Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d`un
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Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d`un
207 Conjoncture Thomas Atenga Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat Le directeur de publication du quotidien camerounais Le Messager est décédé le 12 juillet 2010 dans un accident de la route en Virginie (États-Unis). Il s’y trouvait à l’invitation de la Cameroonian Diaspora for Change (Camdiac), une plateforme de partis politiques et d’activistes résolus à proposer une alternative à l’occasion de la prochaine élection présidentielle de 2011. Pius Njawe s’était fait connaître à travers le monde comme un défenseur acharné de la liberté d’expression. Avec sa mort, c’est l’une des figures dominantes du journalisme d’Afrique noire francophone postindépendance qui disparaît. Il quitte la scène à un moment où son journal traverse l’une des crises les plus graves de ces trente dernières années, et où les incertitudes qui entourent le champ médiatique camerounais sont nombreuses. Le portrait qui vient retrace l’itinéraire de ce journaliste « combattant ». La (con)quête de légitimité L es Camerounais se familiarisent avec le nom de Pius Njawe lorsque, à seulement 22 ans, après avoir travaillé comme crieur puis localier à La Gazette, il crée l’hebdomadaire Le Messager, le 17 novembre 1979. Il devient ainsi le plus jeune directeur de publication du pays. Le parti unique (l’Union nationale du Cameroun, UNC) est alors à son apogée. Faire du journalisme se résume à rapporter des faits divers ou à parler de sport. Entre interdictions adminis tratives et tribulations financières de son promoteur, l’hebdomadaire végète, et il faut attendre la fin des années 1980 et le vent de libéralisation qui commence à souffler sur le pays pour que le journal prenne la configuration d’une entreprise. À partir de 1990 et l’avènement du 03 Polaf119_Conjonct_.indd 207 multipartisme qui s’accompagne de la libéralisation de la presse, Le Messager devient une tribune centrale dans le champ journalistique camerounais. Ses tirages atteignent les 180 000 exemplaires et s’écoulent sans difficultés 1. Il se veut à « l’écoute du peuple », et se fait par conséquent le porte-voix de la rue qui réclame une conférence nationale souveraine et scande « Biya must go ! ». La conférence nationale et l’alternance n’ont pas eu lieu. À partir de 1993, les ventes commencent à baisser, plongeant le journal dans une crise qui s’aggrave au fil des ans. Quotidien depuis 1998, Le Messager fête néanmoins ses 30 ans en novembre 2009, devenant ainsi le journal privé d’Afrique subsaharienne 1. Dans le contexte économique de l’époque, il s’agit d’un succès éditorial. Aujourd’hui, les tirages dépassent rarement les 5 000 exemplaires. 25/10/10 10:16:34 208 Conjoncture francophone avec la plus grande longévité. Bien plus que les slaloms que Pius Njawe devait effectuer entre les créan ciers auxquels il avait recours pour faire survivre sa publication, la bataille la plus rude qu’il eût à mener au début de son aventure éditoriale fut celle de sa légitimité dans le champ socio professionnel du journalisme au Cameroun, et dans l’espace public en formation. En effet, quand il passe de vendeur de journaux à directeur de publication, il n’est titulaire que du seul Certificat d’études primaires. Ses pourfendeurs se sont d’ailleurs toujours servis de cette absence de diplôme secondaire pour tenter de le faire taire et dénier toute légitimité à son travail journalistique, qualifiant Le Messager de « feuille de chou tenue par un analphabète » ; de « journal vandale » ; de « chiffon tenu par un pêcheur en eaux troubles » ; d’« imposture », etc. Pendant près de quinze ans, les mots n’étaient pas assez durs pour qualifier Pius Njawe et son journal. Le fiel que les thuriféraires du régime répandaient pour tourner en dérision son « faible bagage intellectuel » n’avait d’égal que les outrances du Messager. Dans ce pays où, un demi-siècle après l’indépendance, l’endémie de la « diplomite 2 » continue de faire des ravages, 2. Le culte exacerbé du diplôme. L’expression est d’Albert Mbida, professeur à l’École supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (ESSTIC),de Yaoundé, et haut fonctionnaire au ministère de la Communication. Il représentait son ministre aux obsèques de Pius Njawe. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 208 la trajectoire de Pius est inédite, comparée à celles, plus nombreuses, de ceux qui ont fait de leurs grades académiques des instruments de domination et de perpétuation de ce qu’Achille Mbembe nomme aujourd’hui le « colonialisme interne 3 ». De ce manque de diplôme universitaire qui aurait pu être un handicap, Njawe a fait une force 4. Non seulement il acceptait de s’entourer de professionnels auprès de qui il continuait d’apprendre 5, mais il ouvrait aussi largement ses colonnes à tous ceux qui pensaient avoir leur mot à dire sur la marche des affaires de la cité. C’est d’ailleurs la tradition du débat qu’il i nstaura très tôt dans son journal qui assura à celui-ci une place hégémonique dans l’espace médiatique camerounais. Entre 1988 et 1989, les lecteurs du Mes sager se souviennent du violent débat qui opposa Hubert Mono Ndjana et Maurice Kamto, tous deux professeurs d’université. Le premier, enseignant de philosophie, soutenait que le régime de Yaoundé donnait des signes d’essouf flement en raison de « l’ethnofascisme 3. A. Mbembe, « Au-delà de la débâcle des Lions indomptables. Entretien avec Norbert N . Ouendi », Mediasfreres.org, 24 juin 2010. 4. Voir J.-P. Langellier, « Pius Njawe, empêcheur de tricher en paix », in Reporters sans frontières, Dix portraits pour la liberté de la presse, Paris, Le Monde Éditions, 1995, p. 55 sqq. 5. Lire à ce sujet les témoignages de Célestin Lingo et de Jacques Kamgang parus dans Le Jour du 14 juillet 2010. Tous deux et bien d’autres étaient dans les années 1980 des journalistes professionnels travaillant pour le gouvernement, mais qui aidaient Pius à fabriquer clandestinement Le Messager. 25/10/10 10:16:34 Politique africaine n° 119 - octobre 2010 209 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat des Bamilékés » 6. Ces derniers, arguait-il, avaient mis en place une alliance ethnique objective pour entraver l’action de Paul Biya et continuer à régner sans partage sur l’économie, tout en s’organisant pour la conquête du pouvoir politique. Le second, agrégé de droit, estimait quant à lui que le Cameroun allait mal à cause des élites qui, à l’image de Mono Ndjana, refusaient de dire la vérité au Prince 7. Avec force arguments intellectuels, les deux enseignants se répondaient à t ravers les colonnes du Messager, alors hebdomadaire. Étudiants boursiers et fonctionnaires disposant encore d’un pouvoir d’achat significatif attendaient fébrilement la parution du journal pour compter les coups. Pius, de son côté, engrangeait les premiers bénéfices de son œuvre en termes financiers et de notoriété au niveau national. C’est aussi la période où, en quête de légitimité, il soutenait ouvertement Paul Biya, arrivé au pouvoir en 1982. Ses éditoriaux de l’époque avançaient l’idée que le président camerounais était un homme politique vertueux et ayant une vision pour le pays, mais que son entourage était malsain et incompétent. 6. Sur l’instrumentalisation de la question bamiléké au Cameroun, voir D. Zognong, « La question Bamiléké pendant l’ouverture démocratique au Cameroun. Retour d’un débat occulté », in Unesco, Programme « Gestion des transformations sociales ». Document de travail n° 61, Paris, 2002. 7. Après avoir occupé plusieurs fonctions administratives au sein du parti de Paul Biya, le RDPC, Mono Ndjana dirige aujourd’hui le département de philosophie de l’Université de Yaoundé i. Quant à Maurice Kamto, il est actuellement ministre délégué auprès du ministre de la Justice. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 209 À ceux qui lui rétorquaient que la faute en revenait à la personne qui choisissait cet entourage, Pius répondait que soutenir le Renouveau8 et son promoteur, c’était donner une seconde chance à ce régime que le putsch manqué de 1984 avait fragilisé 9. Mais les raisons de ce compagnonnage sont aussi à chercher dans la gratitude que Pius voulait exprimer envers celui qui avait fait reparaître son journal. De fait, quelques mois après sa création, Le Messager avait été interdit. Retour : nous sommes en mai 1980, à la veille du congrès de l’UNC. Pius constate et écrit que les discours du président Ahidjo dénonçant la gabegie, la concussion et la corruption ne sont pas suivis d’effets. Le congrès se tient à Bafoussam, siège du journal. Les caciques de l’UNC ne veulent pas que de telles critiques par viennent aux oreilles du Président, réputé impitoyable, et obtiennent l’inter diction du Messager. En mars 1985, avant la tenue du congrès constitutif du nouveau parti venant se substituer à l’UNC, le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), à Bamenda, Le Messager qui paraissait sporadiquement sans auto risation, selon le régime dit « de tolérance », 8. En arrivant au pouvoir le 6 novembre 1982, Paul Biya s’était présenté aux Camerounais comme l’homme du Renouveau. 9. Le 6 avril 1984, une partie de l’armée restée fidèle à Ahmadou Ahidjo, le premier président, tente de renverser le pouvoir en place. Accusé par la suite de ne pas tenir les promesses d’ouverture émises dans son discours d’investiture, Paul Biya tirera toujours prétexte de cet événement pour justifier le virage sécuritaire de son régime. 25/10/10 10:16:34 210 Conjoncture est de nouveau interdit. Mais Njawe n’abdique pas. Au contraire, il songe à installer son journal à Douala, capitale économique qui offre davantage de visibilité et plus d’opportunité en termes publicitaires. Quand les tractations de coulisses aboutissent à la levée de l’inter diction fin 1985, il entend honorer la parole donnée aux intermédiaires de ne pas s’en prendre à Paul Biya. Pius pense aussi que cette retenue lui vaudra la reconnaissance de la qualité de journa liste de la part de ceux qui la lui dénient. En même temps, les pressions des forces progressistes qui voyaient Le Messager comme la tribune de leurs revendications sont incessantes. Entre les deux courants, Pius louvoie. Pas longtemps puisqu’il finit par s’engager pour la libéralisation de la vie politique. En effet, alors que Njawe se trouve hors du Cameroun, Célestin Monga, économiste, publie le 27 décembre 1990 dans Le Messager, sous forme de lettre ouverte, un pamphlet à l’encontre de Paul Biya et des principales institutions du pays. Au retour de Njawe, les deux hommes sont arrêtés. Le juge en charge de l’affaire tente de désolidariser les cas de Pius Njawe et de Célestin Monga 10. Rien n’y fait. Njawe affirme que même quand il est en voyage, il se fait toujours faxer toutes les pages de son journal avant parution, et en 10. Sur la signification de sa lettre intitulée « La démocratie truquée », lire C. Monga, Anthropologie de la colère. Démocratie et société civile en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1994. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 210 assume par conséquent le contenu 11. À l’intérieur du pays, des artistes came rounais mobilisent la rue, qui exige la libération des deux hommes. À l’extérieur, Reporters sans Frontières, Amnesty inter national et d’autres organisations de défense des droits de l’homme assurent à cette affaire une publicité internationale qui contribue à donner à Njawe une aura politique de grande ampleur. En essayant de le faire taire 12, le régime de Yaoundé a fait de Pius Njawe non seulement un journaliste connu à travers le monde, mais aussi un ardent défenseur des droits de l’homme, en particulier de l’un des plus impres criptibles d’entre eux : le droit à la libre expression. Pour ceux qui s’intéressent aux médias africains, Pius est ainsi devenu un martyr. Au moment de son décès, les témoi gnages et autres éloges lui attribuent 126 arrestations. Une extrapolation. Il s’agit en fait des interpellations et arrestations dont a été victime l’ensemble 11. On sait aujourd’hui que ce n’est qu’une fois rentré de son voyage que Pius a lu la lettre, et que c’est en cellule qu’il fit la connaissance de Monga. Les deux hommes nouèrent à partir de cet épisode une longue amitié. C’est au nom de cette amitié que la famille de Pius Njawe a confié à Célestin Monga, aujourd’hui en poste à la Banque mondiale, la responsabilité de ramener la dépouille du journaliste au Cameroun. 12. Sur la technologie de la répression employée contre Le Messager et les autres journaux dits d’opposition, voir T. Atenga, « Le Messager » dans le champ journalistique camerounais, mémoire de DEA d’études africaines, Université Paris i Panthéon-Sorbonne, 2000 ; Contrôle de la parole et conservation du pouvoir. Analyse de la répression de la presse écrite au Cameroun et au Gabon depuis 1990, thèse de doctorat en science politique, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2004. 25/10/10 10:16:34 Politique africaine 211 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat du personnel du Messager depuis sa création. Pius incarnant son journal, de telles surinterprétations ne sont pas surprenantes. Est-ce Le Messager qui faisait la renommée de Pius ou Pius qui faisait la renommée du Messager ? Il est aujourd’hui difficile de répondre. Ce qui est en revanche certain, c’est que Njawe n’a jamais lâché un de ses collaborateurs aux prises avec la justice partiale de son pays. En 1996, alors journaliste au Messager, l’auteur de ces lignes avait cinq procès sur les bras 13. Au cours du plus retentissant, qui nous opposa à Jean Fochivé 14, le redouté Secrétaire d’État à la sécurité intérieure, nous fûmes solidairement condamnés à deux mois de prison. De même, Pius n’était pas l’auteur du papier qui le conduisit à sa plus longue détention, de fin 1997 à octobre 1998, suite à l’affaire dite du « malaise car diaque » que Paul Biya aurait eu alors qu’il présidait la finale de la Coupe du Cameroun. Dix mois de détention, sans qu’il lâche le nom du véritable auteur 13. Sur le harcèlement judiciaire et autres intimi dations dont je fus l’objet, voir les Rapports annuels 1996 et 1997 de Reporters sans frontières, d’Amnesty International et du CPJ (Committee to Protect Journalists). 14. Chef de la police politique camerounaise depuis quasiment l’indépendance et jusqu’en 1996, Jean Fochivé était craint des Camerounais pour son rôle actif dans la répression des maquis des Grassfields et dans la lutte acharnée qu’il mena contre l’Union des populations du Cameroun (UPC) dans les années 1960. Par la suite, en période de crise sociale et politique, les deux présidents camerounais ont toujours fait appel à ses services pour ramener l’ordre et la sécurité. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 211 du papier, encore moins la source de l’information, toutes choses que les juges voulaient obtenir afin de le libérer 15. Soumis à la pression internationale à la veille du sommet France-Afrique qui se tenait à Paris, Biya est contraint de le gracier. Les contempteurs de Pius l’accusaient de faire de la victimisation son fonds de commerce. Ses soutiens et admirateurs voyaient dans son endurance face aux coups que le régime en place lui assenait, la marque des héros. Seule une institution peut déclencher autant de passions, de polémiques. Njawe, un « homme-institution » fragile et controversé Grâce au premier « Prix de la libre expression » que lui décerne l’Union internationale des journalistes et de la presse de langue française en 1991 et à la « Plume d’or de la liberté » de l’Association mondiale des journaux qui lui est remise en présence du chancelier Helmut Kohl en 1993, Pius Njawe est devenu un journaliste de renommée internationale. Sa photothèque témoigne de la reconnaissance de son parcours au-delà des frontières nationales. De Mandela à Gbagbo, de Nyerere à Kérékou, d’Alpha Blondy à Soyinka, il a côtoyé le gotha de la politique, de la culture, des affaires du continent. Njawe 15. Sur ce long séjour en prison, lire P. Njawe, Blocnotes du bagnard, Paris, Mille et une nuits, 1998. 25/10/10 10:16:34 212 Conjoncture et le Nigérian Babafemi Ojudu 16 sont les deux seuls journalistes africains dont les objets personnels sont exposés au New seum de Washington. C’est dire qu’outreAtlantique, sa légitimité n’a jamais fait l’objet de débats, son engagement et ses luttes pour la liberté d’expression et les droits humains lui assurant une reconnaissance incontestable. Dès lors que Njawe devient une figure internationale des médias, sa légitimité n’est plus ouvertement contestée. Il n’en a pas pour autant fini avec ses tourments camerounais. La confrérie des jour nalistes lui reproche en effet de ne pas mettre sa notoriété au service de la consolidation du journalisme comme champ professionnel viable. Bien au contraire, l’identité du champ journa listique camerounais se construit contre lui depuis 1990. Pour les promoteurs de La Nouvelle Expression, de Mutations, de Repères ou du Jour 17, il s’est en effet toujours agi de faire mieux ce que Pius se contentait de faire bien. La floraison des titres et des directeurs de publication qu’on observe au Cameroun s’explique par le fait que de nombreux jeunes se 16. Né le 25 mars 1961 dans l’État d’Ekiti au Nigeria, Babafemi Ojudu est l’ancien rédacteur en chef de The News, dont il fut également l’un des fondateurs en 1993. Il a été arrêté plus d’une dizaine de fois sous le régime Abacha et a connu plusieurs détentions, dont la plus longue le vit incarcéré durant neuf mois dans une cellule secrète du cimetière d’Ikoyi. Il s’apprête à présenter sa candidature aux séna toriales de 2011 sous la bannière de l’Action Congress dans l’État d’Ekiti. 17. La Nouvelle Expression, Mutations et Le Jour sont les autres quotidiens privés camerounais. Repères est un hebdomadaire. Par leur contenu et leur tirage, ces journaux occupent une place dominante dans la presse écrite camerounaise. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 212 sont rêvés en « petits Njawe », le crieur parti de rien pour devenir la référence du champ journalistique camerounais. De par sa trajectoire, Pius a été le pivot autour duquel l’identité contemporaine du journalisme camerounais s’est (dé) formée. Son absence de diplôme univer sitaire a été à l’origine du renforcement du clivage entre presse officielle et presse privée : jusqu’au milieu des années 1990, la presse publique 18 s’est arrogée le monopole du « professionnalisme », stig matisant les amateurs de la presse privée, au premier rang desquels Pius Njawe. Ce n’est qu’en 1996, avec la création de Mutations, dont l’équipe est composée en majorité de journalistes sortis de l’École supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (Esstic) de Yaoundé, que cette frontière devient poreuse. Depuis, les différentes tendances du journalisme camerounais cohabitent à travers syndicats et asso ciations professionnelles. Njawe a d’ailleurs présidé aux destinées de l’une d’entre elles : l’Organisation camerounaise de la liberté de la presse (Ocalip), regroupant les directeurs de publication À l’annonce de sa disparition, le ministre de la Communication et porteparole du gouvernement, Issa Tchiroma Bakary, s’est fendu d’un communiqué : « avec le décès de M. Pius Njawe, le Cameroun perd l’un des pionniers de la liberté de presse dans notre pays », écrivait-il dans un communiqué diffusé à la Cameroon Radio and Television 18. Cameroon Tribune, le quotidien gouvernemental, et la Cameroon Radio and Television (CRTV), la radio télévision publique. 25/10/10 10:16:34 Politique africaine 213 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat (CRTV) le 13 juillet 2010. Après une demande d’aide formulée par un des fils de Pius, le gouvernement a remis à sa famille, devant les caméras de la télé vision publique, une somme de 10 mil lions de francs CFA comme contribution aux obsèques. Les mots du gouvernement et son argent signifient-ils que ses relations avec Pius Njawe s’étaient normalisées ? Rien n’est moins sûr. Le journaliste a en effet très souvent servi de bouc émissaire, d’une part quand le gouvernement, pour justifier son image ternie à l’étranger, accusait la presse incarnée par Pius ; d’autre part, lors de certains épisodes de la vie nationale, quand les autorités souhaitaient montrer que rien ne serait plus toléré de la part de la corporation journalistique et frappaient alors à la tête, à savoir Pius et son journal. Albert Mbida, le représentant du ministre de la Communication aux obsèques a-t-il perçu l’ambiguïté de son témoignage lorsqu’il a déclaré : « Pius va nous manquer, il nous manque même déjà 19 » ? Le pouvoir n’était pas seul à faire usage à son profit de l’institution que Pius était devenu. Dans la confrérie journalistique, nombreux sont ceux qui trouvaient commode de « taper » sur lui à travers colonnes, émissions de radio et de télévision afin de masquer leurs propres manquements. Ainsi en a-t-il été des neuf mois d’arriérés de salaires que Njawe devait à son équipe et du mou vement initié par le personnel pour faire 19. Voir son témoignage repris au lendemain des obsèques dans Le Jour, Mutations et La Nouvelle Expression du 9 août 2010. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 213 valoir ses droits en décembre 2009. Tous les médias camerounais s’en sont fait un large écho, alors que dans le même moment, un certain nombre de journaux accumulaient eux aussi des mois d’impayés. Il en fut de même avec la Convention collective des journalistes 20. Informés du fait que Njawe ne la signerait pas 21, de nombreux responsables des médias camerounais, sans pour autant avoir les moyens de la mettre en œuvre, se précipitèrent au bureau du ministre du Travail pour la parapher dans le seul but de marquer leur différence avec lui. La mobilisation de la corporation observée dès l’annonce de son décès ne doit pas faire oublier que certains ont reçu du pouvoir de fortes sommes d’argent avec pour mission de « tuer » Le Messager ou, à défaut, de le reléguer en position subalterne. De nombreux informateurs détenant des positions de pouvoir ont coupé les ponts qui les reliaient au Messager au profit d’autres publications, prétextant qu’ils ne se reconnaissaient plus dans les combats de Pius. La manière dont celui-ci a géré la ques tion des arriérés de salaires de l’équipe actuelle du journal et la brutalité avec laquelle il s’est séparé des éléments qui avaient mené la fronde sont autant d’éléments dont se servaient ses détracteurs 20. Signé en novembre 2008 par les syndicats de journalistes, les directeurs de publication et le gouvernement, le texte fixe la grille salariale applicable dans la profession ainsi que pour les métiers connexes. 21. Pius demandant au gouvernement d’appliquer au préalable la Convention de Florence qui préconise la détaxation des intrants servant à la fabrication des biens culturels. 25/10/10 10:16:34 214 Conjoncture pour affirmer qu’il était un mauvais gestionnaire des hommes et des avoirs du Messager. Lors de la conférence de lan cement des festivités du 30e anniversaire du journal, Pius reconnaissait avoir commis des erreurs dans sa gestion patrimoniale du journal : « Je n’ai pas honte ou peur de dire que j’ai une responsabilité dans ce qu’est Le Messager aujourd’hui. Un journal est une entreprise. Je suis devenu chef d’entreprise par effraction avec tout ce que cela peut comporter comme manquements dans la gestion. Le personnel du Messager accuse quelques mois d’arriérés de salaires. Ce n’est pas nouveau. Il est devenu difficile pour les entreprises de presse d’équi librer leurs comptes. Pour accéder à la publicité aujourd’hui, c’est la croix et la bannière… 22 ». Anticipant sur les réactions de ceux qui verraient dans cette déclaration un aveu d’incompétence, il précisait également : « le moment le plus difficile du Messager, c’est aujour d’hui. Chaque édition est un m iracle. On est obligé de faire avec cet environnement qui s’est avéré farouche, hostile. On s’est battu pendant trente ans pour ne pas mourir. Le Messager est un produit camerounais avec des réalités camerounaises 23 ». Tous ces propos révèlent la fragilité de Pius et de l’œuvre de sa vie, Le Messager. Ils confirment aussi l’impression qu’il laissait à de nombreux interlocuteurs quelques mois avant sa disparition à anniversaire du Messager, cérémonies qui sonnent aujourd’hui comme un adieu public, Pius, qui les avait voulues fastes malgré la conjoncture difficile du journal, avait déclaré : « Nous ne voulons pas célébrer Le Messager mais les acteurs de la résistance de par le monde, la profession en général 25 ». Une des premières invites que sa mort adresse 22. « Pius N. Njawé : “On s’est battu pendant trente ans pour ne pas mourir” », entretien avec Justin Blaise Akono, Mutations, 1er septembre 2009. 23. Ibid. 24. À la suite de quoi il s’est beaucoup engagé dans la prévention routière au Cameroun. 25. « Pius N. Njawé : “On s’est battu pendant trente ans pour ne pas mourir” », art. cit. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 214 savoir qu’il traversait une grande période de doute. Il n’affichait plus la même détermination à se battre pour la survie de ce journal. Plus grave, il semblait ne plus avoir de solutions de sortie de crise. Là aussi, les interprétations divergent : d’aucuns y voyaient le signe qu’il nour rissait d’autres ambitions et n’avait plus le cœur et la tête au journalisme ; d’autres, qu’il ne s’était jamais relevé de la mort de sa première épouse des suites d’un accident de la route 24 ; certains, enfin, qu’il ne s’était pas remis financièrement des pertes occasionnées par la mise sous scellés de Freedom FM, la radio qu’il s’apprêtait à lancer (pertes estimées à 60 millions de francs CFA rien qu’en achat de matériel). Devant toutes ces épreuves professionnelles et person nelles, il s’était réfugié dans la foi, notamment en devenant membre actif d’une église de réveil où certaines prophéties lui prédisaient un destin plus grand. En lançant les cérémonies du 30 e 25/10/10 10:16:34 Politique africaine 215 Pius Njawe (1957-2010) : portrait posthume d’un journaliste de combat aux journalistes et médias camerounais de tous bords est le devoir de résistance : résistance face à l’adversité d’un contexte économique des plus délétères qui a pour conséquence la décrue des tirages et des ventes, entraînant la baisse dras tique des recettes publicitaires ; résistance face à un régime autocratique dont le maintien de son chef à vie au pouvoir tient lieu de programme politique pour les prochaines années ; résistance enfin au sein même d’une corporation où le mot éthique semble avoir perdu sa signification. Sur son site Internet, Le Messager a inscrit comme épitaphe électronique à côté de la photo de Pius une phrase que les dictionnaires de citations prêtent à Margaret Mead : « Ne doutez jamais du fait qu’un petit nombre de gens réfléchis et engagés peuvent changer le monde. En réalité, cela s’est toujours passé ainsi ». Il ne l’aurait certainement pas reniée. Mais c’est son ami, le chanteur Lapiro, incarcéré depuis les émeutes de février 2008, qui, du fond de sa cellule, exprime ce que Njawe lui-même aurait dit en de pareilles circonstances : « la lutte continue » 26. Abstract Pius Njawe (1957-2010) : posthumous portrait of a struggling journalist Pius Njawe, the editor of the Cameroonian daily Le Messager, died on 12 July 2010 in a car accident in Virginia (United States). He was invited there by the Cameroonian Diaspora for Change (Camdiac), an organi zation that gathers political parties and activists determined to build an alternative for the next presidential election to be held in 2011. Pius Njawe made his name world wide as a staunch defender of the press’ freedom. It is one of the leading figures of post-Independence French-speaking African journalism who disappears. This occurs at a time when his newspaper is going through one of its most serious crisis in the last 30 years, and when the future of the Cameroonian media landscape is subject to many uncertainties. The portrait proposed here relates the destiny of a struggling journalist. Thomas Atenga Université de Douala 26. Lire la réaction de Lapiro suite au décès de Pius dans Le Messager du 16 juillet 2010. Lapiro est un chanteur camerounais engagé qui a grandement contribué à la libération de Monga et Njawe en janvier 1991 en mobilisant la rue par des tracts. Après une brouille de quelques années, Lapiro et Pius s’étaient réconciliés, et Le Messager était à l’avant-garde du combat pour la libération de Lapiro, qu’il considère comme l’un des derniers prisonniers politiques de l’ère Biya. 03 Polaf119_Conjonct_.indd 215 25/10/10 10:16:34