Rapport Isabelle GOULET - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à
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Rapport Isabelle GOULET - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à
Rapport Séance n° 2 du 8 décembre 2014 Isabelle Goulet – Deuxième Secrétaire « Existe-t-il, dans le contentieux administratif de la légalité, un principe général en vertu duquel une partie ne saurait se contredire au détriment d’une autre partie ? » (CE, 2 juillet 2014, Société Pace Europe, n° 368.590) « Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie ». Voilà ce que François Ier, au terme d’une vie marquée par de nombreuses conquêtes, aurait gravé à l’aide d’un diamant sous la fenêtre de sa chambre du château de Chambord. Ladite chambre ayant été par la suite transformée en oratoire, nul ne peut aujourd’hui vérifier la véracité de cette anecdote. Elle a néanmoins conduit Verdi dans son opéra Rigoletto à faire entonner à François Ier sous les traits du Duc de Mantoue le fameux air de « la donna è mobile ». Force est toutefois de constater que si inconstance il y a, elle n’est pas le propre de la gente féminine, l’être humain, quel que soit son sexe, ayant une inclination naturelle à varier dans ses positions au gré des circonstances et de ses intérêts. Et si inconstance il y a, elle n’est pas non plus cantonnée au domaine amoureux. Les prétoires en sont les témoins. Une partie à un procès peut ainsi se trouver confrontée aux revirements ou aux contradictions de l’autre partie. Ces retournements peuvent être le fait d’un plaideur qui s’est trompé en toute bonne foi. Mais ils peuvent aussi être le fruit d’une stratégie mûrement réfléchie. En soi, la stratégie procédurale n’est pas condamnable. Le doyen Carbonnier ne disait-il pas qu’« il y a dans le procès un combat, à tout le moins un match » où sont admises « les ruses de guerre » ? Le plaideur, pour parvenir à la victoire, doit pouvoir adapter son action au fur et à mesure en fonction de la ligne de défense de son adversaire. Mais qu’en est-il lorsque ces contradictions ne sont plus de simples ruses de guerre mais la traduction d’un comportement foncièrement déloyal ? C’est à cette question que vous devez aujourd’hui répondre dans le cadre particulier du contentieux administratif de la légalité. Des requérants qui ont appelé de leurs vœux une décision administrative peuvent-ils ensuite demander au juge de la déclarer illégale ? Autrement dit, doit-on affirmer que la fin justifiant les moyens, tous les coups sont permis ou doit-on, au contraire, prôner que le procès n’est pas un combat comme les autres, qu’une partie ne saurait pour arriver à ses fins avoir recours à n’importe quel moyen ? Alors, puisque vous sollicitez mon avis, je m’autoriserai ce conseil : gardez-vous de vous laisser influencer par ce que décident les juges du Quai de l’Horloge ; ce qui vaut d’un côté de la Seine ne vaut pas nécessairement de l’autre. 1 La chambre commerciale et la première chambre civile de la Cour de cassation visent certes désormais « le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui ». Mais cette reconnaissance de l’estoppel n’est, somme toute, que la suite logique de la consécration du principe de loyauté qui irrigue désormais non seulement le droit substantiel mais aussi le droit processuel privés. Il existait d’ailleurs déjà divers autres principes qui tendaient à prévenir l’auto-contradiction tels que l’interdiction des moyens contraires aux conclusions d’appel ou l’interdiction de se prévaloir de sa propre turpitude. En consacrant l’estoppel, la Cour de cassation a donc davantage procédé à la conceptualisation d’un principe qui était en germe qu’à l’importation d’un principe exotique. En revanche, introduire l’estoppel dans le contentieux de la légalité serait une véritable révolution. Votre juridiction n’est certes pas non plus hermétique à l’exigence de loyauté : elle a consacré un principe de loyauté de l’administration vis-à-vis de ses agents, un devoir de loyauté du fonctionnaire ou encore une exigence de loyauté dans les relations contractuelles. Mais elle a catégoriquement refusé d’accueillir le principe de l’estoppel dans le contentieux fiscal et elle s’est, dans le même esprit, refusée à appliquer le principe de confiance légitime en dehors des situations juridiques régies par le droit communautaire. En somme, vous vous refusez à prendre en compte la subjectivité du point de vue des parties. A juste titre selon moi lorsque le recours porte sur la légalité de décisions réglementaires. Car ces décisions qui sont prises par les autorités administratives dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique et qui ont une portée générale doivent à tout prix être conformes à l’intérêt général. Il ne serait donc pas acceptable que vous puissiez rejeter un recours formé contre une décision réglementaire du seul fait du comportement d’une partie, autrement dit sans même avoir examiné la pertinence des moyens d’illégalité soulevés, alors que cette décision a vocation à s’appliquer à tous. Si une décision réglementaire est illégale, elle doit être annulée et cette exigence de légalité prime sur les intérêts individuels des parties. Faut-il maintenant adopter la même solution lorsqu’il s’agit de recours formés non contre des actes réglementaires mais contre des actes individuels qui ne visent que des personnes nominativement désignées ? A mon sens oui. Ce n’est en effet pas parce qu’une décision administrative est individuelle qu’elle n’a de conséquences que pour la personne qu’elle désigne. Prenons l’exemple des salariés protégés qui ont sollicité leur licenciement alors que ce dernier ne reposait sur aucun motif économique sérieux. La protection dont les salariés protégés bénéficient a été instaurée au profit de l’ensemble de la collectivité des salariés qu’ils représentent. Par conséquent, aussi moralement condamnable que soit leur revirement, l’intérêt général commande que l’illégalité de leur autorisation de licenciement soit prononcée. En outre, opposer le principe de l’estoppel aux requérants reviendrait, en pratique, à édicter une barrière supplémentaire dans un parcours déjà difficile. Les requérants, qui doivent en 2 effet exercer leurs recours dans des délais très brefs sans toujours disposer des connaissances nécessaires, se trouvent dans un rapport de force inégal par rapport à l’administration. Créer cette nouvelle fin de non-recevoir qui permettrait de tuer le débat dans l’œuf me semble donc contraire à tous vos efforts pour promouvoir l’accès au juge. Pour ces différentes raisons je considère que l’entrée du principe de l’estoppel dans le contentieux de la légalité produirait les effets d’un séisme dont il vaut mieux se préserver. Alors laissons au requérant la possibilité d’être « la plume au vent » dont les contradictions agaçaient le Duc de Mantoue dans l’opéra de Verdi. Son inconstance sera en effet certainement moins ravageuse que la consécration d’un principe flou et inadapté au contentieux de la légalité. Je répondrai donc par la négative à la question posée. 3
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