La beauté by Fahd Benslimane

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Qu’en pense-t-il ?
La beauté by
Fahd
Benslimane
Chirurgien esthétique et plasticien largement reconnu sur la place, Fahd
Benslimane est, on le sait moins, un chercheur insatiable qui saute de congrès
internationaux en brevets déposés en passant par des publications médicales
dans les traités de chirurgie plastique les plus renommés mondialement. C’est
avec lui qu’il nous a semblé opportun de nous pencher sur l’un des concepts qui
interroge nos vies contemporaines : la beauté.
Par Géraldine Dulat
LES CONTOURS DE
SOI MAIS ÉGALEMENT
LE MIROIR ”
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FDM : Existe-t-il une définition de la beauté ?
Fahd Benslimane : Il y a plusieurs définitions de la beauté, notamment en raison de sa perception subjective. C’est
plus précisément un ensemble de
courbes qui vont susciter un plaisir admiratif de par leur forme ou de leur totale
conformité avec ce que l’on attend et ce
que l’on espère. Cependant, dès que l’on
parle de beauté chez les humains, les qualités de l’âme et du caractère surgissent.
En effet, et depuis l’âge d’or Grec, la beauté est toujours associée à d’autres qualités
telles que la mesure et la convenance. “Le
plus juste est le plus beau”, affirmaient déjà
les philosophes grecs.
Si l’on emploie le mot conformité, c’est
bien qu’il y a une norme…
Quand on dit conformité avec quelque
chose que l’on attend ou espère, cela veut
aussi dire qu’il y a une perception personnelle et singulière, voire culturelle. Grâce
ou à cause des médias, la beauté est en
train de s’universaliser telle qu’Emmanuel
Kant l’avait pensé : “La beauté est ce qui plaît
universellement sans requérir de concept.” Ceci étant dit, s’il y a une norme édictée, c’est
bien celle d’une universalité provenant du
modèle caucasien occidental.
Peut-on considérer qu’il y a des lignes et des
courbes qui définissent la perfection et
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Photos : Abderrahim Annag.
“ LE REGARD DE
L ’ AUTRE DÉTERMINE
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l’excellence de la beauté ? On a plutôt l’impression que cette définition est relative
dans l’Histoire…
Bien entendu, les inventions techniques,
et notamment celles de l’image, ont complètement modifié la perception de la
beauté. Avant l’invention de la photographie et du cinéma, la nudité et le regard
porté sur elle relevaient de l’espace strictement intime. Les seuls nus dans l’espace public provenaient du travail des artistes-peintres et des sculpteurs. Au 20ème
siècle, il y a eu une banalisation du nu
qui a accompagné l’émancipation de la
femme. Une fois que ce corps a été exposé à l’admiration comme aux sarcasmes, le souci de sa représentation
s’est mis en pratique dans de nouvelles
formes d’hygiène de vie : rééquilibrage
alimentaire, sport en plein air et vers la
dernière partie du 20ème siècle, la nouvelle chirurgie esthétique comme moyen
d’atteindre ses objectifs.
N’est-ce pas plutôt l’essor de l’allègement
des techniques de la chirurgie esthétique
qui a créé et amplifié ces nouvelles normes
de représentation ?
Si une personne vivait toute seule sur une
île déserte, elle n’aurait jamais recours à
la chirurgie esthétique. Le regard de
l’autre détermine les contours de soi mais
également le miroir. Preuve en est le fait
que la chirurgie esthétique a touché
presque tout le monde. L’absence de réflexion de soi dans un miroir ou le regard
de l’autre écarte de cette course à la représentation d’une image de soi. En revanche, le plus grand miroir de la société
contemporaine est incarné par les médias
qui amplifient des nouvelles normes et
des nouveaux critères généralement issus d’un milieu avant-gardiste, celui de la
mode et de ses créateurs. L’explosion de
la chirurgie esthétique est due à la médiatisation de ces nouveaux critères de la
représentation du corps. Enfin, l’essor de
la chirurgie esthétique rencontre surtout
ce moment historique de l’affirmation de
l’individualité qui traverse toutes nos sociétés depuis 40 ans. Il y a un nouveau
souci de soi et une volonté réelle de
s’améliorer tant sur le plan moral que
physique. Nous vivons l’ère du “développement personnel” où la chirurgie esthétique trouve toute sa place au même titre
que le coaching dans des stratégies personnelles de “mieux-être”.
Mais y a-t-il une vie affectivo-sociale harmonieuse et une sexualité possibles hors
de la beauté ?
➝
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➝ Bien sûr que oui. La planète n’a
pas tourné qu’avec la beauté. Heureusement ! Une étude a été effectuée par
le Lancet Journal sur le bonheur personnel de personnes reconnues comme “belles” par la société telles que des
mannequins, des “miss” de concours,
etc, comparativement à des personnes
dont le physique se situait dans la
moyenne. Le résultat est stupéfiant :
des taux de dépression, de divorces, de
suicides, de vies sans enfants, de solitudes de fin de vie en nombre bien supérieur pour les “belles” que les
“moyennes”. La beauté dans son excès
est une disgrâce pour l’être humain. Si
la beauté ouvre, a priori, les portes, le
prix à payer, a posteriori est très lourd.
Autour d’une personne belle ayant
réussi, il y aura toujours cette sorte
d’aura de non-crédibilité et de non-reconnaissance de son mérite et donc, de
son travail. La beauté masque réellement la lecture efficiente du mérite. Si
la sagesse philosophique grecque, les
religions monothéistes ont prôné la
juste mesure pour tout afin d’atteindre
l’harmonie, c’est peut-être que cette
idée, à travers les siècles, a quelque peu
fait ses preuves, n’est-ce pas ?
Les femmes sont de plus en plus victimes de
complexes physiques qu’elles n’éprouvaient pas de la même manière, il y a 50 ans.
L’exemple de la course aux injections dès
35 ans vécues comme un marqueur social
est pour le moinssignificatif.
Cet exemple, s’il n’en n’est pas moins
vrai, reste un épiphénomène trop réducteur pour la chirurgie esthétique.
L’être humain possède un besoin viscéral de “normalité” et une fois ce stade atteint, il souhaite approfondir l’idée
qu’il se fait de son originalité. Les demandes des patientes ont évolué dans
le même sens. L’exigence première envers la chirurgie esthétique relève toujours ou presque d’une demande de
“normalité” : ne pas avoir un gros
ventre, de gros seins, des oreilles décollées. Une fois cette étape travaillée,
on va voir apparaître des demandes qui
vont faire passer la chirurgie esthétique
basique à l’étape d’une chirurgie plus
subtile et plus raffinée qui souhaite atteindre l’excellence : éclairer un regard,
rebondir des fesses, travailler un déhanché, etc. Il faut vraiment intégrer
ces deux étapes nécessaires pour appréhender et comprendre la grande diversité d’offres techniques de la chirurgie esthétique du 21ème siècle.
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Mais vous-même en tant que chirurgien
plasticien, comment estimez-vous que telle
ride ou telle courbe est belle ou non ?
Lorsque j’ai débuté ma spécialisation il y a
près de 20 ans, j’étais persuadé qu’il y aurait dans mon programme un cours sur
“l’idéal esthétique et la question du Beau”, “le
concept du Beau”, “la beauté et l’Art”, “la philosophie de la beauté”, etc. Or, rien de cela.
Toutes les descriptions de la beauté ne
viennent pas des chirurgiens, mais bien
des philosophes des poètes et des artistes.
J’ai suivi mon cursus et j’ai réalisé que la
chirurgie esthétique était particulièrement en retard par rapport aux autres spécialités. Toutes les spécialités médicales
débutent toujours par une procédure où
inspection, palpation, auscultation définissent la sémiologie du diagnostic, soit la
science des signes. Un exemple : douleur
dans la fosse iliaque droite plus vomissement plus fièvre à 38,5° nous mènent au
“ IL
sûres. Jusqu’aux années 70, plus de la
moitié des personnes opérées du nez
respiraient par la bouche car les narines se retrouvaient bouchées ! On
comprend donc pourquoi ces pionniers
concentraient leurs efforts sur la mise
au point de technique sûres et non pas
sur des réflexions philosophiques de la
beauté. Il a fallu attendre la fin des années 1970 pour que Jack Sheen, père de
la rhinoplastie moderne, qui en avait
assez de ces nez refaits en trompette de
façon sérielle, pose la question “Qu’estce qu’un joli nez ?”. Il a été le premier de
toute l’Histoire de la chirurgie esthétique à poser de nouvelles bases de lecture d’un beau nez. Ensuite, la réflexion des praticiens s’est engagée.
Dans les années 80, les chirurgiens Ellenbogen et Conell ont défini ce
qu’étaient un beau cou et un bel ovale du
visage. Puis, au début des années 90,
Y A U N N O U V E AU S O U C I
DE SOI ET UNE VO LONTÉ
RÉELLE DE S ’ AMÉLIORER
TANT SUR LE PLAN
MORAL QUE PHYSIQUE ”
diagnostic d’appendicite. Dans la chirurgie esthétique, il n’y avait aucune sémiologie. C’était un peu comme si l’on donnait de l’aspirine à tout le monde. Vous
avez les seins qui tombent ? On les remonte ! Des seins petits ? On les augmente ! La peau qui tombe ? On la retend ! Aucune recherche sémiologique dans le sens
où se pose les questions : “qu’est-ce qu’un
sein idéal ?”, “qu’est-ce qu’une fesse idéale ?”,
“qu’est-ce qu’une jambe idéale ?”. Et quand
j’emploie le mot “idéale”, je ne parle pas de
la “plus belle” mais de “celle qui suscite le
plaisir admiratif”…
Si les chirurgiens esthétiques ne se sentent pas concernés par la définition de la
beauté, quel est véritablement le sens de
leur vocation ?
Il faut inscrire cette problématique dans
son contexte historique. Les plasticiens
du début du 20ème siècle cherchaient à répondre à la demande de leurs patients,
mais il leur manquait des techniques
Sydney Coleman et John william Litlle
se sont exprimés contre le lifting à tout
prix comme seule méthode de rajeunissement facial. La question du “modèle de vieillissement” était enfin posée :
l’atrophie et la perte des volumes du visage ont été considérée aussi importantes que leur chute. Lorsqu’une femme dit que son visage s’est affaissé, elle analyse le phénomène comme étant
une simple chute des tissus. En réalité,
il s’agit d’une conjonction de perte du
volume osseux par ostéoporose, d’une
atrophie des muscles, de la graisse et
du tissu colloïdal, d’une déshydratation
et d’un affinement de la peau. C’est cette conjonction qui rétrécit l’ensemble
du visage et lui fait perdre sa plénitude,
si caractéristique de la jeunesse. On
passe véritablement de la prune au
pruneau, du raisin plein au raisin sec !
En conceptualisant ce modèle de vieillissement, Sydney Coleman a mis un coup
de frein au lifting qui retend les ➝
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➝ muscles et la peau comme seule méthode de rajeunissement facial.
Vous voulez dire qu’il s’agit d’une évolution
très récente d’une vingtaine d’années à peine ! En quoi cette évolution vous a-t-elle aidé dans vos recherches ?
Il est indéniable que mes visites régulières à ces pionniers contemporains
m’ont permis d’aller plus loin dans la
réflexion. Mais il existe un autre élément tout aussi important : mon irritation, face à certains “nouveaux visages”
opérés ou “injectés” que l’on croise ici et
là. L’exemple des bouches “saucisse”,
surgonflées est édifiant même sur le
plan historique : si vous parcourez les
œuvres d’art, de la Grèce antique jusqu’à la période de l’Art Nouveau (début
20 ème ), les femmes sont représentées
avec de petites bouches et des lèvres
peu charnues, le tout dans un sourire
retenu qui relève de la pudeur. Le cas de
Mona Lisa et de son sourire énigmatique en est un exemple pour le moins
éclairant. C’est alors qu’arrive la beauté
de la provocation proposée par les mouvements d’avant-garde du 20 ème siècle
qui ont fait voler en éclat les canons esthétiques jusqu’alors respectées : les
lèvres sont de plus en plus mises en
avant, soulignant leur couleur (comme,
par exemple, sur les affiches de Marilyne Monroe réalisées par Andy Warhol).
Puis les médias vont s’y mêler, publicisant à outrance le côté charnel des
lèvres dans le but de satisfaire les pulsions érotiques du grand public. Résultat : l’apparition de femmes de 60 ans et
plus avec des bouches de poisson
qu’elles n’ont jamais eu à l’age de 20
ans ! Un déclic s’est produit à ce moment-là : on ne peut s’éloigner du
“naturel” sans tomber dans le ridicule.
Là encore, la sagesse grecque doit prévaloir : “La beauté est la splendeur du
vrai”, disait Platon.
Toutes vos recherches aboutissent au respect du tracé naturel soit du concept
"Beauté" défini par la sagesse grecque,
justement. Comment êtes-vous parvenu
à ce résultat ?
Grâce au "nouveau concept de vieillissement" proposé par Coleman, je suis allé
plus loin dans la réflexion en m’intéressant à la lumière qui émane du visage et
plus particulièrement des yeux qui sont
la source de l’expression humaine. Pendant plus de 50 ans, les chirurgiens plastiques, relayés par les médias, ont focalisé leur attention sur les poches et les
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rides des paupières inférieures ainsi que
sur le “pseudo excès de peau” de la paupière supérieure. Ceci a conduit à une
perception erronée du vieillissement péri orbitaire. J’ai réalisé qu’il ne fallait pas
focaliser sur ces détails, mais plutôt élargir la perspective afin de percevoir l’œil
comme une entité au centre d’un cadre
artistique général (framework). Cette
étude a duré 8 ans et s’est faite à 3 degrés
différents. Le premier a été l’étude des
“plus beaux regards du monde” (Catherine-Zeta Jones, Monica Belluci…). Cette
étude avait pour objectif de mettre le
doigt sur ce que tous ces beaux regards
avaient en commun. Le deuxième degré
de la recherche a été une étude anthropologique du regard de l’homme. En effet,
chez nos ancêtres, le front était plat. Il
s’est bombé avec l’évolution. Idem pour
les arcades proéminentes qui se sont radoucies. L’œil profond s’est superficialisé.
“EN
fin, j’ai mis au point des micro-canules en
spirale désormais brevetées. Je viens
d’ailleurs de publier les résultats préliminaires de cette recherche dans l’Aesthetic
Surgical Journal en collaboration avec Micheal Yaremchuk, de Harvard Medical
School (1). Les résultats complets de l’étude seront publiés dans le nouveau livre
que j’ai écrit avec Sydney Coleman (2).
Donc, la définition de la beauté ne se réduit
pas à des proportions chiffrées ?
Les Grecs ont proposé un quadrillage de
la beauté dans des nombres, des plans en
tiers, etc. Plus tard, les savants de la Renaissance ont repris la notion de proportion tout en consacrant la lumière comme
élément fondamental au rayonnement
volumétrique d’un visage. Or, il ne peut
y avoir de réflexion lumineuse que sur
une convexité. La présence de concavité
(cavité orbitaire, tempes) crée une
M AT I È R E D E C H I R U R G I E
ESTHÉTIQUE, ON NE
PEUT S’ÉLOIGNER DU
“ N AT U R E L ”
S A N S TO M B E R
DANS LE RIDICULE”
C’est pourquoi nous sommes dérangés
face au regard d’un primate qui nous
renvoie à l’image de notre propre
vieillissement, alors que nous sommes
fascinés par le regard des félins. Dans le
premier cas, l’œil du primate se trouve,
proportionnellement dans une trop
grande cavité. En revanche, l’œil du félin donne l’impression d’être planté
dans le front sans cavité autour. Il en résulte une forte concentration de la lumière sur les yeux avec un effet hypnotisant unique. Partant de ces constatations, j’ai développé un modèle artistique : le concept de la “Marie-Louise des
yeux” (the Frame Concept).
Mais quel est le lien entre ce concept théorique et sa mise en pratique chirurgicale ?
L’objectif était d’imaginer un procédé
pour rétrécir le cadre autour des yeux. J’ai
dû développer une technique pour éliminer les ombres de la cavité de l’orbite par
un procédé chirurgical original. A cette
ombre déplaisante à l’œil humain. La
beauté est donc bien plus subtile qu’une
histoire de chiffres. Pour tenter de la saisir, il faudrait scanner un visage dans un
ordinateur 3D et calculer toutes les
courbes, les degrés d’inflexion, ainsi que
les variables de la matière vivante. Vous le
voyez bien, la beauté ne peut être réduite
aux seuls principes de proportions développés par les Grecs. Je pense très humblement que nous sommes, aujourd’hui,
aux balbutiements de la chirurgie esthétique et des critères de notre compréhension de ce qu’est la beauté. ■
1- Reversing brow lifts - Aesthetic Surgery Journal,
Volume 27 , Issue 4 , Pages 367 - 375. Published by
Drs. M. Yaremchuk and O’Sullivan (Massachusetts
General Hospital, Harvard Medical School, Boston)
and Dr. F. Benslimane (private practice in Clinique
Benslimane, Casablanca, Morocco).
2- Micro Fat Grafting : from filling to regeneration.
Quality Medical Publishing, St. Louis, Missouri, issue
en Octobre 2008.
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