genève ou moscou (1928)

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genève ou moscou (1928)
GENÈVE OU MOSCOU (1928)
L’essai résumé par Drieu
Il faut saisir la réalité du monde sous les mots. Aux Etats-Unis d’Amérique ceux qu’on nomme capitalistes, dans l’U.R.S.S. de Russie ceux qu’on nomme communistes font la même chose. Tous ces rudes
mécaniciens de la grande machinerie moderne avancent en plein mystère et créent les ressources d’une
société planétaire aux mœurs imprévues.
L’opposition communisme contre capitalisme n’existe plus qu’en Europe. Chez nous, contre un capitalisme arriéré et hésitant se dresse encore une ombre de critique furieuse et de désespoir qui garde au mot
communisme son sens ancien, unilatéral, démodé déjà en Russie, inconnu en Amérique.
Le capitalisme européen doit se décider, accomplir une synthèse semblable à celles qui se font en Amérique et en Russie. Il doit accomplir de lui-même les désirs qui s’agitent sous un mot ennemi, mais qui au
fond sont les siens.
Pour assurer, lui aussi, l’unification politique et économique de son continent, le capitalisme européen
doit avant tout détruire le patriotisme local qui s’oppose au patriotisme européen. Genève est le symbole
de la fin des patries, désormais la condition inéluctable de l’ordre européen. Si le capitalisme européen ne
s’unifie pas sous le signe de Genève, il ne pourra pas lutter contre l’impérialisme américain qui monte.
Les importations américaines – qui sont faites pour reporter sur l’Europe la crise qui devrait éclater en
Amérique et que l’Amérique pourrait résoudre en se repliant sur elle-même grâce au communisme latent
qui est dans son système – jetteront l’Europe dans de terribles difficultés économiques qu’entravée par ses
frontières et ses douanes elle ne pourra surmonter. Les guerres intestines renaîtront qui engendreront les
révolutions inexpiables. Si la capitale politique et économique des Etats-Unis d’Europe, si Genève ne se
fait pas, Moscou se fera.
Pierre Dominique
MESURE DE L’EUROPE
A propos d’un livre de Drieu la Rochelle
Les Nouvelles Littéraires n° 334 – 9 mars 1929
Drieu la Rochelle est un des rares écrivains français de moins de quarante ans –
il doit en avoir trente-six ou trente-sept si je ne me trompe – qui s’intéressent passionnement – car il est passionné, avec son air endormi – à la politique. Il a dû courir
l’Europe, mais on ne le sait pas, ce n’est pas l’affaire du public. Supposons même qu’il
n’ait jamais quitté – sauf pour aller à la guerre, car il l’a faite – cette île Saint-Louis où
de la Ville-Mirmont voyait un beau vaisseau
toujours prêt à partir pour les Antilles…
Cela nous est bien égal. Drieu n’en est pas à brosser tel portrait, à réunir telle interview,
à revenir d’ici ou de là pliant sous une charge de documents – d’autres l’ont fait de
façon parfaite – ; il a mieux à faire, il s’emporte lyriquement ou bien raisonne d’un air
concentré à propos de ce qu’il a vu, lu, observé. Voilà tout. Placé en ce Paris, point
d’intersection des grandes lignes de force de l’Europe, il capte et transforme, faisant
aller sa machine ou son moulin sur un certain rythme lent que nécessite l’ampleur, la
masse de la matière qu’il brasse. Car il est de ceux qui montent de grands chevaux.
Son dernier livre n’est pas positivement désespéré. Le désespoir, il faut l’aller
chercher dans certaines pages de Mesure de la France, ou mieux encore dans Les Derniers Jours, et presque toujours mêlé à la colère ou au mépris. Dans les pages qui nous
occupent, et où il paraît brider et discipliner singulièrement son lyrisme, on trouve parfois quelque optimisme. La vérité est que Drieu avait besoin de se libérer. Il l’a fait,
créant ainsi tout un arsenal d’idées et de formules, mais Genève ou Moscou demeure un
point d’attente ou, comme nous disions jadis, une tranchée de départ. On pourrait dire
d’ailleurs un peu la même chose de Mesure de la France, ou de La Suite dans les
Idées ; l’écrivain déblaye, établit les fondements, amasse les matériaux ; l’édifice ne
s’élève pas encore devant nous.
Tout cela ne veut pas dire d’ailleurs que lorsqu’il écrit Genève ou Moscou,
Drieu soit hors de sa vocation. Au contraire. Même quand il paraît romancier, l’écrivain, selon nous, demeure toujours un essayiste, moraliste ou critique des mœurs – et
aussi un poète – plutôt qu’un conteur d’histoires. Et l’on ne croit pas qu’il ait encore
rien fait de plus éclatant, au sens propre du mot, que ces curieux pamphlets des Derniers
Jours. Mais dans le trouble où nous vivons, il est très difficile, même en survolant de
très haut les événements, de bâtir un livre décisif, comme jadis firent Machiavel ou
Joseph de Maistre, et qui fasse longtemps sentir son action.
Pourtant, Drieu, essayiste politique, arrive souvent à des vues d’ensemble curieuses et justes que bien des observateurs politiques de profession ont manquées. Ainsi
voit-on Panaït Istrati, retour de Russie où ce révolutionnaire-type, révolutionnaire de
tempérament, de nature, a passé deux ans, avouer très précisément, dans la dernière
interview qu’il a donnée à Frédéric Lefèvre, ce que dans ses Derniers Jours, notamment, soulignait Drieu la Rochelle, et ce qu’il précise encore dans Genève ou Moscou.
Que dit donc Drieu la Rochelle ? Il croit que le capitalisme (le capitalisme américain ou
surcapitalisme) poursuit exactement le même but que le communisme soviétique, soit
l’organisation de la planète et son unification. Il souligne que les deux systèmes, très
pratiques, très positifs, sont au fond l’un et l’autre, à l’heure actuelle, dépourvus d’idéal
– ainsi peut-être apparaît l’identité foncière du marxisme et du contre-marxisme – et que
la réussite de l’un ou de l’autre ne peut qu’entraîner un grave péril pour notre civilisation. Mais, naturellement bourgeois comme Panaït Istrati est naturellement révolutionnaire, Drieu la Rochelle pense que le capitalisme – à condition d’être utilisé en Occident, dans ces lieux bénis où la mesure et l’équilibre ont toujours régné – pourrait se
garder de ces excès qui, justement, le poussent en Amérique dans une voie sans issue,
vers un avenir qui, s’il n’est point barbare, sera tragique, à moins qu’il ne soit barbare et
tragique à la fois.
Ainsi donc, pour ne parler que de l’Europe, pour négliger par conséquent jusqu’à
un certain point l’Amérique et son surcapitalisme, Drieu estime dans son dernier livre
que l’Europe ne peut que choisir entre Genève ou Moscou. Mais a-t-on le droit de parler d’Europe ?
Cette notion de l’Europe est assez nouvelle. Jadis, on vécut sur la notion du
monde gréco-latin ou méditerranéen, puis sur celle de la chrétienté. Jusqu’au XVIIe ou
XVIIIe siècle, cette idée de chrétienté, au fond, subsistait. Vers la fin du XVIIIe, le fait
national commença de tout recouvrir, les esprits se replièrent sur eux-mêmes, et le
monde se transforma en une série de cellules closes dont les occupants étaient furieusement hostiles les uns aux autres. Depuis ce qu’on a appelé la guerre civile de 1914, la
notion d’Europe qui, jusque-là, était l’apanage de quelques esprits, est devenue courante. C’est le thème essentiel proposé par Gaston Riou dans son livre : Europe, ma
Patrie. Mais cette patrie est encore bien faible. L’Europe apparaît pour l’heure comme
un marché américain.
Vue pessimiste à quoi Drieu oppose l’idée de fédéralisme européen.
Et l’on sait que cette notion de fédéralisme est maintenant courante. Les Soviets
l’ont parfaitement adaptée à leur doctrine. Ils ont fondé une Union des Républiques
Soviétiques et la considèrent comme la base de l’Union future étendue à l’univers tout
entier. De leur côté, les puissances capitalistes ont fondé une Union, dite S.D.N., infiniment moins solide d’ailleurs, et qui comprend une majorité de puissances européennes,
la principale puissance américaine, les Etats-Unis, ayant refusé d’aller à Genève. On
devine d’ailleurs la raison de ce refus : c’est tout bonnement que les Etats-Unis veulent
présider, diriger la future Société des nations humaines – comme la Prusse dirigeait la
société allemande, comme la République russe, qui comprend 80 millions d’habitants au
moins sur les 130 de l’Union Soviétique, dirige la société rouge.
Il y a là, sans doute, un point que Drieu, croyons-nous, n’a pas mis parfaitement
en lumière, car en somme dire : « Genève ou Moscou », c’est fort bien à condition de ne
s’adresser qu’à l’Europe. Si l’Amérique entre en scène, et cette entrée en scène est
automatique tant que la S.D.N. ne sera pas proprement européenne, exiger le choix entre
Genève et Moscou revient à faire le jeu de l’Amérique. En effet, chacun des deux fédéralismes entre lesquels il faut choisir aura une tête : la tête moscoutaire sera russe, la tête
genevoise sera américaine. Le poids de nos dettes nous forcera bien à trouver cela parfait.
C’est dire que si d’un côté de la barricade l’idéologie veut que le maître soit
communiste, de l’autre, il ne s’agira pas d’avoir pour dictateur le capitalisme européen,
assez nuancé somme toute, institué sous le signe de la mesure et de l’équilibre, mais le
supercapitalisme américain avec ses méthodes brutales et ses solutions radicales. C’est
pourquoi je pense qu’il faut recevoir avec réserves cette affirmation de Drieu : « Que le
capitalisme européen se fédère à Genève, mette dans la Société des Nations le principe
d’une nouvelle organisation, non pas seulement politique, mais sociale, ou bien alors
l’ombre de l’anarchie intérieure et extérieure qu’elle laisse s’accumuler se ramassera
contre elle au profit de quelque Moscou apocalyptique ». Il n’est pas sûr qu’il y ait
encore un capitalisme européen indépendant.
Et si nous laissions un instant l’Europe, la Russie et l’Amérique pour passer à
l’opposition Capitalisme-Communisme, comme capitalisme ici doit s’entendre : supercapitalisme ou capitalisme américain, nous sommes du coup en présence de ceux qui
« travaillent à l’achèvement d’un certain monde moderne, merveilleuse mécanique
sévère et dénuée de tout secours de l’Esprit ». Le mot est de Drieu, il s’adresse en définitive aux deux partis. Autant dire que nous voilà entre Charybde et Scylla, puisque,
comme Ulysse, nous ne gouvernons plus notre barque. Pour ma part, je verrais le salut
dans ce que le chancelier de L’Hospital appelait déjà, au XVIe siècle, en présence des
protestants et des catholiques, le Tiers-Parti, autant dire dans une Europe indépendante
qui disposerait de biens spirituels incommensurables et d’un énorme capital de traditions. A condition bien entendu qu’elle voulût se fédérer. Remarquons d’ailleurs que
c’est là l’opinion de Drieu.
Seulement, optimiste pour une fois, il parle de cette Europe fédérée comme si
elle existait et surtout comme si elle était maîtresse absolue à Genève, alors qu’elle est,
avouons-le, dans le futur, et que Genève même n’est pas un organisme européen.
Détruire les patries est une grande entreprise. Drieu l’appelle... Accordons-lui que
l’ouvrage est commencé, mais à peine commencé. Avant qu’il soit achevé, il faudra au
moins que sa génération à lui, qui est la nôtre, disparaisse. Fasse le ciel que ce ne soit
point dans les convulsions.
Restons-en là. Il est absolument impossible de discuter en deux cents lignes les
très nombreuses thèses, très complexes, riches de résonances lointaines et profondes,
d’un livre comme celui-ci. D’autant que ce livre ne peut être compris que si l’on met
tout Drieu dans la balance, soit sept ou huit bouquins qui sont parmi les plus remplis des
livres écrits depuis la fin de la guerre. Il y a là une œuvre forte et saine dont on ne dit
pas assez quand on dit qu’elle a un caractère politique. C’est politique, moral et social
qu’il faudrait dire, ou, mieux, universel. Nous n’avons pas devant nous un peintre
d’individus – et voilà la grosse objection que j’ai toujours faite à Drieu romancier ; je
mets pourtant à part le caractère de Blèche –, nous avons un peintre de « caractères » au
sens que La Bruyère donnait à ce mot : le Français moyen, l’Homme moderne, le Capitaliste, le Communiste, l’Anglais, l’Allemand, l’Ouvrier. Tout cela correspond assez
bien au Distrait, à l’Avare, etc., etc. Seulement, au lieu de traiter de l’homme en fonction d’une vertu ou d’un vice, ou d’un Etat, comme Molière, La Bruyère, et aussi Corneille ou Racine dans leurs comédies, on traite de l’homme en fonction d’une race,
d’une nation, d’une classe ou d’une époque.
Quelquefois, on peut l’étudier ainsi, cet Homme, d’un point de vue purement
politico-social, en grand journaliste : et c’est Romier. Ou bien d’un point de vue romanesque : et c’est Morand. Lorsque les deux points de vue se confondent et que même
on en arrive à une philosophie rehaussée, dorée de lyrisme, et cependant éclairée de
mille observations de détail, c’est Drieu la Rochelle. Cette indication nous dispense
d’insister sur la valeur de l’œuvre – laissons le livre pour un instant et regardons le bel
ensemble jalonnant sept ou huit années – ; pour nous, c’est une des plus fortes de ce
temps.
Henri du Passage
Drieu la Rochelle : GENÈVE OU MOSCOU
Etudes (tome 199) – avril / juin 1929
M. Drieu la Rochelle ne veut nous apporter, sur les problèmes politiques de
l’heure présente, que son impression personnelle. Il a beaucoup erré, il n’est point fixé
encore, et son pessimisme prévoit la désillusion totale comme terme de son itinéraire.
Pourtant, il essayera de faire confiance provisoire au monde et de lui proposer encore
une fois une solution qui semble valable.
Elle consisterait à fonder, en regard de l’ensemble américain, du bloc slave et
asiatique, les Etats-Unis d’Europe dont Genève serait la capitale. Les patries sont mortes, peut-être l’Europe a-t-elle encore un avenir sur le globe ainsi équilibré ?
Par ailleurs, le communisme russe, avec sa dictature, marque une régression et
n’obtient en Occident un prestige qu’en raison de sa brutalité et de son exotisme. Le
fascisme représente une erreur d’un genre analogue. Toutes les révolutions bienfaisantes sont démocratiques et assurent plus de liberté politique, elles appartiennent au passé,
et l’avenir se doit seulement de garder et d’exploiter leur héritage spirituel, tout en veillant à la mise en valeur des ressources matérielles. Cela se fera (peut-être ?) grâce à un
capitalisme européen ouvert aux conceptions démocratiques, qui organisera la production au mieux des intérêts communs…
Pierre Audiat
Livres à relire
GENÈVE OU MOSCOU de Drieu la Rochelle
L’Européen n° 1 – 17 avril 1929
Un mot, d’abord, sur le titre de cette rubrique : Livres à relire. Il ne signifie pas qu’il s’agit de vieux
grands bouquins dont une nouvelle lecture nous serait profitable. Hélas ! aujourd’hui, nous avons à peine
le temps de lire : comment relirions-nous ? Non, mais il est des livres qu’il convient, après les avoir lus,
de mettre dans sa bibliothèque, en disant : « Plus tard, il sera curieux de les revoir ». Livres que lance le
snobisme, livres qui éclatent comme le coup de tonnerre du génie, livres lourds de substance, livres prophétiques, tous ces livres sont à relire. Quand ? Nous ne savons pas, mais nous sentons que nous ne
serons vraiment fixés sur leur valeur, leur portée ou leur sens, que lorsque les années auront coulé. Ce
sont ces livres-là dont je voudrais parler aux lecteurs de L’Européen.
« Renoncez, capitalistes, à la concurrence
nationale et sociale, disciplinez-vous, courez à Genève. »
Genève ou Moscou (1), par Drieu la Rochelle, se classe parmi les livres prophétiques dont nous aimerons, dans dix ou quinze, ans, confronter les prédictions avec les
faits.
Ce jeune écrivain, romancier plein de talent, est mal à l’aise dans la cité étroite
des Lettres. Il s’en est évadé de très bonne heure, hanté par le problème politique. Ce
n’est pas qu’il ait renié sa qualité d’homme de lettres : il l’affirme, au contraire, mais un
homme de lettres est tout de même, et d’abord, un homme. « Il faut bien, écrit Drieu la
Rochelle, que moi, homme de lettres, je me débrouille au milieu du monde, aussi bien
que n’importe qui : il faut que je lui trouve un sens pour orienter ma conduite. »
Cette attitude n’est pas exceptionnelle et, à ce propos, je ferai une critique à
Drieu la Rochelle, qui commence son livre par l’affirmation suivante : « On n’a plus
guère, dans la génération littéraire qui est en ce moment entre ses vingt-cinq et ses quarante ans, ce goût pour les idées qu’on avait hier ». Je dirais exactement le contraire.
Comment ? Où trouver dans notre histoire littéraire, sauf peut-être aux plus beaux jours
du romantisme politique, une époque où de jeunes écrivains qui se réunissent pour fonder une revue la veulent politique et lourde de toutes les graves questions qui sont suspendues sur le monde ?
Genève ou Moscou est donc un regard prophétique jeté par un jeune écrivain sur
l’avenir de l’Europe. Qu’aperçoit, à l’horizon, ce nouveau Chatterton, placé à l’avant
du navire pour lire sa route dans les étoiles ? Rien de bon, disons-le tout de suite. Drieu
la Rochelle est profondément pessimiste : l’alternative qu’il nous présente : Genève ou
Moscou, est impérieuse. Moscou, c’est la mort ! Genève, ce n’est point la vie éclatante,
triomphante, mais c’est la possibilité de prolonger l’Europe décadente et le monde vieillissant – peut-être de les sauver.
Pourquoi cette amertume et ce désespoir lucides ? C’est que toutes les anciennes
formes du monde, Drieu la Rochelle les rejette et les brise, qu’il n’est pas sûr, d’autre
part, que le seul moule où il pense qu’on puisse couler la vie européenne supporte, sans
éclater, les hautes températures.
Mort à ses yeux le nationalisme, forme désuète de l’égoïsme et de la suffisance
bourgeoise ; morte l’Eglise qui ne parviendra plus à ramasser, dans les plis de sa chape,
des âmes unies ; mortes les classes sociales qui, un moment, ont semblé, s’étager à travers le monde et constituer de nouvelles patries ! L’Allemagne, la France, l’Italie sont
mots dépourvus de sens dans la bouche de ceux qui prétendent parler européen ! Il faut
dire : le Capitalisme, le Communisme, le Prolétariat, les Militaires, termes communs
d’un langage européen. Il faut savoir, et voir, comment ces forces vont s’organiser et,
pour en venir tout de suite au point crucial, qui l’emportera du Capitalisme ou du Communisme.
Drieu la Rochelle ne croit pas au Communisme, ou, pour mieux dire, ne croit pas
que le Communisme soit quelque chose de vivant. D’après lui, « le Communisme n’est
que l’ombre du Capitalisme », une singerie mal comprise de ce que le Capitalisme contient essentiellement en lui : l’organisation rationnelle et harmonieuse de la production
et de la consommation. Le Communisme dangereux ? Il se peut, à la rigueur, pense
notre auteur, que le Communisme l’emporte, mais ce sera la victoire d’une bête apocalyptique, et, au sens exact du mot, le triomphe de la mort.
Cela ne veut pas dire pourtant que l’Europe, fût-elle à l’abri de la Tarasque bolchevique, vivra. Andromède, sauvée du dragon, est peut-être morte de tuberculose !
Dans l’écroulement général, une seule force apparaît capable de remonter l’Europe
épuisée : le Capitalisme ; un seul lieu où elle puisse respirer : Genève.
De là cette adjuration où l’on entend comme un écho de la voix du Daniel biblique : « Notre tâche immédiate est de faire l’Europe. Il faut faire l’Europe parce qu’il
faut respirer quand on ne veut pas mourir. Il faut faire l’Europe à moins qu’on ne soit
bolchevik d’extrême droite ou d’extrême gauche, à moins qu’on ne veuille laisser un
grand bûcher s’amonceler sur lequel flambera, avant vingt ans, toute la civilisation,
tout l’espoir, tout l’honneur humain ».
Mais il ne suffit pas de répéter « Capitalisme, Genève » comme une formule
magique d’où naîtra la guérison. Le capitalisme dont rêve Drieu la Rochelle n’a que
peu de traits communs avec le capitalisme tel qu’on l’entend ordinairement et cette
Genève, capitale européenne, est une sorte de ville mystique, analogue à la Sion dont les
textes hébraïques sont pleins. Je dénature peut-être la pensée actuelle de Drieu la
Rochelle, mais au fond je crois qu’elle tend vers cette image : le Capitalisme ayant
rejeté le nationalisme, le militarisme, emportant l’adhésion du plus grand nombre et
réduisant les non-conformistes, se substitue à l’Eglise, devient une Eglise dont le centre
est Genève.
Tel est, en ses grandes lignes, le livre de Drieu la Rochelle. C’est un livre de
bonne foi et un livre fort. Mais il n’est pas, à mon sens, complet. L’immense, le gigantesque problème des Etats-Unis n’est qu’effleuré. Oh ! certes, Drieu la Rochelle n’en
ignore ni les données, ni l’importance, mais il n’ose, croirait-on, se tourner vers l’Occident, crainte d’apercevoir l’ombre immense que fait sur l’Europe et l’Asie la bannière
étoilée. Oui, dans dix ans, dans cinq ans peut-être, il faudra relire ce livre.
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(1) Editions Gallimard.