Science sans conscience : la satire de la science dans l`œuvre de

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Science sans conscience : la satire de la science dans l`œuvre de
Science sans conscience : la satire de la science
dans l'œuvre de Jonathan Swift
Nathalie ZIMPFER
SEMA – Lyon ENS-LSH
Parler de satire de la science chez Jonathan Swift s'apparente
au premier abord à une gageure, tant le discours critique semble
unanime à ce sujet : aspect marginal, voire anecdotique, de l'œuvre
swiftienne, la satire de la science se résume peu ou prou à l'évocation
des savants fous de l'académie de Lagado, dans le troisième livre des
Voyages de Gulliver. Soucieuse toutefois de rendre compte de la
pensée somme toute relativement monologique du Doyen de Saint
Patrick, la critique a parfois tenté d'intégrer cette dimension de la
satire à l'ensemble de l'œuvre swiftienne, ce qui a le plus souvent
conduit à une dilution de l'originalité et de la spécifité de ces textes au
profit d'une homogénéisation réductrice.1 Dans cette perspective, la
satire de la science n'est en effet que l'un des multiples aspects d'une
attaque aux enjeux beaucoup plus vastes :
In general, Swift seems to have held science and scientific endeavors
in an almost Augustinian light: interesting but unnecessary, not evil
per se, but possibly dangerous to the spiritual life of the practitioners
if they should become obsessed with their pursuits. Newton and the
Newtonians may ultimately have been guilty in Swift's eyes of such
an obsession. Yet Swift does not seem to have accumulated grounds
for a personal attack against Newton, but rather takes up the pen
1
Le travail de Richard Koppel illustre parfaitement ce premier courant critique :
"Swift has not often been praised for his attacks on science". Richard Martin Koppel,
English Satire on Science, 1660-1750, Doctoral Dissertation, University Microfiche
International, 1978, p. 131; l’ouvrage de Philip Harth, par ailleurs magistral, est tout à
fait représentatif de la seconde tendance : Swift and Anglican Rationalism: The
Religious Background of A Tale of a Tub, Chicago, London, University of Chicago
Press, 1961.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
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against him in order to engage in an intellectual duel for the honor of
moral values.2
En d'autres termes, l'objet de la satire swiftienne est moins la science
elle-même que ses abus d'une part, ses conséquences morales d'autre
part :
It is proposed here that Swift regarded Newtonian science as not
only useless, but, more importantly, as being essentially immoral in
its consequences. If this is so, far from being peripheral to Swift's
chief function of moralist, the rejection of Newtonian science can be
seen to represent a key expression of his assault on the moral laxity
of his times.3
Le terme de "science" peut certes, de manière opératoire, être défini
selon le sens qui était communément le sien au XVIIIème siècle, à
savoir ce que l'on nomme alors la "philosophie naturelle", et qui se
pratique sous l'égide de la Royal Society. Il semble cependant qu'afin
d'éviter tout simplisme réducteur, la question doive être envisagée en
des termes quelque peu différents. En effet, la mise à jour des
présupposés qui sous-tendent la satire de la "science" ainsi définie, si
elle contribue à recontextualiser celle-ci, ne permet nullement de
rendre compte de son originalité. Il convient dès lors de s'interroger
sur ce qui fait la spécicité de cette satire, avant de souligner
l'importance d'une appréhension diachronique de celle-ci, qui seule
permet de rendre compte du passage d'une démarche philosophique et
idéologique à une approche poïétique.
***
Comme bon nombre de ses contemporains, Swift prend
essentiellement pour cible les expérimentations plus ou moins
fantaisistes des "nouveaux philosophes". Ce positionnement est
conforme à la tradition fort ancienne de la satire dite Ménippée, telle
qu'elle a été décrite par Bakhtine d'abord, Frye ensuite :
The only truly consistent hallmark of Menippean satire in both the
classical and modern periods is its tendency to focus on the world of
learning, on intellectuals or more specifically on philosophers, a
habit already clearly marked in Lucian and one that we believe was
2
Pamela Gossin, Poetic Resolutions of Scientific Revolutions. Astronomy and the
Literary Imaginations of Donne, Swift, and Hardy, Unpub PhD, University
Microfiche International 1989, p. 239.
3
Colin Kiernan, "Swift and Science", The Historical Journal, 14. 4 (1971), p. 710.
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present in the lost writings of its namesake, the Greek cynic
Menippus. . . The intent of much Menippean satire is to engage its
satiric assault upon those reigning conceptions and ideologies that
have acquired hegemonic authority in a given culture and that are
generally proffered by the most conspicuous intellectuals, whether
they be philosophers, theologians, or critics.4
Rien d'abstrait ou de profondément idéologique, pourtant, dans la
plupart des pamphlets de l'époque ; les réserves des satiriques5 à
l'encontre de la science sont d'ordre pratique plutôt que moral, en
vertu d'une conception avant tout utilitaire de la science. Ces derniers
ont beau jeu de mettre les rieurs de leur côté en prenant pour cibles
diverses expériences spectaculaires et absurdes, tant il est vrai que la
réalité prête main forte à la fiction, et celà, de l'aveu même de Thomas
Sprat, qui tente pourtant de répondre à cette objection :
When my Reader shall behold this large number of Relations;
perhaps he will think, that too many of them seem to be incredulous
stories, and that if the Royal Society shall much busie themselves,
about such wonderful, and uncertain events, they will fall into that
mistake, of which I have already accus'd some of the Antients, of
framing Romances, instead of solid Histories of Nature. But here,
though I shall first confirm what I said before, that it is an
unprofitable, and unsound way of Natural Philosophy, to regard
nothing else but the prodigious, and extraordinary causes, and
effects: yet I will also add, that it is not an unfit employment for the
most judicious Experimenter to examine, and record the most
unusual and monstrous forces, and motions of matter: It is certain
that many things, which now seem miraculous, would not be so, if
once we come to be fully acquainted with their composition, and
operations.6
De telles justifications ne satisfont guère les opposants à la nouvelle
science, dont les pamphlets se concentrent sur trois points : l'intérêt
des "nouveaux philosophes" pour des détails insignifiants, l'absurdité
des expériences tentées, et, plus fondamentalement encore, l'inutilité
de la nouvelle science7. Swift ne déroge pas à la règle puisque A Tale
4
W. Scott Blanchard, "Swift’s Tale, the Renaissance Anatomy, and Humanist
Polemic", in Representations of Swift, Brian A. Connery, Newark, University of
Delaware Press ; London, Associated University Presses, 2002, p. 57.
5
Le terme de "satirique" sera préféré à l’anglicisme "satiriste".
6
Thomas Sprat, History of the Royal Society (1667), in Beat Affentranger, The
Spectacle of the Growth of Knowledge and Swift’s Satires on Science, Parkland, Fl.,
Dissertation. com, 2000, p. 37-38.
7
La question de l’utilité des recherches de la Royal Society devient effectivement
cruciale dans les années 1700, où les débuts prometteurs des années 1660 sont bien
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of a Tub, The Mechanical Operation of the Spirit, et surtout Gulliver's
Travels reprennent tous ces motifs à leur compte. La science est dans
Gulliver's Travels présentée conformément à la satire traditionnelle
des types, à telle enseigne que la description des académiciens de
Lagado n'est pas sans rappeler les comédies de la Restauration à
l'encontre de la Royal Society, tout particulièrement Virtuoso (1676)
de Shadwell. Il n'est guère surprenant que ceci ait donné lieu à certains
des passages les plus franchement comiques de l'œuvre swiftienne. Le
premier "scientifique" que rencontre Gulliver à l'Académie de Lagado
est sans doute le plus célèbre, qui utilise force concombres afin de
tenter d'en extraire des rayons de soleil pour pallier l'insuffisance de
l'ensoleillement de certains étés :
The first Man I saw was of a meagre Aspect, with sooty Hands and
Face, his Hair and Beard long, ragged, and singed in several Places.
His Clothes, Shirt, and Skin were all of the same Colour. He had
been Eight Years upon a Project of extracting Sun-Beams out of
Cucumbers, which were to be put in Vials hermetically sealed, and
let out to warm the Air in raw inclement Summers. He told me, he
did not doubt in Eight Years more, that he should be able to supply
the Governors Gardens with Sun-shine at a reasonable Rate.8
Le portrait du personnage en savant fou a de toute évidence pour seule
fonction de jeter le discrédit sur les expérimentations de celui-ci. Le
terme de "project" est en outre l'un des "drapeaux rouges"9 de la
rhétoriqueErreur! Signet non défini. swiftienne, termes qui, tels
project, projector, innovator, proposal, etc., sont autant d'indices
textuels signalant l'ironie swiftienne.
À côté de tels morceaux de bravoure figure aussi une critique
plus en demi-teintes. Le crédit indû que confèrent les "scientifiques"
aux détails est stigmatisé indirectement, pour ainsi dire a contrario,
par la mise en exergue de l'importance excessive accordée par les
scientifiques lagadiens aux instruments de mesure. Fait significatif,
des "instruments mathématiques de toutes sortes" sont les premiers
objets que remarque tout visiteur pénétrant dans le palais du monarque
de Laputa :
loins, et où les difficultés, financières et autres, atteignent un tel degré que d’aucuns
prédisent la fin de la Royal Society. Voir Beat Affentranger, op. cit., p. 138 sq.
8
Jonathan Swift, Gulliver’s Travels, ed. Paul Turner, Oxford, Oxford University
Press, 1994 [1971], III, 5, p. 171 ; toutes les références suivantes à cette œuvre
figureront dans le corps du texte.
9
L’expression est de Mary F. Robertson, "Swift’s Argument: The Fact and Fiction of
Fighting with Beasts", Modern Philology, 74 (1976), p. 137.
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At last we entered the Palace, and proceeded into the Chamber of
Presence; where I saw the King, seated on his Throne, attended on
each Side by Persons of prime Quality. Before the Throne, was a
large Table filled with Globes and Spheres, and Mathematical
Instruments of all Kinds. His Majesty took not the least Notice of us,
although our Entrance were not without sufficient Noise, by the
Concourse of all Persons belonging to the Court. (Travels, III, 2,
p. 150).
C'est non seulement le très grand nombre d'instruments qui est
souligné, mais également le fait que le monarque accorde de toute
évidence plus d'attention et d'importance aux objets scientifiques
qu'aux êtres humains. Plus généralement, on rejoint ici encore une
thématique traditionnelle qui, à l'accusation de littéralement voir les
choses par le petit bout de la lorgnette, ajoute le reproche d'une
science surtout préoccupée d'elle-même, passant son temps à mettre au
point des instruments de mesure plutôt qu'à se tourner vers l'humanité.
L'inutilité de la science est soulignée par la description que
fait Gulliver de l'habitat sur l'île de Laputa, où règne l'abstraction au
détriment de tout sens pratique :
Their Houses are very ill built, the Walls bevil [i.e., not at right
angles], without one right Angle in any Apartment; and this Defect
ariseth from the Contempt they bear for practical Geometry; which
they despise as vulgar and mechanick, those Instructions they give
being too refined for the Intellectuals of their Workmen; which
occasions perpetual Mistakes. And though they are dextrous enough
upon a Piece of Paper in the management of the Rule, the pencil, and
the Divider, yet in the Common Actions and Behaviour of Life, I
have not seen a more clumsy, awkward, and unhandy People, nor so
slow and perplexed in their Conceptions upon all other Subjects,
except those of Mathematick and Musick. (Travels, III, 2,
p. 153-154)
C'est là sans doute la
contre la science : la
globalisante pour se
spéculative s'exerçant
considération d'utilité.
dimension la plus fondamentale de l'attaque
thématique classique du pédantisme se fait
transformer en synecdoque de la raison
au détriment du bon sens et de toute
On ne saurait pourtant sans difficulté réduire la satire
swiftienne à cet élément. Le premier obstacle à une telle conception
est d'ordre théorique, car affirmer que Swift met en avant l'invalidité
de la nouvelle science revient à conférer à ce dernier une légitimité
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qu'il ne saurait avoir. Pas plus qu'un autre, celui-ci ne peut prétendre
occuper par rapport à la science une position privilégiée qui
l'exempterait du risque d'erreur :
Nobody can claim an epistemological vantage point in the spectacle
of the growth of knowledge, least of all the satirist. By responding to
an episode of science in the making, the satirist becomes, willy-nilly,
involved in the plotting of that spectacle.Yet he or she can claim no
higher epistemological ground than the other 'players.' Now,
practically all commentators on Swift and science subscribe in one
way or another to a dramatic conception of science. It is assumed
that in his satires on what we call today "science" or
"pseudo-science" Swift knew exactly what he was doing; and that he
was able to distinguish clearly between the genuine scientist and the
crank. But on what grounds should he have made such a
distinction?10
En outre, les critères d'évaluation du satirique sont sujets à caution, car
celui-ci, implicitement ou explicitement, fait le plus souvent référence
au bon sens afin d'évaluer la validité des expérimentations soumises à
examen. Et c'est au seul nom de cette notion éminemment contextuelle
qu'est le bon sens que certaines expérimentations sont déclarées
absurdes :
Some experiments reported by the Royal Society may well have
appeared absurd to the satirist. Yet absurdity is a very unreliable
yardstick for measuring scientific merit, and so is laughter. The
natural philosophers who performed such allegedly absurd and
useless experiments were not simply fools whose mental errors and
deformities could be exposed by parody. . . [But] satire has a
decided advantage over scientific discourse: Satire can rely on
common sense, scientific discourse often cannot.11
Considérer la satire de la science comme simple rejet des
expérimentations des "nouveaux philosophes" pose aussi une
difficulté d'ordre structurel : est passé sous silence le statut de cette
satire au sein de l'œuvre de Swift appréhendée dans sa globalité, soit
qu'elle apparaisse comme marginale, soit qu'on en dilue la spécifité au
profit d'une homogénéisation réductrice. Cette démarche conduit enfin
à un évitement du texte, car l'originalité des textes swiftiens au regard
d'œuvres d'autres auteurs n'est pas identifiée puisque, on l'a vu, les
motivations de Swift sont extrêmement traditionnelles. En outre, seul
le caractère topique et historique des textes est pris en compte.
10
11
Beat Affentranger, op. cit., p. 20.
Ibid., p. 21.
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Ces passages quelque peu faciles (et dont la visibilité, il faut le
souligner, va à l'encontre de la nature même de la satire, dont l'objet
est le mal qui se dissimule) constituent en réalité une mise en abyme
des véritables enjeux de cette satire. De même que sont sans cesse
raillées les interprétations fallacieuses du plumitif de A Tale, de
Gulliver ou encore du modest proposer, de même le lecteur ne saurait
se laisser prendre au piège d'une interprétation superficielle qui verrait
dans ces morceaux de bravoure le cœur de la critique swiftienne. La
dénonciation des présupposés théoriques de ceux que Swift nomme
les "Modernes", dont les tenants de la "nouvelle philosophie" telle
qu'elle s'incarne dans la Royal Society sont uniquement les
réprésentants les plus évidents, constitue le cœur de la satire
swiftienne de la science. C'est à une attaque bien plus radicale que ne
le laisse entendre une lecture superficielle que nous convient les
Travels. En effet, les "scientifiques" ne sont pas la seule catégorie de
population qui fasse preuve d'abstraction excessive. Le protocole
scientifique très strict que suivent les tailleurs de Laputa est
ironiquement opposé au résultat pitoyable qui en découle :
[A Taylor] did his Office after a different Manner from those of his
trade in Europe. He first took my Altitude by a Quadrant, and then
with Rule and Compasses, described the Dimensions and Outlines of
my whole Body; all which he entered upon Paper, and in six Days
brought me my Cloths very ill made, and quite out of Shape, by
happening to mistake a Figure in the Calculation. But my Comfort
was, that I observed such Accidents very frequent, and little
regarded. (Travels, III, 2, p. 152)
Plus généralement, ce sont bel et bien tous les habitants qui présentent
ce travers, car seul prévaut le langage scientifique, comme le constate
Gulliver lorsqu'il demande à apprendre la langue du pays : "[it was]
the Figure of the Sun, Moon, and Stars, the Zodiack, the Tropics, and
Polar Circles, together with the Denominations of many Figures of
Planes and Solids" (ibid.). Aucun autre langage n'existe à Laputa :
"Their [Laputa's inhabitants] Ideas are perpetually conversant in Lines
and Figures. If they would, for Example, praise the Beauty of a
Woman, or any other Animal, they describe it in Rhombs, Circles,
Parallelograms, Ellipses, and other Geometrical Terms" (Travels, III,
2, p. 153). Les scientifiques de Laputa ne sont que l'incarnation la plus
caricaturale d'un paradigme épistémologique qui s'applique à
l'ensemble de la population, et dont les diverses manifestations disent
assez le manque de fondement.
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À travers cette croisade contre la science, c'est en réalité dans
la "bataille des Anciens et des Modernes" que s'engage Swift. La
querelle opposant "nouveaux philosophes" et adversaires de la science
ne saurait en effet être envisagée autrement que comme l'un des
multiples symptômes de la crise herméneutique que connaît le
XVIIIème, où la théologie ("the paradigmatic premodern intellectual
structure") des Anciens se voit peu à peu supplantée par la science
("the paradigmatic modern intellectual structure"12) des Modernes. Il
serait toutefois totalement anachronique d'établir une opposition
dichotomique entre science et religion, dans la mesure où la physique
newtonienne met en avant l'unité de l'univers :
The Newtonian world's profound unity – all observable phenomena
in both heaven and earth are bound by the same physical laws –
offered further evidence of a divine creator (albeit one that could, in
the hands of freethinkers, recede to the role of mere mechanic). In
the tradition of natural theology, physics and metaphysics, the study
of nature and God, were inextricably linked by the metaphor of the
two books: the book of Nature and the Bible. . . How this
exploration of nature was to be conducted, and what the status of the
Bible was to be, remained sources of contention, but natural
theology appealed widely to latitudinarian thinkers because it could
challenge atheism and yet avoid pronouncing on the fine points of
theology that might lead to the political divisions of the previous
century. While many Hich-Church Anglicans similarly wanted to
refute deistic or atheistic arguments, they objected to natural
theology on the grounds that it downplayed revelation and tradition
and relied only on fallible human reason13.
Le partage de certains présupposés est paradoxalement l'une des
conditions d'existence de la querelle entre partisans et adversaires de
la science. La tâche à laquelle s'attelle le satirique est néanmoins
délicate, dans la mesure il s'agit pour lui de discréditer l'adversaire au
nom d'une gnoséologie précise, alors qu'il ne dispose, on l'a vu,
d'aucune légitimité pour ce faire.
Parler d' "herméneutique" swiftienne constitue d'une certaine
manière un abus de langage, car c'est plutôt d'une anti-herméneutique
qu'il s'agit, directement inspirée par la doxa latitudinaire. L'intention
12
Raymond Tumbleson, "‘Reason and Religion’: the Science of Anglicanism",
Journal of the History of Ideas, 57.1 (1996), p. 134.
13
David J. Twombly, "Newtonian Schemes: An Unknown Poetic Satire from 1728",
British Journal for Eighteenth-Century Studies, 28 (2005), p. 255.
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divine telle que l'exprime la Parole peut être déchiffrée sans détour par
un esprit humain sain assisté d'une raison non corrompue, instrument
dont Dieu a doté l'homme afin que celui-ci connaisse ses intentions.
Les Mystères sont quant à eux les signes visibles de l'intention divine
de placer certains phénomènes (la Trinité, par exemple) au-delà de la
portée de la raison humaine :
It is impossible for us to determine for what Reasons God thought fit
to communicate some Things to us in Part, and leave some Part a
Mystery. But so it is in Fact, and so the Holy Scripture tells us in
several Places… So, that to declare against all Mysteries without
Distinction or Exception, is to declare against the whole Tenor of the
New Testament.14
La croyance en l'intelligibilité des desseins divins conduit de
facto à penser ces deux modes de communication divine comme
strictement hétérogènes et la ligne de démarcation entre les deux
comme absolue : la volonté divine est soit que l'homme comprenne,
soit qu'il croie. Dans cette perspective, l'expérimentation, qui constitue
le fondement même de la gnoséologie moderne, est un non-sens, soit
qu'elle se contente de confirmer une connaissance à la portée de toute
raison non corrompue (et elle est inutile), soit qu'elle se pique
d'explorer des domaines qui sont hors de sa portée (elle est alors
coupable d'hubris). La vérité relève donc de l'évidence, alors que
l'erreur témoigne bien plutôt de la mauvaise volonté de celui qui la
commet. L'incapacité à percevoir "spontanément" la limite entre le
domaine interprétable et le règne du mystère est attribuée au seul
dérèglement de la raison par l'orgueil, ainsi qu'à un coupable désir de
servir ses propres intérêts.
C'est précisément cette conception de l'erreur qui permet à
Swift de déployer tout l'arsenal rhétorique de la satire. Les Modernes
tels que les représente ce dernier correspondent en effet au type
traditionnel du fool, à savoir celui qui s'aveugle. On se souvient de la
définition de Fielding qui fait du satirique celui dont la mission
consiste à lever le voile sur tout ce qui s'apparente à l'affectation :
The only source of the true Ridiculous (as it appears to me) is
Affectation. […] Now Affectation proceeds from one of these two
Causes, Vanity, or Hypocrisy: for as Vanity puts us on affecting
false Characters, in order to purchase Applause; so Hypocrisy sets us
14
Jonathan Swift, "On the Trinity", in The Prose Works, Herbert Davis et al., 14 vols,
Oxford, Basil Blackwell, 1939-1974, vol. IX, p. 163.
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on an Endeavour to avoid Censure by concealing our Vices under an
Appearance of their opposite Virtues15.
Cette affectation peut prendre deux formes : la vanité fait de sa
victime un fool (selon la terminologie swiftienne), qui ne trompe que
lui-même en s'aveuglant sur son propre compte ; l'hypocrisie, elle,
transforme son auteur en knave, beaucoup plus dangereux pour
l'édifice social en ceci qu'il est parfaitement lucide sur son propre
compte tout en trompant sciemment les autres. Or, que sont les
Modernes tels que les présente Swift, sinon des fools, ridicules pantins
aveuglés par des présupposée erronés ? "Swift responded eloquently
and imaginatively [to his context]; herein lies his genius; and that is
why he is so captivating, even today"16 : c'est bien la traduction
rhétorique de la dénonciation swiftienne qui constitue sa spécificité.
Les métaphores sexuelles et scatologiques (la célèbre
"excremental vision"17 de Swift), si souvent évoquées comme
représentatives de l'attaque que Swift dirige à l'encontre de l'épistémè
moderne, sont à notre sens loin d'être les plus pertinentes pour décrire
la rhétorique de cette satire, car elles ne lui sont pas propres. De
surcroît, en laissant entendre que le recours à des présupposés erronés
engendre des conduites perverties assimilables à des perversions
sexuelles, elles mettent en avant uniquement les effets et non les
causes de l'erreur moderne.
Une autre métaphore, aux variations beaucoup plus riches,
semble en revanche sous-tendre l'intégralité des textes consacrés aux
Modernes : celle qui fait de Narcisse l'archétype du fool "scientifique".
Notre réflexion prolonge ici le travail de Christopher Fox, auteur d'un
article sur les échos du mythe de Narcisse dans Gulliver's Travels18,
qui rappelle quelques points essentiels. La première occurrence du
terme de "narcissisme" étant selon toute probabilité postérieure à
l'époque augustéenne, l'évocation de Narcisse demeure alors
exclusivement liée au récit ovidien, dont le XVIIIème siècle retient
avant tout les caractéristiques suivantes : de toute évidence, le fait que
Narcisse tombe éperdument amoureux de lui-même constitue un
élément de premier plan. Viennent ensuite son orgueil (dura
15
Henry Fielding, Joseph Andrews, R. F. Brissenden, Harmondsworth, Penguin,
1977, ‘Preface’, p. 28.
16
Beat Affentranger, op. cit., p. 134.
17
Voir l’ouvrage de Phyllis Greenacre, Swift and Carrol: A Psychoanalytic Study of
Two Lives, New York, International University Press, 1955.
18
Christopher Fox, "The Myth of Narcissus in Gulliver’s Travels", Eighteenth
Century Studies, 20 (Fall 1986).
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superbia), qui lui fait rejeter ses congénères, ainsi que l'illusion dont il
est victime. Fox montre enfin que ce topos de l'illusion s'est décliné au
cours du XVIIIème siècle selon les trois modalités de l'illusion comme
folie, qui consiste à idolâtrer sa propre image, comme aveuglement,
résultant d'un incommensurable orgueil, et enfin de l'illusion comme
aberration mentale pure et simple19. La métaphore de Narcisse s'avère
ainsi particulièrement éclairante pour rendre compte de la globalité de
l'attaque contre la science, en embrasser les principaux schèmes
rhétoriques, et la rendre dans le dynamisme de son évolution
diachronique.
Narcisse se définit avant tout par son enfermement dans un
solipsisme destructeur. Or c'est bien le solipsisme qui est désigné
comme la principale cause de l'invalidité de l'épistémologie moderne,
ainsi que le révèle l'analyse de métaphores surtout remarquées pour
leurs connotations sexuelles. L'un des Modernes fous de A Tale est par
exemple décrit ainsi : "The Best part of his Diet, is the Reversion of
his own Ordure, which exspiring into Steams, whirls perpetually
about, and at last reinfunds"20. On retrouve une idée semblable dans
Gulliver's Travels, où le second "scientifique" que rencontre Gulliver
a le projet suivant : "to reduce human Excrement to its original Food"
(Travels, III, 5, p. 172), tandis que l'innocent Gulliver nomme
candidement son employeur "my good Master Bates" (Travels, I, 1,
p. 6). Or, si les sous-entendus à caractère sexuel sont indéniables dans
ce réseau sémantique, il faut aussi souligner que ces trois images ont
en commun une connotation marquée d'auto-suffisance ; les adeptes
de la "Modernité" ont pour idéal de fonctionner de manière
autotélique, de former leur propre "système", lequel terme est un
leitmotiv dans les digressions de A Tale. Plus discret, cet aspect est
pourtant signifiant : c'est bien ce qui précipitera la perte de Gulliver,
dont le récit s'ouvre sur le jeu de mot involontaire de "Master Bates",
pour s'achever sur la solitude du narrateur retiré dans son jardin
(Travels, IV, 12, p. 287) et qui, tel Narcisse, apercevant son reflet dans
l'eau, se détourne de sa propre image (IV, 10, p. 270-271). Et les
savants fous de Lagado ont certes, assez littéralement, la tête dans les
nuages, puisqu'un de leurs yeux est tourné vers le ciel, mais on
constate surtout que c'est vers eux-mêmes qu'est dirigé leur autre œil :
19
Ibid., p. 21-28.
‘Digression on Madness’. Jonathan Swift, A Tale of a Tub, in Jonathan Swift, A
Tale of a Tub, with The Battle of the Books and The Mechanical Operation of the
Spirit, ed. A. C. Guthkelch and D. Nichol Smith, Oxford, Oxford UP [1920], 1958, p.
178 ; les références suivantes à cette œuvre figureront dans le corps du texte.
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[I had] never till then seen a Race of Mortals so singular in their
Shapes, Habits, and Countenances. Their Heads were all reclined
either to the Right, or the Left; one of their Eyes turned inward, the
other directly up to the Zenith. (Travels, III, 2, p.149)
L'image permet de mettre en évidence à la fois le solipsisme de ces
scientifiques et leur orgueil, puisque la gloire qu'ils tirent de leur
invention compte davantage à leurs yeux que son utilité. Plus
généralement et plus fondamentalement, cette métaphore montre là
encore une science préoccupée de sa propre progression plutôt que du
monde extérieur.
Le mythe de Narcisse éclaire donc non seulement les causes
de l'erreur des Modernes mais en illustre aussi parfaitement les effets
néfastes. Nul n'ignore que Narcisse est aveugle, en ce sens qu'il est
incapable de comprendre ce qu'il a sous les yeux. De même, le
plumitif de A Tale se distingue au premier chef par son aveuglement,
car il ne sait ni ne voit rien, et surtout, contrairement au sage
socratique qui cherche à se connaître, il se complaît dans cet état
d'ignorance : "This is the sublime and refined Point of Felicity, called,
the Possession of being well deceived; the Serene Peaceful State of
being a Fool among Knaves" (A Tale, 'Digression on Madness',
p. 174). Cette mise en exergue de l'aveuglement comme l'un des
principaux effets pervers des présupposés modernes explique
l'importance considérable de toutes les variations du schème de la
vision dans l'œuvre swiftienne. La vision des Modernes de A Tale,
qu'elle soit trop superficielle ou pseudo-profonde, les rend incapables
de déchiffrer correctement ce qu'ils ont sous les yeux. Ainsi, c'est la
similitude bien plus que la différence de Peter et Jack, les deux frères
de "l'allégorie des manteaux", qui est soulignée ; de même, vision
"profonde" et vision "superficielle" sont renvoyées dos à dos comme
étant toutes deux erronées :
But the greatest Maim given to that general Reception, which the
Writings of our Society have formerly received. . . hath been a
superficial Vein among many Readers of the present Age, who will
by no means be persuaded to go beyond the Surface and the Rind of
Things: whereas, Wisdom is a Fox, who after long hunting, will at
last cost you the Pains to dig out. . . 'Tis a Sack-Posset, wherein the
deeper you go, you will find it the sweeter. (A Tale, 'Introduction',
p.66)
Gulliver, et ce n'est évidemment pas anodin, est lui d'emblée décrit
comme myope (Travels, I, 2, 23). Plus généralement, il se caractérise
par son incapacité à accomoder correctement : lorsqu'il se trouve à
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
144
Nathalie Zimpfer
Brobdingnag, c'est cette incapacité qui lui fait percevoir les
irrégularités de la peau des demoiselles locales comme des défauts
monstrueusement apparents (Travels, II, 1, p. 79). Cet aveuglement
constitue la condition d'existence des Modernes, ainsi qu'en atteste le
fait que, tout comme Narcisse meurt quand il se reconnaît dans l'onde,
Gulliver se perd dans la folie lorsqu'il identifie sa propre nature
reflétée dans le miroir du regard de la femelle Yahoo (IV, 8, p. 259).
Narcisse est encore celui qui "prend pour un corps ce qui n'est
qu'une ombre"21. En d'autres termes, il est la victime d'une illusion qui
l'accapare tout entier. Cette interprétation de l'illusion comme
aberration mentale, comme "self-pleasing delusion", est
particulièrement pertinente, puisque c'est précisément la conception
swiftienne de l'erreur menant tout droit à la folie :
When a Man's Fancy gets astride on his Reason, when Imagination
is at Cuffs with the Senses, and common Understanding, as well as
common Sense, is Kickt out of Doors; the first Proselyte he makes,
is Himself, and when that is once compass'd, the Difficulty is not so
great in bringing over others. (A Tale, 'Digression on Madness', p.
171)
Ce motif rend par ailleurs compte de la prééminence du personnage du
projector, incarnation suprême de cette illusion : que ce soit le modest
proposer, le plumitif de A Tale, ou encore les scientifiques de
l'académie de Lagado, les projectors swiftiens sont tous obsédés par
ce que Sterne nommera plus tard un hobby-horse, consacrant leur vie
entière à une chimère ("[one of the Advancers of speculative
Learning] told us, he had been Thirty Years employing his Thoughts
for the Improvement of human Life", Travels, III, 5, p.175) dont ils
imaginent de surcroît qu'elle est d'une importance capitale pour
l'humanité : "[The first Professor in Speculative Knowledge] flattered
himself, that a more noble exalted Thought never sprang in any other
Man's Head" (ibid.).
Si Narcisse est omnubilé par sa propre image, et se berce de rêves,
il est aussi celui qui, conformément à la prévision du devin Tirésias,
ne se connaît pas (se non novit, dit Ovide), et s'admire sans se
connaître ni se reconnaître, tout comme le Moderne qui, faute de
mémoire et de sens de la continuité historique, se flatte d'être le
premier en tous domaines :
21
Ovide, Les Métamorphoses, ed. Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion,
1966, p. 100.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
145
"Science sans conscience : la satire de la science"
But I here think fit to lay hold of that great and honourable Privilege
of being the Last Writer; I claim an absolute Authority in Right, as
the freshest Modern, which gives me a Despotick Power over all
Authors before me. (A Tale, 'Digression in the Modern Kind', p.
130)
Refusant de s'inscrire dans une quelconque filiation, confondant savoir
et sagesse, les Modernes font de la nouveauté une valeur en soi :
Because, Memory being an Employment of the Mind upon Things
past, is a Faculty, for which the Learned, in our Illustrious Age, have
no manner of Occasion, who deal entirely with Invention, and strike
all Things out of themselves, or at least, by Collision, from each
other. (A Tale, p. 153)
Ainsi, le modest proposer ne reconnaît pas le caractère monstrueux de
sa proposition ; quant à Gulliver, c'est, comme l'indique son nom, le
dupe par excellence. Pour ne prendre qu'un exemple au hasard d'une
multitude d'incidents similaires, il ne manque pas de remarquer la
distraction des habitants de Laputa, due à une "spéculation intense"
(Travels, III, 2, p. 149), distraction qui les conduit à être grossiers à
l'égard de leurs invités, qu'ils font patienter plus d'une heure avant de
les recevoir (ibid., p. 150), ou encore, comme on l'a vu, à construire
des maisons de guingois (ibid., p. 153). Mais au bout d'un mois à
peine sur l'île, Gulliver a adopté la pensée et le langage extrêmement
abscons de ses habitants, comme en atteste la très longue description
qu'il fait de l'île (Travels, III, 2, p. 157-161). On retrouve enfin chez
Gulliver la curiosité stérile qui est celle de l'écrivaillon de A Tale. Le
terme revient à plusieurs reprises dans la troisième partie de Gulliver's
Travels, notamment lorsque Gulliver quitte le monarque de Laputa ("I
desired Leave of this Prince to see the Curiosities of the Island",
Travels, III, 3, p. 157), pour résumer les découvertes qu'il fait sur l'île
("after having seen all the Curiosities of the Island", Travels, III, 4, p.
165), et surtout, pour décrire Gulliver lui-même, qui, fool
bienheureux, aprouve la description que fait de lui Lord Munodi : "My
Lord was pleased to represent me as a great Admirer of Projects, and a
Person of much Curiosity and easy Belief; which indeed was not
without Truth; for I had my self been a Sort of Projector in my
younger Days" (Travels, III, 4, p. 170). De manière plus générale, la
curiosité est une caractéristique essentielle des "nouveaux
philosophes", qui les conduit à s'intéresser à des domaines inutiles, ou,
pire encore, à outrepasser leurs prérogatives en tentant d'explorer des
domaines qui leur sont inaccessibles.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
146
Nathalie Zimpfer
Cette curiosité n'est en fait que l'une des multiples
manifestations de l'hubris de ces nouveaux savants, de leur croyance
orgueilleuse dans les pouvoirs de la raison : "Because of their
triumphs in understanding planetary orbits, the new sciences
arrogantly grant themselves authority in other affairs. Instead of using
their knowledge for improving human life, as they profess they do,
natural philosophers use it for their own gratification"22. Une telle
attitude témoigne selon Swift d'une arrogance néfaste au progrès de la
connaissance, car en intervenant dans des domaines qui ne sont pas le
leur, les "nouveaux philosophes" quittent leur champ de connaissance
pour "fabriquer" indûment "de la crédibilité"23 à des fins parfois
douteuses ou, en tout état de cause, bien éloignées de véritables
préoccupations scientifiques. C'est ainsi que Newton se lança dans la
bataille de ce que l'on appelle communément "le projet Wood"24 et
approuva l'introduction de la monnaie de Wood au motif de la qualité
du matériau utilisé, comptant sur sa réputation pour aider George I à
avoir gain de cause. En d'autres termes, loin de défendre l'humanité
tout entière, les Modernes, victimes d'un enfermement solipsiste et
narcissique, luttent avant tout pour leur intérêt propre :
We might… reexamine the anatomy's satirical tendency to address
the problem of intellectual credibility by opening up the categories
of "amateur" and "professional" to analysis, however anachronistic
this may sound… This polarity coincides with the more manifest
categories of "ancient" (learned amateurs like Temple and Swift
himself) and "modern" (pedantic, specialist professionals like
Wotton and Bentley)… [There is] an implicit distinction that
emerges in Swift's work between a "professional" like the critic "in
the modern kind" and the more cosmopolitan figure of the
intellectual. Edward Said usefully suggests that the term "amateur"
in its root sense conveys many of the aspects of the unaffiliated and
22
David J. Twombly, op. cit. p. 257.
L’expression "the manufacture of credibility" est due à Larry Stewart, dans The
Rise of Public Science: Rhetoric, Technology, and Natural Philosophy in Newtonian
Britain, 1660-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. xvi.
24
Le 12 juillet 1722, la Couronne accorde à l’Anglais William Wood une license
l’autorisant à fabriquer de la monnaie pour un montant total de 100 800 livres et
destinée à être mise en circulation en Irlande. À aucun moment le Parlement irlandais
n’est consulté sur la question et cette décision enflamme les esprits et contribue à
tendre un peu plus les relations entre Angleterre et Irlande, celle-ci y voyant un signe
supplémentaire de l’arrogance anglaise. La campagne de résistance passive et les
requêtes au Roi déposées par les deux Parlements, accusant le projet de Wood d’être
illégal, demeurent sans effet. Après consultation avec l’archevêque King et le
chancelier Middleton, Swift se charge d’écrire un pamphlet prônant le boycott de la
monnaie de Wood : ce pamphlet deviendra bien entendu The Drapier’s Letters, qui
dénoncent entre autres l’intervention de Newton.
23
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
147
"Science sans conscience : la satire de la science"
yet passionately involved intellectual whose allegiances lie only in
his claim to represent humanity as a whole rather than a particular
party or sphere of interest.25
Swift se présente lui comme l'antithèse du Moderne, celui qui, au-delà
de toute querelle partisane, se soucie du seul intérêt de l'humanité.
***
Le sort tragique de Narcisse, dont l'illusion se transforme en
folle obsession et s'achève dans la mort, constitue une autre dimension
pertinente du mythe, dans la mesure où elle permet une appréhension
diachronique de la satire swiftienne, qui va dans le sens d'une noirceur
croissante et d'une critique de plus en plus englobante.
Cette évolution est une évolution de nature plus que de degré.
Jamais les "nouveaux philosophes" ne sont présentés par Swift comme
des knaves, dangereux dissimulateurs conscients du mal qu'ils
perpétuent. De A Tale of a Tub à Gulliver's Travels, en passant par
The Mechanical Operation of the Spirit et par The Drapier's Letters,
ils demeurent des fools, simples victimes de leur aveuglement, qui
participe d'ailleurs de leur félicité :
For, if we take an Examination of what is generally understood by
Happiness, as it has respect to the Understanding or the Senses, we
shall find all its Properties and Adjuncts will herd under this short
Definition: That, it is a perpetual Possession of being well Deceived.
And first, with Relation to the Mind or Understanding; 'tis manifest,
what mighty Advantages Fiction has over Truth; and Reason is just
at our Elbow; because Imagination can build nobler Scenes, and
produce more wonderful Revolutions than Fortune or Nature will be
at Expence to furnish. Nor is Mankind so much to blame in his
Choice, thus determining him, if we consider that the Debate
meeerly [sic] lies between Things past, and Things conceived; and so
the Question is only this; Whether Things that have Place in the
Imagination, may not as properly be said to Exist, as those that are
seated in the Memory. (A Tale, 'Digression on Madness', p. 171-172)
Il est cependant indéniable que l'exubérante jubilation de l'œuvre de
jeunesse de Swift fait place dans Gulliver's Travels à un pessimisme
tragique. S'ils ne changent pas de nature, les fools "scientifiques"
deviennent malgré tout de plus en plus dangereux. Le Moderne de A
Tale n'est pas réellement nocif à la société, dans la mesure où il est
25
W. Scott Blanchard, op. cit., p. 62-63 ; je souligne.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
148
Nathalie Zimpfer
plus ou moins le seul adepte, et la seule victime, de sa propre folie,
"the first Proselyte he makes". Le prosélytisme des Modernes est ici
présenté non tant comme un objectif en soi que comme une sorte
d'effet secondaire de leur passion aveugle. À l'inverse, c'est l'humanité
entière que le modest proposer tout comme les savants fous de Lagado
et Gulliver lui-même entendent convertir, et c'est justement ce qui les
rend dangereux. À bien y regarder, pourtant, ce zèle prosélyte était
déjà présent de manière inchoative dans A Tale, où il était à la fois
désigné comme le fait de certains individus isolés ("Cartesius
reckoned to see before he died, the Sentiments of all Philosophers,
like so many lesser Stars in his Romantick System, rapt and drawn
within his own Vortex", A Tale, 'Digression on Madness', p. 167),
mais aussi comme fondamentalement inhérent à l'épistémologie
moderne : "[reduc[ing] the Notions of all Mankind, exactly to the
same Length, and Breadth, and Height of [their] own is the first
humble and civil Design of all Innovators in the Empire of Reason",
prévenait Swift (A Tale, 'Digression on Madness', p.167).
Obsédé par sa "proposition" de réforme de l'Irlande, le modest
proposer en devient inhumain, tandis qu'aux yeux de ceux qui
deviendront les académiciens de Lagado, la volonté de changement
dépasse de loin leur propre personne pour s'étendre à l'ensemble de la
société :
[These People] fell into Schemes of putting all Arts, Sciences,
Languages, and Mechanicks upon a new Foot. To this End, they
procured a Royal Patent for erecting an Academy of PROJECTORS
in Lagado: And the Humour prevailed so strongly among the
People, that there is not a Town of any Consequence in the Kingdom
without such an Academy. (Travels, III, 4, p.169 ; je souligne)
La nocivité de ce zèle réformateur est clairement indiquée, car les
deux domaines privilégiés par la réforme, à savoir l'architecture et
l'agriculture, sont précisément ceux dont les habitants de l'île ont le
plus à souffrir :
In these Colleges, the Professors contrive new Rules and Methods of
Agriculture and Building, and new Instruments and Tools for all
Trades and Manufactures. . . All the Fruits of the Earth shall come to
Maturity at whatever Season we think fit to chuse, and increase an
Hundred Fold more than they do at present; with innumerable other
happy Proposals. The only Inconvenience is, that none of these
Projects are yet brought to Perfection; and in the mean time, the
whole Country lies miserably waste, the Houses in Ruins, and the
People without Food or Cloaths. (Travels, III, 4, p. 169 ; je souligne)
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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"Science sans conscience : la satire de la science"
Et tout comme le modest proposer n'a aucune conscience de la
monstruosité de son projet, les scientifiques de Lagado demeurent
parfaitement insensibles à la souffrance qu'ils occasionnent : "By all
which [the fact that people are starving], instead of being discouraged,
they are Fifty Times more violently bent upon prosecuting their
Schemes, driven equally on by Hope and Despair" (Travels, III, 4, p.
169). La constellation sémantique constituée par les termes projector,
project, proposals, innovations, experiment (Travels, III, 4, p.
169-170) montre assez que sont ici à l'œuvre les "innovateurs de
l'empire de la raison" contre lesquels A Tale mettait en garde le
lecteur. En outre, l'incommensurable orgueil de ces innovateurs, dont
la raison ne connaît plus ses limites, est soulignée par la formule : "All
the Fruits of the Earth shall come to Maturity at whatever Season we
think fit to chuse", qui rappelle bien entendu la phraséologie biblique.
Cette orgueilleuse fièvre novatrice n'est ni plus ni moins que la
transposition homologique dans la société de la transgression
luciférienne de l'ordre divin : "Ye shall be as Gods" (Genèse 3. 5).
Une telle démesure mène immanquablement à la destruction, comme
en attestent les ultimes propos de Gulliver qui, aveuglé par son zèle
prosélyte, devenu de ce fait la première victime de l'orgueil qu'il
dénonce, sombre dans la folie faute de pouvoir rallier l'humanité à sa
vision du monde :
My Reconcilement to the Yahoo-kind in general might not be so
difficult, if they would be content with those Vices and Follies only
which Nature hath entitled them to… But, when I behold a Lump of
Deformities, and Diseases both in Body and Mind, both smitten with
Pride, it immediately breaks all the Measures of my Patience;
neither shall I ever be able to comprehend how such an Animal and
such a Vice could tally together… and therefore I here entreat those
who have any Tincture of this absurd Vice, that they will not
presume to appear in my Sight. (Travels, IV, 12, p. 288)
Au-delà de la question de la validité de la "nouvelle
philosophie", les dernières fictions de Swift soulèvent celle des
conditions mêmes de possibilité du processus interprétatif. Induite par
le développement de la physique newtonienne, cette interrogation est
absolument centrale au XVIIIème siècle : "the limits of appropriate
interpretation remained a source of heated debate through most of the
eighteenth century "26. Un questionnement nouveau se fait jour en
effet, qui est celui de la frontière séparant le mystérieux, inaccessible à
26
David J. Twombly, op. cit., p. 251.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
150
Nathalie Zimpfer
la raison humaine, et le domaine de la physique, de l'expérimentation
empiriste, questionnement que cristallise la notion de mystère :
It is important to point out here that in Protestant England
mysteries had nothing to do with spontaneous healing or other
unique miraculous occurrences. It is an idiosyncratic feature of
English natural philosophy that the term mystery was not used for
aberrant phenomena but for phenomena that obeyed the ordinary
course of nature. . .
In English natural philosophy, mysteries had a double function:
they testified to the infinite wisdom of God manifest in the works
and wonders of Creation; at the same time, they pointed
unmistakably to the limits of empirical natural philosophy –, to the
limits of the interpretation of the book of nature, that is. The first…
made it possible to conceive of natural philosophy as a religious
activity, or at least an activity worthy of a pious man; the second
could serve as a constant reminder that human thought power was
inherently limited27.
La question de l'existence de limites à l'investigation expérimentale est
certes acceptée de tous, mais celle de la définition de ces limites est
autrement plus délicate, et constitue la pierre d'achoppement autour de
laquelle s'affrontent Modernes et Anciens. Menacée par les
découvertes de la science, la théologie peine à conserver son statut de
discipline englobante, même si les exégètes anglicans développent
diverses stratégies pour maintenir la théorie des deux livres, et donc
l'autorité de l'Écriture28. Conséquence paradoxale de cette quête, les
théologiens tendent à repousser toujours davantage les limites du
domaine qu'ils estiment relever de leurs prérogatives :
The question is a crucial one. For to stop short of the cognitive limits
meant that not enough use was made of those "greater Degrees of
Knowledge which the Providence of God has in this Age [the
seventeenth century] afforded us…" Alternatively, to transgress that
borderline was susceptible of atheism, for it meant to account for the
divine in terms of mechanical philosophy29.
Les scientifiques que dénonce Swift sont ceux que l'on a pu nommer
les "world-makers", c'est-à-dire les physico-théologiens qui tentèrent
d'expliquer les mystères divins en termes de causes secondaires. Dans
un premier temps, dans la mesure où seule une différence de degré et
27
Beat Affentranger, op. cit., p. 120-122.
Sur ce sujet, voir Robert Markley, Fallen Languages. Crises of Representation in
Newtonian England, 1660-1740, Ithaca, Cornell UP, 1993, p. 40sq.
29
Beat Affentranger, op. cit., p. 123.
28
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151
"Science sans conscience : la satire de la science"
non de nature séparait les présupposés des théologiens de ceux des
scientifiques, les écrits de ces derniers ne furent pas mis à l'index. Les
implications d'ordre théologique n'émergèrent que lorsque le déiste
Charles Blount inclut dans son ouvrage Oracles of Reason (1693)
quelques chapitres de l'ouvrage de Thomas Burnet Archaeologiae
Philosophicae (1692), dans lequel ce dernier s'opposait à une lecture
littérale de la chute30. L'accusation portée par Swift est celle d'hubris,
d'un manquement au decorum qui conduit tout un chacun à connaître
les limites à ne pas franchir :
Non-presumptuous people, it seems, just "knew" where one had to
stop looking for second causes. In the gentlemanly culture of
seventeenth-century England, honest and pious people could simply
tell where the limits of rightful knowledge were and when the
interpretation of nature and Scripture had to stop, or at least they
recognised the limits when they came upon it31.
On note en la matière une évolution marquée des textes
swiftiens, où se lit le passage de la quête d'une interprétation
englobante et unifiée au rejet de tout discours totalisant, le glissement
d'un monisme interprétatif à la déconstruction de l'interprétation. La
belle assurance herméneutique dont témoigne A Tale, cette croyance
en l'existence d'une interprétation univoque résultant du bon usage de
la plain reason, cette assurance se fissure pour aboutir dans Gulliver's
Travels et, dans une moindre mesure, dans A Modest Proposal, à un
questionnement beaucoup plus fondamental.
La gnoséologie swiftienne telle qu'elle apparaît dans A Tale,
en même temps qu'elle stigmatise une lecture trop superficielle, met
aussi en garde contre les excès interprétatifs :
However, that neither the World nor our selves may any longer
suffer by such misunderstandings, I have been prevailed on. . . to
travel in a compleat and laborious Dissertation upon the prime
Productions of our Society, which besides their beautiful Externals
for the Gratification of superficial Readers, have darkly and deeply
couched under them, the most finished and refined Systems of all
Sciences and Arts; as I do not doubt to lay open by Untwisting or
30
Burnet rejette une telle lecture en vertu de l’argument selon lequel l’ouvrage du
Créateur ne pouvait être réduit à néant en quelques heures par un stupide serment :
voir Beat Affentranger, op. cit., p. 126sq.
31
Beat Affentranger, op. cit., p. 128.
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152
Nathalie Zimpfer
Unwinding, and either to draw up by Exantlation, or Display by
Incision.32 (A Tale, p. 66-67)
Le processus interprétatif repose en effet selon Swift sur une
distinction fondamentale entre interprétation et compréhension,
distinction conforme à la théorie anglicane de l'auto-interprétation des
ÉcrituresErreur! Signet non défini. ("Scripture interprets it self",
résumait l'archevêque Tillotson33), établie dans sa formule définitive
par le théologien William Chillingworth en 1638 :
So that those places which containe things necessary, and wherein
errour were dangerous, need no infallible interpreter because thay
are plaine; and those that are obscure need none because they
containe not things necessary, neither is errour in them dangerous.34
Il s'agit moins d'interpréter que de lire (l'intention divine inscrite dans
le monde), en ayant recours à ce que l'Anglicanisme nomme plain
reason, soit une raison qui connaît et accepte ses limites. On se
souvient de Martin, l'un des trois frères de ce qu'il est convenu de
nommer "l'allégorie des manteaux" de A Tale, allégorie narrant le legs
que fait un père de son manteau à ses trois fils, Peter, Jack et Martin,
qui ont pour recommendation de ne modifier en rien cet héritage.
Après sept années d'harmonie – référence aux sept premiers siècles du
Christianisme –, la rencontre de trois femmes symbolisant convoitise,
ambition et orgueil, sème la discorde entre les trois frères, qui peinent
à réconcilier le testament paternel avec les mœurs du siècle. Orphelin,
privé de l'autorité du Père, Jack le Calviniste se trouve entraîné dans la
spirale de l'erreur par Peter le Catholique, qui croit distinguer les
lumières de la vérité alors qu'il est aveuglé par son orgueil exégétique.
De protecteur et garant de la parole autorisée, le testament devient
texte malléable au gré de la capricieuse subjectivité de deux des trois
frères. Seul Martin l'AnglicanErreur! Signet non défini., grâce à une
raison non subvertie par l'orgueil, demeure fidèle à l'héritage paternel.
La célèbre exhortation de ce dernier à son frère Peter dans la Section 6
de A Tale est ce qui, dans tout le corpus de Swift, se rapproche le plus
d'une affirmation sans détour de la norme qui sous-tend la satire :
But Martin, who at this Time happened to be extremely phlegmatick
and sedate, begged his Brother, of all love, not to damage his Coat
32
exantlation : "the action of drawing out, as water from a well", in Jonathan Swift, A
Tale of a Tub, op. cit., note 1.
33
John Tillotson, The Rule of Faith (1666), in Philip Harth, op. cit., p. 206.
34
William Chillingworth, The Religion of Protestants a Safe Way to Salvation (1638)
p. 59, ibid., p. 211 ; je souligne.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
153
"Science sans conscience : la satire de la science"
by any Means; for he never would get such another: Desired him to
consider, that it was not their Business to form their Actions by any
Reflection upon Peter's, but by observing the Rules prescribed in
their Father's Will. (A Tale, p. 139)
Martin est celui qui détient le pouvoir de déchiffrer la réalité
correctement, grâce à une lecture somme toute assez littéraliste.
Or, cette croyance en l'existence d'une rassurante univocité
interprétative est justement ce que récuse Gulliver's Travels.
L'ensemble de l'ouvrage désigne la question de l'interprétation comme
son principal enjeu. Gulliver n'est autre que celui qui ne sait pas voir,
dans la mesure où sa lecture des événements est le plus souvent sujette
à caution. Gulliver a certes bonne mémoire ("by the Help of a very
faithful Memory", Travels, III, 2, p.152), mais il s'agit d'une mémoire
qui participe de la confusion typiquement moderne entre savoir et
connaissance. Ainsi, le constat de la misère qui règne à Laputa ne
l'empêche nullement de présenter ensuite l'île comme un véritable
paradis terrestre : "I think it [Laputa] the most delicious Spot of
Ground in the World" (Travels, III, 2, p. 155-156). Sont également
raillées les prétentions philologiques gullivériennes :
The Word, which I interpret the Flying or Floating Island, is in the
Original Laputa; whereof I could never learn the true Etymology.
Lap in the old obsolete Language signifieth High, and Untuh a
Governor; from which they say by Corruption was derived Laputa
from Lapuntuh. But I do not approve of this Derivation, which
seems to be a little strained. I ventured to offer to the Learned
among them a Conjecture of my own, that Laputa was quasi Lap
outed; Lap signifying properly the dancing of the Sun Beams in the
Sea; and outed a Wing, which however I shall not obtrude, but
submit to the judicious Reader. (Travels, III, 2, p. 152)
On peut choisir de souligner la dimension topique, et lire ce passage
comme une attaque de la démarche philologique telle que l'incarne
notamment Robert Boyle, dont le pédantisme est discrètement tourné
en dérision par le recours à la forme archaïque "signifieth". Plus
fondamentalement, c'est la question de la possibilité même d'une
lecture valide qui est ici soulevée. À travers les Voyages, ce genre de
lecture-déchiffrement est à la fois inscrit dans le texte et rendu caduc
par la nature vague des allusions topiques, à la fois suggéré comme
une lecture possible et rejeté comme insuffisant. L'ironie contenue
dans l'expression "judicious Reader" indique clairement que Swift
présuppose que le lecteur partage avec Gulliver une naïveté qui lui fait
croire en l'existence d'une immanence interprétative.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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Nathalie Zimpfer
La déconstruction de l'interprétation est plus précisément au
cœur du chapitre 6 du Livre II des Travels. C'est en effet au cours de
ce chapitre qu'un coup fatal est porté à la crédibilité de Gulliver en
tant que narrateur, au regard du lecteur idéal incarné par le roi de
Brobdingnag : sommé de présenter son pays, Gulliver a obtempéré en
faisant de l'Angleterre le plus incroyable des "panégyriques" (Travels,
II, 5), sous la forme d'un discours extrêmement construit,
apparemment sans failles. Or le roi procède par la suite à une
déconstruction systématique de ce discours, dont il reprend les
éléments un à un pour retourner complètement la lecture faite par
Gulliver et en montrer les limites (Travels, II, 6, p. 117-121) . Cette
impitoyable reprise du discours gullivérien se solde par la célèbre
condamnation de la "race humaine" comme "ignoble vermine" : "I
cannot but conclude the Bulk of your Natives, to be the most
pernicious Race of little odious Vermin that Nature ever suffered to
crawl upon the Surface of the Earth" (Travels, II, 6, p. 121). Ce
jugement impitoyable n'épargne pas le lecteur, qui n'est autre que le
semblable et le frère de Gulliver, et qui voudrait comme lui faire de
l'Angleterre une riante contrée sans défauts, et n'a lui aussi que trop
tendance à être l'objet de "pleasing visions" (Travels, III, 10, p. 206).
Si le lecteur peut choisir dans un premier temps de profiter de la porte
de sortie offerte par le monarque de Brobdingnag lorsque celui-ci
épargne Gulliver ("the bulk of your natives"), le répit est toutefois de
courte durée, puisque le héros myope des Travels subit quelques pages
plus loin une condamnation cette fois sans appel du roi, qui le réduit à
l'état de misérable insecte ("so impotent and groveling an Insect as I
was" (Travels, II, 7, p.123-124).
On trouve ainsi dans les dernières œuvres de Swift le refus des
présupposés épistémologiques des Modernes qui caractérise les
œuvres de jeunesse, mais surtout un questionnement de plus en plus
pressant quant à la question de l'interprétation, ce qui ne va pas sans
certaines contradictions. En effet, la satire swiftienne est
systématiquement associée à l'auto-référentialité débilitante des
Modernes. Or, la critique du solipsisme de ces derniers, qui se déploie
autour de la métaphore centrale de Narcisse, se fait au nom d'une
pensée elle-même monologique, reposant de manière quasi autotélique
sur l'anti-herméneutique latitudinaire. En d'autres termes, c'est au nom
d'un "système", notion anathème dans la perspective swiftienne, qu'est
déclaré invalide un autre système. À ceci près que, comme nous
l'avons dit, on discerne en filigrane de l'œuvre de Swift une évolution
qui traduit la complexification progressive de la gnoséologie de
celui-ci : l'univocité interprétative, présentée dans les œuvres de
jeunesse comme possible, est remplacée dans Gulliver's Travels par
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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"Science sans conscience : la satire de la science"
une interrogation sur la possibilité même de l'interprétation. Or,
mutatis mutandis, cette remise en cause de la possibilité de
l'interprétation modifie radicalement la nature même de la satire.
De A Tale à Gulliver's Travels, c'est peu ou prou le même
discours que tient le satirique ; mais de philosophique, la démarche se
fait poïétique. Même si la méthode adoptée par Swift dans A Tale et
dans The Mechanical Operation of the Spirit est rhétorique et non
argumentative, ces œuvres se situent néanmoins dans une perspective
de
confrontation
de
deux
gnoséologies
antagonistes,
l'(anti)-herméneutique latitudianire d'une part, anti-spéculative et
postulant la lisibilité de tout texte grâce au recours à une raison non
corrompue, l'épistémologie moderne d'autre part, dont les fondements
que sont la spéculation et l'expérimentation sont représentés comme
absurdes et vains, manifestations exacerbées de l'orgueil de leurs
auteurs. Gulliver's Travels et, dans une moindre mesure, A Modest
Proposal, sont au contraire des œuvres essentiellement poïétiques. Par
poïétique, nous entendons toute la polysémie que véhicule le terme
grec de ποιειν et que "poétique" a perdu : "C'est tout ce qui a trait à la
création d'ouvrages dont le langage est à la fois la substance et le
moyen"35. Il convient pour saisir toute la polysémie du terme grec de
remonter jusqu'à Aristote, dont la Métaphysique s'attache entre autres
à définir avec précision la notion d'œuvre36. Le terme grec d'ergon est
en effet équivoque, car il signifie aussi bien l'ouvrage fait que le
travail par lequel on le fait. C'est pourquoi Aristote introduit une
opposition entre deux verbes, poïein et prattein, faire et agir : ce qui
caractérise l'œuvre d'art par contraste avec l'objet naturel, c'est que
l'œuvre d'art a sa cause formelle hors d'elle-même, dans la volonté de
l'artiste. La poïétique est "l'art qui se fait […]" ou, plus précisément
encore, une "réflexion en acte"37. Grâce à la poïétique, l'artiste
"re-produit esthétiquement les aspects dynamiques d'une réalité tenue
en général pour non-esthétique" (une réalité dogmatique, par exemple)
et peut "représenter l'ambigu, le contradictoire mêmes"38.
dans
C'est précisément ce qu'offre Swift dans A Modest Proposal et
Gulliver's Travels qui proposent, dans un discours
35
René Passeron, "La Poïétique", in Recherches poïétiques, Groupe de recherche du
CNRS, Paris, Kincksieck, 1975, I, p. 14 ; je souligne.
36
C’est la Métaphysique et non la Poétique qui fournit cette définition, car l’objet de
la Métaphysique est notamment de préciser la définition de termes importants que le
grec courant laisse indécis.
37
René Passeron, "La Poïétique" ; Raymond Bellour, "L’énonciateur", in Recherches
poïétiques, op. cit., I, p. 16 et 90.
38
Michel Zéraffa, "Le langage poïétique", ibid., p. 54 et 62.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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Nathalie Zimpfer
essentiellement fictionnel, l'actualisation, au sens de mise en acte,
d'une vérité dialectique, à savoir la nécessaire auto-destruction de tout
discours à visée totalisatrice. Les "narrateurs non fiables" des deux
dernières fictions swiftiennes sont l'incarnation suprême de cette vérité
dialectique, puisque c'est l'anéantissement du narrateur au niveau
diégétique qui constitue la condition d'existence de l'œuvre d'art. Alors
seulement peut être exprimé le "message" dont est porteur le narrateur.
Nulle coïncidence dans le fait que A Modest Proposal et Gulliver's
Travels recèlent les deux assertions qui s'apparentent le plus à
l'irruption de la voix de Swift s'exprimant in propria persona au sein
de sa fiction. C'est au moment même où apparaît toute l'horreur de la
"solution" suggérée par le modest proposer qu'est énoncée la célèbre
prétérition, qui énumère une à une les suggestions à la "question
irlandaise" que le Doyen de Saint-Patrick n'avait eu de cesse de
proposer au gouvernement anglais :
Therefore, let no man talk to me of other Expedients: [...] Of
learning to love our Country, wherein we differ even from
LAPLANDERS, and the Inhabitants of TOPINAMBOO: Of quitting
our Animosities and Factions; nor act any longer like the Jews, who
were murdering one another at the very Moment their City was
taken: Of being a little cautious not to sell our Country and
Consciences for nothing39. (PW II, 116)
De même, ce n'est qu'une fois la crédibilité de Gulliver sérieusement
remise en question que se fait jour la voix de cet interprète idéal qu'est
le monarque de Brobdingnag, sous la forme à peine voilée de
questions rhétoriques :
When I had put an End to these long Discourses, his Majesty in a
sixth Audience consulting his Notes, proposed many Doubts,
Queries, and Objections, upon every Article. He asked, what
Methods were used to cultivate the minds and Bodies of our young
Nobility; and in what kind of Business they commonly spent the first
and teachable Part of their Lives. What Course was taken to supply
that Assembly, when any noble Family became extinct. What
Qualifications were necessary in those who are to be created new
Lords: Whether the humour of the Prince, a Sum of Money to a
Court-Lady, or a Prime Minister; or a Design of strengthening a
Party opposite to the publick Interest, ever happened to be Motives
in those Advancements. What Share of Knowledge these Lords had
in the Laws of their Country, and how they came by it, so as to
enable them to decide the Properties of their Fellow-Subjects in the
last Resort. Whether they were always so free from Avarice,
39
Jonathan Swift, A Modest Proposal, in The Prose Works, op. cit., vol. II, p.116.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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"Science sans conscience : la satire de la science"
Partialities, or Want, that a Bribe, or some other sinister View [i.e.,
dishonest consideration], could have no Place among them. (Travels,
II, 6, 117)
À l'assertion de la Vérité sur le mode dogmatique a succédé l'unique
vérité possible : l'œuvre d'art.
***
Le mode poïétique est ainsi le seul qui permette de dénoncer
présupposés et effets néfastes de la science moderne. Le cadre de
référence théocratique qui est celui de Swift détermine en effet la
spécificité du mode de l'attaque : la conception swiftienne de l'erreur
rend de facto caduque une dénonciation opérée selon une logique
argumentative qui revient in fine à accorder à l'adversaire un crédit
que Swift lui dénie. Seul le discours fictionnel, incarnation
actualisante de la pensée swiftienne, peut "dire" le refus de l'hubris
expérimentale. C'est pourquoi le combat mené contre la science ne
saurait être autre que rhétorique, la force du discours étant seule à
même de jeter le discrédit sur un autre discours, lequel n'était
vraisemblablement pas pris très au sérieux par Swift :
But I can find no evidence that Swift recognised the potential of
natural philosophy genuinely to infringe on the religious realm. For
him there was no problem of demarcation for the simple reason that
he did not take empirical science seriously enough as a new branch
of learning. I do not think, for instance, that Swift foresaw the
rupture between science and religion as it gradually emerged in the
course of the spectacular successes of science in the nineteenth
century; to do so would have meant to see in experimental
philosophy an epistemic force that could seriously rival the firm
grasp religion then still had over almost all aspects of life. That is
clearly not how Swift conceived of science. He was too confident
that most of what went under the name of experimental natural
philosophy was but a passing fashion, certainly not a movement that
would ultimately change the face of the earth40.
"A passing fashion" : c'est en effet de cette manière que, selon toute
probabilité, Swift concevait la science, lui qui, dans la polémique qui
oppose "Anciens" et "Modernes", ce "principe agonistique de la
culture moderne de l’Europe"41, se situe résolument du côté des
premiers, "those Antients, that were most renowned for Wit and
40
Beat Affentranger, op. cit., p. 153.
La Querelle des Anciens et des Modernes, ed. Marc Fumaroli, Paris, Gallimard,
2001, p. 7.
41
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).
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Learning" (Travels, III, 8, p. 189). Et tandis que les Modernes,
scientifiques et autres, ne regardent que vers l’avenir, désireux de s’
"émanciper" du "génie antique"42, Swift se veut, comme tous les
sages, davantage abeille qu’araignée, faisant son miel de la richesse
des Anciens :
I visit indeed all the flowers and blossoms of the field and the
garden; but whatever I collect from thence enriches myself without
the least injury to their beauty, their smell, or their taste. . . You
boast, indeed, of being obliged to no other creature but of drawing
and spinning out all from yourself; that is to say, if we may judge of
the liquor in the vessel by what issues out, you possess a good
plentiful store of dirt and poison in your breast . . . So that, in short,
the question comes all to this–Whether is the nobler being of the
two, that which, by a lazy contemplation of four inches round, by an
overweening pride, which feeding and engendering on itself, turns
all into excrement and venom, produc[es] nothing at last but flybane
and a cobweb; or that which, by an universal range, with long
search, much study, true judgment, and distinction of things, brings
home honey and wax.43 (The Battle of the books, pp. 111-112)
42
43
Ibid., p. 8.
Jonathan Swift, The Battle of the Books, op. cit., p. 253.
© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006).