La poétique de l`espace

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La poétique de l`espace
Par Geneviève Gravel-Renaud
Bachelard, Gaston. La poétique de l'espace. Paris: Quadrige/PUF, 2004, 215 p.
Résumé
Dans La poétique de l'espace, Bachelard propose de repérer et d'étudier diverses
images poétiques à partir d'une phénoménologie de l'imagination poétique, c'est-àdire de retracer la valeur d'origine de ces images dans ce qu'elles ont de
fondamentalement nouveau et inédit. Ces images poétiques ne sont pas créées à partir
d'un savoir, non plus que d'un passé, puisque l'image poétique, originale, « nous met à
l'origine de l'être parlant » (p. 7). Elle est aussi essentiellement intersubjective,
puisqu'elle appelle toujours à être partagée avec autrui, même si elle est le signe d'une
intimité que Bachelard cherche non pas à circonscrire, mais à explorer dans son
rapport à l'espace. D'ailleurs, celui-ci rappelle constamment au lecteur que pour
accéder à l'image poétique, image d'un espace habité et heureux, il doit éviter de
réfléchir en psychologue ou en psychanalyste. Le phénoménologue qui s'intéresse à
l'image poétique doit faire de son imagination une porte ouverte sur la nouveauté, et
un outil pour accéder à un espace vécu et ressenti. Bachelard nous propose tout
d'abord de nous intéresser aux images de la maison, puisant toujours ses exemples au
cœur de la littérature d'imagination. Toutes les maisons de l'imagination possèdent un
noyau central que le phénoménologue doit découvrir. La maison, lieu protecteur par
excellence, s'organise véritablement comme un petit cosmos et devient, grâce à la
rêverie, « une des plus grandes puissances d'intégration pour les pensées, les
souvenirs et les rêves de l'homme. » (p. 26) Les images porteuses de sens naissent de
cette rêverie poétique qui invite à recommencer à imaginer. Les rêves de maison sont
des rêves d'intimité, mais d'une intimité ouverte sur l'univers. Bachelard poursuit en
étudiant les tiroirs, les coffres et les armoires. Ici, ces objets se présentent comme des
modèles d'intimité, témoins du besoin de l'homme de garder des secrets. Mais les
tiroirs et les coffrent peuvent s'ouvrir, et c'est un espace de la découverte de l'intimité
qui se révèle lorsque nous soulevons le couvercle. Le nid, la coquille et les coins
répondent tous quant à eux à des rêveries autour des fonctions d'habiter. Le nid invite
à un retour, il est au cœur d'une rêverie de sécurité, tandis que la coquille met en jeu
la dialectique de la liberté et de l'enfermement, pour aboutir finalement à la
reconnaissance d'une solitude essentielle et consentie. Avec le coin, le vide est
rempli, habité : en échange, le coin nous invite à nous y blottir. Le chapitre sur la
miniature montre que l'espace du petit, de l'intimité, s'ouvre grâce à l'imagination
poétique sur une immensité, l'immensité de l'intime que Bachelard aborde dans le
chapitre suivant. L'immensité intime naît de notre propre profondeur, et c'est ainsi
qu'elle rejoint l'ailleurs et le dehors. Elle se développe sous le signe de l'intensité
d'une présence et d'une écoute au monde extérieur et intérieur. Dans le chapitre sur la
dialectique du dehors et du dedans, Bachelard veut montrer « la correspondance de
l'immensité de l'espace du monde et de la profondeur de « l'espace du dedans. » (p.
186) Il termine en présentant la phénoménologie du rond comme nous aidant à nous
recentrer sur notre intimité première. Les images poétiques ouvrent le monde.
Bachelard invite le rêveur à être attentif à ces images grâce auxquelles il peut espérer
entrer en relation d'intimité avec le monde, une relation faite de partage et d'écoute,
l'intimité et l'immensité extérieure se nourrissant l'une de l'autre.
Citations choisies
« Il faut être présent, présent à l'image dans la minute de l'image : s'il y a une
philosophie de la poésie, cette philosophie doit naître et renaître à l'occasion d'un vers
dominant, dans l'adhésion totale à une image isolée, très précisément dans l'extase
même de la nouveauté d'image. L'image poétique est un soudain relief du psychisme,
relief mal étudié dans des causalités psychologiques subalternes. » (p. 1)
« Il nous est apparu alors que cette transsubjectivité de l'image ne pouvait pas être
comprise, en son essence, par les seules habitudes des références objectives. Seule la
phénoménologie – c'est-à-dire la considération du départ de l'image dans une
conscience individuelle – peut nous aider à restituer la subjectivité des images et à
mesurer l'ampleur, la force, le sens de la transsubjectivité de l'image. [...] L'image
poétique est en effet essentiellement variationnelle. » (p. 3)
« Les résonances se dispersent sur les différents plans de notre vie dans le monde, le
retentissement nous appelle à un approfondissement de notre propre existence. Dans
la résonance, nous entendons le poème, dans le retentissement nous le parlons, il est
nôtre. Le retentissement opère un virement d'être. » (p. 6)
« Nous en arrivons donc toujours à la même conclusion : la nouveauté essentielle de
l'image poétique pose le problème de la créativité de l'être parlant. Par cette créativité,
la conscience imaginante se trouve être, très simplement mais très purement, une
origine. C'est à dégager cette valeur d'origine de diverses images poétiques que doit
s'attacher, dans une étude de l'imagination, une phénoménologie de l'imagination
poétique. » (p. 8)
« À vivre les poèmes on a donc l'expérience salutaire de l'émergence. C'est là sans
doute de l'émergence à petite portée. Mais ces émergences se renouvellent ; la poésie
met le langage en état d'émergence. » (p. 10)
« Très nettement, l'image poétique apporte une des expériences les plus simples de
langage vécu. Et si on la considère, comme nous le proposons, en tant qu'origine de
conscience, elle relève bien d'une phénoménologie. » (p. 11)
« Nous proposons, au contraire, de considérer l'imagination comme une puissance
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majeure de la nature humaine. [...] L'imagination, dans ses vives actions, nous
détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l'avenir. » (p. 16)
« Nous voulons examiner, en effet, des images bien simples, les images de l'espace
heureux. Nos enquêtes mériteraient, dans cette orientation, le nom de topophilie. Elles
visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces
défendus contre des forces adverses, des espaces aimés. [...] L'espace saisi par
l'imagination ne peut rester l'espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du
géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les
partialités de l'imagination. » (p. 17)
« Car la maison est notre coin du monde. Elle est – on l'a souvent dit – notre premier
univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l'acceptation du terme. »
(p. 24)
« La topo-analyse serait donc l'étude psychologique systématique des sites de notre
vie intime. » (p. 27)
« Ici l'espace est tout, car le temps n'anime plus la mémoire. [...] Plus urgente que la
détermination des dates est, pour la connaissance de l'intimité, la localisation dans les
espaces de notre intimité. » (p. 28)
« Quoique nous centrions nos recherches sur les rêveries du repos, nous ne devons
pas oublier qu'il y a une rêverie de l'homme qui marche, une rêverie du chemin. [...]
Et quel bel objet dynamique qu'un sentier ! Comme ils restent précis pour la
conscience musculaire les sentiers familiers de la colline ! » (p. 29)
« On sait bien que la ville est une mer bruyante, on a dit bien des fois que Paris fait
entendre, au centre de la nuit, le murmure incessant du flot et des marées. De ces
poncifs, je fais alors une image sincère, une image qui est mienne, aussi mienne que
si je l'inventais moi-même, suivant ma douce manie de croire être toujours le sujet de
ce que je pense. Si le roulement des voitures devient plus douloureux, je m'ingénie à
y retrouver la voix du tonnerre, d'un tonnerre qui me parle, qui me gronde. » (p. 43)
« Envers et contre tout, la maison nous aide à dire : je serai un habitant du monde,
malgré le monde. » (p. 58)
« [Le poète] se rend bien compte que le cosmos forme l'homme, transforme un
homme des collines en un homme de l'île et du fleuve. Il se rend compte que la
maison remodèle l'homme. Avec la maison vécue par le poète, nous sommes ainsi
conduits à un point sensible de l'anthropo-cosmologie. La maison est donc bien un
instrument de topo-analyse. C'est un instrument très efficace parce qu'il est d'un usage
difficile. » (58-59)
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« Ainsi, une immense maison cosmique est en puissance dans tout rêve de maison.
De son centre rayonnent les vents, et les mouettes sortent de ses fenêtres. Une maison
si dynamique permet au poète d'habiter l'univers. Ou, autre manière de dire, l'univers
vient habiter sa maison. » (p. 61-62)
« Logé partout, mais enfermé nulle part, telle est la devise du rêveur de demeures. [...]
Il faut toujours laisser ouverte une rêverie de l'ailleurs. » (69)
« Quand on se rend sensible à une rythmanalyse en allant de la maison concentrée à
la maison expansive, les oscillations se répercutent, s'amplifient. Les grands rêveurs
professent comme Supervielle, l'intimité du monde, mais ils ont appris cette intimité
en méditant la maison. » (73)
« Nous sommes plutôt devant le phénomène poétique de libération pure, de
sublimation absolue. L'image n'est plus sous la domination des choses, non plus que
sous la poussée de l'inconscient. Elle flotte, elle vole, immense, dans l'atmosphère de
liberté d'un grand poème. Par la fenêtre du poète, la maison engage avec le monde un
commerce d'immensité. Elle aussi, comme aime à le dire le métaphysicien, la maison
des hommes s'ouvre au monde. » (p. 75)
« Mais le problème se complique pour un phénoménologue de l'imagination. Sans
cesse, il est confronté aux étrangetés du monde. Et davantage encore : dans sa
fraîcheur, dans son activité propre, l'imagination avec du familier fait de l'étrange.
Avec un détail poétique, l'imagination nous place devant un monde neuf. Dès lors le
détail prime le panorama. Une simple image, si elle est nouvelle, ouvre un
monde. » (p. 129)
« La fonction d'habiter fait le joint entre le plein et le vide. Un être vivant emplit un
refuge vide. Et les images habitent. Tous les coins sont hantés, sinon habités. » (p.
133)
« Ainsi le minuscule, porte étroite s'il en est, ouvre un monde. Le détail d'une chose
peut être le signe d'un monde nouveau, d'un monde qui comme tous les mondes,
contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gîtes de la grandeur. » (p.
146)
« Guidé par le poète, le rêveur, en déplaçant son visage, renouvelle son monde. De la
miniature du kyste de verre, le rêveur fait sortir un monde. » (p. 147)
« En fait, comme nous le verrons encore en traitant plus spécialement des images de
l'immensité, le minuscule et l'immense sont consonnants. Le poète est toujours prêt à
lire le grand dans le petit. » (p. 159)
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« Que de théorèmes de topo-analyse il faudrait élucider pour déterminer tout le travail
de l'espace en nous. L'image ne veut pas se laisser mesurer. Elle a beau parler espace,
elle change de grandeur. La moindre valeur l'étend, l'élève, la multiplie. Et le rêveur
devient l'être de son image. Il absorbe tout l'espace de son image. » (p. 160)
« Et la contemplation de la grandeur détermine une attitude si spéciale, un état d'âme
si particulier que la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain, devant un
monde qui porte le signe d'un infini. » (p. 168)
« L'immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d'expansion d'être que la vie
refrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. » (p. 169)
« Comment mieux dire si l'on veut « vivre la forêt » qu'on se trouve devant une
immensité sur place, devant l'immensité sur place de sa profondeur. » (p. 170)
« Nous découvrons ici que l'immensité du côté de l'intime est une intensité, une
intensité d'être, l'intensité d'un être qui se développe dans une vaste perspective
d'immensité intime. » (p. 176)
« Cette immensité, Baudelaire vient de nous le dire en détail, est une conquête de
l'intimité. La grandeur progresse dans le monde à mesure que l'intimité s'approfondit.
[...] Lentement, l'immensité s'institue en valeur première, en valeur intime première. »
(p. 178)
« Sans cesse les deux espaces, l'espace intime et l'espace extérieur viennent, si l'on
ose dire, s'encourager dans leur croissance. » (p. 183)
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