Qu` est-ce que les Lumieres?

Transcription

Qu` est-ce que les Lumieres?
Toutes les clefs pour connaitre et
comprendre l'reuvre dans son ensemble.
L'analyse des notions.
Des liens avec d'autres reuvres.
Le texte intégral et son commentaire.
Des outils : vocabulaire, index, sujets de
dissertation.
~~~~.~
La philothfquf
Qu'est-ce
que les Lumieres ?
MrCHEL FOUCAULT
Analyse et présentation
par Olivier Dekens
Agrégé de philosophie
Docteur en philosophie
~réal
---z
4-
AVANT-PROPOS
F
Tous droits de troduction, d' odoptotion et de reproduction por tous procédés réservés pour tous poys. lo loi du 11 mors 1957 n'outorisont, oux termes des olinéos 2
et 3 de I'orticle 41 d'une port, que les « copies ou reproductions strictement réservées ó I'usoge privé du copiste et non destinées ó une utilisotion collective ", et
LI
d' outre port, que les onolyses et les courtes citotions dons un but d' exemple et
PHOTOCOPILLAGE
d'iIIustrotion, « toute représentotion ou reproduction intégrole, ou portielle, foite
TUE LE LIVRE
sons le consentement de I'outeur ou de ses oyonts droit ou oyonts cause, est illicite" (olinéo 1" de I'orticle 40). Cette représentotion ou reproduction, por quelque procédé que ce soit,
canstitueroit donc une contrefoçon sonctionnée por les orticles 425 et suivont5 du Code Pénol. les droit5
d'outeur d'usoge sont d'ores et déjó réservés en notre comptobilité oux outeurs des reuvres publiées dons
cet ouvroge, qui molgré nos efforts, n' ouroient pu être ioint5.
@)
ÉDITION:FabienJamois
MISE ENPAGE: GG Publication
© Gallimard 200! pour le texte de Michel Foucault.
© BRÉAL 2004Tome reproduction même partielJe interdite.
ISBN 2 7495 03809
OUCAUL T est sans doute l'un des philosophes français
les plus lus, cités et commentés
aujourd'hui.
L'influence de sa pensée dépasse d'ailleurs largement Ia
sphere de Ia philosophie, et s'étend à des domaines aussi
divers que l'histoire, Ia sociologie ou les sciences politiques. Malgré son importance, que personne ne conteste,
son ceuvre demeure peu étudiée en France, en particulier
dans les lycées et les universités. L'ambition de cet
ouvrage est de remédier à cette anomalie en offrant aux
éleves, aux étudiants et aux enseignants un texte significatif de Michel Foucault, accompagné de tous les outils
nécessaires à sa compréhension.
L'intérêt de Qu'est-ce que les Lumieres ? est à Ia fois philosophique et pédagogique. Philosophique en ce qu'il présente, en peu de pages, une remarquable synthese des
principaux concepts foucaldiens j pédagogique par sa
forme, élégante et tres accessible, d'une impeccable
clarté. Plus fondamentalement
encore : Qu'est-ce que les
Lumieres?
est un véritable manifeste pour une philosophie concrete, en proposant à cette discipline une tâche
indissociablement urgente et poli tique : diagnostiquer le
présent, évaluer les possibilités d'une autre pensée et
d'une autre société, enfin, selon Ia belle expression de
Foucault lui-même, donner forme et force à l'impatience
de Ia liberté.
Les références au texte des Dits et écrits se font à partir de
l'édition Quarto-Gallimard,
en deux volumes, parue en
2oo!. Celles portant sur Qu'est-ce que les Lumieres ?,
reproduit ici, sont accompagnées d'un renvoi (.-).à Ia page
correspondante.
La référence aux autres hvre.s de
Foucault utilisés dans nos introduction et commentaire
est donnée en bibliographie.
~;;;;~-~;:::,
SOMMAIRE
PREMIERE
PARTIE
Présentation et analyse
de Qu'est-ce que les Lumieres ?
a
REPERES
.
I. -
La vie de Michel Foucault
2. -
L'itinéraire philosophique
de Michel Foucault...
Qu'est-ce
14
14
que Ia philosophie?
Naissance de Ia clinique
16
17
17
Archéologie
du savoir
Histoire de Iafolie
~
.
:
Les mots et les choses
20
L'archéologie du savoir
23
Analytique
24
du pouvoir
Surveillel~ et puni/'
25
La volonté de savoir
29
.""""Herméneutique
du sujet
30
.,
~
3. - Qu ,est-ce que 1es L urmeres
32
~
32
Les Dits et écrits
Qu'est-ce que les Lumieres? Une nouvelle définition
de Ia prulosophie
35
4. - Résumé du texte
L'itinéraire
38
Introduction
40
Kant et les Lumiêres
40
La modernité
40
Une nouvelle définition
de Ia philosophie
Conclusion
La définition des Lumieres
au xvme siêcle
43
47
48
Les Lumieres,
majorité de Ia raison
La religion au-dessus des Lumieres
Le débat autour des Lumiêres
au XXe siêcle
Uás ist Aufkliirung?
.
La réponse kantienne
.
Le contexte de l'interuention kantierme
.
La philosophie face au présent
.
Les difficultés du texte kantien
.
La modernité
48
.......................................................
Plan du texte ......................................................
Explication linéaire
.
Introduction:
~
L'optimisme
des Lumiêres
I. -
47
47
2. -
111COMMENTAIRE
2. -
La figure du philosophe
PARTIE
Lire Qu'est-ce que les Lumieres?:
texte et commentaire
45
111LA QUESTION DES LUMillRES DANS
L'HISTOlRE DE LA PHILOSOPHIE
I. -
DEUXIEME
:..... 38
..................................................................
Lumlêres et modernité .......................................................
Le momem modenze
49
••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••
0.0
L'héroisation moderne .......................................................
Rapport au présent et rapport à soi-même
.
50
Qu'est-ce
que Ia philosophie?
.
50
L'Aufklarung:
La raison est-elle dictatoriale?
5I
Caractérisation négative de l'êthos philosophique
.
Auschwitz
5I
Caraetérisation positive de l'êthos philosophique
.
Que reste-t-il
des Lumieres?
et les Lumieres
Les Lumieres
et le 11 septembre
3. - Les Lumieres dans les Dits et écrits
Conclusion
52
54
une nouvelle définition de Ia philosophie
.....................................................................
Les Lumiêres comme conception d'une vie philosophique
.
La philosophie et l'impatience de Ia liberté
.
3· - Commentaire thématique
Le retour de I'Aufkliimng
54
Philosophie
et journalisme
55
La fonction
critique de Ia raison
56
probleme
57
L'ôge de Ia critique
Penser les Lumieres:
un devoir pour Ia philosophie
<~
.
Les Lumieres:
.
réalité d'une époque et
philosophique
.
.
L'autonomie de Ia raison
Le souei de soi des Lumieres
La spécifieité de l'AufkHirung
~
La modernité
~
Qu'est-ce que Ia philosophie?
La philosophie comme ontologie du temps présent
La fonction politique de Ia philosophie
L'intellectuel spécifique
1°7
!OS
·····
1!O
I I 2
114
114
I
15
116
Présentation et analyse
de Qu' est-ce que les Lumieres?
a
LEXIQUE FOUCALDIEN
120
111INDEX DES NOTIONS
12
4
l1li SUJETS DE DISSERTATION
12
11 BIBLIOGRAPHIE
126
5
••
'"
REPERES
La vie de Foucault est d'abord une vie de travail. On
pourrait, au vu de ses tres nombreux voyages et de ses
multiples engagements politiques, croire que l'écriture
n'était pas au fond l'activité principale de Foucault. Il n'en
est rien. De Ia premiêre de ses publications,~en 1954Maladie mentale et personnalité - à l' année de sa mort, 1988,
Foucault n'a pas cessé d'écrire, d'intervenir dans nombre
de revues et de journaux et de donner des conférences,
offrant ainsi à sa pensée une visibilité et une influence qui
vont bien au-delà du seul milieu philosophique.
Michel Foucault naÍt le 15 octobre 1926 à Poitiers.
Enfance tranquille, scolarité sans histoire: Foucault ne
quitte pas sa ville natale avant son entrée en khâgne,
classe préparatoire à l'École normale supérieure, au lycée
Remi-IV; à Paris. Reçu en 1946 dans cette école, il étudie
Ia philosophie à Ia Sorbonne et passe, en 1951, l'agrégation de philosophie, à laquelle il avait échoué l'année précédente. Son travail porte alors sur Ia psychologie
clinique, qu'il enseigne à l'ENS et pratique à l'hôpital
psychiatrique Sainte-Anne. Il s'intéresse aussi à Ia littérature, à Ia musique, ainsi qu'à Ia poli tique, sans abandonner pour autant Ia philosophie, puisqu'il lit dans ses
années les auteurs qui vont féconder son reuvre: Hegel,
Marx, Freud, Heidegger, et surtout Nietzsche.
En 1954 paraít Maladie mentale et personnalité. L'année
suivante il quitte Ia France pour Ia Suede, ou il occupe le
poste de directeur de Ia maison de France à Uppsala.
Parallelement à ses fonctions, il entame les recherches qui
conduiront à Folie et déraison, son grand livre sur l'histoire
de Ia folie. En 1958, nouveau déplacement: Foucault est
chargé de rouvrir le Centre de civilisation française de
l'université de Varsovie. Il termine enfin son histoire de Ia
folie, qu'il remet à Georges Canguilhem, son directeur de
these. En 1960, il quitte Ia Pologne pour Hambourg,
avant de rentrer en France pour être nommé maítre de
conférences en psychologie à l'Université de ClermontFerrand. Il traduit cette même année l'Anthropologie du
point de vue pragmatique de Kant.
Foucault publie en 1963 Naissance de Ia clinique. Des
1964, il travaille à Ia bibliotheque nationale à une histoire
des sciences humaines, en plus d'une intense activité de
conférences, débats, et d'une participation active à Ia vie
intellectuelle et poli tique française. Il rencontre Daniel
Defert, qui sera son compagnon jusqu'à sa mort et à qui
nous devons l'édition des Dits et écrits. L'homosexualité de
Foucault explique une partie de son engagement politique, quand il s'agit de soutenir les droits des homosexuels, mais on ne peut pas considérer qu'elle ait eu sur
Ia nature de son reuvre une influence significa tive.
Foucault publie, en avril 1966, Les mots et les choses. Le
livre a un succes public immédiat, surprenant eu égard à
sa difficulté; il déclenche une vaste polémique autour de
l'humanisme.
En septembre,
Foucault s'installe en
Tunisie, pour enseigner Ia philosophie à l'université de
Tunis. Il ne revient en France qu'apres les événements de
Mai 1968; il contribue en revanche à Ia création d'une
des institutions issues du mouvement de Mai, l'université
de Vincennes, faculté expérimentale ou il enseigne Ia philosophie tout en terminant son ouvrage le plus théorique,
l'Archéologie du savoir.
L'année 1970 est marquée par l'élection de Foucault à
Ia chaire d'histoire des systemes de pensée du College de
France. Le College, qui ne délivre pas de diplômes, permet à ses enseignants de présenter à un public tres divers
leurs travaux en cours; Foucault y donnera une leçon
hebdomadaire jusqu'à sa mort. Il crée par ailleurs le
groupe d'information sur les prisons, une association destinée à étudier Ia situation pénitentiaire à partir de Ia
parole des prisonniers eux-mêmes. Cet engagement peut
être perçu comme le volet actif et politique d'un travail
plus intellectuel, celui qui va aboutir à Surveiller et punir, qui paraít en 1975. Années d'une grande fécondité et
d'une tourbillonnante activité politique et associa tive, il
participe notamment, en septembre 1975, à l'intervention
des intellectuels français en faveur d'opposants au régime
de Franco.
Des 1976, son travail s'oriente vers le domaine de Ia
sexualité. ~ Vólonté de s[JJ,).Jlir,
qui se présente comme une
introduction
à une histoire de Ia sexualité, paraít en
décembre: le livre suscite étonneme
et déreptions, en
même tem s l!1!!1jntérêwQnre.nu.d€S-Jllilieux fémit:li.sres.
% homos.exuels_ La fin des années 1970 voit Ia création
par Foucault d'un groupe d'intellectuels, qu'il appelle luimême des reporters d'idées et qui vont parcourir les pays
à l'actualité politique Ia plus brúlante pour apporter un
éclairage d'ordre philosophique à ce qui s'y déroule.
Foucault donne ainsi à Ia presse française de nombreux
articles sur Ia révolution iranienne. Ce mouvement est
étroitement
lié à Ia définition de Ia philosophie que
Foucault propose dans Qu'est-ce que les Lumieres.z
En 1981, Foucault est à nouveau au creur de l'actualité
poli tique, par son soutien aux Opposants au régime de
J~ruzelski, en Pologne. Il poursuit son étude de Ia perceptIon de Ia sexualité, principalement dans l'Antiquité. Ses
engagements
sont toujours
aussi nombreux,
mais
Foucault est de plus en plus fatigué et affaibli par Ia maIadie. Il est hospitalisé Ie 3 juin 1984. Il meurt du sida le
25 juin.
2. -
L'itinéraire philosophique
de Michel Foucault
Foucault comme philosophe exige donc une présentation
de ce que lui-même met dans ce terme usé.
Qu'est-ce que les Lumieres? peut être lu comme un
manifeste pour une philosophie
concrête. Mais les
Dits et écrits en leur totalité sont riches d'ense~gneme~t
r Ia définition que Foucault propose de Ia phllosophle.
W
.h
Cetredlfinitlon
permet
e comprendre POurquOl c acune des grandes reuvres de Foucault peut être lue
comme un ouvrage de philosophie sans Jãffials résenter
~-;~e visage haD~
'ií~texte ghi10sophi.gue' Le
travail de Foucault peut en une premlere approche etre
caractérisé ainsi :JaiJ:e de Ia J)hilosophie, c' es élª-bQJe
une ethnologie d
e pf€}pre-cultur-&,-c'~"t-à-dire anaA
Jes conditions forrr:elles qui ent ~F~sid,é ~ ia
truction de n ltre
.00 Autrement
dlt: II s aglt de
présenter une critique de notre temps, fondée sur .des
analyses rétrospectives (Dits et écrits I, p. 10S I). La philosophie a ainsi pour tâche de diagnostiquer
l'état
actuel de notre mode de penser à partir de l'étude de
son histoire, pour éventuellement,
nous le verrons,
fonder sur une telle compréhension
une autre pensée, et partant une autre action.
. .
L'reuvre de Foucault est en même temps une hlstOlr~
~r
CQU
c<::::Y
Qu'est-ce que Ia phiIosophie?
L'reuvre de Michel Foucault a ceci de particulier
qu'elle ne se présente pas comme une philosophie, au
sens traditionnel du terme. On ne trouvera nulle part
dans ses textes d'analyses strictement conceptuelles de
notions telles que Ia Iiberté, Ia pensée, Ia conscience, le
temps ou I'histoire. Une Iecture de Ia seuIe Iettre des
ouvrages de Foucault pourrait même laisser à penser qu'il
est au fond plus historien que philosophe. Abondance des
références historiques, prolifération des notes en bas de
pages, souci du détail, quaIité de l'information : les Mots et
les choses ou Surveiller et punir sont d'incontestables
sources d'information
sur les époques considérées.
Pourtant, iI y a dans et par cette dimension historique un
projet d'ordre philosophique, ou plutôt un travail spécifique d'anaIyse de notre propre cuIture qui revient selon
Foucault à Ia discipline philosophique.
Considérer
de 1 vérité. Il ne fa~t pas ~nt,endre par ce t:rme l'en-~..::$.
semble des choses vrales~ mais 1 ense.mble des regle.s, pro~
duites par de complexes Jeux de saVOlrset de pOu.vOl~S,qUI ~
posent le partage entre le vrai et le faux. Cette hlstOlre du
'
rapport entre notre pensée et Ia vérité peut emprunter
plusieurs itinéraires. Foucau:t lui-~ême
résen:e son tr~vail comme un
ours fiIl so hl u
arque par trOls
étapes majeures, qui sont autant de manieres complémentaires d'a,epréhender le fond silencieux ~e ~otre. propre
eul'",
Pwnihe
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nous-mêmes dans nos rapports â_Ia vé . , > (Dits et écrits
11, p. 1437), qui vise à éUIdier les modalités de constiUItion du savoin:::]2euxieme étape, une « ontolo ie histori ue de nous-mêmes dans nos ra orts à un ch;m de
pouvoir » (ibid.), qui integre les mécanismes du pouvoir
dans l'élaboration du savoi
rOlsiéme éta , une « ontoJogie historique de nos rapports à a morale » (ibid.f, qui
prend pour objet Ia maniere dont le sujet se constiUIe
comme agent moral. Le fiI conducteur de cet itinéraire
est clair: i est qm:sti.on dans.tQus Ies cas..&un.e..généalogie
-de la-pensée, comme savoir, comm - sa-v:. -pauvoi.r, p:u.is
_comme constitution. de.J~ subjectiwté On retrouve à
chaque fois le même souci d'évaluer ce qui se donne à
nous comme vérité.
. ~es textes de Foucault peuvent donc être regroupés
amSl:
- une archéologie du savoir (1954-197°): Histoire de Ia
folie, Naissance de Ia clinique, Les mots et les choses,
L'arehéologie du savoir;
- une analytique du pouvoir (1970- 198 I): Surveiller et
punir, et, en partie La volonté de savoir;
- une herméneutique du sujet (1981-1984): certains
aspects de La volonté de savoir, L'usage des plaisirs, Le souei
de soi.
Suivre cet itinéraire nous permettra de mieux saisir Ia
pIace et Ia fonction de Qu'est-ce que les Lumieres?, puisque
ce texte est avant tout une justification rétrospective de ce
qui a été accompli.
~
Archéologie du savoir
Foucault définit son travail comme une archéologie.
Faire une archéologie du savoir consiste à identifier
Ie fond souvent caché dans leque! une pensée va se
présenter
comme un objet structuré.
L'enquête va
donc porter sur les conditions d'émergence d'un savoir
particulier, sur ces éIéments muItipIes, qui tiennent de
I'histoire, de Ia philosophie, de Ia poli tique ou du langage
qui font qu'un savoir se donne, à un moment donné,
comme savoir vrai. Mais Foucault s'empresse de préciser
qu'une telle recherche ne releve pas de I'histoire (Dits et
écrits 11, p. 805): iIla quaIifie curieusement de fiction historique. Bien entendu, ce substantif n'implique pas que
l'imagination du chercheur est en jeu; il souligne simplement que l'archéologie est une création qui va articuler
I'éUIde du passé à un effet sur le présent. Vn seul exemple
d'une archéoIogie réussie: peu de temps apres Ia publication de Surveiller et punir, les prisonniers clamaient entre
les cellules des passages entiers de l'ouvrage, comme si
l'histoire minutieuse de Ia pénaIité trouvait une résonance
dans Ieurs conditions acUIelles d'existence.
Histoire de Iafolie
Ce style d'éUIde peut prendre pour objet n'importe
quel domaine de connaissance. Foucault, dans cette premiêre partie de son ceuvre, va privilégier trois sujets particuliers: Ia folie, Ia notion de clinique, enfin le concept
d'homme. L'Histoire de Ia folie à l'âge classique, précédemment intiUIlée Polie et déraison, est l'acte inaugural du
geste archéoIogique. L'ouvrage, imparfait dans son style
et sa strucUIre, parfois peu lisible, est d'un geme totaIement nouveau. Son objet peut être résumé ainsi: il s'agit
de comprendre
comment
I'homme
modeme
a
construit
le concept de folie comme Ia vérité de
l'homme sous sa forme aliénée. Autrement dit: il s'agit
d'anaIyser
Ia construction
d'un vaste champ de
I'aliénation,
dont Ia figure du fou va se détacher
progressivement,
tout en indiquant comment cette
figure difIere fondamentalement de l'opposition clas,sique
entre raison et déraison. [oucault
réSllme son pE2Jet
A'une furmule lapida ire : de l1iowme à l'homme~e
cherin passe par l'homme fou (Histoire de Iafalie, p. 649).
Le mode opératoire de cette recherche est relativement simple. Pour comprendre comment Ia folie apparait,
il faut étudier le traitement que Ia société a appliqué aux
diverses formes de Ia déraison, puis comment on est progressivement passé d'une simple mise à l'écart de Ia déraison au traitement psychiatrique de Ia folie. Une histoire de
Ia folie ne peut donc être qu'une histoire de l'asile.
En son principe, I'Histoire de Iafolie est le récit de deux
mouvements contemporains l'un de l'autre: l'un constitutif d'un systeme de rationalité dans lequel le fou est
objet; l'autre construisant une mécanique d'exclusion
sociale du fou. Cette histoire commence par le grand renfermement de tous les sujets pouvant troubler l'ordre
rationnel de Ia société: on a ici affaire à une grande masse
indistincte, mêlant gueux et insensés, mais rien de tel que
le fou comme figure singuliere, qui n'apparait que dans
l'expérience concrete que le XVIII e siecle en fera.
La folie sera au contraire, quand on l'aura enfin cernée, le contraire et le vis-à-vis de l'humanité. Ainsi, alors
que le XVI e siecle avait maintenu Ia perméabilité de Ia
trontiêre entre Ia raison et Ia folie, l'âge classique va exiler
Ia folie « hors du domaine d'appartenance
ou le sujet
détient ses droits à Ia vérité » (Histoire de Ia falie, p. 70).
On trouve alors d'un côté Ia synthese pathologique de
l'aliénation juridique et de l'exclusion sociale, de l'autre Ia
norme d'un être juridiquement compétent et socialement
intégré. Le fou est rationnel et sa folie rationalisable: on
peut le jauger par rapport à l'homme normal et normatif.
Le partage humanitélfolie
ne releve plus du tout du
choix, mais du constat, il se prétend fondé scientifiquement sur l'approche du pathologique. Le fou en ce sens
s'est exclu lui-même par sa folie, Ia liberté du sujet rationnel n'est même plus nécessaire pour le tenir à l'écart. La
fin du grand renfermement coi'ncidera avec cette découverte: il paraitra inhumain à l'homme moderne d'interner
un être dont l'exclusion n'est plus indispensable à sa
propre identité d'homme rationne!. Le fou devient l'objet
d'étude et de traitement qu'il est encore aujourd'hui; il
est Ia figure inverse de l'homme en sa vérité.
La naissance de Ia psychiatrie doit être rattachée à Ia
formalisation de l'homme: ce n'est qu'au moment ou
celui-ci devient un cri tere normatif que le savant peut,
face à Ia folie, se trouver en position de force. Évidemment, Ia relation est réversible, et l'on peut tout aussi bien
dire que ce n'est qu'au moment ou quelque chose comme
le fou a été objectivement identifié que le sujet du savoir
peut disposer d'une base solide. Autrement dit: l'apparition d'une science objective de l'homme n'est possible que par l'objectivation
de l'homme aliéné, au
point que « l'aliénation
sera déposée comme une
vérité secrete au creur de toute connaissance
objective de l'homme » (Histoire de Iafolie, p. 575)·
Naissance de ia clinique
Le second objet que choisit Foucault pour appliquer
sa méthode archéologique est, comme l'indique le soustitre de Naissance de Ia clinique, le regard médica!. On
retrouve les notions de pathologie et de norme qui structurent I'Histoire de Ia falie, mais aussi l'idée d'un 9bjet de
savoir qui se constitue en même temps que les institutions qui l'isolent et l'identifient. Foucault suit pas à pas
l'apparition d'une médecine que ne réduit pIus à un corpus
figé de techniques, mais qui enveloppent une connaissance de I'homme sain. Le regard médical nait au
moment ou le traitement du pathologique s'appuie sur le
savoir du normal. Le moment-clé de cette histoire est
certainement le fait de Bichat: tout en posant Ia these,
philosophiquement décisive, selon laquelle Ia vie est défirue comme résistance à Ia mort, ]ichat, à Ia fin du XVIIIe
siecle établit un lien nouveau entre I'es ace visib
~
~tômes
et l~ profon eur de Ia ma a ie-ear Ia systématJsatJon de Ia dIssection. L'expérience médicale, en intéa mort do'
.e de se détacher du
~
iQdétermÜ~,~ àll Itlo..c.QDtre-naDlreet d'ªºparaitre,
indi'
li'
et délimit'
s le corps des vivants.
Les mots et les choses
Le troisieme domaine d'application de Ia démarche
archéologique est celui des sciences humaines, ou de
l'homme lui-même, objet et cible de l'ouvrage sans doute
le plus maitrisé de Foucault, Les mots et les choses. Ce texte
a suscité une intense polémique intellectuelle par sa these
final e : l'idée d'homme se'
."
e née à fi
du XVIlIesiecle e
.".
du xxe• Mais,
ma gré Ie caractere ªP12aremmept PI:0voqteur de cette
~rjQP5
qui prepd à contre-pied Ia si commupe adhésion à l'humanisme, Foucault tente seulement
d'étud:er
les
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d'élabo.r::::n.::u~=t
JtbQ~?iõ
md!quer ce
,.0;ln et Ci< qui ~mter
2m
53
I_._!!..._~-
di~parjtjon. Il n'y a là
au.cune c;itique de l'homme lui-même ou du respect qui
1m est du; Foucault se place sur un terrain strictement
th~orique. L'homme a été pendant deux siecles le concept
ulllficateur des savoirs qualifiés justement de sciences
humaines: quand les conditions d'une teIle unification ne
sont pIus réunies, qu'arrive-t-il à notre pensée? Quand
cette idée ne peut plus stabiliser le sol de nos préoccupations, quelle inquiétude va surgir, quel nouveau mode de
réflexion va devoir s'imposer? On le voit, ces questions
ne sont pas d'ordre éthique ou politique. Elles touchent à
l'acte de penser lui-même, dont iI faut aujourd'hui réélaborer les modalités, à Ia lumiere d'une histoire patiemment reconstrui te, dans les queIques 350 pages qui
précédent Ia these finale.
Pour faire apparaitre le concept d'homme, il faut au
préalable en décrire Ies modes d'apparition et les conditions d'énonciation.
Ce faisant, et comme en passant,
Foucault dresse un tableau fort détaillé de Ia Renaissance,
de l'âge classique et du seuil de Ia modernité. Le XVIesiecle
est l'âge des ressemblances: convenance, émulation, analogie ou sympathie. Dans I'espace ainsi balisé, structuré par
ces différents modes de proximité, I'homme occupe d'emblée, bien avant que naisse son concept, une situation priviIégiée. Mais ce privilege de I'homme de Ia réalité n'en
fait nullement le personnage central que dénote seule l'utiIisation d'un concept propre de l'humanité. Les choses,
rassemblées en une seule grande plaine uniforme, parlent
d'eIles-mêmes, suscitant leur propre commentaire: nuI
espace pour une figure de l'homme qui n'est nécessair~
que comme lieu d'articulation entre mots et choses. Ce qm
dans les siecles précédant le xvme a pu tenir fonction de
discours sur I'être humain ne requerrait pas un concept
propre. Il y avait Ie mot, il y avait Ia chose, mais non cette
figure unique, précipité de langage, de vie et de travail. Il
~t
pas non plus, contemporaine de I'homme~
a rupture du xvme. siecIe ~nissant, cet événement
radical dont Foucault smt les sIgnes, les secousses, les
effets, peut être compris, en sa plus grande généralité,
comme passage de l'espace au temps, ou comme introdu ction du temps dans l'espace. Le temps, qui n'était qu'un
élément perturbateur de l'ordre, devient principe, et prélude à l'apparition finale du concept d'humanité.
La finitude que nous croyons incarner seuls, l'homme
qui paraí't avoir toujours été, l'humanisme même sont des
moments d'une histoire, et ne peuvent donc prétendre à
~ne validité ?ermanente. L'homme moderne n'est pas un
etre tout-pUIssant, embrassant le réel par Ia force de son
pouvoir synthétique: il est cet être fini, à Ia marge d'une
exp.érie~ce qu'il ne maí'trise pas, ou il ne se reconnaí't pas,
maIS qUI le constitue comme homme fini.
Foucault, dans ces pages célebres, oscille entre constat
et souhait. Notre époque n'est pas seulement pour lui le
moment d'un nouveau commencement pour Ia philoso. hie, qu'il désire reprendre autrement; il es.r aussi celui
.4'une fin programmée
de l'homme.-L'archéoIogic?
n' aura qu ,accentue , Ia pente naturelle de I'histoire du
concept d'homme vers sa dissoIution, elle n'aura que
souligné de son rire silencieux Ia mort prévisibIe et
heureuse de l'homme, réduit à n' être que ce qui va
s' effacer, « comme à Ia limite de Ia mer un visage de
sabIe » (Les mots et les choses,p. 398).
La situation de Ia philosophie aujourd'hui est final ement c0n:-parable à celle de Ia métaphysique à l'époque de
~ant: « 11faut se réveiller de ce sommeil anthropolo~Ique, comme jadis on se réveillait du sommeil dogmatlque » (Dits et écrits I, p. 487). Le concept d'homme a un
e~et ~arcotique sur I'exercice de Ia philosophie; on pourralt dlre qu'il maintient Ia pensée dans un état de minorité
confortable, puisque I'homme assure Ia tranquille unité
du rée1. Les sciences de l'homme ont fasciné et endormi
I
hilosophie. Indiquer en quoi l'homme est mort, c'est
:E!ectuer un nouveau geste critique qui, ~ I'instar du geste
kantien, libere I'espace d'une autre pensee.
L'archéologie
du savoir
Ce premier moment de I'c:euvre de Foucault se termine par l'Archéologie du savoir. Foucault tente, de
rendre ici de maniere plus conceptuelle et sans s apr,ep
I d'W
puyer pour une fois sur des données historiques, e: . 1 erents instruments qu'il a utilisés dans les textes anteneu~s.
Sans entrer dans le détail de cet ouvrage d'une gran~e dlfficulté retenons simplement deux éléments, qUI nous
,
I L ., "(
seront utiles pour Ia lecture de Qu'est-ce ue es.. umle~es ..
Premier point: Ia mort de I'homme, condmon ~ un~
Utre pensée porte en elle Ia m0rt du suje1. cette notlon SI
a,
I'
importante dans Ia philosophie moderne. Cel e-c! apparalt
significativement non pas t~nt. dan~ Les mots et les ~hoses,ou
elle est certes évoquée, maIS jamaIS pour elle-men:-e, que
dans L'archéologie ~u savoir, ce, qui lu~ confere ~e Impor~ , j
tance méthodologlque supplementalre. Dans
"/
tion de ce texte F
différen
histoire en voie de disparition, et que beaucoup regrette,
celle qui « étai t en secr~t, mais, tout ,enti~re, référ~e à I'activité synthétique du sUJet » (Larc~eolo~le du savotr, p. 2~).
L'archéologie comme mét
o
.
n~trUIra
~
u et ou p us exactement sans un su et Ul11 ue et
A
ll!Jjfj~s';git
a ors de comprendre les ~Qdalj~
diverse
' 'nonciation, Ia pluralité des formatlon~ dIScur
mme le discours sur
o Ie Ia
dle ou
'h
sans en re erer à l'unité d'un su·et. De maniere
générale, un savOl
Xlge ni ne renvoi~ à au~un ~< J e
pense », ni à aucune origine qui le rendralt posslble: 11se
suffit à lui-même, prend sens horizontalement
par les
rapports qu'il entretient avec le champ ou il est formulé, et
non verticalement
par une prétendue dépendance à
l'égard d'une subjectivité fondatrice. Dans le fidele constat
de Ia mort du sujet, Ia philosophie peut être dépouillée - et
c'est là sans doute l'essentiel- de son «narcissisme fondamental» (L'archéologie du savoir, p. 265)'
Second point: F oucault va progressivement se rendre
compte que Ia constitution d'un savoir est inséparable
d'un ensemble de pratiques relevant d'un pouvoir. Vn
objet d'étude ne peut apparaitre que s'il a été isolé,
contrôlé, maitrisé, soumis à une forme de coercition' ,
inversement, le pouvoir ne peut s'exercer que s'il peut
susciter et permettre en parall<:~leun discours sur ce qui
en est le lieu d'application. Foucault va donc créer ce
concept inédit de savoir-pouvoir, qui exclut deux conceptions nai"ves: Ia premiere qui croit qu'il faut d'abord penser une réalité pour ensuite Ia soumettre; Ia seconde qui
conçoit le pouvoir indépendamment
de tout discours
d'auto-légitimation.
Il y a bien, entre l'Archéologie du
savoir et Surveiller et punirun véritable tournant. Foucault
ne parle plus alors d'énoncés, terme trop théorique, mais
de dispositifs, nommant ainsi cette synthese complexe de
connaissances et de contraintes que Ia prison va incarner.
~
Analytique du pouvoir
Le sujet, l'objectivité, les concepts, des domaines
entiers du savoir: tous ces éléments ont une histoire une
géographie, une relation à chaque fois spécifique ave~ des
pratiques sociales, des discours scientifiques et des institutions politico-juridiques.
L'analytique de l'humain est
I'étude de certains contenus discursifs, dont ceux qui
étaient privilégiés dans Les mots et les choses.Mais cette anaIytique doit à présent être menée dans un souci d'intégrer
les dispositifs normatifs et les mécanismes institutionnels
qui ont construit un modele d'homme et l'ont imposé.
Surveiller
et punir
Surveiller et punir a pour objet de comprendre comment Ia prison est apparue comme une évidence, et
quelles en sont les conséquences eu égard à Ia construction de I'homme moderne. L'ouverture du texte est saisissante. Foucault y relate longuement le supplice auquel un
homme, nommé Damiens, a été condamné le 2 mars
1757. Puis, il expose I'emploi du temps de Ia Maison des
J eunes Détenus de Paris, trois-quarts de siecles plus tardo
D'un côté, au milieu du XVIIIe siecle, Ia sombre fête punitive, de l'autre, moins d'un siecle plus tard, Ia calme
rigueur d'un reglement. Entre les deux, au moment
même ou l'homme et le fou sont nés, les supplices disparaissent, Ia punition perd sa visibiIité pour se trouver
cachée et enfouie dans le processus pénal. Il n'importe
plus de faire mal, de marquer Ie corps, mais d'utiIiser ce
corps comme le vecteur d'une privation de liberté qui
porte atteinte à un individu juridiquement majeur.
L'lústoire de Ia pénalité n'est done pas tellement
Ie réeit d'une humanisation
des peines; elle est eeIui
d'une humanisation
de leu r objet, qui ne signifie pas
foreément une diminution
de l'intensité de Ia punition ou de sa vioIenee. L'humanité, ainsi constituée en
objet du systeme pénal, n'est pas un concept seulement
phiIosophique qui s'offrirait à l'exercice du pouvoir. Elle
est parce que le pouvoir entre dans sa constitution, norme
pour I'humain. Le juge fait toujours bien pIus que juger:
il porte une appréciation à prétention universelle sur ce
que doit être I'homme. SU1'7Jeilleret punir peut donc être
compris comme une tenta tive de reconduire I'anaIyse des
Mots et les choses en intégrant cette fois les rapports de
pouvoir dans Ia genese de I'homme. Le déplacer:nent du
point d'application du châtiment du corps vers cette
entité spirituelle qu'est l'homme permet un nouveau
régime de Ia vérité, une nouvelle façon d'appréhender
l'humain qui fonctionne en même temps comme justification du systeme pénal qui lui a donné naissance.
Naissance de Ia prison, naissance de l'homme. Les
Lumieres sont encore une fois le moment-clé de cette
histoire. Gn y conçoit que le criminel doit certes être
puni: mais il est homme, et son humanité est une frontiere à respecter par Ia puissance de Ia punition. Le XVIIIe
siecle aura été l'âge d'une nouvelle douceur
du
châtiment; cela ne signifie pas encore que l'homme
comme objet identifiable et stabilisé par un savoir positif
ait été mis au cceur du systeme pénal, comme ce qu'il
s'agit de transformer et de guérir. Mais déjà le criminel
n'est plus seulement un corps à punir: il est d'abord un
citoyen, dont Ia faute remet en cause Ia société entiere à
laquelle il est uni par contrato Il n'est plus le hors-Ia-Ioi
auquel on appliquera sans remords un traitement inhumain; il est cet être qui s'est soustrait à ses obligations
de citoyen, et qu'une bonne économie du pouvoir doit
sanctionner.
Peu à peu, le pouvoir va se doubler d'une relation de
connaissance. Le criminel, que l'acte exclut du pacte
social, est d'abord relégué à Ia sauvagerie naturelle; ce
premier pas accompli, il pourra être tenu pour anormal,
et donc l'objet potentiel d'un traitement scientifique. La
punition de son côté, exigeant des tactiques d'intervention de plus en plus fines, va elIe aussi rendre nécessaire
un savoir détailIé du criminel. Que ce soit dans l'organisation du pouvoir répressif ou dans Ia description de sa
cible, l'homme apparaít, au cceur d'un processus d'aménagement des techniques du pouvoir.
En tres peu de temps, Ia détention va s'imposer et remplacer le lumineux théâtre punitif. L'appareil uniforme des
prisons s'installe en à peine vingt ans, ou peut-être encore
moins. Gn peut bien sur expliquer en partie ce succes du
systeme pénitentiaire par Ia formation, à cette époque, des
grands modeles d'emprisonnement punitif. Mais pour que
ce systeme acquiere Ia force d'une évidence, une modification en profondeur du régime de Ia punition est requise. Il
aura falIu que Ia prison récupere les effets des codes disciplinaires existants, ceux de l'école ou de l'hôpital; il aura
falIu que, d'instrument d'une bonne administration des
peines, elIe se transforme en « une machine à modifier les
esprits» (Surveiller et punir, p. 128).
L'homme des sciences humaines est le fruit de l'examen, à Ia croisée d'un pouvoir normalisant et d'un savoir
individualisant. La démarche encore incomplete des Mots
et les choses est reprise ici, appliquée au plus banal des
matériaux, dans les archives de peu de gloire de Ia discipline. L'homme de Ia modemité est ainsi un individu
normalisé. Il fonctionne dans un systeme binaire - normal/anormal - impliquant des techniques et des institutions de contrôle et de correction des anormaux. Il est
dans Ia norme qui s'impose, à chaque fois différemment, à
Ia diversité des individus, une norme à Ia fois puni tive,
corrective et objectivante. Foucault ne prétend pas que
les techniques disciplinaires sont des créations du XVIlIe
siecle: il affirme seulement que leur systématisation à une
époque déterminée produit un cercle, dans lequel pouvoir et savoir se renforcent réciproquement.
L'humanité et l'humanisme qui s'en réclame subissent
ici une critique beaucoup plus vigoureuse que dans
Les mots et les choses.Remettre en question Ia permanence
du concept d'homme, en faire une figure de sable entre
deux vagues historiques provoquait déjà une sérieuse
dévaluation des sciences utilisant ce concept; mais leur
rattachement à Ia discipline est plus cruel. Loin d'être Ia
fierté de l'homme, les sciences humaines « ont leur
matrice technique dans Ia minutie tatillonne et méchante
des disciplines et de leurs investigations » (Surveiller et
pU~1r,.p. 227)· Le systeme pénal moderne est le passage à
!a lll~llte de cette t~chnologie disciplinaire: interrogation
mfime, analyse touJours reconduite de l'individu mesure
perpétuelle de l'espace séparant Ia norme de l'~normal
La prison, c'est une école fermée, une caserne sans issue:
, L~ ~rison ,devient laboratoire d'humanité. L'objet
d e~pene~~e n est pas le condamné défini par son crime,
~als le delmquant, dont Ia vie importe plus que l'acte. Le
blOgraphique s'installe dans le pénal: on s'intéresse aux
caracteres, ~~ comportements, pulsions et passions de
c~a.que mdlvldu, on dresse Ia typologie naturelle des
delmquants, qui constituent peu à peu une classe nouvelle. La prison fabrique Ie délinquant,
en tous Ies
sens du tenne, mais principaIement
au sens ou eIle
pro~ui.t d'eIle-même son objet, Ia déIinquance, qui va
temr heu de principe structurant
du théâtre pénaI
avec ses figures: juge, bourreau, condamné
infrac~
~eur. Et c'es: là que Foucault va introduire Ia the'se qui va
a nouveau declencher Ia polémique. Si "le systeme pénal
p,erdure,'. ma!gré. so~ ineffic~cité mille fois proclamée,
c est qu II dOlt lUI-meme aVOlrune fonction: isoler l'illégalisme intolérable pour mieux laisser dans l'oubli celui
qu'on veut ou doit tolérer. L'échec du pénitentiaire est
d'a?ord sa réu:site: p~oduire un type de délinquance
soclalement et economlquement utile et contrôlable. Le
délinquant est alors un sujet pathologisé, séparé, maí'trisé, Ia
forme pure d'une humanité normalisée. On comprend
pourquoi Ia critique des prisons a été l'une de~ ~onsta,ntes
de l'action de Foucault. Il ne se contente pas ICI de rec1amer un adoucissement des conditions carcérales; il souligne plutôt l'extraordinaire
efficacité du systeme
carcéral, qui produit et reproduit Ia figure du délinquant,
qui sert alors de repoussoir à une société normalisée.
La volonté
de savoir
Tres peu de temps apres Ia parution de Surveiller et
punir, Foucault publie le premier tome de son histoire de
Ia sexualité, La volonté de savoir. Cet ouvrage peut à Ia fois
être lu comme une étude d'un pouvoir sur le sexe se
manifestant dans le discours qui le prend pour objet et
comme amorce d'une généalogie du sujet, telle qu'elle va
se construire dans les ouvrages suivants.
La volonté de savoir - c'est sa principal e nouveauté abandonne le schéma binaire pouvoir/oojet. Le sexe ici
considéré n'est pas l'objet créé par une lourde procédure
de répression: il est l'effet d'une valorisation du corps
comme objet de savoir et éléments dans les rapports de
pouvoir. De maniere tres significa tive, cette émergence
du sujet sexuel, et l'explosion discursive qui lui est liée, se
produisent dans Ia même séquence historique qui a vu
naí'tre le concept d'homme et Ia prison comme forme
générale de l'enfermement. Cela ne veut pas dire que le
sexe est humaniste, mais que Ia condition de Ia sexualité
comme du discours sur l'homme, Ia finitude, apparaí't au
tournant des xvme et XIXe siec1es. Ce texte manifeste toutefois, par rapport aux ouvrages antérieurs, un so~ci ~'affiner encore Ia notion de pouvoir. F oucault mdlque
pourquoi Ia réalisation concrete d'un pouvoir sur les
pratiques sexuelles se fait bien plus par une prolifération
des discours sur Ie sexe que par une répression sirvple. La
maltrise
ne s'obtient pas ici par Ia contrainte ou I'interdit ,
.
malS par une construction scientifique qui se donne Ie
sexe pour objet d'analyse et éventuellement de correction.
Le troisieme moment de I'reuvre de Foucault s'annonce
déjà: peu à peu s'impose l'idée qu'iI est nécessaire d'interpréter Ie discours sur Ia sexualité, et donc de conduíre ce
qu'on appelle en phiIosophie une herméneutique.
~
Herméneutique du sujet
La volonté de savoir s'attache d'abord à réfuter ce que
Foucault appelle I'hypothese répressive. L'idée selon
Iaquelle Ia sexualité serait aujourd'hui
I'objet d'une
répression est selon Iui absurde. PIus exactement: Ia
répression n'est pas Ie moyen de maltrise de Ia sexuaIité Ie
plus puissant. Au contraire: Ie sexe est depuis Ia fin du
xvme siecle I'objet d'un intérêt considérabIe, d'une vaIorisation moraIe et d'un souci scientifique tres fécond. On
comprend alors que Ies concepts usueIs de I'anaIytique du
pouvoir, qui fonctionnaient
encore dans Surveiller
et
punir, ne sont pIus adéquats. Foucault infléchit aIors Ia
direction de Ia démarche archéologique, en Ia faisant porter directement sur Ie discours de Ia sexuaIité. Cette
inflexion traverse La volonté de savoir, et va même obliger
Foucault à modifier en profondeur son projet d'une histoire de Ia sexuaIité. Au Iieu de s'en tenir à ce qui était
prévu - une histoire de I'expérience de Ia sexuaIité à partir
de I'apparition de son concept, au début du XIXe siecle _
Foucault
élabore une généaIogie
de l'homme
du
désir. 11 va renoncer même à son idée initiaIe, et recentrer Ie propos autour de I'Antiquité, période ou apparalt,
en même temps qu'une réflexion moraIe sur Ie sexe , Ia
notion même de sujet éthique. L'usage des plaisirs et Le
SOlteide soi sont Ies deux premiers moments de cette histoire; Les aveux de Ia chair, qui devait porter sur Ie début
du christianisme, en aurait constitué, si Foucault avait eu
Ie temps de le terminer, l'ultime étape.
Foucault ajoute au couple savoir-pouvoir un troisieme
élément, le plaisir, mis en rapport avec Ie discours sur Ia
sexualité humaine. L'objet de I'enquête va donc être à
présent non seulement ni principalement I'histoire du
dispositif par lequel un pouvoir, qui est toujours en même
temps un savoir, du sexe se construit, mais ce que
Foucault appelle une histoire de 1'« éthique », c'est-à-dire
une « histoire des formes de Ia subjectivation morale et
des pratiques de soi qui sont destinées à l'assurer » (La
volonté de savoir, p. 19). Le statut du sujet n'est pas réhabilité dans cette histoire, ni sa souveraineté restaurée; toutefois iI devient Ia source du discours sur le sexe et ce qui
orga~ise le jeu des dispositifs du savoir-pouvoir-plaisir.
Le discours de Ia sexualité est toujours un discours du
sujet sur Iui-même comme être sexuel. La recherche fbucaldienne ne renonce pas à établir Ies a pri01~i historiques
qui conditionnent et rendent intelligible I'émergence de
Ia sexuaIité comme theme; mais elle redouble son effort
en élargissant ces a priori vers Ie champ d'historicité, plus
Iarge, plus complexe, qu'élabore « Ia maniere dont l'individu est appelé à se reconnaltre comme sujet moral de Ia
conduite sexuelle » (L'usage de plaisirs, p. 36). Par cette
élucidation de Ia subjectivité morale se construisant dans
et par le développement de Ia cuIture de soi, Ie lourd dispositif qui sous-tend I'hypothese
répressive et que
Foucault s'attache à réfuter est remplacé par une configuration plus fine. Le sujet du sexe n'est plus rapporté à
ce qui est censé bomer son désir, mais à une sensible
inflexion de I'éthique de Ia maitrise de soi vers Ia
nécessité d'un discours sur soi.
F oucault le reconnaí't: cette étude nouvelle lui a fait
beaucoup plus de difficuItés que les ouvrages antérieurs.
Les Iongues et passionnantes anaIyses du discours sur Ies
pratiques sexuelIes, nourries d'informations historiques et
philosophiques tres nombreuses, témoignent toutefois de
Ia réussite du projeto Le souei de soi, derniere ceuvre pubIiée
par Foucault, manifeste même une belIe élégance du
style, en même temps qu'une densité d'analyse qui Iaisse
deviner ce qu'aurait pu être l'achevement de cette histoire
de Ia sexualité.
3· - Qu'est-ce que Ies Lumieres?
r<::::::,.>
Les Dits et écrits
Nous avons parcouru
rapidement
Ies ouvrages
majeurs de MicheI Foucault. Le texte que nous avons
choisi comme porte d'entrée dans cette ceuvre - Qu'est-ce
que les Lumih'es? - n'en est pas extrait. Il prend place dans
un Iarge recueiI des interventions orales et écrites de
Foucault, intitulé les Dits et écrits. Il convient done d'indiquer ici Ia nature et Ia fonction de cet ouvrage, qu'il ne
faudrait pas trop rapidement reIéguer à Ia marge du travaiI de F oucault.
L'édition des Dits et écrits a été réalisée par DanieI
Defert, François EwaId etJacques Lagrange, en 1994. La
premiere édition comprenait quatre volumes, Ia seconde,
parue en 2001, n'en comprend que deux, Ie premier couvrant Ies années 1954 à 1975, le second les années 1976 à
1988. Les textes ici rassembIés sont de natures tres
diverses: préface ou introduction,
entretiens, articIes,
eonférences, interventions en tous genres. Le recueil est
exhaustif, et respecte Ia voIonté de Foucault, qui avait
expIicitement demandé qu'on ne publie pas de textes
posthumes, dont il n'aurait p~s pu terminer I'éI~boratio~.
Les textes qui, dans Ie recueIl, datent des annees posterieures à sa mort (1984-1988) ont donc bien été révisés
par FoucauIt, même si Ieur premiere pubIication est pIus
tardive.
Sont toutefois excIus du recueiI Ies cours du College
de France, dont Foucault n'avait pas permis Ia diffusion,
Ies entretiens posthumes et Ies nombreuses pétitions que
FoucauIt a signés et Ia correspondance privée. Tous Ies
textes sont cIassés dans un ordre chronologique de parution, sans regroupement
thématique. Les articIes ou
conférences en Iangue étrangere sont bien entendu traduit, quand une version française n'en existe pas. Enfin,
pIusieurs index, une chronoIogie des ceuvres et une
bibliographje de FoucauIt compIetent l'ensemble.
Quelle importance accorder à cet ouvrage? Quatre
arguments nous semblent justifier qu'on s'y intéresse:.
- Les articIes et entretiens publiés en même temps que
les ouvrages principaux apportent souvent des précisions
et des écIaircissements utiIes. Sans rien ajouter de fondamentaIement nouveau, Foucault fait souvent l'effort de
reformuler ses theses dans un mode plus accessibIe, ou de
tenir compte des objections qui lui ont été adressées. Le
recueil serait déjà bien utile à ce seul titre.
- FoucauIt tente à pIusieurs reprises d'expIiquer son
itinéraire. Il revient donc sur Ie travaiI accompli, Ie reIie
Iui-même à ceIui en cours, annonce ce qu'il va faire, souligne Ies inflexions de sa pensée, reconnaí't même ses
erreurs. L'honnêteté de Foucault est sur ce point totaIe.
La nature même de sa pensée, toujours en recherche, le
conduit à un trajet philosophique qui n'a rien de rectiligne. Il pourrait tenter d'en faire une synthese artificiel1e,
mais il préfere insister lui-même sur son caractere tâtonnant. Cette lucidité nous permet de mieux saisir les
modalités singulieres de Ia pensée de Foucault.
- Les interventions politiques de Foucault sont tres
nombreuses. Soutien à des causes tres diverses, mouvements de protestation,
lettres ouvertes et articles:
Foucault considere, on le verra, que Ia fonction de l'intellectuel n'est pas de délivrer un message ou une solution
définitive aux problemes de l'actualité, mais de s'inscrire
dans ce qui existe déjà, pour y apporter un éclairage supplémentaire.
- Enfin, certains textes sont remarquables parce qu'ils
introduisent des idées totalement nouvel1es, qui ne pourraient pas intégrer un ouvrage particulier, par Ia précision
de leur objet ou par le style d'analyse qu'elle requiert.
Plus encore: Foucault dévoile dans ses textes courts les
fondements philosophiques
de son travail, alors que
celui-ci prend une tournure tres historique dans ses
grands ouvrages. On trouve donc ici de nombreuses références, souvent assez classiques - Freud, Kant, Marx,
Nietzsche surtout. Finalement, ces textes sont beaucoup
plus proches de ce que l'on peut lire généralement en
philosophie que ne le sont Les mats et les chases ou
SUnJeiller et punir, plus faciles également à comprendre.
Au-delà de ces quelques remarques, les Dits et écrits
constituent une samme philasaphique, au sens ou Foucault y
met en pratique ce qu'il considere être Ia vocation premiere de Ia philosophie: tenter de penser autrement. Le
style souvent vigoureux de ces textes n'est que le moyen de
déplacer les cadres de Ia pensée, l'instrument d'une modification des valeurs tenues pour vraies. PIus profondé-
ment: l'exercice de Ia phiIosophie n'a de sens que si
on en sort changé. Dans Ies mots de Foucault: « c'est
de Ia phiIosophie [... ] tout Ie travail qui se fait pour
penser autrement, pour faire autre chose, pour devenir autre que ce qu'on est. » (Dits et écrits 11, p. 929)
Dernier point: les Dits et éerits sont un ouvrage d'expérimentation politique. Foucault y ~et e~ .pra.tlque sa
définition de l'intellectuel:
être celm qm mdlque les
angles d'attaques de ce qui se donne comme nor~e et
normalité. L'archéologie est au fond une entrepnse de
fragilisation de Ia réalité, qui donne des ar:nes pou~ en
changer, quand cela s'avere nécessaire. Les mterventlons
de Foucault ne proclament aucune vérité, n'énonc~nt
aucune solution: elles dégagent simplement Ia contlngence et le caractere finalement réce~t des contraintes
qui pesent sur notre liberté et notre eXlstence.
~
Qu'est-ce que les Lumi'eres? Une
.
nouvelle définition de Ia phiIosophie
Venons-en enfin au texte que nous allons lire et com-o
menter. Qu'est-ce que les Lumieres? n'est pas un titre que
Foucault a inventé, mais Ia reprise à l'identique du titre
d'un court texte d'Emmanuel Kant, datant de 1784, sur
leque! F oucault va prendre appui pour proposer sa propre
conception des Lumieres. Les Dits et écrits repren~ent.le
texte que Foucault a écrit en français bien sii~, ma~s q.Ula
été publié en anglais dans un ouvrage collectlf qu~ 1m est
consacré: The Faucault Reader, édité par Paul Rabmow et
paru à New York, chez Pantheon Books, .en 1984, L:
revue française Le magazine littéraire a par al1leurs do~~
une version plus courte de ce texte, que Foucault a utlhse
une premiere fois pour son cours au College de France du
5 janvier 1983. Nous reproduisons ci-dessous les pages
13SI à 1397 du second tome des Dits et éerits en QuartoGallimard.
Pourquoi ce texte? Qu'essaie de faire ou de montrer
Foucault à partir de sa Iecture de Kant? Avant de présenter un résumé détaillé de cet écrit, retenons déjà ces
quelques traits caractéristiques. Tout d'abord, et c'est
l'essentieI, Qu'est-ce que les Lumieres? est une tentative
d'élaboration d'une définition de Ia philosophie. Plus
exactement: Foucault voit dans Ie texte de Kant Qu'est-ce
que les Lumieres? I'apparition d'une attitude inédite de Ia
philosophie à I'égard de son actualité, dans Iaquelle il se
reconnaí't. Le travail de Ia phiIosophie consiste à diag;nostiquer Ie présent, c'est-à-dire à poser Ia question
de notre propre identité, et celle de notre temps. )
La question kantienne n'a rien de purement circonstancieI: elle exprime et condense un ensemble d'interrogations - gu'est-ce g~pass.e-~I1-ce-lIloment?
Qu'est-ce ~
qui nous arrive? QueI est ce monde oj:L.nousvivons ? - en
leur conférant ~ statut philosophique qu'elles n'avaient
pas auparavant. La puissance de rupture d'une telle
maniere de penser son objet apparaí't encore plus clairement quand on compare Ia question kantienne à celle que
Descartes mettait au centre de Ia seconde Méditation: iI
ne s'agit plus de se demander « qui suis-je, moi qui
pense? », en espérant par Ià élucider Ia nature de ce que je
suis, comme sujet à Ia fois uni que mais universeI et anhistorique; iI s'agit Iutôt de se demander, de nous demander « qui sommes-nous .-;.;., en tant que témoins de ce
siecle des Lumieres. Il n'y a pas dans cette transformation
de l'une des questions centrales de Ia philosophie un
dévalement journalistique qui assignerait à Ia pensée un
rôle utile, mais finalement négligeable de compréhension
des événements contemporains;
dans Ia mamere par
Iaquelle Kant pose Ia question des Lumieres, iI faut voir
I'élaboration, universelle mais historique, formelle mais
concrete, d'une disposition nouvelle de Ia philosophie à
I'égard de I'objet que Ia modernité Iui confie, et qui ne
peut être que son présent.
Lecture de Kant et définition de Ia philosophie: teIs
sont Ies deux bornes du texte, qui fonctionne donc de
maniere circulaire. Le moment kantien n'est étudié que
comme indice d'une perturbation plus fondamentale de Ia
pensée, qui coincide et définit ce qu'on appelle Ia modernité. Entre Kant et sa propre conception de I'attitude phiIosophique, Foucault va donc nature
entin.t.é.gr.er...l!Ile
rMLexion sur Ia notion de modernit~, cette fois ' travers
~...!l~~s...ture <!.~~elaire_._Çe
faisant, Foucault indi ue
_~ll~.-k..Rhé!!:om~nep'est pas stric~..e~ent philosophique,
mais _touche égalemen!; Ie domaine de I'art, ou iI est
-._-'
d'ailleurs peut-être encore Ius manif~'
.
-~
e plan du texte est on le voit tres simple: un premier
temps consacré à Kant;
n second moment reliant Ia .
question des Lumieres \ celle de Ia modernité par une
référence à Baudelaire; une troisieme étape, Ia plus
IOI~~e et Ia plus intéressante, consacrée à Ia définition de
~de
Ia philosophie. On qualifie par ce terme grec
I'attitude, ou Ia disposition propre à Ia philosophie. Celleci peut alors être caractérisée comme « une critique de ce
que nous disons, pensons et faisons, à travers une ontologie historique de nous-mêmes » (--p. SI). Cela signifie
que Ie travaiI de Ia philosophie est à Ia fois une recherche
sur Ies conditions d'apparition de ce qui fait notre présent
et une tenta tive de Iibération, à travers Ia révélation du
caractere contingent et fragile de ce qui nous semble être
des contraintes.
--
--
Travail de nous-mêmes
sur nous-mêmes
en tant
qu'êtres libres» (~p. 82) : Ia philosophie trouve matiere à
l'action, dans des interventions ponctuelles, souvent politiques. Cela n'indique aucun renoncement
à Ia patience
du concept et aux difficultés de Ia pensée; mais cette tâche
minutieuse, celle-Ià même qui fait l'étoffe des grands
livres de Foucault, doit s'articuler à une critique plus
concrete, seule à même de donner forme à « l'impatience
de Ia liberté ».
Qu'est-ce que les Lumieres? peut enfin être compris comme
un autoportrait
du philosophe,
ou
comme une autojustification
de Ia pensée de MicheI
Foucault.
En déterminant
ce que doit être selon lui Ia
philosophie,
Foucault montre en effet que, malgré les
apparences, ce qu'il a tenté de faire au long de son ceuvre
était bien de Ia philosophie. IJêthos de Ia philosophie est
décrit dans ce texte de telle maniere qu'il fasse écho, pour
le lecteur, à ce que Foucault a entrepris dans I'Histoire de
Ia folie, Les mots et les choses ou Surveiller et punir. On le
voit, Ia lecture de ce bref texte est à maint égard instructive: Foucault, dont c'est l'un des ultimes écrits, a atteint
alors une pleine conscience de Ia valeur et de l'influence
de son ceuvre. Il est temps pour lui de dire pourquoi il a
tant travaillé, et surtout pourquoi il peut se dire philosophe, même si sa modestie I'empêche de I'écrire.
«
4. - Résumé du texte
~
L'itinéraire
IJitinéraire du texte est d'une grande simplicité. La
démarche de Foucault consiste à présenter une définition
de l'attitude et du travail de Ia philosophie à partir d'une
lecture de Kant et d'une réflexion sur ce qui fait Ia spécificité de Ia philosophie moderne issue des Lumieres. On
peut dire que le Qu 'est-ce que les Lumieres ? de F oucault est
construit comme une longue note marginale au Qu'est-ce
que les Lumieres? de Kant, qui fournit tout à Ia fois l'objet
du texte, son point de départ et son aboutissement.
On
peut en une premiere approche découper I'argumentation en cinq temps:
- une introduction
destinée d'une part à situer le
texte kantien et à indiquer en quoi Ia question posée à
Kant et par Kant peut être interprétée comme l'acte fondateur de Ia philosophie moderne;
- une Iecture de l'opuscuIe de Kant, s'articulant en
trois moments: une présentation du contexte historique
de l'intervention
kantienne; une élucidation de l'originalité de Ia réponse kantienne comme questionnement
sur
I'actualité; une série de questions, (quatre en tout), posées
à Kant, qui vise à souligner les difficultés de Ia position
kantienne;
- une tentative
de définition
de Ia modernité
comme attitude, ou comme êthos de Ia pensée à l'égard
de son présent. Apres une courte transition explicative,
Foucault s'appuie sur Ia référence à Baudelaire pour donner un contenu plus concret à ce qu'on appelle mo dernité, identifiée ici à une forme d'héroisation du présent;
- Ia caractérisation
de l' êthos philosophique
comme critique
permanente
de notre être historique. Ce quatrieme temps, qui constitue sans doute le
cceur du texte, s'appuie sur une argumentation
beaucoup
plus dense et difficile que dans les pages précédentes. On
peut en reconstruire
Ia logique ainsi: Foucault indique
tout d'abord l'enracinement
dans les Lumieres du nouvel
êthos de Ia philosophie;
puis il en donne une premiere
détermination, strictement négative, en réfutant Ia trop
commune identification entre humanisme et Lumieres;
enfin, il en fournit une approche plus positive dans Ia description de son travaiI critique;
,
- une conclusion
tres breve, ou Kant est pense
comme Ia source d'une maniere de concevoir Ia philosophie qui n'est pas sans efficacité politique.
r"::>'
Introduction
Les journaux d'aujourd'hui ne se hasardent pas à poser
à leurs lecteurs des questions dont ils ne connaissent pas
déjà Ia réponse. Au XVIIIe siecle, iI n'en était pas ainsi, et Ia
Berlinische Monatschrift publie ainsi, en décembre Ia
réponse de Kant à Ia question suivante: Qu'est-ce que Ies
Lumieres? Apres Kant, des penseurs aussi divers que
Hegel, Horkheimer, Habermas, Nietzsche et Weber s.e
sont confrontés à une telle interrogation:
on pourralt
même dire que Ia philosophie moderne se définit par Ie fait
de se poser Ia question - qu'est-ce que les Lumieres. Avec
Kant, quelque chose de nouveau est discretement apparu
dans Ia philosophie, et dont il va falloir rendre compte.
r"::>'
Kant et les Lumieres
Le premier intérêt de Ia réponse kantienne est de ne
pas être isolée. Peu de temps auparavant, Moses
Mendelssohn avait Iui aussi proposé une définition des
Lumieres, en tentam de dégager Ie fond commun entre Ia
pensée juive qu'iI représente et Ia culture allemande.
Tentative de conciliation que Ies drames du xxe siecle
réduiront à néant.
L'imérêt principal du texte n'est toutefois pas Ià. I!
réside bien plutôt dans Ia maniere dom Ie texte de Kant
essaie de réfléchir à son propre présent. Bien entendu,
Kant n'est pas Ie premier philosophe à entreprendre une
telle démarche. Mais contrairement à ses prédécesseurs Platon, Augustin ou Vico - Kant ne s'attache pas à lire
dans son actualité I'amorce d'un événement attendu ou
I'aurore d'une nouvelle ere. Les Lumieres sont au
contraire un terme, une issue, une sortie, bref une rupture avec ce qui était encore vrai hier.
I! convient donc d'indiquer ce qui dans le texte nous
permet de comprendre comment Kant pose Ia question
du présent. Premier élémem à retenir ici : Kant caractérise les Lumieres comme sortie d'un état de minorité, c'est-à-dire d'une situation ou nous soumettons
notre volonté à l'autorité d'autrui alors même que nous
pourrions faire usage de notre raison (par exemple quand
nous soumettons notre réflexion morale à un directeur de
conscience). Cette sortie de Ia minorité est à Ia fois un
processus en cours et une obligation pour Ia pensée. Le
passage à Ia majorité d'une raison autonome ne se fera
donc pas mécaniquement, mais par un acte de courage
que chacun est appelé à effectuer personnellement.
Kant emploie ici le terme d'humanité pour désigner
l'acteur de ce bouleversement, par quoi on peut entendre
en même temps I'ensemble des hommes et ce qui fait Ie
propre de I'homme. L'humanité ne devient majeure qu'au
momem ou l'obéissance due aux autorités ou aux obligations de sa fonction s'accompagne en chaque homme
d'une capacité à raisonner par soi-même. Kant fait alors
intervenir une distinction tres curieuse et problématique,
celle existam entre I'usage privé et l'usage public de Ia raisono Par Ie premier iI entend l'utilisation de sa raison dans
le cadre d'une fonction ou d'un rôle social: le pasteur en
charge d'une paroisse, Ie soIdat, le fonctionnaire, le
citoyen. Dans ce cadre, Ia raison doit se soumettre aux
contraintes liées à ces différents statuts: non pas se soumettre aveuglement aux ordres, mais respecter d'abord
l'exigence de Ia fonction. Vn pasteur, quand il prêche
devant ses fideles, ne doit pas donner son analyse propre
des dogmes religieux mais en présenter une conception
neutre et orthodoxe. En revanche, quand l'homme raisonne en tant qu'homme, il n'y a aucune borne au libre
usage de Ia raison, qualifié ici d'usage publico Notre pasteur peut tres bien rendre publique une critique des textes
religieux, tant qu'il ne parle pas en tant que pasteur.
La derniere difficulté est plus directement poli tique :
comment permettre cet usage public de Ia raison dans
une société despotique comme l'est encore celle de Kant,
si ce n'est en soumettant le despotisme lui-même aux
principes de Ia raison universelle ?
r<:::::,.>
La modemité
Qu'est-ce que les Lumieres? ne dit pas Ia vérité des
Lumieres. Mais il exprime ce qui au fond est Ie tout de Ia
pensée kantienne: réfléchir aux conditions d'un usage légitime de Ia raison, c'est-à-dire faire ce que Kant appelle une
critique. Foucault le dit d'une belle formule: «La Critique,
c'est en queIque sorte Ie livre de bord de Ia raison
devenue majeure dans l'Aufkliirung; et inversement,
I'Aufkliirung, c'est I'âge de Ia Critique. » (~p. 70).
Le texte se présente en même temps comme une
réflexion sur I'histoire. À l'articulation de Ia critique et de
Ia pensée de l'histoire, on peut Ie concevoir comme une
synthese tres spécifique entre Ia préoccupation théorique
qui est celle de toute critique, l'attention à I'histoire et
l'interrogation du moment que le phiIosophe est en train
de vivre. La Qhilosgph~oit
un nouvel
et un
velJe tâche· penser « aujourd'hui ». Et c'est en cela que
Kant esquisse I'attitude propre de Ia modernité.
La modernité n'est pas une époque, mais une attitude à l'égard de I'actualité.
Baudelaire en donne Ia
définition suivante: être moderne, c'est saisir dans le
moment présent I'éternité qui s'y cache, ou encore sentir
I'héroisme de ce présent. Cette démarche ne consiste pas
à sacraliser le présent, mais à dégager de Ia mode « ce
qu'elle peut contenir de poétique dans I'historique »
(~ p. 74). Il n'y a pas non plus dans cette attitude un respect ou une idolâtrie du présent: le présent n'est l'objet de
Ia pensée que parce qu'iI doit être transformé, ce qui n'est
possible que pour un esprit qui aura su en capter Ia teneur.
La modernité baudelairienne ne se limite pas à ce rapport au présent. Elle est méditation sur soi et élaboration
de soi-même comme objet à modifier: l'homme moderne
est « celui qui cherche à s'inventer lui":même » (~p. 75)·
Même si Baudelaire considere que seull'art peut être le
lieu d'une telle invention, rien n'interdit d'en faire une
tâche pour Ia philosophie.
r<:::::,.>
Une nouvelle définition
de Ia philosophie
Qu'est-ce que faire de Ia philosophie aujourd'hui?
Certainement pas être fidele aux contenus doctrinaux des
Lumieres, qui ont bien mal vieilli; mais une fidélité d'un
autre type, qui consisterait à réactiver son attitude spécifique, son êthos.
Comment décrire cette disposition propre de Ia philosophie? Premier point que Foucault tient à préciser: i1
n'est pas question
ici d'être pour ou contre Ies
Lumieres, mais de mener patiemment un travail pIus
Iong et compIexe sur ce qui constitue aujourd'hui Ia
nécessaire autonomie de Ia raison Resp
",
.
ecter d
deVlse des LUl1lleres - ose savoir! - et non ce ' II
.
qu e es
pu proposer comme so 1utlons ou comme conce
1:
,.
1es Lumieres ne sonpts. .
e'1'ement qu "1
1 laut preclser:
.
D' une part parce quet pas
tl'fi a bI es a'I'h umarusme.
ces
mouvements sont trop complexes et souples pour ~
plement confondus; d'autres part parce que I'hu~tre
est. même peut-être, par sa soumission à une conce
umlatérale de I'homme, opposé à l'esprit criti
.,
L a re'fi'
L Ul1lleres.
eXlOnsur 1es Lumieres doit pou\'que
.
til' de ces fausses alternatives et ces confusions :.
Plus positivement, I'êthos de Ia philosophie «
carac.tériser comme Ul~e atti~e
limite » (~p. 80)
questlon proprement phllosophique aujourd'hui est
se savoir quelle est Ia part de Ia contingence et de l'
traire dans ce qui nous est présenté comme des con
nécessaires. Le travaiI va être généalogique et arch'
gique: pourquoi pensons-nous ce que nous pensans
pourquoi nous ne pourrions pas penser et agir autrem
La critique du présent devient ouverture d'un avenir .
rent, relance du « travaiI indéfini de Ia liberté » (~p.
Ce travaiI ne peut toutefois pas se contente r d'être
analyse théorique et historique des conditions d'éla
tion de notre pensée présente (comme Ie sont Les
les chosesou Surveiller et punir) ; il faut que l'attitude
philosophie
se fasse expérimentale,
c'est-à
qu'elle sache identifier les angles d'attaque de Ia
lité, là ou sa fragilité pennettra
une action effi
Attitude limite, attitude critique: Ia philosophie
« une épreuve historico-pratique
des limites que
pouvons franchir, et donc comme travaiI de nous-mA
sur nous-mêmes en tant qu'êtres Iibres ». (~p. 82) Ce.
vaiI peut paraitre bien Iimité, et peu digne des préten
. .;ophie àla rationalité et à l'universalité. Mais on
)li
Je mernc en dresser un portraIt systematlque, et
t tout
. d e 1a
.
~tre caractéristiques essentle. 11es. L' enJeu
r qV'e est de penser à nouveaux frais Ia liberté et les
• OSOpo'de pouvoi en tenant compte de Ia compleXIte
. 'd e
r
IAphdo
A
•
,
•
soP ~omog;néité réside ~ans celle de ~~n objet: ~es
fatlonalité qui orgarusent les mameres de falre
~ ,d eles du leu.
. Sa systématicité est dans I'orgamsatlon
.,
les reg
,
l'
d
.
ée qu entretiennent entre eux axe u saVOlr,l' axe
vojf et l'alte de I'éthique (qui sont, on I'a vu, les
~u oJ1lentsde l'ceuvre de Foucault). Sa généralité enfin,
15m
, par
suf sa perl1l.anencedes pro bl'"ematlques reperees
analyse pistorico_critique que mene Ia philosophie.
-:
Conc1usion
ous pe somlhes pas devenus majeurs. Mais l'interrotiao du présen.t inauguré par Kant nous donne de comdre ce que peut être une vie philosophique. Vie de
. et d'enquête qui, dans un lent travail de sape
ce qui se Prétend limite, est une vie de liberté.
m
LA QUESTION
DANS
"DES LUMIERES
L'HISTOIRE
DE LA PHILOSOPHIE
I. -
r<:::::::,>
La définition des Lumieres
au XVnle siecle
La figure du philosophe
Sous I'apparente
neutraIité
d'une définition de
I'éclectisme - un mouvement de peu d'importance de Ia
phiIosophie antique - Diderot dresse un portait du phiIosophe des Lumieres. La dimension critique et le refus de
toute fausse autorité y sont essentiels comme ils Ie seront
chez Kant.
L'éclectique est un philosophe qui, foulant aux pieds
le préjugé, Ia tradition, I'ancienneté, le consentement
universel, l'autorité, en un mot tout ce qui subjugue Ia
foule des esprits, ose penser de lui-même, remonter
aux principes généraux les plus c1airs, les examiner, les
discuter, n'admettre rien que sur le témoignage de son
expérience et de sa raison 1... 1 L'ambition de J'éclectique est moins d'être le précepteur du geme humain
que son disciple; de réformer les autres, que de se
réformer lui-même.
DIDEROT,
Notice « Écléctique » de l'Encyclopédie,
(Euvres completes, t. VII, Paris, Hermann, 1976, p. 36.
LA QUESTION DES LUMIERES
DANS L'HISTOIRE
~
L'optimisme des Lumieres
L'un des traits Ies pIus caractéristiques
de I'esprit des
Lurrueres est son optimisme quant à I'avenir de I'humanité.
Cet aspect est particulierement
visible dans ce texte de
Condorcet, écrit dans Ia prison ou Robespierre I'avait jeté:
il exprime une foi inébranlable en I'homme, fondée sur Ia
conscience du caractere exceptionne1 de Ia RévoIution.
Tout nous dit que nous touchons à I'époque d'une
des grandes révolutions de I'espece humaine. Qui peut
mieux nous éclairer sur ce que nous devons en
attendre; qui peut nous offrir un guide plus sOr pour
nous conduire au milieu de ses mouvements, que le
tableau
des révolutions
qui I'ont précédée
et
préparée?
L'état actuel des lumieres nous garantit
qu'elle sera heureuse; mais aussi n'est-ce pas à condition que nous saurons nous servir de toutes nos forces?
Et pour que le bonheur qu'elle promet soit moins cherement acheté, pour qu'elle s'étende ave c plus de rapidité dans un plus grand espace, pour qu'elle soit plus
complete dans ses effets, n'avons-nous pas besoin
d'étudier dans I'histoire de I'esprit humain quels obstacles nous restent à craindre. quels moyens nous avons
de les surmonter?
CONDORCET,
~
Esquisse d'un tableau historique des progres
de l'esprit humain, Paris, GF, 1988, p. 89.
Les Lumieres, majorité de Ia raison
Le texte de Kant que FoucauIt commente est certainement I'écrit philosophique le pIus puissant et intéressant
qui ait été écrit sur Ies Lumieres. Kant définit I'attitude
propre aux Lumieres comme un;;;dac~
de Ia rais~n.
DE LA PHILOSOPHIE
, 'n"lancipant de toute soumission trop faciIe, rejetant le
s·e.....
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..;;tien des maitres à penser et a agIr.
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__
Ies Lumieres manrfestent un etat d espnt, qm se
contenu,
.
~
confond ave c Ia phiIosophIe meme.
Les Lumieres, c'est Ia sortie de /'homme hors de /'état de tutelle
dotlt il est lui-même respotlsable. L'état de tutelle est I'incapacité
de se servir de son entendement sans Ia conduite d'un
autre. On est soi-même respotlsable de cet état de tutelle
uand Ia cause tient non pas à une insuffisance de I'en~ndement
mais à une insuffisance de Ia résolution et
du courage de s'en servir sans Ia conduite d'un autre.
5apere aude! Aie le courage de te servir de ton propre
entendement!
Voilà Ia devi se des Lumieres.
MNT, Qu'est-ce que les Lumieres?, tr~d. PoirierlProust,
Pans, GF, 1991, p. 43·
~
La religion au-dessus des Lumieres
L'Aufklarung
al1emande, contrairement
aux
L"
umle~re~
françaises, n'est pas hostiIe à Ia religion. El1e t~nd pl~tot a
un compromis entr jJhil.osophie et théoIogle, qm. peut
amener parfois à préférer Ia foi, porteuse ~our certams de
Ia vraie vocation de I'humanité, aux enselgnements de Ia
raison. C'est Ie cas de
cSes
clssohn..qui, comme
@erder,.
eut êtr
nsidéré eomme un critique des,
~y
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"
Lumieres dans es umleres.
--------Lorsque les destinations essentielles de l'homme
sont entrées malheureusement
en conflit avec ses
propres destinations accessoires. lorsqu'il n'est pas permis de répandre certaine vérité utile et qui est I'ornement de l'homme sans abattre les principes de religion
et de moralité qui sont en lui, alors le partisan vertueux
.1_
LA QUESTION DES LUMIERES
DANS L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
c<:::::"J
L'optimisme
des Lumieres
L'un des traits les plus caractéristiques de l'esprit'des
Lumieres est son optimisme quant à l'avenir de l'humanité.
Cet aspect est particulierement
visible dans ce texte de
Condorcet, écrit dans Ia prison ou Robespierre l'avait jeté:
il exprime une foi inébranlable en l'homme, fondée sur Ia
conscience du caractere exceptionnel de Ia Révolution.
Tout nous dit que nous touchons à !'époque d'une
des grandes révolutions de l'espece humaine. Qui peut
mieux nous éclairer sur ce que nous devons en
attendre; qui peut nous offrir un guide plus sur pour
nous conduire au milieu de ses mouvements, que le
tableau
des révo!utions
qui l'ont précédée
et
préparée?
L'état actuel des lumieres nous garantit
qU'elle sera heureuse; mais aussi n'est-ce pas à condition que nous saurons nous servir de toutes nos forces?
Et pour que Ie bonheur qu'elle promet soit moins cherement acheté, pour qU'eIle s'étende avec pIus de rapidité dans un pIus grand espace, pour qu'elle soit plus
complete dans ses effets, n'avons-nous pas besoin
d'étudier dans l'histoire de I'esprit humain quels obstacles nous restent à craindre, quels moyens nous avons
de les surmonter?
CONDORCET,
c<:::::"J
Les Lumieres,
Esquisse d'un tableau historique des progres
de l'esprit humain, Paris, GF, 1988, p. 89.
majorité de Ia raison
Le texte de Kant que Foucault commente est certainement l'écrit philosophique le plus puissant et intéressant
qui ait été écrit sur les Lumieres. Kant définit l'attitude
I?ropre aux Lumieres comme un~~
~e ia ;a;s~~,
...iimancipant
de toute soumission trop facile, rej~tant le
faux soutien. des maÍtres à penser et à agir. Plus qu'un
c~ntenu, les Lumieres manifestent un état d'esprit, qui se
confond avec Ia philosophie même.
Les Lumieres, c'est Ia sortie de /'Fromme Frorsde /,état de tutelle
dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est I'incapacité
de se servir de son entendement sans Ia conduite d'un
autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle
quand Ia cause tient non pas à une insuffisance de )'entendement mais à une insuffisance de Ia résolution et
du courage de s'en servir sans Ia conduite d'un autre.
Sapere aude! Aie le courage de te servir de ton propre
entendement! VoiIà Ia devise des Lumieres.
KANT,
c<:::::"J
Qu'est-ce que les Lumieres?, trad. PoirierlProust,
Paris, GF, 1991, p. 43.
La re1igion au-dessus
des Lumieres
UAufklarung allemande, contrairement aux Lumieres t
françaises, n'est pas hostile à Ia religion. Elle tend plutõt à un compromis entr philosophie
et théologi~ qui peut
amener parfois à préférer Ia foi, porteuse pour certains de
Ia vraie vocation de l'humanité, aux enseignements de Ia
raison. C'est le cas de
QS~Wm.qui,
comme
@êrder:v
eut êtr
nsidéré eomme un critique des,
Lumieres dans les Lumieres.
--------
Lorsque Ies destinations essentielles de I'homme
sont entrées maIheureusement
en conflit avec ses
propres destinations accessoires, Iorsqu'iI n'est pas permis de répandre certaine vérité utile et qui est l'ornement de l'homme sans abattre les principes de religion
et de moralité qui sont en lui, alors le partisan vertueux
.I
_
LA QUESTION
DANS L'HISTOIRE
DES LUMÜ:RES
DE LA PHILOSOPHIE
r=' La raison est-elle dictatoriale?
des Lumieres procédera avec prud nce
'
préférera tolérer le pré]'uge' I t:
et precaution et
p u ot que de ch
meme temps Ia vérité' qUI est SI" solidement attachée
asser en
A
,
2. -
Que si ifi 'I'lre
Les LlImieres alll!'fHar:des,e;:; IS,
MENDELSSOHN,
10
AlIfkliirung,
2i:
Z
'
,trad.
1995,Raulet,
p, 21,
Le débat., autour des Lumi'eres
au :xxe slecle
Le projet du philosophe allemand Jürgen Habermas
es cIairement inspiré des Lumieres, 11 dénonce ici ce
t
qu'il considere comme étant I'erreur commune de nombreUXphilosophes, dont Foucault: critiquer sans les distinguer Ia subjectivité et Ia rationalité. Foucault, parmi
d'autres, s'attaquerait à une raison forcément impérialiste, alors que pour Habermas, une raison critique est
encore possible aujourd'hui.
Que reste-t-i! des Lumíeres?
r<:::::,.>
Dans \e discours de Ia modernité, un reproche est
Edmund Husserl, !'un des hilos h
'
tants du xxe siecle
'd' p
~p es les plus lmpor'
, conSl ere qu'11 n'est
!' ' ,
'
I"lte mê
pas
d. abandonner I'idée d e ratlOna
' I egltlme
'
hsme des Lu "
"
'
me SI e ratlOnamleres a peche par nai"veté C d 'b
occuper une bonne partie du " I '
.' e e at va
vement des L
"
I
Slec e, y a-t-I! dans le mouumleres que que ch
"I f
ver ou reprendre?
ose qu 1 audrait conser-
formulé qui, en substance, reste inchangé de Hege\ et
de Marx à Nietzsche et à Heidegger, de Bataille à Lacan
à Foucault et à Derrida, reproche qui consiste en une
accusation _ dirigée contre une raison qui se fonde sur
\e principe de Ia subjectivité - se\on \aquel\e une tel\e
raison ne dénoncerait toutes les formes apparentes
d'oppression
\'intangib\e
et d'exploitation
domination
que pour y substituer
de Ia rationalité
elle-même.
,Nous sommes aujourd'hui conscients de ce
ratlOnalisme du XVllle siêcle
f
que le
Ia solidité
ti'
sa açon de vouloir assurer
,
,e,
atenue requise pour I'humanité euro-
L..:opacitéde \'édifice d'acier qui matéria\ise cette raison
p~enne, etalt une na'iveté, Mais faut-il ab d
meme tem
'
an onner en
ps que ce ratlonalisme na'if et
pense jusqu'au bout, contradictoi
~ meme, SI on le
authentique du rationalisme? Et qre"egale~ent le sens
cation
sé'
d
'
u en est-d de I'expli,
neuse
e cette
na"iveté
d
Les partis sont unanimes: i\ faut faire voler en éc\ats
A
éc\atante d'un palais de verre parfaitement transparent.
,
c~:tr~odnlctiOn?
Ou est Ia rationalité de cet'irrati:nal~:~:
vante et auquel on veut nous contraindre?
q
HUSSERL
devenue positive s'évanouit en prenant l'apparence
. d es saences
.
.
, La cnse
européennes et Ia h'
,
transcendantale , Paris , Gall'Imar d ,1976,
p enomenologie
p, 21-22,
cette façade d'apparence critalline.
HABERMAS, Le discours philosophique de Ia modemité,
Paris, Gallimard, 1988, p. 7-8,
~
Auschwitz et les Lumieres
1Jesprit des Lumieres est résolument oprimiste. 11élabore une philosophie du progres dans I'histoire, considéré
com
une longue mais inexorable conquête du bonheur
me
et de Ia liberté. Jean-François Lyotard considere que ce
LA QUESTION
DANS L'HISTOIRE
discours du progres fait partie des grands récits fondateurs de Ia modernité occidentale; reste à savoir ce qu'il
en demeure aujourd'hui, apres les désastres dti xxe siecle.
Ces récits ne sont pas des mythes au sens de fables
(même le récit chrétien). Certes, comme les mythes, ils
ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations, des
éthiques, des manieres de penser. Mais à Ia différence
des mythes, ils ne cherchent pas cette légitimité dans
un acte originei fondateur, mais dans un futur à faire
advenir, c'est-à-dire dans une Idée à réaliser. Cette Idée
(de liberté, de « lumiere », de socialisme, etc.) a une
valeur légitimante parce qu'elle est universelle. Elle
oriente toutes les réalités humaines. Elle donne à Ia
modernité son mode caractéristique: le pro;et, ce projet
dont Habermas dit qu'il est resté inachevé, et qu'il doit
être repris, renouvelé.
Mon argument est que le projet moderne (de réalisation de I'universalité) n'a pas été abandonné, oublié,
mais détruit, « liquidé ». 11y a plusieurs modes de destruction, plusieurs noms qui en sont les symboles.
~~witz.»
peut être prls- ÇQmme un nom paradigmatique pour 1'«inachevement» __
!:ragiqued~ Ia -m5~_d~~
LVOTARD, Le postmodeme
expliqllé allX enfants,
Paris, Galilée, 1986, p. 38.
Les Lumieres et le 11 septembre
Fidele en cela au modele kantien, J ean Baudrillard
.-<:::::,.>
s'attache à penser notre actualité. Il s'agit alors, à propos
des attentats du I I septembre 2001, de réfléchir à une
nouvelle maniere de penser le mal. Cette intelligence du
DES LUMIERES
DE LA PHILOSOPHIE
mal, sans laquelle le terrorisme ne peut être compris, se
construit dans une opposition systématique à l'optimisme
des Lumieres, qui croyaient que Ia victoire du Bien correspondait nécessairement à une défaite du Mal.
Le terrorisme est immoral. L'événement du World
Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il
répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y
comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà
du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement
qui défie non seulement Ia morale mais toute forme
d'interprétation, essayons d'avoir I'intelligence du Mal.
Le point crucial est là justement: dans le contresens
total de Ia philosophie occidentale, celle des Lumieres,
quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons na'ivement que le progres du Bien, sa montée en puissance
dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de I'homme) correspond à une défaite du
Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le
Mal montent en puissance en même temps, et selon le
même mouvement. Le triomphe de I'un n'entraÍne pas
I'effacement de I'autre, bien au contraire. On considere
le Mal, métaphysiquement, com me une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'ou découlent toutes les formes
de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne
réduit pas le Mal, ni I'inverse d'ailleurs: ils sont à Ia fois
irréductibles I'un à I'autre et leu r relation est inextricable.
BAUDRILLARD, L'esprit du terrorisme
(Le monde, 3 novembre
2001).
LA QUESTION
DANS
3. - Les Lumieres dans les Dits et écrits
~
Introduction à l'édition anglaise de G. Canguilhem,
«Le normal et le pathologique » (1978), in Dits et écrits,
Paris, Quarto-Gallimard,
2001, t. TI, p. 433·
FOUCAULT,
Plusieurs processus, qui marquent Ia seconde moitié
du xxe siecle, ont ramené au cceur des préoccupations
contemporaines Ia question des Lumieres. Le premier,
c'est I'importance prise par Ia rationalité scientifique et
des forces produc-
tives et le jeu des décisions politiques.
Le deuxieme,
c'est l'histoire d'une « révolution » dont I'espoir avait
XVII,e
LUMIERES
LA PHlLOSOPHIE
abusé. La raison, comme lumiere despotique.
Les textes que Foucault consacre aux Lumieres sont
tres nombreux dans les Dits et écrits. Ils s'articulent souvent
à un commentaire du texte de Kant, ainsi qu'à une définition de Ia fonction de Ia philosophie. Dans cette introduction à I'ouvrage fort connu de.Qeorge~e
normal et le pathologique, Foucault montre pourquoi Ia
~estion
des Lumieres f;it retour à Ia fin du xxe siecle.
été, depuis Ia fin du
DES
DE
I'interroger sur ses limites et sur les pouvoirs dont il a
Le retour de l'AuJkliirung
technique dans le développement
L'HISTOIRE
siecle, porté par tout un ratio-
nalisme auquel on est en droit de demander quelle part
il a pu avoir dans les effets de despotisme ou cet espoir
s'est égaré. Le troisieme, enfin, c'est le mouvement par
~
Philosophie et joumalisme
La définition de Ia philosophie comme ontologie du
temps présent rapproche singulierement son travail de
celui du journaliste.
L'inte ogzri
de ce concept
..h-auj.oID:...d1lui» consütuerait leur fond commun,_ en
même tem s u'une des orientations les plus fécond9 de
Ia ensée. Lã en~c'est
le texte kantien qui est désigné
comme moment inaugural.
Les Lumieres, en cette fin du
XVllle
siecle, ce n'était
pas une nouvelle, ni une invention, ni une révolution, ni
un parti. C'était quelque chose de familier et de diffus,
qui était en train de se passer - et de passer. Le journal
prussien demandait au fond: « Qu'est-ce qui vient de
nous arriver? » I .. 1Cette singuliere enquête, faut-ill'inscrire dans I'histoire du joumalisme ou de Ia philosophie?
)e sais seulement qu'il n'y a pas beaucoup de philoso-
leque!, au terme de I'ere coloniale,
on s'est mis à
phies, depuis ce moment, qui ne tournent autour de Ia
demande r à l'Occident
sa culture,
sa
question: « Qui sommes-nous à I'heure qu'il est? » Mais
science, son organisation social e et finalement sa ratio-
je pense que cette question, c'est aussi le fond du métier
nalité elle-même
pouvaient avoir pour réclamer une
de journaliste. Le souci de dire ce qui se passe n'est pas
n'est-ce pas un mirage lié à une
tellement habité par le désir de savoir comment ça peut
validité
universelle:
quels
titres
domination économique et à une hégémonie politique?
se passer, partout et toujours; mais plutôt par le désir de
Deux siecles apres, l'Aufkliirung
deviner ce qui ce cache sous ce mot précis, flottant, mys-
comme
une
maniere
pour
fait retour: non point
l'Occident
de
prendre
conscience de ses possibilités actuelles et des Iibertés
auxquelles il peut avoir acces, mais comme maniere de
térieux, absolument simple: « Aujourd'hui »c
FOUCAULT,
Pour une morale de l'inconfort (1979), in Dits et écrits,
Paris, Quarto-Gallimard,
2001, t. lI, p. 783,
LA QUESTIO
DANS L'HISTOlRE
3. - Les Lumieres dans les Dits et écrits
.-<:::::,.'
Le retour de l'Au.fkliirung
·'
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r les pouvoirs dont il a
l'interroger sur ses IImites e su
.
abusé. La raison, comme lumiere despotlque .
Introduction à l'édition anglaise de G. Canglli/~em,
normal et le pathologique » (r978), 111 Dtts et emts,
Paris, Quarto-Gallimard,
200r, t. II, p. 433·
FOUCAULT,
Les textes que Foucault consacre aux Lumieres SOnt
tres nombreux dans les Dits et écrits. Ils s'articulent souvent
à un commentaire du texte de Kant, ainsi qu'à une définition de Ia fonction de Ia philosophie. Dans cette introduction à I'ouvrage fort connu deJieQrge~e
normal et le pathologique, Foucault montre pourquoi Ia
~estiÕh
L!es Lumieres fã'it retour à Ia fin du xx· siecle.
Plusieurs processus, qui marquent Ia seconde moitié
du xx" siecle, ont ramené au cceur des préoccupations
contemporaines Ia question des Lumieres. Le premier,
c'est I'importance prise par Ia rationalité scientifique et
technique dans le développement
DES LUMIERES
DE LA PHILOSOPHIE
des forces produc-
tives et le jeu des décisions politiques.
Le deuxieme,
c'est I'histoire d'une « révolution » dont I'espoir avait
« Le
r=' Philosophie et joumalisme
.
La définition de Ia philosophie comme ontologl~ du
temps présent rapproche singulierement
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- comme moment
inaugural.
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.
un parti. C'était quelque chose de familier et de .dtffus,
nalisme auquel on est en droit de demander quelle part
qui était en train de se passer - et de passer. ~e .Journal
.
demandait au fond: « Qu'est-ce qUi vlent de
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naus arriver? » 1... 1Cette singuliere enquete, f~ut-IlII.ns?
été, depuis Ia fin du
XVIII"
siecle, porté par tout un ratio-
iI a pu avoir dans les effets de despotisme ou cet espoir
crire dans I'histoire du journalisme ou de ta phI1oso~hle .
s'est égaré. Le troisieme, enfin, c'est le mouvement par
le sais seulement qu'iI n'y a pas beaucoup de phIloso-
lequel, au terme de I'ere coloniale, on s'est mis à
phies, depuis ce moment, qui ne tournent autour de I.a
demander
à l'Occident
quels
titres
sa culture,
sa
question: « Qui sommes-nous à l'heure qu'i1 est? »
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science, son organisation sociale et finalement sa ratio-
je pense que cette question, c'est aussi le fond du metter
nalité elle-même
pouvaient avoir pour réclamer une
de journaliste. Le souci de dire ce qui se passe n'est pas
n'est-ce pas un mirage lié à une
tellement habité par le désir de savoir comment ç~ ~eut
se passer, partout et toujours; mais plutôt par le destr de
validité universelle:
domination économique et à une hégémonie politique?
Deux siecles apres, l'Aufkliirung
comme
une maniere
pour
fait retour: non point
l'Occident
de
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conscience de ses possibilités actuelles et des libertés
auxquelles il peut avoir acces, mais comme maniere de
deviner ce qui ce cache sous ce mot précis, flottant, mystérieux, absolument simple: « Aujourd'hui »~
,·
,.r,rt (r 979) in Dits et éerits,
FOUCAULT, Pomoune mora 1e d e I mconJo
,
8
Paris, Quarto-Galbmard,
200r, t. II, p. 7 3·
LA QUEST10N DES LUMIERES
DANS L'H1STOIRE DE LA PHlLOSOPHIE
r::::::".o
La fonction critique de Ia raison
r::::::".o
Les Lumieres ne sont pas une époque de raticinalisme
triomphant. Avec Kant, Ia raison a pour tâche premiere
d'élaborer ses propres limites. Cette fonction critique de
Ia philosophie peut être reconduite aujourd'hui, plus précisément sous Ia forme d'une critique des abus de Ia rationalité poli tique, tels qu'ils ont pu se donner au long du
xxe siecle. En ce sens, Ia pensée de Foucault peut être
considérée comme une version particulierement radicale
de l'esprit des Lumieres.
Penser Ies Lumieres :
un devoir pour Ia phiIosophie
Le lien entre
Clsophie et Lumieres n'est pas dú au
hasard, ou au génie propre du texte kantien. Tout semble
indiquer au contraire que penser Ia question des Lumieres
et de son sens constitue pour Ia philosophie
un devoir.
Nulle nostalgie dans cette enquête, plutôt le souci de maintenir ouverte l'interrogation
fondatrice de notre modernité.
Apres tout, il me semble bien que l'Aufkliirung,
à Ia
11y a belle lurette que Ia philosophie a renoncé à
fois comme événement singulier inaugurant Ia moder-
tenter de compenser I'impuissance de Ia raison scienti-
nité européenne et comme processus permanent qui se
fique, qu'elle ne tente plus d'achever son édifice. L'une
des tâches des Lumieres était de multiplier les pouvoirs
politiques de Ia raison. Mais les hommes du
XIXe
siecle
allaient bientôt se demander si Ia raison n'était pas en
manifeste dans I'histoire de Ia raison, dans le développement et I'instauration des formes de rationalité et de
technique, I'autonomie et I'autorité du savoir, n'est pas
passe de devenir trop puissante dans nos sociétés. 115
simplement pour nous un épisode dans I'histoire des
commencerent à s'inquiéter de Ia relation qu'ils devi-
idées. Elle est une question philosophique,
naient confusément entre une société encline à Ia ratio-
depuis le
nalisation et certaines menaces pesant sur I'individu et
piété ceux qui veulent qu'on garde vivant et intact l'hé-
ses Iibertés, I'espece et sa survie. Autrement dit, depuis
Kant, le rôle de Ia philosophie a été d'empêcher Ia raison de dépasser les limites de ce qui est donné dans
I'expérience;
mais, des cette époque - c'est-à-dire,
XVllle
inscrite,
siecle, dans notre pensée. Laissons à leur
ritage de l'Aufkliirung.
Cette piété est bien sOr Ia plus
touchante des trahisons. Ce ne sont pas les restes de
l'Aufkliirung
qu'il s'agit de préserver; c'est Ia question
avec le développement des États modernes et I'organi-
même de cet événement et de son sens (Ia question de
sation politique de Ia société -, le rôle de Ia philosophie
I'historicité de Ia pensée de I'universel) qu'íl faut main-
a aussi été de surveiller les abus de pouvoir de Ia ratio-
tenir présente et garder à I'esprit comme ce qui doit
nalité politique - ce qui lui donne une espérance de vie
assez prometteuse.
être pensé.
FOUCAULT,
Omnes et singulatim:
vers une critique de Ia raison politique (1981), in Dits et écrits,
Paris, Quarto-Gallimard,
2001, t. II, p. 953.
FOUCAULT,
Cours au Col!ege de France,
in Dits et écrits, Paris, Quarto-Gallimard,
2001,
5
janvier
1983,
t. II, p.
1505.
Lire
Qu' est-ce que les Lumieres?:
texte et commentalre
•
TEXTE
Ou'est-ce que les Lumieres?'
,De nos jQurs Quand un joumalRQse une guestion à ses
I,ecteurs, c'est our leur demander leur avis sur un sujet ou cha~urt a dé,jà sQn...opinion. on """iíe-rlsQuepas d'apprendre grand-
-
chose. Au XVllle siecle, on préférait interroger le public sur des
problemes auxquels justement on n'avait pas encore de
réponse. )e ne sais si c'était plus efficace; c'était plus amusant.
Toujours est-il qu'en vertu de cette habitude un périodique allemand, Ia Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784,
a publié une réponse à Ia question. Was ist Aufklo.rung2?
Et
cette réponse était de Kant
Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu'avec lui
entre discretement dans I'histoire de Ia pensée une question
à laquelle Ia philosophie
moderne n'a pas été capable
de répondre, mais dont elle n'est jamais parvenue à se débarrasser Et sous des formes diverses, voilà deux siecles
r. « What is Enligthenment?» (<< Qu'est-ce que les Lumieres? »), in
Rabinow (P.), éd., The Foucault Reade1-, New York, Pantheon Books,
I984, p. 32-50.
2. Le texte de Kant est paru une premiere fois dans Ia Berlinische
Monattschl'ift, en décembre I784. Gn en trouve Ia traduction au t. II des
CEuv1-esphilosophiques, Paris, Gallimard, Bibliotheque de Ia Pléiade,
I985, sous le titre Qu'est-ce que les Lumieres? (trad. Wismann). Le texte
est également disponible en poche (Gf~ I99I, trad. Poirier/Proust).
maintenant qu'elle Ia répete De Hegel3 à Horkheimer4 ou à
Habermas5, en passant par Nietzsche6 ou Max Weber7', il n'y a
guere de philosophie qui, directement ou indirectement,
n'ait été canfrontée à cette même question :.9.1!rl est do
cr;;t
~.énement qu'on appelle l'Aufkliirung
et qui a détermiDi
our une part au moins, ce que nous sommes, ce q~
pensons et ce que nous faisons aujourd'hui? Imaginons que
Ia Berlinische Monatsschrift
existe encare de nos jours et qu'elle
pose à ses lecteurs Ia question: « Qu'est-ce que Ia philosophie moderne? »; peut-être pourrait-on lui répondre en
écho: Ja philosophie mo~~esLce.lle....s+ui
te~
~àJ~.an.cée.,....lLOiLàdeux-siecles,
ave
t
d'imprudence..:. W~is~.J.LtW.1
Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte de Kant.
Pour plusieurs raisons, 11mérite de retenir I'attention.
3. Philosophe allemand (1770-1831). Héritier tres critique des
Lumieres, Hegel conserve le rationalisme du XVIII'siecle, tout en insistam sur Ia nécessité de son incarnation historique.
4. Philosophe et sociologue allemand (I895-t973). Horkheimer considere que I'esprit des Lumieres est à Ia source d'une dictature de Ia raison, qui culmine dans les désastres historiques du XX'siecle.
5. Philosophe et sociologue allemand (né en 1929)' Habermas revendique I'héritage des Lumieres. D'inspiration kantienne, sa pensée propose une réactualisation du rationalisme à partir de Ia philosophie du
Iangage.
6. Philosophe allemand (1844-1900). Nietzsche est I'invemeur de Ia
démarche généalogique que Foucault reprend à son compte. Cerre
méthode consiste à identifier, sous les concepts traditionnels de Ia philosophie, des mécanismes physiques et physiologiques, qui en expliquem Ia naissance en leur ôtant par là même toute légitimité.
.
~
Sociologue et économiste allemand (t864-I920). Weber st l'un des
pêres de Ia sociologie moderne. Sa perception des Lumiêres est assez
sombre: il y voit l'amorce d'un vaste mouvemem de désenchamemem
du monde qui culmine dans Ia bureaucratie comemporain;--
,
A
uestion Moses Mendelssohn8, lui aussi,
\) A cet~e ~~:ed~ns le même journal. deux mois auparavenalt de repo
.
'It pas ce texte quand 11avalt
M'
Kant ne connalssa
\
vant. ais
, t as de ce moment que date a
rédigé le Slen Certes, ce n eSh'11POSophiqUe
allemand avec les
t
du mouvemen t p
.
n
renco re
d Ia culture I'uive li Y avalt une
d' eloppements
e
nouveaux ev
M delssohn était à ce carrefour,
. d'
- déjà que en
.
trentalne annees Lessin 9 Mais jusqu'a\ors, il s'était agi de
en compagnle de . _, g. I e 'uive dans Ia pensée alledonner droit de cite a \aa~~tt~;nt~ de faire dans Die luden1omande - ce que LeSSlOg,
à \a pensée
d
problemes communs
e
ou enco: de degag~ie :~emande: c'est ce que Mendelssohn
juive et a Ia phIlosoP.
/,.
talité de I'âmell Avec \es
. . d
I Entretlens sur Immor
avalt falt ans es
. .
r. 'ft \'Aufkllirung
dans Ia Berlinlsche Monatsscrlrl
,
deux textes parus
'11
appard
t I'Haskalal2
juive reconnaissent qu e es.
alleman e e
.'
Ii
cherchent à détermlOer de
'I
Ame hlstOlre' e es
tiennent a a me
lI'
l'vent Et c'était peut-être
commun e es re e
.
quel processus
I' ceptation d'un destin commun,
une maniere d'annoncer ac.
13
dont on sait à quel drame il devalt mener .
-I 86). Mendelsso~tout
en étant
8 Philosophe allemand (1729 7
'. d I'homme dont Ia
.
,,'
dere que Ia vocatlon e
,
homme des Lumleres, co1nsl d
1tale que Ia critique. Sa pensée est
f
. d' I -.' - est p us on ameI
religlOn It a vent:, .. tique des Lumiêres allemandes.
sur ce pomt caractens
d
, . .
(I 2 -I 81), notamment auteur e
9. Plulosophe et ecnvam allemand , 7 9]' 7 le juda'isme et Ia philosoNathan te sage. Sa pensée tente de reconCI ler
phie allemande.
Les Juifs, texte paru en 1749·
li
lace dans une des plus vastes quere es
1r. Ce texte de 1767, pre~d p
I'
appelle Ia querelle du panintellecruelles du XVI\l' slecle, que on
10.
théisme.
]2. Ere des Lumieres juives.
.
d J'f
. .
énoclde es Ul s.
oucault
fait
bien
entendu
référence
ICI
au
g
F
13·
2) Mais il ya pJus En lui-même et à I'intérieur di,
t
h' .
e a tradl
lon c ret/enne, ce texte pose un probl'
eme nouveau
Ce n'est certainement pas Ia premie're fo'
I"
h'l
IS que a pens'
p J osophique cherche à réfléchir sur son
'
ee
M'
h'
.
propre present
aiS, se ematlquement
on peut d'
.
.
'.
'
Ire que cette réflex'
avalt pns lusqu'alors trois formes principaJes:
IOn
-on peut représenter le présent comme appartenant '
certam âge d
d d' .
a un
t'
u mon, e, Istmct des autres par quelques caracd~:~:r~opres, ou separé des autres par quelque événement
que. AmSI dans Le Potitique de Platon 14 Jes . t J
teurs re
.
,.
'
m er ocuconnalssent qu Ils appartiennent a' I'
d
'
I t'
d
une e ces revou lons ,u monde ou celui-ci tourne à I'envers, avec toutes
les consequences négatives que cela peut avoir.
- on peut aussi interroge I'
'
r e presen t pou r essayer de
d'ec h'Iff rer en lui I
.
es slgnes annonciateurs d'un ' ,
p
h"
evenement
h;~c aln.
a Ia Je principe d'une sorte d'herméneutique'5
0;
onque
o,nt Augustin
16
pourrait
donner
un exemple.
- on peut egalement ana/yser le présent comme un oin~
de transltlon vers I'aurore d'un
d
p
que décrit Vico'?
.
mon e nouveau. C'est cela
dans le dernler chapitre des Principes de Ia phi-
losophiede /'histoireI8; ce qu'il voit « aujourd'hui », c'est « Ia plus
complete civilisation
se répandre chez les peuples soumis
pour Ia plupart à quelques grands monarques
c'est aussi
»;
« I'Europe brillant d'une incomparable civilisation
», abon-
dant enfin « de tous les biens qui composent Ia félicité de Ia
vie humaine ».
Or Ia maniere dont Kant pose Ia question de l'Aufkliirung
est tout à fait différente:
appartient,
I'aurore
ni un événement
d'un
ni un âge du monde auquel on
dont on perçoit les signes, ni
accomplissement
-~---Kant définit
l'Aufkliirung
d'u_~açon_
presque entierement négative,
comme une
Ausgang, une~.Itie
». une « i~ue ». Dans ses_autres textes
-s~~-,-i~.!:rive
que Kantpose des questioAs:forigine
ou...<;[10Ld-éfinisseIa finalité in~rieure d'u~ processus historique. Dans le texte sur l'Aufklarung, Ia question concerne Ia
pure actualité. II ne cherche pas à comprendre le présent à
partir d'une totalité ou d'un achevement
futur II cherche une
différence: quelle différence aujourd'hui
introduit-il
par rap-
port à hier?
3) le n'entrerai pas dans le détail du texte qui n'est pas
toujours tres c1air malgré sa brieveté.
Jevoudrais
simplement
en retenir trois ou quatre traits qui me paraissent importants
pour comprendre comment Kant a pos&la question philoso-
14- Philosophe grec (427] C
sées les plus originales qu~~7a~V~a'- o:~ Platon propose Pune des penPlusieurs de ses textes dom L . R YPbf . entre phJlosophJe et politique.
explicitemem consacre;s a'c a epu zque, Les Lozs ou Le politique, som
,
e sUJet.
~J.LQI.éseo.t_
15· On qualifie d'herméneuti ue
th'.
.
sur Ia notion d'imerprétation. q toute
eone phllosophique fondée
de « minorité ». Et par « minorité », il entend un certain état)
de notre volonté qui nous fait accepter I'autorité de quel-
16. Philosophe et théolo ien (
.
de l'Église, c'est-à-dire
d 354-430),. salnt Augustin est I'un des peres
Ia th éologie chrétienne. un e ceux qUl ont co nceptua I'Ise'I' essentiel de
qu'un d'autre pour nous conduire dans les domaines ou il
l
17· Philosophe et juriste italien (1668- I
) Vi
. .
des Lurnieres italienl1es.
744· lCOest le pnnclpal acteur
Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui carac-)
térise l'Aufkliirung
est un processus qui nous dégage de I'état T
18. G. Vico, Principes de Ia philosophie de l'histoire (1725), trad. Michelet,
Paris, 1835; rééd., Paris, A. Colin, 1963.
convient de faire usage de Ia raison, Kant donne trois
exemples: nous sommes en état de minorité lorsqu'un livre
nous tient lieu d'entendement, lorsqu'un directeur spirituel
nous tient lieu de conscience, lorsqu'un médecin décide à
notre place de notre régime (notons en passant qu'on reconnaí't facilement le registre des trais critiques, bien que le
texte ne le dise pas explicitement) •..
En tout cas, l'Aufklarung
~t définie par Ia modincation dlUapPQJt-p.r.éexistan.t..eR.tr.e.1i
------
volonté, I'autorité et I'usage de Ia raison.
li faut aussl. remarquer que cette sortie est présentée par
Kant de façon assez ambigue. Illa caractérise comme un fait,
\
un processus en train de se dérauler; mais il Ia présente
aussi comme une tâche et une obligation -º.~!e
remier
paragraphe, il fait remarquer que I'homme est 1J.Li;.I:nê.me-r~~nsab!e de son étaLde-i-n-o..r-i-te-'.I~G~c.mnçeVQir
QIJ1!
Faut-il comprendre que c'est I'ensemble de I'espece humaine
ui est prise dans le processus de l'Au{kliirung? Et dans ce
q
h'
cas, il faut imaginer que l'Aufklarung est un changement \Storique qui touche à I'existence politique et sociale de tous
les hommes sur Ia surface de Ia terre Ou faut-il comprendre
qu'il s'agit d'un changement qui affecte ce qui constitue I'humanité de I'être humain? Et Ia question alars se pose de
savoir ce qu'est ce changement. Là encare, Ia réponse de
Kant n'est pas dénuée d'une certaine ambiguYté En tout cas,
sous des allures simples, el\e est assezcomplexe.
Kant définit deux condltion~ essentielles Rour
I'~mme
lilis
-La
<lua.
sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à
s irituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.
premiere de ces conditions, c'est que soit bien distin-
gué ce qui releve de I'obéissance et ce qui releve de I'usage
• _ ne [Jourra en sortir que Dar un cbangem~même sur lui-IT~;..p'une
façon significative,
cette Aufklarung
a une « devi se » (Wafilspruch):
tance de ce mot dans Ia conception kantienne de I'histoire.
Kant dit que
or Ia devise,
c'est un trait distinctif par lequel on se fait reconnaitre; c'est
aussi une consigne qu'on se donne à soi-même et qu'on prapose aux autres. Et quelle est cette consigne? Aude saper, « aie
le courage, I'audace de savoir ». li faut donc considérer que
Y~ufklarul1g est à Ia fois un p(O~s~d.o.ot-~ont
partie collectivement et un acte de courageà..e~tue
pe.r.;.
de Ia raison
Kant, pour caractérise
rni.uoJitt cite I-;-expr~sion courante
brie em.en1 l'état de
« Obéissez,ne raisonnez
-pas_»: tel~ est, selon lui, Ia forme dans laquelle s'exercent
d'ordinaire ladiscipline mUitaire, le pouvoir politique, l'autoL:humanité deviendra majeure non pas lors-
~cli~t;...
•.•qu'elle
n'aura
plus à obéir,
mais lorsqu'on
lui
dira:
« Obéissez, et vous pourrez raisonner autant que vous voudrez. » 11faut noter que le mot allemand ici empioyé est razo20
sonneJiemenLlis
sont à Ia fois éléments et agents du même
processus. lis peuvent en être les acteurs dans Ia mesure ou
ils en font partie; et il se produit dans Ia mesure ou les
hommes décident d'en être les acteurs volontaires.
Une troisieme difficulté apparait là dans le texte de Kant.
Elle réside dans I'emploi du mot Menschheit'9 On sait l'impor-
r9. «I-Iumanité ». En allemand comme en français, I'humanité désigne
à Ia fois I'ensemble des êtres humains et le caractere propre de )'homme,
qUI marque sa rupture avec l'animaJité.
nieren, ce mot. qu'on trouve aussi employédans les Critiques ,
ne se rapporte pas à un usage quelconque de Ia raison, mais
à un usage de Ia raison dans lequel celle-ci n'a pas d'autre fin
qu'el\e-même; razonieren, c'est raisonner pour raisonner Et
Kant donne des exemples, eux aussi tout à fait triviaux en
20. Il s'agit bien entendu des trois grandes ceuvresde Kant: Ia Critique
de Ia raison pure (178r), Ia Critique de Ia TalSOnpratlque (1788) et Ia
c,'itique de Ia faClllté dejuge-r (r 79°)'
apparence: payer ses impôts, Ulill? POUItGi!:...r-aiSElAA€r
au
t
I fi sc~l:I+-ea·~
,~I; •.A ,,~;p,
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,.laquelle o~nappartient, mais raisonner-comme-o-n
veut a
au
,..S.llJ'.e.Ld
.
.es-d 0gmes re~igie.u .
On pourrait penser qu'il n'y a là rien de bien différent d
ce qu'on entend, depuis le XVle siecle, par Ia liberté d:
co~sclence :Je drüit-~
enser comme on veut, pourvu lliL.Qn
~be!?se com me Il faur. Or c'est là ue K
-o
ervenir une
, autre distinction et Ia fait intervenir d'une f'8çon aS5e.z--Stlrpre~
nante. 11s'agit de Ia d_istinction entre I'usage prjvé et I'u.sage
publlc de Ia raison. Mais il ajoute aussitôLqu~ lª raisQn da.i.t.
être libre dans son usage public et qu'eJle.-do~t-êtr soumise
dans son usage privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire
de ce qu'on appelle d'ordinaire Ia liberté de conscience21
Mais il faut préciser un peu. Ouel est, selon Kant, cet usage
privé de Ia raison? Ouel est le domaine ou il s'exerce?
L'homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison, lorsqu'il
est « une piece d'une machine »; c'est~à~dire lorsqu'il a un rôle
à jouer dans Ia société et des fonctions à exercer. être soldat,
avoir des impôts à payer, être en charge d'une paroisse, être
fonctionnaire
d'un gouvernement, tout cela fait de I'être
humain un segment particulier dans Ia société; il se trouve mis
par là dans une position définie, ou il doit appliquer des regles
et poursuivre des fins particulieres. Kant ne demande ga..-:;;
qu'on pratique
une obé~sance
~~ugle
etb~-mais
qu'on
2 r. En effet, on appelle généralemem usage public de Ia raison un dis~
c,ours tenu devam. une assemblée:. et usage privé celui qui n'engage que
I mdlVJdu.,Kamdn exactement I mverse: l'usage public de Ia raison est
celUl que I on falt en tant qu'homme; I'usage privé est celui que ['on fait
en tam que pasteur, soldat ou fonctionnaire. L'essentiel est alors de rem~
plir les exigences de sa fonction, non de penser libremem.
de sa raison un usage adapté à ces cLLconstances déterfasse
'
fi
rt'
.'
. t Ia raison doit alors se sournettre a ces ns pa ICU~
rrl1nees, e
.'
.'
11ne peut donc pas y avoir là d'usage hbre de Ia ralson
Ileres.
f .
~- En revanche, quand on ne raisonne que pour alre usage
'Ison quand on raisonne en tant qu'être raisonnable
~~w
'
.'
( t non pas en tant que piece d'une machme). quand on tale
comme membre de l'humanité
raisonnab\e, alors
sonne
'..fl'
1"/"
,
I'usage de Ia raison doit être libre et publl<j LAu r< arung n est
c pas seulement le processus par lequel les mdlvldus se
'
11
d on
raient garantir leu r liberté personnelle de pensee.
ya
ve r
.
\ d
Aulkliirung lorsqu'il y a superposition de l'usage UnIverse, e
I'usage libre et de \'usage public de la,ralson.
"
Or cela nouS amene à une quatrieme
qJestlon
qu Il faut
pose r à ce texte de Kant./On conçoit bien que l',usage univer~
de Ia raison (en dehors de toute fin partlcuhere) est affalre
~1
b'
.
du sujet lui~même en tant qu'individu; on conçoit
len ausSI
que ia Iiberté de cet usage puisse être assurée de façon pure~
ment négative par I'absence de toute poursUlte contre.? IUI;
mais comment assurer un usage public d e cette ralson >
L'A~ng,
on \e voit, ne doit pas être conç~e simpl~ment
comme un processus généra\ affectant toute I humanlte; elle
ne doit pas être conçue seulement
comme une obligation
prescrite aux individus:_elle apparait maintenant comme un
12robleme politlque
La question, en tout cas, se pose de
savoir comment I'usage de Ia raison peut prendre Ia forme
publique qui lui est nécessaire, comment l'audace de ~avoJr
peut s'exercer en plein iour, tandis que les mdlvldusobelront
aussi exactement que possible. Et Kant, pour termlner, propose à Frédéric 1122, en termes à peine voilés, une sorte de
22. Roi de prusse (1712 ~1786). Sans être révolutionnaire, ce monarque
:1
démontre une certaine ouverture à Ia critique phllosophlque, et est I,e
rincipal représentant de ce qu'on appelle le desponsme eclalre:
K-talgré cette supposée tolérance, Kant devra faire face, nota~n?lent a
cause de sa philosophie de Ia religion, à Ia censure de Fredenc n.
contrat. Ce qu'on pourrait appeler le contrat du despotisme
rationnel avec Ia libre raison. I'usage public et /ibre de Ia raison autonome sera Ia meilleure garantie de I'obéissance, à Ia
condition toutefois que le principe politique auquel il faut
obéir soit lui-même conforme à Ia raison universelle.
11 faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de
Kant et les autres textes consacrés à I'histoire. Ceux-ci, pour
Ia plupart. cherchent à définir Ia finalité interne du temps et
le point vers lequel s'achemine J'histoire de I'humanité.
I'analyse de l'Aufkliirung,
en définissant
Or
celle-ci comme le
passage de I'humanité à son état de majorité, situe I'actualité
par rapport à ce mouvement
Laissons là ce texte. Jen'entends pas du tout le considérer
comme pouvant constituer une description adéquate de
l'Aufkliirung; et aucun historien, je pense, ne pourrait s'en satisfaire pour analyser les transformations sociales, politiques et
culturelles qui se sont produites à Ia fin du XVllle siecle.
Cependant. malgré son caractere circonstanciel, et sans
vouloir lui donner une p/ace exagérée dans I'c:euvre de Kant,
je crois qu'il faut souligner le lien qui existe entre ce bref
article et les trois Critiques II décrit en effet l'Aufkliirung
comme le moment ou I'humanité va faire usage de sa propre
raison, sans se soumettre à aucune autorité; or c'est précisément à ce moment-Ià que Ia Critique est nécessaire, puisqu'elle a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles
I'usage de Ia raison est légitime pour déterminer ce qU'on
peut connaí'tre, ce qu'il faut faire et ce qu'il est permis d'espérer C'est un usage illégitime de Ia raison qui fait naí'tre,
avec I'illusion, le dogmatisme et l'hétéronomie23;
c'est, en
revanche, lorsque I'usage /égitime de Ia raison a été c1airement défini dans ses principes que son autonomie peut être
assurée. La Critique, c'est en que/que sorte le livre de bord de
Ia raison devenue majeure dans l'Aufkliirung;
I'Aufkliirung, c'est I'âge de Ia Critique
d'ensemble et ses directions
fondamentales. Mais, en même temps, elle montre comment,
dans ce moment actuel. chacun se trouve responsable d'une
certaine façon de ce processus d'ensemble.
L:hypothese que je voudrais avancer, c'est que ce petit
texte se trouve en quelque sorte à Ia charniere de Ia réflexion
critique et de Ia réflexion sur I'histoire Cest une réflexion de
Kant sur J'actualité de son entreprise. Sans doute, ce n'est pas
Ia premiere fois qu'un philosophe donne les raisons qu'il a
d'entreprendre
son c:euvre en tel ou tel moment. Mais il me
semble que c'est Ia premiere fois qu'un philosophe lie ainsi, de
façon étroite et de I'intérieur. Ia signification de son c:euvrepar
rapport à Ia connaissance, une réflexion sur I'histoire et une
analyse particuliere du moment singulier ou il écrit et à cause
duquel il écrit. La réflexion sur « aujourd'hui
» comme diffé-
rence dans I'histoire et com me motif pour une tâche philosophique particuliere
me paraí't être Ia nouveauté de ce texte
Et. en "envisageant
ainsi, il me semble qu'on peut y
reconnaí'tre un point de départ. I'esquisse de ce qu'on pourrait appeler I'attitude de modernité
je sais qu'on parle souvent de Ia modernité comme d'une
et inversement,
époque ou en tout cas comme d'un ensemble de traits caractéristiques
d'une époque; on Ia situe sur un calendrier ou
elle serait précédée d'une prémodernité, plus ou moins na"ive
ou archa"ique et suivie d'une énigmatique
«
23· Fait de puiser hors de soi-mêrne les regles et principes de I'action.
postmodernité
si Ia modernité
»
Et on s'interroge
constitue
et inquiétante
alors pour savoir
Ia suite de l'Aufklarung
et son
développement, ou s'il faut y voir une rupture ou une dévia-
une certaine attitude à \'égard de ce mouvement;
tion par rapport aux principes fondamentaux du
attitude volontaire, diffici\e, consiste à ressaisir ~uelque
chose d'éternel qui n'est pas au-delà de \'instant present. nI
_
XVIII·
siecle
En me référant au texte de Kant, je me demande sioo ne
peut pas envisager Ia modernité plutôt com me une attitude
que comme une période de I'histoire
lPar attitude,
je veux
dire un mode de relation à I'égard de J'actualité; un choix
volontaire
qui est fait par certains, enfin, une maniere de
penser et de sentir, une maniere aussi d'agir et de se
conduire qui, tout à Ia fois, marque une appartenance et se
et cette
derriere lui, mais en lu! La modernité se distingue de Ia mode
qui ne fait que suivre le cours du temps; c'es 'attitUde qui
ermet de saisir ce_qu'iLy a d'« héro'ique » dans le moment
~résent:
La mods:rnité .D'est pas un fait desensibilité
au pré-
sent flillillf i c'est uns;..'{Q.lontéd' (( héro'iser) le Qrésent.
]e me contenterai de citer ce que dlt Baudelalre de Ia
que les Grecs appelaient un êt{lOs. Par conséquent. plutôt que
peinture des personnages contemporains. Baudelaire se
moque de ces peintres qui. trouvant trop laide Ia tenue des
de vouloir distinguer
hommes du
présente comme une tâche.
U.f.I
eu, sans doute, comme ce
Ia « période moderne » des époques
XIX·
siecle, ne voulaient
représenter que des
« pré » ou « postmoderne »,je crois qu'il vaudrait mieux cher-
toges antiques. Mais Ia modernité de Ia peinture ne consis-
cher :om,ment I'at:itude de I11odemité, êpuis qU'eJ~
formee, s est trouvee ~e
avec des attitudeg--de « coo.tre-
tera pas pour lui à introduire
modernité ».
sombre redingote
.
-
-
les habits noirs dans un
tableau. Le peintre moderne sera celui qui montrera cette
comme ( I'habit
nécessaire de notre
Pour caractériser brievement cette attitude de modernité,
époque ». C'est celui qui saura faire voir, dans cette mode du
je pre dr . un exemple qui est presque nécessaire: il s'agit
jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que notre
de Baudelaire
époque entretient avec Ia mort. ( L:habit noir et Ia redlngote
2
(
puisque c'est chez lui qu'on reconnalt en
générall'une des consciences les plus aigues de Ia modernité
au XIX· siecle.
I) On essaie souvent de caractériser Ia modernité par Ia
ont non seulement leur beauté poétique, qui est \'express\on
de I'égalité universelle, mais encore leu r poétique qui est
!'expression de l'âme publique;
une immense défilade, d,e
tion, sentiment de Ia nouveauté, vertige de ce qui passe Et
croque-morts, politiques, amoureux, bourgeols. Nous celebrons tous que\que enterrement26 » Pour désigner cette attl-
c'est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu'il définit Ia
tude de modernité, Baudelaire use parfois d'une litote qui est
modernité par « le transitoire,
tres significative, parce qu'elle se présente sous Ia forme d'un
conscience de Ia discontinuité
du temps: rupture de Ia tradi-
le fugitif, le contingent
Mais, pour lui, être moderne, ce n'est pas reconnaltre
»25
et
accepter ce mouvement perpétuel; c'est au contraire prendre
précepte: ( Vous n'avez pas le droit de mépriser le présent. »
'2
Cette héro'isation est ironique,
s'a~t aucunement. dans l'attitude
bien entendu.
1I ne
de modernité, de sacrali-
ser le moment gui Qasse pour essayer de le maintenir ou de
24. Poete français (1821-1867)'
25. Ch. Baudelaire, Le Peintre de Ia vie moderne in CEuvres completes
Paris, Gallimard, Bibliotheque de Ia Pléiade, 1976, t. II, p. 695.
'
le perpétuer.
1I ne s'agit surtout
une curiosité
fugitive
pas de le recueillir
et intéressante:
comme
ce serait là ce que
Baudelaire appelle une attitude dEt« flânerie » La flânerle.se
contente d'ouvrir les yeux, de faire attention et de co.l.l.e.Ui.ooner dans le souvenir. _À I'homme
oppose I'homme de modernité
toujours
voyageant
Baudelaire
« II va, il court, il cherche. À
coup sOr, cet homme, ce solitaire
active,
de flânerie
doué d'une imagination
à travers
le grand
désert
d'hommes, a un but plus élevé que celui d'un pur flâneur, un
but plus général, autre que le plaisir
tance. 11cherche ce quelque
d'appeler
mode
ce
Ia modernité
qu'elle
I'historique
nous permettra
II s'agit pour lui de dégager de Ia
peut
contenir
Constantin
neur, un collectionneur
ou peut
fourmiller
chose qu'on
de Ia circons-
de
poétique
» Et comme exemple de modernité,
cite le dessinateur
tout
fugitif
resplendir
nité,
Ia haute
I'acharnement
valeur
du
« dotées d'une vieenthou»29
présent est indissociable de
à I'imaginer, à I'imaginer autrernent quil'n'est
et à le transformer
non pas en le détruisant, rnaisenle cap-
tant dans ce qu'il est La modernité baUdelairienneest un
exercice ou I'extrême attention au réel est confrontéeàIa pratique d'une liberté qui tout à Ia fois respecteCeréeletleviole.
3) Cependant,
simplement
mode de rapport
volontaire
pour Baudelaire, Ia rnodernité n'est pas
forme de rapport
au présent; c'est aussi un
qu'il faut établir à soi-rnêrne L'attitude
de modernité
est liée à un ascétisme indispen-
sable. Être moderne, ce n'est pas s'acceptersoi-même tel
qu'on
est dans le flux de moments qui Passent; c'est se
En apparence, un flâ-
et dure: ce que Baudelaire appelle, selan le vocabulaire de
Ia poésie,
I'époque, le « dandysme ». ]e ne rappellerai pas despages
partout ou une passion
qui sont trop connues: celles sur Ia nature« grossiere,ter-
retentir
peut poser son ceil, partout ou I'homme naturel et I'homme
restre, immonde
de convention
I'homme par rapport à lui-même;
se montrent
Pour I'attitude demoder-
il reste « le dernier par-
Ia lumiere,
Ia vie, vibrer Ia musique,
Baudelaire
apparaissent
siaste comme I'âme de I'auteur
prendre soi-même comme objet d'une élabaration complexe
Guys27
de curiosités;
dans
choses singulieres
dans une beauté bizarre, partout
ou le soleil éclaire les joies rapides de I'animal dépravé28 »
Mais il ne faut pas s'y tromper. Constantin
Guys n'est pas
»;
celles sur Ia révolte indispensable de
celle SUrIa « doctrine de
I'élégance » qui impose « à ses ambitieuxet humbles sectaires»
une discipline
un flâneur, ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre
des religions;
plus despotique qUeles plus terribles
les pages, enfin, sur I'ascétisrnedu dandy qui
moderne par excellence, c'est qu'à I'heure ou le monde entier
fait de son corps, de son comportement, desessentiments et
entre en sommeil, iI se met, lui, au travail, et ille transfigure.
passions,
Transfiguration
moderne, pour Baudelaire, n'est pasceluiqUipart à Iadécou-
qui n'est pas annulation
du réel, mais jeu dif-
de son existence,
une ceuvred'art. L:homme
ficile entre Ia vérité du réei et I'exercice de Ia liberté;
les
verte de lui-même, de ses secrets et desavérité cachée;il est
choses « naturelles»
les
celui qui cherche à s'inventer lui-même Cette modernité ne
y deviennent « plus que naturelles»,
choses « belles » y deviennent
« plus que belles » et les
libere pas I'homme
en son être propre; elle I'astreint à Ia
tâche de s'élaborer lui-même
27, Peintre, dessinateur et aquarelliste français (1802-1892).
28. Ch. Baudelaire, Le Peintre de Ia vie 11lodel'ne, op. cit., p. 693-694.
4) Enfin, j'ajouterai
un mot seulement. Cette héro'isation
ironique du présent, ce jeu de Ia liberté avec le réel pour sa
transfiguration,
cette élaboration
ascétique
de soi,
Baudelaire ne conçoit pas qu'ils puissent avoir leur lieu dans
Ia société elle-même ou dans le corps politique.
vent se produire
115ne peu-
que dans un lieu autre que Baudelaire
appelle I'art.
je ne prétends pas résumer à ces quelques traits ni I'événement historique
XVllle
complexe qu'a été l'AufkliiruY1g à Ia fin du
siecle ni non plus I'attitude de modernité sous les diffé-
rentes formes qu'elle a pu prendre au cours des deux derniers
siecles
je voulais,
l'Aufkliirurlg
d'une part, souligner
d'un type d'interrogation
I'enracinement
philosophique
dans
qui pro-
blématise à Ia fois le rapport au présent, le mode d'être historique et Ia constitution
de soi-même comme sujet
autonome; je voulais souligner, d'autre part, que le fil qui
peut nous rattacher de cette maniere à l'Aufkliirurlg
n'est pas
Ia fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt Ia réactiva-
tion philosophique qui nous demeure posée je pense enfin
- j'ai essayé de le montrer à propos du texte de Kant - qu'elle
a défini une certaine maniere de philosopher
Mais cela ne veut pas dire qu'il faut être pour ou contre
I'AufkliiruY1g Cela veut même dire précisément qu'il faut refuser tout ce qui se présenterait sous Ia forme d'une alternative
simpliste et autoritaire. ou vous acceptez l'AufkliiruY1g, et vous
restez dans Ia tradition de son rationalisme (ce qui est par
certains considéré com me positif et par d'autres au contraire
comme un reproche); ou vous eritiquez l'Aufkliirurlg
et vous
tentez alors d'échapper à ces principes de rationalité (ce qui
peut être encore une fois pris en bonne ou en mauvaise part).
Et ce n'est pas sortir de ce chantage que d'y introduire des
nuances « dialectiques » en cherchant à déterminer ce qu'il a
pu y avoir de bon et de mauvais dans l'AufkliiruY1g
11faut essayer de faire I'analyse de nous-mêmes en tant
qu'êtres historiquement déterminés, pour une certaine part,
par l'AufkliiruY1g
Ce qui implique
une série d'enquêtes
histo-
riques aussi précises que possible; et ces enquêtes ne seront
pas orientées rétrospectivement vers le « noyau essentiel de
rationalité » qu'on peut trouver dans l'Aufkliirurlg et qu'il fau-
tion permanente d'une attitude; c'est-à-dire d'un êtnos philo-
drait sauver en tout état de cause; elles seront orientées vers
« les limites actuelles du nécessaire ». c'est-à-dire vers ce qui
sophique
n'est pas ou plus indispensable
qu'on
permanente
pourrait
caractériser
de notre être historique
comme
critique
C'est cet êtnos que je
voudrais tres brievement caractériser
A Négativemerlt.
ce que j'appellerai
I) Cet êtnos implique d'abord qu'on refuse
volontiers le « chantage » à l'AufkliiruY1g
pense que l'Aufkliirurlg,
le
com me ensemble d'événements poli-
tiques, économiques, sociaux, institutionnels,
culturels, dont
pour Ia constitution
de nous-
mêmes comme sujets autonomes.
2) Cette critique permanente de nous-mêmes doit éviter
les confusions toujours trop faciles entre I'humanisme et
l'AufkliiruY1g 11 ne faut jamais oublier que l'Aufkliirurlg est un
événement ou un ensemble d'événements et de processus
entreprise pour lier par un lien de relation directe le progres
historiques complexes, qui se sont situés à un certain
moment du développement
des sociétés européennes. Cet
ensemble comporte
des éléments
de transformations
sociales, des types d'institutions
politiques, des formes de
de Ia vérité et I'histoire de Ia Iiberté, elle a formulé une ques-
savoir, des projets
nous dépendons encore pour une grande partie, constitue un
domaine
d'analyse privilégié. je pense aussi que, comme
de rationalisation
des connaissances
et
des pratiques, des mutations
technologiques
qu'il est tres
difficile de résumer d'un mot. même si beaucoup de ces·phénomenes sont encore importants
à I'heure actuelle. Celui
que j'ai relevé et qui me paraTt avoir été fondateur de toute
une forme de réflexion philosophique
ne concerne que le
mode de rapport réflexif au présent
A
L:humanisme est tout autre chose: c'est un theme ou plu-
tot un ensemble de themes qui ont réapparu à plusieurs
reprises à travers le temps, dans les sociétés européennes'
ces themes, toujours liés à des jugements de valeur, ont évi~
demment toujours
beaucoup varié dans leu r contenu, ainsi
que dans les valeurs qu'ils ont retenues. De plus, ils ont servi
de principe critique de différenciation:
il y a eu un huma-
nisme qui se présentait comme critique du christianisme
ou
De cela il ne faut pas tirer Ia conséquence que tout ce qui
a pu se réc\amer de I'humanisme est à rejeter; mais que Ia
thématique
humaniste
est en elle-même trop souple, trop
diverse, trop inconsistante pour servir d'axe à Ia réflexion. Et
c'est un fait qu'au moins depuis le XVlle siec\e ce qu'on
appelle I'humanisme
appui
sur certaines
empruntées
a toujours
été obligé de prendre son
conceptions
à Ia religion,
de I'homme
I'homme auxquel\es il est bien obligé d'avoir recours
Or justement. je crois qu'on peut opposer à cette thématique, si souvent récurrente et toujours dépendante de I'humanisme, le principe d'une critique et d'une création
permanente de nous-mêmes dans notre autonomie: c'est-àdire un principe qui est au cceur de Ia conscience historique
que l'Aufklarung
Op?osition à un humanisme ascétique et beaucoup plus
theocentnque (cela au XVllesiec\e). Au XIXesiec\e, il ya eu un
rais plutôt une tension entre Aufklarung
humanisme
identité
En tout
hostile
et critique
à I'égard de Ia
sont
L:humanisme sert à colorer et à justifier les conceptions de
de Ia religion en général; il ya eu un humanisme chrétien en
méfiant,
qui
à Ia science, à Ia politique
a eue d'el\e-même. De ce point de vue je ver-
cas, les confondre
et humanisme qu'une
me paraTt dangereux;
et
sClence; et un autre qui plaçait lau contrairei son espoir dans
d'ailleurs historiquement
cette même science. Le marxisme a été un humanisme
l'existentialisme30, le personnalisme31 I'ont été aussi; il y eu~
de \'espece humaine, de I'humaniste a été importante tout au
u,n temps ou on soutenait les valeurs humanistes représen-
l'Aufklarung
s'est considérée elle-même comme un humanisme. 11 vaut Ia peine aussi de noter que, au long du
tees par le national-socialisme,
et ou les staliniens
eux-
inexact. Si Ia question de I'homme,
long du XVllle siec\e, c'est tres
rarement,
je crois,
que
e
mêmes disaient qu'ils étaient humanistes
XIXesiec\e, I'historiographie
30 Mo~vement ph,ilosophique du xxe siêcle, caractérisé par une attenuon specIfique a I eXJstence humaine, considérée comme Ia source de
toute valeur et de toute signification. Son représentant le plus connue
estJean-Paul Sane (19°5-1980).
opposée aux Lumieres et au XVllle siecle Le XIX siec\e a eu
3 ~ Mou,vement
philosophique
proche
de l'existentialisme
mais
tn uence par le christianisme. Emmanuel Mounier (1905-1950),'princi~al penseur de ce courant, tente une philosophie fondée sur le concept
e personne, dans toutes ses dimensions.
de I'humanisme au XVl siec\e, qui
32
a été si importante chez des gens comme Sainte-Beuve ou
Burckhardt33, a été toujours distincte et parfois explicitement
e
tendance à les opposer, au moins autant qu'à les confondre.
32. Écrivain et critique littéraire français (18°4-1869)'
33. Écrivain
et historien
suisse d'expression
allemande
18
(1818-
97)'
En tout cas, je crois que, tout comme il faut échapper au
chantage intellectuel et politique « être pour ou contre
l'Aufkliirung », il faut échapper au confusionnisme historique
et moral qui mêle le theme de I'humanisme et Ia question de
l'Aufkliirung
Une analyse de leurs relations complexes au
cours des deux derniers siecles serait un travail à faire, qui
serait important pour débrouiller un peu Ia conscience que
nous avons de nous-mêmes et de notre passé.
B. Positivement. Mais, en tenant compte de ces précautions,
il faut évidemment donner un contenu plus positif à ce que
peut être un êthos philosophique consistant dans une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à travers
une ontologie historique de nous-mêmes.
I) Cet êtflOs philosophique peut se caractériser comme
une attitude limite. II ne s'agit pas d'un comportement de
rejet On doit échapper à I'alternative du dehors et du
dedans; il faut être aux frontieres. La critique, c'est bien
I'analyse des limites et Ia réflexion sur elles. Mais si Ia question kantienne était de savoir quelles limites Ia connaissance
doit renoncer à franchir, il me semble que Ia question critique, aujourd'hui, doit être retournée en question positive:
dans ce qui nous est donné comme universel. nécessaire,
obligatoire, quelle est Ia part de ce qui est singulier, contingent et dQ à des contraintes arbitraires. 11s'agit en somme de
transformer Ia critique exercée dans Ia forme de Ia limitation
nécessaire en une critique pratique dans Ia forme du franchissement possible
Ce qui, on le voit. entraí'ne pour conséquences que Ia critique va s'exercer non plus dans Ia recherche des structures
formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête
historique à travers les événements qui nous ont amenés à
nous constituer à nous reconnaí'tre com me sujets de ce que
nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique n'est
pas transcendantale, et n'a pas pour fin de rendre possible
une métaphysique: elle est généalogique dans sa finalité et
archéo\ogique dans sa méthode. Archéologique - et non pas
transcendantale - en ce sens qu'elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou de
toute action morale possible; mais à traiter les discours qUI
articulent ce que nouS pensons, disons et faisons comme
autant d'événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu'elle ne déduira pas de Ia forme de ce
que nouS sommes ce qu'il nouS est impossible de faire ou de
connaí'tre; mais elle dégagera de Ia contingence qui nouS a
fait être ce que nous sommes Ia possibilité de ne plus être,
faire ou penser ce que nouS sommes, faisons ou pensons.
Elle ne cherche pas à rendre possible Ia métaphysique
enfin devenue science; elle cherche à relancer aussi loin et
aussi largement que possib\e le travail indéfini de Ia liberté.
2) Mais pour qu'il ne s'agisse pas simplement de I'affirmation ou du rêve vide de Ia \iberté, il me semble que cette
attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale. \e veux dire que ce travail fait aux limites de nouSmêmes doit d'un côté ouvrir un domaine d'enquêtes
historiques et de l'autre se mettre à I'épreuve de Ia réalité et
de l'actualité, à Ia fois pour saisir les points ou le changement est possible et souhaitable et pour déterminer Ia forme
précise à donner à ce changement Cest dire que cette ontologie historique de nous-mêmes doit se détourner de tous
ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. En falt.
on sait par expérience que Ia prétention à échapper au systeme de \'actualité pour donner des programmes d'ensemble
d'une autre société, d'un autre mode de penser, d'une autre
culture, d'une autre vision du monde n'ont mené en fait qu'à
reconduire les plus dangereuses traditions
le préfere \es transformations tres précises qui ont pu
avoir lieu depuis vingt ans dans un certain nombre de
domaines qui concernent nos modes d'être et de penser, les
relations d'autorité, les rapports de sexes, Ia façon dont nous
racine de leur singuliere destinée historique - si particuliere,
percevons Ia folie ou Ia maladie, je préfere ces transforma-
si différente Ides autresl dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux autres) I'acquisition des
tions même partielles qui ont été faites dans Ia corrélation de
I'analyse historique et de I'attitude pratique aux promesses
de I'homme nouveau que les pires systemes politiques
répétées au long du xxe siecle.
ont
capacités et Ia lutte pour Ia liberté ont constitué les éléments
propre à I'on-
permanents Or les relations entre croissance des capacités et
croissance de I'autonomie ne sont pas aussi simples que le
XVllle siecle pouvait le croire. On a pu voir quelles formes de
tologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc
relations de pouvoir étaient véhiculées à travers des technologies diverses (qu'il s'agisse des productions à fins écono-
comme travail de nous-mêmes
qu'êtres libres.
en tant
miques, d'institutions
à fin de régulations sociales, de
techniques de communication)'
les disciplines à Ia fois col-
3) Mais sans doute serait-il tout à fait légitime de faire
J'objection suivante: à se bomer à ce geme d'enquêtes ou
lectives et individuelles, les procédures de normalisation
exercées au nom du pouvoir de l'État, des exigences de Ia
société ou des régions de Ia population en sont des exemples
L'enjeu est donc: comment déconnecter Ia croissance des
Je caractériserai donc I'êthos philosophique
sur nous-mêmes
d'épreuves toujours partieJles et locales, n'y a-t-il pas risque
à se laisser déterminer par des structures plus générales dont
on risque de n'avoir ni Ia conscience ni Ia maí'trise?
À cela deux réponses II est vrai qu'il faut renoncer à I'espoir d'accéder jamais à un point de vue qui pourrait nous
donner acces à Ia connaissance complete et définitive de ce
qui peut constitue r nos limites historiques Et, de ce point de
vue, I'expérience théorique et pratique que nous faisons de
nos limites et de leur franchissement possible est toujours
elle-même limitée, déterminée et donc à recommencer
Mais cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire
que dans le désordre et Ia contingence Ce travail a sa généralité, sa systématicité, son homogénéité et son enjeu
Son enjeu. 1Iest indiqué par ce qu'on pourrait appeler « le
paradoxe (des rapports) de Ia capacité et du pouvoir » On
sait que Ia grande promesse ou le grand espoir du
XVllle
siecle,
ou d'une partie du XVllle siecle, était dans Ia croissance simultanée et proportionnelle de Ia capacité technique à agir sur
les choses, et de Ia liberté des individus les uns par rapport
aux autres. D'ailleurs on peut voir qu'à travers toute I'histoire
des sociétés occidentales (c'est peut-être là que se trouve Ia
capacités et I'intensification des relations de pouvoir?
Homogénéité. Ce qui mene à I'étude de ce qu'on pourrait
appeler les « ensembles pratiques ». II s'agit de prendre
comme domaine homogene de référence non pas les représentations que les hommes se donnent d'eux-mêmes, non
pas les conditions qui les déterminent sans qu'ils le sachent.
Mais ce qu'ils font et Ia façon dont ils le font. C'est-à-dire les
formes de rationalité qui organisent les manieres de faire (ce
qu'on pourrait appeler leur aspect technologique);
et Ia
liberté avec laquelle ils agissent dans ces systemes pratiques, réagissant à ce que font les autres, modifiant jusqu'à
un certain point les regles du jeu (c'est ce qu'on pourrait appeler le versant stratégique de ces pratiques).
L'homogénéité de ces analyses historico-critiques est donc
assurée par ce domai ne des pratiques avec leur versant technologique et leu r versant stratégique
Systématicité. Ces ensembles pratiques relevent de trois
grands doma ines : celui des rapports de maí'trise sur les
choses, celui des rapports d'action sur les autres, celui des
rapports à soi-même
Cela ne veut pas dire que ce sont là
trois domaines compJetement étrangers les uns aux.autres
On sait bien que Ia maTtrise sur les choses passe par le rap-
à-dire de ce qui n'est ni constante anthropologique ni variation
chronologique)
historiquement
est donc Ia façon d'analyser, dans leu r forme
singuliere, des questions à portée générale.
port aux autres; et celui-ci implique toujours des relations à
soi; et inversement. Mais il s'agit de trois axes dont il faut
analyser Ia spécificité et I'intrication.
pouvoir, I'axe de I'éthique
I'axe du savoir, I'axe du
En d'autres termes, J'ontologie
historique de nous-mêmes a à répondre à une série ouverte
de questions, elle a affaire à un nombre non défini d'enquêtes qu'on peut multiplier et préciser autant qu'on voudra;
mais elles répondront toutes à Ia systématisation
suivante·
comment nous sommes-nous constitués comme sujets de
notre savoir, comment nous sommes-nous constitués
comme sujets qui exercent ou subissent des relations
pouvoir;
comment
nous sommes-nous
sujets moraux de nos actions.
Généralité. Enfin, ces enquêtes
constitués
de
comme
historico-critiques
sont
bien particulieres en ce sens qu'elles portent toujours sur un
matériel, une époque, un corps de pratiques et de discours
déterminés. Mais, au moins à I'échelle des sociétés occidentales dont nous dérivons, elles ont leu r généralité: en ce sens
que jusqu'à nous elles ont été récurrentes; ainsi le probleme
des rapports entre raison et folie, ou maladie et santé, ou
crime et loi; le probleme de Ia place à donner aux rapports
sexuels, etc.
Mais, si j'évoque cette généralité, ce n'est pas pour dire
qu'il faut Ia retracer dans sa continuité
métahistorique
à tra-
vers le temps, ni non plus suivre ses variations. Ce qu'il faut
saisir c'est dans quelle mesure ce que nous en savons, les
formes de pouvoir qui s'y exercent et "expérience que nous y
faisons de nous-mêmes ne constituent que des figures historiques déterminées par une certaine forme de problématisation qui définit des objets, des regles d'action, des modes de
rapport à soi. L'étude des (modes de) problématisations (c'est-
Un mot de résumé pour terminer et revenir à Kant. Je ne
sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup de
choses dans notre expérience nous convainquent que I'événement historique de l'Aufkliirung
ne nous a pas rendus
majeurs; et que nous ne le sommes pas encore. Cependant,
iI me semble qu'on peut donner un sens à cette interrogation
critique sur le présent et sur nous-mêmes que Kant a formulée en réfléchissant sur l'Aufkliirung.
11me semble que c'est
même là une façon de philosopher qui n'a pas été sans
importance ni efficacité depuis les deux derniers siec\es
L'ontologie critique de nous-mêmes, il faut Ia considérer non
certes comme une théorie, une doctrine, ni même un corps
permanent de savoir qui s'accumule; il faut Ia concevoir
comme une attitude, un êtnos, une vie philosophique ou Ia critique de ce que nous sommes est à Ia fois analyse historique
des limites qui nous sont posées et épreuve de leu r franchissement possible.
Cette attitude philosophique doit se traduire dans un
travail d'enquêtes diverses; celles-ci ont leur cohérence
méthodologique
dans I'étude à Ia fois archéologique et
généalogique
de pratiques
envisagées simultanément
comme type technologique de rationalité et jeux stratégiques des libertés; elles ont leur cohérence théorique dans
Ia définition des formes historiquement singulieres dans lesquelles ont été problématisées les généralités de notre rapport aux choses, aux autres et à nous-mêmes. Elles ont leu r
cohérence pratique dans le soin apporté à mettre Ia réflexion
historico-critique à I'épreuve des pratiques concretes. Je ne
sais s'il faut dire aujourd'hui que le travail critique implique
encore Ia foi dans les Lumieres' il'
,
,
, necessite
lours le travail sur nos limites c'est-a'-d'
'
Ire un
qUI donne forme a Ilmpatience de Ia liberté,
,
,
o'
'
,
le pense t
I
' ouabeur pati
ent
11
COMMENTAIRE
r::::::::,.>
Introduction:
WÍls ist Aufkliirung?
Quand un journaI pose une question à ses lecteurs,
hier et aujourd'hui
2. La question de Ia Berlinische Monatschrift
3. La philosophie moderne comme réponse à Ia question des Lumiêres
I.
r::::::::,.>
La réponse kantienne
r. Le contexte de l'intervention kantienne
2. La philosophie face au présent
a. Le présent comme âge du monde (PIaton)
b. Le présent comme signe annonciateur (Augustin)
c. Le présent comme aurore d'un monde nouveau
(Vico)
d. Le présent comme rupture (Kant)
3. Les difficultés du texte kantien
a. Les Lumieres comme sorti e de Ia minorité de Ia
ralson
b. L'autonomie: un processus et un devoir
c. Le libre usage de Ia raison
- L'ambigui'té du terme « humanité »
- La nécessité de l'obéissance
- Usage privé et usage public de Ia raison
.
4· Le probleme politique de Ia possibilité d'un usage
public de Ia raison
~
3. Caractérisation
positive de I'êthos philosophique
a. Une attitude limite
- La philosophie comme critique des limites
- Archéologie
et généalogie:
comment
penser
autrement?
b. Une attitude expérimentale
- L'épreuve de Ia réalité
- La ponctualité
de ]'intervention
philosophique
c. La structure du travail philosophique
- Enjeu poli tique
- Homogénéité
des ensembles pratiques
- Systématicité des ensembles pratiques
- Généralité des ensembles pratiques
La modemité
Transition: Lumieres et modernité
I.
2.
a. Les Lumieres comme âge de Ia critique
b. Les Lumieres
comme réflexion sur I'histoire
c. L'objet des Lumieres: le concept d'« aujourd'hui »
d. La modernité:
une attitude née des Lumieres
Le moment moderne
a. Baudelaire et l'éternité du présent
b. La beauté poétique de I'actuel
L'héroi'sation moderne
a. L'homme moderne
b. La pensée
l'avenir
du présent
comme
3· Rapport au présent et rapport
4· Le privilege de l'art
~
~
imagination
I.
de
2.
à soi-même
2. -
Qu'est-ce que Ia phiIosophie?
L
L'Aufkliirung:
phie
2.
Caractérisation
négative de I' êthos philosophique
a. Le refus du chantage à l'Aufkliirung
b. Le refus de Ia confusion entre Lumieres et humanisme
-
une nouvelle définition de Ia philoso-
La complexité des Lumieres
La complexité de I'humanisme
L'humanisme comme théorie « mineure
L'opposition entre critique et humanisme
L'impossibilité de Ia confusion
ConcIusion
»
~
Les Lumieres comme conception d'une vie philosophique
La philosophie et l'impatience de Ia liberté
Explication linéaire
Introduction: Uils ist Aufklarung?
L'entame du texte est ironique. Aujourd'hui, quand un
journal pose une question à ses lecteurs, on peut être sur
que Ia réponse est connue de tous et n'intéresse personne.
Au XVIlIe siecle, on était plus curieux ou plus intelligent,
et les journaux demandaient à leurs lecteurs de répondre
à des questions
véritablement
difficiles. Ainsi, en
décembre 1784, Ia grande revue Berlinische Monatschrift
demande à ses lecteurs de tenter d'élucider Ia nature de
leur propre époque, qualifiée en Allemagne d'Aufkliirung.
Kant, apres Mendelssohn,
propose une réflexion fort
breve mais tres dense, dont I'originaIité est de déterminer
non pas un contenu doctrinaI propre aux Lumieres,.mais
I'attitude singuIiere qui en est Ia vraie caractéristique.
La question est peut-être pIus importante encore que
Ia questiono En effet, Ia phiIosophie moderne, malgré les
efforts successifs d'auteurs aussi considérabIes que HegeI
ou Nietzsche, n'a jamais réus si à Iui apporter une soIution
satisfaisante, ni à s'en débarrasser. On peut donc imaginer
Ie scénario suivant: si une revue posait aujourd'hui à ses
Iecteurs Ia question - qu'est-ce
que Ia phiIosophie
modeme?
-, Ia bonne réponse consisterait
à dire:
« c'est celle qui tente de répondre
à Ia question Iancée, voiIà deux siecIes, avec tant d'imprudence:
u-ás
ist Au.fklíirung? » On Ie voit, Ie geste kantien, même s'iI
se donne dans un texte mineur, a une signification qui va
bien au-delà de I'époque des Lumieres proprement dite.
«::::Y
La réponse kantienne
Le contexte de l'intervention kantienne
Les circonstances de Ia pubIication de I'opuscule kantien sont significatives. Kant répond ici à une question
Iancée par le pasteur ZoJlner, irrité qu'on puisse remettre
en cause le mariage reIigieux. Il ne fut pas Ie seul à le faire,
et le probleme de Ia définition des Lumieres est en bonne
pIace dans Ies débats de Ia Berlinische Monatschrift. On
peut citer entre autres les textes de Mendelssohn (Que
signifie éclairer?) et Hamann
(Lettre à Christian
Jacob Kraus), puis, en un rapport plus distant mais non
moins important avec les Lumieres, ceux de Fichte
(Contributions destinées à rectifier lejugement du public sur Ia
Révolution française) et de Herder (Une autre philosophie de
l'histoire). Foucault remarque que l'intervention
kan-
tienne s'inscrit dans une préoccupation pIus vaste, initiée
par Mendelssohn et Lessing, qui prend pou: objet le rapport entre Ia pensée aJlemande et Ia culture jUlve. Tout en
tentant de se définir, l'Aufklarung n'oublie pas qu'une
part importante de ses penseurs sont juifs, et qu'il est
donc nécessaire de dégager un fond commun entre le
judaisme et Ia philosophie allemande.
La philosophie face au présent
Ce n'est toutefois pas Ia principal e originalité du texte
de' Kant. Foucault énonce d'emblée ce qui va constituer
I'axe principal de son analyse: Ia spécificité de Kant est
de poser d'une maniêre
entiêrement
nouvelle. Ia
question du présent, ou de l'actualité. Cette. questI~n
n'est certes pas inédite dans I'histoire de Ia phllosophle,
mais jusqu'ici, les philosophes n'ont pensé le présent q~e
dans son rapport au futur, ou à une destination de I'ulllverso Prenons I'exemple de Platon: dans le Politique, tous
les interlocuteurs
s'entendent
à penser leur actualité
comme un âge du monde, sans que ce présent soit analysé
pour lui-même. Augustin et Ia tradition chrétienne vont
dans le même sens: I'actuel n'est que I'amorce ou I'annonce d'un avenir attendu et espéré. Enfin, Vico, peu de
temps avant Kant, considere les Lumieres co~me une
phase de transition vers une période d'authentIque bonheur, pour l'humanité en son ensemble.
La définition kantienne est négative, et tournée au
fond vers le passé. L 'Aufklarung est une sorti e, une rupture avec l'état précédent, celui de Ia minorité de Ia raisono Ce style d'analyse est rare, même chez Kant. Le
conflit desfacultés ou l'Idée d'une histoire universelle au point
de vue cosmopolitique sont en effet tournés vers une p~rspective d'espoir, vers un avenir culturel ou moral posslble
celui qui Iui semble Ie plus compréhensible: iI est obligatoire Iégalement de payer ses impôts; mais Ia majorité de
Ia raison implique que chacun est totalement Iib~e de
contester Ie systeme fiscal dont iI dépend.
Kant ne se contente pas ici de reconduire I'ancienne
distinction entre obéissance publique et Iiberté privée. Il
Ia retourne même de façon à Ia fois étrange et significative. Kant parle en effet d'usage privé de Ia raison pour
désigner ce qui est fait de Ia raison dans un cadre fonctionneI ou professionnel: le pasteur qui prêche, Ie soldat
qui se bat, Ie médecin qui soigne, Ia fonctionnaire qui met
en ceuvre des décisions administratives. Chacune de ces
fonctions détermine des circonstances particulieres, que
Ia raison est tenue de respecter si elle veut accomplir ce
qui est requis d'elle. L'usage public de Ia raison, qui
consiste à raisonner comme homme, indépendamment
des exigences sociales ou professionnelles, ne peut en
revanche souffrir aucune sorte de Iimitations. Il n'y a
Lumieres que quand une telle Iiberté de critique et d'anaIyse peut coexister avec l'usage privé.
Cela conduit Foucault à poser, cette fois explicitement, une ultime question au texte de Kant. Comment
peut-on politiquement garantir aux individus que l'usage
public de leur raison ne sera pas Iimité? C'est là que le
probleme des Lumiêres devient véritablement politique.
Kant propose alors, en termes à peine voiIés, une sorte de
contrat au monarque de son temps, Frédéric lI. Une institution politique pourra obtenir de ses sujets une au.thentique obéissance à Ia condition qu'elle Ieur garantis~e une
total e Iiberté dans l'usage public de Ia raison, mais surtout
qu'elle soit elle-même fondée sur des normes rationnelles
et universelles. Autrement dit: seul un État rationnellement fondé peut convenir à une raison éclairée.
Lumieres et modernité
Laissons Ià ce texte » (~p. 70). Foucault ne s'embarrasse pas de précautions particulieres pour congédier
I'opuscule kantien, dont iI souligne justement qu'on ne
peut en rien Ie considérer comme une description correcte ou complete des Lumieres. Mais, tout en minimisant en apparence I'importance de ce texte, Foucault en
fait Ie manifeste d'une attitude, Ia critique, qui est constitutive elle aussi de I'esprit des Lumieres. Réclamer Ia
majorité de Ia raison revient au fond à vouloir pour cette
raison qu'elle sache circonvenir Ie territoire de son usage
Iégitime, et éviter Ies dérives du dogmatisme, Ionguement
condamné dans Ia Critique de Ia raison pure. Foucault s'attache ensuite -Ia Iogique de ce développement apparaítra
apres coup - à décrire Ie rapport entre Qu'est-ce que les
Lumieres? et Ia pensée kantienne de l'histoire en général.
Alors que Ies autres textes de Kant sur l'histoire décrivent
Ia finalité interne de I'humanité,
Qu 'est-ce que les
Lumieres? attribue à l'homme Ia responsabilité de son état
de minorité, et donc aussi celle d'une éventuelle émancipation. En ce sens, l'opuscule kantien est plus concret,
pratique, et ne se contente pas d'identifier des régularités
ou des perspectives consolantes. Ce statut particulier
confere au texte une singuliere importance: Kant y exprimerait au fond l'actualité de Ia critique, c'est-à-dire Ia justification ultime de son propre travail. La réfiexion sur
« aujourd'hui » est tout à Ia fois ce qui fait Ie propre des
Lumieres, de Ia philosophie moderne, de Ia critique et de
Ia pensée kantienne. On pourrait ajouter, ce que Foucault
ne dit bien évidemment pas, que Ie Qu'est-ce que les
Lumieres? de Foucault a exactement Ia même fonction:
«
comlE
QU'EST-CE
I'actualité.
Ainsi envisagé, le texte kanti~n est « I'esquisse
de
ce qu'on pourrait
appeler l'a~tu~e
de ~odernité
»
~p. 7 ). Là est sans doute l'artlCUlatlOn maJ~~re de I'ar1
gument foucaldien, en ce qu'il permet de sal.s,lr Ia nécessité du passage entre Ia réflexlon sur les Lumleres et cel1e
portant sur Ia modernité. Foucault est tres clair: Ia
modernité n'est pas une période,. il, n'y a pas. d~ pré~odernité, ni même de posunoderl11te. Le, S~UCIhlsto[1q~e
d'une délimitation par des dates ou des .ev,enements arbltrairement
choisis d'une épOque qualIfiee de moder~e
n'est pas fondé; si, comme on doit le f~i:e .en philoso~ht~, r
on s'attache à I'essence de Ia moderl11te, I1 faut Ia debl11
, I"
d d I'
l' , ou
par une attitude spécifique a egar
, e . actu~ lte~,
er e
encore par une maniere de penser et d agir partlcuh
.
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Bref, Ia modernité
est uO êthos,
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qui débarrasses
ICI e toute reler ah.
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A
'
tres différents.
Le moment moderne
1:' ence
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Le texte va alors pivoter brusquement
une reler t ,
, 'I l' ,
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à I'autre , de Ia philosoph1e a ,a .Itterature,
. ,
. e a r de
Baudelaire, I'un des prineipaux eC[1Val~Sa aVQlr tente , ,
définir Ia modernité. Que dit BaudelaIre? La modernlt~,
ute
c'est Ia discontinuité du teJ11Ps,Ia rupture,
d Ia nouvea
'
doP-,
le fugitif; ou plus exactement:
. d etre mo
. l'erne,
,
'I'c est
, ara d de
ter volontairement
une atOtu e partlcu
lere a I eg e'sent
.'
ce mouvement incessant, afin d e SaISlr
." ce que e pr
l"loge
peut contenir d'éternel. La mo d emIte n est pas he ute
du ehangement
pour lul-meme,
maIS une
a
A
•
A
J\\RE
·
QUE LES LUMIERES?
donner à comprendre
le p~urquoi d;. I'archéologi~
et
Ia nécessité de I'interventlon
de 1 mtellectuel
dans
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T
•
97
conselenee de Ia singularité d
done aIors quelque chose d'h ~ moment
aetueI,
~l"olque.
L'héroisation
qui a
moderne
Foucault
se . contente d'u\1 eJ(
·
les pemtres qUi représentent I empJe. Baudelaire raiU
s
affublés de toges antiques,qll'it hommes de Ieur tem ~
beBes o~ pI~s ?ign~s. ÊtIemOd: c:onsiderentcomme
pI~s
Baudelalre a retablIr Iavéritéen tne. ne consiste pas pour
personnages. 11s'agit plutôtd d~ablllant de noir tous le
,
..
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11
s
epoque, qUi consiste icien on ce er e propre de notre
morto Foucault précise: cette rapport
entêtant avec Ia
conçu dans son caractere éter l\laIorisation
du présent
.
. 1
ne I
'
sans Irome. I n'est pasquest'lon ement
unique ' ne va pas
I
pour en collectionner lescuti t e flâner dans Ie présent
'
OSlt'·
1e .present en sachant exprimer Sa es,' nlalS de transfigu rer
falt cett~ réaIité. Baudelaire <: .realit~ mieux que ne Ie
Constantln
Guys, comme le !te
ICI Ie dessinateur
moderne: Ie dessin, par Ia p ,type
idéaI de I'artiste
d'
U1Ss. ance
epasse l'e reeI tout en I'expr'
de I'imagination
an nonçant dep
,., ce qu'ilpourr1m:.).
d'It ce qu'iI est en'
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F oucau It IUI-même
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ser Ie present
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comme possibIes alternatives. !l]aIs
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Rapport au présent etrap'Po 11q'
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La modernité,
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consIste done aussi dansli teu... Y10n à I'aetualité
construetion
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d'
A
I'
re,us
d
e
ya a une forme d'ascétisme.
de di .~ ~e que 1'0n est. 11
SeI plme qui confine au
re1igieux. L'homme moderne est un scu1pteur de soimême, tenu donc à une ob1igation de créativité bien di.ffici1e à assumer.
Derniere remarque sur Baude1aire, qui est ici aussi
une critique de sa conception de Ia modernité: Baude1aire
ne croit pas qu'un te! travai1 de l'imagination soit possib1e
dans Ia société ou dans 1es institutions poli tiques. Seul
l'art est un terrain propice à l'expression de Ia modernité.
Foucault n'en dit guêre p1us, mais on comprend qu'une
telle limitation n'est pour lui pas 1égitime, et que c'est
précisément dans 1e domaine po1itique que l'attitude
moderne, c'est-à-dire au fond l'attitude philosophique,
est aujourd'hui indispensable.
~
Qu'est-ce que Ia phiIosophie?
L'Aufldarung: une nouvelle définition
de la philosophie
Foucau1t prend congé de Baude1aire comme i11'avait
fait de Kant. Là encore, i1 sou1igne que ses que1ques
remarques n'ont rien d'exhaustif, et que les Lumiêres
comme Ia modernité sont bien trop comp1exes pour être
caractérisées aussi rapidement. Une fois posée cette
clause de modestie, à vrai dire un peu rhétorique,
Foucault tente de justifier l'intérêt des Lumieres pour Ia
pensée d'aujourd'hui. Il est tres clair à cet égard; sa 1ecture de Kant comme Ia définition de Ia phi1osophie qu'i1
va proposer n'expriment aucune fidé1ité aux Lumiêres, si
on entend par 1à un ensemb1e déterminé de theses
comme l'optimisme historique, Ia confiance dans Ia raison ou Ia préoccupation humaniste. L'objectif est bien
plus limité, et plus légitime aussi: tenter de voir ce
qui dans l' êthos philosophique
des Lumieres pourrait
être réactualisé dans une philosophie
en acte et en
effet. Il n'y a aucune nosta1gie dans ce qui va être dit, pas
p1us qu'il n'y avait de dévotion dans 1e parcours kantien
qui ouvre 1e texte.
Caractérisation
négative
de l'êthos
philosophique
P1us qu'une caractérisation, même négative, de l'êthos
phi1osophique, i1 faut 1ire 1es trois paragraphes suivants
comme une mise au point avant tout po1émique. Le
contexte est le suivant: Ia philosophie contemporaine,
avec Habermas en Al1emagne, avec des auteurs comme
Ferry ou Renaut en France, est marquée par un vaste
mouvement d'idées visant à faire revivre certaines va1eurs
propres aux Lumieres. Certains des tenants 1es p1us radicaux de ce mouvement vont aller jusqu'à dire qu'on ne
peut être que pour ou contre 1es Lumieres. Défendre 1es
droits de l'homme et l'universa1ité de certaines va1eurs,
défendre Ia 1iberté de penser et I'autonomie de Ia raison
reviendrait au fond à une forme de retour aux Lumieres;
à l'inverse, tout auteur qui nierait Ia 1égitimité d'un te1
retour serait soupçonné d'être opposé aux droits de
I'homme ou à Ia rationa1ité en général. Foucau1t refuse
d'emb1ée ce qu'i1 appelle à juste titre un chantage à
l'Aufkliirung (~p. 76).
Foucau1t n'est pas un adversaire des Lumieres.
L'importance historique de I'époque, son souci de Ia
liberté, sa pensée comme combat pour Ia vérité, sa disposition à l'égard de l'actua1ité sont autant de bonnes raisons
de s'y intéresser. Mais i1 est insensé de réduire ce débat à
une alterna tive simp1iste - pour ou contre 1es Lumieres.
En 1ieu et p1ace de ce faux débat, Foucau1t propose Ia tâche
suivante:
«
faire
l'ana1yse
de
nous-mêmes
en tant qu'êtres historiquement déterminés, pour une cer-
taine part, par l'Aufkldl'Ung» (~p. 77)0 La série d'enquêtes
qui s'impose alors au philosophe sera fidele aux Lumieres
en un sens bien précis: non pas chercher dans notre présent le noyau de rationalité que les Lumieres lui auraient
légué, mais faire vivre l'autonomie de Ia raison par Ia critique de ce qui se donne à nous comme formes nécessaires.
Foucault procede à I'identique pour écarter une
deuxieme forme de chantage, plus pervers encore. Celuici consiste en un premier temps à assimiler Lumieres et
humanisme, puis à accuser ceux qui se permettent de critiquer certains aspects des Lumiêres d'être anti-humaniste, et partant anti-humains. Cet argument repose sur
plusieurs gestes tres contestables. Le premier procede
d'une généralisation trop hâtive des différents aspects des
Lumieres, alors même que l'extrême diversité des phénomenes que l'on regroupe sous ce terme l'interdit formellement. L'analyse que Foucault vient de proposer ne dit
pas Ia vérité des Lumieres, elle se contente d'en éclairer
I'un des visages, celui qui concerne le mode de rapport
réf1exif au présent.
L'humanisme ne peut pas non plus être considéré
comme un mouvement homogene. Suivant le contexte
philosophique ou politique dans lequel il intervient, l'humanisme peut avoir une signification bien différente. Des
mouvements d'idées aussi divers que le marxisme, l'existentialisme, le personnalisme ou le stalinisme ont pu se
dire humanisteso Le seul point commun que l'on peut
éventuellement dégager ici est que tous les humanismes
prennent appui sur des conceptions de !'homme héritées
de Ia religion, de Ia science ou de Ia politique.
En plus de ces deux formes d'amalgame, le chantage à
l'humanisme commet une troisieme erreur. À supposer
que I'on puisse caractériser unilatéralement I'humanisme
et les Lumieres, il semble bien que ces deux mouvements
sont bien plus en conf1it qu'en harmonie. Tout d'abord
par ce que I'idée même d'une valeur universelle, définitive -I'homme - n'est pas acceptable par une raison réellement autonome; ensuite parce que les Lumiêres ne sont
pas historiquement
définies comme un humanisme, et
qu'il n'est pas honnête de le faire apres coupo Les choses
sont donc plus embrouillées et confuses que ne le laissent
croire I'argument du chantage, et il appartiendra à I'archéologie de démêler I'écheveau du rapport humanisme/Lumieres, ce que fait par exemple un livre comme
Les mats et les chases.
Caractérisation positive de l'êthos philosophique
Foucault passe enfin à une caractérisation positive de
Ia philosophie, ou il faut voir sans doute Ia these Ia plus
importante et Ia plus personnelle du texte. Premier élément à retenir ici: l'êthos philosophique
est une attitude limite, c'est-à-dire
une analyse des limites et
une réflexion sur el1es. Foucault prend clairement pour
modele Ia démarche kantienne: mais alors que Kant voulait déterminer les limites de Ia connaissance, qu'il faut
donc renoncer à franchir, Ia philosophie doit aujourd'hui
déterminer ce qui précisément doit être franchi. Le kantisme inversé de Foucault va bien au-delà du champ de Ia
connaissance, il s'étend à tout le domaine de Ia pensée, ou
Ia philosophie va devoir indiquer Ia singularité et Ia
contingence qui se cachent sous les fausses évidences et
les prétendues nécessités.
Foucault poursuit dans une même ligne kantienne:
non plus analyser les structures
universel1es
du
savoir, mais les conditions historiques de l'émergence
d'une pensée ou d'une action, dont nous nous disons
Ies sujets. Une telle enquête n'est pas transcendantale
au
sens ou elle élaborerait Ies conditions de possibilité d.'une
nouvelle métaphysique, mais elle est bien critique, c'est-àdire à Ia fois archéologique et généalogique.
La phiIosophie doit être archéoIogique par sa
méthode: cela signifie qu'elIe s'attache à « traiter Ies discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons
comme autant d' événements historiques » (~p. SI), ce
que Foucault fait Iui-même dans chacune de ses grandes
ceuvres. Elle doit être généaIogique par sa finalité:
permettre de concevoir ce qui fait notre pensée comme
une donnée contestable et donc critiquable, ouvrant ainsi
l'horizon pour une autre pensée et une autre action.
Cette vocation Iibératrice de Ia philosophie n'a de sens
que si à côté du travaiI historique elle accepte de « se
mettre à I'épreuve de Ia réalité et de I'actualité, à Ia fois
pour saisir Ies points ou Ie changement est possible et
souhaitable et pour déterminer Ia forme précise à donner
à ce changement» (~p. SI). L'action politique n'est pas un
complément facultatif à I'activité proprement conceptuelle, ni un vague supplément d'âme destiné à soulager Ia
conscience inquiete du philosophe. La phiIosophie en
son identité Ia pIus profonde, celle-Ià même qui nait
avec Ia question kantienne, est indissociabIement
théorique et pratique, critique et politique. La suite
du texte confirme cette intimité de Ia théorie et de Ia pratique: de même que I'enquête historique dégageait Ia singularité et Ia contingence des dispositifs de savoir et de
pouvoir, de même I'intervention
du philosophe sera
ponctuelle et précise, Ioin des projets gIobaux et radicaux
ou Ia pensée s'est si souvent perdue.
Pas de programme d'ensemble donc, pas d'idéologie
gIobalisante. Mais des transformations particulieres de Ia
pensée, de I'autorité, des rapports de sexe, de Ia perception de Ia folie ou du sort fait aux délinquants, autant de
Iieux de vie pour une philosophie critique. Tout cela est
bien Iimité, et bien insuffisant, dira-t-on. Foucault en
convient. Mais peut-iI en être autrement, alors que Ia philosophie a pour objet de montrer Ie caractere justement
limité, dans sa durée comme dans sa Iégitimité, de tout
discours? Soyons humbles dans nos prétentions, paraí't
dire Foucault, ce qui n'empêche nullement de procéder
avec méthode et systématicité.
Le travaiI historico-pratique
de Ia philosophie a son
enjeu propre. Il consisterait en ceci: analyser Ies rapports
entre Ia liberté des individus et Ies formes de pouvoir.
Alors que Ie XVIIIe siecle croyait que notre pouvoir sur Ies
choses croissait en même temps que notre Iiberté, Ies deux
derniers siecles ont montré que Ies choses étaient plus
complexes et moins réjouissantes. On a ainsi vu des technologies supposées accroí'tre notre pouvoir construire
silencieusement des formes d'assujettissement des individus; on a vu des modalités de pouvoir conduire à des procédés de normalisation plus efficace que I'oppression.
L'enjeu est donc d'imaginer des moyens pour déconnecter
Ia croissance de Ia Iiberté de ces différentes formes de relations de pouvoir. Un enjeu d'émancipation, à nouveau.
Le domaine d'analyse est par Ià même déterminé. La
philosophie a pour objet Ies ensembles pratiques, c'est-àdire les formes de rationalité qui organisent les manieres
de faire et de penser. Foucault considere ces ensembles
pratiques comme homogenes, dans Ieur versant technologique comme dans Ieur versant stratégique. La philosophie est une discipline unifiée grâce à I'homogénéité de son
objet, un divers historique dont iI est possible de tracer Ies
Iignes de force.
Troisieme trait caractéristique
de Ia philosophie:
sa
systématicité. Là encore, elle découle de Ia systématicité de
I'objet étudié, ou l'on peut distinguer
trois grands
domaines:
l'axe du savoir, l'axe du pouvoir, I'axe de
l'éthique. On reconnait aussitôt les trois grands moments
de l'ceuvre de Foucault, qu'il ne faut donc pas interpréter
comme des inflexions ou des modifications
d'objectifs,
mais comme des étapes également nécessaires du travail
de toute philosophie. Autrement dit encore: l'archéologie du savoir, l'analytique du pouvoir et l'herméneutique
du sujet sont les trois dimensions de ta philosophie, si du
moins on lui donne Ia vocation historico-politique
que
Foucault lui attribue ici.
Derniere caractéristique du travail de Ia philosophie : sa
généralité. Foucault ne prétend pas que les phénomenes
étudiés sont universels, mais qu'à Ia condition de se limiter
à Ia culture occidentale, les ensembles pratiques offrent des
régularités remarquables. La philosophie ne va pas renoncer à être l'intelligence du singulier. Mais elle va chercher
également sous Ia contingence de Ia maniere dont les problemes sont posés Ia relative permanence
de ceux-ci.
Foucault le dit tres clairement: « l'étude des modes de
problématisation
est donc Ia façon d'analyser, dans leur
forme historiquement
singuliere, des questions à portée
générale ». Là encore, c'est Ia nature même de l'objet qui
confere à Ia philosophie sa qualité, ici Ia possibilité pour
elle de se déployer selon une universalité relative.
nous sommes devenus majeurs. L'efficacité des Lumieres
ne peut donc résider dans I'actualisation réelle et concrete
de l'autonomie de Ia raison, ou du moins une telle actualisation n'a pas eu lieu. Il faut plutôt Ia chercher ailleurs,
dans une attitude particuliere que l'Aufklarung aurait fait
naitre et qui, en traversant les siecles, a nourri Ia philosophie. Plus fondamentalement
encore: Ia valeur des
Lumieres
est dans le mode de vie qu'elle propose au
philosophe,
appelé à mettre à l'épreuve sa pensée et à
construire
les conditions d'une libération.
La phitosophie
et t'impatience
de ta tiberté
Cette émancipation est le fruit d'un long travail, qui
emprunte des voies aussi surprenantes que l'enquête historique, et des méthodes aussi apparemment abstraites que
l'archéologie. Mais cette tâche a sa cohérence théorique
dans Ia détermination précise de l'objet singulier qu'elle va
analyser, et pratique dans ses modes d'intervention
politique. Faut-il encore croire aux Lumieres pour mener à
bien ce travail? Foucault ne le croit pas. L'essentiel est de
retenir de Kant le sens même de Ia limite, objet d'une
patiente élaboration théorique en même temps que d'une
impatiente volonté de dépassement.
3. - Commentaire thématique
.-<:::::.'
Les Lumieres: réalité d'une époque
et probleme philosophique
L'âge de ta critique
Les Lumieres comme conception d'une vie phitosophique
Foucault revient enfin à Kant, sur un ton un peu
désolé. Rien ne parait indiquer dans notre histoire que
Objet du texte de Kant comme de celui de Foucault,
les Lumieres sont à Ia fois une époque déterminée
de
I'histoire européenne
et un probleme qui, comme le
montrent les extraits choisis plus haut, va occuper une
part significa tive des philosophes des XIXe et xxe siecles.
Vn mot d'abord sur l'image de Ia lumiere, que l'on
retrouve dans Ia totalité des pays européens, et qui est le
fruit d'une tres longue histoire. L'utilisation philosophique de Ia lumiere a sa source dans une double tradition platonicienne et biblique. Si l'âge classique, à partir
de Descartes et sous Ia forme du concept de lumiere naturelle, en fait un attribut proprement
humain, elle
conserve Ia fonction de condition d'intelligibilité, qu'elle
avait déjà chez saint Augustin. Descartes identifie Ia
lumiere naturelle à Ia faculté de connaitre, en tant qu'elle
perçoit clairement, distinctement et immédiatement Ia
vérité; elle est capable de déterminer les opinions de
l'honnête homme et, accompagnée de méthode, d'acquérir aisément toute connaissance. La conception classique
de Ia lumiere déplace ainsi Ia fonction d'intelligibilité
autrefois attribuée à Dieu vers Ia raison humaine.
La vocation libératrice de Ia lumiere naturelle
n'échappera pas aux phi!osophes du XVIIIe siecle. Voltaire
et Condorcet considéreront ainsi l'entreprise cartésienne
comme une préparation
aux Iumieres poli tiques de
l'époque révolutionnaire.
Grâce à Descartes et son
concept de lumiere naturelle, « I'esprit humain ne fut pas
libre encore, mais il sut qu'il était formé pour l'être »
(Condorcet, Esquisse d'un tableau histoTique des pTogres de
l'espTit humain).
Les Lumieres peuvent done être eomprises, dans
une tradition eartésienne, eomme I'applieation Iucide
et sans bornes prédéterminées
de Ia raison humaine à
Ia totalité des phénomenes
natureIs,
historiques,
politiques,
moraux
et religieux.
La vocation des
Lumieres est donc fondamentalement critique. Il s'agit,
en exprimant dans sa plénitude Ia puissance de Ia raison,
d'évaIuer ce qui jusque là paraissait, par le poids du temps
et Ia solidité des institutions qui en proclamait Ia légitimité, éehapper à tout questionnement: Ia tradition, l'autorité de l'Église et des pouvoirs poli tiques, les dogmes de
toute origine. Plus fondamentalement
peut-être, cette
attitude critique de Ia raison se retourne contre ellemême, une raison capable ainsi de ne pas se laisser griser
par ses capacités, en évitant ainsi de retomber dans un
nouveau dogmatisme.
L'autonomie de ta raison
Les différentes formes nationales de ce mouvement
européen sont l'effet de l'application d'un espTit, ou d'une
disposition critique, à ce qui peut lui faire obstacle.
L'attitude
est indéniablement
Ia même partout.
L'adversaire en revanche peut varier considérablement
selon les pays. La vigueur de Ia contestation philosophique de ce qui semble s'opposer au libre essor de Ia raison est donc largement déterminée par Ia résistance de Ia
cible, plus que par l'acuité de Ia critique elle-même. Gn
peut comprendre ainsi que face à Ia religion, France et
Allemagne divergent entierement, alors même que le
positionnement philosophique à !'égard de l'autorité est
sensiblement identique de part et d'autre. Comprendre
les Lumieres implique donc d'identifier à Ia fois le fond
commun et les particularismes nationaux.
L'esprit des Lumieres consiste pour Kant à avoir le
courage de se servir de son propre entendement. Cette
définition suppose que l'homme est un être raisonnable,
capable de se connaitre lui-même et suffisamment audacieux pour utiliser sa raison dans tous les domaines de
!'existence, sans renoncer quand l'obstacle parait trop
montrent Ies extraits choisis plus haut v
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n'échappera pas aux philosophes du XVIIIe siecle. Voltaire
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comme une préparation
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Grâce à Descartes et son
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(Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progres de
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cible, plus que par I'acuité de Ia critique elle-même. On
peut comprendre ainsi que face à Ia religion, France et
Allemagne divergent entierement,
alors même que le
positionnement philosophique
à l'égard de l'autorité est
sensiblement identique de part et d'autre. Comprendre
les Lumieres implique donc d'identifier à Ia fois le fond
commun et les particularismes nationaux.
L'esprit des Lumieres consiste pour Kant à avoir le
courage de se servir de son propre entendement.
Cette
définition suppose que l'homme est un être raisonnable,
capable de se connaí'tre lui-même et suffisamment audacieux pour utiliser sa raison dans tous les doma ines de
l'existence, sans renoncer quand l'obstacle paraí't trop
important. L'idéal poursuivi, présenté par Kant, mais
aussi par Ia plupart des représentants des Lumieres toutes
nationalités confondues, comme une tâche à accomplir,
réside dans l'autonomie de Ia raison. La raison est donc une
faculté d'émancipation, qui doit permettre à l'homme de
s'épanouir, de construire son savoir, de rechercher
comme il l'entend son propre bonheur, et d'établir les
rapports qui lui paraissent convenables avec les autres
hommes, les uns et les autres étant considérés comme
membres d'une seule et même humanité.
Cette recherche de l'autonomie, qui comme on le voit
prolonge l'entreprise cartésienne, n'est pas l'apanage de
Ia période des Lumieres. On peut même considérer
qu'elle coincide avec Ia philosophie en général, si on
entend par philosophie Ia libre quête du vrai. La véritable
spécificité des Lumieres nous semble plutôt résider dans
Ia fonction pratique donnée à Ia raison, dans Ia connaissance de ce que l'homme est et dans Ia construction politique de ce qu'il doit être collectivement. Autrement
dit: Ies phiIosophes du XVIIIe siêcle, en France et en
AlIemagne,
mettent
en reuvre une pensée certes
nouvelle, mais dont I'originaIité
est dans Ia haute
conscience qu'elle a d'elle-même,
de sa vocation et
de son pouvoir.
Le souci de soi des Lumieres
La philosophie
des Lumiêres est une pensée en
quête d'identité, et c'est bien ce point que Foucault souligne justement. En essayant de se définir elle-même, elle
est consciente du lien étroit existant entre l'effort théorique et l'action qui pourrait en découler. L'autoportrait
du philosophe s'accompagne donc d'une réflexion sur Ia
fonction historique que Ia philosophie se doit d'assumer,
au regard de l'actualité politique immédiate, mais aussi au
regard de toute I'histoire de l'humanité. D'Alembert le
dit clairement
dans son Discours préliminaire
à
/'Encyclopédie, les Idéologues le répéteront, Condorcet
enfin, dans son Esquisse d'un tableau historique desprogres de
I'esprit humain portera ce souci à sa plus haute conceptualité: Ia philosophie trouve dans Ia définition de son
moment historique l'une de ses tâches essentielles. Cette
préoccupation est patente dans les vastes récapitulatifs
historiques
auxquels procedent
les penseurs
des
Lumieres. Il s'agit toujours de s'inscrire dans une hérédité philosophique particuliere, qui prend son départ
chez Bacon trouve sa forme métaphysique, estimable
mais provisoire, chez Descartes, et son accomplissement
chez Locke et surtout Newton, cette derniere référence
étant destinée à donner à Ia pensée des Lumieres Ia légitimité incontestable dont Newton jouit dans le domaine
des sciences. Il s'agit aussi en général de faire du présent
comme le point culminant d'une épopée de Ia liberté,
prélude à des lendemains radieux.
Cette conscience historique est en même temps
une conscience poli tique. Au moment ou les acquis
théoriques des Lumieres - autonomie de Ia raison et
réflexivité de son travail critique - sont parvenus à maturité, leur articulation à Ia pratique commence à poser probleme; plus exactement, les philosophes, de part et
d'autre du Rhin, se rendent compte que les conséquences
effectives de leurs theses sur le cours de Ia société doivent
être évaluées. La conscience de soi des Lumiêres est donc
toujours à Ia fois conscience de Ia spécificité de l'époque
par rapport au passé philosophique et en regard, déjà,
d'un possible avenir révolutionnaire.
Cette dimension pratique de Ia pensée est à l'évidence
plus marquée en France, et Condorcet en est le représ~ntant Ie plus éminent. Mais on Ia trouve aussi dans Ia
réflexion kantienne sur Ie rapport de Ia théorie et de Ia pratique, qui vise précisément à contester l'expression popuIaire affirmant que ce qui peut être vrai en théorie ne I'est
pas en pratique. Ce souci d'application de Ia philosophie
est peut-être aussi au principe de sa compréhension
comme une entreprise collective. Si Ia philosophie a une
fonction sociale et une obligation morale de résuItats, il
vaut mieux associer les talents. D'Alembert Ie dit naturellement en inaugurant l'Encyclopédie. Mais les Idéologues,
par Ieur fonctionnement en réseau, obéissent à Ia même
Iogique. Kant, penseur solitaire s'il en est, ne pratiquera
pas cette forme collective de philosophie; le concept de
publicité - au sens strict de ce qui est publié, donc pubIic en est toutefois l'une des théorisations possibles. On le
retrouve chez Ia plupart des philosophes de l'Aufkldrung:
on le retrouve tres clairement aussi dans ce que Foucault
dit de Ia nécessaire intervention du philosophe.
La spéciJicité de l'Aufkliirung
En plus de ces éIéments communs, nombreux et fondamentaux, l'Aufkldrung, que Kant et Foucault étudient,
se caractérise par deux traits propres, étroitement dépendants l'un de I'autre. Le premier est l'attitude généraIe
bienveillante face au fait religieux; le second est un souci
de préserver les droits de Ia raison pratique, ou de Ia
moralité, fut-ce au détriment de ceux de Ia stricte rationalité théorique. L'idée traditionnelle d'un XVIlIe siecle anticlérical et sceptique ne résiste pas à une anaIyse élargie. Si
on peut l'admettre à peu pres pour Ia France, cette vision
est fausse pour l'Allemagne. 11ne s'agit nullement pour
les penseurs allemands de détruire Ia foi ou Ia religion,
mais de l'approfondir, ou encare de Ia ramener à son
noyau de vérité rationnelle.
Kant écrit ainsi une Religion dans les limites de Ia simple
raison; Leibniz propose une métaphysique dans laquelle
Dieu joue Ie premier rôIe; Mendelssohn, Lessing, J acob
ou Herder accordent à ces questions une importance
capitale. Cette position intellectuelle fondamentale des
Aufkldrer, qui croient en un possible accord de l'idéal
d'autonomie de Ia raison avec Ia religion s'expIique par de
muItipIes causes, qui reIevent de I'histoire des rapports
entre l'Église et l'État, de Ia force des grandes métaphysiques allemandes de I'époque classique, pIus encare
peut-être de Ia tradition universitaire allemande, qui voit
travailler de concert phiIosophes et théologiens
La seconde spécificité des Lumieres allemandes s'exprime de maniere exempIaire dans Ies mots de Kant, souvent cités: « je devais donc supprimer Ie savoir, pour
trouver une pIace pour Ia foi » (Critique de Ia raison pure).
Cette affirmation ne signifie pas que l'intelligence doit se
soumettre au dogme reIigieux, évidemment, mais que Ia
raison pratique et Ia morale sont ce qu'il y a de pIus
importants paur l'homme. Établir les limites de Ia
connaissance théorique n'a de sens que si cette destination propre de I'homme, comme individu et comme
espece, est préservée et renforcée. Les Lumieres allemandes demeurent d'esprit rationaliste, et elles le sont
d'ailleurs pIus que les Lumieres françaises, si souvent tentées par I'empirisme. Mais c'est un rationalisme de Ia
diversité, qui n'oppose pas artificiellement Ies différents
domaines de Ia raison, cherchant au contraire Ia concordance, ou du moins Ia conciliatian.
Période féconde, Ies Lumieres ont donné lieu à de
vastes débats par Ia suite. FoucauIt s'inscrit naturellement dans cette histoire, non pour regretter Ia di~parition d'un esprit, qui n'a pas résisté aux drames de
I'histoire et aux coups de boutoir des grandes pensées de
Marx, Freud ou Nietzsche, mais pour faire revivre Son
attitude à I'égard du présent. FoucauIt n'est en rien un
philosophe
amoureux
des Lumieres,
bien
au
contr~ire ~mais il considere qu'est né à cette époque
ce qUI dOlt encore aujourd'hui
constituer
l'essence
de l'acte phiIosophique.
r<::::,J
La modernité
La question de Ia modernité que Foucault aborde dans
Ia seconde partie du texte revêt une grande importance
dans Ie débat philosophique
contemporain,
Ie pIus souvent en rapport ave c ce qu'on appelle Ie postmoderne. Le
concept de modernité apparaí't peu apres Kant, au début
du XIXe siecle, dans Ie domaine de l'art. On peut définir
I'idéaI de Ia modernité
comme une conscience
particulierement
affirmée de Ia présence
des promesses
du futur dans l'actueI. Il y a donc queIque chose de prophétique dans Ia modernité.
La notion trouve chez
BaudeIaire et chez Rimbaud ses pIus éminents représentants. Dans Ies deux cas, comme Ie souIigne d'ailleurs
FoucauIt, I'attention portée à l'actuaIité s'exprime par Ie
souci d'y voir une étincelle d'éternité, tout en refusant de
conce~~ir Ia beau.té comme une forme éternelle et figée.
On uulrse voIonuers I'adjectif moderniste pour désigner
I'art né dans Ia seconde moitié du XIXe siecle, caractérisé
Iui aussi par une obsession de I'auto-définition.
Dans Ie
Iangage de I'histoire des idées, on parle de phiIosophie
moderne pour quaIifier Ia pensée postérieure à Kant, en
Ia distinguant parfois de Ia philosophie contemporaine,
qui apparaitrait alors avec Ie crépuscule des idéologies à Ia
fin du xxe siecle.
Foucault refuse absoIument d'aller au-delà de cette
approche strictement esthétique. Il y a bien une attitud.e
de modernité qui apparaí't entre Kant et Baudelalre, maIS
il n'est pas Iégitime d'utiliser ce terme en I'identifiant aux
Lumieres,
voire au travaiI de Ia raison en général.
FoucauIt Ie dit nettement
dans Ies Dits et éerits (t. lI,
p. 1266): parler, comme
Ie phiIosophe
allema~~
Habermas, d'une nécessaire réactivation de Ia modermte
au nom de Ia rationalité,
n'a pas de sens, pas pIus
d'ailleurs que Ie concept de postmodernité.
Il faut tout de même reconnaitre
que Ia pensée de
Foucault peut assez bien se retrouver dans ce qu'un phiIosophe commeJean-François
Lyotard dit de Ia postm~dernité. La condition postmoderne
désigne ici à la fOlS
une époque, la nôtre, marquée par I'effondrement
des
grands récits de Iégitimation
comme en proposent Ies
Lumieres ou le marxisme, et une attitude de méfiance à
I'égard des prétentions de Ia rationaIité. Quand Lyotard
écrit « Guerre au tout, témoignons de I'imprésentable,
activons Ies différends » (Le postmoderne expliqué aux
enfants, Paris, GaliIée, 1986, p. 32), iI s'agit, comme chez
Foucault
de donner toute sa valeur à Ia singuIarité.
L'reuvre'de
FoucauIt est en un sens fideIe à I'attitude
de modernité,
comme réflexion sur l'actualité;
mais
elIe est tres infideIe à Ia modernité
entendue comme
affirmation de Ia puissance synthétique
et universelIe
de Ia rationalité.
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de savoir comment et
jusqu'ou il serait possible de penser autrement.
La fonction
II faudrait,
politique
de Ia philosophie
écrit Foucault,
« imaginer
quelque
une philosophie
analytico-politique
»
(Dits et éerits II, p. 54I). Foucau1t n'entend pas ici, sous
cette formule, faire revivre artificiellement Ia vielle conruvence entre philosophie et poli tique, eelle-1à même qui
donnait 1ieu, chez Platon à l'identification du phi10sophe
et du roi. La phi10sophie n'a pas de fonction immédiatement poli tique au sens ou elle serait à même de donner
1es reg1es et 1es principes de l'exercice concret du pouvoir
poli tique ; 1e philosophe n'a pas même vocation à fournir
des valeurs à une société désemparée, ou à orner de son
prestige 1es jugements normatifs 1es p1us divers,
La tâche est à Ia fois p1us précise et p1us diffici1e:
déterminer par l'ana1yse critique eomment 1es solutions
que l'on propose habituellement
aux prob1emes de notre
temps ont pu être é1aborées, Cette démarche aboutit à
une fragi1isation généra1e de cadres traditionne1s de Ia
pensée, à ce que Foucault appelle parfois Ia friabilité
générale des sols ou Ia criticabilité du rée1. La réflexion
sur I'aetualité poli tique se trouve ainsi considérabIement
allégée de toutes 1es surcharges mora1es et juridiques qui
I'affectaient: Ia phi10sophie comme révé1ation de Ia nonnécessité des choses.
La distinction classique entre une phiIosophie théorique et une intervention
pratique du phi10sophe se
trouve ainsi singu1ierement
brouillée. L'actua1ité exige
que l'on y intervienne;
et Ia théorie phi10sophique n'est
que « le systeme régiona1 de cette lutte » (Dits et écrits I,
chose
comme
p. IIn). Autrement dit encore: l'effort conceptueI de
Ia phiIosophie
est indissociabIe
de l'interventi.on
politique, il en est Ia théorisation, non au sens d'un discours donnant a priori légitimité à une telle intervention,
mais au sens d'un lent travail préparatoire, identifiant les
points faibles du réel à transformer.
De cette disposition philosophique découle le type
d'action politique auquel Foucault a participé: le reportage d'idées, que Foucault a mené par exemple en Iran, le
soutien aux prisonniers, le souci constant de ce qui est
singulier et exceptionnel face au discours majoritaire, l'attention aux minorités, autant de manieres d'incarner Ia
philosophie.
L'intellectuel spécifique
La figure de I'intellectuel fait partir des icônes de
l'histoire culturelle de Ia France. De Voltaire à Sartre, en
passant par Zola, on s'est habitué à attendre du philosophe une parole et une action éc1airée, fondée le plus
souvent sur des valeurs supérieures aux intérêts spécifiques des acteurs politiques.
Malgré I'indéniable
noblesse d'une telle attitude, Foucault se méfie de ce
qu'elle peut avoir de posture artificielle, et de Ia prétention qui y est nécessairement présente.
Ce que l'intellectuel peut faire est au fond plus limité,
mais peut-être aussi plus concreto Il résume sa fonction
d'une formule: « faire un relevé topographique
et géoIogique de Ia bataille, voilà Ie rôIe de l'intellectuel.
Mais quant à dire: voilà ce qu'il faut que vous fassiez,
certainement pas » (Dits et écrits I, p. 1627). L'intellectuel
n'a plus vocation à l'universel, puisqu'il n'y a pas de
valeurs universelles; il n'a pas non plus à délivrer une
vision du monde; son travail est spécifique, et a affaire avec
Ia vérité, et ses limites. L'effet de Ia philosophie est d'abord
dans I'indication de Ia contingence des choses, dans Ia critique des fausses familiarités et des prétendues évidences;
il est ensuite dans une collaboration avec les acteurs du
conflit, dans Ia réélaboration de nouveaux cadres de pensée. La vraie ceuvre d'un philosophe, c'est finalement sa
vie, pour autant qu'elle est une vie philosophique.
Outils
a
LEXIQUE FOUCALDIEN
ArchéoIogie
Ce terme désigne ici Ia démarche intellectuelle consistam à traiter les discours sur ce que nous disons, pensons et faisons
comme autam d'événements historiques. L'archéologie, en élaborant Jes cond!tions d'émergence d'un ensemble pratique, permet de percevOlr Je caractere finalement contingem de ce qui se
donne a nous comme une contrai me ou une limite universelles.
Dispositif
Foucault ent.er:d par dispositif ]'articulation complexe d'un rapport de saVOlr a un rapport de pouvoir. Le systeme pénal est le
mellleur exemple d'un tel dispositif, en ce qu'il unit une
construction
de I'homme comme objet d'étude et l'élaboration
d'une maitrise. de ce même individu.
Savoir et pouvoir
fonctlOnnem ICI de pair, dans une relation de conditionnemem
réciproque.
Epistémé
Ce concept définit un ensemble structuré de discours, reposant
sur Ia construction d'un objet propre et de regles précises d'élaboration. Foucault, qui utilise massivemem ce concept dans Les
mot: et les cboses, I'abandonne progressivemem
au profit du « disposmf », dom Ia connotation
est nettement moins théorique.
Êtbos
Les Grecs utilisent ce terme pour qualifier une maniere particuliere, d'être, d'agir et de penser. Foucault reprend le concept en
]'app1Jquam à ]'attitude spécifique de Ia modernité, puis à celle
de Ia philosophie en général, qui est ainsi définie plus comme
une dlsposmon que comme une discipline.
GénéaIogie
Le concept viem de Nietzsche,
qui a notamment
écrit une
Généalogie de Ia morale. Il signifie chez ce philosophe
Ia
démarche
consistant à soupçonner
sous Ies discours et les
notions les plus assurées de Ia tradition et de Ia morale des
motifs plus iméressés et moins avouables. Foucault I'utilise en
un sens tres fidele à cette origine: faire Ia généalogie d'un dispositif permet, par Ia patieme étude de son histoire, d'en comprendre le caractere singulier et arbitraire
et donc de s'en
libérer.
Herméneutique
De maniere générale, une herméneutique
est une forme systéma tique d'imerprétation
d'un discours ou d'un concept, dom le
sens premier
ne renferme
pas l'authentique
signification.
Foucault refuse de maniere générale cette idée d'une profondeur qui serait plus importante
que Ia surface. La notion est
donc sensiblement
modifiée, et s'applique ici à comprendre
comment nous nous sommes, au cours d'une histoire dont il
faut lire les prémisses dans l'Antiquité, constitués comme sujets
sexuels et éthiques.
Humanisme
Selon Foucault, on ne peut mettre sous ce terme aucun corpus
déterminé de theses ou de conceptions. On regroupe en réalité
dans cette notion un ensemble tres disparate de positions, qui
ont en commun de fonder leurs discours sur une conception
particuliere
de I'homme, sou vem issue de Ia religion, de Ia
science ou de Ia politique. Foucault, en indiquam dans Les mots
et les cboses à quel poim le concept d'homme est jeune - à peine
deux siecJes - et sur le point de mourir, formule I'une des critiques Jes pJus efficaces de I'humanisme, sans qu'il faille y voir
un rejet du respect du à I'être humain.
Intellectuel
Par commodité ou par habitude, on appelle « intellectuel
»
toute personne dont Ia profession et le travail s'accompagnent
d'une intervention fréquente dans le débat poli tique, une intervention qui se fait au nom d'une compréhension
considérée
comme supérieure de I'actualité en questiono Foucault refuse en
grande parti e cette position magistrale, que Sartre incarne parfaitement:
il s'agit pour lui d'être un intellectuel spécifique,
c'est-à-dire
d'être capable, grâce au travail archéologique,
de
déterminer les Iignes d'attaque et les points faibles de Ia réalité à
transformer, cette transformation
même étant confiée aux personnes directement concernées.
Lumieres
On désigne d'abord par Lumieres une période historique correspondant
grosso modo au xv me siecle, caractérisée par une
revendication de liberté et d'autonomie de Ia raison. Ce mouvement, qui touche Ia totalité des pays européens, est tres divers,
et prend en Allemagne une forme sensiblement
différente de
son expression française. Foucault considere que le propre des
Lumiêres n'est pas tant un ensemble déterminé de theses philosophiques qu'une attitude particuliere à I'égard de son actualité
et un souci de définir sa propre identité.
Modernité
La modernité désigne un vaste mouvement littéraire, artistique
et philosophique,
qui couvre une partie du XIXe siecle et que I'on
peut caractériser par Ia haute conscience de sa nouveauté eu
égard aux périodes antérieures. Foucault, comme ille fait pour
les Lumieres, considere que Ia modernité désigne en réalité une .
attitude de valorisation
de l'actuel, qui s'accompagne
d'une
ferme volonté de le modifier. Etre moderne en philosophie
consiste donc d'abord à s'interroger
sur le sens de 1'« aujourd'hui ».
Pouvoir
Le pouvoir est généralement pensé en philosophie comme I'expression d'une forme de souveraineté,
se manifestant
par le
monopole de I'usage de Ia contrainte. Contre ce modele centralisé, Foucault affirme que le vrai pouvoir, celui qui est réellement efficace, se constitue dans des modalités plus fines, plus
cachées, qui integrent des rapports de savoir. En un sens, le vrai
pouvoir est celui qui n'apparalt jamais comme teI, celui qui sait
se faire oublier.
Savoir
Foucault, dans Ia premlere partie de son ceuvre, dresse une
archéologie du savoir. Celui-ci n'est pas seulement une forme
de connaissance ou de science; il désigne l'ensembJe complexe
et structuré des discours portant sur un objet dont l'émergence
permet précisément I'apparition et Ia légitimité de ce savoir. Il
n'y a ainsi de sciences humaines qu'à partir du moment ou le
concept d'homme apparalt comme indispensable,
un moment
que I'on peut précisément déterminer.
Sujet
Ce concept désigne en philosophie la personne consciente et
maltre d'elle-même, source d'un ensemble bien délimité de discours et de pratiques. Dans Ia derniere partie de son ceuvre,
Foucault va tenter de montrer comment le sujet éthique est
apparu, à travers Ia réflexion sur Ia sexualité. Il ne s'agit nullement de revenir à une conception métaphysique du sujet, que le
dispositif archéologique
a définitivement
rendu impossible.
11
IID
INDEX DES NOTIONS
Archéologie 16-17; 23-24
Clinique 19-20
Critique 56; 70; I07-ro8
Dispositif 24-30
Epistémé 20-23
Êthos 43-45; 80-86; 99-1°4
Folie 17-19
Généalogie 81
Hennéneutique 3°-32
Homme 20-23
Humanisme 22 ; 77-80
Intellectuel I 15- I 17
LuInÍeres ro5- I I 2
Minorité/Majorité 41; 48-49; 65-67; 92-93
Modernité 27; 42-43; 72-76; 95-98; I I 2-1 13
Pouvoir 24-25
Prison 25-29
Savoir 16-17; 29-30
Sexualité 30-32
Sujet 3°-32
Usage publiclUsage privé 41-42; 68-70; 93-94
SUJETS DE DISSERTATION
~
Peut-on
reprocher
à Ia philosophie
~
Le progres de l'humanité
d'être
inutile?
n'est-il qu'un mythe?
~ À quoi sert l'histoire ?
~
Un philosophe
son temps?
est-il nécessairement
~
L'idée de progres a-t-elle un sens dans le domaine de
l'art ?
~
L'exigence d'autonomie
de Ia raison est-elle compatible avec Ia vie en société ?
~
La liberté
~
La raison ne parle-t-elle
~
La moral e résiste-elle
de penser
comporte-t-elle
un homme
de
des limites?
que de l'universel ?
au dévoilement
de ses origines?
111
BIBLIOGRAPHIE
~ Dits et écrits, Paris, Gallimard-Quarto,
2001, 2 volumes.
Cette édition reprend en un format commode Ia premiere édition des Dits et écrits, en quatre volumes, parue
en 1994. L'une et l'autre contiennent un important dossier biographique et un index des notions tres utiles.
~ Folie et dàaison. Histoire de Iafolie à l'âge classique, Paris,
Plon, 1961; repris sous le titre Histoire de Iafolie à l'âge
classique, Paris, Gallimard, 1972.
Ouvrage touffu, long et difficile, mais totalement nouveau par sa méthode et son style.
~ Naissance de Ia clinique, Paris, PUF, 1963.
Texte relativement bref, tres précis et instructif d'un
point de vue historique
~ Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
Peut-être le plus célebre des livres de Foucault. L'un
des plus intéressants, mais aussi des plus complexes.
~ L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
Une parenthese
méthodologique
dans l'ceuvre de
Foucault. Particulierement
ardu.
~ L'ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970.
Texte de Ia conférence inaugural e de Michel Foucault
au College de France. Tres accessible.
""".Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
Par sa puissance et son originalité, mais aussi par sa relative facilité de lecture, un texte tres recommandable.
~ La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
~ L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984.
1984,
Ces trois livres constituent une histoire de Ia sexualité,
que Foucault n'a jamais pu achever. Ecrits dans une
langue d'une belle limpidité, ces textes manifestent
une préoccupation
d'ordre éthique qui n'était pas
visible dans les ouvrages antérieurs.
« 11 faut défendre
la société », Paris, Seuil-Hautes
~ Le souci de soi, Paris, Gallimard,
~
Études, 1997·
,
~ Les anormaux, Paris, Seuil-Hautes Etudes, 199~'
~ L'herméneutique du sujet, Paris, Seuil-Hautes Etudes,
200r.
,
~ Le pouvoir psychiatrique, Paris, Seuil-Hautes
Etudes,
20°3·
Ces textes reprennent celui du cours que Foucault donnait chaque année au College de France. Cette édition
est en cours, et on peut espérer d'autres publications.
Ouvrages sur Foucault
Peu d'ouvrages sur Foucault sont disponibles en français, alors que Ia production est surabondante en anglais.
Notans toutefois:
~ P. BILLOUET, Foucault,
~
Paris,
Les
Belles
Lettres,
Figures du savoir, 1999·
Bonne synthese de l'ceuvre de Foucault.
G. CANGUILHEM, Mort de l'homme ou épuisement du
Cogito?, in Critique, 24 (1967),242.
Bel article, fin et admiratif,
~
écrit par l'un des maitres
de Foucault.
E. DA SILVA,éd., Lectu1'es de Michel Foucault. Volume
II: Foucault et Ia philosophie, Lyon, ENS, 20°3.
Un recuei 1 d'articles intéressant
sur le rapport de
Foucault à Ia philosophie.
Réservé tautefois à un
public averti.
'""""'O. DEKENS, L'épaisseul' hzmzaine. Foucault et l'anhéologie
de l'homme moderne, Paris, l(jmé, 2000.
Une tenta tive de rapprochement entre Kant et Foucault.
'""""'G. DELEUZE,Foucault, Paris, Minuit, 1986.
Texte magnifique et Iumineux. DeIeuze tente une Iecture proprement phiIosophique du dispositif conceptuel de Foucault. Ouvrage assez difficiIe.
'""""'H.-L. DREYFUS,P. RABI ow, éds., Michel Foucault: un
pal'COu7''S
philosophique, Paris, Gallimard, 1984,
Une présentation d'ensembIe claire et précise de I'itinéraire de Foucault.
'""""'D. ERIBON, Michel Foucault: 1926-1984,
Paris,
FIammarion, 1989.
Une bonne biographie. Se Iit comme un romano
'""""'F. GROS, éd., Foucault: le coul'age de Ia vàité, Paris,
PUF,2002.
Quelques articles utiles. Niveau universitaire.
Ouvrages sur les Lumieres
'""""'Th. ADORNO, Dialeetique négative, Paris, Payot, 2003.
Ce grand texte, méditatif et sombre, porte sur le
xxe siecle, mais prend pour appui le projet des
Lumiêres, dont l'auteur considere qu'il est mort à
Auschwitz. Récemment réédité en poche.
'""""'E. CASSIRER,La philosophie des Lumiens, Paris, Agora,
1966.
La seuIe présentation à Ia fois synthétique et phiIosophique des Lumieres. Tres recommandable.
'""""'G. RAULET,Aufklanmg. Les Lumiel'es allemandes, Paris,
GF,1995'
Un ouvrage utile pour Ia compréhension
allemand des Lumieres.
!di
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Aubin
tmprimeur
du versant
- Ligugé, Poitiers O.L. novembre 2004 1 W éd : 701 7120102
Impr. : P 67646/1mprimé
en France
frrlld.
L'!1lterprétntioll des rêves
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~ristotr, Éthique à Xicomnque
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