J`élève des chèvres

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J`élève des chèvres
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Une professeur d’anglais devient éleveuse de chèvres.
Il n’y a pas de réserve d’Indiens en France, car en fait il n’y a pas beaucoup
d’Indiens. Cela dit, je vis quand même un peu au Far West, même si la grande plaine
remplie de bisons mal grattés est remplacée par une colline du Massif Central
squattée par des chèvres caractérielles, des vaches, des poules, des lapins, des chats
et des paons qui, lorsque nous élevions encore des dindes pour Noël, étaient censés
effrayer les buses, ces saloperies qui venaient piller la basse-cour.
Oui, un paon c’est gros et ça fait du bruit. Mais ce n’est pas toujours efficace. Et je
ne vous dis pas le boulot pour le génocide de dindes, chaque fin décembre.
Bref, on a gardé les paons mais foutez-moi la paix avec les dindes à vider et à
plumer. Concentrons-nous plutôt sur les animaux à poils. À quatre pattes,
j’entends, car après la fac (maîtrise de langues étrangères appliquées, anglaisallemand), j’ai testé ceux à deux pattes : des spécimens jeunes, par fournées de 30
ou 35. Des collégiens (on va dire) « pleins de vie » qui ont fini par me faire tourner
chèvre. Comme quoi, c’était écrit.
Dans une autre vie, j’ai donc été prof d’anglais pendant six mois. Et là,
franchement, c’était pire que les dindes : pour le coup, c’est moi qui étais vidée. Je
me suis donc recyclée dans l’élevage, mais sans pouvoir bénéficier de la Validation
des Acquis de l’Expérience. Ma capacité à gérer des groupes de bipèdes transhumant
d’une salle de classe à l’autre n’a pas été reconnue, et j’ai été exclue des aides
financières destinées aux jeunes agriculteurs. Légèrement nostalgique, j’ai alors
regardé les subventions gambader devant ma fenêtre, sans pouvoir les attraper.
Mais tant pis ; en 1995, à 24 ans, j’ai commencé à faire du fromage en aidant ma
mère (veuve) qui dirigeait la ferme. D’abord « aide familiale agricole », je me suis
ensuite déclarée exploitante à part entière. Mais auparavant, il a fallu s’organiser
pour développer le machin, histoire de gratter quelques sous en plus. Agrandir le
cheptel, louer d’autres terres, etc. Et prendre les bonnes décisions ; après un audit
approfondi :
– Bon, qu’est-ce qu’on fait, on vend les fromages sur place ou on court les
chemins ?
– Ah, fous-moi la paix ; si on fait les marchés, on va se prendre le chou avec des
normes d’hygiène à se taper le cul par terre…
Après une longue étude de marketing, nous avons donc décidé de continuer à
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vendre à domicile. Car si les paons, ces gros épouvantails, ne font pas tellement
peur aux buses, l’énorme de Bruxelles, lui, ne fait rigoler personne. Heureusement,
vu son poids, il a du mal à grimper la colline, on ne le voit pas souvent. Cela dit,
pour éviter la prison nous avons quand même dû installer une salle d’affinage
moderne, bling-bling je ne vous raconte pas (même que le carrelage il brille
tellement qu’il faut des lunettes de soleil pour bosser sous les néons)… Bref, ça nous
a coûté un bras, mais rien à voir avec le matos nécessaire à l’inconscient qui décide
de vendre ses produits sur la voie publique.
Me voilà donc vingt ans après, avec 16 hectares, 50 chèvres, 6 vaches laitières, 4
génisses, et une basse-cour où mon ami le renard vient se servir de temps en temps.
Et lui, quand il voit les paons, je vous promets qu’il se pisse dessus.
Au début c’est moi qui aidait ma mère, mais la roue tourne (heureusement
d’ailleurs, sinon ça serait grave le bordel pour faire avancer les tracteurs). Les
années passent, donc, et c’est elle à présent qui me donne un (sérieux) coup de
main. Ce qu’elle fait de bon cœur, malgré ses cervicales qui prédisent la météo 24 h
à l’avance. Bien sûr, elle pourrait dire stop et profiter de sa retraite agricole (royale)
d’environ 900 euros (un peu moins que le salaire du PDG de Sanofi…), mais elle ne
s’imagine pas me regarder faire en se grattant le menton. Elle s’occupe donc du
« moulage » des fromages, mettre le lait en faisselles afin de pouvoir ensuite
démarrer l’affinage. Au moins deux heures par jour.
Et surtout, elle a le titre de conseillère en communication et fait un gros travail
pour développer le côté relations publiques de l’entreprise.
Car en plus des fromages, elle fabrique autre chose de précieux : du lien social. Oui,
monsieur : une matière qui part sérieusement en cacahuète dans notre monde
pourtant si connecté. Pour ça, elle a une méthode éprouvée : elle offre le café dans
la cuisine (le cœur battant de la maison), elle offre aussi les biscuits ou la brioche,
et discute (en souriant) de choses et d’autres, autour de la toile cirée qui sert
accessoirement d’aérodrome à quelque mouche égarée.
Difficile de les contenir dehors quand elles sont des centaines sur le seuil.
Bref, avant de faire du business, on invite volontiers le consommateur. Mais
attention, il y a un code : les gens bien élevés font d’abord semblant de refuser.
Accepter d’emblée ne se fait pas. Question de politesse. Et après un moment, il y a
un autre code ; quand on veut mettre fin aux festivités, on offre un deuxième café,
l’équivalent du quatrième thé à la menthe chez les Touaregs. Les gens bien élevés
captent alors le message et disent la formule consacrée : « On va prendre du
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souci… » expression évoquant l’avalanche d’emmerdes qui les attend à l’extérieur
de la boutique. Façon de dire, qu’est-ce qu’on est bien chez vous.
Voilà, je vous ai décrypté le machin ; en fait, c’est de la programmation
neurolinguistique adaptée au monde rural : les psys de la ville n’ont rien inventé.
Pour revenir au sujet, offrir une deuxième boisson peut toutefois se révéler contreproductif avec le touriste de passage, surtout si c’est un étranger (qui habite hors
du département). Car le non-initié peut ne pas comprendre et se taper
méchamment l’incruste.
On n’a pas des métiers faciles, c’est moi qui vous le dis. Faire du lien social est donc
un art subtil, incontournable, qui incite les gens à revenir. D’autant plus que,
parfois, on leur offre aussi du cassis fait maison. Une tuerie : on lui doit peut-être
10 % de notre chiffre d’affaires. Et les clients reviennent, et comme les fromages ils
évoluent et se transforment souvent en amis. Et en échange du cassis, ils nous
amènent un paquet de café, des gâteaux secs et des récipients que nous recyclons
dans la joie et la bonne humeur : boites d’œufs, bouteilles en verre, faisselles de
supermarché, bocaux, etc. Des choses qu’il est interdit en principe de réutiliser, au
nom de l’hygiène. Et ta sœur, elle fait du tri sélectif en combinaison NBC ? Bref,
une fois qu’on a bu le café, on passe au cœur du business : 1,42 euro le fromage.
TTC. Sec ou frais, selon le désir de chacun. Même qu’on est gentilles et qu’on met
un peu de crème par-dessus les fromages blancs. Mais certains les aiment très secs,
« durs comme les couilles à Taupin », une expression poétique venue du fond des
âges dont je n’ai, hélas, pas d’explication neurolinguistique. Si j’en trouve une, je
vous préviens.
En attendant, d’autres préfèrent les fromages couverts d’un léger duvet bleuté. De
la moisissure (noble) que l’on obtient en jouant sur la ventilation de la salle
d’affinage. Tout un art, les enfants… Cela dit, pour faire du fromage il faut se lever
tôt. 6 heures, tous les jours, avec un rythme qui évolue en fonction des périodes de
l’année. Mais de toute façon, la traite matin et soir : quatre heures de travail
minimum, bercée par le bruit de la machine à traire. Une Westfalia 1976, made in
Germany. Increvable. Si le matos allemand était aussi solide durant la dernière
guerre, je comprends la ratatouille de 1940. Bref, la traite, le nettoyage des écuries
à l’automne, les foins (aidés par les voisins que l’on remercie avec des fromages ou
du fumier pour le jardin), les vêlages (planifiés pour avoir du lait de vache en
continu, 50 euros l’insémination artificielle)… Et quand un veau est à terme,
impossible de s’éloigner. Car ça peut vite partir en vrille. Ou en crêpe ; le dernier
gag de la Doucette (500 kg de force tranquille), faire son veau, puis se coucher
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dessus par mégarde. Oui, une vache c’est sympa, mais très maladroit.
Il y aussi, évidemment, la période des cabris qui s’étale de février à avril. Près de 90
naissances, beaucoup de chèvres en faisant deux à la fois. La production de lait
diminue donc à la fin de l’hiver, mais le temps en moins passé à la traite est
compensé par le suivi des naissances. Souvent la nuit, sinon ce n’est pas drôle. Pour
un résultat que je vous laisse apprécier ; avec de la chance, un cabri (environ 12
kilos) se vend 3 euros le kilo (la semaine avant Pâques). Une opération financière
qui ferait hurler de rire un trader, à tel point que certains collègues préfèrent les
tuer à la naissance. Je parle des cabris, bien sûr, pas des traders.
En tout cas, perso, j’élève tout ce qui vient au monde et je trie ensuite ceux que je
garderai et les autres destinés à la vente. Je choisis chaque année quelques femelles
pour renouveler le cheptel, les cabris des chèvres faciles à traire, accessoirement
bonnes laitières (quatre litres/jour). Et je marque les heureuses élues en leur
mettant un caoutchouc de bocal à conserve autour du cou. Un conseil d’amie ; si un
jour vous vous réincarnez en cabri, faites gaffe de ne pas perdre votre caoutchouc.
Sortez couverts, les p’tits loups…
Dans tout ça, la période la plus « calme » est peut-être le mois de mai, entre les
cabris et les foins. Sauf si l’on fait un potager, bien sûr (ne pas oublier de planter les
patates primeurs pour la Saint-Joseph, le 19 mars). Ou si l’on coupe du bois pour se
chauffer l’hiver, occasion de redonner d’autres fromages et encore un peu de
fumier aux voisins. On ne s’ennuie pas, en fait. Et quand l’ombre de la routine
menace, il y a toujours quelque chose pour nous faire rire. Comme cette remorque
de foin qui m’est tombée dessus alors que j’essayais de la stabiliser en travers de la
pente. Oui, le Massif central est plus escarpé que la plaine de la Beauce. Une
remorque, donc, qui a glissé sur 50 mètres. Avec moi en dessous. Heureusement, j’ai
évité les rochers, nombreux dans la région. Joie, bonheur, allégresse, j’ai eu
seulement l’épaule explosée et des côtes cassées : un mois d’arrêt, le temps de
pouvoir bouger l’épaule sans jurer comme un charretier. On ne le répète jamais
assez : attention, les sports de glisse sont dangereux. Cela dit, en dehors des
accidents, mon quotidien est « paisible », répétitif par certains côtés, mais différent
chaque jour en fonction de la météo, des bêtes qui s’échappent, de la botteleuse en
panne, du livreur de granulés qui remplit le silo en gardant quelques kilos pour son
élevage personnel…T’as raison, coco, où y’a de la gêne y’a pas de plaisir. Bref, les
jours se suivent et se ressemblent plus ou moins, mais ce qui ne bouge pas c’est le
décor qui vaut toutes les salles de collège du monde.
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S’il y a un endroit que je ne regrette pas, c’est bien celui-là. Et pour peu qu’il fasse
beau, ça ressemblerait presque à « Martine à la ferme », un univers avec des vraies
poules qui traquent le lombric suicidaire, des chèvres qui courent dans l’herbe et le
chat qui roupille devant la porte. Très loin de la ferme des « mille vaches », cette
horreur importée d’Amérique. Pourtant, small is beautiful, n’est-ce pas ? Même si
small est froid l’hiver et chaud l’été, des évidences qui n’en sont plus vraiment pour
beaucoup. Mais il faut savoir ce qu’on veut, et pour ma part j’espère bien pouvoir
continuer ainsi, longtemps. À l’ancienne.
Tiens, pendant que j’y pense, j’ai un scoop : on peut vivre sans Internet au XXIe
siècle ! À la maison, on ne fait plus de feu avec des silex depuis un moment, mais
nous n’avons pas d’ordinateur. Si, si, je vous promets : pas de Facebook, seulement
un bouc. Un vrai qui sert à faire des cabris, et qui démarre le boulot au mois d’août
quand toute la France est en vacances ; c’est pas de la conscience professionnelle,
ça ? Mais lui, par contre, il ignore les codes relationnels élaborés : il nous fait du
lien social brut de décoffrage et rentre dans le vif du sujet en évitant l’étape
bouquet de roses et diner aux chandelles. Pour sûr, on fait des foutues économies
de fleuriste et de restaurant. Petite anecdote vengeresse, on lui a donné le nom
d’un homme politique qui a récemment pété l’audimat avec ses frasques sexuelles.
Oui, je sais, c’est facile.
Une vie toute simple, donc, dont certains ont la nostalgie en regardant la télé. Vis
ma vie dans ma réserve d’indiens, de l’aventure, des frissons… Parfois, je me dis que
les gens comme nous finiront inscrits au Patrimoine Mondial de l’Unesco, dans la
catégorie « peuples premiers ». Car nous gardons en effet des coutumes archaïques,
un système de valeurs en voie de disparition ; au lieu de faire du coaching
personnalisé, par exemple, ou du Feng-shui, nous allons toujours à l’église le
dimanche. Oui, je sais, c’est nul, mais il nous reste un curé qui vient dire la messe au
village ; ça serait dommage d’aller chercher très loin ce qu’on a devant chez soi.
Un jour, je serai vieille et je dirai aux enfants : j’ai vécu à une époque où il y avait
encore des ours dans les Pyrénées et des curés dans les campagnes. Et toc.
En attendant, ce soir tout va bien ; la traite est finie, les fromages sont partis
comme des petits pains et la bouteille de cassis a encore pris une grosse claque.
Tout va bien aussi dans la vallée ; ça baigne. Dans les pesticides, les nitrates, les
particules fines… Mais là, par contre, l’énorme de Bruxelles ne trouve rien à redire.
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