La paternité ne commence pas à la maternité Fatherhood does not

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La paternité ne commence pas à la maternité Fatherhood does not
Annales Médico Psychologiques 165 (2007) 472–477
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Mémoire
La paternité ne commence pas à la maternité
Fatherhood does not begin at the maternity ward
D. Trupin*
Psychologue Clinicien, DU de Psychologie Projective, Service de Gynécologie Obstétrique et de Reproduction Humaine,
Centre Hospitalier Intercommunal Jean-Rostand, 141, Grande-Rue, 92318 Sèvres Cedex, France
Service de Placement Familial Ile-de-France, Union Française pour le Sauvetage de l’Enfance, 19, rue de Paradis, 75010 Paris, France
Doctorant sous la Direction de Mme Doris Vasconcellos, MC-HDR, Laboratoire de Psychologie Clinique et de Psychopathologie, Centre Henri-Piéron,
Institut de Psychologie, Université René-Descartes (Paris-V), 71, avenue Édouard-Vaillant, 92100 Boulogne-Billancourt, France
Chargé de cours au sein du DU Interventions Psychosociales en Santé Sexuelle, Centre de Formation Continue (Paris-V),
45, rue des Saints Pères, 75270 Paris cedex 06, France
Reçu le 22 novembre 2005 ; accepté le 12 février 2006
Disponible sur internet le 15 février 2007
Résumé
L’homme qui devient père a été traditionnellement exclu de l’accouchement. La question de sa présence – actuelle et croissante – en salle de
naissance est ici passée en revue. Comment avons-nous cheminé d’une interdiction à une quasi-obligation ? À quel titre est-il sollicité ? Sa
contribution serait-elle dangereuse ? Sa participation ritualisée dans la phase prénatale visant à le conduire au moins jusqu’en salle de travail
n’est-elle pas synonyme de prescriptions artificielles ? Comment l’aider à trouver sa vraie place en accord avec son identité de genre ? Devant
l’impossible de sa présence en salle d’accouchement, l’auteur pointe la nécessité de libérer sa parole au sein du couple. En constituant un premier
pas vers la (re)connaissance des troubles identitaires propres à la paternité naissante, les groupes de pères participent de cette prévention. Qui plus
est, l’émergence des mots (se dire) facilite une éventuelle demande de soutien psychologique individuel.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Abstract
The expectant father has been traditionally left out from childbirth. His growing and current attendance in the delivery ward is reviewed in
this article. In his case, how did we go from interdiction to a quasi-obligation? Upon what grounds is he in demand? Could his presence be
dangerous? Is not his ritualised involvement in the antenatal stage, aiming to lead him at least to the labour room, synonymous with arbitrary
prescriptions? How can we help him find his real place in accordance with his identity as a male? Facing the impossibility of his attendance in
the delivery room, the author lays stress on the fact that the expectant fathers’ words should be free within the couple. As a first step toward the
knowledge of identity troubles specific to nascent fatherhood, in a developmental viewpoint, father groups help in accepting that impossibility of
attendance. Moreover, the emergence of words facilitates a potential request for individual psychological support.
© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
Mots clés : Accouchement ; Attachement ; Identité Masculine ; Paternité ; Prévention
Keywords: Attachment; Childbirth; Male Identity; Paternity; Prevention
1. Introduction
Les recherches psychanalytiques sur la paternité ont suscité
bien peu de publications au regard du volume considérable de
* Auteur correspondant. 6, Rue du Fief-à-Cavan, 95800 Courdimanche,
France.
Adresse e-mail : [email protected] (D. Trupin).
celles ayant trait à la maternité. La compréhension du travail
psychique sollicité par cette étape du développement n’a pas
été encore suffisamment explorée. Pourtant, en France, en
2003, trois hommes sur quatre ont assisté à la naissance de
leur(s) enfant(s). Aussi, la paternité commence-t-elle à la
maternité ? Devient-on père en salle d’accouchement ? Suite à
des prolégomènes historicosociologiques situant l’intervention
précoce du père, je passerai en revue ce qui justifie sa présence
0003-4487/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.amp.2006.02.014
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– de la phase de travail à la délivrance – avant d’en établir les
limites. Des observations, issues de ma clinique et d’une thèse
en cours, émailleront et parfois nuanceront certains résultats de
la littérature ici présentée.
2. D’une interdiction à une quasi-obligation
Le père ou l’homme-médecin ont été traditionnellement
exclus de l’accouchement. L’apparition du médecin obstétricien constitue un événement récent : il date du début du
e
XVII siècle. Auparavant, dans tout l’Occident, l’accouchement
est uniquement l’affaire des matrones. Dès les débuts de la clinique, l’enfantement devient objet d’intérêt médical, en vue
d’enseigner des techniques et délivrer des conseils aux sagesfemmes, et non pour s’y substituer. Fonty et Bydlowski [9]
nous apprennent que c’est le regard masculin qui est frappé
d’interdit. La représentation psychique refoulée (scène primitive et inceste) est partagée par l’accouchée et, d’une autre
façon, par l’homme. La marque du refoulement de cette représentation, c’est justement l’interdit du regard. Aussi, la présence du père est-elle connotée soit de traits pervers (prise de
photographies, caméscope), soit de traits hystériques (malaise
en salle de travail). Quant à l’accoucheur – la plupart des obstétriciens français sont encore de sexe masculin [14] – il intervient sous couvert du cas pathologique, le simple accouchement demeurant naturellement l’affaire de la sage-femme :
« L’homme ne s’autorise à assister aux accouchements qu’en
mettant en avant son savoir médical, sa vocation réparatrice à
base scientifique. D’ailleurs la vocation obstétricale comporte,
outre la sublimation de la pulsion de voir et de savoir, une forte
composante identificatoire féminine, c’est l’identification à la
sage-femme dont Socrate est l’exemple : fils d’une sagefemme, Phénarète, et inventeur de la maïeutique ou art
d’accoucher les esprits » [3]. Notons qu’en l’absence de sublimation, la transgression de l’interdit du regard par l’hommepère ne va pas sans risque ; Fonty et Bydlowski [9] vont
même jusqu’à préciser que leur « parcours est plus complexe,
sinon plus traumatisant ».
À son retour d’URSS, en 1952 avec le Dr Vellay, le
Dr Lamaze jette les bases d’une expérimentation reposant sur
trois conditions essentielles : obstétricale, physique et psychique. L’engagement militant et financier de l’Union des Syndicats des Métallurgistes permet le lancement et l’essor de
l’Accouchement Sans Douleur (ASD). Si à la maternité des
Bluets, en 1952, le premier père assiste à l’accouchement,
c’est seulement depuis une vingtaine d’années que la présence
du père est conçue dans les maternités françaises comme non
dangereuse, la hantise de l’infection se révélant non fondée.
Bien que dans les années 1950, pour assister à l’accouchement de sa femme en France, il fallût être un véritable militant
de l’ASD et de la libération de la femme, aujourd’hui, grâce
aux développements de la méthode psychoprophylactiqueobstétricale, nous assistons à un véritable retournement en son
contraire : si l’homme est absent, l’équipe médicale se pose la
question de ce qui ne va pas dans le couple (émission de télévision sur France 5 : Les Maternelles, janvier 2004). Sous la
pression culturelle et celle de leur entourage, les hommes,
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pour « en être », doivent « y être ». « Ainsi, entre 1972
et 1992, le pourcentage des hôpitaux américains favorables à
l’entrée des pères sur le lieu de l’accouchement s’est élevé de
27 % à presque 100 % ; dans les années 1990, 85 % des pères
de foyers biparentaux assistent à la naissance de leur enfant »
[14]. En 2003, en France, trois pères sur quatre étaient présents
à l’accouchement, et 50 % des pères ont assisté au moins à un
cours de préparation (Les Maternelles, janvier 2004).
Odent [20], obstétricien novateur, voire aventuriste (défenseur de la naissance dans l’eau ou de la naissance au domicile),
souligne que sur le plan historique les nouveaux comportements sont indissociables de nombreux autres changements :
● « la concentration des naissances dans de grands hôpitaux ;
● la réduction des dimensions de la famille. Dans le cadre de
la famille nucléaire, le père du bébé devient souvent le seul
personnage familier participant à la vie quotidienne ;
● la transformation du rôle de la sage-femme qui disparaît
complètement dans certains pays (États-Unis, Canada…)
ou qui devient membre d’une équipe médicale ;
● l’introduction des machines électroniques dans les salles
d’accouchement. »
Mais comment justifier cette forme d’intervention précoce
du père et, sur la base de deux décennies, comment définir
les modalités de cette implication ?
3. À quel titre sont-ils sollicités ?
L’aventure de la grossesse et de l’accouchement est perçue
comme un élément crucial d’ajustement à la parentalité.
3.1. Pour développer l’attachement à leur enfant
Pour espérer atteindre la même qualité d’échanges, le père
doit passer plus de temps avec son enfant que ne le fait sa
partenaire [21]. En outre, les pères présents à l’accouchement
distinguent mieux leur progéniture d’autres enfants, contrairement aux pères absents [12]. Ils sont également plus confiants
dans le port du bébé. Dans les cas de problèmes d’adaptation,
le père est autant responsable que la mère. Enfin, l’absence de
sa présence émotionnelle et physique est corrélée à la délinquance [22]. Aussi devient-il impérieux de faciliter le développement de l’attachement précoce du père à son enfant. Peterson
et al. [23] vont donc étudier longitudinalement 46 couples à
revenus moyens ayant prévu des méthodes différentes d’accouchement (à l’hôpital, avec ou sans analgésique, au domicile)
dès le sixième mois de grossesse, jusqu’aux six mois de
l’enfant. La présence du père à l’accouchement et le comportement envers son épouse et le nouveau-né apparaissent comme
des prédicats de son implication postnatale. L’attitude prénatale
devient donc moins importante. Toute déception liée à la prise
d’analgésiques non prévue ou à l’utilisation des forceps affecte
son attachement.
Teitler [29] a étudié le niveau et la conséquence de l’implication du père sur le poids du bébé à la naissance et sur l’attitude de la mère au regard de sa santé pendant sa grossesse. Les
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résultats indiquent que la plupart d’entre eux, quel que soit le
lien avec leur compagne (non marié, cohabitant, en relation
« romantique », ou autre), sont impliqués avec leur enfant à
la naissance et ont l’intention de le rester. Le pourcentage des
hommes ayant contribué à soutenir l’accouchée reste fonction
de la relation de couple développée, respectivement 87, 100,
89, et 46 %. Si les soins prénataux reçus par la mère sont efficaces, l’influence positive du père sur l’état de santé de la mère
est manifeste. Mais rien n’indique que son implication améliore l’issue de la naissance.
La plupart des primipères que je rencontre explicitent leur
décision d’assister à l’accouchement en invoquant : « le
moment où l’on crée le lien », « le moment privilégié pour
créer cette relation ». Ne pas « y être » apparaît synonyme
« d’irresponsabilité », « de lâcheté », de « père absent » et
devient inconcevable. Nous en oublierions presque ceux qui,
autrefois, bien qu’arpentant avec frilosité la salle d’attente ou
les couloirs adjacents, parvenaient à tisser précocement un lien
tendre avec leur(s) enfant(s).
La prescription culturelle, qui amène les hommes à assister
activement à la naissance pour développer prématurément
l’attachement à leur enfant, est relayée par la pression du
groupe social d’appartenance (épouse, famille, amis).
3.2. Pour renforcer les liens à l’intérieur du couple
Cette doctrine postule que le nombre de divorces et de
séparations devrait ainsi diminuer. La participation du père
pendant le travail et lors de l’accouchement influence positivement la perception maternelle de l’expérience de naissance et
favorise le développement d’une relation familiale de proximité
[19].
3.2.1. Au nom de la qualité de la relation
Le consensus relationnel alimente le rôle du père en
devenir : « La qualité de la relation l’emporte même sur le
reste, c’est-à-dire […] sur les rapports jugés impersonnels.
[…] L’homme se sent acteur par la relation » [4]. Morris [16]
nous rapporte que la raison la plus couramment invoquée pour
expliquer la présence du père n’est pas que l’un ou l’autre y
tienne absolument, mais que tous les deux souhaitent être
ensemble.
Toutefois, j’ai noté que la plupart des futurs pères assument
leur décision d’être présent en la revendiquant dans un processus d’appropriation après-coup. Lequel vise à dénier le poids
de la pression des socii. D’ailleurs, c’est la compagne qui
semble exercer la contrainte la plus forte.
3.2.2. Comme acte fondateur de la famille
Que les pères courent jusqu’en salle d’accouchement
semble être le signe d’une quête initiatique nouvelle. « Poussés
par l’impérieuse nécessité qu’est l’évolution de l’espèce, téléguidés par les femmes, les hommes participent d’un mouvement qui se situe souvent au-delà des consciences » : un acte
fondateur de la famille [5]. La présence du père comme impact
considérable sur l’unité de la famille est également soulignée
[24].
La transmission exclusive du nom du père, qui semble perdurer malgré la possibilité récente de faire figurer les noms des
deux parents, en constituerait l’illustration symbolique.
L’évocation des « deux tirets comme séparation entre les
deux noms » sur le registre d’état civil est, curieusement, fréquemment avancé comme prétexte (« trop long », « erreur possible lors d’une convocation informatisée », etc.) pour maintenir une filiation directe ; et renforcer par là même « l’économie
politique du patriarcat » [7] bien malmenée depuis que « le
travail domestique » de la partenaire s’est sensiblement réduit
au cours de la grossesse.
3.3. Pour une aide pratique et réconfortante
Suite aux observations de mères guatémaltèques et américaines, il apparaît que la présence d’une personne accompagnant le travail entraîne une diminution de sa durée et des complications à la naissance, et renforce l’attachement [19].
Maimbolwa et al. [15] confirment cet apport de la « doula »
pour les mères zambiennes. La présence du père comme substitut de « doula » apparaît alors. Ainsi, à la question « Comment imaginez-vous votre rôle lors de l’accouchement ? »,
Paul (35 ans) répond : « Je serais là pour la soulager […], en
lui parlant, en lui massant les épaules et le dos, en lui serrant
très fort la main. »
C’est précisément dans les circonstances où le recours aux
instruments est inévitable « que le mari est le plus utile pour
aider sa femme » [24]. S’appuyant sur plusieurs études relatives aux troubles psychologiques maternels du post-partum,
Roux [26] rappelle qu’un bon soutien du partenaire est un facteur protecteur de la dépression postnatale. Certes, mais à quel
prix pour lui ? Je reviendrai sur le cas de Bernard (38 ans) mais
voici déjà comment il évoque l’expulsion de sa première fille :
● « Ma femme a eu une épisiotomie.
● Comment l’avez-vous vécu ?
● Ben bien, parce que c’était une nécessité, même si c’est sûr
que ce n’était pas très agréable. Enfin il fallait faire quelque
chose parce que ma première fille … ma femme n’a pas pu
pousser, donc on … on lui a … comment dirais-je, on lui a
introduit deux cuillères pour sortir le bébé. […] Je pense
que je me suis bien comporté dans le sens où je n’ai pas
généré de stress supplémentaire à la mère. […] Dans la
mesure où j’ai déjà fait un accouchement, où je suis initié
à la chose je vais y aller alors là vraiment les mains dans les
poches. »
L’homme viril postmoderne, figé dans une position idéale
de toute-puissance et d’abnégation (endurer en silence, souffrir
sans avoir mal – sans être un héros – tout en tentant d’élaborer
le masochisme du défaut de sensations et d’actions) pourrait
ainsi être culturellement amené à adopter un fonctionnement
en faux self.
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3.4. Pour diminuer la médicalisation
Odent [20, p. 103] énonce la doctrine selon laquelle « La
participation d’une personne familière va faciliter les accouchements. Le taux de césariennes va diminuer… ». Le Camus [14]
souligne : « Il semble que les femmes soutenues par leur compagnon fassent moins usage d’analgésiques. » D’autres auteurs
[12,13] évoquaient déjà que les femmes dont le mari a assisté à
l’accouchement ont éprouvé moins de souffrances et ont requis
moins de médicaments. Enfin, la présence du compagnon
réduit la durée du travail [28].
Par ailleurs, « dans les bons services hospitaliers (anglais)
existe un règlement stipulant qu’aucune femme ne doit être
laissée sans assistance à aucun moment du travail » [24]. En
France, à l’heure de réductions économiques drastiques dans le
secteur hospitalier, dans le cas où le nombre de sages-femmes
est insuffisant et où il n’y a pas de stagiaire aux environs, le
futur père n’honore-t-il pas, bien malgré lui, ce règlement ?
Il est pourtant des cas où c’est la présence du père qui vient
ralentir le processus. Bernard, après avoir investi les appareils
électroniques (monitoring, pompe à analgésique et caméscope),
lesquels relèvent dans notre société plutôt du masculin, a tiré
profit de son rôle d’interface entre son épouse et l’équipe médicale pour anticiper sur un processus qui lui échappait complètement. En proie à une angoisse croissante, il modifie la programmation initiale de la pompe et augmente les doses
d’antalgiques : son épouse ne peut alors « plus rien ressentir »
et l’expulsion se réalise de nouveau par recours au forceps.
4. Une participation dangereuse ?
Des voix s’élèvent, comme celle d’Odent [20], qui se
demande si la participation du père à l’accouchement est dangereuse. Si la mère est distraite pendant la période qui s’écoule
entre la naissance du bébé et la délivrance du placenta, la sécrétion d’oxytocine (hormone du comportement maternel) est
entravée. Or, constate-t-il, beaucoup d’hommes ont tendance
à distraire leur femme à ce stade. Par ailleurs, Odent [20] a
remarqué que des accouchements se sont accélérés suite à
l’absence de quelques minutes du compagnon, et il est surpris
du grand nombre de séparations et de divorces parmi les couples qui ont connu de « merveilleuses expériences de naissance
[…]. Souvent le même scénario s’est reproduit : l’expérience
partagée de la naissance du bébé a renforcé la camaraderie à
l’intérieur du couple, mais pas l’attrait sexuel ». Enfin, tous les
hommes peuvent-ils facilement faire face aux fortes réactions
émotionnelles associées à la naissance d’un bébé ?
Pour les hommes aux défenses psychiques fragiles, le spectacle de l’accouchement est une expérience violente et traumatique [9]. En particulier pour l’homme qui se trouve confronté
à son impuissance devant ce corps féminin de souffrance et de
jouissance, à la culpabilité de la douleur imposée à sa femme
pour satisfaire son désir de postérité et, enfin, à la reviviscence
de sa propre naissance. Bien inconsciemment, il peut s’identifier à l’enfant qui « passe », qui souffre et qui, ce faisant, peut
créer d’éventuels dégâts sur le sexe maternel [10].
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Le cas de Bernard évoqué précédemment est éloquent. Au
troisième mois de la seconde grossesse, à la question « Comment évolue votre sexualité depuis que vous devenez père ? »,
Bernard précise : « Eh bien ce qui a changé entre la première et
la deuxième, c’est que euh j’ai acquis de l’expérience, donc je
ne cherche pas de…, si il n’y a pas de possibilité d’avoir de
sexualité, il n’y a pas de possibilité d’avoir de sexualité, je
prends ça comme un état de fait. Et puis voilà. » Dix-huit
mois après la naissance de sa seconde fille, l’inhibition de
son économie érotique perdure.
5. Rééquilibrage : vers une identité masculine propre
Incité de toutes parts à accompagner – dès l’origine – son
enfant dans son évolution, pris dans le réseau des désirs de sa
compagne, de son entourage (amis, famille, personnel médical)
et de ceux issus de sa propre histoire, la position du père en
devenir est loin d’être aussi confortable qu’il y paraît.
Aussi Frydman et Cohen-Solal [11] rappellent-ils que « le
père doit pouvoir entrer en salle de naissance, en partir, y revenir, avec beaucoup de souplesse ». Alors que pour Delassus [6]
« le père a sa place dans la maternité », selon Fonty [10] « Les
pères n’ont rien à faire dans la maternité ». La provocation
– reconnue – du titre de cet ouvrage m’apparaît proportionnelle
à la pression sociale consensuelle que l’auteur dénonce !
D’ailleurs, Fonty aurait préféré, a posteriori, l’intituler : « La
paternité ne commence pas à la maternité. » Point de vue que
je défends. En effet, alors que la maternité est une expérience
sensorielle, la paternité relève d’une pure démarche
intellectuelle : « Elle ne peut s’exprimer, s’affirmer, voire se
proclamer, que par la parole » […]. Il est temps de remettre
en question cette dictature d’un certain modèle féminin sur la
paternité, qui imposerait la présence quasi obligatoire du futur
père à toutes les étapes de la grossesse et au cœur de toutes les
sensations de la future mère. […] Le bon père, s’il existe,
devrait être celui qui agit par envie, par plaisir et par amour,
pas celui qui cherche à se conformer à une norme répondant à
un modèle féminin [10]. Cet auteur milite donc pour le respect
de la différence naturelle des sexes, et souhaite que le père
retrouve sa vraie place, celle qui correspond à sa masculinité,
à son sexe, dans la démarche du désir et de l’accueil d’un
enfant : « Je voudrais leur dire qu’ils n’ont pas à endosser un
rôle de mère et leur souligner qu’ils ont le choix de suivre ou
non leur femme en salle de consultation ou d’accouchement :
on ne peut pas les juger comme des mauvais pères pour autant »
[10].
6. Rituel ou prescriptions culturelles ?
Concevoir comme un rituel, pour le futur père, et sur un
mode actif, la participation aux séances de préparation et à
l’accouchement, c’est vouloir neutraliser l’angoisse et la culpabilité. En l’absence de prescriptions culturelles et rituelles, ce
sont des souffrances et des restrictions de forme analogue mais
de nature névrotique ou psychosomatique qui interviennent
[25]. Toutefois, la participation ritualisée de l’homme dans la
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phase périnatale n’est-elle pas synonyme de prescriptions
artificielles ?
Prenons l’exemple de sa présence aux séances de préparation à l’accouchement comme prévention du syndrome de couvade. Dans l’étude de Bogren [1], 20 % des hommes ont présenté ce trouble malgré leur implication. En fait, cette dernière
se déroule trop tard (deuxième ou troisième trimestre de la
grossesse), puisque le pic de fréquence du syndrome de couvade se situe au troisième mois de grossesse. Aussi, afin d’être
efficace, cette formation devrait débuter le plus tôt possible,
dès le premier trimestre [2,30]. Morse et al. [17] partagent cet
avis à propos de la dépression chez les pères et chez les mères.
La manière dont se déroulent ces cours se révèle d’importance,
et l’on pourrait penser qu’il serait souhaitable qu’une place particulière, spécifique, soit donnée au père. Autrement dit, quelle
est la relation entre le contenu et la méthode d’enseignement ?
Diemer [8] a comparé l’impact sur le stress, la possibilité de
faire face et les relations conjugales entre 40 couples ayant
suivi des cours traditionnels de préparation à l’accouchement
(de type Lamaze), et 43 couples dont la préparation périnatale
était focalisée, sous la forme de discussions, sur le père. Ces
derniers mobilisent plus leur raisonnement pour résoudre les
conflits et s’impliquent davantage dans les travaux domestiques. Les deux groupes ont développé leur tissu social et
leurs activités relatives à la grossesse et au bébé. Bien que le
second groupe ait recherché significativement plus de soutien
notamment de la part du médecin de leur compagne, aucune
distinction ne peut advenir entre les deux groupes relativement
à leur capacité à faire face.
En outre, l’accompagnement de la grossesse et la participation à l’accouchement, lorsqu’ils sont vécus de manière quasi
exclusive sur un mode d’identification intense vis-à-vis de la
femme, peuvent être un facteur de décompensation chez des
sujets fragiles [27]. L’accouchement peut alors être vécu
comme un terrible échec, le père n’étant pas celui qui accouche. Naruse [18] évoque lui aussi la frustration fondamentale
de l’homme face à l’enfantement, normalement en grande partie refoulée. Les séances de préparation devraient pouvoir permettre aux pères non seulement d’élaborer les mouvements
identificatoires à la femme enceinte ou à l’enfant à naître,
mais aussi de retravailler leurs identifications masculines et
de renforcer leur position.
La compagne de Luc attend son premier enfant. Peu avant
l’accouchement, il se présente à moi en énonçant « j’attends un
bébé ». Plus tard, il me relate son rêve : « J’étais enceinte [rire]
je me suis réveillé en me caressant le ventre. Ça m’a fait très
drôle. Ben c’est arrivé une fois, j’ai trouvé ça assez sympa,
plaisant. Un fameux matin quoi ! » Luc souhaite accueillir
son enfant dans la fusion « comme quoi c’est un truc à deux
à ce moment-là […], on peut accoucher ». La position est
définie : derrière sa compagne tous les deux sur la table, car
« j’ai beaucoup plus d’attirance pour avoir la sensation de
vivre aussi un peu cet accouchement physiquement avec mon
amie ». La fusion des corps entraînerait la confusion des rôles et
des identités : « C’est pas moi qui accouche, ça c’est clair, mais
vraiment de dire, je peux aussi la serrer fort dans mes bras, je
peux l’accompagner vraiment. Et puis là du coup, plutôt que
moi je l’accueille, je compte plutôt l’accueillir à deux, et ça, ça
me plaît bien. » Cette position symbiotique où « l’un est
l’autre » apparaît, pour Luc, protectrice de l’angoisse de castration. Mais l’identification à l’accouchée est spéculaire, aliénante, régressive. Elle réveillerait son désir d’enfanter et réactualiserait l’angoisse d’une régression au noyau féminin
primaire. L’accouchement réel ne se passera pas comme
prévu. La péridurale redoutée (refusée initialement) s’avérera
nécessaire : « Oublié l’ASD, elle est devenue une carpette ! »
La suite ne représente, de son point de vue, que violences :
changement de sage-femme, épisiotomie, forceps. À tel point
qu’ils retourneront aux cours de préparation pour verbaliser,
dans l’après-coup, leur perception traumatique de l’événement
et, par identification projective, interpeller les équipes soignantes sur l’inadéquation des cours reçus. Alors, comment aider
l’homme qui devient père à trouver sa vraie place en accord
avec son identité de genre ?
7. L’étayage collectif
Certaines équipes ont été préparées à l’accompagnement
humain par l’intervention d’un(e) psychologue, tant tout ce
qui touche à la parentalité peut avoir de résonance inconsciente. Malheureusement, rares sont les maternités qui proposent des groupes de parole pour les futurs pères qui le désirent.
Pourtant cette initiative paraît intéressante en ce qu’elle révèle
une prise de conscience, par les soignants, de la problématique
paternelle. Elle peut également favoriser l’identification masculine. Ce peut-être, pour l’homme, le premier pas vers la
connaissance du trouble qui l’habite et vers l’émergence
d’une parole (se dire) et d’une éventuelle demande de soutien.
Ce dernier peut alors s’individualiser.
Je coanime actuellement, avec des médecins gynécologues–
obstétriciens, des groupes de paroles destinés exclusivement
[10] aux hommes qui deviennent pères, dans une triple
perspective : préparer l’homme à la paternité afin qu’il en tire
un épanouissement personnel, qu’il aide le mieux possible sa
compagne pendant la naissance et ses suites immédiates – tout
en acceptant ses propres limites –, et qu’il reconnaisse l’infans
comme sujet allant-devenant mais privé des moyens d’y parvenir seul. Bien souvent, les jeunes pères reviennent spontanément témoigner de leur vécu, assumant alors le rôle de « passeur » auprès du groupe. Cet étayage collectif prendrait ainsi
valeur de rite initiatique et viendrait se substituer au défaut de
transmission transgénérationnelle de modèle.
8. Conclusion
S’il est important d’offrir au futur père ce qui jusqu’alors lui
était refusé, il ne s’agit pas pour autant d’être dogmatique. Car
tout homme a une histoire qui lui est singulière. Sa présence à
la délivrance n’a de sens que si lui-même la conçoit et
s’implique volontairement en toute connaissance de cause. À
chaque père de trouver sa place, négociée au sein du couple.
Il nous appartient en revanche de l’aider à libérer sa parole en
lui proposant un espace d’échanges groupal et/ou individuel.
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Références
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