Les métamorphoses des Métamorphoses
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Les métamorphoses des Métamorphoses
Les métamorphoses des Métamorphoses Christian Delorenzo 1 Introduction On sait bien qu’à partir du XIIIe siècle les Métamorphoses d’Ovide commencent à jouir d’une bonne fortune, qui devient immense au cours des siècles XVe et XVIe. Après les relectures morales du Moyen-âge (notamment l’Ovide Moralisé et l’Ovidius moralizatus), l’Humanisme et la Renaissance se réapproprient de façon originale du texte ovidien : non seulement de nombreuses éditions imprimées du chef-d’œuvre latin circulent en Europe, mais encore les éditeurs proposent un véritable caléidoscope de réadaptations, dont font partie, par exemple, les traductions en vers et en prose, les réécritures moralisantes (qui s’inspirent de toute évidence de la tradition médiévale) et les éditions illustrées… Pendant cette période, la source ancienne représente un fleuve alimentant beaucoup de torrents secondaires, qui ont le « devoir » de faire couler partout cette eau bénéfique et vitale. Les questions de l’originalité et de la propriété artistique ne se posent pas: c’est l’esprit qui l’emporte sur la lettre. Ainsi, si l’on veut aborder le sujet de la traduction à la Renaissance de façon sérieuse, ne peut-on pas ignorer cette différence fondamentale par rapport à aujourd’hui: le terme « traduction » conserve encore, au XVIe siècle, la signification de « transport, moyen, passage ». La traduction est, à cette époque, un écho qui fait résonner indéfiniment la voix dont il tire son origine. C’est pour ces raisons que, afin de donner un petit tableau de la fortune des traduction du texte ovidien à la Renaissance, on a décidé d’analyser les « réécritures » des mythes de la « polymorphose » (notamment les épisodes de Protée, Achéloôs et Thétis) dans deux traductions en vers du seizième siècle, dans la mode véritablement européenne des Métamorphoses figurées et dans l’adaptation morale de Johannes Spreng. On espère pouvoir de la sorte donner un aperçu concis, mais fidèle, de quelques métamorphoses des Métamorphoses à la Renaissance. I. Les premières traductions en vers des Métamorphoses : la traduction anglaise d’Arthur Golding et la traduction française de François Habert Comment peut-on analyser les écarts d’une traduction (et en particulier d’une traduction en vers) par rapport à l’original? En ce qui concerne les trahisons inévitables 2 du traducteur, elles peuvent être liées à trois groupes d’éléments : involontaires, volontaires et collectifs. En premier lieu, il existe des éléments involontaires et inconscients sur lesquels le traducteur n’a pas la possibilité d’agir directement : ce sont en particulier des problèmes relatifs à la tradition textuelle et des misunderstandings. En deuxième lieu, le traducteur peut décider de modifier consciemment le tissu textuel du point de vue rhétorico-phonique, ce qui advient souvent dans les traductions en vers où il est nécessaire de transposer non seulement le contenu, mais encore la forme. En troisième lieu, des éléments collectifs, c’est-à-dire les adaptations idéologiques et l’amplification de l’imaginaire textuel, agissent de façon plus ou moins consciente sur le traducteur, qui devient ainsi une sorte de caisse de résonance des implicita de la société dont il fait partie et de l’imaginaire fondamental du texte en question. Plus précisément l’imaginaire mythique correspond au groupe d’ « idées » (au sens étymologique de « image ») qui constituent l’ossature du mythe aux niveaux narratifs, rhétoriques et/ou symboliques1: dans le cas de la « polymorphose » et des passages que l’on va analyser, ces images subjacentes sont liées à la centralité des symboles aquatiques, à la mise en scène de la transformation continuelle, à la sémantique de l’emprisonnement et du vinculum, au mécanisme fondamental de la coincidentia oppositorum et par conséquent à la dialectique entre guerre/amour et destruction/union (ou pour généraliser entre pulsion de thanatos et pulsion d’eros). Dans les pages suivantes on prendra en considération ces points (problèmes relatifs à la traduction textuelle, misunderstandings, modifications du tissu textuel, adaptations idéologiques et exploitation de l’imaginaire textuel) pour étudier la première traduction en vers anglais de Golding2 et la première traduction en vers français d’Habert3 des Métamorphoses d’Ovide. 1 Ces « idées » mythiques ne correspondent pas aux mythèmes, par lesquels on met en lumière tout simplement l’aspect narratif du mythe. Elles représentent plutôt un ensemble d’éléments disparates qui est lié au cœur du mythe en question. 2 Arthur Golding, The XV Bookes of P. Ouidius Naso, entytuled Metamorphoses, London, Seres, 1567. 3 François Habert, Les quinze livre de la Métamorphose d’Ovide, Rouen, Oiselet, 1557. 3 I.1 Les problèmes relatifs à la tradition textuelle Etant donné que l’on ne connaît pas les versions latines que Golding et Habert ont utilisées pour traduire les Métamorphoses d’Ovide, on a décidé de confronter l’édition moderne des Métamorphoses4 avec cinq éditions des siècles XVIe et du XVIIe. Cela nous permet au moins de comprendre quel genre de textes ils pourraient avoir à disposition. Les éditions que l’on a utilisées sont : 1) Lyon, 1501-15025; 2) London, 16126; 3) London, 15897; 4) London, 15708; 5) Cambridge, 16319. Dans le tableau suivant on signale toutes les différences entre le texte moderne et les éditions étudiées10 : Passage mira deum innixus cubito Calydonius amnis mira deum nixus cubito Calydonius amnis 'Triste petis munus. quis enim sua proelia victus 'Triste petis munus. quis enim sua proelia victis turpe fuit vinci, quam contendisse decorum est, turpe fuit vinci, quam contendisse decorum, nam, quo te iactas, Alcmena nate, creatum, nam, quo te iactas, Alcmena matre, creatum, nam, quo te iactas, Alcmena nate, creatum, nam, quod te iactas, Alcmena nate, creatum, verbaque tot reddit: ‘melior mihi dextera lingua! Vers 8.727 1 X 9.4 X 9.6 X 9.23 (1) X 9.23 (2) 9.29 2 3 4 X X X 5 X X X X X X X X 4 Ovide, Metamorphoses, Stuttgard-Leipzig, Teubner, 1991. Dans les citations suivantes, on utilisera toujours cette édition. 5 OVIDII, quindecim metamorphoseon libri diligentius recogniti cum familiaribus commentariis, Impressit Lugduni Magister Nicolaus wolffalemanus, 1501-1502, f. CXII r°, CXIV v°-CXVI r° et CXLIII v° -CXLIII r°. 6 P. OVDII NASONIS, METAMORPHOSIS, LONDINI, EXCVDEBAT N. OKES PRO I. HARRISON, 1612, p. 98, 196-199 et 250-252. 7 P. OVIDII NASONIS, METAMORPHOSEON LIBRI XV, LONDINI, Excudebat Richardus Field impensis Iohannis Harrisoni, 1589, p. 223, 228-231 et 284-285. 8 P. OVIDII NASONIS, OPERA, (Londre), Excudebat Ioannes Kyngstonus, 1570, f. 108 v°, 111 r°-113r° et 140 v°-141 r°. 9 P. OVIDII NASONIS, METAMORPHOSEON LIBRI XV, CANTABRIGIAE, Ex Academiae celeberrimae Typographeo, 1631, p. 174-175, 179-181 et 228-229. 10 Dans les lignes on mentionne les vers de l’édition moderne et ensuite les vers des éditions anciennes. Dans les colonnes on indique les éditions dans lesquelles la lectio est différente. La numérotation en haut à droite se réfère aux différentes éditions de la façon suivante : 1 = Lyon 1501-1502 ;2 = London 1612 ; 3 = London 1589 ; 4 = 1570 ; 5 = Cambridge, 1631. On sait bien que l’on a analysé des éditions qui sont parfois parues plus tard par rapport aux traduction : on ne pense pas évidemment que les traducteurs aient utilisées ces éditions. Toutefois cette enquête nous permet de comprendre à peu près quel genre de texte latin circulait à la même époque des traductions. Pour éviter d’introduire une note à chaque ligne, on a signalé en précédence les numéros des pages ou des feuilles des différentes éditions. 4 verbaque tot reddit: ‘melior mihi dextera lingua est! ille cavis hausto spargit me pulvere palmis, ille cavis hausto sparsit me pulvere palmis, et digitos digitis et frontem fronte premebam. et digitos digitis et frontem fronte petebam. excutit amplexus adductaque bracchia solvit excutit amplexus adductique bracchia solvit siqua fides neque ficta mihi nunc gloria voce siqua fides neque enim ficta mihi gloria voce pressa genu nostro est, et harenas ore momordi. pressa genu nostro est, et harenas ore momordet. de comitum numero caput est inpune recisum, de centum numero caput est inpune recisum, crescentemque malo domui domitamque reclusi. crescentemque malo domui domitamque reduxi. dum tenet, infregit truncaque a fronte revellit. dum tenet, infregit truncaque fronte revellit. Namque senex Thetidi Proteus ‘dea’ dixerat ‘undae, Namque senex Thetidi Proteus praedixerat ‘undae, concipe: mater eris iuvenis, qui fortibus annis concipe: mater eris iuvenis, qui fortibus armis Iuppiter aequoreae Thetidis conubia fugit Iuppiter aequoreae Thetidis conubia vitat in suaque Aeaciden succedere vota nepotem inque sua Aeaciden succedere vota nepotem est specus in medio, natura factus an arte, et specus in medio, natura factus an arte, tu modo, cum rigido sopita quiescet in antro, tu modo, cum gelido sopita quiescet in antro, ignaram laqueis vincloque innecte tenaci. ignarum laqueis vincloque innecte tenaci. pronus erat Titan inclinatoque tenebat pronus erat Titan inclinatoque petebat Nereis ingreditur consueta cubilia ponto. Nereis ingreditur consueta cubilia fluctu. sentit et in partes diversas bracchia tendi; sentit et in partes diversas bracchia tendit; tum demum ingemuit, ‘ne’ ait ‘sine numine vincis’, tunc demum ingemuit, ‘ne’ ait ‘sine numine vincis’, tum demum ingemuit, ‘ne’ ait ‘sine numine vincis’, tum demum ingemuit, ‘neque’ ait ‘sine numine vincis’, 9.35 X X 9.45 X X 9.52 9.55 X X 9.61 X X X X X 9.71 X X X X X 9.74 X X X X X 9.86 X 11.221 X X X X 11.222 X X X X 11.226 X X X X 11.227 X X X X X 11.235 11.251 X X X X X 11.252 X 11.257 X X X 11.259 X X X X 11.261 11.263 (1) 11.263 (2) X X X X X X X Il est à ce moment évident que, entre ces éditions et l’édition moderne, les vers différents sont 24, dont les variantes sont 26. Les modifications morphologiques sont 5 911 et elles n’ont aucune influence notable sur l’aspect sémantique du texte. Les modifications sémantiques sont 17, dont 912 n’ont aucune influence notable sur la compréhension du texte, tandis que 813 modifient en profondeur le texte. De ce point de vue on peut remarquer que trois passages correspondants des traductions de Golding et d’Habert se détachent de la version latine que l’on connaît aujourd’hui justement pour des problèmes relatifs à la traduction textuelle14 : Habert15 Golding16 Car en cela dont ton los tu esuentes O Hercules, & ton lignages ventes En te distant estre fils d'Aclmena Shee sets mee not to talk. For where thou bostest thee to bee Alcmenas sonne, Jove eyther is not father unto thee For of a hundred heades not one so soone was paarde away For unto watry Thetis thus old Protew did foretell: Go marry: thou shalt beare a sonne whose dooings shall excell His fathers farre in feates of armes, and greater he shall bee In honour, high renowme, and fame, than ever erst was hee. Car sur son corps cent testes il portoit Le vieil Protée vn iour de voix diuine Auoit predit ceci, belle Thetis De conceuoir pren ioyeux appetis, Mere seras d'vn magnanime enfant Qui tant sera aux armes triomphant, Qu'en faits hardis son pere il passera Et plus que luy grand appellé sera. I.2 Les misunderstandings En ce qui concerne les erreurs dans la compréhension du texte original, seulement Habert traduit, aux vers 40 et 41 du livre IX (« haud secus ac moles, quam magno murmure fluctus / oppugnant: manet illa suoque est pondere tuta17 »), le mot « moles » (qui dans ce contexte à la signification de « roc, écueil ») par le substantif « tour » : Comme l'on voit de l'Onde impetueuse Estre assiallie vne tour somptueuse, 11 9.4 (déclinaison du nom); 9.6 (élimination « est »); 9.29 (ajout « est »); 9.35 (temps verbal); 9.52 (déclinaison d’un verbe); 9.61 (temps verbal); 9.86 (élimination « a »); 11.252 (déclinaison adjectif); 11.261 (temps verbal). 12 9.23 (2); 9.55; 11.226; 11.227; 11.235; 11.263 (1) e (2); 11.257; 11.259. 13 9.23 (1); 9.45; 9.71; 9.74; 11.221; 11.222; 11.251. 14 En ce qui concerne ces passages en latin, voir les vers 9.23 (1), 9.72, 11.221 et 11.222 dans le tableau précédent. 15 François Habert, op. cit., p. 530, 534 et 670-671. 16 Arthur Golding, op. cit., p. 110 v°, 111 r° et 138 v°. 17 Ovide, Metamorphoses, Stuttgard-Leipzig, Teubner, 1991, p. 205. 6 L’Onde faict bruit contre celle demeure Qui toutesfois en son entier demeure, Et apparoist tousiours en sa hauteur, Tant asseurée est de sa pesanteur18. I.3 Les modifications du tissu textuel Il est évident que, surtout dans les traductions en vers, les traducteurs doivent souvent modifier le tissu textuel de départ pour que le texte d’arrivée respecte les contraintes de la forme choisie. On peut de ce point de vue remarquer que Golding et Habert utilisent deux stratégies différentes. Le traducteur français exploite notamment la figure rhétorique de la dittologie synonymique : Ovide19 Habert20 'Triste petis munus. quis enim sua proelia victus commemorare velit? (9.4-5) nec gener externis hospes tibi missus ab oris, (9.19) Car qui seroit l'homme tant effronté Qui se voyant vaincu & surmonté, Ie ne seray Gendre de loin venu Comme estranger, barbare & incognu Et mon genoit la terre presse, & touche, Lors quand ie peu assez apperceuoir Qu’au pris du sien, foible estant mon pouuoir, Voyant ma force & vertue abatue, Tout autrement par art ie m’esuertue Et en prenant la semblance & la forme Soudainement d’vn long Serpent difforme, I’eschappe ainsi de ses bras inhumains, Me deliurant de ses robustes mains. illa novat formas, donec sua membra Elle soudain se mue & renouuelle teneri (11.261) En mainte forme estrange & fort nouuelle pars quota Lernaeae serpens eris unus Quel seras tu au pris de l’execrable echidnae? Serpent Hydra tant grand & admirable? vulneribus fecunda suis erat illa, nec Ce Serpent là furieux & hostile ullum (9.69-70) Estoit iadis par ses playes fertile, et cervice mea potitur. tum denique tellus pressa genu nostro est, et harenas ore momordi. inferior virtute meas devertor ad artes elaborque viro longum formatus in anguem. (9.60-63) 18 François Habert, op. cit., p. 532. Ovide, op. cit., p. 204-206 et 261. 20 François Habert, op. cit., p. 529, 530, 533, 534 et 673. 19 7 Par contre, le poète anglais se borne à amplifier le texte de départ en ajoutant des éléments tout à fait implicites. Le style qui en résulte est généralement redondant : Ovide21 Golding22 dixit et Alcides; alii cessere duobus. Thy Sonnylaw. And Hercules in selfsame (9.13) sort did woo. And all the other suters streight gave place unto us two. et digitos digitis et frontem fronte And with my gryping fingars I ageinst premebam. (9.45) his fingars thrust. acta patris vincet maiorque vocabitur In honour, high renowme, and fame, illo.’ (11.223) than ever erst was hee. tertia forma fuit maculosae tigridis: illa A whit for that. Then thirdly shee of territus Aeacides a corpore bracchia speckled Tyger tooke solvit. (111.245-246) The ugly shape: for feare of whose most feerce and cruell looke, His armes he from her body twicht. And at his going thence, I.4 Les adaptations idéologiques Dans une traduction, le texte de départ peut être modifié, au niveau idéologique, au moins sous quatre points de vue : politique, social, religieux et moral. En ce qui concerne l’adaptation à l’idéologique politique, on peut souligner que François Habert ajoute, dans le cadre de la « polymorphose » (« sunt, quibus in plures ius est transire figuras, / ut tibi, complexi terram maris incola, Proteu23 », 8.729-731) non seulement le terme « magnanime Prince » pour se référer à Thésée, l’interlocuteur d’Achéloôs, mais encore une métaphore qui évoque la structure géographique et politique de la France au seizième siècle (« L'on a vue maints, o magnanime Prince / Qui ont mué en diuerse prouince24 »). 21 Ovide, op. cit., p. 204-205 et 260. Arthur Golding, op. cit., f. 110 v°, 111 r°, 138 v° et 139 r°. 23 Ovide, op. cit., p. 198. 24 François Habert, op. cit., p. 515. 22 8 En ce qui concerne l’adaptation à l’idéologie sociale, le simple « iuvenem25 » (8.731) dans lequel Protée se transforme chez Ovide, devient un « younker26 » dans la traduction de Golding. En ce qui concerne l’adaptation à l’idéologie religieuse, chez Golding, la « pulcherrima virgo27 » (9.9) Déjanire devient « the fayrest Mayd that ever God did frame28 », phrase qu’Ovide, auteur païen, n’aurait jamais pu prononcer… En ce qui concerne l’adaptation à l’idéologie morale, Habert censure enfin la violence du texte latin à maintes reprises. Par exemple l’expression très directe « vim parat innectens ambobus colla lacertis29 » (11.240) est traduite par une expression moins explicite qui évoque, d’un langage pétrarquisant, le topos de l’eros pharmakon : « En s’efforçant, pour sa playe amoureuse / Medeciner la iouyssance heureuse30 ». I.5 L’exploitation de l’imaginaire mythique Pour ce qui est de l’exploitation de l’imaginaire textuel et mythique, Habert et Golding utilisent surtout le lexique de la guerre dans le cadre érotique et vice-versa. Par exemple, le vers latin « multorumque fuit spes invidiosa procorum31 » (9.10) devient en anglais « And the hope to win her love / Did mickle envy and debate among hir wooers move32 »: les expressions « win her love » et « debate among hir wooers », qui font évidemment allusion au combat, ne figurent pas dans le texte original. En outre Thétis chevauchant tranquillement son dauphin (« frenato delphine sedens, Theti, nuda solebas33 », 11.236-237) se transforme dans une sorte d’Amazone prête à l’attaque (« Oft Thetis hither came / Starke naked, ryding bravely on a brydled Dolphins backe34 »). Chez Habert Pelée embrasse l’arbre (« Il embrassoit de cest arbre la forme35 ») auquel il s’accroche tout simplement chez Ovide (« nunc gravis arbor eras: haerebat in 25 Ovide, op. cit., p. 198. Arthur Golding, op. cit., f. 107 v°. 27 Ovide, op. cit., p. 204. 28 Arthur Golding, op. cit., f. 110 v°. 29 Ovide, op. cit., p. 260. 30 François Habert, op. cit., p. 672. 31 Ovide, op. cit., p. 204. 32 Arthur Golding, op. cit., f. 110 v°. 33 Ovide, op. cit., p. 260. 34 Arthur Golding, op. cit., f. 139 r°. 35 François Habert, op. cit., p. 672. 26 9 arbore Peleus36 », 11.244) et, chez Golding, Achéloôs donne un baiser à la poudre (« And kisse the dust. Now when in strength too weake myself I found37 ») qu’il se borne à mordre dans le texte latin (« pressa genu nostro est, et harenas ore momordi38 », 9.62). Il est enfin intéressant de remarquer que le traducteur anglais transpose, deux fois, le mécanisme de la coincidentia oppositorum (mécanisme tout à fait central dans le cadre des mythes de la « polymorphose ») au niveau rhétorique en traduisant les mots « armenta39 » (9.48) et « sic40 » (9.80) respectivement par les antithèses « all the herd bothe greate and small41 » et « « the best and worst42 ». II. Les Métamorphoses figurées Après la première publication des Emblemata d’Alciat en 1531 (œuvre qui s’inspire de toute évidence des Hieroglyphica d’Horapollon et de l’Hypnerotomachia de Colonna), la formule éditoriale du livre illustré connaît un succès international. On pourrait dire que l’image représente une sorte de hiéroglyphe, un signe sacré que le texte « explique » au sens étymologique du terme : l’image est un microcosme qui résonne constamment dans le macrocosme textuel et vice-versa. Les Métamorphoses d’Ovide n’échappent pas à cette véritable mode : au-delà des éditions tout simplement illustrées qui circulent en Italie déjà à partir de la fin du quinzième siècle, l’imprimeur Jean de Tournes et l’illustrateur Salomon élaborent, en 1557, le modèle des Métamorphoses figurées. Il est évident que cette traduction/adaptation très particulière de l’œuvre ovidienne tire son inspiration des Emblemata d’Alciat, surtout en ce qui concerne la structure graphique. Ainsi que les emblèmes d’Alciat, les différents épisodes des Métamorphoses figurées se composent en effet d’une inscriptio en haut de la page (qui a la fonction de titre qui introduit le mythe en mentionnant les éléments fondamentaux), d’une pictura (où le signe pictural résume la narration ovidienne) et d’une subscriptio finale (où la forme épigrammatique réécrit le texte ovidien). 36 Ovide, op. cit., p. 260. Arthur Golding, op. cit., f. 111 r°. 38 Ovide, op. cit., p. 205. 39 Ibid., p. 205. 40 Ibid., p. 206. 41 Arthur Golding, op. cit., f. 111 v°. 42 Arthur Golding, op. cit., f. 111 v° 37 10 A la suite de la première publication en français des Métamorphoses figurées, ce « microgenre » a un succès véritablement européen : en 1559, Jean de Tournes publie la version en italien par Simeoni et Feyerabendt imprime en 1563 les tétrastiques en allemand et en latin par Johann Post, avec les illustrations de Vergilius Solis. Il est très intéressant de remarquer qu’il existe, en outre, une version anglaise attribuée au jeune Milton : ce manuscrit n’a jamais été imprimé, étant donné qu’il s’agit d’une traduction aux marges des pages d’une édition latine-allemande, conservée à l’Université de Leeds et cataloguée comme Brotherton MS Lt 7643. En ce qui concerne la « polymorphose », les vers du huitième livre consacrés à Protée ne figurent dans aucune édition des Métamorphoses figurées. C’est pour cette raison que, dans les pages suivantes, se bornera-t-on à étudier l’épisode du combat entre Hercule et Achéloôs et la description de l’union de Pelée et de Thétis. Par un souci de clarté on mentionnera entièrement les subscriptiones par ordre chronologique (version française, version italienne, version allemande-latine et version anglaise) et, à la fin de chaque subscriptio, on analysera la traduction. II.1 Hercule et Achéloôs II.1.a Salomon, 1557 Hercule avec Achelos se combat, A qui aura Dianire la belle, Hercule en fin son ennemi abbat : Le tient, le presse avecques façon telle, Qu’il est contreint à son art & cautelle Avoir recours : il se mue en serpent, Puis en taureau : cette forme nouvelle Bien peu lui sert, & de tout se repent44. La structure de cette épigramme est évidemment bipartie : le premier quatrain est focalisé sur Hercule et en particulier sur les raisons qui le poussent à combattre contre Achéloôs (v.1 – 2), sur sa victoire (v. 3) et sur son vinculum (v. 4) ; le deuxième quatrain est, par contre, focalisé sur Achéloôs et sur sa « polymorphose » (v. 5-7) qui ne lui permet pas de l’emporter sur son adversaire (v. 7-8). 43 Il faut remercier les curateurs du site http://etext.lib.virginia.edu/latin/ovid/ parce qu’ils ont transcrit et publié online cette traduction, qui est difficilement accessible, aux pages http://etext.lib.virginia.edu/latin/ovid/posthius1-7.html et http://etext.lib.virginia.edu/latin/ovid/posthius815.html. 44 Salomon, La Métamorphose d’Ovide figurée, Lyon, Jean de Tournes, 1557, p. 105. 11 II.1.b Simeoni-Salomon, 1559 Hercol, ch’amaua assai Deianira, Con Acheloo per lei viene à contesa. Alle braccia lo vince, & quel sospira, Et d’un serpente ha la sembianza presa. Hercol lo vince anchora, & quel s’adira, Et pensa in Toro guadagnar l’impresa, Ma perde, che gl’hà Ercole spezzato Quel Corno, che fu poi Copia chiamato45. Au contraire du texte précédent, cette subscriptio est partagée en quatre sections qui coïncident, même au niveau syntaxique, avec les quatre distiques dont l’ottava italienne se compose. La structure de l’épigramme est donc la suivante : 1) le combat pour Déjanire (v. 1-2); 2) la première victoire d’Hercule et la deuxième transformation d’Achéloôs (v. 3-4); 3) la deuxième victoire d’Hercule et la troisième transformation d’Achéloôs (v. 5-6); 4) la victoire définitive d’Hercule et l’arrachement de la corne (v. 7-8). II.2.c Post-Solis, 1563 Amphitrioniades simul et Calydonius amnis De thalamo pugnant Deianira tuo. Et variet quamuis Achelous saepe figuram, Non minus Herculea vincitur ille manu. Hercules vmb Deianiram Mit Acheloo zu streit kam Den halff gar nichts sein transformiern Hercules wußt jn abzuschmiern46. L’organisation textuelle de l’épigramme latine et de l’épigramme allemande est semblable : dans le premier distique, le traducteur explique les raisons du combat entre Hercule et Achéloôs; dans le deuxième distique, il mentionne la « polymorphose » inutile d’Achéloôs sans la mettre directement en scène et il souligne la victoire finale d’Hercule. II.2.d Post-Milton, XVIIe siècle Achelous and Alcides fill'd with ire, To wrastling fall, the prize is Deianire, Alcides foiles the god, who serpents shape Assumes, but cannot his strong clutches scape, Foyl'd twice: a bull's shape th' third time him adornes 45 Gabriello Simeoni, La Vita et Metamorfoseo d’Ovidio, Lyon, Jean de Tournes, 1559, p. 113. Johannes Post, Germershemii Tetrasticha in Ovidii Metam. Lib. XV, Francfurt, Corvinum et Feyerabent, 1569, p. 102 46 12 But strong Alcides breaks off one of's hornes. The naiades with frutes and flowers doe fill His seuer'd horne which abounds in plenty still47. Bien que l’on ait affirmé en précédence que la traduction anglaise figure aux marges des pages d’une édition allemande, il est très intéressant de remarquer que la structure quadripartie de ce texte est analogue à celle de Simeoni. On pourrait même supposer que le traducteur ait, dans ce cas, transposé l’épigramme italienne. II.2 Pelée et Thétis II.2.a Salomon, 1557 Peleus, qu’amour trop ravit & gouverne, Ayme Tetis, deesse de la mer : Si la surprend dedens une caverne Pres la mer mesme, ou ell’ vient s’enfermer Pour son repos, se sentant assomer. De meinte forme à meinte autre saillant, Peleus la presse en fin par trop aymer, Dont el’ conçoit Achilles le vaillant48. Il est évident que cette subscriptio est divisée en trois parties (l’amour de Pelée aux vers 1-2 ; la scène de la caverne aux vers 3-5 ; le combat et la victoire finale de Pelée aux vers 6-8). Quoique les éléments du texte ovidien ne figurant pas ici soient nombreux (le double combat, les prophéties et la figure de Protée, la mise en scène de la transformation continuelle), l’imaginaire « polymorphique » est bien présent. II.2.b Symeoni-Salomon, 1559 Più volte hà Peleo già tentato in vano Far Teti bella al suo desio conforme. La Nynfa uscita gl’è sempre di mano Col mutar nuove & mostruose forme. Ma Proteo, al suo pregar fattosi humano, Gli insegna di legarla all’hor che dorme. Peleo l’apposta, lega, & stringe il seno Et d’Acchille le lascia il ventre pieno49. Ainsi que l’épigramme italienne mentionnée en précédence, ainsi ce texte est partagé en quatre distiques : primo, le traducteur mentionne la tentative échouée de Pelée (v. 1-2); secundo, il évoque la première victoire de Thétis (v. 3-4); tertio, il 47 Brotherton MS Lt 76, ff. 112 v°-113 r°. Salomon, op. cit., p. 135. 49 Gabriello Simeoni, op. cit., p. 141. 48 13 souligne l’intervention fondamentale de Protée (v. 5-6); quarto, il met en scène la victoire définitive Pelée, qui l’emporte sur Thétis grâce au vinculum saldum (v. 7-8). Bien que le passage du passé composé au présent au vers 5 complique la forme diégétique par rapport au texte latin, cette modification permet de garder l’ossature fondamentale de l’épisode ovidien. II.2.c Post-Solis, 1563 Vim parat Aeacides Thetidi, refugitque vicissim, Dum speciem saeuae Tigridis illa subit. Vate sed admonitus laqueis innectit amicam, Et potitur votis laetus amore suis. Thetis ein schöns Meerfreuwlin sich Verändern kundt gar wunderlich Peleus ein mal sie schlaffend band Vnd bey sich behielt auff dem Land50. Au contraire de l’épisode du combat entre Hercule et Achéloôs, ces deux subscriptiones sont dépendantes, du point de vue narratif, l’une de l’autre. Pour recomposer idéalement la disposition du passage ovidien il faudrait en effet « lire » les vers de la façon suivante : 1) vers 1-3 en allemand ; 2) vers 1-3 en latin ; 3) vers 4 en allemand ; 4) vers 4 en latin. II.2.d Post-Milton, XVIIe siècle Peleus loues Thetis. She the surging wave, Leaues: by her Dolphin brought unto a caue Where she did use to rest. There peleus woes But she denies him: he no longer sues, But 'bout to ravish her, she varies shapes, Now of a foule, a tree, a Tigresse takes. Which frights him; councell'd now by proteus, He binds her fast, and ouercomes her thus51. Cette épigramme est un véritable chef d’œuvre de micro-traduction. Il représente en effet une synthèse quasi-parfaite du passage ovidien, étant donné que presque tous les éléments narratifs du texte original sont ici gardés : le traducteur maîtrise parfaitement le huitain à rimes plates et il est capable de résumer l’épisode de départ dans un espace très étroit. C’est probablement le manque d’une coïncidence entre la 50 51 Johannes Post, op. cit., p. 132 Brotherton MS Lt 76, ff. 142 v°-143 r°. 14 forme en distiques et la structure syntaxique qui lui permet de réussir dans cette opération de virtuose. II.3 La permanence de l’imaginaire de la polymorphose Bien que ces adaptations représentent des micro-traductions du texte ovidien, il est très intéressant de remarquer que tous les éléments de l’imaginaire « polymorphique » y sont concentrés : 1) l’eau : « Tetis, deesse de la mer » ; « Pres la mer » ; « Meerfreuwlin » ; « surging wave » ; 2) la mise en scène de la métamorphose continuelle : « il se mue en serpent, / Puis en taureau » ; « Et d’un serpente ha la sembianza presa » ; « who serpents shape / Assumes » ; « a bull's shape th' third time him adornes » ; « she varies shapes, / Now of a foule, a tree, a Tigresse takes » ; 3) la sémantique de la métamorphose continuelle : « variet quamuis / Achelous saepe figuram » ; « sein transformiern » ; « De meinte forme à meinte autre saillant » ; « Col mutar nuove & mostruose forme » ; « sich / Verändern » ; 4) la sémantique du vinculum : « Le tient, le presse » ; « his strong clutches scape » ; « Peleus la presse » ; « legarla all’hor che dorme » ; « lega, & stringe il seno » ; « laqueis innectit amicam » ; « He binds her fast » ; 5) le lexique amoureux dans le cadre du combat et vice-versa : « & quel sospira » ; « De thalamo pugnant » ; « Peleo l’apposta » ; « Vim parat Aeacides Thetidi » ; « he no longer sues » ; « and ouercomes her thus ». Ainsi, ces micro-réécritures sont-elles très importantes non seulement du point de vue traductologique, mais encore du point de vue mythanalitique : la contrainte de l’épigramme oblige en effet le traducteur à éliminer tous les éléments étrangers au texte et au mythe pour en transposer les caractéristiques fondamentales au niveau de l’imaginaire. III. L’adaptation morale de Johannes Spreng En 1563, Johannes Spreng publie à Francfort une édition/adaptation des Métamorphoses qui mélange la mode des Métamorphoses figurées et la tradition 15 moralisante du Moyen-Age, dont on donne ci-après un exemple qui se réfère justement au mythe de Protée : Sic videntur esse tria genera personarum quae in eodem statu minime perseuerant. Immo de figura inguram de conditione in conditionem mutantur. Et isti sunt falsi amici: &adulatores duplices et proditores. qui sunt incostantes: & perseuerantiae contempores. Tales enim nunc videntur esse viri per fortitudinem nunc foeminae per debilitatem. nunc tauri per superbiam: nunc agni per humilitatem: nunc serpentes per prudentiam: nunc oues per simplicitatem. Et breuiter tales sciunt conditiones variae transformare. Ita vt si quando aliquis credit se habere foeminam id est benignam & humilem : statim habebit de eis piscatorem id est maculosum & raptorem. Iob decimo tertio. Nunquam in eodem statu permanet. Vnde de Proteo dicit hic Ouidiu. Maris incola Proteu. Nam modo te iuuenem: modo te videre leonem. Nunc violentus aper nunc quem tetigisse timerent52. Dans le livre de Spreng, la structure de chaque épisode est la suivante: 1) titre ayant la fonction d’inscriptio; 2) pictura ; 3) résumé en prose latine ; 4) Enarratio, c’est-à-dire résumé en vers latins (distiques élégiaques) ; 5) Allegoria, c’est-à-dire moralisation en vers latins (distiques élégiaques). En ce qui concerne les mythes de la « polymorphose », Spreng ne mentionne pas les vers consacrés à Protée. Pour ce qui du combat entre Hercule et Achéloôs et l’engendrement d’Achilles, les différences narratives par rapport à l’original latin ne sont pas significatives : dans le premier cas, Oenée, père de Déjanire, impose aux prétendants l’épreuve du combat et seulement Hercule et Achéloôs acceptent53 ; dans le deuxième cas, l’ordre des métamorphoses de Thétis est modifié (elle se transforme en fauve, en oiseau et en arbre et non pas en oiseau, en arbre et en tigre54). Le véritable intéresse de l’opération intellectuelle de Spreng réside dans sa tentative de traduire idéologiquement les Métamorphoses à travers les Allegoriae. Dans l’Allegoria du premier mythe du livre IX (Hercule et Achéloôs) il affirme : Nos docet Alcides quo non praestantior armis, Quid deceat fortem magnanimumque virum. Qui cupit aeterna post mortem luce potiri, 52 Thomas Walley, Metamorphosis Ouidia/na Moraliter explanata Paris, Ascensian, 1509, f. LXVI v°. « Deianira Oenei regius filia, virgo Aetolarum speciosissima, cum à multis amareturpater eam in matrimonium huic dare constituit, qui luctandi gratia veniens victoriam reportaret. Omnibus autem metu perculsis, retroque cedentibus, duo sunt inventi, Hercules & Achelous, qui manus inter se conserere auderent » (Johannes Spreng, Metamorphoses Ovidii, Paris, Marnef, 1570, f. 107 r°); «Nec generum novisse cupit nisi fortiter ille / Dimicet, & magnum se probet esse virum. / Aufugiunt alii, perstat Calydonius acer, / Perstat & Alcides, munus uterque petit » (Johannes Spreng, op. cit., f. 107 v°). 54 « Illa sed in varias ibat mutata figuras, / Nunc fera, nunc volucris, nunc gravis arbor erat », (Johannes Spreng, op. cit., f. 137 v°). On peut encore remarquer que, en parlant d’Achille, Spreng dit « Concipe nam natum paries, cui fortibus armis » (Johannes Spreng, op. cit., f. 137 v°) : comme pour Golding et Habert, cette différence par rapport au texte que l’on lit aujourd’hui est liée à un problème de tradition manuscrite. 53 16 Fortiter hunc ipsum belligerare decet. Non desunt hostes, qui nobis fata minantur Ultima Sarcotheus, mundus & aegra caro. Hos virtute Dei si quis prostraverit ultor, Munera tam duro digna labore feret55. Dans ce cas, Spreng s’inspire du Moralizatus, où l’auteur soutient que « Acheloo cornuto id est diabolo fuisset per ei peccatum coniuncta et ipsi per complacentias viciosas matrimonialiter copulata56 » : Achéloôs devient ainsi une figure des adversités et en particulier de Sarcotheus (« dieu de chair » en grec). Il est intéressant de souligner que Sarcotheus est un appellatif de Satan, nom dont la signification en hébreu est justement « adversaire ». Sous le masque Achéloôs, rivale d’Hercule, se cache ainsi l’adversaire par antonomase pour l’idéologie chrétienne : le diable. Dans l’Allegoria de l’épisode de Pelée et Thétis, Spreng développe un point de vue semblable : Pressa sopore Thetis media cum nocte quiescit, Surripitur vinctae virginitatis honor: Sic homo dum genio ventri crassoque veterno Indulget, Sathanae fune ligatus obit. Dispulsis igitur caecis de mente tenebris, Ad vocem sponsi nos vigilare decet57. Dans ce cas, le vinculum des vices, qui renvoie au vinculum de Pelée, est un moyen que Satan utilise pour emprisonner l’homme. La source de Spreng est toujours le Moralizatus : « Vel dic de diabolo qui animam cautam: & se ab ipso diuersimode occultantem dum a casu dormit id est dum in mundo delectatur: laqueis diuersarum malarum concupiscentiarum ipsam alligat & sic foetu peccati ipsam impregnat58 ». Pourquoi la « polymorphose » et le diable sont-ils si étroitement liés dans l’idéologie de cette période ? La réponse est simple : le Dieu chrétien représente, malgré son aspect trinitaire, l’unité par excellence. On peut mentionner à ce propos l’affirmation « Deus unus est », qui figure dans l’évangile de Marc (XII, 2959) et qui est reprise ensuite par beaucoup d’auteurs chrétiens (en particulier Saint Augustin, Isidore de Seville et Meister Eckhart). 55 Johannes Spreng, op. cit., f. 107 v°. Thomas Walley, op. cit., f. LXVI v°. 57 Johannes Spreng, op. cit., f. 137 v°. 58 Thomas Walley, op. cit., LXXIX v°. 59 Biblia Sacra, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1969, p. 1598. 56 17 Etant donné que le diable, dans la religion chrétienne, symbolise l’antagoniste et l’ombre (au sens jungien du terme) de la divinité, il est très probable que, du point de vue idéologique, le contraire de l’unité (la mutation continuelle et, donc, la « polymorphose ») soit mis en relation directe avec le contraire de la divinité. Le résultat explicite de cette équation latente est la publication de l’œuvre d’Erasmus Finx Der Höllische Proteus à la fin du dix-septième siècle : dans ce livre, qui est une source du Faust de Goethe, Proteus s’identifie avec Satan et la « polymorphose » dévoile finalement son aspect inquiétant, chtonien et diabolique… Conclusions Bien que l’on ne puisse pas étudier toutes les traductions lato sensu des Métamorphoses d’Ovide, on espère avoir donné un cadre assez fidèle en analysant deux traductions (celle de Golding et Habert) où l’idéologie et l’imaginaire dialoguent incessamment, la tradition des Métamorphoses figurées qui réélabore surtout les éléments faisant partie de l’imaginaire « polymorphique » et enfin la traduction fondamentalement idéologique de Johann Spreng. Pour conclure, on se borne à mentionner une dernière réécriture, très intelligente et witty, par Benserade qui publie, en 1676, ses Métamorphoses d’Ovide en rondeaux. Voilà l’épisode de Protée : Protee estoit un dieu marin qui prenoit toute sorte de formes, et dont l’on ne pouvoit venir à bout qu’il ne fut lié. Il faut chanter icy ce dieu volage, qui changeoit tant de forme et de visage, les plus adroits s’efforcerent en vain de le fixer estant libre, et soudain qu’on l’enchaisnoit, il estoit ferme, et sage. Tant que l’on est dans la fougue de l' âge, on danse, on rit, on se jouë, on fait rage, l’amour en teste, et le verre à la main. Il faut chanter. Mais aussi tost que l’hymen nous engage, c’est pour changer de vie, et de langage : on n’y va pas toûjours le mesme train, lors qu’on se sent retenu par ce frein, et qu’une fois l’on est dans cette cage. Il faut chanter60. 60 Isaac de Benserade, Métamorphoses d’Ovide en rondeaux, Paris, Imprimerie Royale, 1676, p. 286-287. 18 Bibliographie • La Métamorphose d’Ovide figurée, Lyon, Jean de Tournes, 1557. • Biblia Sacra, Stuttgart, Deutsche Bibelgesellschaft, 1969. • Isaac de Benserade, Métamorphoses d’Ovide en rondeaux, Paris, Imprimerie Royale, 1676. • Arthur Golding, The XV Bookes of P. Ouidius Naso, entytuled Metamorphoses, London, Seres, 1567. • François Habert, Les quinze livres de la Métamorphose d’Ovide, Rouen, Oiselet, 1557. • Ovide, Metamorphoses, Stuttgard-Leipzig, Teubner, 1991. • OVIDII, quindecim metamorphoseon libri diligentius recogniti cum familiaribus commentariis, Impressit Lugduni Magister Nicolaus wolffalemanus, 1501-1502. • P. OVIDII NASONIS, OPERA, (Londre), Excudebat Ioannes Kyngstonus, 1570. • P. OVIDII NASONIS, METAMORPHOSEON LIBRI XV, LONDINI, Excudebat Richardus Field impensis Iohannis Harrisoni, 1589. • P. OVDII NASONIS, METAMORPHOSIS, LONDINI, EXCVDEBAT N. OKES PRO I. HARRISON, 1612. • P. OVIDII NASONIS, METAMORPHOSEON LIBRI XV, CANTABRIGIAE, Ex Academiae celeberrimae Typographeo, 1631. • Johannes Post, Germershemii Tetrasticha in Ovidii Metam. Lib. XV, Francfurt, Corvinum et Feyerabent, 1569. • Gabriello Simeoni, La Vita et Metamorfoseo d’Ovidio, Lyon, Jean de Tournes, 1559. • Johannes Spreng, Metamorphoses Ovidii, Paris, Marnef, 1570. • Thomas Walley, Metamorphosis Ouidia/na Moraliter explanata, Paris, Ascensian, 1509. 19
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