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jean-marc tisserant
les fils de la veuve
roman
LITTÉRATURE
ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE
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Je n’ai besoin ni de lunette ni de télescope,
car mon regard est assez profond sans cela.
Moi aussi, je lis dans le livre de la nuit.
Pär LAGERKVIST, Le Nain.
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I
Ce 1er septembre 1999, le désir me vient d’établir,
coûte que coûte, une mise à jour avant que l’Hydre ne
m’ait complètement enveloppé de ses brouillards.
Quoi qu’il en soit, une difficulté certaine à démêler les fils, que j’imagine reliés à une marionnette.
– Frissons.
Et ces suées, ou signes avant-coureurs, crucifiants,
au milieu du matin ou de l’après-midi. Comme un
recroquevillement des facultés volitives. Un retour
fœtal au goût ancien du plus extrême malheur.
(Je repense ici, dans mon blockhaus des ButtesChaumont, à Pierre Drieu la Rochelle comme à quelqu’un qui marche à rebours, avec cette prédilection
pour la pente fatale, que la vie ne retient plus qu’à un
fil. Ici deux titres : Histoires déplaisantes et Journal
d’un délicat.)
Une mise à jour, ai-je dit. Une mise à mort ?
Que je mette en perspective tout ce qui est fragments, mues, lambeaux, et que je fasse un tout uni9
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quement de ces événements en creux – j’allais dire
en braille – de ma vie, est-ce raisonnable et même
souhaitable ?
Tous les suceurs de vie, si nombreux en cette fin
de fiesta cosmique – accapareurs et autres
ponctionneurs de l’authenticité –, empêcheurs patentés de monter dans la lumière salvatrice de l’aurore,
n’y retrouveraient-ils pas leurs comptes et leurs combines comme d’autres leurs rejetons, sinon la monnaie de leur pièce ? Énième prétexte à tenir à distance
ce qui s’en vient mais qui, de toute façon, les reléguera tous dans un Shéol sur mesure. (Histoire de leur
faire payer jusqu’au dernier centime leurs sales manigances d’outre-monde.)
Je souffre de l’Esprit-organe, de l’Esprit-intimidationdes-choses, etc.
Authenticité, c’est-à-dire fidélité.
Meir Ibn Gabbay n’écrit-il pas, dans son ‘Abodât
ha-Qôdesh (1531), que l’action de l’homme est indispensable à la divinité elle-même ?
Tout n’aura-t-il été dans ma vie qu’ébauches et
velléités ? Opérations de basse magie et occultations
traîtresses ? – Moi qui étais fait, non pour l’ophidienne
mise au pas, mais pour l’azur – l’azur – l’azur.
Rectifier les zones obscures de ma vie à la façon
d’un alchimiste qui veut blanchir la matière imparfaite de ses songes par l’action d’un feu constant. Mais
ce projet, ces zones obscures ne sont-elles pas des
pièges, des bombes à retardement ? S’en retourner,
comme Charles Dexter Ward, dans le dédale souterrain de quelle mémoire prohibée, scruter les puits sans
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fond jusqu’au vertige, jusqu’à je ne sais quelle métamorphose, n’est-ce pas s’exposer à l’irrémédiable ?
Combien de vies incertaines, des plus branlantes,
n’ont plus été capables de continuer d’œuvrer à ces
travaux de haute salvation et de recollection, sous le
coup de la maladie, du désespoir, de l’autodénigrement,
voire de l’aveuglement le plus thermidorien, le plus
pernicieux, en décidant de tout laisser à l’abandon, de
s’en remettre aux friches de l’amertume et de l’oubli ?
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II
7 septembre. Le faux calme du petit matin. La rue
Saint-Denis est encore suintante des trafics interlopes
de la nuit. Elle exhale de fétides relents de croupi et
comme les rudes senteurs des abattoirs. Derrière la rue
Réaumur, des escadres de nuées horizontales, tout
embouclettées de cirrus, semblent languir après l’Astérisque, l’Étoile qui s’arrêta au-dessus du berceau du
Nouveau-Né. J’avance comme un somnambule, je tiens
à peine debout. Ô Gilles harassés ! – si je cède au sommeil je suis perdu, définitivement perdu…
Je salue René, le bistrotier aux allures de Michel
Simon. Il ne jure que par le veau de Corrèze, l’agneau
de Lozère, le bœuf d’Aubrac. La gitane éteinte,
brandillant à la commissure, semble accompagner le
désenchantement du regard et ce pincement des lèvres mi-amer mi-sceptique qu’il imprime d’ordinaire
au bas étage de son faciès. Il renaude à sa terrasse, un
soupçon de moustache bleue sur sa peau blafarde de
gecko enfariné, guettant l’aumône d’un sourire, dans
l’attente des premiers papotages, des parlotes, des
cancans – sa petite fumée, son herbe du diable de tous
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les jours. Devant lui passent les ombres cafardeuses,
toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les
vices des rues voisines.
Ivrognesses, fausses amoureuses, grinches, exsangues clowns, camés au speed-ball, pochards, crèvela-faim, philosophaillons à la petite semaine. Ma
parole, vous êtes d’hier, vous n’êtes pas d’aujourd’hui.
(Mais c’est vrai, j’aime confondre les temps. Vous
êtes mon collier de crânes, ma guirlande de KÂLÎ.)
À l’heure pacifiante du premier café matinal,
j’émerge doucement des ténèbres de la nuit. J’épie
les femmes aux figures indécises, aux contours flottants. Elles ont le teint bleu rosâtre des hortensias.
Elles sortent de la nuit pour enjamber délicatement le
parapet du jour. Une aura spermatique accompagne
leurs graciles jarrets, nonobstant la bidoche collective, pour rejoindre illico, sur le forum des Halles,
l’indéfectible attente de l’Éternité.
Je pense à Rambures, à celui que le cercle des
nôtres appelle le Professeur, sans savoir d’où lui vient
ce sobriquet qu’il tire peut-être de son crâne dégarni,
sauf l’occiput, un habitué de l’À-Vau-l’Eau, noctambule indécrottable à ses heures noires et blanches, et
elles sont légion ces heures allongées sur l’échiquier
de sa vie nocturne.
De son passé personne, à vrai dire, ne sait grandchose. Il a été membre des Renseignements généraux,
selon Yves Duclaux, autre figure notoire de l’À-Vaul’Eau. Il en aurait été exclu pour une sordide histoire
de mœurs avec des mineures, fiché par la Mondaine
et condamné à une peine assez lourde. Dans sa treizième année, son père, agriculteur normand, atteint
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d’une tumeur au cerveau, s’est laissé choir dans un
silo à grains, abandonnant femme et enfants à leur
Modern’ Style karmique.
C’est ce qui me fut relaté un soir à l’À-Vau-l’Eau,
ainsi que la vente forcée du grand domaine paternel
sis dans les environs de l’abbaye de Jumièges. Quant
à sa participation à la guerre d’Algérie, le Professeur
en parle lui-même à l’occasion, sans rien omettre des
atrocités proprement traumatisantes qui ont formé son
caractère, sinon la substance de ses cauchemars. Sa
mère se remaria avec un entrepreneur du Havre ; lui
et sa sœur s’entendirent mal avec le beau-père qui
prit un malin plaisir à rendre invivable le foyer familial par ses manières brutales, son asocialité et son
inculture crasses, les traumatisant à vie, les vouant
durablement à un monde fait de choses impossibles,
de caprices, de bizarreries, de sautes d’humeur.
Aujourd’hui, longtemps après le chlore de ces années,
c’est encore avec sa sœur qu’il partage un appartement voisin de l’église Saint-Eustache.
Comme le répète le Professeur à qui veut l’entendre : « Pour nous, plus rien à craindre, car plus rien à
espérer. »
Mais voici sa silhouette ubuesque, ovoïde, qui
traîne le pas sur le bitume. Elle surgit de l’angoissant
Nowhere parisien. Il a une tête de mage de Chaldée,
une barbe neptunienne de vieux Sennachérib en courroux. Il semble fulminer, les yeux dragonnesques,
vomir le Samsâra des âges, le Samsâra toujours grossi
par les emphatiques flots de l’inconscience humaine.
Il s’assoit lourdement à ma table. Il y a dans sa
voix un trémolo et, dans ses yeux, un déchiffrable
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mépris pour la traîne du siècle. Il vomit les marécages où s’enlisent les troupeaux humains, ainsi que les
esclaves niais, engourdis et veules, du bonheur planifié. Comme tous les esseulés, il ne quitte un état d’anxiété permanente que pour la soupçonneuse défiance
des égotistes. Un souffle de forge s’échappe de sa bouche, salivante et visqueuse. « Ma sœur, attaque-t-il, a
décampé de l’appartement de la rue Saint-Eustache.
Notre appartement ! arrangé pour y poursuivre nos
fins artistiques et spirituelles ! Comment a-t-elle pu
commettre un tel sacrilège ! Comment a-t-elle pu ? Elle
a filé comme une resquilleuse, emportant toutes ses
affaires, et Dieu sait si elle ne jetait rien, accumulant
une incroyable paperasse, des relevés bancaires les
plus obsolètes jusqu’aux articles de journaux qu’elle
conservait avec un soin méticuleux, dans le but de
dresser l’inventaire des faillites humaines. » (Il roule
des yeux d’excavé à la El Greco.) « Elle s’est jetée
dans les bras d’un parvenu qui fait dans le négoce.
Un de ces jolis-cœurs qui promet monts et merveilles
aux tendrons, aux bonniches, et le pire à leurs économies ! Un zéro ambulant, fourbe et obtus, qui ne croit
qu’à l’apothéose du fric ! Un bulldozer dénué de tout
scrupule. »
Y échappera-t-il, Rambures, au piège d’un destin
trafiqué de longue main ? Y aurait-il donc à ses yeux
plus rien de sûr ? Plus aucun endroit hors d’atteinte ?
Il maugrée sur son siège. Il commande un ballon de
sancerre qu’il écluse à petites lampées, comme détaché de tout et de lui-même. Mais le feu couve sous la
cendre. Il se consume d’une rage rentrée, dévastatrice. Voilà ce qu’il en coûte de se cramponner à des
êtres qui se fichent de vous comme d’une guigne. Un
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beau jour, ils vous quittent sans crier gare et la maison Usher et toutes ses vieilleries s’écroulent par une
nuit d’orage. Il le répétait assez obsessionnellement :
sa sœur était pour ainsi dire l’unique lien avec le passé
familial. Son rocher mais aussi son stigmate, tel le
phare du cap Fréhel sur une côte hostile et ingrate.
« Sandrine, finit-il par me dire, va décarrer pour
Nice, accrochée aux basques de son exponentiel crétin. Un foutriquet qui espère fourguer là-bas des ordinateurs asiatiques achetés à bas prix, ainsi que des
logiciels piratés on ne sait comment à une clientèle
de ramollis de la ciboule comme c’est pas permis. »
Pendant qu’il dégoise à qui mieux mieux, un souvenir perce le brouillard. Il prend une ampleur soudaine et inquiétante, telle une déformation visuelle sous
mescaline. C’était au mois de juillet. J’avais fait, pour
jeter la dernière pincée de terre, un passage obligé à
l’À-Vau-l’Eau, rue Saint-Denis, à une heure du mat’. Il
bruinait assez funèbrement. Je m’étais dit que, pour
une fois, mon passage serait bref, qu’il ne fallait à aucun
prix que je me laisse emmouscailler par les rets misérables et sales de ce genre de nuit où tout peut basculer
à chaque minute. Juché sur un tabouret, j’éclusais une
Hoegaarden avec René juste avant de mettre les voiles, l’estomac noué par le dégoût de ces saturnales aux
douteuses origines lorsque le peuple souterrain, nocturne, des Halles, et les dealers à l’affût aux points névralgiques, sont prêts à jouer du cutter quand la chnouff
leur brûle les mains. – Fleurs vénéneuses du crime, de
la dissolution et de la pourriture les plus abjectes –,
épaves de la Méduse prêtes à célébrer – ensemble et à
leur manière, avec des yeux de grands noyés repêchés
des bas-fonds –, l’avènement du Règne des Ténèbres.
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Dans la salle il y avait pas mal de poivrots miteux
dans la mouise. Mais aussi Rambures, en galante compagnie. À ma grande surprise, il avait dragué une jeune
femme d’une blondeur toute nordique. Elle était resplendissante, dans une robe en crêpe de soie noir, à
encolure brodée de perles de jais. À quoi pouvait rêver le Professeur, en cette heure borgne de déshérence ? Muet, l’œil un peu exorbité, bandait-il ? (La
main de la jeune femme semblait couver ses
génitoires.) Là, Rambures m’impressionnait, d’autant
plus qu’il ne payait pas de mine, alors que la fille aux
cheveux d’or était d’une beauté à vous couper le souffle. Je dis à René : « Il ne va pas s’ennuyer cette nuit,
le Professeur. Mais comment fait-il pour lever des
filles pareilles ? » René : « Ce n’est pas de la drague,
cher ami. Ça fait un mois qu’ils sortent ensemble. La
poupée, c’est la fille d’un magnat de la presse dans
son pays. Elle dirige un studio de danse, à deux pas
de la Bastille, dans un ancien entrepôt de plomberie
en gros. C’est elle qui sélectionne les cours, les profs.
Danses orientales, danses de salon, danse classique
ou contemporaine, hip-hop, street jazz, claquettes,
danse espagnole, toutes les disciplines. Mais je crois
que ce n’est qu’un doux leurre. C’est son assistante
qui fait tout le travail ! Son monde, c’est l’univers
parisien de la mode. Pas de mouron pour les pleins
aux as ! Ils savent cumuler postes et combines comme
les politicards les mandats. Ils attendent une bagnole
qui doit les emmener dans le parc de Trianon, à ce
qu’il paraît. Il y a là-bas une fête, assez suspecte, en
plein milieu de la nuit, une sorte de souper aux chandelles. Une commémoration soi-disant du chêne dit
de Marie-Antoinette, lequel a plus de trois cents ans. »
J’ai pensé un instant que la fête sentait plutôt la par17
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touze spéciale, réunissant des cadres supérieurs défraîchis, des inspecteurs des impôts mal aimés ayant
besoin de gâteries avec des putes des isles qui ne font
pas les dégoûtées, si un de ces messieurs leur réclame
des machins pas ordinaires. Mais, en fin de compte,
je me suis demandé plutôt si le couple si étrangement
apparié ne versait pas dans de tout autres arrangements, si le business de la foggy girl ne cachait pas
une combinazione dans laquelle Rambures tirait son
épingle du jeu.
La robe de la jeune femme évoquait, dans mon
cervö branché sur je ne sais quelles ondes, une fumerie
d’opium clandestine du siècle dernier. Elle était chaussée de mules à hauts talons. Un foulard blanc tacheté
d’orange, rappelant le poisson-clown des mers australes, recouvrait ses épaules. Une profusion de bijoux, la
plupart en argent, ornait ses bras et ses mains.
Mon regard revenait sans cesse à son visage. C’était,
à n’en pas douter, une fille du Nord, peut-être de la
Baltique. Il manquait à sa beauté un zest de chaleur
humaine. Sa mâchoire ferme, d’un dessin remarquable, me faisait songer à l’actrice indienne de Bollywood,
la facétieuse Kajol aux yeux de braise. Les lèvres d’un
rose de chrysanthème fané, les plis amers des commissures, les yeux brûlant du feu des étoiles lointaines, éveillaient en moi un malaise indéfinissable, un
mixte de crainte et de répulsion. Comme si l’éclat
des yeux eût été le reflet d’une dépravation et sa physionomie un recensement de dérives licencieuses, de
renoncements coupables. Une sorte de consécration
anéantissante d’elle-même émanait de sa personne,
dénotant une vitalité trouée, gâtée par un mal profond
et ténébreux. Un voile nimbait son visage de Vierge
Noire, telle la signature d’une brûlure inavouable af18
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fectant les attaches vitales, et mettant le vouloir sous
l’éteignoir, réduit, dès lors, à un petit tas de fèces.
Le Professeur m’aperçut et se leva. Il y eut en même
temps une sorte de décharge électrique dans la salle,
un réveil ou un ébranlement des esprits parmi les épaves de l’À-Vau-l’Eau, comme un tumulte. Il me sembla respirer, l’espace d’un instant, une odeur âcre de
sang puissante. Elle s’imprima dans l’air puis reflua
dans un silence de consomption assez misérable. Je
me vis aspiré du bar vers le centre de la salle. J’eus
alors le temps de trousser un compliment facile, des
plus équivoques, sur la conquête du Professeur. Il me
répondit par un haussement d’épaules. (Il me parut aussi
chiffonné que l’épouvantail du Magicien d’Oz.) Il me
dit, d’une voix sourde, qu’il avait entendu un chœur
de voix plaintives, déchirantes. Comme des glapissements, des blasphèmes. Il continuait de les percevoir,
sous les voussures de l’À-Vau-l’Eau, tel un appel à
l’aide. Il précisa, les yeux fuyants, presque révulsés,
que ces plaintes provenaient des heures paroxystiques
de la Révolution, lorsque les bourreaux emmenaient
les ci-devant récalcitrants et autres suspects de l’Ancien Régime en vue de leur trancher la tête dans des
paniers à son. L’À-Vau-l’Eau, dit-il en me regardant,
stupéfié, fut autrefois un lieu d’incarcération, une antichambre de l’enfer. Puis, soudain confus, il sortit de sa
voyance. Il sembla prendre conscience qu’il venait de
dévoiler quelque chose d’interdit, car il ajouta
énigmatiquement, comme pour faire diversion, que son
égérie et lui avaient rendez-vous à Versailles. Avec le
Roy, dit-il, sérieux comme un pape. Cette précision ne
me surprit qu’à moitié, vu son côté fantasque et provocateur. Car Marc Rambures mélangeait volontiers le
passé et le présent. Il tenait le passé pour une catégo19
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rie aussi peu figée que le présent. On pouvait, d’après
sa théorie, réaménager le passé, le corriger, voire le
racheter. Il faisait ainsi de fréquentes incursions dans
les marges de l’Histoire. Il citait volontiers saint Paul :
« Il y a un seul Corps et un seul Esprit. Un seul Dieu
et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et
demeure en tous » (Éphésiens, 4, 4-6).
Il naviguait comme un poisson en eau trouble dans
les lieux « chargés », mais de quelles affres, de quelles charrettes de matins blêmes, dont il captait – nolens
volens – les dépôts secrets et les épicentres chiffrés,
en quoi il m’apparaissait comme un sismographe
d’une sensibilité nonpareille. Comme si l’À-Vaul’Eau, plein à craquer de fantômes et de réminiscences, eût attendu son nécromant, sinon son exorciste.
Quoi qu’il en fût, après ce bref tumulte, la Belle et la
Bête disparurent dans une assez impressionnante Rolls
Royce Silver Seraph noire, un chauffeur sanglé et
botté à la Cocteau leur servant de cerbère, m’abandonnant à ma dérive nocturne et à mes ectoplasmiques
dégringolades au Pays des Morts-Vivants.
Ces réminiscences s’entremêlent aux volutes des
petits noirs renforcés aux feux mal dorés des calvas,
cependant que le Professeur, inconsolable, me raconte
je ne sais quelle nuit blanche passée dans le sillage de
venimeuses petites frappes, de vrais aspics de SaintMaur-des-Fossés qu’il prit plaisir à arnaquer sous le
plus fallacieux des prétextes afin, me confia-t-il, de
régler une ancienne dette, avant de traîner avec quelques indigents de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, auxquels il offrit le vin chaud de la Transsubstantiation.
Il fut alors, me dit-il, irrésistiblement attiré par le
porche de l’église. Le dessein le prit de prier, et de
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prier même fervemment et durablement afin de retrouver un peu de cette lumière qui lui fait cruellement défaut, ce qu’il fit, dégrisé par le treillis en plomb des
vitres et l’autel paré de candélabres, de plantes vertes
et de lis blancs comme la neige du Sikkim, avec une
assez louable détermination sous l’auspice des portraits
de sainte Marie et de saint Joseph jusqu’à l’arrivée d’un
prêtre et d’un jeune diacre revêtus de costumes sacerdotaux, suivis d’une petite troupe de fidèles, des femmes principalement, qui prirent place sur les bancs, en
vue d’assister à une messe. Il en suivit le déroulement
avec une âpreté ardente.
Le prêtre implora le Seigneur pour l’Église, pour
l’abondance des fruits de la terre, et pour le repos de
l’âme d’un certain Marian Mazurkiewicz dont le nom
éveilla en moi un résistible écho. N’était-il pas le
Marian Mazurkiewicz qui avait été l’un des initiateurs de Solidarnósc, le premier syndicat libre du bloc
communiste ? Et ne s’était-il pas réfugié à Marly-leRoi, menant une action de remobilisation des bonnes
volontés et des esprits les plus aptes à produire le
changement en vue d’une grande bataille dans le ciel
et sur la terre, une bataille aux retombées éclairantes
et transfigurationnelles qu’il voyait comme devant être
un événement immense dans l’ordre du retour au centre de l’être, de l’incarnation vivante et sanglante d’un
recommencement du monde et de l’histoire dans son
devenir christologique ? Ces révélations concernant
Marian Mazurkiewicz, je les tenais du Dr Yves Duclaux qui mène lui aussi, en tant que biographe du
marquis de Rougeville, un travail d’éclaircissement
de la Révolution française, dans une perspective de
remagnétisation des consciences abêties par les malversations obscurcissantes des stipendiés de l’esta21
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blishment – lesquels quadrillent en tous sens une
tourbe durcie sous les pas éléphantesques de Moloch
et de Mammon, où l’on reconnaît également l’empreinte des pieds fourchus du diable à côté du Veau
d’or du Pouvoir et de ses cuves de plaisirs. À chacune des invocations du prêtre, poursuit Rambures,
les yeux scrutateurs d’un faucon en chasse, le chœur
des femmes répondit par le chant du Kyrie Eleison.
Le diacre lut ensuite l’Évangile dans les fumées d’encens, puis le prêtre consacra la matière du Sacrement,
servi par son assistant qui versa dans un calice l’eau
et le vin. Il y eut ensuite une communion assez fervente, puis la table du sacrifice fut encensée ainsi que
le chœur, les fidèles, toute l’église.
D’une voix tartrée de nicotine, Rambures me remercie de l’aumône de mon écoute. Elle lui met du
baume au cœur dans une ville aussi corrompue que
Paris. Cela le change, me dit-il, de la vulgarité, de la
bêtise et de la charlatanerie ambiantes. Quelle bouffée d’oxygène de pouvoir ainsi tailler une bavette,
sans arrière-pensée de traîtrises et de dols, loin des
busards, toujours à l’affût dans le but de dépecer, qui
vous obligent à devenir ou canaille ou dupe !
Il me serre la main et disparaît comme il était venu,
Fantômas lassé des futilités et des salamalecs se faufilant entre rufians, clebs et ribauds.
Une heure plus tard, passé la grande verrière de la
gare Saint-Lazare, le train roule entre des immeubles
pareils aux murs de craie de la côte normande. Un
monde flétri disparaît, que déjà lèchent des langues
de ténèbres.
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DU MÊME AUTEUR
L’Humus l’Hymen, textes, Fata Morgana, 1973.
Titus-Carmel, le procès du modèle, monographie, SMI, 1974.
La Nuit du peyotl, La Différence, 1980 ; coll. « Minos », 2005.
La Constellation du chien, proses, La Différence, 1984.
Le Charme d’Éden, mélanges mystiques, La Différence, 1986.
Le Rêve d’Odilon, roman, La Différence, 1987.
Le Dernier Ego à Paris, roman, La Différence, 1989.
Trois Fantômes, roman, La Différence, 1990.
Terrenoire, nouvelles, La Différence, 1994.
La Guirlande de Kâli, essais, Guy Trédaniel éditeur, 1998.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2005.
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