Le Marteau des Sorcières
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Le Marteau des Sorcières
Le Marteau des Sorcières Ou le sommeil de la raison Thomas C. Durand © Thomas C. Durand 2016 N° ISBN 979-10-91043-11-3 1h45. 2 hommes, 2 femmes. Une femme se réfugie chez le Docteur Janvier, connu pour son rationalisme. La population de Rormond l’accuse de sorcellerie, et bientôt l’inquisition s’intéresse à elle. Les personnages, par ordre d’apparition. — Frédéric Janvier. Médecin & philosophe. Ouvertement opposé aux méthodes de l’Inquisition. — Madame Rémy. La servante. — Tomás Jacob Kramer. Inquisiteur. — Anna Belcier. Une « sorcière » réfugiée chez le philosophe, qui remet en cause les certitudes que le sceptique a encore malgré lui. 2 Note : Le véritable Jean Wier (ou Johan Weyer, 1515-1588) était sans doute bien différent du personnage principal de cette pièce. Il a publié son « De praestigiis daemonum » 80 ans après le Marteau des Sorcières de Heinrich Kramer (c 1430-1505), et il n’a donc jamais rencontré son auteur. Ses écrits ne nient pas l’existence du diable ni même des « magiciens infâmes », réellement coupables de crimes diaboliques, mais il tient la plupart des accusées de sorcellerie (des femmes) pour les victimes de maladies mentales, préfigurant en quelque sorte la psychiatrie. Le prénom fait allusion à Friedrich Spee (1591 -1635), auteur de Cautio criminalis (1631) qui démontre l’inefficacité de la torture. Lui aussi croyait à l’existence de la sorcellerie. 3 Acte 1 Scène 1 Janvier, Mme Rémy. Frédéric Janvier est occupé à des travaux, entouré d’une pile de livres. Madame Rémy met de l’ordre dans la pièce, l’air un peu bougon. Janvier — Merci d’avoir monté le courrier, madame Rémy. Mme Rémy — À votre service, docteur. Le pauvre facteur s’est plaint des routes inondées. Ça fait trois semaines que ça dure. Janvier — (ouvrant son courrier) L’an dernier tout le monde redoutait la sècheresse. Mme Rémy — Oui, ben c’est pas une raison pour qu’il se mette à tout pleuvoir d’un coup comme ça. Janvier — Assurément. Ca, par exemple ! Voici une lettre que je n’attendais pas. Mme Rémy — La belle enveloppe avec le sceau rouge ? Janvier — Un courrier de monsieur Tomàs Kramer. L’inquisiteur dont le livre a inspiré le mien. Mme Rémy — Oh, le monsieur dont vous avez dit tant de mal ? Janvier — Tant de mal ! Nous avons seulement un désaccord d’ordre philosophique et moral. 4 Mme Rémy — Et vous avez passé des semaines à écrire ce livre, puis des semaines à le faire imprimer à grand coût, et maintenant on me regarde de travers quand je fais mes commissions en ville. C'est beaucoup de désagréments pour un petit désaccord philosophique, si vous voulez mon avis. Janvier — On a brûlé soixante-huit personnes accusées de sorcellerie le mois passé à moins de quarante kilomètres d'ici. Mme Rémy — On pend des criminels tous les jours. C'est bien malheureux, mais le problème vient du crime, pas de la justice. Janvier — Pensez-vous ? Mme Rémy — Tout de même ! Janvier — On a garroté la plupart des condamnés, mais certains, certaines devrais-je dire, ont brûlé vives. Mme Rémy — Madame Bournel refuse de me servir depuis que le livre est sorti. Je dois passer par l'employé de la boutique pour acheter vos bougies. Janvier — Vous êtes donc sensible à l’injustice de la situation. Mme Rémy — Ce que j'en dis, docteur, si je peux me permettre, c'est qu'on trouve que vous avez manqué d'égard envers les hommes que vous critiquez. Les gens se demandent pourquoi vous vous attaquez à ceux qui ne cherchent qu'à protéger les bons croyants. Janvier — Je n'attaque personne, Madame Rémy. Je contredis, j'objecte, j'argumente, je raisonne, je 5 démontre. Personne ne devrait se sentir attaqué par un raisonnement logique. Mme Rémy — Il me semble –pardon– que vous étiez passablement énervé quand vous écriviez ces pages pour défendre les sorcières. Janvier — Vous savez combien j’aime les débats. Mme Rémy — Oh ça, oui ! Si seulement je pouvais oublier que vous aimez pinailler sur tout et rien. Bon. Ici tout est propre ; voulez-vous que je vous ramène une collation ? Janvier — Volontiers. Mme Rémy — Je vous laisse à votre lecture. Tâchez de ne pas trop vous agacer pour rien. Elle sort. 6 Scène 2 Janvier, Kramer (voix). Janvier parcourt la lettre qu’il a reçue. Janvier — (lisant) Cher docteur Janvier, j’ai lu avec attention votre ouvrage « Prudence pénale et tromperie des diables ». Je l’ai trouvé fort bien argumenté et coloré d’un louable penchant à trouver les hommes vertueux. Le métier qui est de vôtre, de soigner les corps, vous incline sans doute à trop de sympathie ; pour ma part je vois les hommes avec leurs faiblesses et leurs vices, et souvent leur amour du péché. Vous avez écrit un ouvrage laxiste dont les préceptes, s’ils étaient appliqués, nous priveraient des moyens de veiller au respect de la foi et de la doctrine. Beaucoup jugeraient vos mots dangereux. (Il commente :) Les gentilles menaces. Je sens comme un index pointé sur ma nuque… Kramer (Voix) — Fort heureusement, je ne mets pas en doute l’esprit avec lequel vous avez entrepris de vous élever contre ce qui vous semble excessivement brutal. Le travail d’extirper le vice de notre société n’est pas le plus plaisant. C’est un labeur répugnant qu’il faut laisser à ceux dont le courage est inflexible. Janvier — Suffit-il qu’un travail soit répugnant pour qu’il soit nécessaire, monsieur Kramer ? Kramer (Voix) — Le peuple et les autorités religieuses, au plus haut niveau, sont témoins de l’extension, partout dans la chrétienté, de ce mal terrible qu’est la sorcellerie. L’œuvre du malin qui s’acharne à empêcher l’avènement de la volonté de Dieu est partout 7 palpable, et cela seul compte. Votre ouvrage put avoir quelque mérite, n’eut été l’intrépide ardeur à nier l’existence de la sorcellerie qui vous conduit à contredire ce que tout chrétien sait être vrai. Janvier — (a gardé la lettre en main, qu’il continue de lire) Il fallait bien que vous défendiez cette opinion, auteur que vous êtes d’un manuel pour l’inquisiteur qui décrit comme choses avérées les sortilèges, maléfices et réunions nocturnes où des femmes changées en chats forniquent avec le diable. Kramer (Voix) — Laissant de côté cet errement doctrinal sur lequel je gage que vous reviendrez tôt ou tard, je voudrais apporter réponse aux critiques par vous soulevées sur la procédure que je préconise dans le jugement des affaires qui concernent l’horrible vice de sorcellerie. Janvier — Assurément, il faut que le vice soit horrible, à tout le moins, pour faire admettre ces méthodes… Kramer (Voix) — Dans vos critiques, vous réclamez qu’un défenseur soit nommé pour veiller aux droits des accusés. Je veux croire en vos généreuses intentions, mais qui pourrions-nous enjoindre d’endosser le terrible fardeau de défendre le mal au sein de nos communautés ? Ce serait jeter l’opprobre sur certains de nos érudits. Quant à ceux qui librement assureraient ce rôle ingrat, comment les juges distingueraient-ils la juste défense conduite par un homme versé dans le droit de la perverse connivence d’un complice criminel ou de la dolente collaboration soutirée par un perfide enchantement ? En ajoutant ces nouveaux soupçons, vous retarderiez la manifestation de la vérité. 8 Janvier — Vous pourriez avoir raison si seulement vous acceptiez de douter de la prémisse de votre raisonnement : l’existence même de la sorcellerie, ce que vous ne faites… Kramer (Voix) — Permettez que je poursuive ! Janvier — Je vous en prie. Kramer (Voix) — Concernant l’exercice de la question, tâche ingrate autant que nécessaire, vous déplorez le risque que des innocents, trop accablés, choisissent de confesser ce qu’ils n’ont point commis. Le risque existe, il est connu. Et l’inquisiteur avisé sait qu’il en doit tenir compte, et pour cela se montrer mesuré dans l’usage de ses instruments. Toute une institution ne saurait être tenue coupable des excès de quelques-uns si encore on prouvait que ces excès ont lieu. Mais, à la fin, il me semble que vous inversez les priorités. Notre mission n’est pas d’épargner quelques vies, ni même de sauver quelques âmes, mais bel et bien de lutter contre le diable par tous les moyens dont la générosité du Seigneur nous a pourvus. Toute modération dans la lutte serait une faute. Janvier 9 — Il pense avoir réponse à tout, mais c’est parce qu’il choisit d’ignorer une bonne part de ce que je dis. Mon cher Kramer, crapule que vous êtes, ce que je vous reproche ce n’est pas seulement de condamner celui ou celle qui se confesse, mais encore d’affirmer que tel qui n’avoue pas sous la torture ne résiste que grâce à la magie, de sorte qu’à la seconde où vous décidez d’employer ces moyens barbares, vous êtes assuré que tout le monde sera coupable et que vos soupçons, décidément, étaient bien fondés. Et que ô votre jugement en cette matière est d’une édifiante sûreté, et que la méthode employée est fort efficace, chacun peut le constater à la lueur du bûcher. Kramer (Voix) — Très cher Docteur Janvier, votre dernière objection porte sur les dénonciations obtenues par les moyens de la question. Derechef, la même inquiétude vous anime pour le respect des corps et la quiétude de l’âme de nos concitoyens, mais des hommes moins faibles que vous doivent protéger le royaume de Dieu. Le sabbat des sorcières est une réalité avérée, et le nombre de celles qui s’y adonnent reste inconnu. Dans cette guerre, la sagacité des enquêteurs ne peut s’exercer si l’on n’obtient des coupables ayant admis leurs crimes des noms sur lesquels enquêter. Janvier — Comment un homme intelligent peut-il ne pas voir que les aveux extorqués par la force n’ont pas de valeur ? Kramer, vous ne répondez pas à ce que j’écris ! Si l’innocente parle, elle n’avait aucun complice, et dénoncera un autre innocent pour qu’on ne la tourmente plus. Et si, comme vous voulez le croire, elle était vraiment au service du démon, alors quelle valeur accorder à sa délation ? N’a-t-elle pas tout intérêt à dénoncer des innocents pour les jeter dans la tourmente ? À cela vous ne répondez pas ! Kramer ? Kramer (Voix) — Le roi Jacques 1er lui-même a montré dans un fort bel ouvrage, comment il est possible de prouver la culpabilité d’une sorcière en dénudant son corps pour trouver la marque du diable, cet endroit où une épingle enfoncée ne produit ni douleur ni 10 saignement. Il défend aussi l’ordalie par l’eau. Pieds et poings liés, l’accusée est jetée dans une rivière. L’eau ne rejettera que celui qui a renié son baptême. Sa culpabilité sera dès lors assurée. Janvier — Si vous voulez. Et l’innocent sera noyé. N’avezvous aucune considération pour l’innocence ? Kramer (Voix) — Cette méthode a fait ses preuves en permettant la destruction de milliers d’ennemis de Dieu qui menaçaient nos récoltes et nos bétails, la moralité de nos enfants, la santé de nos proches, la quiétude de nos villages et la pureté de nos âmes. Janvier — (grand geste d’impuissance) Comment ne pas souhaiter que les récoltes, les bétails, les enfants et les âmes soient épargnées. Nous en tomberons d’accord. Mais la sécurité en laquelle vous prétendez les garder a-t-elle quoi que ce soit à gagner d’une pratique aussi violente à l’encontre d’un mal qui n’est peut-être qu’illusoire ? Kramer (Voix) — Je ne reviendrai sur la mécréance de votre thèse concernant l’inexistence de la sorcellerie que le temps de constater que ces doutes malhonnêtes sont évidemment responsables de votre défiance envers la mission qui est la mienne. Si vous doutez que le mal existe, on peut concevoir que la destruction des sorcières vous semble chose brutale. Mais vos doutes, monsieur, sont en contradiction avec les Saintes Écriture, et vos thèses médicales ne leurrent que ceux qui manquent de foi. Janvier 11 — J’avais bien compris cet argument la première fois, monsieur Kramer. Kramer (Voix) — On m’a informé que vous aviez assisté à des procès et plaidé que le sorcier en accusation n’était qu’un artiste de rue usant de faux semblants pour faire accroire à des actes de magie, ou que la sorcière empoisonneuse était dérangée par des humeurs qui lui troublaient l’esprit, et qu’elle n’était accusée qu’en raison de l’inconfort qu’elle inspirait à ses voisins. Vous pourriez bien malgré vous faire œuvre maléfique en offrant ces explications alambiquées à la défense des accusés. Occupez-vous de soigner, docteur, écrivez de la poésie, mais de la sauvegarde du royaume ne vous mêlez point. Veuillez agréer, mon cher docteur, l'expression de mes honnêtes et respectueuses salutations. Janvier 12 — L’enculé. Scène 3 Janvier, Anna, Mme Rémy. Mme Rémy tape timidement à la porte. Janvier — Oui ? Mme Rémy — (quelque peu agitée quand elle arrive) Pardon de vous déranger docteur… Vous avez l'air tout énervé. C'est le courrier de ce méchant monsieur ? Janvier — Je n'arrive pas à comprendre. Il a lu mes arguments, il les a compris. Et c'est comme s'il admettait implicitement qu'ils sont valides, mais que cela n'a aucune espèce d'importance. Mme Rémy — Humhum. Janvier — Je fais sans difficulté le pari que ses intentions sont bonnes. Or pour faire le bien, il s'autorise à martyriser tout le monde. Je ne sais comment l'incurie de la chose ne lui saute pas aux yeux ! Mme Rémy — S'il en avait cure, je suppose qu'il n'y aurait pas d'incurie pour commencer. Janvier — Oui. Certes. Vous n'avez pas apporté la collation que vous m'avez promise ? Mme Rémy — Mes excuses. C'est qu'il y a une visiteuse, docteur. Je lui ai bien dit que vous ne receviez pas aujourd'hui, mais elle a insisté. Elle a beaucoup insisté. Je n'ai pas trouvé moyen de lui fermer la porte au nez, alors elle est en bas. Janvier — Qui est-ce ? 13 Mme Rémy — Cette effrontée n'a voulu me dire que son prénom. Anna. Je ne sais si elle vient de la ville, si quelqu'un l'envoie. Elle répète que c'est une nécessité vitale pour elle de vous rencontrer. Un courrier qu’elle ne veut remettre qu’à vous. Janvier — Si c'est à ce point, je la recevrai. Mais dîtes-lui bien que j'ai peu de temps à lui consacrer. Mme Rémy — Oh oui. Ça, je lui dirai. Dans moins de dix minutes je viendrai toquer à la porte et l'inviter à sortir. Janvier — Voilà. Mme Rémy — Je vais la chercher de ce… mais ! Ouvrant la porte pour sortir, Mme Rémy se retrouve nez à nez avec Anna qui se glisse dans la pièce. Mme Rémy — Mais je vous avais demandé d'attendre dans l'entrée ! Anna — J'ai entendu le docteur dire qu'il me recevrait. Mme Rémy — Il n'empêche ! Ce ne sont pas des manières. Anna — Docteur Janvier, il faut me pardonner, je ne savais pas vers qui me tourner. Petit silence gêné. Janvier fait signe à Mme Rémy de quitter la pièce. Janvier — Madame Rémy. Mme Rémy — Docteur. Mme Rémy sort. Janvier 14 — Si vous avez écouté, vous savez que j'ai peu de temps pour vous. Quelle est cette affaire urgente ? Où est le courrier si secret que vous deviez me le remettre en main propre ? Anna — J’ai menti. Janvier — Oh. Anna — Mais une vie est bien en jeu, monsieur. La mienne. Je travaille pour maître Bodin, notaire à Rormond. Je suis servante. Personne n’a jamais eu à se plaindre de mes services. Je sais ce que j'ai à faire, je suis éduquée, je faisais la lecture aux enfants. Mais j’ai dû partir. Les gens disent des choses… Janvier — Si vous en veniez au fait, Anna ? C’est bien votre nom ? Anna — Oui. Janvier — Pardon si j’ai l’air suspicieux, c’est parce que je le suis. Anna — Je m’appelle bien Anna. Ma mère était Jocelyne Hatuillier ; elle a longtemps travaillé dans cette maison avant votre emménagement. J’ai appris à courir dans cette cour. Janvier — Et ? Anna — Et certaines personnes à Rormond disent que je suis une sorcière. On m‘accuse d‘avoir empoisonné les enfants ; ils auraient craché des épingles ou je ne sais quoi. Je viens vous voir car j’ai entendu Maître Bodin pester après votre nom. Il y a un exemplaire de votre livre dans sa bibliothèque. Je savais que vous viviez tout près. Cette maison a toujours été une sorte de forteresse pour moi. Je n’avais pas vraiment d’autre endroit où aller. 15 Janvier — Je ne vois pas quelle aide je pourrais vous apporter. Anna — Pourtant vous savez ce qui arrive à celles qu'on accuse comme moi. Janvier — Oui. Anna — Et vous ne croyez pas que la sorcellerie existe, donc vous savez que je suis innocente de ce qu'ils veulent m'accuser. Janvier — Chère madame, vous pourriez bien être coupable de quelque chose, comment attesterais-je du contraire ? Anna — Mais… On m’a dit que vous ne croyiez pas aux accusations de maléfice. Savez-vous que, déjà, on me reproche les grêlons de la semaine passée, et les inondations qui gâtent les récoltes. Il suffit qu'on décide qu'un procès doit avoir lieu, et alors… Je serai bien incapable de me défendre. Docteur, pardon de vous déranger. Pardon de ne pas savoir quoi faire d’autre. Mais est-ce que ces histoires de femmes qu’on jette au bûcher ne vous révulsent pas, comme j’ai entendu Maître Bodin s’en plaindre plusieurs fois ? Il ne supportait pas vos critiques de l'inquisition. Janvier — Tout ce que vous dites est-il bien vrai ? Pardonnez mon incrédulité, mais vous vous présentez le jour même où je reçois une lettre de l'inquisiteur contre qui j'ai écrit mon livre. Si c'est une sorte de piège, sachez que je ne compte blasphémer en aucune façon ni médire de l'Église. 16 Anna — Vous dites cela comme si c'est vous qui étiez en danger. Personne ne vous accuse, monsieur, mais moi oui. Janvier — Je ne suis juriste ni avocat. C’est en homme de science et de philosophie que j’ai critiqué les thèses selon lesquelles le diable agit à travers des gens par des procédés que le soupçon et l’intérêt personnel des accusateurs permettent trop souvent d’expliquer. Anna — Dites ça aux gens. Si c'est vous qui leur dites, ils comprendront. Janvier — Votre Maître Bodin n'a pas semblé bien disposé à comprendre alors que la version écrite est plus complète et mieux construite que tout ce que je pourrais dire. Anna — Est-ce que vous voulez que je vous supplie ? Quand Marguerite, la jolie cuisinière, a supplié Maître Bodin, il l'a quand même violée. Et je suis à peu près certaine que la nourrice qui a quitté la maison quand j'y suis arrivée a subi le même sort. Janvier — Vous a-t-il… Vous-même, avez-vous par lui été… ? Anna — Il a essayé. Je me suis débattue, je l'ai blessé. Il a compris qu'il y aurait trop de choses à expliquer si jamais il s'entêtait, alors il m'a laissée tranquille. Mais deux jours plus tard, j'étais une sorcière pour mon employeur. Et le lendemain deux voisins m'enfermaient dans une cave. On a fouillé mes affaires et on prétend y avoir trouvé des ingrédients de magie noire. 17 Janvier — On pourrait penser que c’est pure calomnie de votre part. Anna — C’est ce qu’on dira, en effet. Janvier — Vous devriez quitter la région. Anna — Fuir ? Sans rien ? Janvier — Écoutez… J'adorerais procéder conformément à mes principes et manifester une totale cohérence entre mes valeurs et mes actes. Je serais charitable à chaque occasion, courageux en toutes circonstances, inflexible sur mes décisions. Mais, comme tout le monde, je fais des compromis, je choisis le confort et la facilité, je fais passer mes petits besoins à moi avant le grand dénuement des autres, je ferme les yeux sur ce qui me déplait et que je n'ai pas l'audace de vouloir changer. Je ne suis pas un héros, madame. J'ignore ce qui fait que certains hommes en sont. Je suis navré que vous vous soyez fait des illusions. J'ai bien peur de ne rien pouvoir faire pour… Irruption de Mme Rémy, un peu agitée (oui, encore). Mme Rémy — Docteur ! Janvier — Madame Rémy, merci de raccompagner mademoiselle Anna qui, j'en suis sûr, saura trouver où aller le temps que ces malentendus s’évacuent d’eux-mêmes. Mme Rémy — Docteur ! Il y a quarante personnes aux portes de la propriété. Janvier — Pardon ? 18 Mme Rémy — Des gens plutôt agités qui réclament que vous leur remettiez la dénommée Anna sur le champ. Très long silence. Janvier prend une profonde respiration en mesurant l’impact de la décision qu’il s’apprête à faire. Toujours sans un mot, il enfile une veste. Janvier Il sort. 19 — Ma chère Anna, je vous prierai d'oublier momentanément ce que je viens de vous dire, le temps que j'aille expliquer à ces gens que vous êtes mon invitée et qu'ils feraient bien de ne pas oublier les bonnes manières. Scène 4 Anna, Mme Rémy. Mme Rémy contemple Anna, qui est fort affectée, puis la fenêtre par laquelle elle regarde la foule. Mme Rémy — J'espère que vous n'allez pas attirer des ennuis au docteur. Anna — J'ai peut-être été suivie quand j'ai réussi à m'enfuir de cette cave où on m'avait enfermée. Mme Rémy — (Elle la regarde longuement) Pourquoi n'êtes-vous pas allée voir un avocat ? Ou mieux, le prévôt, pour dénoncer les mauvais traitements ? Anna — Ils n’ont pas écouté celles qui se sont plaintes avant moi. Pensez-vous que j’aurais été traitée différemment ? Mme Rémy — Je ne pense rien. Ou plutôt, je pense au docteur qui a déjà assez d'ennui avec son livre qui a irrité les gens haut placés. Il ne manquerait plus qu'on trouve à lui reprocher de venir en aide à une criminelle. Anna — Je ne suis pas une criminelle, madame. Mme Rémy — J'ai entendu dehors une histoire d'empoisonnement d'enfant, de malédiction lancée à votre employeur. Et de récoltes qui pourrissent. Anna — Des histoires. Mme Rémy — Hum. Anna — C'est fou comme les gens peuvent s'inventer des histoires et vouloir qu'elles soient vraies. 20 Mme Rémy — On dit qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Anna — Il ne vous arrive jamais de penser que quelqu’un est coupable et de découvrir après que vous vous trompiez ? Mme Rémy — Pas pour des choses aussi graves ! Anna — Pour des choses aussi graves, se tromper dans son jugement a des conséquences encore pires. Mme Rémy — Pire qu’une enfant qui meurt empoisonnée ? Qu’une région tout entière affamée par des récoltes qui pourrissent sur pied ? Anna — Vous pensez vraiment que quelqu'un comme moi peut être responsable de ces choses ? Votre maître a écrit qu'il ne croyait pas à la sorcellerie. Mme Rémy — Les docteurs ne savent pas tout. On voit des gens guérir sans explication. Et d'autres mourir, idem. On ne sait rien du grand mal. Les épidémies nous frappent puis disparaissent sans qu'on n'y comprenne rien. Je ne prétends pas savoir mieux qu'une autre, et sûrement pas mieux que le docteur Janvier, mais la méchanceté existe en ce bas monde. Anna — Je vous crois. Mme Rémy — Il faut être prudent. Et il faut se protéger. C’est normal que les gens réagissent quand on entend tout ça. Anna — Vous pensez réellement que j'ai empoisonné une enfant dont je m'occupais ? Mme Rémy — Des gens font des choses horribles. Le nierezvous ? 21 Anna — Et aussi que j'ai fait venir la pluie qui inonde tout depuis des semaines ? Bientôt on trouvera à m'accuser d'un cochon qui crève ou d'un voisin qui perd ses dents. Mme Rémy — Ne vous approchez pas. Anna — Je vous effraie ? Mme Rémy — (un peu effrayée, en effet) Oh, non, vous ne me faites pas peur. Mademoiselle, vous me semblez loin d'être sotte. Si vous vous en prenez à moi, vous perdrez l'appui du docteur. C'est la dernière chose dont vous avez envie. Anna — Une sorcière ne serait-elle pas capable de séduire cet homme, et d'obtenir de lui tout ce qu'elle veut ? Mme Rémy — Vous devriez partir. Le docteur vous l'a demandé. Passez par le jardin. La petite porte mène directement dans les bois. Personne ne vous verra sortir. Anna — J'ai une question. Pouvez-vous imaginer que je sois innocente, madame ? Mme Rémy — Oui, je le peux. Mais mon imagination ne change rien à ce qui est. Anna — Imaginez que je sois innocente. Et dites-moi comment je pourrais vous le prouver. Mme Rémy — Vous n'avez rien à me prouver. Anna — Pourtant vous me jugez. Si vous êtes attachée à la vérité, vous devriez vouloir ne jamais méjuger quelqu'un ni faire d'injustice. 22 Mme Rémy — Il y a la vérité et la justice, et puis il y a la prudence. Anna — Oui. C'est par prudence qu'on brûle les gens de nos jours. Mme Rémy — Partirez-vous ? Anna — Serait-ce prudent ? Mme Rémy s’approche de la fenêtre. Elle regarde en contrebas Mme Rémy — Il semble que le docteur réussit à les calmer. Personne ne vous fera quitter cette maison aujourd’hui. Et je pense que c’est fort dommage. Anna — Je suis d'accord avec vous, madame : la méchanceté existe en ce bas monde. Mme Rémy — N'inversez pas les rôles. C'est vous qui causez le malheur autour de vous, qui éveillez les soupçons, qui attisez la colère. Si tout se passe mal autour de vous, ce n’est pas forcément la faute des autres. Vous pratiquez des messes noires ? Anna — C’est curieux. J’ai toujours eu tendance à voir le bon dans les gens, à avoir confiance dans la gentillesse, dans le bon sens, dans le désir d’entraide. Et vous, tout ce que vous voyez c’est la trahison, le mal… Mme Rémy — Oh non, détrompez-vous ! Je ne savais trop quoi penser quand vous êtes arrivée. Mais maintenant je pense que ces gens ont raison et qu’on devrait vous traiter comme vous le méritez ! Anna — Et moi j’ai le sentiment que vous n’avez pas apprécié la manière dont je me suis glissé jusque dans cette pièce et que vous êtes bien heureuse de 23 trouver les motifs qui vous confortent dans l’idée que votre première impression était la bonne. Mme Rémy — Il n’y a qu’à vous regarder et vous écouter pour voir la vérité. Anna — Alors les sorcières sont bien piètres manipulatrices qu’il vous suffise à vous de me regarder cinq minutes pour me percer à jour. Et dans le même temps, vous pensez que les sorcières vivent parmi nous, œuvrent au malheur de tous et demeurent invisibles. Mme Rémy — Vous voulez m’embrouiller par des mots. Vous voudriez m'effrayer, mais je suis une bonne chrétienne, je refuse d'avoir peur de vous. Je serai là quand on vous traînera hors de cette maison et qu'on vous fera rendre justice. Je vous regarderai brûler. 24 Scène 5 Janvier, Anna, Mme Rémy. Retour de Janvier dans une ambiance délétère. Dehors la pluie était battante, Janvier est dégoulinant. Janvier — Pas d'inquiétude ! Ces gens vont rentrer chez eux et prendre le temps de réfléchir au fait qu'il ne faut pas sauter sur des conclusions hâtives, surtout quand elles conduisent à des décisions irrévocables. Petit silence. Les femmes continuent de se toiser à travers la pièce. Janvier — J'ai promis que vous ne quitteriez pas cette maison pour le moment. (à Mme Rémy) Nous allons accueillir Anna quelques jours. Vous lui préparerez une chambre. Je suis certain qu'elle se fera un plaisir de vous aider dans vos tâches quotidiennes. Mme Rémy — Non. C'est bien inutile. (soudain, elle aide Janvier à changer de pourpoint, lui trouve de quoi s'essuyer les cheveux) Je sais tenir une maison. Il serait préférable qu'elle reste bien tranquillement dans sa chambre. Anna — Je vous remercie pour votre hospitalité. Je suis désolée si cela vous attire des ennuis. Janvier — Vous ne seriez pas venue si je n'avais pas écrit ce livre. Je n'aurais pas écrit ce livre si je ne jugeais pas important de le faire. J'ai ma part de responsabilité dans cette situation. Mme Rémy — Docteur, pardonnez-moi, mais j'ai suggéré à Anna de se rendre chez le prévôt pour se plaindre des accusations… Des fausses accusations qui sont lancées contre elle. Ne serait-ce pas plus sage ? 25 Janvier — Pas maintenant que j'ai promis à une petite foule irascible qu'elle resterait ici. Mais je vais écrire au prévôt. Et je vais écrire également à Valdence. Nous allons raisonner nos voisins, et ils prendront conscience de combien leurs soupçons sont ridicules. Mme Rémy — Anna. Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre. Anna — Permettez que je dise deux mots au docteur Janvier. Je vous rejoins juste après. Mme Rémy lui jette un œil noir puis se tourne vers Janvier qui la congédie d'un geste poli. Mme Rémy sort. Anna — Peut-être aviez-vous raison de me conseiller de partir loin. Y a-t-il des régions où les accusations de ce genre sont plus rares ? Janvier — Oui, bien sûr. Mais si on vous rattrape dans votre fuite, cela sera perçu comme un aveu. Anna — Je me demande ce qui ne serait pas perçu comme un aveu ? Janvier — Voilà une bonne question. Anna — Votre Madame Rémy serait plus tranquille, en tout cas, si je devais quitter votre toit. Janvier — Est-ce votre impression ? Anna — Non, c’est ce qu’elle a carrément dit. Janvier — Ah oui ? 26 Anna — J'ai dû mal m'y prendre, dire quelque chose d’inconvenant, car je pense qu'elle craint que je sois vraiment ce que ces gens disent que je suis. Janvier — Madame Rémy ? Anna — Vous avez l'air surpris. Janvier — Elle travaille pour moi depuis presque quinze ans, il me semblait qu'elle était en phase avec mes opinions sur ce genre de chose. Anna — Est-elle invitée à exprimer pleinement ses désaccords avec vous ? Janvier — La superstition n'épargne personne, de toute façon. Moi-même il m'arrive de croire au destin puis d'en douter. Anna — C'est une bonne chose de douter du destin ? Janvier — Une bonne chose, je ne sais. Mais c'est peut-être nécessaire pour être libre. Anna — Et être libre, c'est une bonne chose ? Janvier — Je ne sais pas non plus. Mais comment le savoir sans être libre de se le demander ? Anna — (amusée) Ce sont les médecins et les philosophes, et pas les femmes comme moi, qu'on devrait accuser d'embrouiller l'esprit des gens. Janvier — Certains le font, rassurez-vous. Il y avait autrefois un certain Socrate qui se demandait comment les hommes autour de lui pouvaient afficher tant de certitudes quand il lui semblait à lui en savoir si peu. Alors il les interrogeait, et à tel demandait, qui se disait expert du sujet, de bien vouloir lui dire 27 exactement ce qu'est le courage ou la vertu ou la piété. Et quand ils lui avaient répondu, Socrate, avec toute l'humilité de celui qui ne sait rien, voulait s'assurer d'avoir bien compris, et il raisonnait avec ses interlocuteurs, revenant sur la définition fournie pour la tester, tant et si bien que ces doctes hommes se trouvaient face à la démonstration qu'ils ne comprenaient pas réellement les choses qu'ils disaient. On a accusé Socrate d'impiété et de corrompre la jeunesse, et on a obtenu sa condamnation à mort. Anna — Quand cela s'est-il passé ? Janvier — Il y a environ deux mille ans. Anna — Quelle tristesse que personne ne semble avoir entendu parler de ce Socrate depuis tout ce temps. Janvier — Mais Socrate est fort célèbre chez les gens lettrés au contraire. Tous ceux qui reçoivent une éducation classique connaissent son histoire. Votre maître Bodin, par exemple, a certainement lu une bonne partie de son œuvre en latin. Anna — Alors connaître Socrate n'est pas suffisante pour faire un homme bon. Janvier — Connaître et mettre en pratique sont choses différentes. Nous aimons un peu trop nos certitudes et nous détestons un peu trop les critiques adressées à nos idées pour être les dignes héritiers de Socrate. Anna — L’ignorance est-elle une solution ? Janvier — Non. Bien sûr. Mais ceux qui brûlent des sorcières pour éloigner le mauvais œil ne sont pas 28 seulement ignorants. Ce qui les rend malfaisant ce n’est pas ce qu’ils ignorent, c’est ce qu’ils imaginent savoir, c’est l’illusion qu’ils entretiennent de ne pas être ignorants. (Il va prendre un livre dans sa bibliothèque) Voulez-vous lire mon livre ? Il a été écrit par un ignorant, mais j'ose croire qu'il pourrait vous aider à plaider votre cause si l'on décidait de vous juger. Anna — J'espère être en mesure de le comprendre. Janvier — Vous ai-je dit que je doutais du destin ? Il faut que parfois des coïncidences existent. Des évènements sans aucune relation peuvent se produire en même temps et nous donner la forte impression qu'ils sont coordonnés, dictés par une même cause, destinés à signifier quelque chose. Mais en réalité c'est l'absence de telles coïncidences totalement privées de sens qui serait incroyable et réellement surprenante. Anna — Oui. Il me semble que c'est comme vous dites. Janvier — J'ai reçu aujourd'hui un courrier de l'homme qui est le plus farouche chasseur de sorcières que je connaisse. Il a rédigé un manuel à l'usage des inquisiteurs dans lequel il prétend prouver que la sorcellerie existe, que les sorcières sont surtout des femmes, qu'elles tirent leurs pouvoirs de relations charnelles avec des démons, et que pour combattre le mal, il faut détruire le corps des sorcières mais aussi obtenir d'elles le nom de leurs complices. Car cet homme croit à une conspiration secrète et maléfique qui expliquerait tous les malheurs des hommes. Anna 29 — Vous correspondez avec lui depuis longtemps ? Janvier — C'est la première lettre qu'il m'envoie. Et c'est le jour où vous requérez mon aide, en arrivant de nulle part, menacée par cela même que je combats par la plume depuis des années. Je suis tenté de voir un signe presque fatidique. Anna — N'en est-ce pas un ? Janvier — J’imagine que le destin est partout où on choisit de le voir. Anna — C’est sans doute facile à dire pour un homme comme vous. Janvier — Pour un homme comme moi ? Anna — Vous avez probablement eu le droit de faire beaucoup de choix dans votre vie. On ne vous a pas imposé votre métier. On ne vous a pas dit qui épouser, comment vous comporter, tout ce que vous deviez accepter sans broncher. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de croire qu’on pouvait choisir sa vie. Janvier — Vous vous trompez sans doute sur le nombre de choses qui s’imposent à un homme tel que moi, comme vous dites. Anna — Vous plaindriez-vous ? Janvier — N’avez-vous pas souvenir d’une foule de quarante personnes qui s’est imposée à ma porte ? Anna — Vous ne vous êtes pas laissé faire. Janvier — Je suis peut-être l’esclave d’un tempérament qui me rend rétif à ce genre de démonstration. Et sans cet attroupement, j’aurais sans doute fait un choix tout différent vous concernant. Donc, d’une 30 manière ou d’une autre, nos actes semblent en partie échapper à notre bon vouloir. Anna — Vous êtes moyennement réconfortant, docteur. Janvier — Je ne rassure pas les gens, je les soigne. J’espère que vous n’avez pas eu tort de placer votre salut en un médecin qui a la réputation de ne pas respecter suffisamment les autorités morales. Anna — Est-ce sans risque pour vous ? Janvier — Oh non. Ce n'est pas sans risque. J'ai encore quelques amis, et ils peuvent empêcher que ma maison soit envahie, mais pas que mes mots soient retournés contre moi. Anna — Ou que la populace vous soupçonne d'avoir été ensorcelé… Que puis-je faire ? Janvier — Me faire confiance. Sans excès. Ne fondez pas tous vos espoirs sur mon intervention. Et utilisez cette bibliothèque autant que vous voudrez. Anna — Je devrais lire ce manuel pour inquisiteur dont vous avez parlé. Janvier — Il n'est pas d'une lecture plaisante. Kramer a un style assez vindicatif. Ses descriptions sont souvent obscènes. Anna — Si c'est le texte avec lequel on veut m'accuser, j’aimerais savoir à quoi m'en tenir. Janvier — Si vous voulez. Je l'ai lu à plusieurs reprises, et toujours avec la même répugnance. Je rêverais, si la chose était possible, d'avoir Kramer en face de moi pour le forcer à répondre à mes arguments et à admettre au moins certains d'entre eux. Ce serait 31 suffisant pour que la panique et la terreur cessent de régner dès qu'une personne veut en soupçonner une autre de sorcellerie. Anna — Je suis sûre que vous sortiriez vainqueur d'un tel débat. Janvier — S'il suffisait d'avoir raison pour remporter une rencontre de ce genre, Kramer n'aurait aucune chance. Anna — Il ne suffit pas d'avoir raison ? Janvier — Il y a donc un peu de naïveté en vous, finalement. Si vous voulez m'excuser, j'ai des lettres urgentes à rédiger. Je dois écrire au prévôt, au comte… et à monsieur Kramer. Anna — Bien sûr. Je vous laisse travailler. Anna sort, Janvier s'installe à son bureau et commence à écrire. Noir. 32 Acte 2 Scène 1 Janvier, Kramer. Janvier est endormi à sa table de travail, un homme en rouge vient lu taper dans le dos. Il se réveille. Dans cet acte, Kramer est bouillonnant, il occupe l’espace, parle fort. Kramer — Mon bon Janvier, vous cherchez les ennuis ? Janvier — Pardon ? Je me suis endormi. Kramer — Tout ça n’est vraiment pas raisonnable ! Vous critiquez mon livre, de façon fort cavalière. Vous hébergez une sorcière. Chez vous. La nuit. Sans être marié. Janvier — Je suis veuf. Kramer — Qui voudrait vous nuire n'aurait que l’embarras du choix pour vous faire tomber. Mais peut-être vous figurez-vous n’avoir aucun ennemi. À vous lire, tous les êtres humains sont doux et pacifiques. Janvier — Ainsi donc vous m’avez lu ? Il m’arrive d’en douter Kramer — J’ai pris la peine pourtant de vous adresser un courrier cordial encore que, me semble-t-il, dirimant. J’ai totalement réfuté votre thèse. 33 Janvier — Vous avez habilement évité mes véritables arguments. Indépendamment de tout ce que m’on veut croire sur la sorcellerie, je remets en cause tout simplement l’efficacité de la torture. Kramer — On ne peut pas condamner sans preuve. Bien souvent les faits ne sont prouvables qu’à travers des aveux. Les aveux ne s’obtiennent pas facilement. C’est pourquoi la question reste une pratique nécessaire. Tout le monde en convient. Janvier — Je ne pense pas que tout le monde en convienne, comme vous dites. Kramer — En tous domaines et chaque discipline, on entend des voix dissonantes. Mais la vérité d’impose par ses propres mérites. Dans le monde réel, il faut agir contre le mal, docteur Janvier, ou s’en rendre complice. Janvier — Je suis préoccupé par le mal qu’on peut faire en croyant faire le bien, monsieur Kramer. Il vous est peut-être arrivé de torturer quelqu’un qui ne le méritait pas. Kramer — Vous avez raison. L’erreur est humaine. Et je prie chaque jour pour que Dieu m’épargne le fardeau d’une telle faute dans mon travail. Si pour combattre le mal, l’on doit utiliser la question afin d’obtenir des aveux sans lesquels on ne peut rien faire, je crois qu’il faut faire confiance à Dieu pour protéger l’innocent. Janvier — Vous… Attendez. Faire confiance à Dieu est une chose. Mais partant de là, je ne parviens pas à considérer qu’il faille laisser libre champ au bourreau au nom de la foi. Si les hommes veulent 34 faire confiance à Dieu, pourquoi s’en remettre à l’art de la torture plutôt qu’à la miséricorde ? Kramer — Celui qui instruit une enquête n’est pas un bourreau. Vous discourez en béotien, docteur. Ce qui importe, c’est la manifestation de la vérité. Nous parlons de procès, nous parlons d’enquête. Là où il y a crime, il y a châtiment, c’est une règle divine. Et nous ne devons pas exiger que la providence nous apporte ce que nous ne nous donnerions aucun mal à obtenir par nous-mêmes. Janvier — Si j’entends bien, vous dites qu’il faut agir comme s’il ne fallait pas attendre une aide surnaturelle. Kramer — Je le dis. Janvier — Il faut donc que vous apportiez vous-même tout le soin nécessaire au respect de la justice. Kramer — Certes. Janvier — En conséquence de quoi, vous devez avoir à l’égard de l’innocence l’attachement scrupuleux, l’amour même, que l’on espère de Dieu. Kramer — Absurde. Nul ne peut égaler l’amour de Dieu. Et l’innocent injustement condamné se voit d’autant mieux traité dans l’au-delà, c’est évident. Janvier — Dire cela, n’est-ce pas s’en remettre à la providence, choix que vous jugiez indésirable tout à l’heure ? Kramer — Absolument pas. Petit silence. 35 Janvier — Pardon, je m’attendais à ce que vous développiez cet « absolument pas ». Kramer — Il n’en est nul besoin. Vous confondez tout ! De quoi votre épouse est-elle morte ? Janvier — Je vous demande pardon ? Kramer — On trouve souvent chez les veufs une mélancolie qui les rend doux et enclin à la docilité envers les femmes. Disant cela, Kramer prend une bouteille d’alcool dans une alcôve de la bibliothèque. Il en hume le parfum. Janvier — Il ne s’agit pas de cela. Kramer — Votre ferveur à défendre les femmes me rend curieux. Une simple mélancolie ne saurait vous être reprochée, une faiblesse de caractère n’est pas un crime. Kramer se sert un verre. Janvier — Nous parlerons de mon caractère une fois prochaine, si vous le voulez. Je pensais que vous accepteriez de vous concentrer sur mes arguments. Kramer — Entêtement et obstination ! Je ne sais si cela est compatible avec le diagnostic de la mélancolie. À dire vrai, cette théorie des humeurs me laisse perplexe. Je crois que l’âme s’exprime par des moyens bien plus subtils que les fluides corporels. Elle ne se met pas en fioles. Mais elle est corruptible. Naturellement, je m’inquiète pour la vôtre. 36 Janvier — Je n’ai pas été corrompu par cette femme. Du reste, j’ai écrit mon ouvrage critique bien avant d’apprendre son existence. Kramer — Peut-être. L’avez-vous écrit après avoir perdu votre épouse ? Janvier — Monsieur Kramer. Si ma thèse est aussi fausse que vous le dites, montrez-le-moi. Vous aurez droit à ma reconnaissance. Mais ne présumez pas de mes émotions, de mes motifs ou de mon caractère comme si cela invalidait mes propos. Un homme amoindri, malade, cacochyme, malheureux ou même pervers peut savoir que cette bouteille, derrière vous, est à moitié vide, et il ne tient qu’à vous d’accepter de regarder dans la même direction pour en convenir, ou apporter une contradiction factuelle. Kramer — (riant) Alors soit. Si vous vous proposez d’être l’homme amoindri et cacochyme qui peut m’enseigner quelque chose, je dois au moins me prêter au jeu. Quelle est cette chose que vous voyez et qui m’échappe, mon cher Frédérique ? Janvier — J’estime qu’il est possible, et en la matière je ne donne pas seulement mon avis personnel, mais je prends en compte les découvertes et les écrits des meilleurs érudits… J’estime possible que là où l’on invoque des cas de possession démoniaque, on se trouve en réalité face à des cas de démence. Kramer — Dieu frappe l’impie de folie, c’est connu. Janvier — Et vous avez bien raison. Cependant, je propose que ne soit pas attribuée automatiquement à Dieu le moindre événement. Il nous faut d’abord chercher 37 des explications dans le fonctionnement de la matière. Kramer — (riant) Ne tombez pas dans ces travers matérialistes. Pas vous ! Vous n’avez aucune envie qu’on vous entende parler de la sorte. Janvier — Permettez, permettez. Tout vient de Dieu, évidemment. Mais ne dit-on pas qu’il a instauré des lois naturelles ? La loi de la chute des corps est un moyen par lequel le cours des objets physiques est réglé. C’est un prodige, et plus prodigieux que cela, c’est un prodige que l’on peut comprendre. Il en va de même de la santé, de la fièvre, du fonctionnement du corps. Dieu est la cause ultime, mais on peut trouver des lois et des causes proximales. Kramer — Des causes proximales ? Janvier —Pour expliquer la foudre, on n’invoque plus Dieu mais les principes de l’électricité. De la même manière, des causes, bénignes, organiques, humorales –que sais-je encore ?– peuvent expliquer les comportements étranges, les caractères changeants, voire certaines perversions. C’est le corps qui est corrompu. Kramer — La corruption des corps ne m’intéresse pas beaucoup, docteur. Janvier cherche subitement un livre puis la bonne page pour en lire un extrait. Janvier 38 — Mon collègue, le docteur Marescot a écrit luimême un avis fort intéressant sur la question… Là, tenez : « S’il ne faut donc point d’autres signes de possession du diable que ceux qui sont décrits par les évangélistes, tout épileptique, mélancolique, phrénétique aura le diable au corps. Il y aura au monde plus de démoniaques que de fols. » Kramer — Je pourrais vous trouver vingt ouvrages qui disent le contraire. Qu’est-ce qu’un médecin peut bien savoir des œuvres du diable ? Janvier — Un médecin peut avoir des lumières sur les raisons d’une condition pathologique. Vous conviendrez avec moi que le corps peut subir des dysfonctionnements, des déséquilibres. Kramer — J’en conviens. Janvier — L’esprit lui-même semble être très affecté par ce qui altère le corps. Kramer — Si c’est ce qu’il vous semble. Janvier — La fièvre ne nous fait-elle pas délirer et perdre nos sens ? Quelques gouttes d’alcool peuvent nous rendre étrangers à nous-mêmes. Chacun le sait. Kramer — Si chacun le sait, ne tergiversez pas davantage. Janvier — Le corps, dès la naissance, peut malheureusement être frappé de fragilité, de malformation, de débilité. Il en va tout autant pour l’esprit, comme vous le savez. Kramer — Passons moins de temps à revoir tout ce que déjà je sais. Janvier — On voit, il n’est pas rare, des individus dont le corps bien constitué, par quelque accident, par quelque malchance, se retrouve altéré, déformé. Et tout comme nous avons vu les autres phénomènes 39 qui peuvent toucher l’esprit pareillement qu’ils touchent le corps, il semble qu’on puisse expliquer par la maladie bien des cas de démence. Les fous sont sûrement victimes d’être fous, et nous ajoutons à leur malheur le soupçon qu’ils ont causé euxmêmes leur condition par un commerce avec le diable. Kramer — C’est là votre démonstration ? Janvier — Si elle vous semble claire. Kramer — Je ne vous ai pas interrompu par politesse, mais elle m’apparaît viciée dès le départ. Janvier — Comment ? Kramer — Les tares physiques, les pieds-bots, les palais fendus, les yeux bigles, les bosses et toutes les malformations qu’on se plaira à imaginer sont au choix punition divine ou signe du démon. Que vous trouviez matière à les décrire avec le langage de votre science ne dit rien sur leur origine. Janvier — Mais, enfin… Vous vous avancez sur un terrain où la médecine vous donne tort. Kramer — La médecine ne donne pas tort à Dieu, Monsieur Janvier. Janvier — Accuser des malheureux sans esprit, c’est comme vouloir tenir un procès contre des animaux, comme on a vu par le passé un tribunal faire pendre une truie pour meurtre, ou excommunier des charançons. 40 Kramer — Il est normal de désirer la prévalence du droit. N’est-ce pas un don de Dieu que le sens de la justice ? Janvier — Quelle responsabilité entend-on faire porter à des animaux privés de raison ? Kramer — Voulez-vous nier que tout crime mérite châtiment ? Janvier — Je vous demande ce qu’est un crime. Kramer — Devant le chaos, la bestialité, la violence et la mort, voudriez-vous rester sans réaction ? Je ne prétends pas que ces procès bien particuliers que vous mentionnez soient raisonnables, conformes aux attentes protocolaires d’un esprit froid et mathématique comme le vôtre, mais je dis qu’ils ne sont pas sans vertu. Ils rappellent quel est l’ordre établi, et que nous ne sommes pas disposés à le laisser troubler sans sévir. Janvier — Je ne suis… Kramer — (le coupant sèchement) Quoi qu’il en soit, les griefs que l’on peut tenir aux sorcières leur sont bien imputables, non ? Janvier — Je ne sais. On assiste à une épidémie de procès où des centaines de gens, des femmes en particulier, perdent la vie. Kramer — Je l’ai constaté. J’y vois la preuve que le vice de sorcellerie se répand, et qu’il nous faut y apporter une réponse ferme, sévère, pleine de l’autorité de la parole du Seigneur. La mécroyance de certains juges a rendu jusqu’à ce temps le crime de sortilège comme impuni 41 Janvier — Vos arguments, Monsieur, ne me laissent point la liberté de vous contredire sans être accusé d’amoindrir la gloire de Dieu. Néanmoins… Kramer — (tout sourire) Néanmoins vous allez tout de même le faire dans le seul but d’éprouver la vérité de mes propos. C’est valeureux et je vous y encourage, pourvu que vous sachiez ne pas vous aventurer dans des assertions dangereuses. Janvier — Monsieur, vous êtes une grande autorité. La papauté approuve votre ouvrage, qui fait référence partout où se tiennent des procès. Nul ne s'y entend mieux que vous en cette matière, et je sais que vous avez mûrement pesé les tenants et les aboutissants avant de défendre la position qui est la vôtre. Je crois, comme vous, qu’il est important d’apporter une réponse adaptée à chaque problème. Il faut pour cela se donner les moyens de bien diagnostiquer le problème en question. Votre motivation, vous l’avez écrit, est la sauvegarde du royaume. Je pense que partir du principe que la sorcellerie est a priori la meilleure explication pour les accusations qui circulent de nos jours à propos d’empoisonnement, de malédiction, d’impuissance sexuelle ou de mauvaises récoltes nous ferme la porte à d’autres explications qui permettraient peut-être de rendre un meilleur service aux gens du royaume. Kramer observe Janvier comme un prédateur amusé par les tentatives de fuite de sa proie. Kramer 42 — Vous venez de m’accorder que je connaissais toutes ces question bien mieux que vous, et cependant, par un habile langage vous concluez que c’est tout l’inverse, et que je n’y entends rien. Janvier — (explosant) On brûle des enfants ! Kramer — Oh… Janvier — On torture des femmes qui ont le malheur de déplaire à leurs voisinages, ou qui ont des idées bizarres ; on torture leurs proches quand ils prennent leur défense. On brûle parfois maris et femmes dans un même brasier ; et on condamne leurs enfants à être traités sévèrement pour leur passer l’envie de leur ressembler. Et de fait, j’ai connaissance d’au moins un enfant qui aura vu sa mère condamnée au bûcher pour y être jeté luimême dix ans plus tard. On voit des gens renvoyés chez eux après la question, finalement innocentés, qui ne peuvent plus marcher ou parler, et qui meurent de douleur dans les jours qui suivent. J’ai lu un inquisiteur jurer que les instruments n’avaient pas touché les accusés plus que le temps autorisé, que ces femmes avaient été assez bien traitées, aux frais de la communauté, et que la mort n’était survenue qu’en raison des mauvais soins prodigués par la famille. D’autres gens se chargent de dire que c‘est la culpabilité qui les a tués. Je n’ai jamais entendu personne admettre avoir commis une erreur. Pourtant les hommes commettent des erreurs tous les jours, monsieur Kramer. Kramer 43 — (d’un grand calme) Oh oui. Ils commettent des erreurs. Et ils en paient le prix. Janvier — Vraiment ? Il me semble à moi qu’il suffit de porter étole et crucifix pour rejeter la faute sur les autres. Kramer — Chut. Vos mots dépassent votre pensée, sans doute. Janvier — Oui. Naturellement. Kramer — Vous réagissez comme un homme qui ne prendrait pas au sérieux la menace que représentent le diable et les démons, et le mal qu’ils insinuent dans les cœurs et dans les mœurs ! Vous n’aimez pas qu’on pose la question aux gens, c’est entendu. Personne ne vous demande de le faire. Vous trouvez que brûler des enfants est peu souhaitable, j’en suis bien d’accord. Mais avons-nous de meilleurs moyens de défendre la vraie Foi ? Est-ce que nous ne savons pas que le sacrifice est la voie de la rédemption ? Janvier — Vous restez sourd à ce que je dis. Kramer — Au contraire. J’entends le dilemme. Je mesure la responsabilité. Janvier — Mais vous demeurez inamovible. Kramer — Pourquoi troquerais-je la Vérité pour l’erreur ? Parce que l’erreur est plus facile, plus tentante, plus tendre, plus conforme à ce que vous voudriez croire ? Janvier — Mais, monsieur Kramer. Entendez-vous que vous acceptez de torturer et de tuer des enfants comme s’il n’y avait pas d’autre moyen d’empêcher la souffrance des âmes ? Ne voyez-vous pas l’incongruité de… 44 Kramer — Vous regardez les choses d’un peu trop près, Docteur. Le bien public doit être placé bien plus haut que toute considération charitable pour le bien des individus. Dieu nous a bien prévenus, il a menacé d'exterminer les peuples qui souffriront de vivre avec les sorciers. C’est pourquoi le peuple s’en remet à la Sainte Inquisition. Janvier — Je suis obligé de vous dire que rien de tout cela ne me semble avoir de sens. Au nom de votre logique, on fait subir à des innocents un préjudice plus horrible que le mal qu’on leur reproche d’avoir commis. Kramer — Vous avez la réputation de manquer de bon sens, docteur Janvier. Vous êtes un bon médecin et vous avez des amis puissants. Mais vous frôlez sottement l’hérésie dès qu’on aborde ces questions. Votre livre écrit en réaction à mon travail, ce n’est pas une chose prudente. Vous cultivez des inimitiés, par orgueil j’imagine, mais qui valent à votre nom le déshonneur d’être associé à celui d’hommes qui ont payé cher leur opposition à la bonne marche de la justice. Qu’on vous trouve encore à la défense d’une cause perdue et on vous soupçonnera, comme je l’ai entendu dire, d’être un mage démoniaque. Savezvous qu’on administre la question quand des soupçons de ce genre sont portés de façon répétée ? Janvier est retourné à sa table de travail, accablé. Kramer 45 — Vous ne dites plus rien. Vous voyez que ce n’est pas si difficile, en fin de compte, de se ranger aux vrais arguments. Je ne dis pas que vous devez aimer le travail qui est le mien. Je n’ai pas à l’aimer moi- même. Mais il y a des choses qu’on ne peut s’autoriser à penser si nous voulons que règne la gloire de Dieu. Je souhaite que vous le compreniez. La tête de Janvier repose dans ses mains. Kramer — J’éprouve toujours une grande peine quand des hommes de valeur ont la faiblesse de laisser leur orgueil leur chuchoter qu’ils peuvent nier impunément les œuvres de Dieu. C’est sans doute le crime le plus vile de la sorcellerie, la corruption des meilleurs hommes. Et le tour le plus habile du diable, de faire croire qu’il n’existe pas. L’obscurité se fait sur Kramer qui disparait de la scène. À son bureau, Janvier reste immobile, endormi. Une lueur matinale éclaire peu à peu la fenêtre. Soudain, la porte s’ouvre. 46 Scène 2 Janvier, Madame Rémy Mme Rémy entre en trombe. Mme Rémy — Docteur ! Janvier sursaute et se réveille. Il prend conscience que sa conversation n’était qu’un rêve. Mme Rémy — Vous avez passé la nuit ici ? Quand je pense que vous dites tout le temps à vos patients de bien faire attention à leur sommeil. Janvier — Vous me gronderez un autre jour, Madame Rémy. Mme Rémy —Est-ce que je peux tout de même vous avertir que cinq soldats sont arrivés ce matin avec pour consigne de garder les abords de la propriété ? Janvier — Qu’est-ce que vous racontez ? Mme Rémy — Comme je vous le dis : cinq soldats étaient là à l’aube. Ils ont demandé que votre invitée se montre à la fenêtre, et puis ils se sont plantés devant les portes. Janvier — Ce sont des hommes du comte ? Mme Rémy — Ils n’ont pas été très bavards avec moi, vous savez. Par contre j’ai une lettre. Une belle enveloppe avec un sceau rouge. Janvier examine l’enveloppe. Janvier 47 — Kramer. Mme Rémy — Je n’aime pas m’affoler pour un rien, mais tout de même. Hier, une foule en colère. Aujourd’hui des soldats en arme. Etait-ce une bonne décision d’accepter que cette femme reste ici ? Janvier — Qu’est-ce qu’une bonne décision ? Mme Rémy — Euh… Eh bien j’imagine que c’est une décision qu’on ne regrette pas. Janvier — J’aime bien cette définition. Alors il est trop tôt pour savoir encore si j’ai pris une bonne décision. Suspendons notre jugement, madame Rémy. Mme Rémy — Et pour ces messieurs, dehors ? Dois-je les nourrir ? Janvier — Je vous laisse libre de jauger le niveau d’hospitalité le plus adapté à la situation. Mme Rémy — Ben ça c’est nouveau. Janvier — Demandez à Anna de me rejoindre, s’il vous plait. L’air ronchon, elle sort. Janvier ouvre le courrier. Janvier 48 — (lisant) Cher docteur Janvier, les événements se succèdent et me chuchotent que la volonté de Dieu est que nous nous rencontrions enfin. Je me suis décidé à vous envoyer mon précédent courrier quand je préparais mon voyage chez le comte de Valdence dont la maison a été le théâtre d’une étrange erreur de procédure. À peine arrivé-je chez lui qu’on m’informait d’une histoire de sorcière trouvant asile sous le toit d’un médecin. C’était vous. Aussitôt, je prenais la décision d’envoyer quelques hommes armés s’assurer que nul mal ne soit fait à quiconque. Cette lettre me précède de quelques heures. Si vous le voulez bien, je vous rendrai visite en fin de journée. Je tiens à veiller personnellement à ce que votre réputation ne souffre pas d’être injustement ternie par cet épisode. Avec mes meilleures salutations. Tomás Jacob Kramer 49 Scène 3 Janvier, Anna. Anna entre, timidement. En silence, elle s’assied sur une chaise. Janvier — Avez-vous bien dormi ? Anna — (avec un air d’évidence) Non. Janvier — Les gardes sont là pour veiller sur votre sécurité. Si la foule revient, cela devrait les impressionner suffisamment. Anna — Et l’inquisiteur vient également pour assurer ma sécurité ? Janvier — Il m’a écrit. C’est plutôt bon signe. Un courrier très amical. Il veut s’entretenir avec moi. Je pense qu’il tiendra compte de ce que j’aurai à dire. Anna — Dites-moi. Cet homme, le plus zélé des chasseurs de sorcière, auteur de ce livre horrible qui m’a fait cauchemarder toute la nuit… Croyezvous qu’il se serait intéressé à mon cas si je n’étais pas venue me réfugier chez vous ? Janvier — Si on pouvait mesurer toutes les conséquences de nos actes… peut-être n‘oserions-nous plus jamais agir. Cela nous condamnerait à assumer les conséquences de nos inactions. Je ne sais que vous dire. Je suis profondément désolé que cet abri que je vous offre se soit transformé en souricière. Anna — Y a-t-il dans le royaume quelqu’un qui soit capable de me défendre mieux que vous ? 50 Janvier — Sur le plan de la rhétorique, des effets de manche, des formules à l’emporte-pièce et des slogans vous auriez pu trouver bien mieux à presque tous les coins de rue. Anna — Mais un autre a-t-il écrit comme vous contre l’inquisition ? Janvier — Quelques-uns… Anna — Ont-ils reçu une lettre de ce monsieur Kramer ? Janvier — Je l’ignore. Je crois que personne d’autre ne s’est attaqué à son livre aussi frontalement que moi. Anna — Alors je vais être accusée par le plus terrible des inquisiteurs et défendue par son plus fameux opposant. Au moins cela promet d’être intéressant. Si seulement le juge de cette rencontre n’était pas aussi celui qui vraisemblablement désire ma mort presque autant que je désire vivre. Janvier — J’ai longuement réfléchi à ce que je pourrais dire pour votre défense. Et à ce qu’il ne faudrait absolument pas dire, et qui est encore plus crucial. Toute forme de parole hérétique est à proscrire. Anna — Est-ce que cela ne revient pas à être forcément d’accord avec l’inquisiteur ? Janvier — La marge de manœuvre est… Enfin, oui, cela revient plus ou moins à ce que vous dites. La subtilité sera d’être d’accord avec lui sur suffisamment de choses pour pouvoir proposer une interprétation acceptable des faits admis qui puisse conduire à la conclusion que les accusations ne sont pas fondées. 51 Anna — Cela semble bien fragile. Janvier — C’est un peu délicat. Anna — Si vous expliquiez que la sorcellerie n’existe pas, ne serai-je pas aussitôt innocentée ? Janvier — Non. Nous serions deux à brûler. Anna — Je ne comprends pas ; n’est-ce pas ce que vous avez écrit dans votre livre ? Janvier — Dans mon livre, j’ai expliqué qu’il y avait dans de nombreuses affaires une explication alternative, une autre manière de comprendre les faits, et que la sorcellerie n’était pas l’hypothèse à privilégier dans pareils cas. Je n’ai pas eu la témérité d’affirmer que l’entreprise même de la Sainte Inquisition était de poursuivre des chimères. Anna — Maître Bodin avait l’air de penser que vous niiez l’existence de la sorcellerie. Janvier — Parfois les gens lisent entre les lignes ce qu’ils veulent pouvoir croire au sujet de celui qui les a écrites. Est-ce que quelqu’un pourrait témoigner pour vous ? Se porter garant de vos qualités, éventuellement de votre piété. Anna — Pieuse, j’ai bien peur de ne l’être pas beaucoup. Personne ne prendra la parole pour me défendre et vanter mes mérites. Pourquoi les gens croient de telles choses, docteur ? Pourquoi d’un seul coup se mettent-ils à haïr quelqu’un qui ne leur a rien fait pour la seule raison qu’on aura dénoncé des actes extravagants que personne n’aurait réellement cru possibles en temps normal ? Pourquoi des gens raisonnables et gentils vont-ils avec la foule injurier 52 les malheureux qu’on met à mort ? Combien d’entre eux auraient acquiescé à ce genre de procès et d’exécution si on leur avait demandé leur avis loin des vociférations et des soupçons du voisinage ? Qu’est-ce que c’est que toute cette folie ? Vous qui êtes savant, pouvez-vous me dire la vraie raison pour laquelle on me veut morte ? Janvier — Non, je ne le peux pas. Sans doute connaissezvous l’histoire du bouc émissaire. C’est un rituel d’expiation que l’on trouve dans l’Ancien Testament. Un bouc est choisi pour être chargé de toutes les fautes et les injustices du peuple avant d’être chassé dans le désert… où bien sûr il mourra. Dans d’autres cultures, on sacrifie régulièrement un animal. Je suppose qu’on s’imagine avoir ainsi fait le ménage, rassemblé le mal en un seul et même endroit. Pour peu qu’on y croit, ce doit être très réconfortant de se mettre en règle avec le cosmos, de complaire à Dieu par le simple truchement de la souffrance d’un autre. Anna — Ils ont donc réellement le sentiment de faire le bien ? Janvier — Je le pense. Et face à des calamités que rien ne permet de prévoir ou d’empêcher, s’en prendre à un bouc émissaire est une façon de ne pas rester inactif, de se donner l’illusion qu’on peut éviter les dangers à venir, et ainsi reprendre confiance les uns dans les autres. Anna — Bien souvent je suis perplexe quand se produisent des choses que je ne comprends pas. Je m’en trouve intriguée ou alarmée, parfois frustrée, 53 mais… Je ne crois pas avoir jamais eu le désir de croire que je comprenais malgré tout. Janvier — Cela fait de vous une meilleure philosophe que la plupart des docteurs que je connais. Anna prend en main un pistolet que cachaient des documents sur la table. Anna — Est-ce avec cela que vous soignez les gens ? Janvier — Dans une grande maison isolée comme celle-ci, on est parfois enclin à la prudence. D’ailleurs, faites attention, il est chargé. Anna — Vous avez déjà tué quelqu’un ? Janvier — Jamais intentionnellement. Il lui reprend le pistolet qui retrouve sa place sur le bureau. Janvier — Préparons-nous pour l’arrivée de Kramer. Il y a certaines questions que nous pouvons anticiper. Anna — J’ai bien peur de perdre tous mes moyens quand il me questionnera. Janvier — Il faudra vous concentrer sur ce que nous voulons lui dire, et surtout oublier de penser aux aveux qu’il veut obtenir. Anna — Et que voulons-nous lui dire ? Noir 54 Acte 3 Scène 1 Janvier, Kramer, Mme Rémy Quelques heures plus tard, Janvier aide Kramer à ôter son manteau. Madame Rémy dépose sur une table un plateau avec boisson et nourriture. Le vrai Kramer est beaucoup moins virevoltant que celui des scènes précédentes. Terne, sans aucun humour, sa voix est douce. Janvier — J’ai été très étonné par votre lettre. Par vos deux lettres, devrais-je dire. Près d’un an après la parution de mon livre, je n’attendais plus de réponse. Kramer — (à Mme Rémy) Je vous remercie. (à Janvier) La providence décide bien souvent pour nous. Il était temps que nous nous rencontrions, voilà tout. Janvier — Il semble que vous ayez raison. Vous voudrez bien accepter, j’espère, mon hospitalité pour la nuit. Kramer — Le couvent dominicain de Loudrein est prévenu de ma présence. J’y passerai la nuit. Mme Rémy — Vous savez, il ne me faut que vingt minutes pour vous préparer une chambre. 55 Kramer — (ignorant Mme Rémy) Comment expliquez-vous qu’une femme accusée du pire des vices soit venue trouver refuge chez vous ? Janvier — Madame Rémy, vous pouvez nous laisser. (elle sort) Monsieur Kramer, si j’en juge par ce qu’Anna m’a dit elle-même, c’est aux récriminations de son employeur contre mon livre, qu’il jugeait hérétique et odieux, qu’elle s’est imaginée trouver chez moi la protection dont elle avait besoin. Kramer — Elle s’est imaginée, dites-vous. Pourtant vous avez tenu tête à vingt ou trente personnes courroucées venues ici la déloger. À vous tout seul, vous avez bravement accompli cela. Que pouvaitelle demander de plus ? Janvier — Elle n’a rien demandé de plus. Silence… Janvier — Mais, moi, je me permets de vous demander une chose. De ne pas ouvrir de procès public, de bien vouloir discuter avec moi de l’utilité de démarrer une telle procédure. Après tout, si les faits s’expliquent aisément, personne n’aurait intérêt à perdre davantage de temps sur cette histoire. Kramer — Craignez-vous que l’Inquisition lui fasse injustice ? Janvier — Même si elle devait être innocentée, un procès attenterait gravement à sa réputation. Je pense que, par charité, l’éventualité de lui épargner cette peine peut au moins être envisagée. Par ailleurs, votre temps serait mieux employé à des tâches utiles. Kramer — Vous présentez cela avec beaucoup de sagesse. Bien entendu, vous n’êtes pas sans deviner que si je 56 me suis déplacé jusques ici, c’est que, déjà, j’étais disposé à m’entretenir avec vous. J’espère que vous saurez exprimer pleinement vos réserves et me convaincre avec clarté de la justesse de vos vues. Ainsi dites-moi pourquoi vous pensez que les sorcières n’existent pas. Janvier — Si vous permettez, je pense que ce n’est pas le fond du débat. Je ne prétends pas savoir toutes les choses que vous savez, monsieur Kramer. Vous avez instruit bien des affaires. J’aimerais faire valoir simplement en cette occasion que l’accusation est peu crédible. Kramer — Peut-être vous laissez-vous attendrir par la fragilité de votre invitée. Vous êtes-vous interrogé sur votre partialité ? (silence…) Je me demande ce qui peut motiver un homme de bonne réputation à prendre ces risques. Car dans le passé déjà, vous avez pris la défense d’un sorcier. Janvier — Un homme qui prétendait voir l’avenir et ne disait que des banalités. Il effectuait quelques manipulations comme font certains acrobates ou jongleurs. Peut-être croyait-il posséder un don, je pense qu’il n’était qu’un saltimbanque, et peut-être un aigrefin. Kramer — Et vous protégez les aigrefins ? Janvier — Je me contente de vouloir que les gens ne soient pas accusés de ce dont ils ne sont pas coupables. Kramer — Et selon vous, cet homme ne pouvait pas être coupable de sorcellerie. Était-ce une impossibilité ? 57 Janvier — Dans la mesure où il fut condamné et brulé en place de grève, il faut bien qu’il ait été coupable. Kramer — Oui. J’apprécie que vous puissiez admettre vous être trompé. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, vous devez alors admettre que vous pouvez faire erreur dans le cas de cette femme. Janvier — Je suis le premier à admettre pouvoir me tromper. C’est ainsi qu’on apprend et que l’on progresse, ce que tout homme doit désirer, afin de ne point stagner. Je pense avoir appris de mes erreurs, et je gage que nos inquisiteurs en font autant. Je ne suis pas homme à prétendre savoir ce que je ne sais pas, je l’ai plusieurs fois écrit dans mon livre. Kramer — Votre livre, oui… Une plume insolente qui explique sans le dire qu’il ne faut pas croire à la réalité des crimes poursuivis pas l’Eglise. Soutiendrez-vous ici que la sorcellerie n’existe pas ? Janvier — Je ne saurais affirmer absolument l’inexistence de quoi que ce soit. Kramer — Mon courrier vous aura fait changer d’avis, peutêtre. Janvier — Ou j’aurai mal exprimé ma pensée dans mon ouvrage. Kramer — Nous sommes donc d’accord sur le fait que la sorcellerie existe. Janvier — … On le dit et je ne puis prouver le contraire. Kramer — Comme vous êtes prudent. Permettez que je rappelle quelques faits indiscutables. La sorcellerie 58 est non seulement une réalité ; elle est aussi une hérésie. Qui nie une hérésie sinon un hérétique ? Janvier — En effet. Kramer — Dans sa bulle du 5 décembre 1484, « Summis desiderantes affectibus » le Pape Innocent dit que la sorcellerie est la source de maladies et de tempêtes. L’inquisition a toute latitude pour procéder à l'emprisonnement et la punition des incriminés selon leurs mérites. Exode 22 :18 « tu ne laisseras pas vivre la sorcière ». Luther a également dit qu’il souhaitait lui-même mettre le feu à leurs bûchers. Certains veulent résister à cette vérité. Les malheureux. Le théologien Guillame de Lute a qualifié de fable les accusations de sorcellerie, il jugeait leur condamnation cruelle. Il fut brûlé à Poitiers. On considère souvent qu’une défense trop véhémente de la part d’un avocat prouve que celuici est ensorcelé. Janvier — Qu’est-ce qu’une défense trop véhémente ? Kramer — Vous posez décidément de bonnes questions. Mais je me demande si vous êtes disposé à en apprendre les réponses. Le superintendant d’Ennneberge1 considère que les avocats ne doivent pas s’occuper de telles affaires, car sauver la vie de 1 « En 1613, en Allemagne, le superintendant de Henneberg déclarait : « Les autorités ne doivent pas permettre aux avocats de s'occuper des affaires de sorcières et de leur sauver la vie pour provoquer encore plus de dommages et de maux. Car tout le mal que de telles fiancées du diable font, les régents et les honorables avocats devront un jour en répondre devant Dieu et la chaire du Christ. » 59 ces créatures, c’est prolonger leurs méfaits. Comme le dit le superintendant, le mal que de telles fiancées du diable font, les honorables avocats devront un jour en répondre devant Dieu et la chaire du Christ. Janvier — Peut-être pouvez-vous accepter que je ne sois pas l’avocat de l’accusée, mais celui de la raison qui éclairera votre jugement. Kramer — Admettons cela. Où la cachez-vous ? Peut-on la voir ? Janvier — Elle est dans une chambre à côté. Je vais la chercher. Kramer — Oui. Janvier sort. 60 Scène 2 Janvier, Kramer, Anna. Kramer examine un peu les lieux, il prend sur le bureau une feuille qu’il lit rapidement. Il la repose quand le bruit des pas indique le retour de Janvier accompagné d’Anna. Kramer — Anna Belcier, fille de Didier Belcier, taillandier à Rordale. Anna — (impressionnée) … Bonjour Monsieur. Janvier — Le docteur Tomàs Jacob Kramer. Anna — Vous êtes docteur vous aussi ? Kramer — En théologie. La première de toutes les sciences. Kramer l’examine. Kramer — Croyez-vous au diable ? Anna — Je ne l’ai jamais rencontré. Kramer — Comment saviez-vous que telle serait ma prochaine question ? Anna — Je voulais juste ne pas répondre seulement oui, et laisser entendre que j’en savais plus que d’autres sur le Diable. Kramer — Vous feriez mieux de me fournir des réponses honnêtes et de ne pas manœuvrer pour vous glisser au travers de mes questions. Croyez-vous au Diable ? Anna — Oui. 61 Kramer — Bien. Le dogme l’exige. Et ainsi nous n’entendrons pas d’excuses sur votre ignorance de la nature des choses que vous avez faites. Janvier — Des choses qui lui sont reprochées. Il me semble que les faits ne sont pas établis. Kramer — Quarante personnes n’étaient-elles pas devant vos portes il y a peu ? Leurs quarante témoignages, s’ils sont produits au procès, excèdent de beaucoup ce qui suffit à établir ces faits. Anna — Mais je n’ai rien fait, monsieur. Kramer — Vous semblez bien incapable de faire le mal, c’est vrai. Les femmes s’y entendent pour paraitre faibles et innocentes. Cela les rend d’autant plus dangereuses. Saviez-vous que le mot femme vient du latin femina, lequel dérive de fe et minus : la foi mineure, faible. Car les femmes sont largement incapables d’éprouver une foi pleine et sincère. Janvier — Je suis surpris par cette étymologie. D’où tenezvous cette origine ? Kramer — Épargnons-nous un débat de linguistique ! Je constate que le monde séculier est désormais dominé par les femmes, et par leurs désirs pervers que les hommes s’empressent de combler, par faiblesse. Des désirs qui enflent et qui gonflent, insatiables, et jettent ces pauvres créatures si facilement dans les bras du Diable qui sait leur promettre mille choses. Où se déroule le sabbat auquel vous assistez ? 62 Anna — Je… Je ne sais pas… Je n’ai jamais participé à un sabbat. Il faudrait me dire ce que vous entendez par là. Kramer — (Jette un œil à Janvier) Notre bon docteur vous at-il fait répéter les réponses qu’il faut fournir à mes questions ? Anna — Non. Le docteur Janvier m’a questionnée car il voulait savoir si les accusations étaient vraies. Kramer — Avez-vous séduit le docteur Janvier ? Avez-vous fait commerce de vos charmes ? Janvier — Monsieur Kramer, je vous assure que rien de tel… Kramer — (le coupant) Les sorcières accroissent leurs maléfices à travers des actes sexuels répugnants, dégradants. Les deux sorcières que j’ai fait brûler à Ravensburg le mois passé tiraient de la fornication les pouvoirs qui leur permettaient d’ensorceler leurs ennemis. Nous avons obtenu d’elles des détails tout à fait sordides sur leurs pratiques lors de ces messes noires. Trop souvent les hommes de valeur ne savent comment résister à la forme de séduction la plus pernicieuse qui soit. Et quand ils y arrivent, la vengeance de ces créatures ne se fait pas attendre, et elles les frappent d’impuissance ! Souffrez-vous d’une telle infirmité depuis quelques jours, docteur ? Janvier — Je n’ai pas eu l’occasion de le constater, cher monsieur Kramer. Kramer — Le bon docteur vous a-t-il expliqué les détails de la procédure, la Belcier ? Une fois l’inculpée arrêtée et emprisonnée, elle est rasée entièrement. Ses 63 ongles coupés. On lui fournit vêtements et nourriture trempés dans l’eau bénite et dans le sel. Les coupables refusent de manger. Du reste, nous les nourrissons peu. La réclusion et la privation de nourriture ouvrent l’esprit en douceur. Parfois le temps nous presse et d’autres options s’imposent. Nous procédons à des interrogatoires, à des auditions de témoin. Parfois, cela nous permet de rassembler suffisamment de pièces dans le dossier pour prouver la culpabilité. Dans tous les cas je préconise que vienne ensuite la question. Il y a beaucoup moins d’exécutions quand la torture n’est pas employée. Les brodequins sont simples et efficaces. Il s’agit d’une petite machine qui permet de compresser les jambes l’une contre l’autre. C’est si efficace qu’il faut souvent porter les accusés jusqu’à leur bucher, car leurs jambes sont détruites. J’espère que ces détails vous aident à mieux comprendre le contexte. Janvier, serez-vous l’avocat de la raison ? Janvier — J’espère pouvoir l’être. Peut-être pouvons-nous commencer par entendre la version de l’accusée. Anna — Maître Bodin m’accuse parce que j’ai résisté à ses avances, à ses attouchements, parce que je l’ai menacé de tout révéler. Sa femme croit à toutes les rumeurs de sorcellerie qu’on entend, elle s’est aussitôt persuadée de m’avoir entendue la maudire, ça et mille autres choses qu’elle s’imagine. Kramer — J’ai déjà entendu cette histoire. Le démon ne se renouvelle pas beaucoup. Janvier — J’aurais cru au contraire le démon très imaginatif. Kramer 64 — Cela arrive. Janvier — … Alors… est-ce un bon critère pour le reconnaître ? Kramer — Oui. Puisque je le reconnais. Janvier — Et en cette matière, vous ne pouvez pas vous tromper, si je comprends bien… Kramer — En cette matière, je fais autorité. Si la Belcier avait un rhume ou une entorse, cela relèverait de vos compétences. Janvier — J’aimerais revenir sur les conséquences de tous ces procès. Kramer — Vous renoncez à défendre son cas. Janvier — Je tâche de défendre la raison, monsieur Kramer, comme convenu. J’ai lu beaucoup de compte-rendus sur des affaires similaires. Souvent, elles démarrent sur la foi du témoignage d’enfants, parfois très jeunes. On sait bien que les enfants imaginent des choses, interprètent mal certaines paroles, qu’il leur arrive de confondre l’imaginaire et le réel. Kramer — Nous savons ce que c’est d’être un enfant, Janvier. Janvier — Là où je veux en venir, c’est que dans ces affaires-là, il semble vraiment difficile d’imaginer que le diable soit impliqué, et qu’il permette que ses machinations soient ainsi éventées par de petits enfants. N’est-ce pas invraisemblable ? 65 Kramer — Credo quia absurdum2. Souvenez-vous Tertullien. Nul besoin de tout comprendre pour croire. Au contraire. Janvier — Oui. Bien entendu. Mais… voulez-vous admettre qu’il peut sembler raisonnable de penser que parfois, ces histoires soient complètement inventées, ou bien par fantaisie, ou bien par malveillance, parfois même par calcul politique. Kramer — Il est bien possible que cela se produise parfois, en effet. C’est bien pourquoi une enquête est instruite ! Anna — Mais dès lors que l’enquête est entamée, quel espoir reste-t-il pour l’innocente ? Rasée, enfermée, questionnée, affamée. Si elle ne parle pas ? Vous écrivez que celle qui n’avouent pas sous la torture, c’est grâce à leur magie démoniaque qu’elles résistent. Si elle avoue, elle est perdue, bien sûr. Et si elle résiste… Kramer — Il est arrivé qu’on innocente des accusées. Quand elles fournissent des informations qui aident à l’enquête, nous nous montrons charitables. Janvier — Oui, la charité est primordiale. Je ne puis croire que vous soyez homme à ne pas considérer comme tragique qu’un innocent soit brutalisé, tourmenté et tués de si horrible manière par l’Eglise elle-même. Kramer — Vous soulevez un point important. Il y a beaucoup de souffrances dans ce travail. Mais nous devons l’accepter. Aux coupables, Dieu ne fait 2 « Je crois parce que c’est absurde » 66 aucune injustice, ils reçoivent leur dû pour s’être retournés contre lui. Aux malheureux innocents, Dieu les rappelle à lui et leur épargne les tentations et les occasions de fauter et de manquer de piété. Sans compte que par la manière dont ils rencontrent la mort, ils arrivent au ciel lavés de leurs pêchés. Mais il y a des hommes qui doivent continuer de vivre avec tout ce qu’ils auront fait. Et ceux-là sont ceux qui souffrent réellement et le plus longtemps, mais c’est leur croix que d’obéir aux commandements divins. Anna — Vous êtes en train de dire que c’est le bourreau qui souffre pour de vrai ? Mais est-ce que vous voulez qu’on échange… Janvier — (l’interrompant) Je comprends votre point de vue. Celui qui obéit à la volonté de Dieu est forcément dans le droit chemin, même si c’est douloureux, cela va sans dire. Si nous avons été dotés de raison c’est pour être capables, justement, de reconnaître ce qui est la volonté de Dieu et ce qui ne l’est pas. Parfois, c’est arrivé, les gens se trompent. Et les erreurs ont des conséquences. À force d’exécutions, dans les villages, certaines familles ont été décimées, et l’économie locale durement touchée. Chacun suspecte tout le monde. Les gens sont à cran, et prompts à voir partout les manifestations de cette sorcellerie que les institutions semblent rendre responsables de tout. À chaque nouveau bûcher, on confirme l’existence de ce mal et on encourage les gens à suspecter qu’elle fut la source de leurs misères. Kramer — Vous ignorez tout du combat que je mène, docteur Janvier. Vous parlez avec l’apparence du 67 bon sens, mais vous parlez surtout sans savoir. Je suis en guerre. Je livre un combat en première ligne contre l’immonde complot qui veut renverser la chrétienté de l’intérieur. Savez-vous qu’il existe une secte satanique qui se veut une Église parallèle, secrète et puissante ? Anna — Je dois bien vous avouer que je l’ignorais. Kramer — Soyez heureux de pouvoir vivre loin de ces funestes préoccupations. 68 Scène 3 Tout le monde On toque à la porte. Madame Rémy entre, affolée (comme souvent parait-il) Mme Rémy — Oh, pardon docteur. Pardonnez-moi, mais c’est… (elle indique la fenêtre) Il y a des gens. Ils sont revenus, monsieur ! Janvier — Quoi ? Mme Rémy — Les mécontents d’hier. Ils ont des fourches et des tisons. Ils veulent brûler la maison ? Janvier — Mais non. (regarde par la fenêtre) Bon Dieu ! Mme Rémy — Désolée, Docteur. Kramer — Nul ne franchira votre portail. Mes vingt-huit cavaliers tiendront la populace en respect. Janvier — Cette populace, ce sont les gens que je soigne depuis dix ans. Kramer — Leur confiance en vous me semble entamée. Janvier — Pourquoi tout le monde s’énerve-t-il si vite autour de cette histoire ? Kramer — Peut-être commencez-vous à prendre au sérieux les crimes dont nous parlons. Les gens dehors en prennent la mesure, eux. 69 Janvier — Je vais aller les voir pour éviter que cela ne dégénère. Mme Rémy — Ils ont des fourches et des tisons… Kramer — Les soldats au service de l’inquisition auront tôt fait de les remettre à leur place. Janvier — Raison de plus pour que j’aille calmer tous ces gens. Il sort rapidement, suivi par Madame Rémy. Mme Rémy 70 — Vous ne devriez pas y aller. Docteur ! Docteur, s’il vous plait, faites attention. Scène 4 Kramer & Anna. Moment de malaise entre les deux personnages. Kramer — Je soupçonne Janvier de n’avoir qu’une foi superficielle dans la parole du Christ. Il s’égare souvent. Mais je lui reconnais du cœur. Il croit sans doute en votre innocence, la Belcier. Anna — C’est parce qu’il a pris le temps de me demander ma version des faits. Les gens dehors vocifèrent, ils sont prêts à me tuer, mais la plupart ne me connaissent pas et ne savent pas vraiment ce qu’ils me reprochent. Kramer — Leur comportement est d’une grande vulgarité, vous avez raison. Pourquoi ne portez-vous pas un foulard pour cacher vos cheveux comme le font les femmes vertueuses et modestes ? Anna — Si c’est de ne pas porter un foulard dont je suis coupable, je suis étonnée. Personne ne me l’a dit. Kramer — Hm. J’ai déjà vu cette même impertinence. Je la reconnais. Autant vous dire qu’elle résiste mal aux flammes. Anna — Pardonnez-moi, j’ignore la bonne attitude à avoir pour ne pas paraitre constamment plus suspecte à vos yeux. Kramer — Vous réfléchissez beaucoup. C’est là une chose qu’on voit peu chez les femmes. Entendons-nous bien. Beaucoup d’hommes sont des imbéciles, mais 71 aucune femme n’est philosophe. Vous targuer d’être intelligente, imaginer que vous pouvez par votre attitude, vos manières ou vos paroles vous soustraire au regard de l’inquisition, voilà ce qui conforte mes présomptions. Anna — Certaines personnes pensent que les femmes ne devraient pas recevoir d’instruction. C’est une chose. Dire que les femmes instruites sont diaboliques en est une autre. C’est du moins ce qu’il me semble, si je puis me permettre. Kramer — Janvier a dû vous trouver bien touchante, bien fragile. Vous l’avez bien choisi. À quel point l’avezvous corrompu ? Anna — Le docteur Janvier ne m’aide que parce qu’il croit que c’est chose juste. Il ne m’a pas fait d’avance, contrairement à maître Bodin, vous savez : l’homme brutal qui m’employait, qui a voulu abuser de moi, et qui maintenant m’accuse par peur que je dise ce qu’il est. Kramer — (en ignorant complètement ce qui vient d’être dit) Le bon docteur a un protecteur et un ami dans la personne du Comte de Valdence3 chez qui je demeurais hier encore. Son domaine a été le cadre d’histoires sordides. Deux hommes s’accusèrent réciproquement de malhonnêteté et de satanisme, tant et si bien que la haute justice s’empara de l’affaire. La question ordinaire obtint des aveux. Diligemment, on les pendit avant de brûler leur corps au bord de la rivière. Mais le mal enfante le 3 Référence à l’histoire du cheval gris du Comte de Veldenz. 72 mal, en particulier quand la justice n’est pas rendue dans les règles de l’art. D’autres accusations, d’autres troubles empestèrent la seigneurie. Mes estimés confrères firent périr des méchants et des méchantes par dizaines. Les habitants trouvaient du réconfort dans l’âpreté du combat qui était mené contre le diable. Mais partout ils se sentaient menacés. Et partout les soupçons redoublaient. Ces affaires irritaient au plus haut point le comte de Valdence ; « J’ai peine à croire qu’il y ait tant de sorcier et de sorcières. » disait-il. Pourtant il fut victime à son tour d’un maléfice. L’un de ses chevaux, un beau grison, eut la jambe cassée. Le comte accusa l’un de ses écuyers, un garçon de mauvaise réputation, d’avoir agi grâce à un sortilège. Il remit l’affaire dans les mains des experts. L’écuyer fut questionné. En quelques heures, il se confessait et révélait le nom de trois complices. Mais c’est alors que le Comte de Valdence affirma avoir luimême cassé la jambe au cheval durant la nuit sans aucune sorte d’aide magique. Il fit saisir le bourreau, que l’on questionna, et qui confessa avoir exécuté soixante-dix innocents. Cette sombre affaire amena l’Église à dépêcher sur place son meilleur expert en sorcellerie. C’est en somme la raison pour laquelle je me trouvais à quelques lieues quand la nouvelle de votre… refuge chez Monsieur Janvier vint à mes oreilles. Anna — Qu’est-il arrivé au bourreau ? Kramer — Il a été banni. Je serais surpris qu’il soit le bienvenu où que ce soit. Cela n’a aucune espèce d’importance. L’important est que Monsieur le 73 Comte de Valdence ressemble à notre brave Janvier. Il a cru démontrer l’inexistence de la sorcellerie en prouvant la faillibilité des hommes, et les erreurs qu’ils commettent avec les meilleures intentions du monde. Ce que le Comte a fait en réalité, c’est montrer à quel point notre travail est complexe, délicat et sérieux, et qu’il ne peut être confié à des hommes dont la volonté d’agir serait vacillante, ou l’ardeur sapé par la crainte de l’erreur. Anna — Qu’est-ce que le comte de Valdence aurait pu faire qui vous fasse douter ? Kramer — Toujours revient cette question du doute. Mais ma pauvre enfant, rien ne peut me faire douter. Je suis immunisé aux poisons du doute comme je le suis aux artifices des sorcières. De par mon sacerdoce, de par la mission qui est mienne, de par ma foi ! Janvier, lui aussi, voudrait que j’admette pouvoir douter. On ne doute pas de Dieu. Vous comprenez cela, j’espère. Anna — Je crois que oui, monsieur. Mais, tout de même, dans la position où je me trouve, je me demande avant tout comment je pourrais vous convaincre de mon innocence. Je vous entends parler de votre combat et de cette machination diabolique. C’est très effrayant, et cela semble dangereux. Je ne suis qu’une femme ignorante, je ne sais rien de tout cela, et vous pouvez avoir raison dans tout ce que vous dites. Mais ne pourriez-vous avoir tort ? Kramer — Vous me dites que j’ai tort ? Anna — Aucunement. Je vous demande si c’est possible. 74 Kramer — Nul homme n’est infaillible, ne me croyez pas infatué au point d’être aveugle à cette vérité qui s’impose à tous. Mais la prière éclaire l’esprit et apporte des réponses. Anna — Oui. Vous n’êtes pas infaillible, donc, docteur Kramer ? Kramer — Non. Anna — Alors je m’interroge. Vous pourriez avoir raison à propos des sorcières en général, des affaires que vous avez instruites, à propos de moi… Mais si jamais vous faisiez erreur, comme cela peut arriver à n’importe quel homme faillible ; je me demande comment vous le sauriez. Ne dit-on pas que l’erreur est humaine, mais que s’obstiner dans l’erreur est diabolique ? Kramer est troublé. Kramer — Oui. On le dit. Mais ne nous adonnons pas à trop d’arrogance et d’errance intellectuelle. L’Église nous donne une procédure. Si nous ne suivons pas la procédure, à quel danger nous exposerons-nous ? Anna — À celui d’agir avec raison et dans l’intérêt du bien commun. Kramer — Et donner crédit aux paroles impies, aux doctrines hérétiques ? C’est ce que vous souhaitez, n’est-ce pas ? Que toutes les paroles se valent, que l’on renonce à la vérité pour embrasser votre logique de mort. Anna passe un cordon autour du coup de Kramer. Elle le violente, il se débat. 75 Anna — Ma logique de mort ? Ma logique de mort ?! Anna le jette au sol, s’empare du pistolet de Janvier sur son bureau et le pointe sur l’inquisiteur. Kramer — Mais enfin, pauvre folle, vous rendez-vous compte de ce que vous faites ? Anna — Comme vous semblez surpris, monsieur Kramer. Comme si vous n’aviez jamais réellement cru que je sois une menace. Kramer — N’espérez pas vous en tirer avec un tel comportement. Votre vraie nature fait surface, et… Anna — Assis ! Il n’y a rien, absolument rien qui me retienne de vous abattre, docteur Kramer. Vous me promettiez déjà la torture et les flammes de toute façon. Je peux m’offrir le réconfort de vous estropier ou de vous tuer avant cela. Kramer — Songez à votre âme, malheureuse ! Anna — Revenons plutôt sur la vôtre. J’ai été patiente et pédagogue avec vous, et monsieur Janvier tout autant. Mais rien de rentre dans cette tête. Alors, bien sûr, ces idées sont dures à entendre pour vous. La possibilité que vous ayez été non seulement dans l’erreur, mais encore dans une erreur dont votre dogmatisme vous empêchait d’imaginer l’existence a tout pour pétrifier. Il vous faut rejeter le doute pour conserver votre foi, et votre foi est indispensable pour torturer ces gens tout en gardant la certitude de bien faire. Depuis longtemps maintenant, vous avez lié votre destin à ceux que vous avez fait mourir. Vous êtes bien forcé de croire que vous avez eu raison d’agir comme vous l’avez fait, de vous 76 engager librement, délibérément à exécuter une procédure qui, telle une nasse, ne laisse aucune chance aux accusés. En parlant, elle le ligote sur une chaise Si jamais vous considériez réellement la possibilité pour vous de commettre une erreur, le principe même de l’inquisition deviendrait aussitôt immoral. Toutes ces années de labeur intensif, la fierté de votre vie, se transformeraient en un atroce sacrilège, un fardeau sans pareil. Il n’y a rien d’étonnant à ce que cela vous soit totalement impensable. Je conçois même que vous soyez effrayé, oui effrayé de m’entendre vous dire une chose aussi sensée, aussi logique et dévastatrice. Parce qu’alors, durant le court laps de temps où la lucidité vous frappe, vous devez à la fois faire face à la ruine du raisonnement qui vous rendait si sûr de vous à mon sujet, mais aussi au constat que je suis beaucoup trop convaincante, bien trop habile et maligne pour une simple femme. Dans un cas comme dans l’autre, vous devriez songer aux mérites de l’humilité et aux limites de votre propre intellect. Je dis cela pour vous. Kramer — Je ne comprends pas… Qu’espérez-vous ? Anna — Chut ! 77 Scène 5 Anna, Janvier, Kramer. Janvier revient, encore une fois trempé, dans une pièce au silence épais. Janvier — Heureusement, les gens ont encore un peu de respect pour leur médecin, et vos soldats ont accepté de ne pas chercher à disperser la foule de force. Mais les esprits s’échauffent… Lentement, il s‘avise que Kramer est ligoté et qu’Anna pointe une arme dans sa direction. Kramer — Janvier, vous devriez faire quelque chose ! Janvier — Que s’est-il… ? Anna ? Anna — Fermez la porte à clef derrière-vous. Janvier — Anna. Anna — Maintenant ! Kramer — Janvier ! Ne vous rendez pas plus complice que déjà vous n’êtes ! Janvier verrouille la porte. Anna, le menaçant, toujours de son arme se met à fouiller le bureau, récupère une ceinture, arrache un cordon de rideau… Janvier — Anna, vous n’allez pas vous en sortir si vous choisissez cette voie. Anna — Mon sort est celé depuis le moment où Monsieur Kramer a choisi de venir vous mettre à l’épreuve. Moi, il s’en fiche. Je n’étais que le parfait prétexte pour se mesurer à vous et vous écraser, vous faire 78 plier. Ô et vous avez plié. Non sans panache, bien sûr, et sans jamais lui donner raison bien qu’il se soit certainement convaincu du contraire. Mais vous avez renoncé à défendre la raison. Janvier — La violence ne résout rien. Anna —Le joli refrain ! Il y a différentes sortes de violence ! C’est par la violence que vous et ce monsieur maintenez les gens dans les rôles qui vous arrangent. Janvier — Je cherche uniquement à vous aider. Anna — Vous cherchez surtout à avoir raison. Janvier — Anna, ne vous comportez pas comme une folle ! Elle installe une chaise dos à dos avec celle qu’occupe Kramer. Anna — Asseyez-vous ! Janvier — Si vous présentez vos excuses, si vous expliquez à monsieur Kramer que votre comportement est celui d’une innocente qui voit bien qu’aucune chance ne lui est laissée par les institutions, je suis sûr qu’il comprendra… Kramer — Janvier ! Posez-vous sur cette chaise. Laissez cette créature croire qu’elle a une chance. Mes hommes, dehors, ont pour consigne de ne laisser personne entrer ni sortir. Anna — Glissez vos mains dans la ceinture ! Janvier — Anna, il est inutile de me menacer, vous savez bien que je ne… 79 Anna — Pardonnez-moi si je vous coupe la parole, mais je n’ai pas le temps de vous écouter. Rendez service à tout le monde ! Janvier laisse Anna lui attacher les mains avec sa ceinture. Après cela, elle entreprend de l’attacher lui aussi sur sa chaise. Janvier — Ils vont vous pourchasser. Anna — Que pourraient-ils faire de pire qui ne m’était déjà destiné ? Kramer — Vous vous rendez compte, Janvier, que tout cela réfute vos beaux arguments ? Vous avez bel et bien offert votre protection à un monstre. Et j’avais raison depuis le début. Janvier — Je veux bien admettre que vous aviez raison, si elle a eu le dessus sur vous en employant un envoûtement quelconque. Il me semble à moi que j’ai vu une arme dans sa main. Anna — Oh, mais monsieur Kramer vous répondra que les inquisiteurs sont protégés contre les manigances des sorcières. Il fallait donc que je trouve un moyen plus… prosaïque. Pourtant c’est vraiment à s’y méprendre ; c’est comme si le brillant Tomas Kramer s’était laissé charmer par la misérable Anna Belcier. Êtes-vous toujours certain d’être immunisé contre la sorcellerie ? Kramer — (bredouille)… Janvier — Mais enfin Anna… vous ne prétendez tout de même pas être une sorcière, maintenant ? Anna — Croyez ce que vous voulez, l’un comme l’autre. Elle leur fait les poches. 80 Janvier — Je suis tellement désolé de vous voir agir ainsi. Kramer — Ne le soyez pas ! Bientôt la justice tombera. Je ferai en sorte que vous soyez aux premières loges, Janvier. Pour de vos yeux voir le feu dévorer cette ignoble créature. Anna — Je devrais vous tuer, monsieur Kramer. C’est la seule chose cohérente à faire selon votre propre logique. Mais votre logique n’est pas celle du monde réel. Kramer — Impie ! Enfant du démon ! Vous rôtirez bientôt en enfer ! Hérétique. Janvier — Ils vont vous attraper. Plus personne ne pourra vous défendre. Votre violence les confortera dans l’idée que vous étiez leur ennemie. Et votre bucher en appellera d’autres après lui. Anna — Oui. Tout ça par ma faute. Parce que j’ai été assez égoïste et injuste pour refuser d’être reconnue coupable d’un crime imaginaire par des imbéciles qui vivent dans la peur des fantasmes d’une poignée d‘obsédés comme monsieur Kramer. Mais je vais peut-être vous décevoir encore. Je n’ai pas l’intention de me laisser prendre. J’ai volé votre argent et celui de Kramer. La nuit dernière j’ai fouillé la maison, volé quelques objets de valeur et retrouvé l’entrée d’un vieux souterrain où je m’aventurais quand j’étais petite fille. Il mène de l’autre côté de la colline. Je vais quitter le pays. En tout cas je vais essayer. Et je garde votre pistolet pour finir cette histoire de mon propre chef en cas de besoin. 81 Janvier — Vous… Vous n’étiez pas du tout venue chercher ma protection en réalité. Vous m’avez floué dès le départ. Anna — Mais je vous suis reconnaissante d’avoir accepté de me protéger. Bien sûr, si j’avais dû réellement m’en remettre à vous, je n’aurais eu aucune chance de m‘en sortir, alors disons que je vous ai aidé à m’aider et que vous n’en garderez nulle rancune. Janvier — Je ne sais plus si je dois vous souhaiter de survivre à tout cela ou me ranger à l’avis de Monsieur Kramer sur les accusations dont il vous accable. Anna — Je vous laisse en délibérer, je ne dois pas trainer davantage. Adieu Frédéric Janvier. Elle sort. Noir 82 Scène 6 Janvier, Madame Rémy. Retour à la disposition du début de la pièce. Madame Rémy fait du rangement tandis que Janvier écrit à sa table de travail. Au bout d’un moment, elle se redresse et jette un œil par la fenêtre. Mme Rémy — Il a encore plu toute la journée. Janvier — Je sais, madame Rémy. Mme Rémy — Ca n’est pas très naturel. Janvier — Qu’est-ce qui pourrait être plus naturel que la pluie ou le beau temps ? Mme Rémy — Hum. Quand on aura retrouvé cette fille, ça se passera peut-être autrement. Janvier — Bon, très bien. Voilà deux semaines que vous multipliez les allusions. Je sens bien que vous avez envie d’exprimer votre avis sur cette navrante histoire. Alors je vais peut-être le regretter, mais je vous propose de me dire ce que vous avez à dire pour que nous puissions passer à autre chose Mme Rémy — Mais non. Moi je n’ai rien à redire. Je vous avais mis en garde. Je vous avais déconseillé de l’accueillir ou de lui faire confiance. Janvier — C’est vrai. Si je vous avais écoutée, Anna qui venait de s’enfuir d’une cave où on l’avait enfermée, n’aurait sans doute pas pu disparaitre avec assez d’argent pour refaire sa vie loin d’ici. Les villageois 83 l’auraient attrapée, et on l’aurait brûlée. C’est cela qui vous manque ? Mme Rémy — Moi je pensais surtout à votre propre bien. A votre réputation. Janvier — Une bonne décision est une décision que l’on n’est pas amené à regretter, vous vous souvenez ? Mme Rémy — Oh oui. Janvier — Vous devriez cesser de vous en faire pour moi, car je ne regrette pas mes décisions. Oh, je passe pour un idiot auprès de certains, ou pour un complice aux yeux des autres. C’est inconfortable. J’eus préféré que jamais elle ne se présenta devant moi en pleine détresse. Mais dès lors qu’elle était là, aucune option pleinement souhaitable ne s’offrait à moi. Ma nature ne m’autoriserait sans doute pas à agir autrement si tout devait recommencer. Mme Rémy — Oh, tout de même ! Vous devriez penser un peu aux autres. J’ai beau dire combien j’ai voulu chasser cette créature et vous mettre en garde, je sens bien que désormais on se méfie de moi. C’est un monde ! Janvier — J’ai omis de penser à cela, je vous l’accorde. Mme Rémy — Et je crains tous les jours qu’arrive une nouvelle enveloppe avec un gros sceau rouge. On vous accuserait de je ne sais quoi. Je perdrais mon emploi, et elle aurait gagné, cette fille de mauvaise vie ! Janvier — Monsieur Kramer a beaucoup vitupéré, vilipendé et vociféré quand vous l’avez détaché, mais bien vite il est revenu à des sentiments plus raisonnés. Il n’est 84 pas homme à courir au déshonneur pour le plaisir du scandale. Il n’aurait à gagner à s’acharner sur personne à Rormond. Mme Rémy — En avons-nous besoin ? Janvier — Que voulez-vous dire ? Mme Rémy — Avec la fuite de la Belcier, nul n’a pu obtenir le nom de ses complices. Les amis que je fréquente penchent pour la veuve Cloudier, une vieille bizarre qui lance des regards louches, et qui parle souvent toute seule. Janvier — Il vous arrive de parler seule dans la cuisine pendant des heures, madame Rémy. Mme Rémy — Mas il continue de pleuvoir, docteur ! Les gens ont de la moisissure partout dans leurs maisons. On dit que Maître Bodin a contracté une pneumonie. Tout cela se passerait autrement si on mettait la main sur cette sale fuyarde ! Janvier — Je vous ai pourtant expliqué qu’Anna n’avait employé aucune sorte de magie quand elle s’est jouée de Kramer et de moi-même. Elle n’a eu aucun des comportements satanistes que les gens de Rormond lui prêtent. L’hypothèse de la sorcellerie n’est véritablement étayée par rien. Mme Rémy — Je ne sais pas trop quoi penser. Janvier — Eh bien, il me semble que c’est un signe de sagesse. Mme Rémy — Si la sagesse, ça consiste à ne plus penser. Alors là ! 85 Janvier — Non, ce n’est pas… (renonce à expliquer) Madame Rémy, m’avez-vous livré ce que vous aviez sur le cœur au sujet de cette histoire ? Mme Rémy — Ce que j’en dis, c’est que si vous m’aviez un peu écoutée. Janvier — Vous ai-je expliqué que l’inquisiteur Kramer luimême s’est montré incapable de faire la démonstration qu’Anna Belcier était douée de pouvoir démoniaques ? Mme Rémy — Oui, oui. Janvier — Il est pourtant prompt à reconnaître la sorcellerie partout. Mme Rémy — Oui, je sais bien. Janvier — Et malgré tout, vous persistez à croire qu’elle est une sorcière ? Mme Rémy — Ben… Dans le doute, je préfère croire, oui. Janvier — Dans le doute, vous préférez croire. D’accord. Janvier retrouve sa place à sa table de travail, estomaqué. Mme Rémy reprend son ménage. Mme Rémy — (d’un air d’évidence) Ben oui. C’est quand même plus prudent. Janvier — Merci d’avoir monté le courrier, madame Rémy. FIN 86 87 Quelques pièces de Thomas C. Durand Mont de Dieux ! comédie 'culte' L’avis du mort comédie policière L'embarras du choix comédie de mœurs Psyché comédie tragique Passage à l'acte comédie en relief Vertiges des auteurs comédie abîmée La première fille comédie imaginaire Le Propre de l'Homme comédie pseudo-scientifique La rançon du succès comédie overground La Peste Rose comédie pandémique On recrute ! comédie inutile Ca$hting comédie patrimoniale Plus d'infos : http://www.leproscenium.com/PresentationAuteur.php?IdAuteur=896 88