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jean-marc tisserant les fils de la veuve roman LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Les Fils de la veuve.indd 5 05/11/2015 11:46:38 Je n’ai besoin ni de lunette ni de télescope, car mon regard est assez profond sans cela. Moi aussi, je lis dans le livre de la nuit. Pär LAGERKVIST, Le Nain. Fils Veuve.p65 7 06/07/05, 12:04 Fils Veuve.p65 8 06/07/05, 12:04 I Ce 1er septembre 1999, le désir me vient d’établir, coûte que coûte, une mise à jour avant que l’Hydre ne m’ait complètement enveloppé de ses brouillards. Quoi qu’il en soit, une difficulté certaine à démêler les fils, que j’imagine reliés à une marionnette. – Frissons. Et ces suées, ou signes avant-coureurs, crucifiants, au milieu du matin ou de l’après-midi. Comme un recroquevillement des facultés volitives. Un retour fœtal au goût ancien du plus extrême malheur. (Je repense ici, dans mon blockhaus des ButtesChaumont, à Pierre Drieu la Rochelle comme à quelqu’un qui marche à rebours, avec cette prédilection pour la pente fatale, que la vie ne retient plus qu’à un fil. Ici deux titres : Histoires déplaisantes et Journal d’un délicat.) Une mise à jour, ai-je dit. Une mise à mort ? Que je mette en perspective tout ce qui est fragments, mues, lambeaux, et que je fasse un tout uni9 Fils Veuve.p65 9 06/07/05, 12:04 quement de ces événements en creux – j’allais dire en braille – de ma vie, est-ce raisonnable et même souhaitable ? Tous les suceurs de vie, si nombreux en cette fin de fiesta cosmique – accapareurs et autres ponctionneurs de l’authenticité –, empêcheurs patentés de monter dans la lumière salvatrice de l’aurore, n’y retrouveraient-ils pas leurs comptes et leurs combines comme d’autres leurs rejetons, sinon la monnaie de leur pièce ? Énième prétexte à tenir à distance ce qui s’en vient mais qui, de toute façon, les reléguera tous dans un Shéol sur mesure. (Histoire de leur faire payer jusqu’au dernier centime leurs sales manigances d’outre-monde.) Je souffre de l’Esprit-organe, de l’Esprit-intimidationdes-choses, etc. Authenticité, c’est-à-dire fidélité. Meir Ibn Gabbay n’écrit-il pas, dans son ‘Abodât ha-Qôdesh (1531), que l’action de l’homme est indispensable à la divinité elle-même ? Tout n’aura-t-il été dans ma vie qu’ébauches et velléités ? Opérations de basse magie et occultations traîtresses ? – Moi qui étais fait, non pour l’ophidienne mise au pas, mais pour l’azur – l’azur – l’azur. Rectifier les zones obscures de ma vie à la façon d’un alchimiste qui veut blanchir la matière imparfaite de ses songes par l’action d’un feu constant. Mais ce projet, ces zones obscures ne sont-elles pas des pièges, des bombes à retardement ? S’en retourner, comme Charles Dexter Ward, dans le dédale souterrain de quelle mémoire prohibée, scruter les puits sans 10 Fils Veuve.p65 10 06/07/05, 12:04 fond jusqu’au vertige, jusqu’à je ne sais quelle métamorphose, n’est-ce pas s’exposer à l’irrémédiable ? Combien de vies incertaines, des plus branlantes, n’ont plus été capables de continuer d’œuvrer à ces travaux de haute salvation et de recollection, sous le coup de la maladie, du désespoir, de l’autodénigrement, voire de l’aveuglement le plus thermidorien, le plus pernicieux, en décidant de tout laisser à l’abandon, de s’en remettre aux friches de l’amertume et de l’oubli ? 11 Fils Veuve.p65 11 06/07/05, 12:04 II 7 septembre. Le faux calme du petit matin. La rue Saint-Denis est encore suintante des trafics interlopes de la nuit. Elle exhale de fétides relents de croupi et comme les rudes senteurs des abattoirs. Derrière la rue Réaumur, des escadres de nuées horizontales, tout embouclettées de cirrus, semblent languir après l’Astérisque, l’Étoile qui s’arrêta au-dessus du berceau du Nouveau-Né. J’avance comme un somnambule, je tiens à peine debout. Ô Gilles harassés ! – si je cède au sommeil je suis perdu, définitivement perdu… Je salue René, le bistrotier aux allures de Michel Simon. Il ne jure que par le veau de Corrèze, l’agneau de Lozère, le bœuf d’Aubrac. La gitane éteinte, brandillant à la commissure, semble accompagner le désenchantement du regard et ce pincement des lèvres mi-amer mi-sceptique qu’il imprime d’ordinaire au bas étage de son faciès. Il renaude à sa terrasse, un soupçon de moustache bleue sur sa peau blafarde de gecko enfariné, guettant l’aumône d’un sourire, dans l’attente des premiers papotages, des parlotes, des cancans – sa petite fumée, son herbe du diable de tous 12 Fils Veuve.p65 12 06/07/05, 12:04 les jours. Devant lui passent les ombres cafardeuses, toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les vices des rues voisines. Ivrognesses, fausses amoureuses, grinches, exsangues clowns, camés au speed-ball, pochards, crèvela-faim, philosophaillons à la petite semaine. Ma parole, vous êtes d’hier, vous n’êtes pas d’aujourd’hui. (Mais c’est vrai, j’aime confondre les temps. Vous êtes mon collier de crânes, ma guirlande de KÂLÎ.) À l’heure pacifiante du premier café matinal, j’émerge doucement des ténèbres de la nuit. J’épie les femmes aux figures indécises, aux contours flottants. Elles ont le teint bleu rosâtre des hortensias. Elles sortent de la nuit pour enjamber délicatement le parapet du jour. Une aura spermatique accompagne leurs graciles jarrets, nonobstant la bidoche collective, pour rejoindre illico, sur le forum des Halles, l’indéfectible attente de l’Éternité. Je pense à Rambures, à celui que le cercle des nôtres appelle le Professeur, sans savoir d’où lui vient ce sobriquet qu’il tire peut-être de son crâne dégarni, sauf l’occiput, un habitué de l’À-Vau-l’Eau, noctambule indécrottable à ses heures noires et blanches, et elles sont légion ces heures allongées sur l’échiquier de sa vie nocturne. De son passé personne, à vrai dire, ne sait grandchose. Il a été membre des Renseignements généraux, selon Yves Duclaux, autre figure notoire de l’À-Vaul’Eau. Il en aurait été exclu pour une sordide histoire de mœurs avec des mineures, fiché par la Mondaine et condamné à une peine assez lourde. Dans sa treizième année, son père, agriculteur normand, atteint 13 Fils Veuve.p65 13 06/07/05, 12:04 d’une tumeur au cerveau, s’est laissé choir dans un silo à grains, abandonnant femme et enfants à leur Modern’ Style karmique. C’est ce qui me fut relaté un soir à l’À-Vau-l’Eau, ainsi que la vente forcée du grand domaine paternel sis dans les environs de l’abbaye de Jumièges. Quant à sa participation à la guerre d’Algérie, le Professeur en parle lui-même à l’occasion, sans rien omettre des atrocités proprement traumatisantes qui ont formé son caractère, sinon la substance de ses cauchemars. Sa mère se remaria avec un entrepreneur du Havre ; lui et sa sœur s’entendirent mal avec le beau-père qui prit un malin plaisir à rendre invivable le foyer familial par ses manières brutales, son asocialité et son inculture crasses, les traumatisant à vie, les vouant durablement à un monde fait de choses impossibles, de caprices, de bizarreries, de sautes d’humeur. Aujourd’hui, longtemps après le chlore de ces années, c’est encore avec sa sœur qu’il partage un appartement voisin de l’église Saint-Eustache. Comme le répète le Professeur à qui veut l’entendre : « Pour nous, plus rien à craindre, car plus rien à espérer. » Mais voici sa silhouette ubuesque, ovoïde, qui traîne le pas sur le bitume. Elle surgit de l’angoissant Nowhere parisien. Il a une tête de mage de Chaldée, une barbe neptunienne de vieux Sennachérib en courroux. Il semble fulminer, les yeux dragonnesques, vomir le Samsâra des âges, le Samsâra toujours grossi par les emphatiques flots de l’inconscience humaine. Il s’assoit lourdement à ma table. Il y a dans sa voix un trémolo et, dans ses yeux, un déchiffrable 14 Fils Veuve.p65 14 06/07/05, 12:04 mépris pour la traîne du siècle. Il vomit les marécages où s’enlisent les troupeaux humains, ainsi que les esclaves niais, engourdis et veules, du bonheur planifié. Comme tous les esseulés, il ne quitte un état d’anxiété permanente que pour la soupçonneuse défiance des égotistes. Un souffle de forge s’échappe de sa bouche, salivante et visqueuse. « Ma sœur, attaque-t-il, a décampé de l’appartement de la rue Saint-Eustache. Notre appartement ! arrangé pour y poursuivre nos fins artistiques et spirituelles ! Comment a-t-elle pu commettre un tel sacrilège ! Comment a-t-elle pu ? Elle a filé comme une resquilleuse, emportant toutes ses affaires, et Dieu sait si elle ne jetait rien, accumulant une incroyable paperasse, des relevés bancaires les plus obsolètes jusqu’aux articles de journaux qu’elle conservait avec un soin méticuleux, dans le but de dresser l’inventaire des faillites humaines. » (Il roule des yeux d’excavé à la El Greco.) « Elle s’est jetée dans les bras d’un parvenu qui fait dans le négoce. Un de ces jolis-cœurs qui promet monts et merveilles aux tendrons, aux bonniches, et le pire à leurs économies ! Un zéro ambulant, fourbe et obtus, qui ne croit qu’à l’apothéose du fric ! Un bulldozer dénué de tout scrupule. » Y échappera-t-il, Rambures, au piège d’un destin trafiqué de longue main ? Y aurait-il donc à ses yeux plus rien de sûr ? Plus aucun endroit hors d’atteinte ? Il maugrée sur son siège. Il commande un ballon de sancerre qu’il écluse à petites lampées, comme détaché de tout et de lui-même. Mais le feu couve sous la cendre. Il se consume d’une rage rentrée, dévastatrice. Voilà ce qu’il en coûte de se cramponner à des êtres qui se fichent de vous comme d’une guigne. Un 15 Fils Veuve.p65 15 06/07/05, 12:04 beau jour, ils vous quittent sans crier gare et la maison Usher et toutes ses vieilleries s’écroulent par une nuit d’orage. Il le répétait assez obsessionnellement : sa sœur était pour ainsi dire l’unique lien avec le passé familial. Son rocher mais aussi son stigmate, tel le phare du cap Fréhel sur une côte hostile et ingrate. « Sandrine, finit-il par me dire, va décarrer pour Nice, accrochée aux basques de son exponentiel crétin. Un foutriquet qui espère fourguer là-bas des ordinateurs asiatiques achetés à bas prix, ainsi que des logiciels piratés on ne sait comment à une clientèle de ramollis de la ciboule comme c’est pas permis. » Pendant qu’il dégoise à qui mieux mieux, un souvenir perce le brouillard. Il prend une ampleur soudaine et inquiétante, telle une déformation visuelle sous mescaline. C’était au mois de juillet. J’avais fait, pour jeter la dernière pincée de terre, un passage obligé à l’À-Vau-l’Eau, rue Saint-Denis, à une heure du mat’. Il bruinait assez funèbrement. Je m’étais dit que, pour une fois, mon passage serait bref, qu’il ne fallait à aucun prix que je me laisse emmouscailler par les rets misérables et sales de ce genre de nuit où tout peut basculer à chaque minute. Juché sur un tabouret, j’éclusais une Hoegaarden avec René juste avant de mettre les voiles, l’estomac noué par le dégoût de ces saturnales aux douteuses origines lorsque le peuple souterrain, nocturne, des Halles, et les dealers à l’affût aux points névralgiques, sont prêts à jouer du cutter quand la chnouff leur brûle les mains. – Fleurs vénéneuses du crime, de la dissolution et de la pourriture les plus abjectes –, épaves de la Méduse prêtes à célébrer – ensemble et à leur manière, avec des yeux de grands noyés repêchés des bas-fonds –, l’avènement du Règne des Ténèbres. 16 Fils Veuve.p65 16 06/07/05, 12:04 Dans la salle il y avait pas mal de poivrots miteux dans la mouise. Mais aussi Rambures, en galante compagnie. À ma grande surprise, il avait dragué une jeune femme d’une blondeur toute nordique. Elle était resplendissante, dans une robe en crêpe de soie noir, à encolure brodée de perles de jais. À quoi pouvait rêver le Professeur, en cette heure borgne de déshérence ? Muet, l’œil un peu exorbité, bandait-il ? (La main de la jeune femme semblait couver ses génitoires.) Là, Rambures m’impressionnait, d’autant plus qu’il ne payait pas de mine, alors que la fille aux cheveux d’or était d’une beauté à vous couper le souffle. Je dis à René : « Il ne va pas s’ennuyer cette nuit, le Professeur. Mais comment fait-il pour lever des filles pareilles ? » René : « Ce n’est pas de la drague, cher ami. Ça fait un mois qu’ils sortent ensemble. La poupée, c’est la fille d’un magnat de la presse dans son pays. Elle dirige un studio de danse, à deux pas de la Bastille, dans un ancien entrepôt de plomberie en gros. C’est elle qui sélectionne les cours, les profs. Danses orientales, danses de salon, danse classique ou contemporaine, hip-hop, street jazz, claquettes, danse espagnole, toutes les disciplines. Mais je crois que ce n’est qu’un doux leurre. C’est son assistante qui fait tout le travail ! Son monde, c’est l’univers parisien de la mode. Pas de mouron pour les pleins aux as ! Ils savent cumuler postes et combines comme les politicards les mandats. Ils attendent une bagnole qui doit les emmener dans le parc de Trianon, à ce qu’il paraît. Il y a là-bas une fête, assez suspecte, en plein milieu de la nuit, une sorte de souper aux chandelles. Une commémoration soi-disant du chêne dit de Marie-Antoinette, lequel a plus de trois cents ans. » J’ai pensé un instant que la fête sentait plutôt la par17 Fils Veuve.p65 17 06/07/05, 12:04 touze spéciale, réunissant des cadres supérieurs défraîchis, des inspecteurs des impôts mal aimés ayant besoin de gâteries avec des putes des isles qui ne font pas les dégoûtées, si un de ces messieurs leur réclame des machins pas ordinaires. Mais, en fin de compte, je me suis demandé plutôt si le couple si étrangement apparié ne versait pas dans de tout autres arrangements, si le business de la foggy girl ne cachait pas une combinazione dans laquelle Rambures tirait son épingle du jeu. La robe de la jeune femme évoquait, dans mon cervö branché sur je ne sais quelles ondes, une fumerie d’opium clandestine du siècle dernier. Elle était chaussée de mules à hauts talons. Un foulard blanc tacheté d’orange, rappelant le poisson-clown des mers australes, recouvrait ses épaules. Une profusion de bijoux, la plupart en argent, ornait ses bras et ses mains. Mon regard revenait sans cesse à son visage. C’était, à n’en pas douter, une fille du Nord, peut-être de la Baltique. Il manquait à sa beauté un zest de chaleur humaine. Sa mâchoire ferme, d’un dessin remarquable, me faisait songer à l’actrice indienne de Bollywood, la facétieuse Kajol aux yeux de braise. Les lèvres d’un rose de chrysanthème fané, les plis amers des commissures, les yeux brûlant du feu des étoiles lointaines, éveillaient en moi un malaise indéfinissable, un mixte de crainte et de répulsion. Comme si l’éclat des yeux eût été le reflet d’une dépravation et sa physionomie un recensement de dérives licencieuses, de renoncements coupables. Une sorte de consécration anéantissante d’elle-même émanait de sa personne, dénotant une vitalité trouée, gâtée par un mal profond et ténébreux. Un voile nimbait son visage de Vierge Noire, telle la signature d’une brûlure inavouable af18 Fils Veuve.p65 18 06/07/05, 12:04 fectant les attaches vitales, et mettant le vouloir sous l’éteignoir, réduit, dès lors, à un petit tas de fèces. Le Professeur m’aperçut et se leva. Il y eut en même temps une sorte de décharge électrique dans la salle, un réveil ou un ébranlement des esprits parmi les épaves de l’À-Vau-l’Eau, comme un tumulte. Il me sembla respirer, l’espace d’un instant, une odeur âcre de sang puissante. Elle s’imprima dans l’air puis reflua dans un silence de consomption assez misérable. Je me vis aspiré du bar vers le centre de la salle. J’eus alors le temps de trousser un compliment facile, des plus équivoques, sur la conquête du Professeur. Il me répondit par un haussement d’épaules. (Il me parut aussi chiffonné que l’épouvantail du Magicien d’Oz.) Il me dit, d’une voix sourde, qu’il avait entendu un chœur de voix plaintives, déchirantes. Comme des glapissements, des blasphèmes. Il continuait de les percevoir, sous les voussures de l’À-Vau-l’Eau, tel un appel à l’aide. Il précisa, les yeux fuyants, presque révulsés, que ces plaintes provenaient des heures paroxystiques de la Révolution, lorsque les bourreaux emmenaient les ci-devant récalcitrants et autres suspects de l’Ancien Régime en vue de leur trancher la tête dans des paniers à son. L’À-Vau-l’Eau, dit-il en me regardant, stupéfié, fut autrefois un lieu d’incarcération, une antichambre de l’enfer. Puis, soudain confus, il sortit de sa voyance. Il sembla prendre conscience qu’il venait de dévoiler quelque chose d’interdit, car il ajouta énigmatiquement, comme pour faire diversion, que son égérie et lui avaient rendez-vous à Versailles. Avec le Roy, dit-il, sérieux comme un pape. Cette précision ne me surprit qu’à moitié, vu son côté fantasque et provocateur. Car Marc Rambures mélangeait volontiers le passé et le présent. Il tenait le passé pour une catégo19 Fils Veuve.p65 19 06/07/05, 12:04 rie aussi peu figée que le présent. On pouvait, d’après sa théorie, réaménager le passé, le corriger, voire le racheter. Il faisait ainsi de fréquentes incursions dans les marges de l’Histoire. Il citait volontiers saint Paul : « Il y a un seul Corps et un seul Esprit. Un seul Dieu et Père de tous, qui règne sur tous, agit par tous, et demeure en tous » (Éphésiens, 4, 4-6). Il naviguait comme un poisson en eau trouble dans les lieux « chargés », mais de quelles affres, de quelles charrettes de matins blêmes, dont il captait – nolens volens – les dépôts secrets et les épicentres chiffrés, en quoi il m’apparaissait comme un sismographe d’une sensibilité nonpareille. Comme si l’À-Vaul’Eau, plein à craquer de fantômes et de réminiscences, eût attendu son nécromant, sinon son exorciste. Quoi qu’il en fût, après ce bref tumulte, la Belle et la Bête disparurent dans une assez impressionnante Rolls Royce Silver Seraph noire, un chauffeur sanglé et botté à la Cocteau leur servant de cerbère, m’abandonnant à ma dérive nocturne et à mes ectoplasmiques dégringolades au Pays des Morts-Vivants. Ces réminiscences s’entremêlent aux volutes des petits noirs renforcés aux feux mal dorés des calvas, cependant que le Professeur, inconsolable, me raconte je ne sais quelle nuit blanche passée dans le sillage de venimeuses petites frappes, de vrais aspics de SaintMaur-des-Fossés qu’il prit plaisir à arnaquer sous le plus fallacieux des prétextes afin, me confia-t-il, de régler une ancienne dette, avant de traîner avec quelques indigents de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, auxquels il offrit le vin chaud de la Transsubstantiation. Il fut alors, me dit-il, irrésistiblement attiré par le porche de l’église. Le dessein le prit de prier, et de 20 Fils Veuve.p65 20 06/07/05, 12:04 prier même fervemment et durablement afin de retrouver un peu de cette lumière qui lui fait cruellement défaut, ce qu’il fit, dégrisé par le treillis en plomb des vitres et l’autel paré de candélabres, de plantes vertes et de lis blancs comme la neige du Sikkim, avec une assez louable détermination sous l’auspice des portraits de sainte Marie et de saint Joseph jusqu’à l’arrivée d’un prêtre et d’un jeune diacre revêtus de costumes sacerdotaux, suivis d’une petite troupe de fidèles, des femmes principalement, qui prirent place sur les bancs, en vue d’assister à une messe. Il en suivit le déroulement avec une âpreté ardente. Le prêtre implora le Seigneur pour l’Église, pour l’abondance des fruits de la terre, et pour le repos de l’âme d’un certain Marian Mazurkiewicz dont le nom éveilla en moi un résistible écho. N’était-il pas le Marian Mazurkiewicz qui avait été l’un des initiateurs de Solidarnósc, le premier syndicat libre du bloc communiste ? Et ne s’était-il pas réfugié à Marly-leRoi, menant une action de remobilisation des bonnes volontés et des esprits les plus aptes à produire le changement en vue d’une grande bataille dans le ciel et sur la terre, une bataille aux retombées éclairantes et transfigurationnelles qu’il voyait comme devant être un événement immense dans l’ordre du retour au centre de l’être, de l’incarnation vivante et sanglante d’un recommencement du monde et de l’histoire dans son devenir christologique ? Ces révélations concernant Marian Mazurkiewicz, je les tenais du Dr Yves Duclaux qui mène lui aussi, en tant que biographe du marquis de Rougeville, un travail d’éclaircissement de la Révolution française, dans une perspective de remagnétisation des consciences abêties par les malversations obscurcissantes des stipendiés de l’esta21 Fils Veuve.p65 21 06/07/05, 12:04 blishment – lesquels quadrillent en tous sens une tourbe durcie sous les pas éléphantesques de Moloch et de Mammon, où l’on reconnaît également l’empreinte des pieds fourchus du diable à côté du Veau d’or du Pouvoir et de ses cuves de plaisirs. À chacune des invocations du prêtre, poursuit Rambures, les yeux scrutateurs d’un faucon en chasse, le chœur des femmes répondit par le chant du Kyrie Eleison. Le diacre lut ensuite l’Évangile dans les fumées d’encens, puis le prêtre consacra la matière du Sacrement, servi par son assistant qui versa dans un calice l’eau et le vin. Il y eut ensuite une communion assez fervente, puis la table du sacrifice fut encensée ainsi que le chœur, les fidèles, toute l’église. D’une voix tartrée de nicotine, Rambures me remercie de l’aumône de mon écoute. Elle lui met du baume au cœur dans une ville aussi corrompue que Paris. Cela le change, me dit-il, de la vulgarité, de la bêtise et de la charlatanerie ambiantes. Quelle bouffée d’oxygène de pouvoir ainsi tailler une bavette, sans arrière-pensée de traîtrises et de dols, loin des busards, toujours à l’affût dans le but de dépecer, qui vous obligent à devenir ou canaille ou dupe ! Il me serre la main et disparaît comme il était venu, Fantômas lassé des futilités et des salamalecs se faufilant entre rufians, clebs et ribauds. Une heure plus tard, passé la grande verrière de la gare Saint-Lazare, le train roule entre des immeubles pareils aux murs de craie de la côte normande. Un monde flétri disparaît, que déjà lèchent des langues de ténèbres. 22 Fils Veuve.p65 22 06/07/05, 12:04 DU MÊME AUTEUR L’Humus l’Hymen, textes, Fata Morgana, 1973. Titus-Carmel, le procès du modèle, monographie, SMI, 1974. La Nuit du peyotl, La Différence, 1980 ; coll. « Minos », 2005. La Constellation du chien, proses, La Différence, 1984. Le Charme d’Éden, mélanges mystiques, La Différence, 1986. Le Rêve d’Odilon, roman, La Différence, 1987. Le Dernier Ego à Paris, roman, La Différence, 1989. Trois Fantômes, roman, La Différence, 1990. Terrenoire, nouvelles, La Différence, 1994. La Guirlande de Kâli, essais, Guy Trédaniel éditeur, 1998. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2005. Fils Veuve.p65 4 06/07/05, 12:04