L`Euroméditerranée : nouvelle frontière de l`Europe

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L`Euroméditerranée : nouvelle frontière de l`Europe
L'Euroméditerranée : nouvelle frontière de l'Europe
Par François SILVA
Professeur Associé au CNAM, Doyen associé de la Recherche à
Euromed Marseille Ecole de Management
RÉSUMÉ
La notion d’" Euroméditerranée ", même si les espaces méditerranéen
et européen sont intimement liés géographiquement et humainement
depuis la nuit des temps, est une invention récente qui date de la
conférence de Barcelone (1995). Les Etats euroméditerranéens, durant
la dernière moitié de siècle, avaient oeuvré pour se rapprocher de leurs
collègues européens afin d’éviter l’émergence d’un nouveau conflit
fratricide en s’appuyant sur la notion de " doux commerce " chère à
Montesquieu. La chûte du mur de Berlin et le démantèlement de l’Union
Soviétique ont marqué un tournant dans la construction européenne,
l’Union Européenne choisissant résolument de se tourner vers nos
voisins de l’Est, négligeant ainsi nos voisins du Sud. La conférence de
Barcelone, ainsi que la création du Fonds MEDA, marque donc la
volonté des pays européens, en particulier les pays
euroméditerranéens, de reconsidérer l’espace méditerranéen comme
un espace politique et économique à part entière.
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L'Euroméditerranée : nouvelle frontière de l'Europe
ABSTRACT
Despite the close link that has always existed between the
Mediterranean and the European zones, the notion “Euro
Mediterranean” is a recent invention created during the Barcelona
Conference (1995). During the last half century the Euro Mediterranean
states have worked together to avoid a new fratricidal conflict, inspired
by Montesquieu’s notion of “soft trade”. The fall of the Berlin wall and
the end of the Soviet Union were key points in the construction of
Europe, the European Union choosing to integrate its eastern
neighbours, thus neglecting its southern neighbours. The Barcelona
Conference, as well as the creation of the MEDA fund, shows the
European Union’s willingness, in particular the Euro Mediterranean
countries, to reconsider the Mediterranean zone as an authentic
political and economical zone.
Pourquoi cette idée d’Euroméditerranée est-elle apparue ? Que
recouvre-t-elle ? Par rapport à la question des frontières de l’Europe (de
son identité), que peut-elle signifier ? Quelles relations l’Europe
souhaite-t-elle établir avec son environnement proche ? La question
n’est pas tant de savoir par exemple si la Turquie doit ou non être dans
le périmètre européen mais les relations particulières qu’implique cette
proximité géographique, en particulier dans leurs dimensions sociales
et économiques. L’idée de l’Euroméditerranée est une " Euro-invention
" des années 90 comme l’appelle joliment Pierre Willa 1 par la jonction
de l’Europe et de la Méditerranée. Elle est née d’une conférence qui
s’est tenue en novembre 1995 à Barcelone entre les ministres des
affaires étrangères des Quinze pays européens (à l’époque) et ceux
des 12 pays du Sud de la Méditerranée qu’on appelait les pays tiers
méditerranéens (P.T.M.), dont Israël. L’objectif était de mettre en place
une politique européenne vers les pays du Sud de la Méditerranée.
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Cette conférence, dite " de Barcelone ", a lancé ce que l’on a appelé le
" processus de Barcelone ", correspondant à la mise en place
progressive d’accords de coopération dont un des principaux était de
mettre en place une zone de libre échange à l’horizon 2010. Il s’agissait
de réfléchir et de trouver des convergences autour à la fois des
questions économiques et sociales et d’autre part de faire émerger une
stratégie de sécurité collective. En ce début des années 90, le mur de
Berlin venait de tomber. La réunification allemande en était la première
conséquence.
La Méditerranée apparaissait marginale. En effet, les problèmes d’alors
étaient de s’ouvrir aux anciens pays du bloc soviétique, ce qui
accentuait encore l’Europe, conçue comme un ensemble " euro-centré "
sur sa partie centre Nord. Les pays d’Europe Centrale et du Nord
avaient peu d’intérêt pour la Méditerranée, au contraire même, ils
pouvaient se sentir en concurrence. D’une manière informelle, il y a eu
un partage des rôles entre l’Allemagne et la France. La France
s’occuperait un peu plus de la Méditerranée, du fait de la nature de ses
liens, de son histoire, de sa géographie, de son économie… tandis que
l’Allemagne serait plus tournée vers l’Europe de l’Est. Bien
évidemment, c’était occulter les relations étroites existant entre
l’Allemagne, l’Autriche (et d’une façon générale les Balkans) avec la
Turquie. Avec la France, l’Espagne et l’Italie étaient inquiètes de la
poussée migratoire et déjà des conséquences de la poussée islamiste.
L’Algérie était en proie à une véritable guerre civile face à la montée
islamiste. Mais c’était aussi pour l’Europe la capacité de proposer une
alternative à la politique américaine après la première guerre en Irak. Il
est important de noter que les Etats-Unis ont proposé depuis un projet
de Grand Moyen Orient englobant l’Asie centrale jusqu’au Pakistan.
Leur projet est en fait une alternative (et une concurrence) à celui de
l’Europe.
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A posteriori, les événements (depuis le 11 septembre 2001 en passant
par la deuxième guerre d’Irak et les différents attentats terroristes qui
ont ensanglanté la Planète, dont l’Europe, la Turquie et le Maroc)
indiquent bien que la logique du processus de Barcelone était
largement justifiée. Aujourd’hui, évidemment, la dimension sécuritaire
devient une question essentielle pour les pays européens et bien
évidemment pour les européens du Sud. Pour reprendre un article
d’Olfa Lamloum 2 , " l’enjeu de l’islamisme est au coeur du processus de
Barcelone " Mais il ne faut pas seulement se focaliser sur la dimension
sécuritaire et marginaliser la dimension économique, sociale et
culturelle. Après le 11 septembre, évidemment, le volet de lutte contre
le terrorisme constitue un enjeu essentiel. Mais le terreau du terrorisme
c’est aussi la pauvreté et la non maîtrise de l’expansion urbaine qui ne
permet pas d’offrir des conditions de vie minimum. Les pays du Sud de
la Méditerranée ont besoin d’un développement économique et social.
L’EUROMÉDITERRANÉE OU LA MODERNISATION DES PAYS DU
SUD DE LA MÉDITERRANÉE
Cette Conférence de Barcelone avait pour but de se mettre d’accord
sur la méthode pour parvenir à atteindre les objectifs
socio-économiques et de sécurité. Il fut proposé de réunir tous les 6
mois des conférences ministérielles pour faire le point sur l’avancement
des travaux des différentes commissions d’experts chargés de proposer
des solutions pour mettre en place cette zone de libre échange. Mais
créer une telle zone pouvait avoir des graves conséquences si cette
ouverture n’était pas préparée. Ainsi, cela signifiait la disparition
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progressive des droits de douane pour les pays du Sud, ce qui
représente entre 25 à 35 % des rentrées globales de ces Etats. Il était
donc nécessaire que ces pays disposent d’un temps d’adaptation pour
se moderniser, en particulier en réorientant les sources de revenus vers
une fiscalité indirecte, la TVA par exemple. Mais cela nécessite une
transformation des habitudes comptables avec plus de transparence et
de rigueur. C’est aussi la mise en place, pour les entreprises, d’une
gestion moderne qui passe par la tenue d’une comptabilité. Un des
volets de cette comptabilité passe par une gestion des ressources
humaines qui se concrétise par la déclaration des salariés, par
l’établissement de leurs fiches de paye, le paiement des prélèvements
sociaux… Ces pratiques nouvelles pour ces pays sont au coeur des
règlessociales minimum que les grands groupes occidentaux imposent
de mettre en place à leurs sous-traitants. C’est la RSE (Responsabilité
Sociale des Entreprises) qui permet ainsi d’éviter le dumping social.
C’est dans ce contexte que le programme dit " MEDA " a été lancé pour
financer des projets de modernisation dans chacun des pays du Sud
méditerranéen. Afin que cette baisse des rentrées soit
économiquement, financièrement (et socialement) acceptable, ces pays
devaient mettre en place une transformation de leur économie, en
particulier de leur fiscalité et de leur législation. C’est le même travail en
profondeur que des pays comme l’Espagne ou le Portugal ont effectué
dans les années 80 afin de pouvoir affronter l’économie des pays
européens, en limitant la casse sociale. La Turquie est en train de faire
la même démarche pour se mettre au niveau européen par rapport aux
critères de Copenhague 1 . Bien évidemment, pour les pays du Sud
méditerranéen, la question n’est pas d’entrer dans un processus
d’intégration mais de partenariat.
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EUROMÉDITERRANÉE COMME L’ÉMERGENCE D’UN NOUVEL
ESPACE ?
Etienne Balibar 2 évoque l’Europe comme une superposition de trois
frontières : une frontière (ou un espace) atlantique, une frontière (ou un
espace) méditerranéen(ne), une frontière (ou un espace) oriental(e). Il
peut être paradoxal de lier frontière et espace. Mais cette façon qu’à
E.Balibar d’évoquer la frontière en l’accolant à l’espace est une
question centrale que nous allons développer plus avant.
L’" espace " dans le Petit Robert est désigné comme " un lieu, plus ou
moins bien délimité où peut se situer quelque chose ", nous permet de
donner de ce terme 2 définitions :
- l’une correspond à une vision dynamique de l’espace, comme une
réalité fluctuante et élastique. Ainsi, les Etats-Unis se sont construits
sur le temps. Leur espace a été en expansion sur plus de 2 siècles.
En même temps que l’espace se construit par apports successifs, c’est
une dimension identitaire nouvelle qui émerge aussi. Ce n’est pas
seulement une construction géographique qui s’élabore mais c’est
aussi une identité en construction. Car l’espace ainsi créé permet des
mélanges. Il devient ainsi un creuset d’où émergent des particularités et
des spécificités qui forment ainsi une nouvelle identité. Car les espaces
nouveaux intégrés signifient l’arrivée de peuples nouveaux avec leurs
particularités culturelles, leurs histoires. Mais c’est aussi un espace qui,
en s’élargissant, se recentre sur d’autres axes. L’histoire humaine a
ainsi été marquée par une suite d’espaces qui se sont construits (mais
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aussi délités, absorbés) pour former de nouvelles cultures, peuples,
nations, empires en intégrant différents peuples dans un seul et même
espace.
Pour reprendre le parallèle avec la construction des Etats-Unis, tout
espace géographique à ses limites : la frontière. Et cette notion a été au
coeur de l’histoire américaine pendant tout le 19ème siècle. La frontière
avançait toujours plus loin à l’Ouest par cette conquête incessante des
pionniers. Les américains ont ainsi su constamment repousser les
limites de leur territoire pour créer une nation. Aujourd’hui, la porosité
de la frontière mexicaine est telle que la présence des mexicanos
donne dans les Etats du Sud-Ouest américain une culture
hispano-indienne très présente voire déjà majoritaire. Aucun des pères
fondateurs n’avait au début conscience des potentialités de son
territoire, tout comme il n’avait pas idée des transformations que ces
nouvelles acquisitions allaient entraîner. Ainsi, l’identité américaine est
contrastée avec, d’un coté la formidable capacité d’intégration qu’a eu
ce pays en s’enrichissant par des apports successifs et, de l’autre, le
maintien de fortes identités sur lesquelles se sont repliées des
communautés, en particulier religieuses et fermées sur tout apport
extérieur. Elles constituent des sociétés figées en l’état, incapables de
dialogue et d’évolution. Nous avons un bon exemple (et des dangers)
de ce communautarisme avec les Amishs en Pennsylvanie, qui sont
restés identiques aujourd’hui à leurs ancêtres immigrés allemands du
17ème siècle, avec les mêmes habitudes, croyances, comportements
alimentaires et vestimentaires. Ainsi, la Terre reste pour eux un disque
plat autour duquel tourne le soleil.
A l’opposé de cela, les peuples européens se sont constitués au 4 et
5ème siècle par l’intégration des peuples barbares, en grande partie
germains, dans la société galloromaine, fusion elle-même des peuples
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celtes avec la culture romaine. Cette romanisation des barbares s’est
faite en premier lieu par la porosité de la frontière de l’Empire Romain.
Les échanges des produits des deux cotés de la frontière (les limes)
correspondaient aussi à des échanges entre les hommes. C’est ainsi
que la frontière ne constitua plus une séparation entre 2 mondes
différents mais devint le creuset d’où émergèrent les peuples
européens du Nord-Ouest de l’Europe, la France, l’Allemagne,
l’Angleterre...
EUROPE : QUEL ESPACE ET QUELLE LIMITE ?
La question aujourd’hui est de savoir la façon dont cet espace va ou
non évoluer.
Les frontières n’étant pas figées, quelles relations avec l’environnement
proche allons nous établir ? Un débat a commencé sur l’intégration de
la Turquie pour savoir si ce pays faisait ou non partie de l’Europe après
en avoir été son membre malade au 19ème siècle. Mais personne ne
met en doute la notion de partenariat.
Le propre de l’identité des pays européens, jusqu’à présent, a été sa
constante capacité à évoluer et à intégrer de nouveaux apports. Dans "
Identité de la France" 1 , Fernand Braudel décrit ainsi la façon dont la
France s’est construite par des apports successifs. Nombreux furent les
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peuples qui firent souche : des gaulois aux romains en passant par tous
les peuples dits barbares qui affluèrent sur cette péninsule de fin de
continent eurasiatique. " Dès le 5ème siècle avant JC, les peuples sont
presque aussi hétérogènes que les populations d’aujourd’hui. C’est
finalement un ensemble qui s’est constitué. L’étonnant, c’est
évidemment la formation d’un tel ensemble, qui implique bien des
forces à l’oeuvre, bien des hasards, bien des évolutions et des
2.
réussites"
Ce patchwork correspond à la situation européenne, une imbrication de
peuples qui se sont construits par des apports successifs. La France
est sans doute un des peuples européens qui a connu les plus grands
brassages de population. Tout au long du 20ème siècle, la société
française a continué cette " tradition " en intégrant des espagnols, des
portugais, des italiens, des juifs d’Europe de l’Est, des polonais, des
algériens, des marocains… Au total, des millions de personnes sont
arrivées. Aujourd’hui un tiers des français a au moins un de ses
grands-parents qui est d’origine étrangère.
Tous ces apports ne sont pas anodins et, comme disait Antoine de St.
Exupéry, " les différences entre les hommes constituent des
enrichissements successifs s’ils savent s’écouter et se comprendre
mutuellement" 3 . Il est vrai que l’idée d’intégration à la française n’est
pas le seul modèle en Europe. Car aujourd’hui la plupart des pays
européens sont des patchworks de peuples et de cultures différentes.
Un des fondements de l’expansion des pays de l’Europe de l’Ouest a
été leur capacité à évoluer et à s’enrichir par leurs différents apports
culturels le long de leur histoire.
La question est de savoir si ces pays vont continuer ou non sur cette
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dynamique.
La question fondamentale est de savoir si l’Europe est historiquement
dans cette même dynamique d’une construction dans laquelle ses
limites ne sont pas figées.
Fernand Braudel développe dans ses livres l’idée d’un continuum qui
traverse les siècles. Les évolutions historiques se construisent sur
plusieurs générations couvrant souvent plusieurs siècles. Toute
l’histoire de cette région est un espace fait de " cycles qui ont agité les
masses vivantes de notre histoire, comme des marées ne cessent de
remuer les eaux de la mer." 4 . Il est délicat de faire appel à la
géographie ou à l’histoire car la Méditerranée et l’Europe sont des
réalités qui ont fluctué. L’Histoire (au sens néolithique) dans cette
région a commencé en Mésopotamie, puis s’est élargie à l’Egypte, et à
la Perse.
Cette dynamique historique s’est progressivement recentrée sur la
Grèce et la Mer Egée puis, avec Rome, ce fut l’ensemble du bassin
méditerranéen. Un dernier recentrage enfin depuis cinq siècles vers le
Nord Ouest européen qui a constitué le moteur de cette région (et du
Monde). Il faut donc être prudent, la gloire d’hier ne constitue pas une
assurance pour construire demain. Car " les quatre ou cinq siècles
(après Colomb et Vasco de Gama) sont un clin d’oeil sur l’échelle du
temps " 5 . Le danger démographique peut constituer un danger
important pour l’Europe. Tout laisse craindre que l’Europe devienne un
continent déclinant, c'est-à-dire n’ayant plus de dynamisme et de
capacité de renouvellement. L’Europe est-elle en mouvement, en
dynamique, ou au contraire en voie d’immobilisation, de finitude, tant
dans son espace que dans son identité, un continent vieillissant
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refermé sur lui ? L’Europe et les européens du 21ème siècle ont
rendez-vous avec leur destin. A eux de choisir les réponses aux enjeux
auxquels ils sont confrontés. Risquer le mouvement c’est continuer à
être une région sachant impulser au reste du monde sa vitalité et
proposer des réponses pertinentes au défi de la planète de demain.
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