Une loge dans le théâtre du monde ».

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Une loge dans le théâtre du monde ».
Mathieu Caron
« Une loge dans le théâtre du monde ».
De la conception de l’intérieur entre
immanence et transposition (1779-1848)
« Vous ne pouvez imaginer à quel point je suis malheureuse dans mon intérieur1 »
lit-on, en 1779, sous la plume de Madame de Genlis. L’extrait, cité dans le Dictionnaire
de la langue française, d’Émile Littré et repris par le Grand Robert de la langue
française, contient la première occurrence du terme intérieur dans l’acception qui
nous intéresse2 . D’emblée, la définition apportée par chacun des dictionnaires suscités
oriente la compréhension de l’intérieur vers une ambiguïté fondamentale. Comme
l’entendait Madame de Genlis, l’intérieur comprend non seulement l’espace de
la vie domestique, mais encore l’intériorité de l’individu. Par extension, le terme
d’intérieur peut être employé dans le cas d’une intimité partagée par la cellule
familiale3 . Cette dualité se manifesterait par la complémentarité du soi et du chez-soi
dans notre essai d’interprétation de l’intérieur 4 comme concept structurant de la
culture matérielle et intellectuelle. Ses implications psychologiques et matérielles sont
exprimées en allemand dans Gemütlichkeit 5 , sans équivalent français, qui voisinait au
début du XIXe siècle avec le terme anglais de comfort. La naissance d’un vocabulaire
spécifique caractérise bien le glissement d’acception de l’intérieur à la fin du XVIIIe
siècle. Le concept ainsi exprimé se fait l’écho des aspirations individuelles au naturel
(Natürlichkeit) et à l’intimité (Innerlichkeit) manifestes dans la Wohnkultur 6 .
1. Stéphanie-Félicité Du Crest, Comtesse de Genlis, Théâtre à l’usage des jeunes personnes [ou
Théâtre d’éducation], Paris, Chez Panckoucke, 1779, t. 1, « Dangers du Monde », III, 6.
2. « L’intérieur d’une personne, l’intérieur de sa maison, de sa vie domestique », dans Émile Littré,
Dictionnaire de la langue française, t. 3, Paris, Librairie Hachette, 1873-1874, p. 132.
« (1779) Un intérieur, l’intérieur (de qqn) : l’intérieur de sa maison, son logis (→ chez soi), et, par ext., son
ménage. → Domestique (vx), foyer. », dans Alain Rey et Paul Robert (dir.), Le Grand Robert de la langue
française : dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, t. 4, Paris, Le Robert, 2001,
p. 284.
3. « On dit dans le même sens, l’intérieur d’un ménage, d’une famille. Il fut bientôt admis dans
l’intérieur de la famille, et regardé comme l’un des amis de la maison, GENLIS, Veillées du château, [1784]
t. III, p. 59. [...] Fig. L’intérieur, ce qu’il y a de secret dans la vie. », dans Émile Littré, ouvr. cité, p. 132.
4. L’emploi du terme français Intérieur est attesté en Allemagne dès le début du XIX e siècle,
synthétisant les termes Innenraum (espace intérieur), Innenleben (vie intérieure) et Innerlichkeit (intériorité)
sans toutefois s’y substituer.
5. Ce terme décrit l’humeur, l’esprit chaleureux et convivial propre à la définition de l’intérieur à cette
époque.
6. En français, les expressions « art d’habiter » ou « mœurs domestiques » pourraient rendre compte
de la Wohnkultur.
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Le dernier quart du siècle des Lumières a donné vie à l’intérieur, qui s’épanouit
pleinement sous les couleurs du romantisme. Aux frères Goncourt de noter le 18
novembre 1860 que « le Paris des mœurs de 1830 à 1848, s’en va. Il s’en va par
le matériel, il s’en va par le moral. [...] L’intérieur s’en va7 ». La période allant de
1779 à 1848 peut alors être considérée comme l’âge d’or de l’intérieur, ayant connu
son invention, son développement poétique et culturel, et sa dispersion morale, son
aliénation au profit d’autres réalités. Les sources littéraires, graphiques et mobilières
permettent de circonscrire ce phénomène en abordant tout à la fois ses composantes
esthétique, culturelle et matérielle. Les contemporains avaient saisi la portée culturelle
et sociologique de la conception nouvelle de l’intérieur et l’importance d’immortaliser
son essence par la reproduction. Quelques réflexions sur l’intérieur envisagé comme
miroir de l’intériorité – entre recréation d’un « univers » et simple « étui8 » poétique
de la vie – puis comme loge métaphorique « dans le théâtre du monde9 » permettront
d’interroger le lien entre l’intérieur d’une part et l’intimité puis la scène d’autre
part. L’affirmation du genre pictural de la vue d’intérieur au XIXe siècle, véritable
consécration de l’intérieur, contribuera à compléter cette esquisse d’herméneutique
de l’intérieur comme manifestation et aiguillon de la culture européen au tournant
des XVIIIe et XIXe siècles.
L’INTÉRIEUR OU LE MIROIR DE L’INTÉRIORITÉ
La naissance du concept d’intérieur à la fin du XVIIIe siècle s’accompagne d’un
profond changement dans les mentalités et les usages de la vie privée. D’espace social
de représentation, l’appartement devient espace privé, domaine réservé de l’intimité,
séparant vie professionnelle, réception et vie privée, et refoulant la société à un espace
extérieur faisant office de repoussoir. La cellule familiale devient le noyau de la vie
privée, dont l’intérieur est l’abri. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que
s’affirme cette conception de la domesticité familiale, mise en peinture par des artistes
comme le Français Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) ou le Germano-polonais Daniel
Chodowiecki (1726-1801). Selon Philippe Ariès, « le confort date de cette époque ;
il est né en même temps que l’intimité, la discrétion, l’isolement [nous ajouterions,
l’intérieur], il en est une des manifestations10 ». On assiste alors à une polarisation
toujours plus grande de la sphère publique et de la sphère privée, mais également à
une spatialisation des genres. L’apparition du boudoir11 – pièce par essence féminine
– puis du fumoir – masculin – en sont les manifestations les plus probantes. Non
7. Jules et Edmond de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, t. I, Paris, Robert Laffont,
« Bouquins », 1989, p. 632.
8. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 53 : « L’intérieur
n’est pas seulement l’univers du particulier, il est encore son étui. »
9. Ibid., p. 52 : « Son salon est une loge dans le théâtre du monde ».
10. Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960, cité dans
Monique Eleb-Vidal et Anne Debarre-Blanchard, Architectures de la vie privée : maisons et mentalités.
e
XVII -XIXe siècles, Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne, 1989. Voir aussi Wilhelm Heinrich Riehl,
Die Familie, Stuttgart, Cotta, 1889.
11. Michel Delon, L’Invention du boudoir, Cadeilhan, Zulma, « Grain d’orage », 1999.
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simplement pratique, cette séparation des genres revêt une portée symbolique en ce
qu’à chaque individu revient une responsabilité domestique particulière12 . Certains
peintres, comme Georg Friedrich Kersting (1785-1847), se sont ainsi attachés à
traiter précisément de la place symbolique de la gent féminine et ses manifestations
quotidiennes dans l’intérieur 13 .
« Cet espace intérieur est le lieu d’une émancipation psychologique14 », d’après
Jürgen Habermas. Clos sur l’intimité, l’intérieur est l’un des moyens les plus efficaces
pour saisir la psychologie d’une individualité. Les auteurs l’ont bien compris, ce qui
nous permet d’envisager un lien immédiat avec le développement de la nouvelle et
du roman dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, genres dans lesquels la description
de l’intérieur occupe une place particulière. Les deux piliers principaux en sont la
caractérisation des personnages et la description psychologique de l’arrière-plan – ce
qui n’est pas sans rappeler l’idée de l’arrière-plan comme unificateur et révélateur
de la Mélodie des choses chez Rainer Maria Rilke. Dans les descriptions d’intérieur,
l’effort d’imitation du réel va ainsi de pair avec la révélation de la psychologie des
personnages15 . L’intérieur en tant qu’objet de description littéraire se compose à la
fois d’un espace d’intimité réaliste et d’une autonomie artificielle détachée du réel.
Considéré comme un « asile où se réfugie l’art16 », l’intérieur devient métaphore de
l’imagination du spectateur qui peut y projeter ses états d’âme17 , et est tout à la fois
miroir et écho de la subjectivité du voyeur18 .
L’intérieur est un tout, une partie certes réduite du monde, mais un monde en
soi, à la manière d’une synecdoque. « De là dérivent les fantasmagories de l’intérieur ;
celui-ci représente pour le particulier l’univers. Il y assemble les régions lointaines
et les souvenirs du passé19 », écrivait Walter Benjamin, en y ajoutant une notion de
temporalité : l’intérieur est certes un instantané, mais il contient dans son essence
l’expérience continue du passé. Déjà au début du XIXe siècle, l’écrivain romantique Jean
Paul pouvait écrire qu’à l’instar du paysage, dont le jardin est une réduction, l’univers
12. Ellen Spickernagel, « Die Macht des Innenraums. Zum Verhältnis von Frauenrolle und Wohnkultur
in der Biedermeierzeit », Kritische Berichte, Zeitschrift für Kunst- und Kulturwissenschaften, 13, 1985, 3,
p. 5-15.
13. Ulrike Krenzlin, « Zu Georg Friedrich Kerstings Frauenbild im Inneraum (1812 – 1827) », dans
Georg Friedrich Kersting, zwischen Romantik und Biedermeier, Greifswald, Wissenschaftliche Zeitschrift
der Ernst-Moritz-Arndt-Universität, 1986, 35, 3-4, p. 46-49.
14. Jürgen Habermas, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension de la société
bourgeoise, trad. Marc de Launay, Paris, Payot, 1997, p. 56.
15. Charlotte Grant, « “One’s self, and one’s house, one’s furniture” : from object to interior in
British fiction, 1720-1900 », dans Jeremy Aynsley et Charlotte Grant, Imagined interiors : representing the
domestic interior since the Renaissance, London, Victoria & Albert Museum, 2006, p. 140.
16. Walter Benjamin, ouvr. cité, p. 52.
17. Sabine Schulze (dir.), Innenleben. Die Kunst des Interieurs Vermeer bis Kabakov, Ostfildern, Hatje
Cantz Verlag, 1998, p. 170.
18. Beate Söntgen, « Bild und Bühne : das Interieur als Rahmen wahrer Darstellung », dans Jörn
Steigerwald et Rudolf Behrens (dir.), Räume des Subjekts um 1800. Zur imaginativen Selbstverortung des
Individuums zwischen Spätaufklärung und Romantik, Wiesbaden, Harrassowitz, Culturae, 2010, p. 53. Le
miroir est indissociable de l’intérieur, et un leitmotiv des vues d’intérieur, chez Georg Friedrich Kersting
par exemple [Fig. 3]. Christian Jensen, « Überlegungen zu Kerstings Gemälde „Vor dem Spiegel“ » dans
Georg Friedrich Kersting, ouvr. cité, p. 42-45.
19. Walter Benjamin, ouvr. cité, p. 52
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est lui-même en réduction dans l’intérieur 20 . Il est donc possible de comprendre
l’intérieur comme une construction cohérente à partir d’éléments hétéroclites, de
façon à créer une œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk). Là intervient l’intérieur de
collectionneur qui, finalement, est l’archétype des intérieurs auxquels nous nous
intéressons. C’est Walter Benjamin qui ouvrit la voie à cette réflexion, pour qui un
intérieur du collectionneur est la recréation artificielle d’un univers, à partir d’objets
détachés de leur contexte et de leur signification originels afin de leur insuffler un
sens métaphorique nouveau. L’intérieur ainsi (re)composé tisse un lien indélébile
entre le passé et le présent, en rendant sensible une cohérence symbolique nouvelle :
c’est « refaire l’Autrefois dans le ressouvenir du rêve21 ». Cet intérieur si spécifique,
alliant décoration, suggestion, symbolique des objets d’art et goût du passé s’épanouit
pleinement au XIXe siècle, qu’on l’ait qualifié d’éclectique ou bien d’historiciste22 .
Mais si l’intérieur est un univers en réduction par la charge psychologique
et symbolique qu’il contient et propose à l’imagination de l’observateur, il n’en
est pas pour autant hermétique. Au contraire, il n’existe que par opposition et
complémentarité avec l’extérieur. Il apparaît qu’à l’usage, la délimitation de l’espace
intérieur est systématiquement transgressée, la circonscription à la cellule familiale
dépassée, de sorte que l’intérieur s’ouvre au monde, projetant ainsi l’individu devant
le miroir de la société. « Le XIXe siècle a cherché plus que tout autre l’habitation
[das Wohnen]. Il a considéré l’appartement comme un étui pour l’homme23 . »
L’idée de l’étui repose sur la conception de l’intérieur en une boîte circonscrivant
l’espace privé de l’individu, au sein duquel la disposition et le voisinage des objets
participent à une esthétique de la trace24 . Néanmoins, les parois le séparant de son
environnement extérieur ne forment qu’une enveloppe perméable exposée, projetée
vers la société qui l’entoure ou reflétée par l’imagination active du spectateur. Cela
permet donc « d’interpréter l’intérieur dans une situation de miroir, comme si
l’intérieur et l’extérieur se reflétaient réciproquement25 ». Socialement, culturellement
et psychologiquement, l’intérieur n’est pas un concept autarcique : il n’est appréhendé
que dans sa projection, sa médiation. Sa mise en scène symbolique et sociale envers
un repoussoir lui donne son sens et son efficacité évocatrice.
20. Johann Paul Friedrich Richter, dit Jean Paul, Titan, vol. 1, Berlin, Matzdorf, 1800, p. 35 : « Euch
ist, so wie ein Garten eine verkleinerte Landschaft ist, euere Stube auch eine verkleinerte Welt ».
21. Walter Benjamin, ouvr. cité, p. 406.
22. Cette recomposition symbolique n’a pas été comprise par Alfred de Musset, qui écrit en 1836 :
« Notre siècle n’a point de formes. [...] Aussi les appartements des riches sont des cabinets de curiosité ;
l’antique, le gothique, le goût de la Renaissance, celui de Louis XIII, tout y est pêle-mêle. [...] L’éclectisme
est notre goût.» (Alfred de Musset, La Confession d’un enfant du siècle, Paris, Charpentier, 1840, p. 33-34).
23. Walter Benjamin, ouvr. cité, p. 239.
24. Hans Robert Jauss, « Trace et aura. Remarques à propos du Livre des passages de Walter
Benjamin », Trivium [revue en ligne], 2012, 10.
25. Georges Teyssot, Walter Benjamin : les maisons oniriques, Paris, Hermann, 2013, p. 72.
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DES APPORTS RÉCIPROQUES ENTRE L’INTÉRIEUR ET LA MISE EN
SCÈNE THÉÂTRALE
Le passage du XVIIIe au XIXe siècle voit fusionner la passion de l’image et celle du
spectacle ; autrement dit, la parenté culturelle qui unit peinture et théâtre se rend
évidente. La remise en cause du théâtre classique dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle pousse les auteurs à porter un intérêt nouveau au décor, alors que les traités de
mise en scène se mettent à abonder. Dans les Entretiens sur le Fils naturel 26 , Denis
Diderot préconise un renversement radical de l’esthétique scénique en substituant
au traditionnel « coup de théâtre » un « tableau27 », la succession de « tableaux »
devenant un « ressort dramaturgique28 ». Ceci a permis d’affirmer que « le milieu
joue un rôle déterminant, le décor devient le personnage principal de l’action29 ».
Le décor intérieur est devenu un pilier essentiel de la mise en scène, non seulement
au théâtre, mais encore dans l’intimité du quotidien vue comme un « théâtre de la
vie domestique30 ». L’espace privé que Diderot appelle de ses vœux à conquérir la
scène s’ajoute aux vecteurs de communication traditionnels du théâtre que sont le
geste et la parole. L’espace valorisant l’intimité est désormais marqué affectivement
et poétiquement, de sorte que le décor intérieur participe de la prise de conscience
de la Wohnkultur bourgeoise. Les accessoires font alors leur apparition en tant que
signifiants sociologiques et psychologiques, renvoyant à l’action et aux personnages31 .
L’emploi enrichi des didascalies par l’auteur32 , devenu entre-temps metteur en scène,
contribue à préciser l’atmosphère, le décor et les accessoires indispensables à l’évocation
de l’intérieur privé. Cette « sociologisation de l’espace33 » peut donc être envisagée
comme l’un des apports fondamentaux du théâtre à la consolidation de la notion
d’intérieur dans le dernier quart du XVIIIe siècle.
Walter Benjamin apporte un éclairage nouveau sur la question de l’intérieur,
en utilisant l’analogie du théâtre. Selon lui, « sous Louis-Philippe, l’homme privé
pénètre sur le théâtre de l’histoire en tant que particulier. [...] Son salon est une loge
26. Le Fils naturel ou Les épreuves de la vertu, comédie en cinq actes et en prose, avec l’histoire
véritable de la pièce est suivie d’un dialogue explicatif intitulé Entretiens sur le Fils naturel étayant la
théorie du drame bourgeois.
27. Denis Diderot, Le Fils naturel, ou Les épreuves de la vertu, Amsterdam, 1757, p. 162.
28. Pierre Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, P.U.F., 1999, p. 211.
29. Pierre Sonrel, Traité de scénographie, Paris, Librairie théâtrale, 1943, p. 83.
30. Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, dans La Comédie Humaine, t. III, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 1039.
31. « Les palais se meublent [...]. Les chaises, les tables, et les accessoires divers qui jusque là étaient
fort rares et strictement limités aux objets indispensables à l’action, achèvent l’illusion. » dans Pierre
Sonrel, ouvr. cité, p. 86. Plus qu’une « illusion » néanmoins, cette accumulation d’objets évoque la réalité
des mœurs bourgeoises.
32. Michele Bokobza Kahan, « Les didascalies dans Le Fils Naturel de Diderot », Recherches sur
Diderot et sur l’Encyclopédie, 2012, 47, p. 66 : « La didascalie inaugurale du Fils Naturel, par exemple, a
pour double tâche de fixer le décor et de mettre en place un réseau d’images constitutif de la diégèse. Le
salon de Clairville représente un lieu de sociabilité intime dans lequel les éléments décoratifs participent
de la création d’une atmosphère de tranquillité, d’ordre et de douceur familiale [...] Par ailleurs, ces
mêmes objets scéniques fonctionnent comme des caisses de résonance qui soulignent la personnalité des
personnages. [...] L’accumulation d’objets utilitaires que l’on touche et manipule sans cesse apparaît comme
une « métaphorisation » positive du monde bourgeois ».
33. Pierre Frantz, ouvr. cité, p. 214.
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dans le théâtre du monde34 ». Benjamin ancre ainsi la parenté culturelle qui unit
théâtre et intérieur domestique. Devenu acteur de sa propre vie, l’« homme privé »
évolue dans un environnement, un « étui » à la manière d’un décor de scène clos
par trois murs. La définition du salon ou de l’intérieur comme « loge » de théâtre
confine l’individu à son rôle de spectateur, au second plan derrière le décor, élément
le plus socialement signifiant. Néanmoins, l’expression de Benjamin introduit une
signification supplémentaire et limitative en ce sens qu’il n’écrit pas une loge sur
– qui limiterait l’individu à son strict rôle d’observateur – mais dans le théâtre du
monde. Diderot est l’un des premiers à avoir tenté de théoriser cette inclusion du
spectateur dans l’action via le décor35 . Le ressort de la relation entre représentation et
spectateur est spatial chez Diderot, qui fait reposer son raisonnement sur la dynamique
d’exclusion et d’inclusion réciproque entre le spectateur et l’espace scénique36 . La
stricte séparation de l’espace du spectateur et de la scène est symbolisée par un
quatrième mur 37 mettant à distance l’observateur de l’espace intérieur représenté,
selon un procédé qui peut aussi servir à l’interprétation des vues d’intérieur. Le
microcosme de l’intérieur intervient alors comme résonateur et révélateur des acteurs
– ou du propriétaire dans le cas des représentations graphiques – en figurant un espace
particulier, plus ou moins réduit à des marqueurs distinctifs et évocateurs38 .
Le décor de théâtre figurant des intérieurs privés atteint sa maturité dans les années
1820 avec le théâtre romantique. Mais déjà en 1775, le décorateur Jean-Louis Desprez
(1743-1804) élabora pour le théâtre de Gripsholm (Suède) une série de décors, dont
un « salon néoclassique39 ». Alessandro Sanquirico (1777-1849), scénographe de la
Scala de Milan au début du XIXe siècle, fut quant à lui sollicité pour livrer au théâtre
impérial de Saint-Pétersbourg treize décors types comprenant notamment un « salon
contemporain riche », une « galerie gothique », une « salle du trône40 ». L’historicisme
« à l’œuvre dans l’ensemble des arts décoratifs et l’architecture contemporaine est
attendu des spectateurs qui s’en inspirent à leur tour pour les propres appartements41 ».
C’est ce vecteur social qui rend cohérente l’évolution commune du théâtre et de
l’intérieur. Qu’il s’agisse des champs culturel, esthétique, stylistique ou sociologique,
le théâtre est lié à l’ancrage culturel de l’intérieur dans le contexte bourgeois et
romantique. Le décor réaliste du théâtre historique et du drame romantique reflète
la conscience sociale en y ajoutant un « supplément d’âme qu’on ne nomme pas
encore psychologie42 », également à l’œuvre dans les vues d’intérieur. Le choix de
34. Walter Benjamin, ouvr. cité, p. 52. Si Benjamin situe sous la Monarchie de Juillet ce bouleversement culturel, les évolutions qu’a connues la fin du XVIII e siècle en sont les ferments.
35. Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot,
Chicago/London, 1988.
36. Beate Söntgen, ouvr. cité, p. 55.
37. Johannes Friedrich Lehmann, Der Blick durch die Wand : Zur Geschichte des Theaterzuschauers
und des Visuellen bei Diderot und Lessing, Freiburg, Rombach Verlag, 2000.
38. Beate Söntgen, ouvr. cité, p. 57.
39. Gérard Fontaine, Le Décor d’opéra : un rêve éveillé, Paris, Plume, 1996, p. 54. Desprez dirigea
également la décoration intérieure du palais de Gustave III de Suède (1784), à Stockholm.
40. Gérard Fontaine, ouvr. cité, p. 54.
41. Catherine Join-Diéterle et Mathias Auclair (dir.), L’Envers du décor à la Comédie-Française et à
l’Opéra de Paris au XIXe siècle, Montreuil, Gourcuff Gradenigo, 2012, p. 124.
42. Ibid., p. 153.
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l’ameublement et du décor s’affirme donc aussi fermement au théâtre que dans
l’intérieur privé43
Les décors de cette comédie [Les Trois Quartiers] peuvent témoigner du réalisme
scénique que le baron Taylor, précurseur des Balzac, Montigny, Houssaye, Perrin,
Sardou, Zola et des Antoine, avait tenté d’introduire sur la scène de la rue de
Richelieu. [...] En un décor de ce genre, la mise en scène s’efforçait de traduire
aussi fidèlement que possible le luxe quelque peu criard d’une classe de la société
parvenue, depuis peu, à coup d’audaces financières, aux jours de la jouissance44.
[fig. 1]
Figure 1. Lithographie de G. Engelmann (1788-1839) d’après B. Petit. Décor du deuxième acte des
Trois Quartiers, salon du banquier de la Chaussée-d’Antin. 1827, Planche publiée dans Solomé, ouvr.
cité., Paris, Bibliothèque nationale de France 8-YTH-17674.  Bnf.
43. Nicole Decugis et Suzanne Reymond, Le Décor de théâtre en France du Moyen Âge à 1925, Paris,
Compagnie française des arts graphiques, 1953, p. 159 : « Balzac faisant représenter la Marâtre [...] avait
minutieusement choisi l’ameublement et le décor selon la méthode psychologique qu’il appliquait avec
tant de bonheur dans La Comédie Humaine. Poussant les choses à l’extrême, Arsène Houssaye, devenu
administrateur de la Comédie-Française réclamait sur scène des meubles de style et de prix. C’est alors au
décorateur d’indiquer par un choix minutieux du matériel figuratif, le milieu que l’auteur a voulu dépeindre
et même le caractère des personnages. »
44. Marie-Antoinette Allévy, La Mise en scène en France dans la première moitié du XIXe siècle,
Genève, Droz, 1938, p. 80. On pourra également se référer au livret de mise en scène : Louis-Jacques
Solomé, Indications générales et observations pour la mise en scène, de Les Trois Quartiers, comédie de
MM. Picard et Mazères, par M. Solomé, directeur de la scène au Théâtre français, Paris, Duverger, 1827.
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L’INSTANTANÉITÉ ANIMÉE DANS LES VUES D’INTÉRIEUR
Le rôle des décorateurs de théâtre dans la transcription scénique de l’intérieur
au début du XIXe siècle se doit de ne pas être négligé, tout comme leur implication
dans la production de vues d’intérieur : citons Jean-Baptiste Isabey (1767-1855),
miniaturiste et peintre officiel, son élève Auguste Garneray (1785-1824), ou encore
Eugène Lami (1800-1890), aquarelliste et décorateur, pour nous cantonner au
cas français. Décorateurs et miniaturistes45 succèdent ainsi aux architectes dans
l’agencement des intérieurs et leur diffusion graphique. « Fixer un cadre de vie, sorte
de peinture paysagère intérieure, et préserver pour la postérité les effets éphémères de
la lumière sur des formes et des couleurs qui expriment le goût d’une personne à un
moment donné46 », telle est la finalité de telles représentations, dont l’aquarelle fut le
médium favori. À l’aube du XIXe siècle, les architectes Charles Percier (1764-1838)
et Pierre-François-Léonard Fontaine (1762-1853) théorisent l’art éphémère de la
décoration intérieure dont les vues d’intérieur sont les rares témoins :
Mais comment perpétuer la mémoire de ce qu’on appelle le goût d’un pays ou
d’un siècle, appliqué à cette multitude innombrable d’objets qui se renouvellent
sans cesse, qui tiennent à des matières légères ou fragiles, et dans lesquelles se
peignent si bien le caractère, les mœurs, les opinions47 .
Véritable memento loci, le portrait d’intérieur fixe la culture matérielle d’une époque
et sa symbolique. L’intérieur devient (re)souvenir et se substitue aux élévations gravées
du XVIIIe siècle. L’Angleterre est peut-être le berceau de cette évolution consacrant
l’intérieur privé et sa diffusion. Les aquarelles de Strawberry Hill commandées par son
propriétaire, Horace Walpole (1717-1797), en témoignent : alors que des gravures
étaient déjà connues48 , des aquarelles s’y ajoutèrent dans les années 1780, animant
l’architecture intérieure d’une vie nouvelle [fig. 2]. Les vues d’intérieur ne jouirent
toutefois pas d’une reconnaissance immédiate : étroitement liées à la technique de
l’aquarelle49, il faut attendre la décennie 1830 pour que l’intérieur entre dans le
vocabulaire pour désigner un genre pictural50 . L’aquarelle permet de saisir sur le vif
45. Voir Louis-Nicolas van Blarenberghe (1716 – 1794), tabatière représentant le cabinet du duc de
Choiseul (Musée du Louvre, 1757) dans Mario Praz, Histoire de la décoration d’intérieur. La philosophie
de l’ameublement, Paris, Thames & Hudson, 1994, p. 144-145. La même vision est à l’œuvre dans les
projets de miniatures sur porcelaine donnés par Isabey à la manufacture de Sèvres en 1816, et figurant des
intérieurs (Mario Praz, ibid., p. 194-195).
46. Charlotte Gere, La décoration intérieure au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1989, p. 57.
47. Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine, Recueil de décorations intérieures comprenant tout ce qui a rapport à l’ameublement... etc., Paris, Les Auteurs, 1812.
48. La galerie de Strawberry Hill avait été gravée par J.-C. Stadler vers 1760 (cité dans Mario Praz,
ouvr. cité, p. 142).
49. Gail Davidson (dir.), Intérieurs romantiques : aquarelles, 1820-1890, Paris, Paris-Musées, 2012,
p. 102-103.
50. « D’intérieur. [...] (1829, tableau d’intérieur ; 1835, un intérieur). Spécialt. Tableau, photographie
d’intérieur, et absolt. Intérieur : tableau de genre représentant l’intérieur d’une maison, d’un édifice, ou une
scène de vie familiale. », dans Alain Rey et Paul Robert (dir.), ouvr. cité, p. 285. Christiane Lukatis signale
la première occurrence de « peintre d’intérieur » (Zimmermaler) en 1834 dans une lettre d’Augusta de
Prusse, cité dans Mein blauer Salon. Zimmerbild der Biedermeierzeit, Nürnberg, Verlag des Germanischen
Nationalmuseums, 1995, p. 19.
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Figure 2. Thomas Sandby (1721-1798), The Gallery at Strawberry Hill, 1781, London, The Victoria
& Albert Museum, D.1837-1904.  Victoria and Albert Museum.
la moindre texture, le plus petit effet de lumière et ainsi de rendre intelligible le lien
symbolique et évocateur entre les objets51 .
Saisir l’instantanéité de l’espace et révéler son sens intime, voilà la finalité des vues
d’intérieur. Outre un lieu, un espace intime, la vue d’intérieur suggère un instant, une
présence. D’aucuns ont pu considérer la scène d’intérieur comme une nature morte52 .
Bien au contraire, même limité à la description d’une pièce avec ses accessoires,
l’intérieur est un moment de vie pris sur le vif, un instantané animé de la présence
– réelle ou suggérée – de l’individu. Cette appréhension se manifeste par l’équilibre
des sensations : présence et absence, intérieur et extérieur, ombre et lumière53 . La
question de la présence de la figure humaine est primordiale dans la définition même
du portrait d’intérieur. Qu’il caractérise le portrait d’un individu dans son intérieur ou
bien le portrait dressé d’un intérieur, reflétant l’intimité de l’individu, même en son
absence, l’individu est dans tous les cas la finalité ultime de l’intérieur. Qui plus est,
lorsqu’elle est présente, la figure humaine est souvent ramenée à la simple évocation
51. Bruno Foucart, ouvr. cité, p. 26 : « Dans un domaine, les arts décoratifs, où les relations qu’entretiennent les objets sont essentielles à la compréhension de leur usage, où les voisinages sont révélateurs du
fonctionnement de cette unité organique qu’est la maison, les aquarelles rétablissent une cohérence. »
52. Fritz Laufer, Das Interieur in der europäischen Malerei des 19. Jahrhunderts, Zürich, Schippert
& Co, 1960, p. 26.
53. Émile Littré fait même de la lumière un élément caractérisant de la vue d’intérieur : « Terme
de peinture. Tableau d’intérieur, ou simplement intérieur, tableau de genre qui a pour objet principal la
représentation de l’architecture et des effets de lumière à l’intérieur des maisons, des édifices. » (ouvr. cité,
p. 132).
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Figure 3. Georg Friedrich Kersting (1785-1847), Vor dem Spiegel, 1827, Kunsthalle zu Kiel,
Inventarnummer : 8.  Kunsthalle zu Kiel, Foto : Martin Frommhagen.
de sa silhouette. L’œuvre de Georg Friedrich Kersting est à cet égard particulièrement
révélatrice [fig. 3]. Point focal de l’intérieur, la figure – de dos ou de profil – ne peut
néanmoins pas se détacher de son Hintergrund, qui participe à l’unité émotionnelle
et psychologique de la scène. En ce sens, la peinture de Kersting trouve un écho dans
la pensée de Rainer Maria Rilke sur l’arrière-plan, appliquée aussi bien à l’espace
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scénique qu’au tableau54. C’est donc à l’évocation d’une Stimmung et ses implications
psychologiques que les intérieurs sont dédiés.
Figure 4. Auguste Garneray (1785-1824), Le salon de musique de Joséphine à Malmaison, c. 1812,
Rueil-Malmaison, musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, MM.40.47.7215. 
RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau)/Daniel Arnaudet/Jean
Schorman.
Mario Praz signale la première vue d’intérieur sans personnage en 177655 ,
coïncidant absolument avec la naissance de l’intérieur en Europe. « C’est à cause
de l’absence de la figure humaine, ou de sa présence limitée à l’état d’esquisse, de
mannequin ou de tableau encadré sur les murs, que les meubles et les objets sont
les véritables dramatis personae56 . » Comme au théâtre, l’intérieur est un espaceréceptacle que l’observateur, fort de la puissance évocatrice de son imagination, doit
compléter par sa propre expérience57 . La description d’intérieur – en littérature
comme en peinture – est support et médium du portrait psychologique. Cet aspect
est particulièrement significatif dans les œuvres d’Edgar Allan Poe. Il diffère en cela
de Balzac, chez lequel la description d’intérieur n’amène pas à celle des personnages,
mais suffit à pénétrer la psychologie des lieux et des êtres58 . La vie des lieux est rendue
54. Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses, Paris, Allia, 2014.
55. Vue d’une chambre du prince Max au palais de Dresde, peintre anonyme, dans Mario Praz, ouvr.
cité, p. 146-147.
56. Cité dans Bruno Foucart, ouvr. cité, p. 25-26.
57. Christiane Lukatis (dir.), Mein blauer Salon, ouvr. cité, p. 15.
58. En témoigne le Cottage Landor d’Edgar Allan Poe : « Je passai dans le salon, et je m’y trouvai avec
M. Landor – car tel était le nom du maître des lieux, comme je l’appris plus tard. Il avait des manières polies,
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par la description des détails qui rappellent, à qui sait les interpréter, la présence et
la psychologie du propriétaire dont l’intérieur est l’« étui ». L’esthétique de la trace –
comme empreinte du particulier – développée par Walter Benjamin est sous-jacente à
toute vue d’intérieur : si Auguste Garneray a représenté la silhouette fantomatique de
la reine Hortense dans son boudoir de la rue Cerruti, il n’a en revanche que suggéré
la présence de l’impératrice Joséphine dans son salon de musique de Malmaison [fig.
4]. Le long châle posé négligemment sur le fauteuil au centre de la composition est le
point focal de cette vue : l’assise du siège et le châle59 – accessoire intime s’il en est –
encore imprégnés de la chaleur corporelle de leur propriétaire, rendent présente la
figure humaine et animent cet instantané d’une vie pressante.
Figure 5. William Alfred Delamotte (1775-1863), The Drawing room at Middleton Park, Oxfordshire,
1839, New York, Cooper–Hewitt, Smithsonian Design Museum, Mr. and Mrs. Eugene V. Thaw
coll., 2007-27-26.  2015 Cooper-Hewitt, National Design Museum, Smithsonian Institution/Art
Resource, NY/Scala, Florence
et même cordiales ; mais, en ce moment, mon attention était beaucoup plus occupée des arrangements de
la maison qui m’avait tant intéressé que de la physionomie personnelle du propriétaire. [...] Je m’arrête, ce
travail n’ayant pas d’autre but que de donner une peinture détaillée de la résidence de M. Landor – telle que
je l’ai trouvée. » (cité dans Bruno Foucart, ouvr. cité, p. 23). Le terme de « peinture » est symptomatique
de la koinè littéraire et artistique de l’époque.
59. Le châle est l’un des accessoires de l’intimité par excellence. Voir Louis-Jacques Solomé, ouvr.
cité, p. 21 : « Sur la table, le boa de la marquise. On peut substituer au boa, une pèlerine élégante ou un
schall. »
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Nous pourrions enrichir cette réflexion sur l’intérieur en envisageant le traitement
de la lumière, dont les reflets sur les objets les rendent vivants, ou bien encore la
tension motrice exercée par l’équilibre entre intérieur et extérieur. L’intérieur, espace
clos de l’intimité, se définit par opposition avec l’extérieur ; la fenêtre, par exemple, est
une composante essentielle à la scène d’intérieur, apportant lumière, ouverture sur le
monde, la ville, l’espace social. L’introduction du jardin d’hiver ou de la serre dans les
habitations du XIXe siècle, recréation du dehors en dedans, s’inscrit en prolongement
de l’espace intérieur [fig. 5]. Aussi, la vogue du papier peint panoramique qui naît
dans le dernier quart du XVIIIe siècle, participe de cette même ouverture de l’intérieur
vers le dehors. L’intérieur, nous le voyons, est un concept équivoque et fuyant, difficile
à appréhender dans son ensemble, mais essentiel à la compréhension d’une culture
domestique, sociale et artistique. C’est du moins l’ambition que nous nous sommes
donnée : à partir de l’étude de quelques aspects particuliers et apparemment éloignés
de la culture visuelle entre 1779 et 1848, montrer leur lien étroit et réciproque avec la
naissance et l’affirmation de l’intérieur. Instantané en mouvement de l’espace intime,
l’intérieur est donc par essence vivant, et mû par une double projection métaphorique,
de l’extérieur vers l’intérieur – la vision réflexive du spectateur – et du dedans vers
le dehors – l’intimité révélée par les transpositions spatiales – comme une fenêtre
ouverte sur le monde.
(Centre André Chastel – Université Paris-Sorbonne)
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