Réel et virtuel : la grande inversion

Transcription

Réel et virtuel : la grande inversion
Réel et virtuel : la grande
inversion
Philosophiquement, l’ordre logique entre le réel et le virtuel
s’articule par un lien qui va en fait du virtuel au réel. En
effet, le philosophe parle de la réalité. Avec une certaine
humilité, d’ailleurs. Le réel, et notamment la réalité
naturelle, nous préexistent. Et dans cette réalité, les choses
sont possibles avant d’être réelles. Les choses se
« réalisent ». Dans la tradition philosophique, « virtuel »
signifie potentiel, sans effet. Sans effet actuel. La
virtualité est donc le contraire de l’actualité. On retrouve
ainsi la distinction antique et scolastique entre ce qui est
« en puissance » et ce qui est « en acte ». La virtualité au
sens philosophique s’assimile à une puissance à développer,
une vertu – vir, virtus– c’est-à-dire une force qui aurait à
s’assumer.
Black Mirror
Au vingtième siècle, le virtuel n’est-il pas
devenu au contraire, une pratique qui affaiblit la personne ?
Je veux dire : la personne au sens propre, un être singulier
et sans masque. « Virtuel » s’entend désormais au sens de la
mondialisation informatique. Le monde entier – ou presque –
tient dans mon disque dur et je communique avec untel sans
jamais l’avoir vu. Existe-t-il vraiment ? Le numérique semble
avoir supplanté le physique. Mais, « supplanté », comment
cela ? Dans le sens où le réel n’est plus perçu directement
pas les sens, corporellement, organiquement. Le réel est une
matière inventée, technologique. L’amour physique est souvent
désormais amour virtuel, ce qui change tout par exemple à la
rencontre amoureuse. Car voir l’autre, pour la première fois,
sur une photo, est toujours un peu louche, alors que, sur la
place publique, l’autre est perçu dans toute la franchise de
mes yeux étonnés. Quand on connaît l’importance de la première
minute amoureuse, on se pose la question : un amour qui naît
dans le virtuel ne se condamne-t-il pas à traîner jusqu’au
bout sa virtualité ?
Les concepts de la philosophie sont mis sous
influence cybernétique : l’ordre chronologique va maintenant
du réel au virtuel. Par exemple, le clip officiel de
Californication des Red Hot Chili Peppers met en scène les
avatars des quatre rock stars dans un jeu vidéo. Les personnes
existent réellement puis virtuellement par leur personnage. Et
tout personnage virtuel est l’imitation directe ou indirecte
de quelqu’un, de quelque chose. D’une manière générale, dans
notre monde, nous raisonnons souvent avec la virtualité comme
ligne de mire, comme objectif. Le réel n’existe plus ou, du
moins, est-il relégué au second plan. C’est la pizzeria du
coin et son odeur de pâte qui cuit – quand on ne se fait pas
livrer à domicile. La technologie de l’homme contemporain fait
de lui un créateur. Un créateur, c’est-à-dire un avatar de
Créateur. Il prend une revanche sur le réel, sur la nature que
nous n’avons pas créée, sur la société qui s’impose à
l’individu naissant comme un appel au conformisme. L’art au
sens classique a déjà été entrepris.
Black Mirror (saison 3 épisode 1)
L’homme d’aujourd’hui veut continuer à ne pas se
laisser imposer un monde, il veut créer le sien, par des modes
d’expression nouveaux. L’informatique est là pour satisfaire
ce désir : la nouvelle virtualité. Non pas celle qui consiste
à contempler une graine végétale dans toute sa puissance
potentielle de développement, jusqu’à l’admiration de
l’éclosion finale, jusqu’au regret de sa déshydratation. Mais
celle de l’homme cybernétique fabriquant un monde qu’il se
plaît à considérer comme monde réel. Ce monde, en apparence,
est un monde de variétés et de variations, de niveaux à
franchir, de portes à forcer, d’ennemis à abattre. En fait, ce
qui est rassurant, dans les mondes virtuels, c’est leur
stabilité, leur constance, leur principe de répétition,
l’impression d’avancer alors qu’au fond on pédale dans la
semoule même en changeant de niveau. Le moi y est invariable.
La mort n’existe plus : la vie perdue se rachète. On
ressuscite sur les plateformes de paiement en ligne. Et l’on
se croit dans tout. L’accident est ce à quoi l’on s’attend.
Dans le virtuel, les distinctions philosophiques sautent :
l’accidentel est le nécessaire, le particulier est le général,
l’unique est le multiple.
Il existe donc deux catégories du virtuel : le
virtuel naturel et le virtuel artificiel. Et si j’osais, je
nommerais le premier : le virtuel réel, puisqu’il est ancré
dans ce qui existe par soi-même, je veux dire sans
l’intervention technologique de l’homme. Lacan disait : « Le
réel c’est quand on se cogne ». Le virtuel artificiel, c’est
quand c’est mou, finalement. Mou, on rentre dedans, mais il
n’y a rien. Une image. Une belle image. Une image qui excite
car on sait qu’elle va évoluer, non esthétiquement mais
informatiquement, et devenir encore plus belle. En fait,
belle, non. Brillante, plutôt, précise, la pixellisation
allant vers l’infiniment petit. Mais aucun ordinateur ne
remplacera le mouvement unitaire, volontaire et un peu
contingent, surprenant, du peintre réalisant son trait d’un
trait ou du musicien jouant sa pièce dans une continuité
fondamentale, dans l’extension par la durée de l’idée, de la
note, de la phrase initiale.
Le progrès informatique est un mouvement de
l’infiniment petit : pixels de moins en moins visibles,
illusion d’une fluidité des mouvements. Mais le virtuel
technologique existera toujours sur le mode de la
discontinuité mesurable, celle du point et de la ligne, du
0-1. Jamais sur le mode de la continuité qualitative. Et ce,
pour une raison simple : il existe entre le réel et le
virtuel, non une différence de degré mais de nature, une
frontière infranchissable. S’il existait entre les deux une
différence de degré, à force d’évolution technologique, le
virtuel, qui est quantité, finirait par atteindre la qualité.
Et le peintre cybernétique deviendrait un homme de chair, la
composition musicale formelle se confondrait à un vrai
contenu.
Le virtuel ne peut être que de l’ordre du
divertissement conscient. De l’amusement et de la prouesse.
Toute la question est de savoir si la prouesse du virtuel est
utilisable dans la vraie vie, comment il est possible de la
réinvestir intelligemment, si elle est un entraînement au
réel, comme la simulation de vol des aviateurs. Pour cela, il
faudrait déjà quitter son ordinateur et sortir de sa chambre.
En tout état de cause, la confusion du virtuel avec le réel
est une grande erreur de jugement. Il faut faire attention à
ce qui n’est pas destructible, à ce qui est trop échangeable :
c’est du virtuel. Ça n’existe pas.
Francis Métivier
Image de couverture : Le blog de Microtel-Gagny 93