Musique et théâtre jeune public : amis ou ennemis
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Musique et théâtre jeune public : amis ou ennemis
Rencontre professionnelle Musique et théâtre jeune public : amis ou ennemis ? Compte-rendu Table ronde organisée par les Jeunesses Musicales de France (JMF) et l’Adami dans le cadre du festival Mino. En partenariat avec l’Irma. Le 29 septembre 2008 Au Centre musical Fleury Goutte d’Or-Barbara 1 rue Fleury - 75018 Paris Présentation "Redevenir un enfant", telle est l’une des propositions de l’Editorial du festival d’Avignon 2008. Si, comme le développe l’artiste associé Roméo Castelluci : "L’état d’enfance ressemble à un état d’amnésie, l’oubli de tout ce qui a précédé, de tout savoir, de toute expérience", on se réjouit de cette référence à l’enfance à l’heure où l’éducation artistique est entrée dans tous les discours. Mais est-elle pour autant gravée dans le marbre des faits ? Quarante ans après les discours "révolutionnaires" entendus en 68 au festival d’Avignon, la production "jeune public" ne figure toujours pas à l’affiche du "IN" du premier festival de France. Les comédiens le regrettent mais se consolent sachant que quelques directeurs de théâtres en France leur prêtent une oreille attentive et accueillante. Mais que dire de la place réservée par ces mêmes théâtres aux musiciens, compositeurs et chanteurs, qui ont, eux aussi, fait le choix courageux du jeune public. Mal accueillis dans leur propre famille (quelle salle de concert a aujourd’hui une vraie politique jeune public ?), ignorés par les Victoires de la Musique, ils n’ont quasiment pas accès au réseau des théâtres et on compte aujourd’hui en France une seule et unique scène conventionnée dédiée à la musique et au jeune public à Saint Nazaire !!! Peut-on encore valablement penser la création jeune public en la sectorisant ainsi ? Le cloisonnement est partout et dans notre "République du théâtre", lorsqu’on parle de "spectacle", il faut souvent entendre "théâtre". Alors, le théâtre jeune public ennemi ou ami de la musique ? Une question un brin polémique à laquelle ont accepté de se confronter professionnels du théâtre et de la musique pour qu’avance enfin l’idée qu’un véritable éveil au sensible doit se nourrir de mots comme de notes. Intervenants : Leïla Cukierman - Théâtre d’Ivry (scène conventionnée musique JP chanson) François Coupé - Graines de Spectacles (Auvergne Clermont-Ferrand), membre du jury pour les Molières JP Jacques Haurogné - Artiste / administrateur de l’Adami, codirecteur du festival MINO Michel Risse - Musicien, Cie Décore sonore Khalid K - Chanteur, bruiteur, comédien, conteur Ken Higelin - Artiste, Metteur en scène Bernard Allombert - Directeur du Théâtre du Grand Bleu (Lille - Scène Nationale) Luc de Maesschalck - Programmateur / Administrateur L’Yonne en Scène Daniel Véron - Chargé de mission pour l’éducation artistique et culturelle / DMDTS Modérateur : Bruno Boutleux - Directeur Général Gérant de l’Adami Rapporteur : Mathias Milliard - Chargé de l'information à l'Irma (centre d'information-ressources pour les musiques actuelles) Synthèse des débats La place de la musique dans les spectacles JP Un manque d'outil d'observation Quelle place occupe le JP dans la programmation des lieux de spectacles ? Si peu de chiffres officiels en témoignent, le sentiment qu'il souffre d'un déficit d'attention et qu'il "n'est pas reconnu pour ce qu'il devrait être" semble partagé. Le ministère de la Culture réalise actuellement une étude sur le sujet dont les données ne sont pas encore connues (étude qui apportera un "regard" sur le secteur du spectacle JP mais ne constituera pas un état des lieux exhaustif). Ce manque de statistiques rend d'autant plus difficile l'analyse des spectacles JP par genre (musique, théâtre, danse, conte, cirque, marionnette...). Les acteurs du spectacle JP avancent ainsi eux-mêmes des chiffres parcellaires qui témoignent de situations contrastées. Faible diffusion musicale Un sondage réalisé par Jacques Haurogné sur les programmations annuelles de neuf théâtres "repérés JP" (Théâtre du Grand Bleu à Lille, Théâtre de Sartrouville, Théâtre d'Ivry Antoine Vitez, Cité de la Musique, Théâtre Jeune Public de Strasbourg, Théâtre Massalia à Marseille, Théâtre de l'Est Parisien, Théâtre Dunois à Paris, Théâtre de Clermont-Ferrand) fait apparaître un déséquilibre prononcé en défaveur de la musique : - sur 135 spectacles accueillis dans ces neuf lieux, 30 sont musicaux (22 %) - pour 932 représentations jouées, 146 sont musicales (16 %) Les disparités entre lieux sont par ailleurs importantes. En ôtant du sondage la Cité de la Musique et le Théâtre d'Ivry Antoine Vitez (qui programment essentiellement de la musique), les chiffres révèlent une tendance encore plus marquée : - sur 110 spectacles, 8 sont musicaux (7 %) - sur 774 représentations, 30 sont musicales (4 %) Sans pouvoir s'appuyer sur d'autres données plus conséquentes, les acteurs estiment que les Scènes nationales et les Smacs diffusent très peu de musique JP, ce qui serait moins le cas des théâtres municipaux. La fédération professionnelle du théâtre musical (Les Musicals, qui possède un département JP) a en effet comptabilisé 167 théâtres municipaux ayant programmé au moins un spectacle de théâtre musical JP sur ces trois dernières années. Elle estime ainsi que, dans l'ombre des quelques projets soutenus par des maisons de disques et des télévisions (Kirikou, Le Soldat Rose), "de nombreux spectacles de musique JP se vendent entre 2000 € et 5000 € aux théâtres municipaux". Une offre artistique en augmentation ? À travers son festival Les Musicals Juniors, la fédération constate également que l'offre musicale JP augmente depuis quatre années, les programmateurs recevant un nombre de projets dix fois supérieurs aux places disponibles. Cela témoigne d'un engouement des artistes pour le JP. De plus en plus d'acteurs de la musique se sentent en effet concernés par les questions d'éducation artistique et "d'écoles du spectateur". Par ailleurs, "on sait que si une tournée JP se met en place, c'est tout de suite une centaine de représentations alors qu'en spectacle pour adultes, quand on arrive bon an mal an à 20 ou 30 représentations, c'est déjà un succès". Un sentiment de "parent pauvre" Le rôle de la musique et des autres disciplines non théâtrales apparaît ainsi comme "accessoire" dans les programmations JP. Certains acteurs de la musique se sentent les "parents pauvres" du JP, "s'apercevant qu'il faut pratiquement entendre à chaque fois derrière le mot spectacle le mot théâtre". La question JP est moins abordée dans le domaine musical que dans le domaine du théâtre. Exemple révélateur, il existe une catégorie JP aux Molières alors qu'elle n'existe plus aux Victoires de la Musique (en dehors de sa réhabilitation exceptionnelle - et "à géométrie variable" - pour Le Soldat Rose), ce qui ne contribue pas à "booster la médiatisation avec une émission en prime time sur une chaine publique" ni à "relancer la tournée de spectacles sélectionnés par un jury pour leur pertinence." Pour quelles raisons la musique serait-elle le parent pauvre du JP ? Des raisons artistiques Un programmateur engagé et passionné de JP cherche une œuvre qui n'est "pas encore trop intellectuelle" mais qui reste artistique et "confronte les enfants à quelque chose de sensible (...) provoquant un trouble qu'on identifiera peut être plus tard" ; une œuvre qui "se préoccupe de ce qu'elle a à dire". Or certaines propositions musicales pour le JP sont jugées proches de la "mièvrerie" ("sirupeux", "gentillet"). Le secteur des musiques JP semble ainsi pris dans un paradoxe entre "l'école du spectateur" qui prône l'excellence et le sensible, et "l'école du créateur" qui encourage les enfants à la pratique du chant. S'il est admis que cette "qualité au rabais" n'est pas l'apanage de la musique JP, le théâtre JP réalise cependant un travail de fond en France depuis 15 ans sur la scénographie et la dramaturgie (notamment avec vidéastes et plasticiens) "qu'on ne retrouve pas toujours dans les spectacles musicaux. Parfois, il y a une vraie recherche sur l'écriture, mais il y a des faiblesses sur les choses annexes". Certains artistes de chanson JP s'investissent néanmoins dans ce travail de fond et interrogent le sens de leur démarche : "Doit-on aller dans l'univers de l'enfant ou l'enfant ne nous demande-t-il pas de l'entraîner dans notre univers à nous ? Quand il y a une salle devant moi avec 400 enfants, j'ai l'impression d'avoir 400 cerfs-volants dans les mains qu'il faut tenir, lâcher, reprendre transporter quelque part. Dans mon travail, j'essaye de scénariser mon spectacle pour qu'il ait du sens. Les enfants ignorent tellement de choses dans la vie que, lorsqu'un événement important leur arrive, ils sont si peu préparés, si peu informés... Donc, je ne m'interdis rien dans la forme comme dans le fond, même les sujets tabous : la mort, la séparation, la famille, la sexualité, pourquoi pas sur la politique et la crise boursière…" (Jacques Haurogné). Une question de moyen La qualité artistique dépend aussi des moyens qui sont mis en œuvre. Globalement, le JP n'est pas estimé de la même façon que le spectacle "adulte" ("Pourquoi un théâtre JP reçoit-il deux fois moins qu'un théâtre pour adultes?"), mais au sein des théâtres, la musique subit un régime encore plus drastique : "Si on rencontre de la mièvrerie, cela relève aussi de la responsabilité du théâtre public, qui doit investir du temps pour que les spectacles ne soient pas bâclés. On tourne en rond. On ne donne pas les moyens, donc c'est mièvre ou bâclé, et donc on ne les programme pas. Il faut convaincre les Scènes nationales et les CDN de créer des spectacles où la musique ait autant le droit de cité que le théâtre en termes de temps de création et de résidence" (Leïla Cukierman). Au-delà de l'artistique, ce manque de moyens s'explique entre autres par un héritage culturel qui n'incite pas les directeurs de lieux à accorder plus de place à la musique dans leurs programmations. Le poids d'un héritage historique Historiquement, le théâtre est le genre prédominant dans le spectacle vivant en France pour de multiples raisons. L'une d'elles tient à ce que l'intervention publique dans le spectacle vivant "a d'abord été défendue dans les rangs du théâtre, avec des compagnies et des acteurs qui se sont battus pour cela". Le soutien de l'État aux musiques populaires et à la chanson a été beaucoup plus tardif. Le poids de cette historicité "fait que les directeurs de lieux de spectacles sont des personnes qui viennent du théâtre". Le ministère de la Culture, pour lequel "l'action culturelle qui vient du théâtre pèse effectivement très lourd", tente de rééquilibrer cette situation depuis une vingtaine d'années et encourage aujourd'hui les rapprochements, notamment entre les Scènes nationales et les Jeunesses Musicales de France (JMF). Mais aujourd'hui, les directeurs de théâtre ont des parcours "dont l'histoire n'est pas liée à la musique" la plupart du temps. Certains avouent se sentir "ignorant dans le domaine musical" ou "coupable de ne pas s'être plus informé plus tôt" lorsqu'ils découvrent ce secteur. Les directeurs de lieux estiment souvent que "le théâtre et la musique sont deux mondes à part, différents, qui ont leurs circuits et leurs approches." Pour l'avenir, la formation des directeurs sur ce que représente l'offre musicale apparaît ainsi comme un besoin. Musique et marché À travers le disque, la présence d'un marché de la musique rend toujours timides les investissements publics en matière de musiques populaires. Globalement, le côté marchand et économique du secteur musical est une des raisons expliquant également la frilosité du monde du théâtre à l'égard des projets musicaux, la peur que le marché l'emporte in fine sur le sens n'étant jamais loin. Les acteurs du JP regrettent ainsi "qu’aujourd’hui à la Fnac, il ne reste que des Walt Disney dans les bacs JP alors que ce n'était pas le cas il y a 10 ans" et les directeurs de lieux souhaitent travailler avec les artistes "qui ont des choses à dire (...) mais qui n'ont pas moyen de les dire par le secteur du disque". Cette dichotomie traditionnelle entre scène publique et disque marchand, bien que nuancée par certains ("vendre des disques, c'est bien" ; "n'oublions pas que nous, les artistes, on fait partie du marché"), pèse dans les rapports entre théâtre et musique JP. Quand musique et théâtre dépassent le conflit d'intérêt Un même public Théâtre et musique JP ne sont pas toujours à opposer. Certains aspects les rapprochent. Ils participent notamment à la même mission d'intérêt général auprès de l'éveil artistique des enfants. Ainsi, les deux disciplines "ont besoin de complicité parce qu'elles travaillent pour le même public". L'enfant ne réfléchit en effet pas selon les mêmes catégories que l'adulte : "pour les enfants, il n'y a pas de tiroir théâtre ou musique, il y a des choses intéressantes". Des cloisonnements inopérants Le raisonnement par catégories semble par ailleurs inadéquat au regard des spectacles JP pluridisciplinaires et transversaux "qui se développent" selon le ministère de la Culture. Les lieux de diffusion ne savent pas toujours les appréhender : "Je travaillais avec une compagnie qui réunissait des artistes antillais et des Caraïbes et qui mêlait les genres. Quand j'appelais les théâtres pour les programmer, on ne savait pas qui me passer du responsable du théâtre, de la danse ou de la musique" (Leïla Cukierman). La catégorie JP semble parfois elle-même inopérante, notamment lorsque l'on parle de spectacles qui s'adressent tout autant aux enfants qu'aux adultes : "Les arts de la rue correspondent à un espace de travail où la question du JP ne se pose pas. Vous avez des enfants, leurs parents, les grands-parents (...) Quand les adultes sont dubitatifs, n'arrivant pas à se positionner parce qu'ils n'ont plus les critères pour juger, et que l'enfant sourit et s'amuse, cela convainc l'adulte. Avec les enfants, les adultes portent un autre regard" (Michel Risse). Facteur de rédemption et d'enrichissement "J'ai un parcours où je suis à la fois musicien avec des gens du théâtre et comédien avec des gens de la musique. Je me balade entre les deux univers en passant du jeu d'acteur au jeu de musicien (...) J'ai d'abord côtoyé des musiciens de studio qui m'ont intimidé. Je me suis renfermé et un metteur en scène m'a pris dans sa compagnie en me donnant carte blanche pour trouver ma musicalité. Il m'a permis de respirer, d'explorer, de faire des fausses notes, ce que je ne pouvais pas faire avec des musiciens. C'est une expérience qui m'a servi de thérapie et qui m'a permis de trouver ma voie/x" (Khalid K). "J'ai essayé de coller au marché de la musique, mais je ne savais plus comment faire (...) Je me suis dit que j'avais rien à faire là. Je me rendais compte que j'avais cherché à bien faire, mais moi aussi ma rédemption musicale est venue par le théâtre" (Michel Risse). Des artistes musiciens ont ainsi trouvé leur voie dans un aller-retour constant entre les genres. Réciproquement, la musique a aussi permis à des acteurs du théâtre de s'enrichir : "Je viens du théâtre et à un moment donné, dans les années 80, le théâtre ne me parlait plus. J'y trouvais moins de sens et de questionnements, alors je suis allé vers d'autres formes d'arts et vers la musique en particulier" (Leïla Cukierman). Le théâtre, "qui a du mal à revendiquer l'état de la société telle qu'elle est aujourd'hui", aurait par ailleurs tout intérêt à s'inspirer un peu plus des autres formes artistiques, notamment émergentes : "Le monde a changé et on se rend compte qu'on ne peut plus faire le même théâtre. Il va falloir se nourrir d'autres formes actuelles, du slam, de la danse hip hop, etc." Un questionnement sur l'enfance et sur le rôle de l'action culturelle Qu'il s'agisse de théâtre ou de musique JP, l'enjeu est d'éveiller l'enfant au sensible et à l'art. Ainsi, les acteurs JP ne partagent pas les propos de Roméo Castelluci sur "l'état d'amnésie" que représente l'enfance. Leur discours et ce qui sous-tend leur travail est au contraire fondé sur le désir de faire naître, de provoquer, de révéler. Constatant "qu'il y a des pays où on commence par les mômes", Luc de Maesschalck revient sur ce qu'il nomme la "carence de l'action culturelle" : "dans les années 70, l'action culturelle consistait à aller dans les usines pour parler aux ouvriers et les convaincre de venir à la culture. Parler aux enfants, on ne savait pas ce que c'était et on n'avait pas l'idée qu'il fallait commencer par eux. Cela a été une grande carence de notre travail politique parce qu'on n’a pas compris qu'il fallait aussi travailler avec les mômes." Conclusion Si la place de la musique JP dans les structures de diffusion laisse apparaître un déséquilibre des programmations en sa défaveur, les raisons qui expliquent cette situation ne sont pas figées et confèrent un enjeu particulier au travail des programmateurs : "Avec un secteur de la chanson adossé au marché et une prééminence historique du théâtre, plus le déficit global du JP, aider la création JP dans le domaine du spectacle musical est ce qu'il y a de plus difficile et de plus intéressant." Il revient dès lors aux acteurs des deux filières de questionner leurs pratiques et leurs missions (qualité artistique des productions musicales, frilosité des directeurs de lieux) et aux tutelles de soutenir les démarches d'intérêt général afin que théâtre et musique JP travaillent en bonne intelligence au profit d'une action culturelle pertinente en direction de l'enfance. En fin de débat, Alain Schneider reçoit le Grand prix du disque des Talents Mino/Adami jeune public pour son album Entre le zist et le zest.