Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d`un

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Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d`un
207 Conjoncture
Thomas Atenga
Pius Njawe (1957-2010) : portrait
posthume d’un journaliste de combat
Le directeur de publication du quotidien camerounais Le Messager est décédé
le 12 juillet 2010 dans un accident de la route en Virginie (États-Unis). Il s’y trouvait
à l’invitation de la Cameroonian Diaspora for Change (Camdiac), une plateforme de
partis politiques et d’activistes résolus à proposer une alternative à l’occasion de la
prochaine élection présidentielle de 2011. Pius Njawe s’était fait connaître à travers
le monde comme un défenseur acharné de la liberté d’expression. Avec sa mort, c’est
l’une des figures dominantes du journalisme d’Afrique noire francophone
postindépendance qui disparaît. Il quitte la scène à un moment où son journal traverse
l’une des crises les plus graves de ces trente dernières années, et où les incertitudes
qui entourent le champ médiatique camerounais sont nombreuses. Le portrait qui vient
retrace l’itinéraire de ce journaliste « combattant ».
La (con)quête de légitimité
L
es Camerounais se familiarisent
avec le nom de Pius Njawe lorsque, à
seulement 22 ans, après avoir travaillé
comme crieur puis localier à La Gazette,
il crée l’hebdomadaire Le Messager,
le 17 novembre 1979. Il devient ainsi le
plus jeune directeur de publication du
pays. Le parti unique (l’Union nationale
du Cameroun, UNC) est alors à son
apogée. Faire du journalisme se résume
à rapporter des faits divers ou à parler
de sport. Entre interdictions adminis­
tratives et tribulations financières de
son promoteur, l’hebdomadaire végète,
et il faut attendre la fin des années 1980
et le vent de libéralisation qui commence
à souffler sur le pays pour que le journal
prenne la configuration d’une entreprise. À partir de 1990 et l’avènement du
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multipartisme qui s’accompagne de la
libéralisation de la presse, Le Messager
devient une tribune centrale dans le
champ journalistique camerounais. Ses
tirages atteignent les 180 000 exemplaires
et s’écoulent sans difficultés 1. Il se veut
à « l’écoute du peuple », et se fait par
conséquent le porte-voix de la rue qui
réclame une conférence nationale
souveraine et scande « Biya must go ! ».
La conférence nationale et l’alternance
n’ont pas eu lieu. À partir de 1993, les
ventes commencent à baisser, plongeant
le journal dans une crise qui s’aggrave
au fil des ans. Quotidien depuis 1998,
Le Messager fête néanmoins ses 30 ans
en novembre 2009, devenant ainsi le
journal privé d’Afrique subsaharienne
1. Dans le contexte économique de l’époque, il s’agit
d’un succès éditorial. Aujourd’hui, les tirages dépassent rarement les 5 000 exemplaires.
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francophone avec la plus grande
longévité.
Bien plus que les slaloms que Pius
Njawe devait effectuer entre les créan­
ciers auxquels il avait recours pour faire
survivre sa publication, la bataille la
plus rude qu’il eût à mener au début
de son aventure éditoriale fut celle
de sa légitimité dans le champ socio­
professionnel du journalisme au Cameroun, et dans l’espace public en formation. En effet, quand il passe de vendeur
de journaux à directeur de publication,
il n’est titulaire que du seul Certificat
d’études primaires. Ses pourfendeurs se
sont d’ailleurs toujours servis de cette
absence de diplôme secondaire pour
­tenter de le faire taire et dénier toute
légitimité à son travail journalistique,
qualifiant Le Messager de « feuille de
chou tenue par un analphabète » ; de
« journal vandale » ; de « chiffon tenu par
un pêcheur en eaux troubles » ; d’« imposture », etc. Pendant près de quinze ans,
les mots n’étaient pas assez durs pour
qualifier Pius Njawe et son journal. Le
fiel que les thuriféraires du régime
répandaient pour tourner en dérision
son « faible bagage intellectuel » n’avait
d’égal que les outrances du Messager.
Dans ce pays où, un demi-siècle après
l’indépendance, l’endémie de la « diplomite 2 » continue de faire des ravages,
2. Le culte exacerbé du diplôme. L’expression est
d’Albert Mbida, professeur à l’École supérieure des
sciences et techniques de l’information et de la communication (ESSTIC),de Yaoundé, et haut fonctionnaire au ministère de la Communication. Il représentait son ministre aux obsèques de Pius Njawe.
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la trajectoire de Pius est inédite, ­comparée
à celles, plus nombreuses, de ceux qui
ont fait de leurs grades académiques
des instruments de domination et de
per­pétuation de ce qu’Achille Mbembe
nomme aujourd’hui le « colonialisme
interne 3 ». De ce manque de diplôme
universitaire qui aurait pu être un handicap, Njawe a fait une force 4. Non
­seulement il acceptait de s’entourer de
professionnels auprès de qui il continuait d’apprendre 5, mais il ouvrait aussi
largement ses colonnes à tous ceux qui
pensaient avoir leur mot à dire sur la
marche des affaires de la cité. C’est
d’ailleurs la tradition du débat qu’il
­i nstaura très tôt dans son journal qui
assura à celui-ci une place hégémonique
dans l’espace médiatique camerounais.
Entre 1988 et 1989, les lecteurs du Mes­
sager se souviennent du violent débat
qui opposa Hubert Mono Ndjana et
Maurice Kamto, tous deux professeurs
d’université. Le premier, enseignant de
philosophie, soutenait que le régime de
Yaoundé donnait des signes d’essouf­
flement en raison de « l’ethno­fascisme
3. A. Mbembe, « Au-delà de la débâcle des Lions
indomptables. Entretien avec Norbert N . Ouendi »,
Mediasfreres.org, 24 juin 2010.
4. Voir J.-P. Langellier, « Pius Njawe, empêcheur de
tricher en paix », in Reporters sans frontières, Dix
portraits pour la liberté de la presse, Paris, Le Monde
Éditions, 1995, p. 55 sqq.
5. Lire à ce sujet les témoignages de Célestin Lingo
et de Jacques Kamgang parus dans Le Jour du
14 juillet 2010. Tous deux et bien d’autres étaient
dans les années 1980 des journalistes professionnels
travaillant pour le gouvernement, mais qui aidaient
Pius à fabriquer clandestinement Le Messager.
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Politique africaine n° 119 - octobre 2010
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des Bamilékés » 6. Ces derniers, arguait-il,
avaient mis en place une alliance ­ethnique
objective pour entraver l’action de Paul
Biya et continuer à régner sans partage
sur l’économie, tout en s’organisant pour
la conquête du pouvoir politique. Le
second, agrégé de droit, estimait quant
à lui que le Cameroun allait mal à cause
des élites qui, à l’image de Mono Ndjana,
refusaient de dire la vérité au Prince 7.
Avec force arguments intellectuels,
les deux enseignants se répondaient à
­t ravers les colonnes du Messager, alors
­hebdomadaire. Étudiants boursiers et
fonctionnaires disposant encore d’un
pouvoir d’achat significatif attendaient
fébrilement la parution du journal pour
compter les coups. Pius, de son côté,
engrangeait les premiers bénéfices de
son œuvre en termes financiers et de
notoriété au niveau national.
C’est aussi la période où, en quête de
légitimité, il soutenait ouvertement
Paul Biya, arrivé au pouvoir en 1982.
Ses éditoriaux de l’époque avançaient
l’idée que le président camerounais était
un homme politique vertueux et ayant
une vision pour le pays, mais que son
entourage était malsain et incompétent.
6. Sur l’instrumentalisation de la question bamiléké
au Cameroun, voir D. Zognong, « La question
Bamiléké pendant l’ouverture démocratique au
Cameroun. Retour d’un débat occulté », in Unesco,
Programme « Gestion des transformations sociales ».
Document de travail n° 61, Paris, 2002.
7. Après avoir occupé plusieurs fonctions administratives au sein du parti de Paul Biya, le RDPC,
Mono Ndjana dirige aujourd’hui le département de
philosophie de l’Université de Yaoundé i. Quant à
Maurice Kamto, il est actuellement ministre ­délégué
auprès du ministre de la Justice.
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À ceux qui lui rétorquaient que la faute
en revenait à la personne qui choisissait
cet entourage, Pius répondait que
soutenir le Renouveau8 et son promoteur,
c’était donner une seconde chance à ce
régime que le putsch manqué de 1984
avait fragilisé 9. Mais les raisons de ce
compagnonnage sont aussi à chercher
dans la gratitude que Pius voulait exprimer
envers celui qui avait fait reparaître son
journal.
De fait, quelques mois après sa création,
Le Messager avait été interdit. Retour :
nous sommes en mai 1980, à la veille du
congrès de l’UNC. Pius constate et écrit
que les discours du président Ahidjo
dénonçant la gabegie, la concussion et
la corruption ne sont pas suivis d’effets.
Le congrès se tient à Bafoussam, siège
du journal. Les caciques de l’UNC ne
veulent pas que de telles critiques par­
viennent aux oreilles du Président,
réputé impitoyable, et obtiennent l’inter­
diction du Messager.
En mars 1985, avant la tenue du congrès
constitutif du nouveau parti venant se
substituer à l’UNC, le Rassemblement
démocratique du peuple camerounais
(RDPC), à Bamenda, Le Messager qui
paraissait sporadiquement sans auto­
risation, selon le régime dit « de tolérance »,
8. En arrivant au pouvoir le 6 novembre 1982, Paul
Biya s’était présenté aux Camerounais comme
l’homme du Renouveau.
9. Le 6 avril 1984, une partie de l’armée restée fidèle
à Ahmadou Ahidjo, le premier président, tente de
renverser le pouvoir en place. Accusé par la suite
de ne pas tenir les promesses d’ouverture émises
dans son discours d’investiture, Paul Biya tirera
toujours prétexte de cet événement pour justifier le
virage sécuritaire de son régime.
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est de nouveau interdit. Mais Njawe
n’abdique pas. Au contraire, il songe à
installer son journal à Douala, capitale
économique qui offre davantage de
visibilité et plus d’opportunité en termes
publicitaires. Quand les tractations de
coulisses aboutissent à la levée de l’inter­
diction fin 1985, il entend honorer la
parole donnée aux intermédiaires de ne
pas s’en prendre à Paul Biya. Pius pense
aussi que cette retenue lui vaudra la
reconnaissance de la qualité de journa­
liste de la part de ceux qui la lui dénient.
En même temps, les pressions des forces
progressistes qui voyaient Le Messager
comme la tribune de leurs revendications
sont incessantes. Entre les deux courants,
Pius louvoie. Pas longtemps puisqu’il
finit par s’engager pour la libéralisation
de la vie politique. En effet, alors que
Njawe se trouve hors du Cameroun,
Célestin Monga, économiste, publie le
27 décembre 1990 dans Le Messager, sous
forme de lettre ouverte, un pamphlet à
l’encontre de Paul Biya et des principales
institutions du pays. Au retour de Njawe,
les deux hommes sont arrêtés.
Le juge en charge de l’affaire tente de
désolidariser les cas de Pius Njawe et de
Célestin Monga 10. Rien n’y fait. Njawe
affirme que même quand il est en voyage,
il se fait toujours faxer toutes les pages
de son journal avant parution, et en
10. Sur la signification de sa lettre intitulée « La
démocratie truquée », lire C. Monga, Anthropologie
de la colère. Démocratie et société civile en Afrique,
Paris, L’Harmattan, 1994.
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assume par conséquent le contenu 11.
À l’intérieur du pays, des artistes came­
rounais mobilisent la rue, qui exige la
libération des deux hommes. À l’extérieur,
Reporters sans Frontières, Amnesty inter­
national et d’autres organisations de
défense des droits de l’homme assurent
à cette affaire une publicité internationale
qui contribue à donner à Njawe une aura
politique de grande ampleur.
En essayant de le faire taire 12, le
régime de Yaoundé a fait de Pius Njawe
non seulement un journaliste connu à
travers le monde, mais aussi un ardent
défenseur des droits de l’homme, en
particulier de l’un des plus impres­
criptibles d’entre eux : le droit à la libre
expression. Pour ceux qui s’intéressent
aux médias africains, Pius est ainsi
devenu un martyr.
Au moment de son décès, les témoi­
gnages et autres éloges lui attribuent
126 arrestations. Une extrapolation.
Il s’agit en fait des interpellations et
arrestations dont a été victime l’ensemble
11. On sait aujourd’hui que ce n’est qu’une fois
­rentré de son voyage que Pius a lu la lettre, et que
c’est en cellule qu’il fit la connaissance de Monga.
Les deux hommes nouèrent à partir de cet épisode
une longue amitié. C’est au nom de cette amitié que
la famille de Pius Njawe a confié à Célestin Monga,
aujourd’hui en poste à la Banque mondiale, la responsabilité de ramener la dépouille du journaliste
au Cameroun.
12. Sur la technologie de la répression employée contre
Le Messager et les autres journaux dits d’opposition,
voir T. Atenga, « Le Messager » dans le champ journalistique camerounais, mémoire de DEA d’études africaines, Université Paris i Panthéon-Sorbonne, 2000 ;
Contrôle de la parole et conservation du pouvoir. Analyse
de la répression de la presse écrite au Cameroun et au
Gabon depuis 1990, thèse de doctorat en science politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2004.
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Politique africaine
211 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat
du personnel du Messager depuis sa
création. Pius incarnant son journal, de
telles surinterprétations ne sont pas
surprenantes. Est-ce Le Messager qui
faisait la renommée de Pius ou Pius
qui faisait la renommée du Messager ?
Il est aujourd’hui difficile de répondre.
Ce qui est en revanche certain, c’est
que Njawe n’a jamais lâché un de ses
collaborateurs aux prises avec la justice
partiale de son pays. En 1996, alors
journaliste au Messager, l’auteur de ces
lignes avait cinq procès sur les bras 13.
Au cours du plus retentissant, qui nous
opposa à Jean Fochivé 14, le redouté
Secrétaire d’État à la sécurité intérieure,
nous fûmes solidairement condamnés
à deux mois de prison.
De même, Pius n’était pas l’auteur du
papier qui le conduisit à sa plus longue
détention, de fin 1997 à octobre 1998,
suite à l’affaire dite du « malaise car­
diaque » que Paul Biya aurait eu alors
qu’il présidait la finale de la Coupe du
Cameroun. Dix mois de détention, sans
qu’il lâche le nom du véritable auteur
13. Sur le harcèlement judiciaire et autres intimi­
dations dont je fus l’objet, voir les Rapports annuels
1996 et 1997 de Reporters sans frontières, d’Amnesty
International et du CPJ (Committee to Protect
Journalists).
14. Chef de la police politique camerounaise depuis
quasiment l’indépendance et jusqu’en 1996, Jean
Fochivé était craint des Camerounais pour son rôle
actif dans la répression des maquis des Grassfields
et dans la lutte acharnée qu’il mena contre l’Union
des populations du Cameroun (UPC) dans les
années 1960. Par la suite, en période de crise sociale
et politique, les deux présidents camerounais
ont toujours fait appel à ses services pour ramener
l’ordre et la sécurité.
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du papier, encore moins la source de
l’information, toutes choses que les juges
voulaient obtenir afin de le libérer 15.
Soumis à la pression internationale à
la veille du sommet France-Afrique qui
se tenait à Paris, Biya est contraint de
le gracier.
Les contempteurs de Pius l’accusaient
de faire de la victimisation son fonds de
commerce. Ses soutiens et admirateurs
voyaient dans son endurance face aux
coups que le régime en place lui assenait,
la marque des héros. Seule une institution
peut déclencher autant de passions, de
polémiques.
Njawe, un « homme-institution »
fragile et controversé
Grâce au premier « Prix de la libre
expression » que lui décerne l’Union
internationale des journalistes et de
la presse de langue française en 1991
et à la « Plume d’or de la liberté » de
l’Association mondiale des journaux qui
lui est remise en présence du chancelier
Helmut Kohl en 1993, Pius Njawe est
devenu un journaliste de renommée
internationale. Sa photothèque témoigne
de la reconnaissance de son parcours
au-delà des frontières nationales. De
Mandela à Gbagbo, de Nyerere à
Kérékou, d’Alpha Blondy à Soyinka,
il a côtoyé le gotha de la politique, de la
culture, des affaires du continent. Njawe
15. Sur ce long séjour en prison, lire P. Njawe, Blocnotes du bagnard, Paris, Mille et une nuits, 1998.
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et le Nigérian Babafemi Ojudu 16 sont les
deux seuls journalistes africains dont les
objets personnels sont exposés au New­
seum de Washington. C’est dire qu’outreAtlantique, sa légitimité n’a jamais fait
l’objet de débats, son enga­gement et
ses luttes pour la liberté d’expression
et les droits humains lui assurant une
reconnaissance incontestable.
Dès lors que Njawe devient une figure
internationale des médias, sa légitimité
n’est plus ouvertement contestée. Il n’en
a pas pour autant fini avec ses tourments
camerounais. La confrérie des jour­
nalistes lui reproche en effet de ne pas
mettre sa notoriété au service de la
consolidation du journalisme comme
champ professionnel viable. Bien au
contraire, l’identité du champ journa­
listique camerounais se construit contre
lui depuis 1990. Pour les promoteurs
de La Nouvelle Expression, de Mutations,
de Repères ou du Jour 17, il s’est en effet
toujours agi de faire mieux ce que Pius
se contentait de faire bien. La floraison
des titres et des directeurs de publication
qu’on observe au Cameroun s’explique
par le fait que de nombreux jeunes se
16. Né le 25 mars 1961 dans l’État d’Ekiti au Nigeria,
Babafemi Ojudu est l’ancien rédacteur en chef de
The News, dont il fut également l’un des fondateurs
en 1993. Il a été arrêté plus d’une dizaine de fois sous
le régime Abacha et a connu plusieurs détentions,
dont la plus longue le vit incarcéré durant neuf
mois dans une cellule secrète du cimetière d’Ikoyi.
Il s’apprête à présenter sa candidature aux séna­
toriales de 2011 sous la bannière de l’Action
Congress dans l’État d’Ekiti.
17. La Nouvelle Expression, Mutations et Le Jour sont
les autres quotidiens privés camerounais. Repères
est un hebdomadaire. Par leur contenu et leur tirage,
ces journaux occupent une place dominante dans
la presse écrite camerounaise.
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sont rêvés en « petits Njawe », le crieur
parti de rien pour devenir la référence
du champ journalistique camerounais.
De par sa trajectoire, Pius a été le pivot
autour duquel l’identité contemporaine
du journalisme camerounais s’est (dé)
formée. Son absence de diplôme univer­
sitaire a été à l’origine du renforcement
du clivage entre presse officielle et presse
privée : jusqu’au milieu des années 1990,
la presse publique 18 s’est arrogée le
mono­pole du « professionnalisme », stig­
matisant les amateurs de la presse privée,
au premier rang desquels Pius Njawe.
Ce n’est qu’en 1996, avec la création de
Mutations, dont l’équipe est composée en
majorité de journalistes sortis de l’École
supérieure des sciences et techniques de
l’information et de la communication
(Esstic) de Yaoundé, que cette frontière
devient poreuse. Depuis, les différentes
tendances du journalisme camerounais
cohabitent à travers syndicats et asso­
ciations professionnelles. Njawe a d’ailleurs
présidé aux destinées de l’une d’entre
elles : l’Organisation came­rounaise de la
liberté de la presse (Ocalip), regroupant
les directeurs de publication
À l’annonce de sa disparition, le
ministre de la Communication et porteparole du gouvernement, Issa Tchiroma
Bakary, s’est fendu d’un communiqué :
« avec le décès de M. Pius Njawe, le
Cameroun perd l’un des pionniers de
la liberté de presse dans notre pays »,
écrivait-il dans un com­muniqué diffusé
à la Cameroon Radio and Television
18. Cameroon Tribune, le quotidien gouvernemental,
et la Cameroon Radio and Television (CRTV), la
radio télévision publique.
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Politique africaine
213 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat
(CRTV) le 13 juillet 2010. Après une
demande d’aide formulée par un des fils
de Pius, le gouvernement a remis à sa
famille, devant les caméras de la télé­
vision publique, une somme de 10 mil­
lions de francs CFA comme contribution
aux obsèques. Les mots du gouvernement et son argent signifient-ils que ses
relations avec Pius Njawe s’étaient normalisées ? Rien n’est moins sûr. Le journaliste a en effet très souvent servi de
bouc émissaire, d’une part quand le
­gouvernement, pour justifier son image
ternie à l’étranger, accusait la presse
incarnée par Pius ; d’autre part, lors de
certains épisodes de la vie nationale,
quand les autorités souhaitaient montrer
que rien ne serait plus toléré de la part
de la corporation journalistique et frappaient alors à la tête, à savoir Pius et son
journal. Albert Mbida, le représentant
du ministre de la Communication aux
obsèques a-t-il perçu l’ambiguïté de son
témoignage lorsqu’il a déclaré : « Pius va
nous manquer, il nous manque même
déjà 19 » ?
Le pouvoir n’était pas seul à faire
usage à son profit de l’institution que
Pius était devenu. Dans la confrérie
­journalistique, nombreux sont ceux qui
trouvaient commode de « taper » sur lui
à travers colonnes, émissions de radio
et de télévision afin de masquer leurs
propres manquements. Ainsi en a-t-il été
des neuf mois d’arriérés de salaires que
Njawe devait à son équipe et du mou­
vement initié par le personnel pour faire
19. Voir son témoignage repris au lendemain des
obsèques dans Le Jour, Mutations et La Nouvelle
Expression du 9 août 2010.
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valoir ses droits en décembre 2009. Tous
les médias camerounais s’en sont fait un
large écho, alors que dans le même
moment, un certain nombre de journaux
accumulaient eux aussi des mois d’impayés. Il en fut de même avec la Convention collective des journalistes 20. Informés du fait que Njawe ne la signerait
pas 21, de nombreux responsables des
médias camerounais, sans pour autant
avoir les moyens de la mettre en œuvre,
se précipitèrent au bureau du ministre
du Travail pour la parapher dans le
seul but de marquer leur différence avec
lui. La mobilisation de la corporation
observée dès l’annonce de son décès ne
doit pas faire oublier que certains ont
reçu du pouvoir de fortes sommes
­d’argent avec pour mission de « tuer » Le
Messager ou, à défaut, de le reléguer en
position subalterne. De nombreux informateurs détenant des positions de pouvoir ont coupé les ponts qui les reliaient
au Messager au profit d’autres publications, prétextant qu’ils ne se reconnaissaient plus dans les combats de Pius.
La manière dont celui-ci a géré la ques­
tion des arriérés de salaires de l’équipe
actuelle du journal et la brutalité avec
laquelle il s’est séparé des éléments qui
avaient mené la fronde sont autant d’éléments dont se servaient ses détracteurs
20. Signé en novembre 2008 par les syndicats de
journalistes, les directeurs de publication et le gouvernement, le texte fixe la grille salariale applicable
dans la profession ainsi que pour les métiers
connexes.
21. Pius demandant au gouvernement d’appliquer
au préalable la Convention de Florence qui ­préconise
la détaxation des intrants servant à la ­fabri­cation
des biens culturels.­
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pour affirmer qu’il était un mauvais gestionnaire des hommes et des avoirs du
Messager. Lors de la conférence de lan­
cement des festivités du 30e anniversaire
du journal, Pius reconnaissait avoir
­commis des erreurs dans sa gestion
patrimoniale du journal : « Je n’ai pas
honte ou peur de dire que j’ai une responsabilité dans ce qu’est Le Messager
aujourd’hui. Un journal est une entreprise. Je suis devenu chef d’entreprise
par effraction avec tout ce que cela peut
comporter comme manquements dans la
gestion. Le personnel du Messager accuse
quelques mois d’arriérés de salaires. Ce
n’est pas nouveau. Il est devenu difficile
pour les entreprises de presse d’équi­
librer leurs comptes. Pour accéder à la
publicité aujourd’hui, c’est la croix et
la bannière… 22 ». Anticipant sur les
­réactions de ceux qui verraient dans
cette déclaration un aveu d’incompétence, il précisait également : « le moment
le plus difficile du Messager, c’est aujour­
d’hui. Chaque édition est un ­m iracle.
On est obligé de faire avec cet environnement qui s’est avéré farouche, hostile.
On s’est battu pendant trente ans pour
ne pas mourir. Le Messager est un produit camerounais avec des réalités
camerounaises 23 ».
Tous ces propos révèlent la fragilité
de Pius et de l’œuvre de sa vie, Le Messager.
Ils confirment aussi l’impression qu’il
laissait à de nombreux interlocuteurs
quelques mois avant sa disparition à
anniversaire du Messager, cérémonies
qui sonnent aujourd’hui comme un
adieu public, Pius, qui les avait voulues
fastes malgré la conjoncture difficile du
journal, avait déclaré : « Nous ne voulons
pas célébrer Le Messager mais les acteurs
de la résistance de par le monde, la
profession en général 25 ». Une des
premières invites que sa mort adresse
22. « Pius N. Njawé : “On s’est battu pendant trente
ans pour ne pas mourir” », entretien avec Justin
Blaise Akono, Mutations, 1er septembre 2009.
23. Ibid.
24. À la suite de quoi il s’est beaucoup engagé dans
la prévention routière au Cameroun.
25. « Pius N. Njawé : “On s’est battu pendant trente
ans pour ne pas mourir” », art. cit.
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savoir qu’il traversait une grande période
de doute. Il n’affichait plus la même
détermination à se battre pour la survie
de ce journal. Plus grave, il semblait ne
plus avoir de solutions de sortie de crise.
Là aussi, les interprétations divergent :
d’aucuns y voyaient le signe qu’il nour­
rissait d’autres ambitions et n’avait plus
le cœur et la tête au journalisme ; d’autres,
qu’il ne s’était jamais relevé de la mort
de sa première épouse des suites d’un
accident de la route 24 ; certains, enfin,
qu’il ne s’était pas remis financièrement
des pertes occasionnées par la mise sous
scellés de Freedom FM, la radio qu’il
s’apprêtait à lancer (pertes estimées à
60 millions de francs CFA rien qu’en
achat de matériel). Devant toutes ces
épreuves professionnelles et person­
nelles, il s’était réfugié dans la foi,
notamment en devenant membre actif
d’une église de réveil où certaines
prophéties lui prédisaient un destin
plus grand.
En lançant les cérémonies du 30
e
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215 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat
aux journalistes et médias camerounais
de tous bords est le devoir de résistance :
résistance face à l’adversité d’un contexte
économique des plus délétères qui a
pour conséquence la décrue des tirages
et des ventes, entraînant la baisse dras­
tique des recettes publicitaires ; résistance
face à un régime autocratique dont le
maintien de son chef à vie au pouvoir
tient lieu de programme politique pour
les prochaines années ; résistance enfin
au sein même d’une corporation où
le mot éthique semble avoir perdu sa
signification.
Sur son site Internet, Le Messager a
inscrit comme épitaphe électronique
à côté de la photo de Pius une phrase
que les dictionnaires de citations prêtent
à Margaret Mead : « Ne doutez jamais
du fait qu’un petit nombre de gens
réfléchis et engagés peuvent changer le
monde.
En réalité, cela s’est toujours passé ainsi ».
Il ne l’aurait certainement pas reniée.
Mais c’est son ami, le chanteur Lapiro,
incarcéré depuis les émeutes de
février 2008, qui, du fond de sa cellule,
exprime ce que Njawe lui-même aurait
dit en de pareilles circonstances : « la
lutte continue » 26.
Abstract
Pius Njawe (1957-2010) : posthumous
portrait of a struggling journalist
Pius Njawe, the editor of the Cameroonian
daily Le Messager, died on 12 July 2010
in a car accident in Virginia (United States).
He was invited there by the Cameroonian
Diaspora for Change (Camdiac), an organi­
zation that gathers political parties and
activists determined to build an alternative
for the next presidential election to be held
in 2011. Pius Njawe made his name world­
wide as a staunch defender of the press’
freedom. It is one of the leading figures of
post-Independence French-speaking African
journalism who disappears. This occurs at a
time when his newspaper is going through
one of its most serious crisis in the last
30 years, and when the future of the
Cameroonian media landscape is subject to
many uncertainties. The portrait proposed
here relates the destiny of a struggling
journalist.
Thomas Atenga
Université de Douala
26. Lire la réaction de Lapiro suite au décès de Pius
dans Le Messager du 16 juillet 2010. Lapiro est un chanteur camerounais engagé qui a grandement contribué
à la libération de Monga et Njawe en janvier 1991 en
mobilisant la rue par des tracts. Après une brouille de
quelques années, Lapiro et Pius s’étaient réconciliés,
et Le Messager était à l’avant-garde du combat pour la
libération de Lapiro, qu’il considère comme l’un des
derniers prisonniers politiques de l’ère Biya.
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