Les traducteurs de Freud à l`épreuve de l`étranger

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Les traducteurs de Freud à l`épreuve de l`étranger
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Les traducteurs de Freud
à l’épreuve de l’étranger
Jacques Le Rider
Longtemps, notre langue française a traduit sans se poser trop de
questions sur l’acte de traduire, parce que traduire allait de soi et parce que
la croyance en l’excellence du français, pour ne pas dire en sa supériorité,
ne laissait pas de place à l’idée que la langue étrangère pût résister à l’élucidation par la traduction en français. Même après que Leibniz, qui avait
écrit quelques-uns de ses grands ouvrages en français, eut invité les philosophes allemands à écrire en allemand, il fut un temps où les traductions
de philosophie et de théorie allemandes coulaient de source. De Madame
de Staël à Victor Cousin, plusieurs générations de lecteurs français ont lu
les classiques allemands sans être tourmentés par l’idée qu’ils perdaient
peut-être l’essentiel. L’idée que le français doit d’abord se réformer et s’infliger une cure drastique de néologismes pour faire bon accueil à la pensée
et à la philosophie allemandes s’est imposée depuis l’époque de la fameuse
« crise allemande de la pensée française » dont parlait si bien Claude
Digeon 1.
En France, l’histoire de la psychanalyse freudienne a été profondément
marquée par la personnalité de Jacques Lacan. C’est en particulier le cas
des traductions des textes freudiens. Lacan, artiste de la langue, maître du
mot d’esprit, génie de la formule inoubliable, avait sous les yeux quelques
exemples du supplice chinois que la traduction de l’allemand rendait
désormais inexorable. Traduire Heidegger semblait impossible sans la
création d’une nov-langue incompréhensible au commun des mortels francophones. Jean Hyppolite, si présent dans les écrits de Lacan, avait donné
1.
Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, Presses Universitaires
de France (1959), réédition 1992.
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l’exemple d’une traduction de Hegel qui ne faisait aucune concession à la
facilité de lecture, qui montrait l’inconcevable caché dans le concept et qui
admettait en fin de compte que plusieurs termes, telle la fameuse Aufhebung, dussent rester intraduisibles. Certaines inventions verbales de Lacan,
comme la forclusion, pour traduire Verwerfung, ne sont pas des traductions,
ni des trahisons, mais des créations, des métamorphoses qui font que le
« retour à Freud » est une pure fiction. Dans de tels cas, il n’y a pas « retour
à Freud », mais réinvention de Freud.
Ma conviction est que l’intraduisible n’existe pas en tant que tel, mais
qu’il est constitué, construit, dans certaines situations d’interculturalité. Or
les concepts « intraduisibles » ne sont-ils pas en grande partie, pour l’esprit
français contemporain, d’origine allemande ? Le paradoxe étant que les
concepts les plus difficiles à traduire, aux yeux des traducteurs de Hegel
comme à ceux des traducteurs de Freud, sont des mots d’usage courant
qu’une simple nuance arrache à la langue quotidienne (en allemand, par
exemple, aufheben est un verbe tout simple, d’usage multiple et incessant ;
mais le substantif Aufhebung n’appartient pas au registre de la langue ordinaire), ou des mots « du sens commun » que la traduction élève à un
niveau d’abstraction, voire d’obscurité sans rapport avec le mot allemand.
Georges-Arthur Goldschmidt a très bien montré que certaines traductions
de Freud rendent « ésotérique » le vocabulaire freudien qui, dans l’original,
est incontestablement des plus « exotériques 2 ». Comme le dit ailleurs
Goldschmidt : « Jamais Freud ne s’écarte d’une langue moyenne, accessible
à tous ses lecteurs, mais dont il révèle justement toute la portée, toute la
profondeur et la richesse presque inexplorées 3. »
Le transfert culturel n’est pas un passage en ligne droite de la culture
A à la culture B, mais un passage dans lequel interfèrent souvent des cultures tierces. On a pu ainsi analyser les « transferts triangulaires » entre la
France, l’Allemagne et la Russie à l’époque des Lumières : la culture allemande pénètre dans la Russie à travers la langue française 4. Dans le cas
des traductions de Freud, le troisième sommet du triangle est l’Angleterre.
Il est probable 5 que certains choix de vocabulaire ont été influencés par la
2.
3.
4.
5.
Georges-Arthur Goldschmidt, Quand Freud voit la mer. Freud et la langue allemande, Paris,
Buchet/Chastel, 1988.
Georges-Arthur Goldschmidt, Cinquièmes assises de la traduction littéraire (Arles, 1988), Traduire
Freud : la langue, le style, la pensée, Arles, Atlas, Actes Sud (Hubert Nyssen), 1989, p. 1989.
Michel Espagne, Les Transferts culturels franco-allemands, Paris, Presses Universitaires de France,
collection « Perspectives germaniques », 1999.
Pour le dire avec précision, il faudrait disposer d’un dictionnaire historique de la psychanalyse
précisant la première occurrence de chaque concept en allemand, en anglais, en français.
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traduction anglaise. Ainsi la décision de traduire Übertragung par « transfert » a sans doute été influencée par l’anglais transference. Car le mot Übertragung aurait pu être traduit par « translation », « transmission »,
« transposition » ou « traduction ».
Dans le dictionnaire fondé par les frères Grimm, on trouve les sens suivants du mot Übertragung :
– Synonyme de Erduldung (supporter) : la vertu consiste à supporter la
pauvreté ;
– Translatio. Passer une rivière avec un bac ; contagion (sens médical) ;
transfert culturel au sens de translatio studii ;
– Rhétorique : « au sens figuré » ;
– Report chronologique, report comptable. Bismarck déclara : « Le budget
est toujours une loi prévue pour un an. Nous n’avons pas besoin de ce
qu’on appelle des virements ou des Übertragungen » ;
– Traduction. Humboldt traduit par exemple editio vulgata par gemeine
Übertragung ;
– Transmission en droit civil (par héritage ou par donation) ;
– Transmission en physique ou en chimie. Lange, dans son Histoire du matérialisme (1866), dit que « Descartes expliquait le mouvement des particules
comme une simple transmission suivant les lois de l’onde de choc ».
Je fais ici l’hypothèse que la traduction de Übertragung par « transfert »
a été prédéterminée par le choix de traduction fait par les Anglais. C’est le
paradoxe qui se révèle dans toute traduction : tout choix de traduction est
contingent, quelquefois même arbitraire, fruit d’un hasard, d’une conjoncture historique oubliée. Mais certains choix s’imposent si bien dans l’usage
que l’on finit par ne plus s’interroger à leur sujet.
Au reste, il ne faudrait pas pousser l’anglomanie jusqu’à s’extasier
devant tous les choix de traduction des freudiens anglais. Il y a foule d’incongruités dans la Standard Edition. La traduction de Anlehnung par anaclisis n’est certainement pas préférable à « étayage ».
Sigmund Freud parlait la langue des frères Grimm. Tous les bourgeois
de culture formés au lycée (Gymnasium) parlaient un allemand dont le vocabulaire et la syntaxe avaient été fixés à l’époque de Goethe. Le dictionnaire
des frères Grimm ajoutait à la langue de Goethe toute la mémoire, populaire aussi bien que savante, de la langue allemande depuis le Moyen Âge.
Mon approche est historique et philologique. Historique, parce que
toute langue est l’histoire de cette langue et parce que Freud est le parfait
représentant d’un état de la langue allemande autour de 1900. Philologique, dans la mesure où l’on peut, je crois, traduire Freud comme on tra-
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duit Hippocrate ou Paracelse. Cette approche historique et philologique ne
peut que déplaire à quiconque voudrait imposer de manière dogmatique
une façon de traduire Freud. Au concile de Trente, l’Église romaine désigna
la philologie comme une de ses pires ennemies. La raison historique et philologique est parfois conduite à contredire les interprétations dogmatiques.
Ce qui me frappe, autant chez Lacan que chez Laplanche, c’est le sentiment d’étrangeté qu’ils éprouvent, l’un et l’autre, face à Freud et face à la
langue allemande. Chez Jean Laplanche, ce n’est pas faute de compétence
de germaniste, puisque chacun connaît la profonde étude qu’il a consacrée
à Hölderlin. Non, je ne cherche pas à suggérer que l’attitude de Lacan et de
Laplanche face à la langue de Sigmund Freud relève de l’ignorance au sens
où l’allemand serait pour eux « du chinois ». Une telle remarque trahirait
une bonne dose de cuistrerie.
Mais je m’étonne toujours de ces déclarations telles que celle de Pierre
Cotet, lorsqu’il explique qu’il faut « résister aux tentations » du démon qui
hante le traducteur : « Première tentation : romaniser ou dégermaniser
Freud. […] Freud mobilisait toute son ironie et son agressivité pour
défendre son génie teutonique contre les entreprises acclimatisantes et aliénantes du génie latin 6. » Il me semble qu’une telle affirmation aurait fait
bondir Freud. Génie teutonique ? Lui qui appréciait tellement Henri Heine,
le poète juif allemand acclimaté à Paris et fier de s’être romanisé et dégermanisé ? Il faudrait, dit Jean Laplanche, que la traduction rendît « l’étranger de la langue étrangère, l’étrangèreté qui est une étrangeté, la
germanité 7 ». Comme nous souffririons si nous devions lire Dostoïevski
dans un texte français chargé de « russité » ou Gombrowicz dans un texte
français chargé de « polonité » !
Je veux dire que Lacan, à sa manière « baroque », parfois gravement
éloquente, parfois précieuse et malicieuse, et Laplanche, d’une façon plus
austère, beaucoup moins esthétique et poétique, mais plus rigoureuse,
refusent d’entendre et de lire la langue allemande de Sigmund Freud, pourtant si classique et si sobrement élégante, pour n’entendre que le langage
freudien. Cette conviction que Freud aurait non seulement donné un sens
plus pur aux mots de la tribu (car ce souci, tout théoricien un peu sérieux
est obligé de l’avoir, quelle que soit sa langue maternelle), mais fondé, par
degrés successifs, correspondant aux étapes principales du remaniement
de son système théorique, son propre langage. Freud, en somme, serait
6.
7.
Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 83.
Ibid., p. 88.
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progressivement passé de l’allemand au freudien. C’est un point sur lequel
je reste intraitable : l’affirmation de Jean Laplanche selon laquelle « le freudien peut être considéré comme un idiome de l’allemand » est intenable. Je
ne peux que me ranger à l’avis de bon sens de Bernard Lortholary : « Jean
Laplanche écrit : “Il s’agit de traduire l’allemand de Freud en un français
freudien.” Mais le lecteur allemand, quand il lit Freud, n’a pas du tout le
sentiment d’être placé devant un allemand freudien 8. »
« Le fameux “désaide 9”, poursuivait Lortholary, cumule les fautes de
traduction. D’abord, le mot allemand est un mot extraordinairement banal
et courant. Pourquoi un néologisme quand le français dispose des mots
“désarroi” et “désemparé” ? Et il y a erreur sur hilf-los = “dés-aide”, étymologie sauvage. Hilflos ne veut pas dire “privé d’aide 10”. » Face à des
objections aussi fondamentales, Jean Laplanche ne pouvait répondre que
par des arguments d’autorité : « Il faut connaître la pensée d’un auteur, et
pas seulement sa langue, pour le traduire 11. » On aura perçu la nuance qui
sépare « connaître » et « comprendre ». Moi-même par exemple, je connais
la langue de Freud, et je comprends Freud, du moins je crois le comprendre, mais en fait, je ne le connais pas.
Pardonnez mon impertinent entêtement, mais je continue tout de
même.
Selon les mots de Pierre Cotet, Freud aurait été « un écrivain au service
exclusif d’un penseur 12 ». S’il n’y avait pas le mot « exclusif » dans cette
phrase, on pourrait dire qu’elle s’applique à tout penseur… Mais l’adjectif
« exclusif » connote la représentation, illusoire à mon avis, d’une maîtrise
absolue de sa propre langue maternelle par Freud. Mais personne n’est
parfaitement maître de son écriture. De ce postulat difficile à admettre que
« le style de Freud » serait au meilleur de lui-même « dans le refus du
style », Pierre Cotet déduit que la traduction bonne peut ne pas être une
traduction élégante ; il suggère même que la lourdeur raboteuse peut, dans
certains cas, être une vertu supérieure de la traduction. « Notre religion est
simple : la fidélité totale 13. » C’est un geste de Réformateur : nous comprenons que ce Réformateur voulait déchirer, raturer, biffer, la vulgate freu-
8.
9.
10.
11.
12.
13.
Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 146-147.
Le glossaire publié sous le titre Traduire Freud par André Bourguignon, Pierre Cotet, Jean
Laplanche, François Robert (Paris, Presses Universitaires de France, 1989), propose de traduire
Hilflosigkeit par « le désaide » et l’adjectif hilflos par « en désaide ».
Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 147.
Ibid., p. 150.
Ibid., p. 81.
Ibid., p. 82.
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dienne latinisée et revenir aux textes antérieurs, grecs et hébraïques. Mais
il n’y a pas de texte adamique originel de Sigmund Freud. La profondeur
de Freud se situait à la surface des mots. Et ces mots étaient ceux que parlait toute une société et qu’habitait toute une tradition littéraire et philosophique.
La sacralisation du texte freudien est si évidente qu’elle commande
des choix surprenants : « Concrétiser directionnels et locatifs, prendre en
compte les suffixes, prendre en compte les préfixes, démarquer Drohung
(menace) de Androhung (menace proférée), intégrer au français (et Dieu sait
qu’il en coûte) chaque petit aber, auch, denn, doch, ja, nun, überhaupt 14. » Ce
souci de rester près du texte, nous l’avions dans notre jeunesse scolaire,
quand il fallait traduire une phrase d’un dialogue de Platon, bourrée de ces
petits mots qui ne voulaient pas dire grand-chose et qui donnaient au français de la version grecque du lycéen besogneux un caractère franchement
indigeste. Pour le dire avec la formule laconique de Georges-Arthur Goldschmidt : « La littéralité, c’est la mort de la traduction 15. »
La traduction des OCP ne repose pas seulement sur l’illusion d’une
maîtrise totale qu’aurait eue Freud de sa propre langue. Elle pousse la
croyance en une cohérence parfaite du vocabulaire freudien jusqu’à exiger
un continuum du glossaire de la traduction dans tous les types d’usage,
dans tous les contextes, à toutes les époques de la vie et de l’œuvre de
Freud. Ayant, par exemple, décidé de traduire Bedeutung par significativité,
on écrira significativité à chaque fois qu’on aura à traduire Bedeutung.
Hélas ! Pourquoi les traducteurs des OCP n’ont-ils pas suivi la méthode
de Sigmund Freud lui-même traduisant John Stuart Mill : « Au lieu de
reproduire méticuleusement les idiotismes de la langue étrangère, il lisait
un passage, fermait le livre et pensait à la façon dont un écrivain allemand
aurait exprimé les mêmes pensées 16. » Un travail de recherche fort intéressant (et qui, à ma connaissance, n’a jamais été entrepris) consisterait à
examiner de près le travail de Freud traducteur de Mill, de Charcot, de
Bernheim, etc., pour voir quels équivalents Freud a lui-même acceptés
comme valables. En 1911, Freud traduit l’anglais instinct par Trieb 17. Mais
n’allez pas, aujourd’hui, vous aviser de traduire en français Trieb par « instinct » ! Ce serait considéré comme une grossière erreur ! Il reste que la série
14.
15.
16.
17.
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 129.
Cité par Michèle Cornillot, dans Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 106.
Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 111.
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sémantique Trieb, « tendance », « instinct », « pulsion » n’a pas été entièrement clarifiée 18.
Mais comme il s’agit pour Jean Laplanche et son équipe de traduire le
freudien en français, ils trouvent aussi que certains concepts de la langue
française ont été dévalués, dénaturés, dévoyés, oblitérés et disqualifiés par
tel usage antérieur. Ainsi Jean Laplanche expliquait qu’il rejetait la traduction de Zwangsneurose par « névrose obsessionnelle », car une telle traduction risquerait de renouveler « l’équivalence hâtive établie entre les
symptômes cliniques des obsessions, définis par la psychiatrie française à
la fin du XIXe siècle, et la névrose isolée par Freud comme pendant de l’hystérie 19 ». Eh bien ! je ne crois pas que l’usage d’un mot au XIXe siècle suffise
à le rendre inutilisable au XXe siècle, surtout lorsque cet usage du XIXe est
complètement tombé dans l’oubli. L’histoire de la philosophie, comme
l’histoire des théories et des savoirs scientifiques, est faite d’efforts perpétuellement recommencés de définition des concepts, de différenciation
d’un nouvel usage par rapport aux usages anciens. Mais ces efforts ne
conduisent pas chaque théoricien à se forger une langue inédite.
Au reste, la méfiance qu’inspire l’usage d’un concept dans le contexte
de la psychiatrie française du XIXe siècle n’empêche pas d’autres membres
de l’équipe de traduction des OCP de justifier des néologismes en expliquant
qu’il s’agit en réalité d’« archéologismes ». Ainsi Descartes disait « animique » et son autorité permet d’exhumer ce mot suranné pour traduire
seelisch… sans états d’âme. Dans le même genre, on traduira Versagung par
refusement, et Sehnsucht par désirance. Vous vous rendez compte, Sehnsucht, la bonne vieille nostalgie… qui n’est décidément plus ce qu’elle était.
On pourrait ajouter que l’histoire des interprétations fait désormais
partie de la traduction française de Freud. À chaque interprétation devrait
correspondre une nouvelle traduction. Dans le cas des OCP, ce n’est pas l’interprétation de Freud par Jean Laplanche et son équipe qui prêtent le flanc
à la critique : cette interprétation force au contraire l’admiration par sa
rigueur, sa précision et sa cohérence. Comme disait Jean-Pierre Lefebvre à
propos de Jean Hyppolite : c’est un « travail génial d’invention d’un sens »,
mais « Hyppolite a manqué toute la dimension locationnelle et langagière
de la Phénoménologie 20 ». La traduction dirigée par Laplanche est, elle aussi,
18.
19.
20.
Cf. le volume en préparation de la Revue germanique internationale (sept. 2002, n° 18), édité par
Myriam Bienenstock, qui sera consacré au thème « Trieb : tendance, instinct, pulsion. Histoire
d’un concept ».
Cinquièmes assises de la traduction littéraire, loc. cit., p. 134.
Ibid., p. 130.
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une « géniale invention d’un sens ». Mais tout est dans le un de « un sens ».
Un ne veut pas dire « unique ». Géniale invention d’un sens, donc, et, néanmoins, traduction manquée.
Le problème se pose en raison de la situation particulière des droits qui
rendent, encore pour quelque temps, impossible de traduire et de publier
librement des traductions nouvelles de Freud. Mais bientôt, il sera possible
de traduire Freud aussi librement que Nietzsche (du moins les œuvres
publiées par Nietzsche de son vivant). Du coup, l’interprétation de
Laplanche hypothèque la traduction. Car une traduction véritablement
réussie devrait rester ouverte à toutes les interprétations possibles. Le jour
où chaque « freudologue » pourra proposer sa traduction, le jour où
chaque éditeur pourra la publier, la discussion sur les OCP dirigées par Jean
Laplanche sera plus détendue qu’aujourd’hui. Chaque lecteur de Freud
pourra choisir la traduction qui lui convient.
Voilà les raisons qui expliquent l’étrange résultat de la nouvelle traduction des Œuvres complètes. Psychanalyse sous la direction de Jean
Laplanche. D’un côté, ce sentiment d’étrangeté qu’éprouvent les traducteurs face à l’allemand de Freud, qui pourtant était d’une grande simplicité, d’une parfaite limpidité et fort économe de néologismes et de termes
coupés de l’usage courant. De l’autre côté, le sentiment que la langue française dans laquelle devra désormais parler Freud aux lecteurs francophones, elle aussi, doit être rectifiée, purifiée, mise en ordre. Refondation
de l’idiome freudien ; refondation du français freudien. Cette double tâche
périlleuse et ambitieuse était sans doute une tâche impossible.
Il serait cependant très injuste de ne pas souligner les immenses mérites
de la publication des OCP. Grâce à elles, la philologie freudienne en France
a fait un bond en avant. Il faut se rappeler l’état primitif de la philologie
freudienne à l’époque de Lacan : des traductions éparses, dispersées chez
trois éditeurs, inutilisables pour tout travail un peu sérieux. Il fallait, quand
on le pouvait, utiliser l’édition allemande ou, ce qui était le cas de la majorité des freudiens français, aller consulter la Standard Edition. Les OCP suivent un ordre chronologique strict et argumenté, elles accompagnent
chaque texte, grand ou petit, d’une notice bien informée, elles font bénéficier le lecteur du dernier cri de la philologie freudienne. Elles comportent
des index complets, des notes infrapaginales souvent érudites et précieuses.
Le jour où les OCP seront achevées, elles permettront aux lecteurs français et
francophones de disposer d’une excellente édition de référence.
Mais les partis pris de traduction, cette discipline parfois absurde que
se sont imposée les traducteurs, font que les OCP ne pourront pas être consi-
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dérées comme l’édition définitive. Les traductions antérieures, publiées
chez l’éditeur des OCP ou chez d’autres éditeurs, resteront indispensables
pour tous ceux qui ne peuvent pas utiliser le texte allemand. Chaque fois
que nous aurons à citer les OCP, la tentation sera forte d’ajouter la mention :
« Nous avons modifié la traduction. »
Dans sa Poétique du traduire, Henri Meschonnic fait à propos d’une traduction française de Humboldt des remarques qui s’appliquent aisément à
la traduction de Freud dirigée par Jean Laplanche. Je reprends quelquesunes de ces remarques : pour actualiser, on modernise l’original (finies,
l’âme et la nostalgie, c’est ringard ! Parlons d’animique et de désirance). On
donne une technicité au texte (beaucoup trop simple et obvie, la « signification » ; parlons de « significativité »). On transforme le texte traduit en
chambre d’échos de traductions célèbres (de telle traduction lancée par
Lacan ; de la Phéno traduite par Hyppolite ; de Heidegger traduit par Beaufret et ses disciples). On exagère jusqu’à l’absurde le problème des intraduisibles et le problème des doublets (Darstellung et Vorstellung traduits
par « représentation », ce serait l’enfer et la damnation !). On dédaigne en
français les mots ordinaires dont le texte allemand est semé. On recherche
une traduction photographique au détriment du naturel et l’on se délecte
des toutefois, il est vrai, donc, cependant, etc. 21.
Comment passer de la confrontation polémique des traductions au
pluralisme fait de tolérance et d’esprit critique, y compris autocritique ?
Antoine Berman, dans son dernier ouvrage, Pour une critique des traductions : John Donne, rappelait que « toute traduction conséquente est portée
par un projet, ou visée articulée. […] On ne peut pas dire : tel projet paraît
bon, mais voyons les résultats ! Car lesdits résultats ne sont que la résultante du projet 22 ». Reprenant le fil de la critique de la traduction de Freud
par l’équipe des OCP qu’il n’avait fait qu’esquisser en 1988, lors des Assises
de la traduction littéraire d’Arles, Berman soulignait les inconvénients de
la règle selon laquelle « à un mot marqué de l’original doit toujours correspondre un même mot dans le texte traduit quel que soit le contexte, règle
que la tradition n’a pas connue, bien au contraire 23 ». Il épinglait cette
phrase, caractéristique du style toujours plus ou moins boiteux des OCP :
« S’agissant de telles fructueuses difficultés, le cas de maladie à décrire ici
ne laisse rien à souhaiter. » Pour traduire nichts zu wünschen übrig, on dirait
21.
22.
23.
Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 357 et suiv.
Antoine Berman, Pour une critique des traductions : John Donne, Paris, Gallimard, 1995, p. 76-77.
Ibid.
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normalement « ne laisse rien à désirer », mais le fameux glossaire dit que
wünschen sera traduit par souhaiter…
Espérons que la discussion sur les traductions françaises de Freud
pourra un jour être libérée des stratégies d’autorité et des contraintes liées
aux droits d’auteur, pour être mise au service des œuvres et de leur interprétation. Si, comme le montrait Antoine Berman, toute traduction ressortit à un projet de traduction, l’histoire des projets de traduction fait partie,
au premier chef, de l’histoire de la psychanalyse. Un projet de traduction
est lié à une génération intellectuelle, à une culture (plus ou moins médicale, plus ou moins littéraire, plus ou moins philosophique) et à un milieu
socioprofessionnel (il y a des « traductions profanes », comme on dit « analyse profane », et des traductions qui servent de schibboleth à un groupe
professionnel, à une chapelle, etc.).
Cette histoire des projets de traduction commencera par le commencement, c’est-à-dire par Freud philologue et traducteur 24. Elle prendra en
compte l’histoire des traducteurs : Samuel Jankélévitch, Ignace Meyerson,
Blanche Reverchon-Jouve, Paul Jury, Marie Bonaparte, etc., représentaient
la « première génération » qui ne se souciait guère d’unifier les concepts.
Puis Édouard Pichon créa au sein de la Société psychanalytique de Paris
(SPP) une Commission pour l’unification du vocabulaire psychanalytique
français, qui se réunit quatre fois, entre mai 1927 et juillet 1928, et proposa
de traduire Libido par « aimance », Ich par « actorium », Es par « pulsorium », puis par « ça » : preuve que des efforts passés, il reste toujours
quelque chose 25. Puis vint le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et
Pontalis, puis les entreprises dispersées de traduction et de retraduction,
chez Gallimard, chez Payot, aux PUF. Enfin les OCP… en attendant que les
œuvres publiées par Freud de son vivant tombent dans le domaine public,
ce qui relancera de plus belle les entreprises de traduction.
L’histoire des traductions sera, dans les prochaines années, un des
grands chantiers de l’histoire de la psychanalyse.
24.
25.
Cf. Jacques Le Rider, Freud, de l’Acropole au Sinaï. Le retour à l’Antique des modernes viennois, à
paraître aux PUF au premier semestre 2002, pour la dette de Freud envers la philologie grecque.
Cf. l’article « Traduction » du Dictionnaire de la psychanalyse publié chez Fayard en 1996 par Michel
Plon et Élisabeth Roudinesco.