque chose de troublant, quelque chose de flou à leur sujet [les romans modernes], quelque chose d’hostile à la réalité qu’ils représentent. Il n’est pas rare que nous trouvions un certain détournement du désir concret de vivre….Il y a la haine de la culture et de la civilisation, suggérée par les tournures stylistiques les plus subtiles que la culture et la civilisation aient apportées, et souvent une envie radicale et fanatique de détruire. (551) Ces réflexions d’Erich Auerbach permettent de poursuivre la réflexion sur la réalité— exceptionnelle—du nord du Mexique. L’image d’une civilisation en ruines est d’une importance cruciale pour les littératures du nord. Dans Terre de personne, la chronique d’une destruction déjà accomplie et qui en offre la répétition macabre dans son imaginaire littéraire a pour condition des existences vouées à l’échec. Parce qu’elle dépend de l’évocation de la crise, cette chronique perdrait sa raison d’être si l’on faisait allusion à n’importe quelle possibilité de solution positive. En dépit de sa simplicité superficielle, l’argument du critique Rafael Lemus est pertinent lorsqu’il 178 souligne le caractère négatif de ce qui fonde l’identité littéraire du nord: à l’image du roman que suscite la modernité que décrit Erich Auerbach, il est indispensable de narrer un monde alternatif (celui du nord) et extérieur à la civilisation fonctionnelle (celle du centre): l’écroulement, qui caractérise ce monde du nord, apparaît comme l’unique raison d’être du roman. L’essayiste mexicain Carlos Monsiváis rappelle dans un article, à travers une évocation du poète américain Wallace Stevens, que le citoyen moderne “ne vit pas dans une ville, mais dans sa description”. Carlos Monsiváis se demande en conséquence: “La métropole parviendra-t-elle à se voir dans un miroir?” Le regard que pose Carlos Monsiváis sur le miroir de la métropole n’est pas encourageant: Dans le nouveau millénaire, les espoirs s’éteignent ou s’affaiblissent, et les traits du cauchemar se délitent, à partir de l’attroupement, des contrastes monstrueux de la richesse et de la misère, et du chômage asphyxiant. Nous nous déplaçons entre les ruines instantanées de la modernité. (Monsiváis) Faire l’expérience, avec Eduardo Antonio Parra, du cauchemar rhétorique de la région de la frontière revient à noter une première apparition du nord du pays dans ce miroir. Mais cela est encore insuffisant. Il manque le dépassement de la vision mythologique qui fait de la frontière une région absolue et éloignée du Mexique normalisé du centre et de ses environs. Si on sort de cette division imaginaire, il est sans doute possible de trouver le calme de la métropole, démocratique et fonctionnelle. Il est bien plus probable qu’on se rende compte que cette frontière dysfonctionnelle a toujours été là, au cœur du Mexique—toujours présente à la surface du miroir que nous nous sommes refusés à observer par peur de reconnaître que ces deux substantifs, frontière et Mexique, sont, depuis longtemps, équivalents. Oswaldo Z avala | L e mythe de l’hybridité à la frontière Notes 1. Le “Festival America” s’est tenu du 14 au 17 octobre 2004. La discussion à laquelle je me réfère a pris place le dernier jour du programme. Voir <www.festival-america.org/>. 2. Le recueil de nouvelles Woman Hollering Creek (1991) de Sandra Cisneros et l’essai autobiographique The Other Side: Notes from the New L.A., Mexico City and Beyond (1992) de Rubén Martínez sont représentatifs de cette lecture. 3. Je me réfère ici aux recherches récentes qui déconstruisent la réalité prêtée à l’hybridité dans le domaine culturel—en rune éponse à la thèse de García Canclini. Voir, par exemple, Neil Larsen, “La falacia “híbrida”, o la cultura y la cuestión de la necesidad histórica”, América Latina: giro óptico. Nuevas visiones desde los estudios literarios y culturales, éd. Ignacio M. Sánchez Prado (Puebla: UDLA, 2006). 4. L’exemple le plus immédiat de cette tendance est Borderlands/La Frontera: The New Mestiza (1987) de Gloria Anzaldúa (1942-2004). 5. La bibliographie, très complète, réunie dans le livre de Miguel Rodríguez Lozano, Escenarios, présente un catalogue utile d’études critiques sur la littérature du nord, d’anthologies et d’œuvres de création. Voir Rodríguez Lozano, Escenarios. Une des études les plus notables des thématiques dérivées de la rhétorique de la violence déchaînée—concentré dans le nord du pays—est aussi un apport à l’étude du roman policier mexicain. Voir Ramírez-Pimienta. 6. Rodríguez Lozano se réfère ici en particulier à Borderlands/La Frontera de Gloria Anzaldúa et aux travaux du comparatiste et spécialiste des études ethniques, José David Saldívar, tel que Border Matters. Remapping American Cultural Studies (1997). 7. La catégorie d’“écrivain du nord” est définie dans une anthologie de Rodríguez Lozano à partir d’auteurs originaires ou résidants d’un des États de la frontière du nord. Dans le cas de quelques auteurs qu’il a sélectionnés, qui ne sont pas natifs de cette région et qui n’y résident pas, Rodríguez Lozano pratique une exception arbitraire. Il faut cependant noter que ces auteurs ne résident pas dans le District Fédéral depuis plus de dix ans. Telle est la situation d’Eduardo Antonio Parra. Celui-ci, au moment de la publication de l’anthologie en 2006, vivait dans la capitale, selon Rodríguez Lozano, “depuis moins de cinq ans”. Voir Rodríguez Lozano, Sin límites imaginarios 21. 8. La polémique fut publiée dans la revue Letras Libres¸ respectivement dans les numéros 81, 82, et 83 de septembre, octobre, et novembre 2005. Voir <www.letraslibres.com>. 9. Les autres textes d’Eduardo Antonio Parra admettent cependant une lecture opposée. C’est le cas de son roman, Nostalgia de la sombra (2002). Ignacio Sánchez Prado note que dans ce livre, qui raconte l’histoire d’un tueur à gages, la violence se manifeste en fonction des divers facteurs du tissu social. “Ainsi, à la frontière, la violence est un instrument utilisé par ceux qui contrôlent le pouvoir; dans les décharges, il s’agit d’un mécanisme lié à un système particulier d’honneur et de survie, et dans les espaces du crime organisé, elle fonctionne toujours en lien avec les intérêts économiques et politiques des strates privilégiées de la société.” Voir Sánchez Prado. Ouvrages cités Auerbach, Erich. Mimesis: The Representation of Reality in Western Literature. 1946. Trans. Willard R. Trask. Princeton: Princeton UP, 2003. Bartra, Roger. La jaula de la melancolía. México: Grijalbo, 1987. 179 crcl june 2012 juin rclc Cornejo Polar, Antonio. “Mestizaje e hibridez: los riesgos de las metáforas. Apuntes.” Revista Iberoamericana 180 (1997): 341-44. 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