benjamin constant et l`acte additionnel aux constitutions de l`empire

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benjamin constant et l`acte additionnel aux constitutions de l`empire
BENJAMIN CONSTANT ET L'ACTE ADDITIONNEL AUX
CONSTITUTIONS DE L’EMPIRE DU 22 AVRIL 1815
Alain Laquièze
Pour Kurt Kloocke
« Les intentions sont libérales : la pratique sera despotique. »
(B. Constant, Journaux intimes, 31 mars 1815)
INTRODUCTION.- I. LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE BENJAMIN
CONSTANT DANS L’ÉLABORATION DE L’ACTE ADDITIONNEL.- II. UNE
LÉGITIMITÉ COMPOSITE.- 2.1. La conception de la légitimité selon Napoléon.2.2. La conception de la légitimité selon Benjamin Constant.- 2.3. La légitimité
dans l’Acte additionnel.- III. UN AGENCEMENT INSTITUTIONNEL
PARTICULIER: PRÉPONDÉRANCE IMPÉRIALE ET ABSENCE DU
PARLEMENTARISME.- IV. CONCLUSION: L’ACTE ADDITIONNEL, «CHARTE
AMÉLIORÉE» ?
INTRODUCTION
1. « On m’a désigné comme l’auteur de l’Acte additionnel auquel j’ai
concouru, je l’avoue sans peine pour y insérer l’article sur la liberté de la
presse, sur les jurés, sur le nombre de la représentation nationale, et sur
la limitation des tribunaux militaires ; et cet Acte additionnel a été corrigé
au Conseil d’Etat, à côté de moi, sur le même exemplaire, par M. le
comte Molé, ministre aujourd’hui, et redevenu alors conseiller d’Etat le
23 mars, tandis que ma nomination est du 20 avril. »1
2. Ainsi s’exprimait Benjamin Constant dans une brochure électorale
publiée en 1817 qui venait confirmer ce que beaucoup avaient déjà
subodoré, à savoir qu’il était le principal inspirateur de l’Acte additionnel
aux constitutions de l’Empire du 22 avril 1815. Le publiciste royaliste,
Montlosier, ne qualifiera-t-il pas l'Acte additionnel de « Benjamine »,
indiquant d'où venait selon lui l'origine du document ? Il ne faut
cependant pas oublier que Constant ne dut de tenir la plume qu’à
l’initiative de Napoléon et que les échanges ininterrompus qu’il eut avec
l’Empereur, tout juste revenu de l’île d’Elbe, entre le 14 et 22 avril 1815,
furent le véritable creuset, duquel est issu le manifeste constitutionnel
des Cent-Jours. On peut raisonnablement se demander comment deux
hommes aux destinées si différentes, l’un ayant dirigé pendant quinze
ans le pays d’une poigne de fer, l’autre ayant été l’un de ses principaux
1 Seconde réponse de Benjamin Constant, Paris, 1817, pp. 2-3 ; rééditée par M. Déchery,
« un texte partiellement inédit de Benjamin Constant », Annales Benjamin Constant, 1999, n°
22, pp. 137-140.
Historia Constitucional (revista electrónica), n. 4, 2003.http://hc.rediris.es/04/index.html
opposants, ont pu se retrouver pour rédiger une constitution
incontestablement libérale. Le poids des circonstances est ici décisif.
3. Napoléon, de retour en France au mois de mars 1815, avait pris
rapidement conscience de la situation délicate, dans laquelle il se
trouvait, qui n'était pas sans rappeler celle qu'avait connue Louis XVIII
l'année précédente. Sa position était plus préoccupante encore, du fait
des obstacles multiples qui se dressaient devant lui, provenant tant de
l'étranger que de l'intérieur du pays. Dès le 13 mars, les puissances
alliées, réunies à Vienne, avaient lancé une déclaration qui mettait
Napoléon au ban de l'Europe. Le nouveau régime ne devait donc
attendre aucun soutien des Etats étrangers ; l'Empereur ne se faisait
d'ailleurs guère d'illusion sur les tentatives diplomatiques qu'il avait
entreprises, afin de convaincre les membres de la coalition, de sa
détermination d'abandonner toute politique agressive et expansionniste.
La guerre paraissait inéluctable et sa préparation nécessitait la
mobilisation de toutes les énergies, ce qui ne facilitait guère, à court
terme, l'instauration d'un régime libéral2.
4. De plus, l'Empereur se voyait confronté, en France même, à des
revendications, voire à des oppositions, qui constituaient autant
d'obstacles à surmonter. Ainsi, alors que son retour avait été rapidement
accepté dans la plupart des départements, certaines provinces dans le
sud et l'ouest du pays, dominées par les royalistes, manifestèrent leur
hostilité, recourant à la résistance passive - refus de la conscription et du
paiement de l'impôt, abstention des fonctions publiques ... - ou à la lutte
armée. Celle-ci s'était plus particulièrement déclenchée en Bretagne et
en Vendée, au mois d'avril, à l'annonce de l'application de la
conscription. Napoléon dut dépêcher vingt mille hommes, sous le
commandement du général Lamarque, pour venir à bout d'une révolte
qui devait en réalité subsister jusqu'à la fin des Cent-Jours3.
5. Surtout, l’Empereur avait un choix politique de première importance à
faire, confronté qu'il était à un contexte inédit, qui excluait en tout état de
cause un retour au bonapartisme autoritaire, tel qu'il avait été pratiqué
depuis le Consulat : devait-il, dans ces conditions, rétablir une dictature
qui affirmerait cette fois sans ambiguïté son origine populaire et qui
réitérerait les mots d'ordre de l'an II, de la Terreur à la patrie en danger,
ou au contraire instaurer une monarchie libérale, comme le lui
conseillaient certains de ses partisans - les Maret, La Bédoyère,
2 Lors de sa première entrevue avec Benjamin Constant, le 14 avril 1815, Napoléon n'avait
pas caché la gravité de la situation: « (...) je désire la paix », avait-il avoué au publiciste libéral,
« et je ne l'obtiendrai qu'à force de victoires. Je ne veux point vous donner de fausses
espérances ; je laisse dire qu'il y a des négociations : il n'y en a point. Je prévois une lutte
difficile, une guerre longue. Pour la soutenir, il faut que la nation m'appuie ; mais en
récompense, je le crois, elle exigera de la liberté. Elle en aura ... » : cité par B. Constant,
Mémoires sur les Cent-Jours, préface, notes et commentaires d'O. Pozzo di Borgo, Paris, J.-J.
Pauvert, 1961, p. 135.
3 V. Bertier de Sauvigny, La Restauration, op. cit., pp. 107-108 ; E. Le Gallo, Les Cent-Jours
(...), thèse de lettres, Paris, Félix Alcan, 1924, pp. 129 et s.
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Cambacérès ... - et les grands corps de l'Etat, le Conseil d'Etat, l'Institut
et la Cour de Cassation entre autres ?
6. Bien qu'il ait été tenté, au moins au début, de raviver l'élan populaire de
93, allant jusqu'à se présenter comme un souverain sorti de la
Révolution4, il répugnait cependant à suivre cette voie, craignant des
conséquences néfastes, quant au maintien de la paix civile. En un mot, il
ne voulait pas être, comme il se plaisait à le dire, « le roi d'une
jacquerie »5. Il ne lui restait plus, dès lors, qu'à se rallier à la thèse
libérale qui, à défaut d'obtenir le plein soutien du peuple, sans doute peu
au fait des implications constitutionnelles qu'elle supposait, recevait en
tout cas l'accord des élites. Ce ralliement ne fut toutefois pas effectué de
gaieté de cœur par un homme qui avait, durant quinze années de
gouvernement sans partage, affiché son mépris pour la protection des
droits individuels et la discussion publique. Certains observateurs
appréhendaient d'ailleurs que l'adhésion de l'Empereur à la monarchie
libérale, dictée uniquement par les circonstances, ne constituât qu'un
expédient momentané qui ne résisterait pas à une campagne militaire
victorieuse6.
7. Toujours est-il que Napoléon se décida, dès son retour à Paris, à adopter
des institutions libérales et à prendre l'initiative, pour ce faire, d'une
nouvelle constitution. Après quelques hésitations, il rejeta l'hypothèse de
la réunion d'une Constituante qui présentait à son goût trop de périls
potentiels. L'Empereur craignait essentiellement, en recourant à un tel
procédé, que les discussions constitutionnelles s'éternisent et qu'elles
viennent à lui imposer des réformes plus avancées que ce qu'il était
disposé à accorder7. Il voulait par conséquent, dans la mesure du
possible, garder le contrôle du processus constituant. C'est pourquoi il
prit le parti de nommer une commission spéciale qui aurait pour tâche
4 Les premières proclamations de Napoléon se présentaient en effet comme autant de
manifestes en faveur de la tradition révolutionnaire. Le 28 février, il s'était adressé aux Français
en ces termes : « Elevé au trône par votre choix, tout ce qui a été fait sans vous est illégitime.
Depuis vingt-cinq ans, la France a de nouveaux intérêts, de nouvelles institutions, une nouvelle
gloire qui ne peuvent être garantis que par un gouvernement national et par une dynastie créée
dans ces nouvelles circonstances. » Le 6 mars, il justifiait son expédition en déclarant : « Un roi
féodal ne peut plus convenir à la France, il lui faut un souverain sorti de la Révolution et ce
souverain, c'est moi. » Le 8, il affirmait encore, devant les autorités de Grenoble, son souci de
soustraire les Français « à la glèbe, au servage et au régime féodal » et de les délivrer du
« joug » des Bourbons. Sur ces points, ibid., pp. 50, 57 et 64.
5 Il est fort probable qu'il aurait reçu, dans cette hypothèse, un large soutien des Français
qui avaient appréhendé durant la première Restauration, le retour à l'Ancien Régime et à ses
privilèges. L'exilé de Sainte-Hélène regrettera par la suite de ne pas avoir opté pour cette
solution. Outre Le Gallo, op. cit., pp. 203-204, v. aussi F. Bluche, Le bonapartisme : aux
origines de la droite autoritaire (1800-1850), Paris, Nouvelles éditions latines, 1980, pp. 99 et s.
; H. Houssaye, 1815, t. 1, Paris, Perrin, 45ème édition, 1904, in-16, pp. 496-498.
6 B. Constant, op. cit., pp. 136-137 ; F. Villemain, Souvenirs contemporains d'histoire et de
littérature, Paris, Didier, 1855, t. 2, pp. 177-178.
7 Sur cette question, v. notamment H. Houssaye, op. cit., t. 1, pp. 540-541 ; L. Radiguet, L'
acte additionnel aux constitutions de l'Empire du 22 avril 1815, Caen, E. Domin, 1911, pp. 103107.
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d'élaborer le texte constitutionnel, celui-ci étant par la suite soumis à
l'acceptation du peuple, par la voie d'un plébiscite. L'assemblée du
champ de mai qui avait été initialement désignée pour procéder à la
réforme constitutionnelle voyait désormais son rôle restreint au
recensement des votes exprimés lors du plébiscite8.
8. La commission spéciale, nommée par Napoléon à la fin du mois de
mars, était composée de huit membres : les quatre ministres d'Etat,
c'est-à-dire Regnault de Saint Jean d'Angély, Defermon, Boulay de la
Meurthe et Merlin, auxquels venaient s'ajouter Cambacérès, Maret,
Carnot et peut-être Roederer. Il s'agissait donc pour la plupart de fidèles
de l'Empereur, acquis aux idées libérales, qui étaient favorables à une
imitation des institutions anglaises. Carnot se démarqua toutefois de
cette position dominante, en faisant valoir l'inadaptation du modèle
d'outre-Manche, du fait notamment de l'absence d'une véritable
aristocratie en France. L'ancien conventionnel proposait à la place un
régime politique largement inspiré de celui prévu par la Constitution de
l'an VIII, tout en accentuant son caractère démocratique. Son projet
attribuait en réalité des prérogatives importantes à l'Empereur, chef de
l'autorité exécutive, alors que les deux chambres, le Sénat et le Corps
législatif, ne bénéficiaient que de pouvoirs réduits, particulièrement en
matière législative. Ainsi, la chambre basse ne disposait ni du droit
d'initiative, ni du droit d'amendement et il lui était en outre interdit de
« censurer les actes d'aucune des autorités constituées » ; le Sénat était,
quant à lui, cantonné à un statut de gardien constitutionnel. De fait, le
rôle purement politique des organes délibérants était réduit à la portion
congrue9.
9. Il semble que la commission, dans sa grande majorité, n'ait pas apprécié
le projet de Carnot. Constatant que ses membres ne parvenaient pas à
s'entendre rapidement sur un texte, l'Empereur, sur les conseils de
plusieurs de ses proches - Fouché, Sébastiani, Joseph Bonaparte… - se
résolut à consulter le principal publiciste des libéraux, Benjamin
Constant, lui faisant miroiter au passage un poste de conseiller d'Etat
qu’il devait d’ailleurs obtenir le 20 avril10.
10. On a abondamment glosé, non sans raison, à propos de la volte-face de
Constant, celui-ci passant en une quinzaine de jours d'un soutien
indéfectible à la monarchie de Louis XVIII à la collaboration, sans états
d'âme, avec celui qu'il dénonçait, la veille encore, comme un tyran et un
usurpateur. Son opposition à Napoléon n'était pourtant pas nouvelle.
Ecarté du Tribunat en 1802, il avait été, au même titre que sa compagne
8 Ibid. Rappelons en effet que Napoléon avait déclaré dans un de ses décrets de Lyon :
« Les collèges électoraux des départements de l'Empire seront réunis en assemblée
extraordinaire au Champ de mai, afin de modifier nos Constitutions selon l'intérêt et la volonté
de la nation. » (ibid., p. 103).
9 V. H. Houssaye, op. cit., t. 1, p. 543 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 139-145.
10 V. son acte de nomination in B. Constant, Œuvres complètes, Tübingen, Max Niemeyer
Verlag, 2001, t. IX, 2, p. 950.
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Germaine de Staël, un adversaire farouche du régime impérial et à ce
titre, en butte à ses avanies. Sa situation d'opposant l'avait incité à une
grande prudence éditoriale, sans le dissuader cependant de travailler à
un grand livre sur la politique qui, s'il ne vit jamais le jour dans la forme
selon laquelle il l'avait envisagé, devait servir de fondement à ses
principaux ouvrages politiques, publiés ultérieurement11.
11. C'est le cas de son traité De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans
leurs rapports avec la civilisation européenne qui fut publié, pour la
première fois, en janvier 1814, et qui représentait en quelque sorte sa
contribution à la lutte contre le despotisme napoléonien. En distinguant
nettement l'usurpation de la monarchie héréditaire, en montrant que
celle-ci était tout à fait compatible avec la liberté, il affirmait son credo
anti-absolutiste et pro-libéral qui reposait sur une théorie originale de la
légitimité, postulant l'accord, au moins tacite, des gouvernés et des
gouvernants, ainsi que la relativité du choix d'un régime politique, pour la
garantie de la liberté individuelle12.
12. Il est dès lors compréhensible qu'à la fin de la première Restauration,
Constant ait offert sa plume aux Bourbons, menacés par le retour
impromptu de Napoléon. Après avoir présenté la Charte comme la
principale protection contre les menées despotiques de l'usurpateur,
dans un premier article, publié le 11 mars au Journal de Paris, il avait
haussé le ton, dans un second article, paru cette fois dans le Journal des
Débats, le 19 mars, en se livrant à une attaque violente contre Napoléon.
Le publiciste libéral, se transformant en pamphlétaire, n'hésitait pas en
effet à écrire : « Nous subirions sous Buonaparte, un gouvernement de
mamelouks, son glaive seul nous gouvernerait (...) C'est Attila, c'est
Gengis Khan, plus terrible et plus odieux, parce que les ressources de la
civilisation sont à son usage ; on voit qu'il les prépare pour régulariser le
massacre et pour administrer le pillage (...) », avant d'ajouter : « J'ai
voulu la liberté sous diverses formes ; j'ai vu qu'elle était possible sous la
monarchie. Je vois le Roi se rallier à la nation ; je n'irai pas, misérable
transfuge, me traîner d'un pouvoir à l'autre, couvrir l'infamie par le
11 Ce grand traité de politique, projeté par Constant, se composait de deux manuscrits qui
n'ont été publiés que depuis peu. Il s'agit des Fragments d'un ouvrage abandonné sur la
possibilité d'une Constitution républicaine dans un grand pays, édition établie par H. Grange,
Paris, Aubier, 1991, 507 p., ainsi que des Principes de politique applicables à tous les
gouvernements, introduction et notes par E. Hofmann, Genève, Droz, 1980, t. 2, 690 p. Sur
l'importance de ces textes dans la production ultérieure du publiciste libéral, voir l'avertissement
de Marcel Gauchet dans l'édition d'un choix de textes politiques de Constant, Ecrits politiques,
Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1997, pp. 111-115.
12 V. la seconde partie de l'ouvrage De l'esprit de conquête et de l'usurpation, ibid., pp. 179
et s. ; v. également le commentaire de K. Kloocke, Benjamin Constant, une biographie
intellectuelle, Genève, Droz, 1984, pp. 187-189. Il semble toutefois que Constant ait été gêné a
posteriori par le caractère réactionnaire de certaines parties de son ouvrage, ce qui expliquerait
certaines de ses corrections ultérieures. Sur les conditions de rédaction de l'ouvrage et les
embarras de son auteur, v. S. Holmes, Benjamin Constant et la genèse du libéralisme
moderne, traduit de l'anglais par O. Champeau, Paris, P.U.F., coll. Léviathan, 1994, pp. 287 et
s.
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sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie
honteuse. »13
13. Napoléon étant rentré à Paris le 20 mars, Constant préféra alors
s’éloigner ; « courant la poste », il se rendit à Angers, puis en Vendée ;
mais ne trouvant pas en province les soutiens qu’il espérait, il revint le 27
mars au soir dans la capitale. Dès le lendemain, il entrait en contact avec
le nouveau milieu politique. Fouché, le général Sébastiani et Joseph
Bonaparte semblent avoir été les principaux artisans de son
rapprochement avec l’Empereur14. Les premiers jours d’avril sont
consacrés à la rédaction, à partir de ses manuscrits de 1806, des
Principes de politique applicables à tous les gouvernements
représentatifs et particulièrement à la Constitution actuelle de la France
qui sortent de presse le 29 mai 1815 et dont le contenu présente une
étroite parenté avec celui de l’Acte additionnel.
14. Le 14 avril, Benjamin Constant fut invité à se rendre chez Napoléon ;
après une longue entrevue dont il sortit visiblement charmé, il se vit
confier la tâche de rédiger pour le lendemain un projet de constitution
libérale15, l'Empereur semblant s'être fait une raison sur ce point16. Dès
lors, les deux hommes se virent quotidiennement pour mettre au point le
texte constitutionnel.
15. On a eu beau jeu de stigmatiser le contraste entre l'intransigeance du
discours et la faiblesse de caractère d'un homme qui devait se rallier
aussi rapidement au conquérant abhorré. Il est vrai que l'événement
constitue un retournement sans équivalent dans l'histoire politique
13 Sur l'action de Benjamin Constant à la fin de la Restauration, v. la préface d'O. Pozzo di
Borgo aux Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., pp. XXIII-XXVI ; v. aussi P. Bastid, Benjamin
Constant et sa doctrine, Paris, Armand Colin, 1966, t. 1, pp. 278-281. L'article du 19 mars
apparaissait de toute façon comme une initiative maladroite et vaine, dans une situation déjà
très compromise pour la royauté. Fontanes, l'ancien grand-maître de l'université, avait ainsi
confié à Villemain : « Benjamin de Constant, qui écoute fort l'harmonie d'une de ces voix
(traduisons : Madame Récamier. A.L.), et qui s'est rencontré là avec le comte Mathieu de
Montmorency, M. de Damas, le duc de Laval, M. de Forbin, s'est échauffé la tête. Il a fait un
amalgame de la légitimité, dont il se souciait peu, du gouvernement représentatif et de M. de La
Fayette ; et il a fulminé son article de ce matin, avec plus de colère que de confiance, je crois.
Tout cela est tardif et impuissant (...) » : cité par Villemain, op. cit., t. 2, pp. 34-35.
14 V. K. Kloocke, « historique du texte de l’Acte additionnel », in B. Constant, Œuvres
complètes, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 2001, t. IX, 2, spéc. p. 567.
15 Il note dans son journal intime du 14 avril 1815 : « Longue conversation. C’est un
homme étonnant. Demain je lui porte un projet de constitution. » (Journaux intimes, Paris,
Gallimard, 1952, p. 438.
16 Napoléon aurait notamment dit à Constant : « Voyez donc ce qui vous semble possible ;
apportez-moi vos idées. Des discussions publiques, des élections libres, des ministres
responsables, la liberté de la presse, je veux tout cela (...) La liberté de la presse surtout ;
l'étouffer est absurde. Je suis convaincu sur cet article (...) », avant de faire cet aveu résigné :
« la situation est neuve. Je ne demande pas mieux que d'être éclairé. Je vieillis. On n'est plus à
quarante-cinq ans ce qu'on était à trente. Le repos d'un roi constitutionnel peut me convenir. Il
conviendra plus sûrement encore à mon fils. » : cité par Constant, Mémoires sur les CentJours, op. cit., p. 135.
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française17. Les motifs du ralliement de Constant à l'Empire sont
multiples et lui-même a tenté de justifier sa conduite18, sans échapper
cependant aux jugements sévères - et parfois partiaux - de la
postérité19. L'ambition de jouer un rôle politique majeur, la conscience
d’avoir soutenu la cause du parti royaliste à un moment où celui-ci n’y
croyait plus lui-même, le désir d'être reconnu dans un pays, où il était
encore considéré comme un étranger, la préoccupation de mettre fin à
des embarras financiers qui le poussaient à briguer une place dotée
d'appointements substantiels, le souci de se faire valoir auprès de
Madame Récamier, dont il s'était fortement entiché, sont autant de
facteurs, susceptibles d'éclairer la volte-face de l'écrivain libéral. Ils ne
sauraient néanmoins occulter, sous le masque du courtisan avide et
sans scrupules, le théoricien politique, fidèle à ses idées, qui s'attachait
prioritairement à promouvoir la défense de la liberté individuelle, rendue
possible par la limitation du champ d'action de la souveraineté du peuple
et reléguant du même coup au second plan la question du régime
politique.
16. Dans cette optique, les arguments fournis par Constant dans ses
mémoires pour expliquer son ralliement - notamment, sa détermination
de s'opposer à la fois à la dictature napoléonienne et à la ContreRévolution20 - ne doivent pas être compris comme de simples prétextes,
mais comme la ferme intention d'imposer, ne serait-ce que par leur
proclamation, des principes auxquels il tenait tout particulièrement. Audelà, ou plutôt à côté d'un opportunisme difficilement niable, ne faudrait-il
donc pas voir également dans la démarche de l'écrivain libéral, la
croyance en un idéalisme dépassant l'obstacle du réalisme
gouvernemental, en bref la consécration de la suprématie des idées face
au pragmatisme du gouvernant ? C'est ce qui semble en tout cas
ressortir de ses propos tenus à l'époque des Cent-Jours, dont Villemain
s'est fait l'écho : « (...) dans ces conversations du soir chez M. Suard, il
échappait à M. Benjamin de Constant de s'extasier sur la résignation
constitutionnelle de l'Empereur, sur sa disposition à comprendre tous les
scrupules de légalité. Il n'osait dire que ce fut une conversion de cœur ;
mais le changement lui semblait explicable par la profonde discussion
qui avait eu lieu devant Sa Majesté, et par une sorte de nécessité
logique, à laquelle un si grand esprit ne pouvait se dérober. « Le passé,
disait-il, est la faute de tout le monde : le Sénat, les ministres, le Corps
17 Sur ce point, v. les observations de S. Rials, « La question constitutionnelle en 18141815 : dispersion des légitimités et convergence des techniques », in Révolution et ContreRévolution au XIXème siècle, Paris, D.U.C./Albatros, 1987, pp. 133-135.
18 On se reportera au chapitre XX des Principes de politique (...), publiés en mai 1815 (v.
Ecrits politiques, op. cit., pp. 502-506) ainsi qu'aux Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., pp.
121 et s.
19 V. notamment les ouvrages d'Henri Guillemin, Benjamin Constant muscadin, Paris,
Gallimard, 1958 et Madame de Staël, Benjamin Constant et Napoléon, Paris, Plon, 1959.
20 V. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., pp. 121-123 et 125-128. Dans son
journal du 19 avril 1815, Constant note : « Si ma nomination a lieu, je me lance tout à fait, sans
abjurer aucun principe. » (Journaux intimes, op. cit., p. 438.
203
législatif nous avaient gâté l'Empereur. Nous le reconquérons, chaque
jour, aux vrais principes. » Il disait cela sérieusement; puis, habitué à se
tirer par une plaisanterie d'un embarras de conscience, et à se moquer
parfois un peu de lui-même, pour prévenir les autres, il lui arrivait
d'ajouter : « Après tout, je ne garantis pas que ces excellents symptômes
constitutionnels tiennent contre une grande bataille gagnée. Mais que
voulez-vous? Il faut se féliciter de ce qui est acquis, et bien présumer du
reste. La reconnaissance spéculative des principes est toujours un grand
point d'obtenu. Un jour, nous emportons le Jury ; un autre jour, la
responsabilité des ministres ; un autre jour, la liberté définitive de la
presse, et la preuve légale contre les fonctionnaires : c'est toujours
beaucoup, en attendant la paix générale. » 21
17. Ce long passage montre bien à notre sens que la lucidité affichée de
Constant se doublait de la prétention hardie de convaincre l'Empereur,
par la force des arguments et la publicité de grands principes, que la
victoire de la cause libérale était inéluctable. On ne peut s'empêcher ici
de penser à la vieille ambition du philosophe, de conseiller au tyran une
gestion sage des affaires, à l'instar d'un Platon essayant vainement de
guider Denys de Syracuse, sur la voie du bon gouvernement22.
18. Quelle est la part exacte de Benjamin Constant dans la rédaction de
l’Acte additionnel ? L’étude des travaux préparatoires montre qu’il fut,
aux côtés de Napoléon, la cheville ouvrière de cet édifice constitutionnel.
Sa place prépondérante dans les débats (I) ne signifie pas toutefois que
sa parole fut toujours écoutée. Une analyse approfondie du texte
constitutionnel révèle effectivement qu’il dut céder face aux exigences
impériales, en ce qui concerne la question de la légitimité. Le préambule
de l’Acte additionnel consacre une légitimité composite, plus proche des
convictions de Napoléon que de celles de l’auteur des Principes de
politique (II). On retrouve en revanche la patte de ce dernier quant à la
question de l’aménagement des pouvoirs, ce qui ne signifie pas pour
autant qu’il donne naissance, comme on a pu le dire parfois, à un régime
parlementaire (III).
I. LA PLACE PRÉPONDÉRANTE DE BENJAMIN CONSTANT DANS
L’ÉLABORATION DE L’ACTE ADDITIONNEL
19. Kurt Kloocke s’est efforcé de reconstituer, dans une recherche récente
publiée dans les Œuvres complètes de Benjamin Constant, les étapes
successives de l’élaboration de l’Acte additionnel qui eurent lieu du 14 au
22 avril 181523. Comme l’y invitait Napoléon, Constant a soumis dès le
21 F. Villemain, op. cit., t. 2, pp. 177-178.
22 Sur l'état psychologique de Constant au tout début des Cent-Jours, on se reportera aux
analyses de Marcel Gauchet, De la liberté chez les modernes, op. cit., pp.17-18 et de S.
Holmes, op. cit., pp. 27-28.
23 Nous nous inspirons ici de la recherche de K. Kloocke, op. cit., t. IX, 2, pp. 566 et s.
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15 avril, un premier projet qui n’a eu, semble-t-il, que peu de succès24.
Néanmoins, il a vraisemblablement été utilisé pour confectionner un
second texte, doté d’un préambule inspiré sans doute par l’Empereur, et
de 44 articles portant sur l’aménagement des institutions – notamment
un bicaméralisme aristocratique, le renouvellement intégral de la
Chambre des représentants tous les cinq ans, la compatibilité des
fonctions de ministre et de député, le droit de dissolution de la Chambre
des représentants accordé à l’Empereur, la responsabilité ministérielle,
le maintien du jury populaire, l’énoncé des droits des citoyens, tels que le
principe d’égalité devant la loi, la liberté religieuse, la liberté de la
presse… - que l’on peut vraisemblablement attribuer au publiciste
libéral25. Ce projet, remis à Napoléon le 18 avril, est plus apprécié, mais
il est encore amendé pour aboutir à une troisième version, comportant
toujours un préambule et désormais 73 articles. C’est cette mouture qui
sera imprimée et soumise pour discussion au Conseil d’Etat, à partir du
20 avril26. Enfin, le texte définitif de l’Acte additionnel est issu de cette
version imprimée et corrigée à la main par le comte Molé et Constant, au
sein du Conseil d’Etat27. Le manuscrit qui reproduit le texte de l’imprimé
ainsi corrigé est le texte officiel, signé par Napoléon28 et publié ensuite
dans le Bulletin des lois.
20. Au cours de ses entretiens avec Constant, Napoléon paraît avoir été
séduit par la personnalité de son interlocuteur ; il portera d'ailleurs un
jugement flatteur sur lui : « C'est un homme de grand talent, il est fort de
raisonnement », avouera-t-il ainsi à la reine Hortense29. Cette entente
24 Dans son journal intime, Constant note, désabusé : « Mon projet de constitution a eu
peu de succès. Ce n’est pas précisément de la liberté qu’on veut. Travail autre qu’il me
demande et qui me déplaît. » (Journaux intimes, op. cit., p. 438.)
25 Ce texte comporte en effet de nombreux points communs avec le projet de constitution
qu’avait présenté Constant dans ses Réflexions sur les constitutions, la distribution des
pouvoirs et les garanties, dans une monarchie constitutionnelle, Paris, H. Nicolle, 1814 : v. les
notes très éclairantes de K. Kloocke sous ce projet de constitution, op. cit., t. IX, 2, pp. 575-591.
26 V. cette troisième version, ibid., t. IX, 2, pp. 593-610.
27
Les Archives Nationales conserve la version imprimée avec les corrections
manuscrites : AF IV 859/12, pl. 6989, pièce 18 (v. la reproduction de deux pages de ce
document dans les Œuvres complètes de B. Constant, op. cit., t. IX, 2, pp. 573 et 590.)
28 Ibid., t. IX, 2, pp. 611-622. Signalons toutefois que Léon Radiguet avait déjà exhumé
des Archives Nationales, les trois projets d'Acte additionnel précités ; la première mouture du
document, analysée par Radiguet, était le texte manuscrit, ne portant ni date, ni signature, et ne
comptant que 44 articles. Sa forme manuscrite et la brièveté de son contenu qui annonçait
néanmoins l’essentiel du texte définitif faisaient dire à cet auteur que ce texte était antérieur aux
deux exemplaires imprimés et qu’il était le projet de Constant, revu par Napoléon, avant sa
soumission à la commission constitutionnelle et au Conseil d'Etat (Sur ces trois projets, v. L.
Radiguet, op. cit., pp. 166-169 et l'appendice 1, pp. 434-467, qui reproduit les trois projets en
intégralité.) K. Kloocke, reprenant le dossier sans citer Radiguet, a confirmé cette analyse.
29 Cité par P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, op. cit., t.1, p. 286. D'un jugement
contraire : Villemain, op. cit., t. 2, p. 176. Relevons tout de même cette impression de Constant,
après une longue entrevue, le 19 avril : « Il est clair que ma conversation lui plaît. » (Journaux
intimes, op. cit., p. 438.)
205
mutuelle n'est pas étrangère au fait que de nombreuses suggestions du
publiciste libéral furent retenues et même si ce dernier n'eut pas
satisfaction sur toutes ses revendications, se heurtant parfois à la
résistance de l'Empereur, il est hors de doute qu'il exerça une influence
considérable sur la rédaction du texte constitutionnel. Est-il besoin de
souligner alors, que la commission qui avait été nommée initialement, vit
sa mission se réduire considérablement, en raison de la place décisive
prise par le théoricien libéral ?30
21. Du 14 au 22 avril 1815, se tinrent par conséquent des discussions
déterminantes pour la confection de la nouvelle constitution. Si Napoléon
accéda assez facilement à de nombreuses propositions de Constant,
particulièrement en ce qui concerne l'existence d'une assemblée
nombreuse et élue intégralement tous les cinq ans31, la présence de la
responsabilité ministérielle et de la liberté de la presse, il s'opposa en
revanche à lui sur quelques points importants.
22. Une première controverse se déclencha entre eux, quant à savoir si
l'acte à adopter devait ou non s'émanciper du constitutionnalisme
impérial. Pour Constant, il fallait que le nouveau texte rejetât le droit
constitutionnel de l'Empire, afin de bien marquer la rupture avec le
despotisme antérieur. C'est pourquoi son premier projet, soumis à
l'Empereur dès le 15 avril, ne disait mot des constitutions impériales et
des Sénatus-consultes organiques. Napoléon s'éleva contre la prétention
de faire table rase de son passé, expliquant à son interlocuteur : « (...)
vous m'ôtez mon passé, je veux le conserver. Que faites-vous donc de
mes onze ans de règne ? J' y ai quelques droits, je pense, l'Europe le
sait. Il faut que la nouvelle Constitution se rattache à l'ancienne. Elle aura
la sanction de plusieurs années de gloire et de succès. »32
23. En voulant faire du nouveau document, une simple addition aux
constitutions impériales, il entendait certainement affirmer la continuité
de son règne, en dépit de ses onze mois d'absence. Dans le but de
30 V. P. Bastid, op. cit., t.1, pp. 284-286 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 152-154.
31 Cette disposition tranchait avec celle de la Charte de 1814 qui avait prévu le
renouvellement partiel de la Chambre des députés. Malgré l'opposition de Constant, les
collèges électoraux, instaurés par le Sénatus-consulte organique du 16 thermidor an X, furent
maintenus. On gardait donc un système d'élection indirecte, encore que contrairement à
l'Empire, les collèges de département ou d'arrondissement, deuxième degré d'élection, ne se
contentaient plus d'un droit de présentation des candidats, mais élisaient eux-mêmes les
représentants. Benjamin Constant aurait préféré, quant à lui, un suffrage censitaire direct,
inspiré de l'Angleterre, et favorable à la propriété foncière. (Voir les chapitres V et VI de ses
Principes de politique, Ecrits politiques, op. cit., pp. 349 et s.) Notons toutefois que l'Empereur
et Constant se retrouvaient sur l'idée de restreindre le droit de vote aux plus riches : de fait, si le
système électoral de l'Empire fut en grande partie conservé, c'est sans doute parce que
Napoléon, conscient du manque de temps, ne voulait pas aborder inconsidérément une
question jugée stratégique. Sur ce point, v. E. Le Gallo, op. cit., p. 214-215 ; L. Radiguet, op.
cit., pp. 193 et s. ; D. de Bellescize, « L'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire (22 avril
1815) : une constitution mal nommée pour un régime sans nom », Revue du Droit Public, 1993,
t. 4, spécialement pp. 1054-1055.
32 Cité par Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., p. 141.
206
fonder sa légitimité, il reprenait ainsi, après l'avoir pourtant vivement
critiqué, le même argument que son adversaire Louis XVIII, celui d'une
continuité historique irréductible aux événements. Néanmoins, sa
position juridique paraissait plus fragile que celle du Bourbon, qui n'avait
jamais transigé sur le principe qu'il incarnait, alors qu'en ce qui le
concernait, Napoléon avait solennellement renoncé au trône pour lui et
ses héritiers, le 6 avril 181433.
24. Il y avait de toute façon, dans l'attitude de l’Empereur, une autre
motivation qui consistait à présenter l'Acte additionnel comme un moyen
de cohésion nationale en cas de conflit. En effet, le texte constitutionnel
ne devait pas seulement servir à instaurer un régime libéral, conforme
aux vœux et aux besoins des Français, mais également s'imposer
comme une arme défensive, comme un instrument capable d'assurer à
la fois la garantie des libertés et l'efficacité gouvernementale, afin de
sauvegarder la force de l'Etat et l'indépendance du peuple français vis-àvis de l'étranger. Le rattachement aux constitutions impériales était donc,
aux yeux de l'Empereur, un procédé indispensable de consolidation des
institutions, d'autant plus indispensable que, dans le cas contraire, il
faudrait considérer les institutions politiques, administratives et judiciaires
mises sur pied entre 1800 et 1812 comme abrogées, ce qui obligeait de
prendre des mesures pour les remplacer ; pour ce faire, il aurait fallu
disposer de suffisamment de temps, ce que l'imminence de la guerre
contre les alliés ne permettait justement pas 34.
25. Benjamin Constant se rendit, non sans réticences, à l'argumentation de
Napoléon ; il estima finalement qu'il était préférable de céder sur un
point, qu'il jugea d'abord de pure forme, plutôt que de risquer de
compromettre les avancées libérales obtenues jusqu'alors. Il consentit en
l'occurrence à rédiger, sous l'inspiration de Napoléon, un préambule qui
établissait la parenté de l'Acte additionnel avec les textes constitutionnels
de l'Empire, faisant du nouveau texte un prolongement et un
perfectionnement des actes antérieurs. Il reconnut cependant par la suite
qu'il avait sous-estimé l'effet négatif de ce rapprochement auprès de
l'opinion et regretta de ne pas s'être opposé avec plus d'opiniâtreté à
Napoléon35.
26. Une autre question divisa fortement les deux principaux auteurs de la
Constitution : l'existence d'une pairie héréditaire. Constant la défendait
car il y voyait une barrière supplémentaire à l'autorité toute puissante
d'un seul homme. De plus, il pensait à l'époque qu'une aristocratie forte,
à l'image de l'Angleterre, constituait le meilleur soutien possible de la
monarchie, en ne laissant pas le roi démuni face à une population livrée
à elle-même. Le caractère à la fois héréditaire et illimité de la pairie
devait permettre, selon le théoricien libéral, d'assurer une véritable
33 Voir E. Biré, L'année 1817, Paris, H. Champion, 1895, pp. 13-14.
34 V. Le Gallo, op. cit., pp. 213-214 ; v. aussi Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, op.
cit., p. 141.
35 Ibid., pp. 142-143 ; L. Radiguet, op. cit., pp. 155-156.
207
indépendance de ses membres, en empêchant toutefois ces derniers de
former un corps incontrôlable36.
27. Napoléon, au contraire, jugeait l'institution avec une grande méfiance et il
exposa à Constant les motifs de ses réticences : « La pairie est en
désharmonie avec l'état présent des esprits ; elle blessera l'orgueil de
l'armée, elle trompera l'attente des partisans de l'égalité, elle soulèvera
contre moi mille prétentions individuelles. Où voulez-vous que je trouve
les éléments d'aristocratie que la pairie exige ? Les anciennes fortunes
sont ennemies, plusieurs des nouvelles sont honteuses. Cinq ou six
noms illustres ne suffisent pas. Sans souvenirs, sans éclat historique,
sans grandes propriétés, sur quoi ma pairie sera-t-elle fondée ? Celle
d'Angleterre est tout autre chose ; elle est au-dessus du peuple, mais
elle n'a pas été contre lui. Ce sont les nobles qui ont donné la liberté à
l'Angleterre ; la grande Charte vient d'eux, ils ont grandi avec la
Constitution, et font un avec elle ; mais d'ici à trente ans, mes
champignons de pairs ne seront que des soldats ou des chambellans ;
l'on ne verra qu'un camp ou une antichambre. »37
28. On ne peut manquer de noter ici l'analyse lucide de l'Empereur qui devait
avoir du reste toutes les peines du monde, lorsqu'il se décida finalement
pour une aristocratie héréditaire, à dénicher une centaine de pairs, pris
essentiellement parmi ses fidèles. Car, malgré ses réserves, Napoléon
se rallia effectivement à la pairie, sensible sans doute aux pressions des
amateurs de places et d'honneurs, ainsi qu'aux arguments de Constant.
Il ne pouvait en outre cacher son penchant pour une institution qu'il
considérait comme un moyen de stabilisation du régime politique et dont
36 Peut-être Constant pensait-il à la Constitution sénatoriale qui fixait, rappelons-le, le
nombre maximum de sénateurs à 200, alors qu'il se prononçait, lui, pour un nombre illimité de
pairs. Sur cette conception de la pairie, v. les Réflexions sur les constitutions, op. cit., pp. 18 et
s. ; les Principes de politique, Ecrits politiques, op. cit., pp. 344-348, ainsi que l'annexe 3 : pp.
530-537 ; v. aussi P. Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, op. cit., t. 2, pp. 956 et s. On
notera avec intérêt que la position de Constant sur la pairie a évolué avec le temps. Ainsi, en
1819, admet-il volontiers qu'il est incertain « (...) moins peut-être sur la nécessité que sur la
possibilité de la pairie » (Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., p.156). Il justifie notamment son
évolution par un aveu : celui d'avoir été trop obnubilé par l'exemple britannique, ce qui lui a fait
perdre de vue les particularités d'une société française en transformation. Il reconnaît qu'il n'a
compris que progressivement le culte égalitaire des Français, la division et la perpétuelle
mobilité de leurs propriétés, l'influence toujours croissante du commerce, de l'industrie et des
capitaux en portefeuille par rapport à une propriété foncière beaucoup plus statique. Il y a chez
Constant une compréhension aiguë de la dynamique sociale, une perception fine d'un
changement historique qui lui font conclure que la pairie n'est peut-être pas viable. Dès lors, ne
peut-on pas voir, dans la proscription de la pairie, « une nécessité rationnelle, fonctionnellement
adaptée aux exigences de la vie moderne », au même titre que la défense de la liberté
individuelle ? (sur cette question de la liberté individuelle, P. Raynaud, « Un romantique libéral
Benjamin Constant », Esprit, n° 3, mars 1983, p. 62.) On relèvera en tout cas que la
préoccupation de Constant de coller à la réalité psychologique et sociale le conduit à privilégier
ce qui est possible par rapport à ce qui est nécessaire, ce qui est par rapport à ce qui devrait
être. Les lignes suivantes sonnent alors un peu comme la prémonition des difficultés futures
d'une institution de plus en plus inadaptée à la société : « La pairie, quand elle existe, peut
subsister, et on le voit bien, puisque nous en avons une ; mais si elle n'existait pas, je la
soupçonnerais d'être impossible. » (B. Constant, Mémoires sur les Cent-Jours, op. cit., p.156).
37 Ibid., p. 155.
208
il espérait que la seule existence attirerait de nouveau à lui cette
noblesse d'Ancien Régime, qu'il appréciait tout particulièrement38.
29. Benjamin Constant se résigna d'autant mieux aux exigences de
l'Empereur que le reste de son programme constitutionnel fut
globalement avalisé39, y compris par la commission, chargée semble-t-il
de la rédaction définitive du projet40, et par le Conseil d'Etat, où se
déroulèrent les dernières discussions, en présence des ministres. C'est
là que furent apportées au texte les ultimes mises au point : il y eut ainsi
des récriminations présentées entre autres par Boulay de la Meurthe,
Fouché et Carnot contre le titre d' « Acte additionnel aux Constitutions de
l'Empire » que Constant avait, malgré lui, donné à son projet. On fit
remarquer à l'Empereur qu'un tel intitulé rappelait trop le régime impérial
et risquait d'entraîner une réelle désaffection, de la part de l'opinion.
Napoléon prit acte de ces observations, mais conserva en définitive le
titre tel quel.
30. Au même moment fut décidé, sans doute sur l'initiative de l'Empereur,
l'ajout de l'article 67 et dernier de l'Acte additionnel qui interdisait de
proposer le rétablissement sur le trône d'un membre quelconque de la
famille des Bourbons et consacrait l'abolition des droits féodaux et des
dîmes, ainsi que l'irrévocabilité de la vente des domaines nationaux. Cet
article, qualifié de « ridicule et impuissant » par Constant41, fut accepté
sans difficulté par les personnalités présentes qui y virent sûrement un
gage de fidélité à offrir à l'Empereur. Ces précisions ayant été
effectuées, l'Acte additionnel put être signé par Napoléon, à la date du
22 avril ; il fut publié, dès le lendemain, au Moniteur et au Bulletin des
lois, accompagné du décret organisant sa ratification par le peuple.
38 Ibid., pp. 158-159. Napoléon aurait insisté à plusieurs reprises sur la nécessité d'un
contrepoids aristocratique, déclarant ainsi : « Une constitution appuyée sur une aristocratie
vigoureuse ressemble à un vaisseau. Une constitution sans aristocratie n'est qu'un ballon perdu
dans les airs. On dirige un vaisseau, parce qu'il y a deux forces qui se balancent ; le gouvernail
trouve un point d'appui, mais un ballon est le jouet d'une seule force ; le point d'appui lui
manque ; le vent l'emporte, et la direction est impossible. » (Loc. cit., p. 158)
39 On notera cependant que certaines dispositions de l'Acte additionnel, semblent avoir été
prises contre l'avis de Constant. C'est le cas notamment de l'article 33, instituant une
représentation spéciale pour l'industrie et le commerce, sur lequel il a porté un jugement
réservé (Voir les Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., p. 374.) La volonté de
l'Empereur de se concilier les milieux industriels a peut-être joué son rôle dans l'adoption d'un
article, dont l'importance ne doit pas être surestimée : il ne concernait en effet que 23 députés
sur un total de 629. Remarquons enfin que l'idée d'une représentation professionnelle ne sera
pas reprise dans les constitutions ultérieures. Sur cette question, P. Vinson, « Un essai de
représentation professionnelle pendant les Cent-Jours », La Révolution française, 1914 (juilletdécembre), t. 67, pp. 36-62 et 131-159 ; R. Warlomont, « La représentation économique dans l'
« Acte additionnel » aux constitutions de l'Empire », Revue internationale d'histoire politique et
constitutionnelle, 1954, pp. 244-256.
40 Sur ce point, E. Le Gallo, op. cit., p. 222.
41 Voir Constant, Mémoires (...), op. cit., p. 147.
209
31. L'Acte additionnel fut mal reçu par les Français qui retinrent surtout que
son élaboration avait été contrôlée par l'Empereur, au lieu d'être soumise
à une assemblée constituante, et que sa forme - notamment le titre d'
« Acte additionnel aux constitutions de l'Empire » et la formule de
suscription « Napoléon, par la grâce de Dieu et les Constitutions,
Empereur des Français » - rappelait trop le despotisme impérial42. Les
libéraux, déjà sensibles à ces aspects formels du document, lui
reprochèrent en outre une protection insuffisante des droits individuels et
des prérogatives excessives attribuées au Chef de l'Etat, propices au
rétablissement d'un régime autoritaire43. Les jacobins, bien que plus
modérés dans leurs critiques, regrettèrent avant tout l'atteinte à l'égalité
des citoyens, incarnée plus particulièrement par l'instauration d'une pairie
héréditaire. Les royalistes dénonçaient, pour leur part, l'illégitimité de
Napoléon et mettaient en cause l'opportunité d'un texte qui n'était, selon
eux, que la copie conforme de la Charte octroyée par Louis XVIII44.
32. Les défenseurs de l'Acte additionnel furent donc des plus rares45 et le
plébiscite, organisé sur l'ordre de l'Empereur, devait confirmer si ce n'est
l'hostilité, en tout cas la profonde indifférence des Français. Les résultats
de la consultation, bien que largement favorables à la constitution - 1, 5
millions de oui contre 5000 non -, ne pouvaient cacher les 80 %
d'abstentions et le fait que les suffrages de l'armée représentaient à eux
seuls le sixième des votes positifs46. On était loin des résultats des
plébiscites du Consulat, où les oui dépassaient les 3 millions et demi,
mais il faut reconnaître que les conditions avaient changé : la paix civile
et religieuse n'existait plus et la guerre contre les puissances étrangères
était imminente. La position personnelle de Napoléon était affaiblie, en
42 Sur ce point, v. F. Bluche, Le bonapartisme, op. cit., p. 105 ; v. aussi les observations
d'un observateur anglais, résidant en France durant les Cent-Jours, et confirmant l'hostilité des
Français, face à l'Acte additionnel : J. Hobhouse, Lettres écrites de Paris pendant le dernier
règne de l'Empereur Napoléon (...), Gand, J.N. Houdin, 1817, t. 1, p. 187.
43 V. par exemple ce qu'écrivait alors le jeune Salvandy, à l'adresse de Napoléon : « Sire,
on est étonné, que puisque vous vous avouez investi d'une dictature que nous ne vous avons
pas déférée, vous ne vous soyez point soumis à une nouvelle élection nationale, pour vous
donner cet auguste caractère de légitimité que peut seule vous imprimer la sanction du peuple.
On est étonné que vous ayez dicté, d'une manière absolue, et avec des modifications illusoires,
une Charte qui aurait dû être discutée et proposée à l'acceptation libre de la nation (...) On est
étonné que l'acte additionnel mentionne quelques-uns de nos droits sans nous offrir de garantie
et qu'en le violant déjà, tous les jours, dans le plus important de ses articles, celui de la liberté
individuelle, vous ne craigniez pas de nous rappeler le passé et de nous épouvanter sur
l'avenir. » (Mémoire à l'Empereur sur les griefs et le vœu du peuple français, Paris, Delaunay,
25 mai 1815, pp. 13-14 (B.N. : Lb46-295).)
44 Voir F. Bluche, op. cit., pp. 105-106 ; Le Gallo, op. cit., pp. 226 et s. ; v. également
l'analyse approfondie des écrits consacrés à l'Acte additionnel, au moment des Cent-Jours, par
L. Radiguet, op. cit., pp. 295 et s.
45 Signalons cependant la brochure du libéral Sismondi, Examen de la Constitution
française, Paris, Treuttel et Würtz, 1815, 124 p. (côte B.N. : Lb46-297) ; v. aussi le commentaire
de Radiguet, op. cit., pp. 363 et s.
46 Voir F. Bluche, Le plébiscite des Cent-Jours (avril - mai 1815), Genève, Droz, 1974, pp.
36-37.
210
raison de ses échecs récents ; en outre, l'administration qu'il avait mise
sur pied ne possédait plus la même docilité - pensons par exemple à
Fouché dirigeant le ministère de la police - pour exécuter les ordres du
maître et encadrer l'électorat. La forte abstention apparaît après coup
d'autant plus compréhensible que l'opposition royaliste était active et
bien organisée et que l'option libérale, choisie par l'Empereur, n'obtenait
qu'un tiède appui du petit peuple, pourtant le plus fidèle soutien de
Napoléon47.
33. Dans ce contexte, l'assemblée du champ de mai qui se tint sur le Champ
de Mars, le 1er juin 1815, ne fut qu'une pompeuse cérémonie, où furent
proclamés les résultats définitifs du plébiscite et prononcés les serments
de fidélité au régime. Le discours de Napoléon déçut, en ce qu'il
n'annonçait aucune mesure concrète et énergique : le public attendait
autre chose que des mots en ces moments difficiles48.
II. UNE LÉGITIMITÉ COMPOSITE
34. En posant le principe d'une continuité juridique, ignorant la première
Restauration, l'Acte additionnel réaffirme le maintien de l'édifice
constitutionnel de l'Empire. C'est ce que l'on peut logiquement déduire
de la lecture de son préambule, dans lequel il est bien spécifié que le
présent document a pour but de modifier et de perfectionner les actes
constitutionnels antérieurs, et non pas de les faire disparaître. Deux
conséquences doivent alors être tirées de cette constatation préliminaire
: d'une part, l'Acte additionnel a naturellement une valeur
constitutionnelle identique à celle des textes qu'il est censé modifier ;
d'autre part, les dispositions des constitutions précédentes qui ne sont
pas rectifiées par l'Acte additionnel sont censées subsister. C'est ce que
prévoit l'article 1er de la constitution des Cent-Jours : « Les constitutions
de l'Empire, nommément l'acte constitutionnel du 22 frimaire an VIII, les
sénatus-consultes des 14 et 16 thermidor an X, et celui du 28 floréal an
XII, seront modifiés par les dispositions qui suivent. Toutes leurs autres
dispositions sont confirmées et maintenues. »
35. Ceci signifie donc que l'Acte additionnel n'a qu'une portée partielle et qu'il
faut considérer comme également applicables des dispositions
constitutionnelles adoptées avant 1815. On aboutit ainsi à une
constellation de textes qui ne favorise guère la transparence juridique et
plus particulièrement l'interprétation de certaines dispositions de la
constitution des Cent-Jours, restées imprécises, en partie à cause de la
brièveté de cette dernière49.
47 Ibid., pp. 11-12 et 125-126.
48 Sur la description de cette cérémonie, v. H. Houssaye, op. cit., t.1, pp. 598 et s.
49 Il n'y eut aucune codification officielle des différents textes constitutionnels, et pour cause
: Napoléon avait d'autres soucis en tête, tandis que les chambres, dès qu'elles furent réunies,
au début du mois de juin, songèrent avant tout à réviser l'Acte additionnel. Un contemporain,
Badeigts-Laborde, a pourtant établi une classification officieuse des dispositions
211
2.1. La conception de la légitimité selon Napoléon
36. Si l'Acte additionnel se réclamait du constitutionnalisme impérial, lui
empruntait-il également cette légitimité composite, sur laquelle il s'était
fondé ? On sait en effet que Napoléon devait avoir recours à plusieurs
légitimités différentes, pour justifier son pouvoir : il fit appel en premier
lieu à une légitimité populaire, à partir des plébiscites, n'hésitant pas à se
considérer comme le seul représentant du peuple. Par la suite, soucieux
de consolider son trône face aux autres régimes européens, il recourut à
une légitimité monarchique, ou « pseudo-traditionnelle »50, faisant de
l'hérédité le pivot de sa doctrine. Cependant, en mettant en avant le
principe héréditaire, il posait la difficile question de sa conciliation avec
une souveraineté du peuple, qui ne pouvait dès lors être énoncée, sans
subir une véritable dénaturation. Comme s'il sentait la juxtaposition
malaisée de ces deux légitimités contradictoires, Napoléon s'appuya
aussi sur une légitimité proprement charismatique qui le faisait
apparaître comme l'homme supérieur et prédestiné, pacificateur à
l'intérieur et victorieux à l'extérieur, par conséquent détenteur du pouvoir
en raison de son génie propre. On doit constater qu'il fut en réalité le seul
maître de la composition de sa légitimité, l'adaptant au gré des
circonstances, sans parvenir à en donner cependant une traduction
juridique cohérente51.
37. Sous les Cent-Jours, Napoléon ne s'est pas vraiment efforcé de dissiper
l'ambiguïté de son discours, à propos de l'origine du pouvoir. Il procéda
au contraire, dans ses différentes déclarations, à un amalgame, parfois
maladroit, de plusieurs légitimités52. Certaines de ses déclarations sont
particulièrement significatives de son état d'esprit. C'est le cas de celle
prononcée à l'intention du Conseil d'Etat, à la fin mars 1815, qui
entendait réfuter l'idée, défendue par le Conseil, selon laquelle la
souveraineté du peuple était « la seule source légitime du pouvoir ».
L'Empereur s'exprima, à cette occasion, dans les termes suivants : « Les
princes sont les premiers citoyens de l'Etat. Leur autorité est plus ou
moins étendue, selon l'intérêt des nations qu'ils gouvernent. La
souveraineté elle-même n'est héréditaire que parce que l'intérêt des
peuples l'exige. Hors de ces principes, je ne connais pas de légitimité
(...) »53 A la conception d'une souveraineté-origine, appartenant au
peuple, il opposait ainsi une souveraineté-exercice, empruntant la forme
héréditaire, dans le but de servir l'intérêt public.
constitutionnelles applicables, que Léon Radiguet a retranscrite dans son ouvrage, l'Acte
additionnel (...), op. cit., appendice II, pp. 468-502.
50 Selon l'expression de S. Rials, « La question constitutionnelle en 1814-1815 (...) », art.
cit., p. 139.
51 Sur les légitimités napoléoniennes, v. F. Bluche, Le bonapartisme (...), op. cit., pp. 26-36.
52 Voir les démonstrations de F. Bluche, ibid., pp. 120-121 et de S. Rials, art. cit., pp. 141143.
53 Citée par L. Radiguet, op. cit., p. 91.
212
38. L'affirmation, par l'Empereur, d'une souveraineté du peuple doit surtout
être comprise comme obéissant à un souci d'opportunisme politique.
L'Empereur veut bien se réclamer du peuple du moment que celui-ci ne
se mêle pas du pouvoir et reste sagement à sa place. Certaines de ses
proclamations ressemblent d'ailleurs plus à des incantations, collant à
l'air du temps, qu'à des professions de foi, aux conséquences
constitutionnelles précises. Ainsi, de son discours du 1er juin 1815, au
moment du champ de mai : « Empereur, consul, soldat, je tiens tout du
peuple. Dans la prospérité, dans l'adversité, sur le champ de bataille, au
conseil, sur le trône, dans l'exil, la France a été l'objet unique et constant
de mes pensées et de mes actions. (...) - L'indignation de voir ces droits
sacrés, fruit de vingt-cinq ans de victoires, méprisés ou anéantis, le cri
de l'honneur français flétri m'ont ramené sur ce trône qui m'est cher,
parce qu'il est le palladium de l'indépendance, de l'honneur et des droits
du peuple (...) »54
39. Il n'est pas certain que l'Acte additionnel s'affranchisse de cette doctrine
composite de la légitimité, en dépit d'un climat plus favorable à
l'affirmation d'une souveraineté du peuple sans concessions. Pourtant,
Benjamin Constant n'a pas hésité à affirmer, au mois de mai 1815, que
la nouvelle constitution « (...) reconnaît formellement le principe de la
souveraineté du peuple, c'est-à-dire la suprématie de la volonté générale
sur toute volonté particulière. »55 Il est vrai que, par son imprécision et
son laconisme, l'Acte additionnel n'infirme pas totalement la conception,
que défend Constant, d'une souveraineté du peuple à la fois concrète et
limitée.
2.2. La conception de la légitimité selon Benjamin Constant
40. Le publiciste libéral n'énonce pas en effet les grands traits d'une théorie
de la souveraineté nationale, au sens où nous l'entendons aujourd'hui,
encore qu'il en pressente, comme nous allons le voir, certaines
caractéristiques. Il continue par conséquent à rester en gros fidèle à la
théorie révolutionnaire de la souveraineté du peuple, c'est-à-dire à
considérer que le souverain correspond à la collectivité concrète des
citoyens, appelés à participer à son exercice56. Abordant la question de
la représentation, nécessitée par l'étendue géographique et la population
nombreuse d'un « grand pays » comme la France, Constant reconnaît
que chaque représentant défend les intérêts particuliers de ses
électeurs, réunis dans une circonscription locale déterminée : « Les
intérêts individuels », écrit-il, « sont ce qui intéresse le plus les individus ;
les intérêts sectionnaires sont ce qui intéresse le plus les sections : or,
ce sont les individus, ce sont les sections qui composent le corps
54 Cité par F. Villemain, op. cit., t. 2, p. 191.
55 Voir les Principes de politique, Ecrits politiques, op. cit., p. 310 : pour Constant, la volonté
générale désigne un pouvoir légitime, c'est-à-dire un pouvoir consenti par tous, et non pas
imposé, à l'aide de la force, par la volonté de quelques-uns.
56 V. G. Bacot, op. cit., pp.120-124.
213
politique
sections
sections
intérêts
(...) »57
; ce sont par conséquent les intérêts de ces individus et de ces
qui doivent être protégés (...) Cent députés, nommés par cent
d'un état ( sic ), apportent dans le sein de l'assemblée, les
particuliers, les préventions locales de leurs commettants
41. En disant cela, Constant ignore l'hypothèse du député, représentant de
cette entité abstraite qu'est la nation, et par là même, dépositaire de
l'intérêt général ; de même demeure-t-il silencieux sur l'utilisation
éventuelle du mandat impératif, qui pourrait être inférée de sa conception
d'une représentation fractionnée, au services d'intérêts individuels et
locaux. Le mutisme de Constant sur ces points découle de sa
compréhension de l'intérêt général58, qui n'est, pour lui, que le produit
d'une transaction opérée entre des intérêts particuliers divergents, au
sein de la chambre élective. Celle-ci apparaît alors comme le lieu
privilégié de la délibération, de l'échange des points de vue entre les
mandataires des différentes fractions du peuple qui débouche
normalement sur une négociation, afin de dégager l'intérêt général. Ce
dernier ne correspond donc pas à la simple agrégation d'intérêts
particuliers, mais doit plutôt s'entendre comme le produit d'une
transaction interspéculaire entre les représentants de ces intérêts.
Comme le précise bien le théoricien libéral, « Qu'est-ce que l'intérêt
général, sinon la transaction qui s'opère entre les intérêts particuliers ?
Qu'est-ce que la représentation générale, sinon la représentation de tous
les intérêts partiels qui doivent transiger sur les objets qui leur sont
communs ? L'intérêt général est distinct sans doute des intérêts
particuliers, mais il ne leur est point contraire. On parle toujours comme
si l'un gagnait à ce que les autres perdent, il n'est que le résultat de ces
intérêts combinés ; il ne diffère d'eux que comme un corps diffère de ses
parties. »59
42. S'expliquant ensuite sur la formation de l'intérêt général, Constant peut
alors déclarer : « (...) si on (...) protège tous (les intérêts particuliers), l'on
retranchera, par cela même, de chacun ce qu'il contiendra de nuisible
aux autres, et de là seulement peut résulter le véritable intérêt public. (...)
forcés de délibérer ensemble, (les députés) s'aperçoivent bientôt des
sacrifices respectifs qui sont indispensables (...) La nécessité finit
toujours par les réunir dans une transaction commune, et plus les choix
ont été sectionnaires, plus la représentation atteint son but général. (...) Il
est bon que le représentant d'une section soit l'organe de cette section ;
qu'il n'abandonne aucun de ses droits réels ou imaginaires qu'après les
avoir défendus ; qu’il soit partial pour la section dont il est le mandataire,
57 Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., p. 355.
58 Constant utilise également, dans le même sens, les expressions d' « intérêt public », de
« but général » et de « législation générale ».
59 Ibid., p. 355. Cette analyse doit être rapprochée de celle de Sieyès (v. les Vues sur les
moyens d’exécution dont les Représentants de la France pourront disposer en 1789, Paris,
1789, pp. 90-91) ; v. aussi, sur l'importance accordée par Constant au « gouvernement par la
discussion », les observations de S. Holmes, op. cit., pp. 197-202.
214
parce que, si chacun est partial pour ses commettants, la partialité de
chacun, réunie et conciliée, aura les avantages de l'impartialité de
tous. »60
43. En faisant de la chambre élective, le creuset d'où émerge l'intérêt public,
Constant montre en réalité qu'il n'y a pas de volonté préexistante de la
collectivité, mais seulement une multitude de volontés particulières ;
dans ces conditions, la chambre basse ne saurait être l'organe de
transmission d'une volonté populaire inexistante, mais doit en réalité être
comprise comme le véritable auteur d'une volonté abstraite, d'un intérêt
général qui ne peut se dégager que par l'abandon des intérêts
particuliers, ou en tout cas, par la renonciation des députés à présenter
des revendications trop spécifiques, susceptibles de faire obstacle à tout
compromis.
44. Ainsi, à partir d'un postulat des plus classiques - « l'universalité des
citoyens est le souverain »61 - Constant parvient à une conclusion plus
proche de la théorie moderne de la souveraineté nationale que de la
conception révolutionnaire de la souveraineté du peuple, en affirmant
qu'il n'existe d'intérêt général, de législation générale, que par
l'intervention d'une chambre élective62. Il montre que les députés ne
sont pas seulement des porte-parole passifs de leurs électeurs, des
représentants sans capacités d'initiative, auquel cas toute délibération
parlementaire serait bien évidemment exclue. Les intérêts particuliers, et
souvent opposés, qu'ils représentent, les obligent au contraire à faire
preuve d'initiatives personnelles, afin de résorber leurs divergences et
d'obtenir une décision qui puisse les satisfaire. Ils acquièrent de la sorte,
en tant que créateurs de l'intérêt public, une autonomie réelle par rapport
à leurs commettants, puisqu'ils ont dû abdiquer une partie des
prétentions de ceux-ci pour faire passer une loi. Constant met ici en
évidence une idée qui hante la modernité, lorsqu'il s'agit de la
représentation, celle d'une césure entre représentants et représentés, les
premiers pouvant abuser de leur liberté pour opprimer les seconds et ne
tenir aucun compte de leurs intérêts. Le risque d'une embardée
despotique nécessite par conséquent de poser des bornes à l'action de
l'organe délibérant : nul mieux que le peuple, dont les intérêts sont
normalement défendus au sein du « pouvoir représentatif de l'opinion »,
ne saurait exercer un contrôle efficace des agissements des
représentants63.
60 Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp. 355-356.
61 Ibid., p. 312.
62 Il confirme ainsi, en le développant, un jugement déjà émis dans les Fragments d'un
ouvrage abandonné (...), op. cit., p. 151 : « La fonction du pouvoir législatif est d'exprimer la
volonté nationale, c'est-à-dire d'indiquer au nom de la nation les moyens de pourvoir à sa
sûreté intérieure et extérieure. »
63 Constant précise ainsi : « Les assemblées, quelque sectionnaire que puisse être leur
composition, n'ont que trop de penchant à contracter un esprit de corps qui les isole de la
nation. Placés dans la capitale, loin de la portion du peuple qui les a nommés, les représentants
perdent de vue les usages, les besoins, la manière d'être du département qu'ils représentent ;
215
45. C'est pourquoi le publiciste libéral préconise l'emploi de techniques
d'appel au peuple, que l’on va du reste retrouver dans l’Acte additionnel,
et qui n'est pas sans annoncer l'économie du « gouvernement
d'opinion », dont les juristes de la IIIème République établiront la théorie
définitive. Le droit de dissolution est un premier moyen pour sauvegarder
les intérêts du peuple : « La dissolution des assemblées n'est point,
comme on l'a dit, un outrage aux droits du peuple, c'est au contraire,
quand les élections sont libres, un appel fait à ses droits en faveur de
ses intérêts. »64 Le renouvellement régulier et intégral de la chambre,
qui se concrétise par des élections libres et directes des représentants,
constitue une autre garantie contre d'éventuels dérapages. Ainsi que le
souligne Constant, « Les renouvellements des assemblées ont pour but
non seulement d'empêcher les représentants de la nation de former une
classe à part et séparée du reste du peuple, mais aussi de donner aux
améliorations qui ont pu s'opérer dans l'opinion, d'une élection à l'autre,
des interprètes fidèles. Si l'on suppose les élections bien organisées, les
élus d'une époque représenteront l'opinion plus fidèlement que ceux des
époques précédentes. »65
46. Cette appréhension d'un divorce de l'action des représentants avec les
intérêts du peuple prend place dans le cadre d'une réflexion plus
générale sur le statut du pouvoir. Comme l'a montré Philippe
Raynaud66, Constant procède à une critique de la pensée rousseauiste,
selon laquelle la réconciliation de la société et du souverain, de l'individu
et de l'Etat serait rendue possible par la présence du Contrat social; cette
réconciliation apparaît en réalité improbable, le pouvoir demeurant
extérieur et supérieur à la société, en raison de la délégation. Il n'est pas
vrai, pour l'écrivain libéral, que l'intégration de chaque individu dans le
souverain évite forcément l'oppression ; il n'est pas vrai que le souverain,
être abstrait, en tant qu'il est composé de tous les individus, soit
incapable par là même de nuire à l'ensemble de ses membres ou à
chacun d'entre eux, pour la bonne et simple raison qu' « (...) aussitôt que
ils deviennent dédaigneux et prodigues de ces choses : que sera-ce si ces organes des
besoins publics sont affranchis de toute responsabilité locale, mis pour jamais au-dessus des
suffrages de leurs concitoyens et choisis par un corps placé, comme on le veut, au sommet de
l'édifice constitutionnel ? » (Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., p. 356) : Constant
défend ici un système d'élection directe, préférable selon lui à un système de présentation ;
quant à la « responsabilité locale » qu'il évoque, elle correspond à une responsabilité d'opinion,
et non à une responsabilité légale. Sur les excès possibles d'une assemblée, citons encore ce
passage : « Lorsqu'on n'impose point de bornes à l'autorité représentative, les représentants du
peuple ne sont point des défenseurs de la liberté, mais des candidats de tyrannie ; et quand la
tyrannie est constituée, elle est peut-être d'autant plus affreuse, que les tyrans sont plus
nombreux. Sous une constitution dont la représentation nationale fait partie, la nation n'est libre
que lorsque ses députés ont un frein. » (ibid., pp. 292-293). L'idée d'une action abusive de
l'organe législatif n'est pas nouvelle dans la pensée de Constant : on la retrouve déjà dans le
chapitre I du livre VI des Fragments d'un ouvrage abandonné (...), op. cit., pp.255 et s.
64 Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., p. 343.
65 Ibid., p. 310.
66 P. Raynaud, art. cit., pp. 56-57.
216
le souverain doit faire usage de la force qu'il possède, c'est-à-dire,
aussitôt qu'il faut procéder à une organisation pratique de l'autorité,
comme le souverain ne peut l'exercer par lui-même, il la délègue (...)
L'action qui se fait au nom de tous étant nécessairement de gré ou de
force à la disposition d'un seul ou de quelques-uns, il arrive qu'en se
donnant à tous, il n’est pas vrai qu'on ne se donne à personne ; on se
donne au contraire à ceux qui agissent au nom de tous. »67
47. Le pouvoir ne peut par conséquent être résorbé dans la société, puisque
l'exercice de la souveraineté, contrairement à l'exemple des cités
antiques, nécessite désormais un truchement, le représentant. Or, ce
recours obligatoire à la délégation, dont Rousseau ne voulait pas
entendre parler, entraîne une nette coupure entre gouvernants et
gouvernés : le libéral Constant montre ainsi qu'il y a bien une distinction
à faire entre souveraineté-origine et souveraineté-exercice ; il inaugure
en quelque sorte ce pessimisme des modernes vis-à-vis du pouvoir, pour
qui en définitive, « gouverner, c'est trahir. » Surtout, en suggérant que le
modèle des cités grecques est révolu - modèle qui supposait qu'en
contrepartie de l'aliénation de tous leurs droits au souverain, les individus
participaient effectivement à la souveraineté68 - il met en avant
l'obligation de restreindre l’étendue de la souveraineté, désormais
extérieure à la société civile. La modernité porte en effet avec elle des
éléments inédits : moins que la taille des Etats ou l'importance de leur
population, c'est surtout l'existence d'une paix durable qui intéresse
Constant, car elle donne ainsi aux individus le temps de s'occuper de
leurs propres affaires et leur permet de se décharger, sur quelques
personnes qu'ils ont choisies, de la gestion des affaires publiques. La
patrie n'étant plus menacée par une agression extérieure, une liberté
politique, comprise uniquement comme une liberté-participation, n'est
plus indispensable et il s'agit dès lors de limiter la souveraineté par une
liberté politique, garante des droits individuels. La liberté des anciens, la
liberté-participation, doit être par conséquent supplantée par la liberté
des modernes, la liberté-limitation69.
48. Or, en récusant la conception d'une souveraineté absolue, alors même
qu'elle émane du peuple, Constant, à la suite de Sieyès70, conteste en
réalité le projet de Rousseau et des révolutionnaires jacobins de
réconcilier l'individu, la société et l'Etat. L'expérience de la Terreur a
démontré qu'une souveraineté illimitée du peuple, loin d'assurer une
quelconque réconciliation, avait justifié au contraire un authentique
67 Principes de politique, op. cit., p. 314.
68 Voir, sur ce point, la démonstration de M. Gauchet dans sa préface sur les Ecrits
politiques,, op. cit., pp. 51 et s.
69 Voir le discours de Constant, prononcé à l'Athénée royal de Paris en 1819, intitulé « De
la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in De la liberté (...), op. cit., pp. 589 et
s. ; v. aussi les commentaires de P. Raynaud, art. cit., pp. 58-59 et de S. Holmes, op. cit., pp.
52 et s., pp.104-106.
70 V. en particulier le discours du 2 thermidor an III qui fera une grande impression sur
Constant (nous renvoyons ici à l’édition critique qu’en a faite P. Bastid, Paris, Hachette, 1939.)
217
despotisme71. Dès lors, puisque l'on peut également opprimer au nom
du peuple, la question qui compte vraiment est moins de savoir qui est le
détenteur véritable du pouvoir, que de rechercher les moyens de limiter
la souveraineté.
49. Pour Constant, la limitation de cette souveraineté passe donc par
l'affirmation, étrangère à toute nécessité sociale, de la liberté individuelle
; celle-ci ne saurait effectivement être considérée comme un des buts du
pacte social, puisque l'individu est censé aliéner tous ses droits à un
souverain distinct de la société. Il s'opère donc une division stricte entre
le domaine de la société civile et le ressort de l'autorité politique, ce
dernier ne pouvant empiéter sur la sphère privée. Comme l'indique
Constant, « Il y a (...) une partie de l'existence humaine qui, de
nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de
toute compétence sociale. La souveraineté n'existe que d'une manière
limitée et relative. Au point où commence l'indépendance et l'existence
individuelle, s'arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société
franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n'a
pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa
compétence sans être usurpatrice, la majorité, sans être factieuse. »72
50. Il ne faudrait pas croire pour autant que cette promotion de la liberté
individuelle, posée comme exigence transcendante à toute obligation
sociale, se révèle historiquement inadaptée et finalement inapplicable
aux temps modernes. Quittant le domaine de la philosophie politique
pour celui de la philosophie de l'histoire, Constant tend au contraire à
prouver que la garantie des droits individuels est rationnellement justifiée
par la société nouvelle qui exalte la recherche d'un bien-être matériel de
l'individu et consacre la prospérité du commerce, l'accès à la propriété et
la force de l'opinion. L'analyse historique conduit donc à une nouvelle
réconciliation de la société et du pouvoir, puisque la société moderne,
qui fait de la liberté individuelle une nécessité rationnelle, ne soumet plus
l'individu au rang d'esclave du pouvoir, mais vise à le protéger des
atteintes portées par celui-ci ; seule ombre au tableau, l'individu, qui est
aussi citoyen, perçoit le corps politique comme étranger : il n'exerce plus
en effet d'influence politique directe, mais se contente de participer, au
sein d'une multitude, à l'équilibre social73.
71 Comme le montre Constant, une souveraineté illimitée tend à soumettre les individus au
bon vouloir des gouvernements : « Lorsque la souveraineté n'est pas limitée, il n'y a nul moyen
de mettre les individus à l'abri des gouvernements. C'est en vain que vous prétendez soumettre
les gouvernements à la volonté générale. Ce sont toujours eux qui dictent cette volonté, et
toutes les précautions deviennent illusoires. - Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un
rapport et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces deux rapports se confondent. Il est
facile à l'autorité d'opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme
souverain la volonté qu'elle lui prescrit. » (Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp.
316-317.)
72 Ibid., pp. 312-313. Sur cette importante question, v. les commentaires de M. Gauchet,
ibid., pp. 80-85 et de P. Raynaud, art. cit., pp. 54 et s.
73 Nous reprenons ici la démonstration de P. Raynaud, ibid., pp. 61-63.
218
51. Constant pense donc que la souveraineté doit être limitée par l'existence
de droits individuels, indépendants de toute autorité sociale ou politique.
Ces droits, appartenant aux citoyens, sont clairement identifiés par
l'écrivain libéral : il s'agit de « (...) la liberté individuelle, la liberté
religieuse, la liberté d'opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la
jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune
autorité ne peut porter atteinte à ces droits, sans déchirer son propre
titre. »74
52. La liste qu’il établit correspond à peu de choses près aux libertés
énoncées par l'Acte additionnel, dans son titre VI, intitulé « Droits des
Citoyens »75. Pourtant, Constant est bien conscient que la simple
énonciation des droits individuels n'est sans doute pas suffisante pour
empêcher la souveraineté de dépasser les limites qui lui auront été
imposées. Il faut donc chercher dans le pouvoir lui-même, et non pas
dans des principes posés extérieurement à lui, les conditions de sa
limitation.
53. Pour ce faire, le publiciste libéral pense à un aménagement technique du
pouvoir, c'est-à-dire à une division de celui-ci en parties. Toutefois, il
insiste, à plusieurs reprises, sur la relativité d'un tel procédé : « Vous
avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est
illimitée, les pouvoirs divisés n'ont qu'à former une coalition, et le
despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n'est pas que nos
droits ne puissent être violés par tel pouvoir, sans l'approbation de tel
autre, mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. (...) On
peut, dira-t-on, par des combinaisons ingénieuses, restreindre le pouvoir
en le divisant. On peut mettre en opposition et en équilibre ses
différentes parties. Mais par quel moyen fera-t-on que la somme totale
n'en soit pas illimitée ? Comment borner le pouvoir autrement que par le
pouvoir ? »76
54. En réalité, la division et la balance des pouvoirs ne constituent pas, selon
Constant, la solution primordiale pour limiter la souveraineté. La
détermination d'un aménagement institutionnel ne doit effectivement
intervenir que dans un deuxième temps, après l'acceptation par l'opinion
de la nature limitée de la souveraineté. On retrouve ici la croyance de
Constant dans une reconnaissance spéculative des principes : la
limitation du pouvoir ne pourra réellement exister, que si la population
est persuadée que la souveraineté n'est pas absolue77. Si cette
74 Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp. 317-318..
75 On relèvera qu'outre l'égalité des Français devant l'impôt et pour l'admission aux emplois
civils et militaires, l'Acte additionnel garantissait à tous la liberté des cultes, l'inviolabilité des
propriétés - ce qui était reconnaître la légalité des acquisitions d'anciens biens nationaux - de
même que la liberté d'imprimer qui s'accompagnait de la suppression de la censure préalable.
76 Ibid., pp. 317 et 320.
77 « (...) l'on peut affirmer que lorsque de certains principes sont complètement et
clairement démontrés, ils servent en quelque sorte de garantie à eux-mêmes. Il se forme à
l'égard de l'évidence, une opinion universelle qui bientôt est victorieuse. S'il est reconnu que la
219
condition est remplie, un gouvernement despotique ne pourra pas se
réclamer de l'assentiment du peuple pour fonder son action, puisque ce
dernier adhère à une conception restrictive du pouvoir. Dès lors, le
théoricien libéral peut logiquement conclure : « La limitation de la
souveraineté est donc véritable, et elle est possible. Elle sera garantie
d'abord par la force qui garantit toutes les vérités reconnues, par
l'opinion ; ensuite, elle le sera d'une manière plus précise, par la
distribution et par la balance des pouvoirs. - Mais commencez par
reconnaître cette limitation salutaire. Sans cette précaution préalable,
tout est inutile. »78.
2.3. La légitimité dans l’Acte additionnel
55. Le fait que Constant, principal artisan avec Napoléon de l'Acte
additionnel, se prononce pour une souveraineté limitée du peuple, en
tant qu'elle est l'expression de la volonté générale, ne signifie pas pour
autant que la constitution des Cent-Jours énonce clairement ce principe.
Ses dispositions demeurent au contraire très nébuleuses et ce, dès la
suscription initiale, qui dispose : « Napoléon, par la grâce de Dieu et les
constitutions, Empereur des Français, à tous présens et à venir, salut ».
Jusque dans sa rédaction même, cette formule propose, à côté de
l'affirmation d'une légitimité populaire, la subsistance d'une origine
traditionnelle du pouvoir : Napoléon est Empereur de droit divin et par le
vœu de la France.
56. Le préambule de l'Acte additionnel se garde bien de préciser le
fondement du pouvoir de l'Empereur ; celui-ci paraît au reste bénéficier
d'un droit autonome qui l'autorise à élaborer des textes constitutionnels,
y compris le dernier en date, avant de le soumettre à l'acceptation
populaire. Lorsque le préambule indique en effet que « Depuis que nous
avons été appelés, il y a quinze années, par le vœu de la France, au
gouvernement de l'Etat, nous avons cherché à perfectionner, à diverses
époques, les formes constitutionnelles, suivant les besoins et les désirs
de la nation, et en profitant des leçons de l'expérience. Les constitutions
de l'Empire se sont ainsi formées d'une série d'actes qui ont été revêtus
de l'acceptation du peuple », on retire l'impression que Napoléon tient
son pouvoir constituant de trois éléments qui peuvent être envisagés de
manière complémentaire : d'abord, son passé d'Empereur, puisqu'il a été
appelé, une quinzaine d'années auparavant, au gouvernement de l'Etat ;
ensuite, son soutien populaire : non seulement, il a été appelé par le
vœu de la France, mais encore, il a cherché à améliorer les institutions
en tenant compte des désirs de la nation ; enfin, ses capacités propres,
car, s'il a participé à l'élaboration de constitutions, c'est en analysant les
besoins de la nation et « en profitant des leçons de l'expérience. »
souveraineté n'est pas sans bornes, c'est-à-dire, qu'il n'existe sur la terre aucune puissance
illimitée, nul, dans aucun temps, n'osera réclamer une semblable puissance. L'expérience
même le prouve déjà. L'on n'attribue plus, par exemple, à la société entière, le droit de vie et de
mort, sans jugement. Aussi, nul gouvernement moderne ne prétend exercer un pareil droit. »
(ibid., pp. 320-321.)
78 Ibid., p. 321.
220
57. Dans ces conditions, le peuple se trouvait placé devant l'alternative
d'accepter ou de refuser en bloc un texte, dont la confection lui avait
complètement échappé. En vérité, on voit mal comment les Français
pouvaient rejeter une constitution qui était présumée être l'œuvre d'un
Empereur, possédant leur confiance et travaillant dans le sens de
l'intérêt général. Comment contester en effet le travail d'un homme qui
entend « (...) conserver du passé ce qu'il y a de bon et de salutaire, et de
l'autre, rendre les constitutions de notre Empire conformes en tout aux
vœux et aux besoins nationaux » et « (...) combiner le plus haut point de
liberté politique et de sûreté individuelle avec la force et la centralisation
nécessaires pour faire respecter par l'étranger l'indépendance du peuple
français et la dignité de notre couronne. » ?
58. Récuser l'Acte additionnel reviendrait normalement à récuser l'Empereur,
son auteur en droit, et à l'obliger à démissionner, si l'on estime qu'il
conservait une responsabilité envers le peuple : il semble toutefois que
l’hypothèse d’un rejet populaire et de la démission de Napoléon n'ait pas
été envisagée, la combinaison technique du principe dynastique et du
principe populaire n'étant pas, à l'époque, vraiment maîtrisée79. Bref, il
n’était guère imaginable que le plébiscite puisse avoir un quelconque
effet négatif sur le pouvoir en place.
59. Il faut admettre finalement que la procédure d'élaboration de la nouvelle
constitution ressemble plus à un octroi sous condition suspensive, qu'à
une libre décision, pleinement assumée, des citoyens. Le recours, en
dernier ressort, à l'appel au peuple ne revêt plus alors qu'une
signification fonctionnelle, consistant à confirmer une décision
gouvernementale déjà existante80. Contrairement à ce que l'on pourrait
croire, l'article 67 et dernier de l'Acte additionnel n'accordait guère plus
de droits à la nation ; certes, il disposait que « Le peuple français (...),
dans la délégation qu'il a faite et qu'il fait de ses pouvoirs, (...) n'a pas
entendu et n'entend pas donner le droit de proposer le rétablissement
des Bourbons (...) », suggérant qu'il existait bien une légitimité populaire.
Pour autant, cette assertion ne doit pas occulter l'objet tactique et partiel
de cet article : Napoléon l'a inséré en dernière minute, afin d'éviter un
retour éventuel des Bourbons81. De plus, l'article en question, tel qu'il
est rédigé, n'exclut pas la coexistence de plusieurs légitimités, et paraît
même signifier que le peuple, en déléguant ses pouvoirs, a accordé une
grande latitude à ses représentants, et en premier lieu à l'Empereur des
Français, sauf en ce qui concerne le rétablissement des Bourbons. De
sorte que le peuple, tout en se voyant reconnaître des droits originels,
79 Elle ne le sera qu'au début de la IIIème République. Sur ce point, S. Rials, « La question
constitutionnelle en 1814-1815 (...) », art. cit., note 66, p. 142.
80 Sur une comparaison de l'élaboration de l'Acte additionnel avec celle de la Charte
octroyée, v. L. Radiguet, op. cit., pp. 171-173.
81 Sur ce point, S. Rials, art. cit., p.142.
221
était pratiquement écarté de l'exercice du pouvoir, dévolu en priorité aux
organes constitués82.
60. L'Acte additionnel n'échappe donc pas à cette tradition bonapartiste
d'une légitimité composite. De plus, à l'absence d'une nette
détermination de la souveraineté, il faut noter aussi, dans l'Acte
additionnel, une grande discrétion quant à l'éventualité d'un pouvoir
constituant dérivé. Le nouveau texte ne prévoit en effet aucune
procédure spéciale de révision, à l'image des constitutions impériales
antérieures. Cela ne signifie pas pour autant que l'Acte additionnel devait
être considéré comme immuable. Ainsi, Benjamin Constant, dans l'avantpropos des Principes de politique, reconnaissait volontiers la perfectibilité
du texte et laissait le soin aux organes constitués d'effectuer toutes les
modifications qu'ils jugeraient utiles, sans toutefois pouvoir toucher aux
droits
fondamentaux
des
individus,
réputés
inviolables
et
imprescriptibles83. Pour sa part, la Chambre des représentants, à peine
réunie, devait profiter du silence de la constitution des Cent-Jours pour
revendiquer le pouvoir constituant, afin de donner au texte un contenu
plus libéral84. Napoléon s'opposa fortement à cette prétention de la
Chambre : il ne pouvait accepter de se voir dépouillé de prérogatives
qu'il détenait en sa qualité de représentant des Français.
61. Sa position sur la question de la révision de l'Acte additionnel était au
reste relativement claire : à court terme, il ne distinguait pas l'opportunité
de modifier la nouvelle constitution, la perspective d'une invasion
étrangère étant un sujet de préoccupation autrement plus important pour
lui ; à plus long terme, lorsque la guerre serait achevée, il n'excluait pas
une révision constitutionnelle, où il aurait alors à jouer un rôle décisif, en
collaboration avec les chambres. Plutôt que de recourir à la règle du
parallélisme des procédures - on aurait pu logiquement imaginer qu'il se
prononçât pour une modification de l'Acte additionnel, selon une
procédure semblable à celle ayant présidé à son adoption, c'est-à-dire
un travail constituant mené sous son égide et une acceptation finale du
82 V., sur ce sujet, les réflexions de F. Bluche, Le bonapartisme (...), op. cit., pp.119-121,
qui distingue la souveraineté métaphysique du peuple et la souveraineté au sens technique de
l'Empereur, en tant que titulaire du pouvoir suprême.
83 V. les Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp. 305-306 et la note * : dans
cette note, Constant cite un passage de son ouvrage Réflexions sur les constitutions et les
garanties, publié en 1814, où il avoue sa dette envers le modèle anglais : « Le bonheur des
sociétés et la sécurité des individus reposent sur certains principes positifs et immuables. (...)
Ces droits fondamentaux des individus ne doivent pas pouvoir être violés par toutes les
autorités réunies : mais la réunion de ces autorités doit être compétente pour prononcer sur tout
ce qui n'est pas contraire à ces droits inviolables et imprescriptibles. Ainsi, en Angleterre, le
concours du roi et des deux chambres peut faire aux ressorts du gouvernement et de
l'administration tous les changements qui leur semblent nécessaires... » (loc. cit.) Dans le
même sens, v. J.C.L. Sismondi, Examen de la Constitution française, Paris, Treuttel et Würtz,
1815, note 1, p. 16 (B.N. : Lb46-297)
84 Sur ce point, E. Le Gallo, op. cit., pp. 433 et s.
222
peuple85 -, Napoléon semble avoir préféré une révision constitutionnelle,
dont les titulaires seraient les organes constitués, suivant en cela
l'opinion de Constant. C'est en tout cas ce qu'il laissa entendre dans un
discours prononcé juste avant son départ pour la Belgique, non sans
avoir préalablement mis en garde la Chambre des représentants contre
toute tentation constituante : « Toute discussion publique sur la
Constitution, qui tiendrait à diminuer directement ou indirectement la
confiance qu'on doit avoir dans ses dispositions, serait un malheur pour
l'Etat ; nous nous trouverions au milieu des écueils sans boussole et
sans direction. La crise où nous sommes engagés est forte. N'imitons
pas l'exemple du Bas-Empire, qui, pressé de tous les côtés par les
Barbares, se rendit la risée de la postérité en s'occupant de discussions
abstraites au moment où le bélier brisait les portes de la ville. Dans
toutes les affaires, ma marche sera toujours droite et ferme (...) Aidezmoi à sauver la patrie. Premier représentant du peuple, j'ai contracté
l'obligation que je renouvelle d'employer, dans des temps plus
tranquilles, toutes les prérogatives de la couronne et le peu d'expérience
que j'ai acquis à vous seconder dans l'amélioration de nos
institutions. »86
62. La chute prématurée de l'Empire ne devait en réalité pas permettre de
dégager une doctrine précise en matière de révision constitutionnelle. Le
flou subsista sur ce point, au même titre que sur la question de la
souveraineté.
III.
UN
AGENCEMENT
INSTITUTIONNEL
PARTICULIER:
PRÉPONDÉRANCE IMPÉRIALE ET ABSENCE DU PARLEMENTARISME
63. L'affirmation classique selon laquelle l'Acte additionnel serait un texte
plus libéral que la Charte octroyée, notamment en ce qu'il instituerait une
distribution plus équilibrée des grandes fonctions étatiques entre les
organes exécutifs et législatifs, doit être nuancée. Certes, Constant, dans
un texte publié dans le Journal de l’Empire le 1er mai 1815, s’est efforcé
de défendre le nouveau projet constitutionnel, en grande partie son
œuvre, et d’en révéler, quitte à forcer exagérément le trait, les avancées
par rapport à la Charte de 181487.
85 Rappelons que cette procédure avait déjà été utilisée sous le Consulat, avec la
Constitution du 22 frimaire an VIII, et dans une moindre mesure sous l'Empire, où le peuple ne
fut consulté à propos du Sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII, que sur l'article 142,
attribuant l'hérédité de la dignité impériale à la famille de Napoléon Bonaparte.
86 Cité dans les Mémoires du chancelier Pasquier, op. cit., t. 3, pp. 226-227.
87 B. Constant, « Comparaison de l’Ordonnance de réformation de Louis XVIII avec la
Constitution proposée à la France le 22 avril 1815 », Œuvres complètes, op. cit., t. IX, 2, pp.
625 et s. : sont ainsi évoqués la liberté de la presse, la responsabilité ministérielle, la levée de
l’inviolabilité des fonctionnaires, l’interdiction de l’exil, l’institution d’une pairie héréditaire,
l’indépendance des présidents de collèges électoraux par rapport à l’exécutif… Il est cependant
indéniable que Constant donne une lecture peu fidèle de l’Acte additionnel – qui n’interdit pas
explicitement l’exil, qui ne consacre pas l’indépendance des présidents des collèges électoraux,
etc. – afin de convaincre son lecteur de la supériorité de la nouvelle constitution par rapport à la
Charte octroyée.
223
64. Pour autant, la constitution des Cent-Jours ne remet pas
fondamentalement en cause la place éminente de l'Empereur dans le
nouvel agencement institutionnel qu'elle instaure. Nous en voyons le
témoignage d'une part dans le silence gardé par le texte sur le statut de
l'autorité exécutive, ce qui doit faire conclure au maintien des
constitutions impériales antérieures dans ce domaine précis, d'autre part,
dans les prérogatives substantielles que l'Acte additionnel accorde à
l'exécutif, notamment en matière législative.
65. L'absence, dans l'Acte additionnel, d'un titre spécifique consacré à
l'institution exécutive conduit effectivement à appliquer le titre IV de la
Constitution de l'an VIII, pour ce qui concerne les attributions
gouvernementales et l'ensemble du Sénatus-consulte du 28 floréal an
XII, relatif à l'organisation de l'Empire héréditaire88. Cependant, la
confrontation de plusieurs textes constitutionnels, dont la compatibilité
n'est pas toujours évidente, ne facilite guère l'interprétation de certaines
dispositions de l'Acte additionnel. Ainsi, comment doit-on comprendre le
terme de « Gouvernement » qui est utilisé à plusieurs reprises dans le
document ?89 Le fait qu'il soit employé conjointement à celui d'
« Empereur » ne doit pas faire croire qu'il désigne un ministère uni,
distinct du chef de l'Etat. Rien dans l'Acte additionnel ne permet
d'accréditer cette hypothèse ; au contraire, le silence de ce dernier
implique la survie de l'article 1er du Sénatus-consulte organique du 28
floréal an XII qui dispose : « Le gouvernement de l'Empire français est
confié à un Empereur qui prend le titre d'Empereur des Français ». Il faut
en déduire que l'Empereur est inclus dans le gouvernement, dont les
ministres paraissent aussi faire partie. Le « Gouvernement »
équivaudrait donc à l'ensemble de l'autorité exécutive, selon le sens
majoritairement retenu par les publicistes du temps90. De plus, l'absence
d'un président du conseil en titre, confirmée par la pratique
constitutionnelle des Cent-Jours91, laisse à l'Empereur la direction
88 Sur ces survivances impériales, voir Radiguet, op. cit., pp. 291-292.
89 Ainsi, le préambule précise : « Depuis que nous avons été appelés, il y a quinze années,
par le vœu de la France, au Gouvernement de l'Etat (...) » ; l'article 19 dispose : « Les ministres
(...) qui siègent par mission du Gouvernement (...) » ; l'article 23 : « Le Gouvernement a la
proposition de la loi (...) » ; l'article 38 : « Tous les actes du Gouvernement doivent être
contresignés par un ministre ayant département », etc.
90 Rappelons que le terme générique de « Gouvernement » désigne à l'époque soit le
régime politique, soit l'autorité exécutive tout entière et n'est pas utilisé dans le sens d'un
ministère collégial et solidairement responsable devant les chambres : v. Lanjuinais,
Constitutions de la Nation française (...), op. cit., t. 1, pp. 10-11 ; Vitrolles, Du ministère dans le
gouvernement représentatif, Paris, Dentu, 1815, VIII-80 p. (B.N. : microfilm m. 3798) ; F. Guizot,
Du gouvernement représentatif et de l'état actuel de la France, Paris, Maradan, 1816,
spécialement pp. 40-41 (B.N. : Microfilm 3800) etc.
91 La considération selon laquelle la nomination de Cambacérès, comme ministre de la
justice, fut détachée de celle des autres ministres dans le Moniteur du 21 mars 1815, ne saurait
servir de preuve contraire. Elle s'explique uniquement pour des raisons protocolaires,
Cambacérès étant prince et archichancelier d'Empire. S'il y eut un chef de gouvernement, ce fut
bien Napoléon, qui nomma ses ministres et dirigea lui-même les réunions ministérielles. Sur ce
point, C. Lajoux, Rapports du gouvernement et des chambres dans l'Acte additionnel aux
224
effective de l'organe exécutif, ce que paraît suggérer aussi certaines
dispositions de l'Acte additionnel, par exemple l'article 18 qui précise :
« L'Empereur envoie dans les Chambres des ministres d'Etat et des
conseillers d'Etat, qui y siègent et prennent part aux discussions (...) »
66. La Constitution des Cent-Jours demeure également muette sur le
caractère inviolable et sacré de l'Empereur, contrairement à la Charte
octroyée. Il faut alors en conclure que Napoléon conservait une
responsabilité devant le peuple, même si celle-ci n’était que confusément
appréhendée d’un point de vue technique : comme on l’a déjà dit, il ne
semble pas que l’utilisation du plébiscite ait été explicitement conçue
comme une mise en jeu de la responsabilité de l’Empereur. Certes,
l'article 38 de l'Acte additionnel prévoyait que tout acte du gouvernement
devait être contresigné par un ministre ayant département mais il ne
faisait que reprendre l'article 55 de la Constitution de l'an VIII, disposant :
« Aucun acte du Gouvernement ne peut avoir d'effet s'il n'est signé par
un ministre. » Or, la présence de cet article n'avait pas en son temps
supprimé la responsabilité du Premier Consul. Celle-ci était donc
vraisemblablement maintenue, d'autant que le principal intéressé,
Napoléon lui-même, n'avait pas caché l'attachement qu'il éprouvait pour
son image de monarque populaire92.
67. Il est probable qu'une durée d'existence plus longue de l'Acte additionnel
aurait révélé des divergences d'interprétation entre l'Empereur et les
libéraux, sur ce point précis de la responsabilité du chef de l'Etat. Car,
pour quelqu'un comme Benjamin Constant, la mention de la
responsabilité des ministres dans la constitution - citons l'article 39 :
« Les ministres sont responsables des actes du Gouvernement signés
par eux, ainsi que de l'exécution des lois » - impliquait forcément
l'irresponsabilité de l'Empereur93. Dans ces conditions, l'Acte additionnel
lui apparaissait comme un vecteur de sa théorie du pouvoir neutre.
Napoléon devait donc endosser la tunique du monarque constitutionnel,
pouvoir intermédiaire et préservateur, distinct du pouvoir exécutif, et
Constitutions de l'Empire de 1815, thèse de droit, Paris, Giard et Brière, 1903, pp. 58 et s. Dans
un sens contraire, mais très discutable, voir R. Jacquelin, « Les Cent-Jours et le régime
parlementaire », Revue du Droit Public, 1897, t. VII, p. 199-200.
92 Sur cette question, L. Radiguet, op. cit., p. 236-237 ; S. Rials, « La question
constitutionnelle en 1814-1815 », art. cit., p. 148.
93 Dans ses Principes de politique, publiés, rappelons-le, en mai 1815, Constant commente
ainsi l'Acte additionnel : « Notre constitution, en établissant la responsabilité des ministres,
sépare clairement le pouvoir ministériel du pouvoir royal. Le seul fait que le monarque est
inviolable, et que les ministres sont responsables, constate cette séparation. Car on ne peut
nier que les ministres n'aient pas là un pouvoir qui leur appartient en propre jusqu'à un certain
point. Si on ne les considérait que comme des agents passifs et aveugles, leur responsabilité
serait absurde et injuste, ou du moins il faudrait qu'ils ne fussent responsables qu'envers le
monarque, de la stricte exécution de ses ordres. Mais la constitution veut qu'ils soient
responsables envers la nation, et que dans certains cas les ordres du monarque ne puissent
leur servir d'excuse. Il est donc clair qu'ils ne sont pas des agents passifs. Le pouvoir
ministériel, bien qu'émané du pouvoir royal, a cependant une existence réellement séparée de
ce dernier : et la différence est essentielle et fondamentale, entre l'autorité responsable, et
l'autorité investie de l'inviolabilité. - Cette distinction (est) de la sorte consacrée par notre
constitution même (...) » (c.n.q.s.) (Principes de politique, op. cit., p. 323.)
225
réduit essentiellement à une mission d'arbitrage et à des prérogatives de
nominations. Cette interprétation britannique de la constitution qui, en
proclamant l'inviolabilité de l'Empereur, le cantonnait du même coup à un
rôle passif, n'était pas pour convenir à Napoléon, peu décidé, par
sentiment et par tempérament, à rester à l'écart de l'action
gouvernementale.
68. Les silences ou les imprécisions de l'Acte additionnel, et ce, malgré la
présence de textes constitutionnels antérieurs, ne facilitent donc pas
l'identification du statut exact de l'autorité exécutive. A cet égard, le droit
de sanction constitue un autre exemple, non pas surabondant par
rapport aux cas précédents, mais plutôt complémentaire et très
significatif, à notre sens, des apories du texte. On sait en effet que le
droit de sanction n'est pas mentionné expressément dans la constitution
des Cent-Jours, ce qui a conduit certains auteurs à faire le raisonnement
suivant : puisque celle-ci demeure silencieuse sur cette prérogative, il
faut classiquement interroger le droit constitutionnel antérieur. Or, en
vertu de l'article 37 de la Constitution de l'an VIII et des articles 137 et
140 du Sénatus-Consulte du 28 floréal an XII, l'Empereur n'avait que la
possibilité, la loi une fois votée par le Corps législatif, de la promulguer
dans les dix jours. Par conséquent, le droit de sanction lui échappait
sous les Cent-Jours, comme il lui avait échappé auparavant94.
69. Cette démonstration n'est pourtant pas totalement convaincante,
notamment au regard de certaines dispositions de l'Acte additionnel.
Ainsi, son article 2 précise : « Le pouvoir législatif est exercé par
l'Empereur et par deux Chambres » : le fait que l'Empereur soit placé, au
moins sur le même pied d'égalité que les chambres, pour l'exercice de la
fonction législative doit logiquement signifier qu'il est associé à toutes les
phases du processus législatif, y compris son adoption95. De plus, on
comprend mal pourquoi le droit de sanction lui serait refusé, alors que
dans le même temps, le texte constitutionnel lui accorde, dans son article
25, la prérogative de refuser toute proposition de loi, à l'instar de la
Charte octroyée qui accordait un droit identique au monarque. On ne voit
donc pas bien comment justifier que l'Empereur puisse participer à
l'initiative législative et soit exclu pour l'adoption finale de la loi, d'autant
que l'application des dispositions antérieures, et notamment de l'article
140 du Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, n'est pas évidente96.
94 Sur ce point, L. Radiguet, op. cit., p. 258 ; dans le même sens, S. Rials, art. cit., p. 151.
95 V. C. Lajoux, op. cit., p. 169.
96 L'article 140 du Sénatus-consulte de l'an XII, relatif à l'organisation de la promulgation, ne
peut en effet être appliqué intégralement, puisqu'il dispose, dans un de ses alinéas : « (...) Le
Corps législatif a rendu le... (la date), le décret suivant, conformément à la proposition faite au
nom de l'Empereur, et après avoir entendu les orateurs du Conseil d'Etat et des sections du
Tribunat, le... » (c.n.q.s.) La promulgation d'une loi ne peut être décidée sous cette forme,
puisque le Corps législatif n'existe plus et que deux chambres - la Chambre des pairs et la
Chambre des représentants - sont désormais associées à l'adoption de la loi.
226
70. L'avis de Benjamin Constant est, sur cette question, intéressant à
connaître. Depuis longtemps partisan du veto absolu97, il considérait
que l'attribution de cette prérogative au chef de l'Etat était un moyen
d'empêcher la mise en application de lois, non adaptées à la société.
Surtout, sa prise de position pour le droit de sanction doit beaucoup à sa
hantise d'un volontarisme législatif aveugle, tel que la Révolution en a
fourni l'illustration. Soucieux d'éviter l'accumulation de lois qui tendraient
à régir les différents aspects de la vie sociale, le publiciste libéral regarde
la distribution de la sanction à un pouvoir neutre comme l'une des
principales garanties, avec le droit de dissolution, contre la tentation
despotique du législatif. Le chef de l'Etat, en tant que pouvoir
intermédiaire, est particulièrement à même, selon Constant, de juger si
une loi est bonne ou non : il est en effet le premier responsable de son
exécution éventuelle et à ce titre, il dispose d'une expérience de ce qui
est réalisable ; de plus, il a le devoir, en tant qu'autorité préservatrice, de
maintenir le droit existant et de faire obstacle à toute mesure qu'il
estimerait inopportune98. Le droit de sanction apparaît alors comme
l'outil le plus adapté pour remplir une mission qui consiste d’abord à
protéger la nation contre tous les excès.
71. La conviction de Constant de la nécessité d'un droit de sanction s'insère
donc normalement dans le cadre de sa réflexion sur la division des
pouvoirs et sur la présence d'un pouvoir neutre. Illustrée par l'exemple
de la monarchie anglaise, la sanction constitue pour le publiciste libéral,
une technique toujours d'actualité, dont ses écrits de 1814-1815 portent
témoignage99. Dès lors, on peut légitimement croire que les dispositions
de l'Acte additionnel, relatives à l'édiction des lois, impliquaient
l'existence de ce droit dans l'esprit de l'auteur des Principes de politique ;
ceci ne saurait être indifférent, si l'on considère qu'il fut
vraisemblablement le principal initiateur des articles de la constitution du
22 avril, touchant à la fonction législative100.
97 V. Constant, Fragments d'un ouvrage abandonné (...), op. cit., p. 276-278. Soulignons,
en passant, que Constant semble assimiler ce qu'il appelle le « veto absolu » avec la sanction
royale, ce qui ne saurait surprendre lorsque l'on sait qu'il s'inspire en ce domaine, comme dans
beaucoup d'autres, de la monarchie britannique.
98 Constant voit dans cette fonction l'un des fondements de la distinction entre le pouvoir
neutre et le pouvoir ministériel. Il met effectivement en garde contre la confusion entre « (...) le
droit de maintenir ce qui existe, droit qui appartient nécessairement au pouvoir royal, et qui le
constitue, (...) autorité neutre et préservatrice, et le droit de proposer l'établissement de ce qui
n'existe pas encore, droit qui appartient au pouvoir ministériel. (...) Le caractère neutre et
purement préservateur du premier est bien manifeste : il est évident, qu'entre les deux, le
second seul est actif, puisque si ce dernier ne voulait pas agir, le premier ne trouverait nul
moyen de l'y contraindre, et n'aurait pas non plus de moyen d'agir sans lui (...) » (Principes de
politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp. 334-335).
99 Outre les Principes de politique de mai 1815, v. aussi les Réflexions sur les constitutions
et les garanties, publiées en mai 1814, Cours de Politique constitutionnelle, introduction et
notes d' E. Laboulaye, Paris, Guillaumin, 1861, t. 1, pp. 182-184. V. encore la synthèse de P.
Bastid, Benjamin Constant et sa doctrine, op. cit., t. 2, pp. 928-930.
100 On notera que le publiciste libéral Sismondi, ami de Constant, croyait également à
l'existence du droit de sanction dans l'Acte additionnel. Il en proposait au reste une description
de ses modalités de fonctionnement qui ne manquait pas d'intérêt : « Pour qu'un projet de loi
227
72. Les imprécisions d'interprétation que laisse entrevoir ce mouvement de
va-et-vient continu entre l'Acte additionnel et les autres constitutions
impériales ne doivent pourtant pas masquer la réelle prépondérance de
l'Empereur dans l'exercice des grandes fonctions étatiques. C'est lui qui,
en tant que dépositaire privilégié du gouvernement101, prend les
règlements nécessaires à l'exécution des lois, dirige les recettes et
dépenses de l'Etat, pourvoit à sa sûreté intérieure et à sa défense
extérieure, conduit les négociations internationales, signe et conclut les
traités102. C'est lui également qui nomme ses ministres comme il
l'entend, en les prenant au sein ou en dehors des chambres. C'est
encore lui qui déclare l'état de siège, en cas de d'invasion de la part
d'une force étrangère.
73. On peut considérer en outre que l'Empereur, à la manière du monarque
de la Charte octroyée, verrouille la fonction législative, surtout si l'on
admet qu'il possède le droit de sanction. Mais, même en faisant
abstraction de celui-ci, on remarquera néanmoins qu'il dispose, toujours
au nom du gouvernement, de la maîtrise de l'initiative des lois ainsi que
du droit d'amendement, en vertu des articles 23 à 25 de la constitution
des Cent-Jours. Soulignons d'ailleurs que la procédure byzantine
organisée pour associer les chambres à l'initiative législative n'est pas
sans rappeler celle qui avait été prévue dans la Charte de 1814, dans
ses articles 19 à 21.
74. Notons encore que l'Empereur a la faculté de dissoudre la Chambre des
représentants, et qu'il peut repousser jusqu'à six mois la réunion de la
nouvelle Chambre, délai relativement long, surtout comparé à celui fixé
par la Charte qui n'était que de trois mois, ce qui n'a pas été sans
provoquer certaines inquiétudes103. L'Empereur a aussi la capacité de
convoquer la Chambre des représentants et la Chambre des pairs, mais
soit converti en loi, il faut incontestablement, en Angleterre, en Amérique, en France, partout,
qu'il obtienne la sanction de toutes les branches de la législature, celle surtout du
Gouvernement qui doit le faire exécuter. Lorsque le projet sera proposé par le Gouvernement,
l'approbation impériale aura précédé les deux autres ; lorsqu'il sera proposé par l'une ou l'autre
chambre, cette approbation viendra la dernière, précisément comme pour les bills proposés au
roi d'Angleterre : seulement la constitution a donné ainsi des formes plus douces au veto de
l'Empereur, si jamais il était appelé à en faire usage. » (c.n.q.s.) (Sismondi, Examen de la
Constitution française, op. cit., p. 66)
101 Ce qui nécessite bien entendu, pour les actes qu'il prend au nom du gouvernement, le
contreseing d'un ministre à département, en application de l'article 38 de l'Acte additionnel.
102 Voir les articles 44 à 51 de la Constitution de l'an VIII. Quelques précisions doivent être
apportées ici : en vertu de l'article 50 de la Constitution de l'an VIII, les déclarations de guerre et
les traités de commerce devaient être adoptés sous forme de loi. En revanche, il semble que
les traités de paix et d'alliance ne nécessitaient pas de ratification législative, puisque l'article 58
du Sénatus-consulte du 16 thermidor an X, attribuant alors leur ratification au seul premier
Consul, demeurait applicable, sous réserve des modifications partielles instituées par l'Acte
additionnel dans son article 35. Sur ces questions, C. Lajoux, op. cit., pp. 198 et s.
103 L. Radiguet, op. cit., pp. 229-233 ; C. Lajoux, op. cit., pp. 122 et s. ; v. encore, sur la
dissolution, la position favorable de Sismondi, Examen de la Constitution française, op. cit., pp.
69 et s.
228
il doit obligatoirement les réunir chaque année pour une durée de quatre
mois. Cette contrainte, issue d'une combinaison de textes impériaux104,
ne l'empêche pas cependant de disposer du droit de proroger et surtout
d'ajourner les deux chambres : l'ajournement en effet, qui désigne à
l'époque une simple suspension de session, peut être utilisé sans
limitation de temps par l'Empereur, du moment qu'il respecte la durée
minimale des quatre mois de session ; de fait, cette prérogative pouvait
servir au chef de l'Etat comme un succédané de dissolution, en
suspendant momentanément des chambres qui seraient par exemple
entrées en conflit avec lui105.
75. Enfin, non content d'intervenir indirectement sur la composition de la
Chambre des représentants, par l'entremise du droit de dissolution106,
l'Empereur possède également vis-à-vis de la chambre haute, le droit de
nommer les pairs en nombre illimité, ce qui doit normalement lui assurer
la fidélité de cette dernière.
76. Cet ensemble de dispositions atteste, sans équivoque possible,
l'influence de l'autorité exécutive sur le fonctionnement institutionnel et
donne à l'Empereur les moyens de confisquer éventuellement le pouvoir
à son profit unique. De surcroît, l'Acte additionnel n'apporte pas de
garanties suffisantes, quant à l'instauration d'un régime libéral de
collaboration des organes, pour conjurer le risque d'une évolution
politique autoritaire. On ne saurait en tout cas voir dans ce texte les
caractéristiques d'un régime parlementaire, en dépit de l'existence de
certaines techniques constitutionnelles non dénuées d'intérêt.
77. Ainsi, les articles 18 et 19 de l'Acte additionnel introduisent une
distinction implicite à propos de l'entrée des ministres dans les chambres
en indiquant que ce sont les ministres d'Etat et les conseillers d'Etat qui,
sur ordre de l'Empereur, sont amenés à y siéger et à participer aux
délibérations parlementaires, alors que les ministres à portefeuille n'ont
accès à ces assemblées que s'ils en sont membres ou bien s'ils ont été
appelés à y siéger par mission du gouvernement, et qu'ils le jugent en
outre nécessaires. Les deux articles précités, qui sont en réalité
104 Voir l'article 33 de la Constitution de l'an VIII, l'article 75 du Sénatus-consulte du 16
thermidor an X et l'article 22 de l'Acte additionnel ; v. aussi L. Radiguet, op. cit., p. 227.
105 Il semble que malgré quelques hésitations, la signification, majoritairement admise en
1815, de la distinction entre prorogation et ajournement doit être ainsi comprise : la prorogation
correspondait à la clôture d'une session, tandis que l'ajournement désignait la suspension, pour
une durée déterminée ou non, de la session. Par ailleurs, soulignons que la prorogation et
l'ajournement de la Chambre des représentants devaient normalement entraîner ceux de la
Chambre des pairs par le jeu combiné des articles 21 et 22 de l'Acte additionnel. Sur tous ces
points, ibid., p. 227-228 et Lajoux, op. cit., pp. 117-122 : selon ce dernier auteur, les chambres
pouvaient également s'ajourner elles-mêmes, à l'image des assemblées britanniques. (Loc. cit.,
pp. 120-121.)
106 Signalons par contre que l'Empereur, en vertu de l'article 9 de l'Acte additionnel, n'a que
la possibilité de ratifier le choix du président de la Chambre des représentants, effectué par
cette dernière pour toute la durée de la législature.
229
complémentaires, se prononcent également pour un cumul facultatif d'un
poste ministériel et d'un mandat législatif.
78. Il semble que Napoléon ait surtout vu dans ces mesures, un procédé
permettant de protéger les ministres à département contre la chambre
basse, dont il redoutait les initiatives tumultueuses107. C'est pourquoi il
avait résolu de faire des quatre ministres d'Etat, qui étaient d'ailleurs
d'anciens conseillers d'Etat, les interlocuteurs privilégiés de la Chambre
des représentants, les ministres à portefeuille étant, quant à eux,
nommés à la pairie, afin de communiquer avec la chambre haute.
79. Les libéraux ne manquèrent pas de se plaindre de l'institution des
ministres d'Etat, qu'ils considéraient comme un obstacle majeur à
l'information des députés et à la possibilité d'un contrôle efficace de
ceux-ci sur la politique gouvernementale108. La Chambre des
représentants, à forte majorité libérale, s'insurgea en juin 1815 contre
cette pratique et réclama la venue des ministres à portefeuille dans
l'enceinte parlementaire. Les controverses constitutionnelles qui eurent
lieu à ce moment là entre les porte-parole du gouvernement et les
députés se résolurent, temporairement du moins, par le projet de
constitution que la Chambre des représentants discuta au début du mois
de juillet et qui prévoyait la libre entrée de tous les ministres dans les
chambres109.
80. L'Acte additionnel comportait également un titre III, intitulé « De la Loi de
l'Impôt », qui consacrait quelques grands principes en matière financière,
hérités en grande partie de l'expérience de la première Restauration.
Etaient ainsi posés les règles d'annualité de l'impôt et du budget, les
votes des chambres pour l'adoption de crédits et pour le contrôle de leur
emploi, lors des années précédentes, enfin la priorité de la Chambre des
représentants pour l'examen des finances. Même si le système instauré
demeurait perfectible, notamment en ce qui concernait les principes
d'universalité et de spécialité des dépenses et des recettes, il tranchait
cependant nettement avec la pratique antérieure, durant laquelle
l'Empereur avait activement participé à la gestion du budget de l'Etat et à
la création de nouveaux impôts, par exemple l'impôt sur le sel en mars
1806, sans y associer nécessairement le Corps législatif110.
107 Voir R. Jacquelin, art. cit., pp. 213-215. Il est certain en tout cas qu'une telle mesure, en
écartant les ministres à portefeuille de la Chambre des représentants, accroissait la
dépendance de ces derniers à l'égard de Napoléon. Sur ce point, v. aussi D. de Bellescize, art.
cit., p.1070.
108 V., par exemple, l'opinion de Sismondi (op. cit., pp. 64-65) qui ne vit dans cette
disposition qu'un pis-aller et une solution transitoire.
109 Voir l'article 44 du projet du 29 juin 1815 : « Chacune des deux Chambres peut exercer
l'initiative. - Le gouvernement peut également l'exercer. - Dans ce cas, il fait porter la
proposition, et fait soutenir la discussion par les ministres de départements ou des ministres
d'Etat, soit que les ministres siègent dans les Chambres, comme pairs ou représentants, soit
qu'ils n'en fassent pas partie. » V. aussi R. Jacquelin, art. cit., pp. 203-206 ; Le Gallo, op. cit.,
pp. 470 et s.
110 V. sur cette question les observations de Lajoux, op. cit., pp. 174 et s.
230
81. La nouvelle constitution fournissait désormais aux chambres les moyens
d'exercer une véritable surveillance de l'action gouvernementale,
particulièrement dans le domaine financier. Toutefois, ce contrôle n'allait
pas jusqu'à une mise en cause de la responsabilité politique sous forme
parlementaire des ministres. L'Acte additionnel se contentait en effet
d'énoncer les conditions d'une responsabilité ministérielle de type pénal.
A cet égard, l'article 39 qui disposait que « Les ministres sont
responsables des actes du Gouvernement signés par eux, ainsi que de
l'exécution des lois », doit se comprendre comme la définition d'un
principe, dont les articles 40 et suivants prévoient les conséquences
pratiques, en organisant une procédure pénale d'engagement de la
responsabilité des ministres. C'est à la Chambre des représentants que
revenait le droit d'accuser les ministres, tandis que la Chambre des pairs
était compétente pour les juger, en cas d'atteinte à la sûreté ou à
l'honneur de la nation111.
82. Certes, il était bien spécifié que la chambre haute disposait d'un pouvoir
discrétionnaire pour caractériser le délit ou infliger la peine, accréditant
l'idée d'une responsabilité pénale élargie. Mais il n'en reste pas moins
vrai que certaines caractéristiques du texte constitutionnel rendaient
difficilement possibles une évolution vers une responsabilité à la fois
solidaire et automatique qui ne serait pas fondée sur l'idée de faute.
Ainsi, l'article 41 mettait sur pied une procédure identique pour la
poursuite d'un ministre ou d'un chef d'armée, tendant de la sorte à
assimiler le premier à une autorité administrative comme une autre.
L'incertitude sur le caractère irresponsable du chef de l'Etat, la limitation
de l'entrée dans les chambres des ministres à département112, la
précision des mécanismes de mise en cause de la responsabilité113
constituaient d'autres indices qui laissaient mal présager de l'adoption
future d'une responsabilité politique des ministres114.
111 L'article 40 de l'Acte additionnel précise au sujet des ministres : « Ils peuvent être
accusés par la Chambre des Représentans (sic), et sont jugés par celle des Pairs. » L'article 41
dispose : « Tout ministre, tout commandant d'armée de terre ou de mer, peut être accusé par la
Chambre des Représentans et jugé par la Chambre des Pairs, pour avoir compromis la sûreté
ou l'honneur de la nation. »
112 Confirmée encore par les articles 45 et 46 de l'Acte additionnel ; article 45: « Quand la
Chambre a déclaré qu'il y a lieu à examen, elle peut appeler le ministre dans son sein pour lui
demander des explications (...) » ; article 46 : « Dans tout autre cas, les ministres ayant
département ne peuvent être appelés ni mandés par les Chambres. »
113 Citons, sur ce point, l'argument de L. Radiguet, op. cit., p. 240 : « C'est par leur brièveté
sur la question que les constitutions ont abouti à la responsabilité des ministres, parce qu'alors
les Chambres restent libres d'agir selon les circonstances. - Mais du moment où l'on a inséré
des articles sur la responsabilité ministérielle, il faut s'y conformer sous peine de les violer, car
la précision des textes indique la ferme volonté d'établir une barrière qu'on interdit de
dépasser. » On notera en outre la longueur d'une procédure qui ne pouvait, dans le meilleur
des cas, aboutir à la mise en accusation d'un ministre par la Chambre des représentants,
qu'après une période de quarante jours d'instruction.
114 Sur l'ensemble de la question, ibid., pp. 237 et s. ; dans le même sens, S. Rials, art. cit.,
pp.147-148.
231
83. Constant, qui dut assurément exercer une réelle influence dans la
confection du titre IV : « Des Ministres, et de la Responsabilité » de l'Acte
additionnel115, s'est plutôt bien accommodé de la responsabilité politicopénale de l'Acte additionnel, regrettant seulement que ce texte n'ait pas
supprimé expressément les peines infamantes pour les ministres, et là
Constant songe certainement à l'exil ou à la peine de mort116. Ceci ne
signifie pas pour autant qu'il ait accepté en bloc les dispositions du titre
IV de la constitution des Cent-Jours. Il semble en effet que les
incertitudes pesant sur l'irresponsabilité du chef de l'Etat ou la
communication réduite entre les ministres et les chambres se présentent
comme des caractéristiques qui se situent en deçà des souhaits de
Constant, et dont l'origine serait à rechercher de préférence dans les
constitutions impériales antérieures, notamment dans la constitution de
l'an VIII et le Sénatus-consulte du 28 floréal an XII, ainsi que dans la
Charte octroyée117.
IV. CONCLUSION: L’ACTE ADDITIONNEL, «CHARTE AMÉLIORÉE» ?
84. L'Acte additionnel paraît au premier abord se situer à mi-chemin entre le
modèle de la monarchie limitée, posé par la Charte de 1814, et un
régime de balance des pouvoirs, tel qu’il est consacré par la Constitution
sénatoriale et la Charte de 1830118.
85. Il y a, c’est incontestable, des rapprochements à opérer entre l'Acte
additionnel et la Charte octroyée. Ils se constatent dès l'élaboration du
texte, dont Napoléon est, à l'image de Louis XVIII, le principal initiateur,
aidé dans sa tâche par une commission consultative, ainsi que par un
publiciste d'envergure, dont les avis furent écoutés, mais pas toujours
115 On y retrouve du reste, aux articles 39 et suivants, la responsabilité ministérielle pour
mauvaise application de la loi, dont Constant avait fait la théorie dans sa brochure De la
responsabilité des ministres de février 1815 (v. les Œuvres Complètes, op. cit., t. IX, 1, pp. 413
et s. et l’introduction de L. Jaume, pp. 415 et s.). Sur ce point, v. les observations de K. Kloocke
dans les ibid.,. IX, 2, note 1, pp. 618-619.
116 Constant a d'ailleurs globalement adhéré à la présentation de la responsabilité
ministérielle que proposait l'Acte additionnel: « La constitution actuelle », écrivait-il, « est peutêtre la seule qui ait établi sur la responsabilité des ministres, des principes parfaitement
applicables et suffisamment étendus. (...) Notre constitution est (...) éminemment sage,
lorsqu'elle accorde à nos représentants la plus grande latitude dans leurs accusations, et
lorsqu'elle confère un pouvoir discrétionnaire au tribunal qui doit prononcer. » (Principes de
politique, in Ecrits politiques, op. cit., pp. 387 et 391.) Les termes sont néanmoins assez
semblables à ceux utilisés dans la brochure De la responsabilité des ministres, parue quelques
mois auparavant, dans laquelle Constant juge favorablement les dispositions de la Charte
octroyée sur la responsabilité : v. en particulier le chapitre II intitulé « Sagesse de la Charte
constitutionnelle relativement à la responsabilité », in Œuvres complètes, op. cit., t. IX, 1, pp.
445 et s.
117 Sur ce point, v. l'analyse de Radiguet, op. cit., p. 243-245.
118 Sur les chartes de 1814 et de 1830, v. A. Laquièze, Les origines du régime
parlementaire en France (1814-1848), Paris, P.U.F., coll. Léviathan, 2002, passim.
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adoptés : Benjamin Constant. Le peuple n’intervient qu’à la fin du
processus constituant, cette acceptation en bout de course pouvant se
comprendre comme une ratification forcée. On note de plus chez
l'Empereur une ferme détermination de se rattacher au passé impérial,
d'assurer en somme une continuité constitutionnelle qui rejoint la
préoccupation du Bourbon de « renouer la chaîne des temps. » Enfin,
l’Empereur paraît bénéficier de prérogatives substantielles qui ne sont
pas sans rappeler celles qui étaient échues au monarque dans la Charte
de 1814.
86. Il n’en demeure pas moins que l'Acte additionnel introduit une légitimité
composite qui laisse une place au peuple et rompt avec la logique de la
monarchie limitée qui fait du seul monarque le représentant de l’unité
politique ; et que certaines de ses dispositions traduisent une inflexion
libérale en matière institutionnelle : renouvellement intégral – et non plus
partiel – de la Chambre des représentants tous les cinq ans ; publicité
des délibérations et des votes des assemblées ; définition assez précise
des compétences du législateur en matière financière ; renforcement de
la liberté de la presse ; réglementation stricte de l’état de siège…
87. En définitive, l'Acte additionnel est un texte d’une inspiration plus libérale
que la Charte octroyée – en ce sens, il est certainement plus proche d’un
régime de balance de pouvoirs, au sens de la Charte de 1830, que d’une
monarchie limitée, au sens de celle de 1814 - mais il se révèle en même
temps plus conservateur qu'on ne l'a dit souvent : la Charte améliorée,
dont se fait l'écho Chateaubriand, ne l'est somme toute pas tant que
cela. Les libéraux du temps ne s'y sont du reste pas trompés en ne
prodiguant à cette constitution qu'un accueil mitigé. Constant lui-même,
en dépit de ses protestations appuyées – et politiquement calculées –
en faveur du texte constitutionnel, n’était en même temps pas dupe de
ses lacunes, dont il espérait que le jeu des institutions serait suffisant à
les combler119.
88. La question de l'évolution parlementaire du texte en l'état apparaît
néanmoins très problématique, tant en raison de son insertion dans un
édifice juridique antérieur bien déterminé, que du fait du verrouillage de
certaines de ses dispositions - pensons ici aux articles traitant de
l’entrée, fortement restreinte, des ministres dans les chambres ou de la
responsabilité ministérielle qui demeure fondamentalement une
responsabilité pénale120. L'affrontement difficilement évitable entre un
Empereur victorieux et une chambre des représentants à forte coloration
119 V. en particulier les Principes de politique, in Ecrits politiques, op. cit., chap. IX, p. 391
et l’important chap. X, pp. 409 et s.
120 C'est pourquoi nous ne qualifierons pas de « préparlementaire », le régime institué par
l'Acte additionnel (contra D. de Bellescize, art. cit., p.1076). Au contraire de ce que signifie, au
moins implicitement, cette expression, il n'y avait pas dans l'Acte additionnel, l'esquisse d'une
évolution inéluctable vers le régime parlementaire. Tout en prévoyant plutôt un système de
balance de pouvoirs, il permettait, tout aussi bien, un retour à une monarchie limitée que
l'avènement d'un régime parlementaire qui impliquait un renforcement des pouvoirs du
parlement.
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libérale aurait sans doute conduit à un remaniement de l'Acte
additionnel: il est en tout cas significatif que la question était déjà à
l'ordre du jour au mois de juin 1815, preuve, s'il en était besoin, que le
compromis tenté entre le passé impérial et l'adoption d'institutions
libérales apparaissait d'une crédibilité douteuse.
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