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dossier Allô, dogteur IL DÉTECTE LE DIABÈTE, LE CANCER, LES CRISES D’ÉPILEPSIE AVANT QU’ELLES SURVIENNENT... D’OÙ LE MEILLEUR AMI DE L’HOMME TIENT-IL SES FACULTÉS EXCEPTIONNELLES? TEXTE EVA GRAU C haque jour, c’est le même rituel. Elle renifle avec insistance la cuisse gauche de sa propriétaire, une Américaine de 44 ans, durant plusieurs minutes. Ce qui l’intéresse à ce point? Une petite lésion pigmentaire apparue sur la peau de sa maîtresse. Cette dernière ne fait pas cas du comportement étrange de sa chienne. Les semaines passent. Et un jour, l’animal ne se contente plus de sentir; il tente de mordre l’endroit où se trouve le grain de beauté. Alarmée, la femme se rend chez son médecin. Biopsie. Et diagnostic: mélanome. La chienne a-t-elle sauvé la vie de sa maîtresse en l’incitant à se faire soigner alors que sa tumeur en était encore à un stade curable? Les médecins Hywel Williams et Andres Pembroke le croient. Mieux: ils l’écrivent. Dans un article paru, en 1989, dans la très sérieuse revue scientifique The Lancet. Sans se douter qu’ils vont ainsi mettre un coup de projecteur sur les recherches consacrées aux extraordinaires propriétés de Comment le chien décèle-t-il la maladie chez son maître? Pour la science, cela reste un mystère. Et pourtant, il le fait... 12 FEMINA 26 JUILLET 2015 WWW.FEMINA.CH l’odorat canin en matière de diagnostic (lire pages 14-15). Et en inspirer de nouvelles. Depuis les années 90, George, un ancien chien policier, Captain Jennings, un caniche nain, Freeman, un labrador, Frankie, un berger allemand, et bien d’autres dont la littérature scientifique n’a pas retenu le nom, ont fait l’objet de travaux confirmant leur capacité à repérer différents types de tumeurs – parfois non encore diagnostiquées. D’autres encore, comme Ayko, le berger de Steve Jaunin (lire encadré page 15), se sont révélés aptes à sentir venir une crise d’épilepsie et à avertir leur propriétaire. Ou même à signaler une baisse brutale de la glycémie chez un patient diabétique. Ainsi, en 2014, Jabba, chien d’alerte, a connu à son tour son quart d’heure de gloire. Cette golden retriever, propriété de la famille Bachmann domiciliée dans le canton de Berne, a été spécialement formée à veiller sur Maël, 9 ans, atteint de diabète de type 1. La chienne a été dressée à repérer les hypoglycémies (taux de sucre dans le sang trop bas) chez le petit garçon. Une formation qui a un coût, 5000 francs, entièrement pris en charge par le géant pharmaceutique Sanofi et son programme STARK. «Nous ne sommes pas qu’une industrie qui vend des médicaments, commente Caroline Deldycke, cheffe de produits diabète auprès de la firme basée à Vernier (GE). Pour nous, l’important, c’est l’amélioration de la qualité de vie du patient. Il y a encore une dizaine d’années, il vivait en fonction de son diabète. Tout était dicté par son traitement. Aujourd’hui, on essaie de faire en sorte qu’il mène une vie normale. Le diabète doit s’intégrer au quotidien de la personne. Or, un chien d’alerte permet de mieux vivre avec la maladie.» Comment Jabba, Ayko, Frankie et les autres parviennent-ils à «sentir» la maladie? Mystère. «Des études ont été menées sur la question, mais elles n’ont pas été concluantes», explique Patricia Perren, éducatrice canine spécialisée auprès de l’association Le Copain, à Granges (VS). La jeune femme, qui forme notamment des chiens d’alerte pour personnes épileptiques, a constaté dans sa pratique que les animaux FEMINA 13 dossier réagissent «quel que soit le type de crise, alors que l’épilepsie peut se manifester de manières très différentes. Certains patients ont de courtes absences, d’autres chutent et font des convulsions... On ignore si le chien répond, dans le cas de cette maladie, à une odeur corporelle différente de l’odeur habituelle, à des changements très subtils dans le comportement de la personne – que nous, humains, ne percevons pas – ou à des modifications du champ magnétique autour du corps. Des recherches sont actuellement en cours, mais il nous reste énormément à apprendre. Plus on en sait, et plus on réalise qu’on ne sait rien…» S’il est relativement simple d’apprendre à un chien à réagir de manière adaptée en cas de grand mal – en allant chercher du secours, «MES CHIENS M’ONT SAUVÉ LA VIE» STEVE JAUNIN «Je suis devenu épileptique en 2002, après avoir été traversé par un arc électrique. Cet accident de travail a changé ma vie. A l’époque, je faisais deux à trois crises par jour, c’était très, très dur. J’étais un peu désespéré. Alors en 2005, j’ai décidé de prendre un chien d’alerte. J’ai choisi une race qui correspondait à mon caractère: le berger des Pyrénées. Ayko (photo) avait 7 mois lorsque j’ai remarqué qu’il sentait venir mes crises. Il se mettait à pleurer, à gratter par terre ou à me mordiller. Il a fallu le former pour qu’il soit capable d’aller chercher du secours. Une tâche astronomique! D’autant qu’à l’époque, Ayko travaillait aussi avec moi comme chien de troupeau. Il devait donc gérer environ 120 moutons, en plus de ma maladie. Mais grâce à lui, j’ai retrouvé mon indépendance. Je peux à nouveau conduire, car il m’informe 10 à 15 minutes avant la survenue d’une crise, ce qui me laisse le temps de m’arrêter. Je n’ai jamais eu d’accident de voiture. Je ne me cogne plus la tête en tombant, sauf quand je suis assez bête pour ne pas écouter mon chien… Ce dernier m’a appris à repérer les signes avant-coureurs d’une attaque. Pour mes proches aussi, sa présence a permis de dédramatiser la situation. Ils savent qu’Ayko ne me lâchera pas. Aujourd’hui, mon chien a 10 ans et demi. Il est à la retraite. C’est un autre de mes bergers des Pyrénées, Gayak, âgé de 4 ans, qui travaille désormais avec moi. Il est particulièrement performant comme chien de troupeau et détecte aussi très bien mes crises. Celles-ci se sont espacées. Mes chiens m’ont sauvé la vie.» Le chien a une aptitude EXTRAORDINAIRE à détecter les molécules Professeur Ivan Rodriguez, Université de Genève par exemple – comment lui enseigner à prévoir les convulsions? «On ne peut pas vraiment le «faire», reconnaît Patricia Perren. On travaille sur l’odorat en lui faisant sentir un vêtement porté par le malade lors d’une attaque, ou on simule cette dernière.» Reste que le chien parvient à sentir venir la crise d’épilepsie. L’éducatrice met cette aptitude sur le compte du lien affectif qui se tisse entre la personne et l’animal. Une connexion dont l’existence a été confirmée par une étude japonaise parue en avril dernier dans la revue américaine Science. Menés par l’Université Azabu, à Tokyo, ces travaux ont démontré que plus un chien et son maître échangent de regards, plus ils sécrètent d’ocytocine, l’hormone de l’attachement produite notamment lorsqu’un bébé est allaité par sa mère. Est-ce cet attachement qui permet à un chien de sentir lorsque son propriétaire s’apprête à souffrir du grand mal? Ou son flair? Ce dernier, on le sait, est particulièrement développé chez les canidés. Après tout, ne sont-ils pas capables de retrouver des personnes ensevelies sous la neige ou des gravats, ou de détecter la présence de drogue et d’explosifs dans des bagages? Certains auteurs estiment que leur sensibilité aux odeurs serait quarante fois supérieure à celles des humains. Chez le meilleur ami de l’homme, la taille des cavités nasales serait environ trente fois plus grande que la nôtre, et la surface de la muqueuse nasale de huit à vingt fois plus grande. Il posséderait dix fois plus de cellules olfactives et quarante fois plus de neurones dédiés à l’olfaction. Pas sûr, toutefois, que ces caractéristiques anatomiques soient l’unique explication. «Lorsqu’il s’agit de sentir certaines molécules, les humains sont largement aussi bons que les chiens, affirme le Professeur Ivan Rodriguez, du Département de génétique et évolution de l’Université de Genève. Par exemple, nous sommes très sensibles au nonadienal, qui a une odeur de concombre, ou à la bêtaionone qui sent la violette. En outre, on pensait que ces animaux avaient des milliers de récepteurs olfactifs différents pour sentir le monde, mais cette hypothèse a été infirmée lorsqu’on a séquencé le génome du chien. On sait aujourd’hui qu’il en a moins que la souris. S’il est tout à fait clair que, de manière générale, il a une aptitude extraordinaire à détecter des molécules, c’est donc probablement dans la manière dont il traite l’information que réside l’explication de ses capacités. Mais en réalité, on comprend très mal comment les signaux olfactifs sont analysés chez les mammifères. De plus, on ne sait pas si, lorsque les chiens détectent certaines pathologies, ils repèrent toujours la même molécule ou un mélange de molécules. Cett ignorance se traduit aujourd’hui par le fait que les «nez électroniques» sont moins performants que le chien.» Un don perdu Le cerveau du chien serait donc spécialisé à «sentir», analyser et interpréter le monde qui nous entoure, alors que nous, humains, le percevons avant tout par la vue. Pourtant, jusqu’à il y a une centaine d’années, les médecins utilisaient leur nez à but diagnostic, certaines pathologies étant associées à des odeurs spécifiques: «poulet plumé» pour la rubéole, «pain frais» pour la fièvre typhoïde, «étal de boucher» pour la fièvre jaune, «poisson cru» pour les maladies du foie… La médecine moderne a renvoyé aux oubliettes ces connaissances ancestrales. «Le chien a une capacité que l’homme est en train de perdre: il sait lire le langage non verbal, confirme Rachel Lehotkay, présidente de l’Association suisse de zoothérapie, à Genève. Il peut percevoir des changements infimes dans notre comportement, notre rythme cardiaque et notre odeur, changements dont nous n’avons nous-mêmes pas conscience.» Et s’il existait un sixième sens canin? Patricia Perren y croit. «Même si on ne peut pas le prouver scientifiquement, admet-elle. Ce qui est sûr, c’est que les chiens ont une faculté impressionnante à comprendre ce qu’on attend d’eux. Même si nous ne savons pas vraiment sur quoi nous baser pour le leur apprendre.» «Les études menées sur l’intelligence du chien ont démontré que son niveau cognitif serait similaire à celui d’un enfant de 4 ans, précise la psychologue et thérapeute Rachel Lehotkay. Cela signifie que, s’il en avait la capacité physique, le chien pourrait parler. Il en a les facultés intellectuelles. Ce qui fait de lui un animal bien plus intelligent qu’on le pensait. C’est donc un allié qu’on devrait respecter plus. Comme tous les animaux, d’ailleurs.» En savoir plus: zootherapie.ch - lecopain.ch stark-mit-diabetes.ch À L’ÉPREUVE DE LA SCIENCE HUIT ÉTUDES QUI CONFIRMENT LES APTITUDES DES CHIENS PISTEURS DE CANCERS ET AUTRES MALADIES Cancer de la vessie En 2004, Cancer du sein En 2006, la Pine Cancer du poumon En Allema- Cancer du côlon En 2011, l’Uni- Maladie nosocomiale Cliff, un Diabète Les Universités de Bris- Cancer de la prostate En avril Cancer de la thyroïde En mai le British Medical Journal publie les résultats des travaux de Carolyn Willis, de l’Amersham Hospital, en Grande-Bretagne. Les six chiens entraînés par l’équipe de la chercheuse ont été capables de «sentir» le cancer de la vessie dans des échantillons d’urine de patients. Street Foundation (San Anselmo, Californie) publie ses travaux après avoir appris à cinq chiens à repérer le cancer du sein en reniflant l’haleine des patients. L’essai portant sur près de 170 personnes, dont la moitié malades, s’est avéré concluant dans 88 à 97% des cas. gne, l’hôpital Schillerhoehe de Gerlingen rend publique en 2011 une étude menée sur deux bergers allemands, un berger australien et un labrador entraînés à reconnaître l’odeur de personnes atteintes d’un cancer du poumon. Taux de réussite des «pisteurs»: 70%. versité de Kyushu, au Japon, publie un rapport portant sur Marine, un labrador. Une fois dressée, cette chienne avait été capable de repérer, en les reniflant, les échantillons de selles et d’haleine de patients atteints d’un cancer colorectal avec 95 à 98% d’exactitude. beagle mâle de 2 ans, a été dressé aux Pays-Bas à identifier l’infection à Clostridium Difficile, une maladie nosocomiale potentiellement mortelle, dans les selles et en reniflant les patients. Ses exploits (88% de réussite) sont publiés en 2012 dans le British Medical Journal Open. tol et de Dundee, en Grande-Bretagne, publient en 2013 leurs travaux menés sur des diabétiques. Les chercheurs sont parvenus à dresser des chiens à détecter et signaler une glycémie trop basse. Dans 8 cas sur 10, l’alerte donnée par les animaux était justifiée. 2015, une étude de l’Humanitas Research Hospital de Milan révèle que deux bergers allemands formés à cette tâche ont été capables d’identifier, par l’odorat, 99 à 100% des échantillons d’urine contenant des composés organiques spécifiques au cancer de la prostate. dernier, Frankie fait les gros titres de la presse médicale. Ce berger allemand formé par l’Université de l’Arkansas a pu pister, dans 88% des cas, le cancer de la thyroïde en sentant l’urine de patients. Et même différencier les tissus cancéreux et les nodules bénins. 14 FEMINA 26 JUILLET 2015 WWW.FEMINA.CH FEMINA 15