Du murmure à la parole… la joie du salut
Transcription
Du murmure à la parole… la joie du salut
Du murmure à la parole… la joie du salut Luc 15 « Un homme avait deux fils ». Jusque-là, tout va bien… Sauf, et c’est souvent le cas dans la bouche de Jésus, les choses ne vont pas en rester là. Ce serait trop simple, ce serait trop évident… bien que parfois un peu de simplicité dans le message évangélique ferait du bien. Reprenons depuis le début : « Un homme avait deux fils ». Est-ce seulement le véritablement commencement ? De la parabole, oui. Du passage, non. Car l’histoire que Jésus raconte est, dans le cours du texte, rattachée à deux autres, et elles sont toutes les trois adressées à un même public. Il y a donc là une unité narratologique, comme l’on dit. Une unité qui fait sens, un récit en abyme d’un autre plus global lui-même inscrit dans le tout de l’évangile. Jésus a autour de lui les collecteurs d’impôts et les pécheurs. « Tous », précise même l’évangéliste. C’est dire que ceux qui viennent à lui ne sont pas des purs aux yeux des bienpensants, des bien-croyants, des bien-tout-ce-que-vous-voudrez au regard des règles religieuses de ce temps en Israël. Jésus est entouré des parias de la religion, des exclus et des laissés pour compte de la société. Ceux qui se considèrent comme les bien-en-tout-ce-qu’ils-pensent-d’eux-mêmes se mettent à murmurer contre Jésus : Quoi, cet homme – qui pourrait finalement être l’un d’eux dans leur opposition commune aux sadducéens, la caste des grands-prêtres du Temple de Jérusalem — dépasse la limite des bornes, comme dit la publicité, en s’adjoignant les pécheurs au point de manger avec eux… ignominie… le voilà donc lui aussi impur quant à la Loi qu’ils ont figée dans leur lecture exclusive. Alors, Jésus fait une chose que les pharisiens et autres n’ont pas osé accomplir ouvertement : il prend la parole. Eux se sont contentés de murmurer, c’est-à-dire de parler pour ne pas être entendus. Parler, non pas pour ne rien dire – ça non ! –, mais parler pour dire mal puisqu’ils ne veulent pas que leur dire soit entendu… murmurer, ou manière de mettre la parole derrière un mur lui-même muré, façon de garder jalousement la parole à soi, entre soi, afin qu’elle ne soit aucunement répandue parce qu’entendue. À mal entendeur, point de salut… et les voici qui se débrouillent pour qu’eux seuls soient disant bon entendeur de mal orateur. Un comble ! Ou quand la parole est confisquée, enfermée dans un vouloir pervers. C’est comme si la Une d’un journal satirique était cachée en tout petit dans le cours du journal, de préférence sur la page que l’on sait pertinemment la moins lue, celles des mentions juridiques obligatoires. Alors, Jésus prend la parole à bras le corps, et lui rend sa fonction première d’être entendue de tous, surtout de ceux qu’elle concerne. Jésus prend la parole et la libère. Elle va pouvoir Du murmure à la parole Page 1 circuler et faire son œuvre. La preuve, nous l’entendons encore aujourd’hui malgré la distance des siècles. Jésus revient à la source de l’humain lorsque par la parole il s’aperçoit qu’il n’est pas que d’humus, mais de souffle aussi. « Chaque humain d’ici le sait bien, qu’il n’est pas fait que de terre. Et s’il le sait, c’est parce qu’il parle. Nous le savons tous très bien, tout au fond, que l’intérieur est le lieu non du mien, non du moi, mais d’un passage, d’une brèche par où nous saisit un souffle étranger. »i Là où pharisiens et autres consorts qui prétendent être seuls les purs veulent claquemurer le souffle de la parole, restreindre son champ d’aller et de venir et éteindre la liberté de son expression, Jésus ouvre large, très large, tant il sait que « tout langage est à l’invectif. Il y a appel, un coup porté par le moindre mot »ii. Peut commencer l’appel lancé à ceux qui ne sont pas venus pour entendre… en grec du Nouveau Testament, si vous permettez l’expression et d’après l’étymologie : ceux qui ne sont pas venus pour acoustiqueriii : « Quel homme d’entre vous ? » Plus qu’un appel, c’est une interpellation – mais pas une arrestation, bien au contraire ; s’en est l’inverse : une ouverture, l’engagement dans une relation et non dans une exclusion. Jésus enfonce un coin dans le mur des propos en sourdine de ceux qui deviennent alors des inter-locuteurs, des ceux en qui la parole vient sourdre. Il entaille un dialogue, le mur mur est fendu, il y a comme une fêlure, et comme le dit le proverbe : bienheureux les fêlés, ils laissent passer la lumière ! « Le messie c’est la parole »iv. On ne saurait mieux dire. Quel homme d’entre vous ayant une centaine de mots dans son vocabulaire, bien parqués dans son dictionnaire personnel, et en perd l’un d’entre eux, ne va pas laisser les 99 autres en déshérence pour aller à la recherche du mot manquant, du vocable égaré, du mot perdu qui est là sur le bout de la langue et qui ne demande pas grand-chose pour revenir et être articulé enfin, être dans le souffle ? Quel homme d’entre vous, lorsqu’il a enfin retrouvé ce mot qui lui permet d’énoncer clairement ce qu’il concevait pourtant aisément, ne va pas le partager dans la joie avec ses amis et ses voisins, tous ceux avec qui il a langue ordinairement ? Je le dis à vous, oui, à vous : ainsi de la joie dans le ciel sera pour un seul qui entend et qui parle que pour quatre-vingt-dix-neuf qui demeurent sourds et murmurent. Ceux-là n’ont pas compris l’immensité de la parole, l’immensité que la parole ouvre au fond et au-devant de chacune et de chacun. « Au plus profond de la personne, personne. Dans le fond de nous et plus intime que notre nom : le langage. Au fond du langage, le verbe ouvert au fond du langage… Au fond de la pensée : un verbe ouvert au fond de la pensée : Je suis. Non pas l’être qui est, mais le verbe qui délivre. Ce verbe est un passage. Il ne nous prouve pas, il nous fend, il t’ouvre. Je suis écrit en toi le mouvement de la parole. Dieu est la quatrième personne du singulier. »v Alors, quand je vois des hommes les armes à la main, encore fumantes de la terreur et de la mort semées, quand je perçois leurs cris, leurs vociférations, tellement haut et tellement fort, je me dis que décidément il y a des murs murs qui se veulent toucher le ciel ; et là-haut, je sais qu’il n’y a pas de place pour de la joie, et que le prophète – celui qui parle devant – ne peut accepter qu’il n’y ait rien d’autre derrière lui que la désolation et les larmes. Lorsque je vois celles et ceux qui profèrent des paroles définitives qui rejettent, qui excluent, qui isolent, tous ces termes en fobos/phobie, je me dis encore que l’on n’a pas fini de Du murmure à la parole Page 2 dénoncer ces murs murs que d’aucuns voudraient radicaux, mais qui n’ont d’autres racines que la propre crainte de ceux qui les bâtissent. Lorsque je lis des accords de gouvernement où tout semble figé, et lorsque j’entends des manifestants répondre par des slogans tout aussi définitifs, je me demande comment peuton vivre uniquement de rapports de force vains. Et dans les entreprises, et dans les familles, combien de murs murs sont élevés si haut, trop haut ! Alors, je relis cet évangile, et j’entends le Christ se tourner vers moi/vers nous et me dire/nous dire : lequel d’entre vous ? Je l’entends comme j’aimerais que les pharisiens de tout temps l’entendent, et qu’ensemble nous nous laissions ouvrir à l’autre, au tout autre, à cette quatrième personne du singulier qui dit : Je suis… Au commencement, il y a Je suis qui parle et nous appelle à la connaissance qui est de naître ensemble. Ainsi, comme l’a annoncé Laurence depuis ce lieu, nous saurons être vainqueurs du mal par le bien… puisque plus aucune personne ne pourra être tue. Pour cela, il nous faut simplement entendre et nous entendre. C’est tout, et c’est déjà beaucoup. Et comme « il est beau qu’en français nous ayons le même mot entendre pour désigner ensemble l’acte de l’ouïe et l’entendement »vi. S’entendre, un verbe en ouverture de tant de champs que le définitif n’a plus cours et que l’infini semble là, si près que nous pourrions le toucher ou nous laisser toucher par lui, ce qui revient au même, puisqu’il est là en nous. Dieu, la quatrième personne du singulier de chacun de chacune. Et il y a de la joie au ciel, beaucoup de joie. Mais comment faire pour que cette joie descende du ciel sur la terre ? C’est une autre histoire : « Un homme avait deux fils »… Il n’est plus temps pour en parler, la prochaine fois… à poursuivre… donc pas d’amen en ce jour… bruneau joussellin bruxelles-musée, le 18/01/2015 i Valère Novarina ; Devant la parole ; éd. P.O.L., p.14 id. p.18 iii Le verbe utilisé akouw/entendre a donné en français « acoustique » iv Valère Novarina, opus cité, p.34 v id. vi id. p.36 ii Du murmure à la parole Page 3