Sociologie des conversions txt 1999
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Sociologie des conversions txt 1999
Stefano Allievi Pour une sociologie des conversions: Lorsque les Européens deviennent musulmans Introduction: l’Europe face à ses convertis La présence musulmane en Europe a été étudiée de plusieurs points de vue. L’un de moins connus, curieusement, est celui des européens devenus musulmans. “Etrange silence!”, pourrions-nous dire, à la suite d’un constat identique dressé par les Bennassar (1989) étudiant les “chrétiens d’Allah” du passé. Ce constat est encore plus étrange face au rôle significatif joué par les convertis dans les dynamiques de l’islam européen. Il se fait encore plus étonnante dans la mesure où leur présence, leur simple existence, posent des problèmes théoriques intéressants et intensement débattus, bien au-delà des questions concernant strictement l’islam. Il s’agit entre autre de la définition de l’identité individuelle et collective, de la persistence du religieux, du pluralisme et de ses dynamiques, de la construction d’une communauté (en liaison avec le débat sur le communitarisme et sur le néo-communitarisme), du multiculturalisme et de ses frontières, du concept même de culture et du rapport entre in-group et out-group. Ces questions touchent certes l’immigration, mais pas seulement: qui est le “nous” et qui est l’étranger lorsque l’on ne reléve pas du même groupe d’origine, lorsque le rapport se joue entre autochtones et immigrés, mais que l’on partage pourtant la même religion, les mêmes lieux de prière et les mêmes réseaux associatifs? Qu’en est-il de ces identités lorsque, tout en restant évidemment autochtones et citoyens d’un Etat européen, on choisit d’appartenir à une religion perçue par la majorité de ses concitoyens non seulement comme minoritaire, mais comme étrangère voire ennemie? Ce silence relatif est à nos yeux d’autant plus surprenant que l’idée d’approfondir une étude des convertis s’est posée dès notre première approche de l’islam en Europe (Allievi et Dassetto, 1993), notamment en relation avec le fait que les convertis ont étés parmi les premières rencontres que nous avons faites dans le monde associatif islamique, dans les mosquées, et nous offrent des itineraires parmi les plus surprenants et riches d’interrogation. Par ailleurs, lors de notre étude de terrain sur les conversions à l’islam (Allievi, 1998), nous avons découvert, non sans une certaine surprise, le manque quasi total d’études sur ce thème, alors que les recherches sur les conversions à d’autres groupes religieux, souvent beaucoup moins importants tant du point de vue quantitatif que symbolique, et moins riches d’implications théoriques, sociales et politiques, étaient nombreux. L’étude des convertis à l’islam nous semble d’autant plus intéressante qu’elle s’insére dans un paysage et un ‘moment religieux’ de l’occident, selon l’expression de Simmel (1989, 181), caractérisé par d’importantes modifications ‘structurelles’ concernantes le rôle de la religion dans les sociétés dites développées. Les plus importantes de ces modifications sont liées aux processus concomitants de sécularisation, de privatisation et de pluralisation du religieux. Il nous semble en particulier intéressant de souligner que ces transformations objectives, de et dans la réalité sociale – sécularisation, privatisation et pluralisation religieuse – induisent ou, du moins, sont accompagnées, de transformations subjectives dans la façon de croire. Aux côtés de l’appartenence dite traditionnelle, on voit ainsi de plus en plus intervenir trois autres modèles ou modalités de croire1: le modèle luckmanien du pick and choose, du ‘supermarché’ des biens religieux (Luckmann, 1963), celui de l’inclusion ou de la contamination cognitive2 (entre autres, Campiche, 1993) et, de plus en plus fréquemment, celui de la conversion, de la rupture biographique, du changement de religion. Les conversions ne sont qu’un élément de ce processus en cours, à la fois conséquence et facteur de multiplication. Cette situation place l’islam européen, mélange complexe d’immigrés, d’autochtones devenus musulmans, de mariages mixtes, sujet au changements souvent spectaculaires liés au passage de la première à la deuxième genération de facto ‘autochtonisée’, dans une configuration à plusieurs égards inédite pour l’islam: comparable, à la limite, à la situation mécquoise avant l’Hégire. L’islam se retrouve tout d’abord dans une situation minoritaire dans un contexte pluraliste et, du moins en principe, relativement indifférente au religieux ou officiellement laïcisée. A cela s’ajoute la conscience, à l’exception des vélléités militantes de groupuscules, que cette position de minorité ne changera pas: qu’on n’islamisera pas la societé (et, au fond, que la majorité des musulmans en Europe ne le veut vraiment pas, ou du moins que ce problème n’est même pas à l’ordre du jour dans la conscience collective musulmane). De ce point de vue le cas des convertis peut être considéré comme paradigmatique des évolutions de l’islam européen dans sa globalité, en particulier à partir des deuxièmes et troisièmes générations, là où l’islam devient de moins en moins un héritage culturel importé de l’étranger (dont on oublie progressivement la langue et les coutumes), et de plus en plus un choix, une véritable construction identitaire – non moins significative à cause de cette naissance “artificielle”, de cette “fécondation éthérologue”, et probablement encore plus durable et enracinée précisément suite à ce processus (Allievi, 1999). On y retrouve en effet de façon implicite une certaine récupération de la subjectivité de l’acteur social, récupération souvent problématique sur le plan théorique: “la sociologie contemporaine semble souvent sous certains aspects une ‘sociologie sans sujet’: l’homo sociologicus y est décrit tant comme programmé par les ‘structures sociales’ que comme déterminé par ses origines et sa position sociale” (R. Boudon, 1977). Le problème se retrouve dans les théories sur la conversion religieuse, sur lesquelles nous revenons à partir de l’expérience de notre recherche empirique sur les conversions à l’islam, et de l’insuffisance que nous avons mesuré des théories courantes à expliquer la réalité sociale de cet objet. Préalables: définir la conversion Le premier problème auquel n’importe quelle étude sur les conversions (à l’islam ou à toute autre religion) doit faire face, est la définition même de l’objet d’étude: de quoi parle-t-on? Qu’est-ce que la conversion? S’agissant d’un processus, celui-ci n’etant pas, en soi, observable et définissable3, quels sont ou quels peuvent en être les attributs, les indices, les étapes, les conséquences? 1! Ils interviennent simultaneiment: aucun d’eux n’est une explication exclusive, ce qui a été peut-être l’un des problèmes des théorisations sur la religion et la façon de croire, à savoir la tentation de trouver tousjours une clé explicative et une seule. 2! C’est-à-dire l’inclusion de l’un ou de plusieurs élements d’une religion ‘autre’, allogéne, dans sa propre religion, sans pour autant changer d’appartenence. Un example classique est fourni par les chrétiens, de plus en plus nombreux selon plusieures recherches, qui croyent en la réincarnation. 3! Au sens propre du latin de-finire: établir les limites, les frontières, la finis. a) Limites des approches classiques Un premier problème concerne la spécificité sociologique de la conversion au regard d’autres approches du thème, tout aussi légitimes et stimulantes, mais dont les objectifs (et la méthode) divergent. De la psychologie des conversions4 à la reconstruction historique de leur développement5, ou à leur définition théologique6, telles semblent être les pistes de recherche les plus pratiquées et les plus communes autour du thème des conversions. Toutes ne sont pas d’utilité heuristique immédiate à des fins sociologiques. Le problème s’aggrave car la sociologie des religions n’a longtemps pas disposé d’outils théoriques pour s’approcher d’un thème – les conversions – en soi contradictoire avec les definitions de la religion, fonctionnalistes ou autres, normalement implicitement utilisées, surtout de la part des classiques. Les définitions de la religion en terme de fonction, ou faisant référence uniquement au niveau du système, peinent à comprendre un processus de changement de religion au niveau individuel, impliquant des subsystèmes, tel que la conversion. Elles pourraient à la limite décrire, avec leurs outils, les conversions collectives de peuples entiers, mais non pas la conversion comme nous la définissons aujourd’hui. En effet, la majeure partie d’entre elles considèrent la religion comme un élément de stabilité, de continuité, et soulignent sa fonction intégrative, ou éventuellement sa mutation en pur résidu. Berger (1967, 60 en note) souligne par exemple que “l’une des faiblesses de la théorie sociologique de la religion de Durkheim est la difficulté d’interpréter, dans ce cadre, des phénomènes religieux qui ne sont pas à la taille de la société – (…) la difficulté de traiter à la manière de Durkheim les structures de crédibilité dans une sous-société”. Même chez Weber – qui rend possible l’interprétation du changement, par exemple avec son analyse des types ‘église’ et ‘secte’, mais toujours en référence et à l’intérieur du même ‘modèle’ ou du moins de la même réference – on ne trouve pas quelque chose ressemblant à une théorie du choix religieux. Aucune conception classique de la religion ne semble capable d’expliquer réellement le changement de religion, même si certaines décrivent les conditions qui le rendent possible. Comme l’a fait remarquer Beckford (1989, 64), “malgré toute leur emphase à propos du changement et de l’adaptation, les sociologues classiques et leurs successeurs immédiats préféraient travailler avec des conceptions statiques de la religion”. Parce que justement ces définitions concernent la religion en tant que fait objectif ou en quelque sorte objectivable, et non pas ce processus typiquement subjectif qu’est la conversion. b) Développements théoriques récents Il semble que, plus récemment, l’investigation sur les sectes et les new religious movements (NRM) constitue une référence d’une utilité certaine, après les études sur les conversions au christianisme, 4! Trop souvent réduite à souligner des attitudes d’adolescents et des complexes d’Oedipe irrésolus, et, en tout cas, des états pathologiques. Allison (1969) insiste sur le manque ou la faiblesse de la figure paternelle (et, cas rare dans l’analyse psychanalytique, il voit néanmoins la conversion comme un élément d’adaptation positif); Ullman (1989), qui a aussi développé une des rares analyses comparatives des processus de conversion à propos de religions différentes, à travers des cas ‘cliniques’ individuels, ajoute, outre des problèmes de relation avec la figure paternelle, une enfance malheureuse et une histoire antérieure faite de ruptures et de relations personnelles altérées. 5! Pour ce qui concerne l’islam, entre autres Levtzion (1979), Rostagno (1983), Bennassar (1989), Scaraffia (1993), Garcia-Arenal (1999). 6! Tant quant à la théologie de la communauté religieuse d’origine, qui est d’ailleurs seulement partiellement en cause puisque souvent supposée plus que vérifiée -les convertis ne proviennent pas nécessairement d’un background religieux-, que quant à la théologie de la communauté religieuse d’accueil. en matière de définition du concept de conversion religieuse: une sorte de turning point théorique. Cette investigation semble en effet le centre d’intérêt principal de la communauté scientifique, de tradition surtout anglosaxone (Robbins 1988 pour un panorama), qui se pencha régulièrement (particulièrement dans les années ‘70 et ‘80) sur cette problématique à travers grand nombre d’études empiriques, y compris strictement consacrées aux conversions7. Cet apport, curieusement, ne semble pas être allé beaucoup plus loin de la définition, d’ailleurs souvent citée, de Nock (1933, 7), qui définit la conversion comme “a reorientation of the soul, (...) a turning which implies a consciousness that a great change is involved”8. La tentative d’enumération proposée par Snow et Machalek leur à permis de placer ces multiples définitions et leurs nuances diverses dans un continuum de changements personnels sur l’échelle desquels il est toutefois difficile de determiner, selon leurs mots, où commence et où finit la conversion (1984, 170). L’une des tentatives récentes les plus complètes d’analyse en la matière semble du reste renoncer à toute tentation de définition ‘objective’, se contentant de dire que “conversions is what a group or person says it is” (Rambo 1993, 7). Du côté de la demande: les ‘causes’ des conversions Un des problèmes que le sociologue doit se poser, en abordant les phénomènes de conversion, consiste en ses raisons : pourquoi les conversion ? Une partie considérable de la littérature scientifique a consacré sa recherche à ce pourquoi, l’identifiant aux causes des conversions. L’approche sociologique qui a eu le plus de succès a été inauguré par le modèle de conversion proposé par Lofland et Stark (1965), point de départ de toute une longue série d’études empiriques, jusqu’à des années très récentes. Cette théorie se base sur une série de sept facteurs qui, s’accumulant et réduisant petit à petit le nombre de personnes potentiellement recrutées, devraient expliquer les conversions elles-mêmes. Leur vision du problème part d’une critique explicite de l’excès de relief donné par beaucoup de recherches aux predisposings conditions, qui n’expliquent qu’une potentialité de conversion, qui 7! Snow et Machalek (1984, 167) parlaient de “dramatic increase in research on conversion”, et Richardson (1985, 163) constate que “the topic of conversions has been a major theme in the sociology of religion for years, and this interest has grown considerably with the advent of new religious groups”. 8! Glock et Stark par exemple (cit. dans Wimberley et autres 1975, 162) définissent la conversion comme “the process by which a person comes to adopt an all pervasive world-view or changes from one such perspective to another”. Travisano (1970, 600) la définit comme “a radical reorganization of identity, meaning and life”. D’autres auteurs ont utilisé des expressions similaires. Heirich (1977, 673) parle de changements dans le “sense of ultimate grounding”. On a aussi proposé une mise en parallèle du concept de conversion avec la théorie du changement des paradigmes scientifiques de Kuhn. Snow et Machalek (1984) parlent, dans le sillon de Mead, plutôt de changement de l’univers de discours. Nous pourrions également nous référer aux ‘provinces finies de signification’ schutziennes. Schutz n’hésite pas à parler de passage ‘traumatique’ d’une province finie à l’autre: “c’est justement pour cette raison que nous sommes autorisés à parler de provinces finies de significations. Un tel fini implique qu’il n’y a aucune possibilité de reporter une de ces provinces à l’autre en introduisant une formule de transformation. Le passage d’une province à l’autre peut seulement être réalisé avec un ‘saut’, comme l’appelle Kierkegaard, qui se manifeste dans une expérience subjective à la façon d’un traumatisme” (Schutz 1961, 206). Nous pouvons peut-être ajouter que le ‘saut’ semble de moins en moins traumatisant avec le temps. Toutes ces définitions présupposent quoi qu’il en soit un processus de révision radical, un “point à la ligne” qui, à un certain moment de la biographie personnelle, devient en quelque sorte nécessaire. doit s’accorder à des situational contingencies significatives afin de devenir effective. Toutefois, leur modèle n’apparaît pas moins coactif9. Globalement, le sujet semble être plutôt passif quant au processus en cours, problème dont s’apercevra aussi Lofland qui, dans une ‘révision’ de ces théories (1978), passera de manière évidente à une perspective plus ‘activiste’: “the person is active rather than merely passive”. Snow et Machalek (1984), dans leur overview des théories sur la question, ont regroupé en six catégories principales les causes de conversions proposées dans la littérature scientifique sur ce thème comme explications du phénomène10. Nous ne pouvons nous pencher ici davantage sur ces études. Nous nous limitons à noter que, une fois encore, on met surtout l’accent sur ce qui advient avant la conversion, et qui serait à son origine (les fondements socioculturels ou les antécédents comportementaux); sous-évaluant donc l’expérience de la conversion (laissée, semble-t-il, aux psychologues), et négligeant, entre autres, ses implications concrètes. Une explication causale des conversions est-elle possible? Une des erreurs interprétatives que nous pensons pouvoir souligner à partir de cette analyse bien que rapide de la littérature scientifique, consiste dans la confusion fréquente entre le comment des conversions, visible à travers une série d’indications empiriques, et le à cause de quoi, dont le résultat transforme une description factuelle en une interprétation causale. Nous pourrions plutôt parler de fonctions, manifestes et latentes, auxquelles répond la conversion - fonctions que, une fois encore, il ne faut pas confondre, par excès de simplification, avec les causes. 9! Pour qu’il y ait conversion, disent-ils, une personne ‘doit’ (must) en effet: 1. avoir expérimenté de fortes tensions; 2. être à la recherche d’une solution, à l’intérieur de ce que l’on appelle une religious problem-solving perspective; 3. avoir une attitude de seekership, mais qui estime les réponses données par les institutions religieuses conventionnelles inadéquates; 4. avoir rencontré le groupe auquel on se convertira à l’occasion d’un turning point de sa propre vie; 5. avoir des affectives bonds avec les membres du groupe; 6. avoir neutralisé d’autres extra-cult attachments; 7. être exposé à une intensive interaction avec les membres du groupe. ! 10 a) réponses psychophysiologiques à coercition ou situations de stress; b) traits de personnalité ou orientations cognitives comme facteurs prédisposants à la conversion (ce que plusiers études ont appelé la seekership orientation); c) facteurs de situation qui engendrent le stress; d) attributs sociaux prédisposants (ce que Taylor (1978) a appelé la convertibility); e) formes diverses d’influence sociale (le rôle joué par les reseaux sociaux, ou les interactions affectives avec un membre d’un groupe); f) processus causaux qui entraînent divers éléments. Le modèle proposé par Lofland et Stark a aussi donné naissance à une série de tentatives de vérification empirique souvent très critiques11. Toutes ces vérifications semblent surtout montrer que les parcours de conversion varient significativement selon les groupes examinés : “We suspect that conversion motifs differ significantly from one historical epoch to another, across societal boundaries, and even across subcultures within a single society” (Lofland et Skonovd 1981, 383). Plus prosaïquement, Wallis et Bruce (cités dans Introvigne 1996, 76) expliquent l’appeal différent des diverses religions en établissant un parallélisme avec les rapports conjugaux et extra-conjugaux: “la ‘disponibilité’ (à la conversion) n’est pas une qualité fixe. Le fait d’être ‘disponible’ ou ‘à risque’ pour l’adultère, malgré épouse, enfants, et emprunts à payer, dépend souvent de celui qui nous offre sa compagnie”. Pour mettre à jour leur exemple, l’indisponibilité pour une relation avec une vieille voisine pourrait se transformer en une situation ‘à risque’ si la proposition de relation émanait de Naomi Campbell... Ceci semble donc porter à croire en l’importance et le caractère incisif d’un facteur en quelque sorte ‘objectif’, qui a été sous-évalué dans les études de la conversion, à savoir l’offre spécifique produite par les diverses propositions ou ‘idéologies’ religieuses, i.e. le fait que l’offre religieuse new age, par exemple, est ‘intrinsèquement’ différente de celle des Témoins de Jéhovah, tout comme celle du bouddhisme zen est différente de l’islam. Ceci expliquerait, plus simplement que d’autres facteurs liés à la demande, le truisme constaté par Wilson (1984, 301) selon lequel “there is no uniform process underlying conversions for all individuals in all groups”. Cela implique qu’une part significative d’explication des conversions réside non dans une quelconque prédisposition de l’individu, mais dans l’offre de la religion en question - ou mieux, dans la rencontre entre ces deux perspectives. C’est ce qu’ont cherché à montrer Lofland et Skonovd (1981) dans leur classification des conversions motifs, établissant une distinction entre les conversions intellectuelles, mystiques, expérimentales, affectives, revivalistes et coercitives12. Cet aspect trop négligé de l’offre ressort clairement de certaines recherches empiriques sur des mouvements religieux spécifiques, y compris de la nôtre. ! 11 Parmi celles-ci, on trouve Seggar et Kunz (1972), qui parlent de “very little heuristic value” de Lofland et Stark, au point que seulement un seul des 77 convertis Mormons qu’ils ont interviewés entre dans ce modèle (p.183); Austin (1977) ; Richardson et Stewart (1977) ; Downton (1980) ; Rambo (1980) ; Snow et Phillips (1980), limitent pratiquement la perspective interprétative aux seuls effets de l’affective and intensive interaction au lieu de l’élargir. Ces derniers ont du reste remarqué que plutôt que de véritables vérifications empiriques, un grand nombre des auteurs moins critiques se sont limités à utiliser le modèle de Lofland et Stark, comme cela arrive souvent aux paradigmes sociologiques plus attestés (et à ceux qui ne le sont pas, mais qui sont ‘commodes’), comme un “post factum ordering scheme for classifying data”. On trouve encore parmi ces tentatives de vérification empirique celles de Bankston et autres (1981), Greil et Rudy (1983), Kox, Meeus et Hart (1991), qui considèrent ce modèle comme une explication adéquate des conditions de la conversion, mais pas de son processus, etc. ! 12 Dans notre recherche (Allievi 1998) nous avons egalement élaboré une typologie des parcours qui ont mené les convertis que nous avons rencontrés à l’islam, mais dans l’optique d’une description plus ‘faible’ des itinéraires plutôt que d’une explication plus ‘forte’ des motivations. En particulier, nous avons distingué (avec des sous-distinctions internes plus détaillées) les conversions relationnelles et les conversions rationnelles. Les conversions relationnelles sont celles issues d’un ensemble d’occasions et de relations sociales qui produisent, induisent ou même forcent un choix, ou qui du moins déclenchent un processus décisionnel qui peut revêtir tant l’aspect faible de l’acceptation-soumission que celui plus fort de l’engagement. Elles peuvent être instrumentales (par exemple par mariage – en islam obligatoire pour l’homme qui veut épouser une femme musulmane: la conversion est en ce cas un moyen pour atteindre une fin spécifique) ou non instrumentales (impact avec une culture ‘autre’ à cause d’un voyage, de migration, de rencontres personnelles, etc.). Les conversions rationnelles (que nous avons distinguées entre intellectuelles, politiques et mystiques) sont nettement individuelles et naissent par contre d’une recherche explicite d’un système de significations et de sens qui peut avoir une origine intellectuelle au sens large du terme (on pourrait dire ‘froide’), répondre à une soif d’absolu plus proprement religieuse (mystico-spirituelle), ou réinterpréter d’un point de vue religieux un système de significations antérieur (normalement politique). Nous en déduisons donc qu’il n’est pas possible, ou du moins qu’il est pour l’instant imprudent, aux niveaux de sophistication et d’opérationalisation rejoint jusqu’à présent par la théorie sociologique, de chercher à avancer un modèle unique d’explication des mécanismes de conversion. Il ne s’agit d’ailleurs peut-être pas de ce qu’il faut réellement chercher. Bien qu’il soit en principe possible d’atteindre un degré de généralisation toujours plus haut, jusqu’à présent, la grande partie de ces recherches, comme l’ont remarqué Snow et Machalek (1984, 184), “confuses natural histories with casual processes”, ou, comme l’a remarqué synthétiquement avant eux Taylor (1976, 10), elle “confuses ecology with etiology”. Comme l’a proposé Greil (1977, 122), il est peut-être opportun, avec un peu d’humilité scientifique supplémentaire lorsqu’on parle des facteurs de conversion, d’utiliser le mot anglais influence plutôt que determine. L’alternative entre demande et offre (push or pull) est toutefois trop simplificatrice. En réalité, les conversions sont un processus à la fois de push and pull. Comme tel, ce processus doit être abordé dans sa globalité. Du côté de l’offre: la spécificité religieuse comme facteur de conversion Pourquoi se convertit-on? Nous avons cherché à donner jusqu’à présent, à partir du modèle de la littérature sur le sujet, quelques interprétations du phénomène ‘du côté de la demande’. Nous avons aussi vu combien ces explications sont insuffisantes, et à quel point elles ne permettent que de larges généralisations, étant donné que le processus de conversion est “multiple, interactive and cumulative” (Rambo 1993, 5). Nous voulons donc proposer ici quelques explications ‘du côté de l’offre’. En effet, il serait peutêtre plus correct de chercher à répondre avant tout, et plus modestement, à la question ‘pourquoi se convertit-on à une religion déterminée?’, plutôt qu’à la question plus générale ‘pourquoi se convertit-on?’, les deux questions n’impliquant pas nécessairement la même réponse. De toute façon, l’une peut préparer l’autre, et servir ne fût-ce que de vérification empirique, dans l’attente d’analyses comparatives plus amples et systématiques. En effet, la diversité ne concerne pas seulement le contenu des croyances. Comme l’a écrit Simmel (qui en avait aussi une expérience personnelle étant donné que, de formation juive, il s’est ensuite converti au catholicisme) dans un essai de 190213, “la foi en un autre Dieu est une autre foi (...). Le fait de croire en Jéhovah, dans le Dieu des chrétiens, en Ormuzd et Ariman ou en Vitzliputzli ne diffère donc pas seulement du point de vue du contenu mais aussi du point de vue fonctionnel, et annonce un autre Etre de l’homme”. Dans le cas des conversions, la forme est également, en quelque sorte, le contenu, c’est-à-dire que le type de croyance détermine ou peut déterminer un type d’action spécifique, et ce, non seulement en ce qui concerne l’action à l’intérieur d’un système religieux, mais aussi pour l’action vers un système religieux, c’est-à-dire à la recherche d’un autre système religieux. Une croyance promeut donc certains types d’actions, et vice versa un type d’action peut ‘partir à la recherche’ d’une croyance, d’une forme de légitimation14. Dans le premier cas, il s’agit d’aller voir quelle est l’offre religieuse spécifique, le contenu de la croyance (ou mieux, étant donné qu’il s’agit de structures complexes, du système de croyances). Dans le second cas, il s’agit d’analyser le ! 13 Contribution à une gnoséologie de la religion, dans Simmel (1989, 88). ! A propos 14 des nouveaux mouvements religieux, Volinn a dit que: “How one becomes a Moonie... would differ from how one becomes an ashram member” (Volinn 1985, 148). Mais il ne s’agit pas seulement du how: le why est différent lui aussi. discours de légitimation, en le croisant avec les formes de ‘continuité’ de comportement et de pensée observables. Nous pouvons en définitive résumer notre thèse comme suit: au-delà des raisons subjectives, psychologiques ou sociologiques, qui expliquent peut-être les conversions, toutes les conversions, mais aucune conversion particulière à une religion particulière, et malgré l’espace qu’il sera de toute façon opportun de laisser au hasard, chaque religion a une offre particulière et spécifique de biens religieux qui peut ‘intéresser’ certaines personnes. Pour être exact, dans les cas de systèmes religieux complexes, comme c’est le cas de l’islam, elle en a même plus d’une, qui peuvent intéresser une pluralité de publics possibles. Cela ne veut pas dire que les offres auxquelles font directement ou indirectement allusion les parcours de conversion que nous avons analysé ne se trouvent que dans l’islam, mais seulement qu’elles sont particulièrement évidentes dans cette religion (où dans certaines de ses modalités). En effet, une dernière fois, nous n’avons pas l’intention d’expliquer les conversions à l’islam (comme à toute autre religion) seulement ou principalement avec l’offre mise sur le marché, mais bien avec elle également, sachant qu’il s’agit d’une hypothèse explicative particulièrement négligée dans les études sur les conversions. Comme nous l’avons déjà dit, la conversion est un mécanisme complexe de push and pull, où les ‘facteurs d’attraction’ (pull factors) et les ‘facteurs de rejet’ ou ‘d’expulsion’ (push factors), pour reprendre la terminologie, qui est en fin de compte très pertinente, des études sur les mouvements migratoires (il s’agit ici aussi d’un ‘mouvement’), jouent tous deux un rôle important. Quelques éléments de l’offre islamique Comment élaborer une explication en terme d’offre religieuse dans le cas de l’islam? “Pour préparer un plat plus appétissant, les historiens mélangent souvent un brin de cuius regio, eius religio avec un autre brin de ‘réminiscences païennes’, et pimentent le tout d’une pincée de zèle missionnaire, d’un peu de fanatisme de néo-conversion, et d’une généreuse cuillerée de motivation économique”. C’est ainsi que Bulliet (1979, 88) décrit le ‘plat’ type servi par les historiens dans leurs tentatives de décrire les processus de conversion à l’islam des origines. Inutile de dire que les sociologues des processus actuels de conversion courent également un risque semblable, d’autant que certains des ‘ingrédients’ cités jouent encore un rôle aujourd’hui. Nous nous limiterons ici à énumérer quelques éléments de l’offre de l’islam, parmi ceux que nous avons pu observer le plus souvent, et à renvoyer a notre recherche pour une analyse plus en profondeur. Il semble que l’islam soit en mesure d’offrir, pour reprendre la classification de Troeltsch, tant des éléments de la religion ‘d’église’ que des éléments de la religion ‘de secte’, ou encore des éléments de mysticisme. La pluralité de contextes permet ainsi une pluralité d’issues - que l’on peut toutes définir comme islamiques, mais parfois relativement divergentes quant aux contenus et aux priorités. De la religion ‘d’église’, l’islam offre certainement, outre le cadre dogmatique qui possède certaines particularités et qui ont ‘intéressé’ de nombreux convertis (par exemple la simplicité: tawhid vs. trinité, Dieu transcendant vs. Fils incarné, etc). De la religion ‘de secte’ et de la voie mystique, toutes deux plus favorables aux processus de conversion, l’islam offre par contre davantage d’éléments. Avant tout, nous tenons à souligner le caractère relativement omni-englobant de l’islam, propriété qu’ont aussi d’autres religions, mais pas la majorité des sectes ou des new religious movements, à propos desquels on a le plus étudié les processus de conversion et on a le plus élaboré de théories explicatives (ce qui en explique en bonne partie, selon nous, l’unilatéralité et les faiblesses, si elles sont appliquées à d’autres contextes). En tant que système complexe, divers sujets à l’intérieur de l’islam sont en mesure de produire des offres spécifiques qui peuvent intéresser des publics différents. La plus évidente démonstration en est l’existence, à l’intérieur de l’islam fortement centré sur l’orthopraxie et peu enclin aux élans mystiques, d’un courant soufi qui joue un rôle important dans les conversions d’occidentaux à l’islam lui-même. Selon nous, les principaux pôles d’attraction de l’offre islamique peuvent être identifiés en relisant les itinéraires de conversion à l’islam de notre enquéte (voir note 12) dans une macro-perspective. Les conversions relationnelles indiquent déjà certaines pistes de réflexion à propos de ce que nous avons défini comme les conversions par rencontre d’une culture ‘autre’, diverse de la sienne. Ce qui est attirant, c’est souvent, dans ce cas, la chaleur d’une culture partagée, le principe communautaire contre l’individualisme égoïste et dépersonnalisant considéré comme le principe fondateur de l’Occident, un sens de la vie et un comportement quotidien qui inclut, plutôt qu’il n’excluent, la dimension du sacré, le groupe même et une dimension de vie collective15, etc. Plus spécifiquement islamiques sont les conversions rationnelles, dans leur particularité d’offre. La voie intellectuelle, ne fût-ce que parce que c’est celle que parcourent les intellectuels convertis à l’islam (par exemple les orientalistes), est la première à attirer notre attention. Qu’est-ce qui peut attirer dans l’islam étudié ‘froidement’ et rationnellement? Il suffit pour le savoir de suivre le récit de certains d’entre eux16. Etudions les raisons religieuses, avant tout. La première est la recherche d’une foi claire, simple, compréhensible, rationalisable, loin des mystères complexes tels que les sacrements, la trinité, l’incarnation ou la rédemption. Il s’agit d’une foi qui n’attend pas une capitulation de la raison face à quelque chose qui serait plus grand qu’elle (les musulmans eux-mêmes considèrent explicitement cet aspect comme un des motifs de leur succès dans le Tiers-Monde, et avant tout en Afrique). L’islam, outre que comme religion rationnelle, se propose comme religion modérée, comme religion du juste milieu entre deux extrêmes (p.e. dans Cor. II, 143: “Ainsi vous constituons-nous communauté médiane”), une religion, donc, facilement acceptable. Entre autres, l’islam ne sépare pas l’âme du corps, l’esprit de la chair, donnant un sens religieux aux deux, tandis que le christianisme, à tort ou à raison, est ressenti comme ‘séparant’. Pour parler encore des aspects intellectuels, théologiques en l’occurrence, le refus de l’incarnation, qui constituait selon beaucoup un obstacle à la compréhension et à l’acceptation du christianisme, rationalise pour ainsi dire le christianisme lui-même, en le rendant ‘faux’ dans ses fondements et donc en permettant un refus en rien traumatisant de celui-ci. Il faut en outre considérer l’aspect ‘tranquillisant’ souvent invoqué, qui dans l’islam ne se trouve cependant pas dans le maître ou dans le gourou à qui l’on fait confiance, mais dans le livre directement consultable pour tous : il ne reste qu’à chercher une réponse là où elle est déjà présente, dans le livre. Autre raison importante d’attraction, et autre spécificité d’offre, une foi sans clergé et sans intermédiaires, ce qui permet un accès direct et de ne pas avoir de comptes à rendre, donc de ne pas devoir reconnaître une autorité supérieure qui ne soit pas Dieu lui-même; et en même temps la ! 15 L’islam s’y prête particulièrement bien justement car l’umma, la communauté islamique, renvoie à une ‘communauté émotionnelle’ à la fois ample et tangible. ! 16 Outre nos interviews, nous avons choisi la biographie de V.Monteil 1978, mais nous aurions pu choisir les autobiographies beaucoup plus prolixes d’autres convertis intellectuels (p.e. Garaudy). Ce qui nous intéresse le plus, c’est que l’on retrouve, dans les interviews ‘privées’, les mêmes éléments que nous avons retrouvé dans ces textes, mais avec un souci mineur d’autojustification face à un public de ‘pairs’ possibilité relativement ‘facile’ de pouvoir devenir responsable associatif ou autre, donc partie d’une élite, d’une leadership (quelque fois, une sorte de clergé de facto). Viennent ensuite les raisons sociales et politiques au sens large du terme. La première et principale de ces raisons semble le fait que la conversion à l’islam permet d’entrer dans un rapport, qui n’est pas que symbolique, avec une communauté plus ample, l’umma, jouissant alors de possibilités significatives d’‘exploitation’ de ce nouveau marché (il est important de noter à quel point cette interaction est importante rien que pour les communautés d’immigrés musulmans, et à quel point elle apporte au néo-converti un espace concret d’activités, comme en témoignent plusieurs recherches). L’islam offre à un cadre religieux et culturel indépendant une possibilité relativement large d’action et d’intervention, en mettant à sa disposition un réseau relationnel et politique de dimensions potentiellement considerables, sans prétendre au renoncement à une vie mondaine (au sens littéral, c’est-à-dire dans le monde). Intervienne ensuite le problème fondamental du choix politique en faveur des plus pauvres, du Tiers-Monde, des immigrés, dont la valeur est reconnue jusque dans leur identité religieuse. L’islam offre également la possibilité de réinterpréter religieusement les options ‘politiques’ en faveur d’un ordre social sacralisé empreint d’une vision religieuse, d’une ‘religiosisation’, pour ainsi dire, de la lutte politique en termes de jihad, etc., vision dont nous savons qu’elle est un aspect important des motivations des conversions politiquement caractérisées. L’islam, du reste, est loin d’être une fuga mundi. Cette volonté offre un champ d’action particulièrement intéressant pour les militants politiques dotés d’une sensibilité religieuse - ce que n’offre généralement pas, par exemple, le marché pourtant ample des sectes, qui ont plus souvent tendance à se séparer du monde, et sont donc destinées à l’insignifiance politique. L’islam permet au contraire d’associer ce dont nous avons parlé avec l’existence de pouvoirs qui se réclament de l’islam, bien que situés dans d’autres parties du monde, qui jouissent de centres économiques et financiers, etc. L’islam offre en fin de compte d’amples possibilités de ‘spiritualisation’ de la politique, de restructuration des convictions politiques à l’intérieur du système-islam, attraits idéaux pour les convertis provenant justement d’expériences politiques. Cette ‘spiritualisation’ sert à la limite d’alibi, mais aussi d’espoir religieux effectif, qu’accompagnent des intentions radicales sinon ‘révolutionnaires’. Ceci, ainsi que l’insatisfaction existentielle mesurée dans d’autres types de conversions, explique peutêtre pourquoi les convertis provenant d’un background explicitement politique sont issus des ‘extrêmes’ et jamais du ‘centre’. L’islam, plus globalement, est une religion de l’action, de l’action publique. Il offre donc un rôle, et en un certain sens un statut religieux, à l’action publique et dans l’espace public (contrairement à la majorité des sectes et de nombreuses versions de religions ‘orientales’ que nous connaissons en occident). Cet aspect est plus généralement visible dans la priorité que donne l’islam à l’orthopraxie, aux lois, à la vie quotidienne, loin de toute emphase sur la contemplation ou sur l’amour. A ceux qui ont plutôt une prédilection pour l’approche mystique, l’islam est en mesure d’offrir un panorama varié de possibilités, selon le degré de raffinement et d’engagement. Il y a la possibilité d’un rapport direct de type charismatique à l’intérieur du parcours initiatique, avec un maître. Ce choix initiatique ne présuppose ni une vie à proprement parler monacale (au contraire, la famille est presque une condition de ce choix et est fortement conseillée), ni un détachement des logiques les plus générales qui gouvernent l’islam, comme la possibilité de se réclamer de l’umma. Ces raisons constituent probablement l’explication du fait que cette voie mystique minoritaire dans l’islam d’origine est par contre ‘surestimée’ dans l’islam apprécié par les occidentaux, même s’ils ne sont pas convertis, comme en témoigne la diffusion de la littérature soufie en dehors du cercle à proprement parler islamique. Outre les aspects auxquels nous avons fait allusion, nous pensons pouvoir souligner d’autres caractéristiques de l’offre islamique. D’abord, il s’agit d’une identité qui vient ‘de dehors’, qui n’appartient pas à l’héritage occidental (ou du moins n’est pas perçue comme lui appartenant), et peut donc être considérée comme non compromise par celui-ci. Le fait qu’elle soit associée à la présence des immigrés, des étrangers (le fait d’être en définitive une identité étrangère) donne à sa présence un caractère concret que ne possèdent pas d’autres religions ‘orientales’. En effet, souvent on ‘importe’, de ces religions, seulement certains exposants religieux et leaders charismatiques, sans que ne soit assurée la connexion avec une communauté réelle (et son soutien), les rendant donc plus ‘cloisonnées’ à l’intérieur d’une réalité qui s’offre comme terrain favorable à la pluralité, que vraiment enracinées et en mesure d’avoir une quelconque influence sur cette réalité même (beaucoup de ces religions, du reste, ne le désirent même pas). Ensuite, il s’agit (consciemment dans la perception des convertis, mais peut-être inconsciemment dans la vie religieuse de beaucoup d’immigrés) d’un élément de persistance du facteur religieux à l’intérieur d’une société sécularisée. Il semble que pour beaucoup de convertis, la présence de l’islam en Europe soit vécue comme la revendication d’une identité ‘forte’ dans un contexte perçu comme ‘faible’ (religieusement et moralement). En témoignent les références fréquentes à des dualismes tels que permanence-non permanence, durée-précarité, cohérence-incohérence, unicitépluralité, homogénéité-hétérogénéité, etc., les premiers caractérisant l’islam et les seconds les sociétés occidentales. L’islam, auquel est difficilement applicable le concept même de sécularisation17, est conçu comme un outil de contestation, mais aussi comme un modèle alternatif de régulation sociale. Conclusions Les faits empiriques sur lesquels repose notre réflexion étaient les suivants: a) il existe un phénomène de sécularisation, de privatisation et de pluralisation religieuse en Europe; b) il existe une migration musulmane, et la présence de l’islam en Europe en est une conséquence; c) il existe un phénomène de conversions d’européens à l’islam. Mettre en connection ces trois facteurs à été le point de départ de notre recherche. Dans les conclusions auxquelles nous sommes parvenu, nous pensons avoir démontré dans notre recherche: A) du point de vue empirique: A1) le rôle joué par les conversions d’européens à l’islam dans la définition entière de l’image, du statut et de la perception de l’islam même, et les spécificités qu’elles introduisent; A2) comment et à quel point les convertis, titulaires de la double identité d’occidentaux et de musulmans, jouent un rôle dans l’enracinement d’une nouvelle culture islamique, et aussi dans une certaine mesure à quel point et comment cette même culture se modifie dans la rencontre avec l’occident et dans les processus d’assimilation de la part d’occidentaux; B) du point de vue théorique (et c’est l’aspect sur lequel nous avons insisté dans cet article): ! 17 Entre autres: “Si l’on observe les mouvements de revitalisation religieuse à l’échelle mondiale, on constate que deux d’entre eux sortent du lot. Le premier est le mouvement musulman, le second est le mouvement protestant évangélique” (P. Berger, 1992: 37). “In Islam, we see a pre-industrial faith, a founded, doctrinal, world religion in the proper sense, which, at any rate for the time being, totally and effetively defies the sécularisation thesis” (E. Gellner, 1992: 18). “L’urbanisation, la diffusion de l’alphabétisme et l’expansion de l’instruction supérieure dans le monde islamique ont été accompagnés d’une augmentation, plutôt que d’une diminution, de l’intérêt religieux de la part de la majorité de la population” (Arjomand, 1986: 160). B1) que l’analyse des conversions ‘du côté de la demande’, sur laquelle s’est centrée une grande partie de la recherche sur ce sujet, ne suffit pas à expliquer le processus de conversion même. Par conséquent, une explication exclusivement causale des processus de conversion n’est pas possible; B2) qu’une telle lecture doit nécessairement être associée à une analyse ‘du côté de l’offre’. On ne se convertit pas dans l’abstraction, mais on se convertit toujours à une religion spécifique. Le type de considérations théoriques qu’il est possible de faire à partir du phénomène des conversions peuvent être utilement transposées à d’autres domaines de recherche, comme nous l’avons suggéré en introduction. Le problème des conversions pourrait et devrait devenir une sorte de ‘preuve’ de la théorisation en matière religieuse et, de manière plus générale, culturelle. En ce qui concerne les sociétés dites avancées, il semble bien en effet qu’aucune théorie sur les fonctions et la signification sociale de la religion (mais aussi de toute autre agence de socialisation et idéologie légitimante, et de manière plus générale du pacte social lui-même), excluant la possibilité d’entrée ‘allogène’ et contextuellement de sortie de l’‘indigène’, avec tout ce que cela implique en termes de précarité, d’instabilité, de transition, de pluralité, ne devrait être acceptée comme ayant valeur explicatif. Les conversions pourraient alors devenir ce qu’avait été pour T.W.Adorno l’analyse de la rubrique astrologique du Los Angeles Times, à savoir une excuse (ou mieux: un point de vue) pour analyser et éclairer un problème bien plus ample: “Nous voulons utiliser nos études sur l’astrologie comme clé d’accès aux potentialités sociales et psychologiques les plus courantes. En d’autres termes, nous voulons analyser l’astrologie pour trouver ce qu’elle indique comme ‘symptôme’ de certaines tendances de notre société” (Adorno 1975, 117). D’une certaine manière, nous pourrions considérer les conversions tout comme les sociologues de la famille analysent les divorces, c’est-à-dire comme un fait digne d’attention en soi, mais aussi comme un indicateur de dynamiques et de tendances du couple - l’élément de crise qui nous indique l’état de solidité réelle d’une institution sociale vécue implicitement comme persistante. L’analyse des conversions permet de regarder d’un autre point de vue, celui de la mobilité plutôt que celui de la stabilité, le problème bien plus large du rôle de la religion (des religions) dans le monde contemporain. A un degré de généralisation encore plus élevé, elle permet de se pencher différemment sur le rôle des identités culturelles et sur leur rapport avec les identités individuelles ce qui constitue en quelque sorte l’antique et éternel problème du rapport entre l’individu et la (les) société(s), qui est à l’origine de la sociologie comme discipline. Bibliographie Adorno, T.W. 1975 The Stars Down to Earth: The 'Los Angeles Times' Astrology Column. A Study in Secondary Superstition, in Soziologische Scriften II, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, trad. it. Stelle su misura, Torino, Einaudi, 1985 Allievi, S. 1996 “Islam e occidente: lo specchio e l’immagine”, dans S.Allievi (ed), L’occidente di fronte all’islam, Milano, Franco Angeli, pp.11-48 1998 Les convertis à l’islam. 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