“ Vieillir et conduire : usages et représentations ”
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“ Vieillir et conduire : usages et représentations ”
CeRS Centre d'Étude des Rationalités et des Savoirs UMR 5117 “ Vieillir et conduire : usages et représentations ” Les enjeux de la mobilité et la sécurité routière au cours de la vieillesse Rapport final de recherche FONDATION MAIF Convention de recherche : Projet n°23 Marcel DRULHE Maryse PERVANCHON TOULOUSE OCTOBRE 2002 1 Cette recherche a pu arriver à son terme grâce à la collaboration de nombreuses personnes que nous tenons à remercier vivement, en particulier : - l'ensemble des conducteurs et conductrices qui nous ont accueillis avec bonne humeur, heureux de nous parler de leur activité automobile ; - les conducteurs et conductrices qui ont accepté de tenir un "Carnet de bord" ou de conduire en présence d'une observatrice ("observation embarquée) ; - Serge Clément et Jean Mantovani dont les derniers travaux sur "la déprise" ont été source d'inspiration pour l'analyse ; - l'ensemble des collègues qui ont participé au séminaire "Vieillissement" animé par Jean-Claude Marquié au cours des années universitaires 2000-2001 et 2001-2002 et dont la réflexion a été stimulante ; - le Professeur D. Lauque et le docteur N. Lecoules du service des Urgences, CHU Toulouse-Purpan, pour leur aide en dépit de la densité de leurs activités ; - les étudiants et les étudiantes de la promotion 2000-2001 de la licence de sociologie, mention Développement Social, qui ont bien voulu approcher la sociologie de la vieillesse par l'entrée "conduite automobile" et dont les entretiens, intelligemment menés, ont été inclus, avec leur accord, à notre corpus ; - madame Sandy Torrès qui a participé à notre expérimentation des “ observations embarquées ” et des “ carnets de bord ” ; 2 SOMMAIRE 1 - ÉTAT DES LIEUX ET PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE..................... 4 2 - VIEILLIR ET CONDUIRE : ENTRE SOLIDARITÉ TECHNIQUE ET SOLIDARITÉ SOCIALE. .................. 15 3 - L'APPROPRIATION DE LA VOITURE : DE L'ACHAT À SA PRISE EN MAIN. ............................................................................................................................ 30 4 - BIEN SE CONDUIRE… ........................................................................................ 38 5 - BIEN CONDUIRE… .............................................................................................. 44 6 - LE VIEILLISSEMENT À L'ÉPREUVE DE LA VOITURE ET DE SA CONDUITE : ARRÊTER DE CONDUIRE .............................................................. 74 7 - POUR TENTER DE CONCLURE........................................................................ 78 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ................................................................... 84 ANNEXES ..................................................................................................................... 87 3 Vieillir et conduire : usages et représentations. Les enjeux de la mobilité et la sécurité routière au cours de la vieillesse. 1 - ÉTAT DES LIEUX ET PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE Les effets du vieillissement font l’objet de nombreuses recherches sur le registre du risque et de la santé, tant du point de vue médical ou des politiques de santé. L’amélioration des conditions de vie a pour conséquence, entre autres, l’augmentation de la proportion des personnes vieillissantes dans l’ensemble de la population des pays les plus industrialisés et une place de plus en plus importante dans l’animation collective (Dirn, Mendras, 1984). Cette augmentation des personnes âgées entraîne une autre conséquence : la présence remarquable des conducteurs plus âgés dans les utilisateurs de la route et donc leur implication grandissante dans les statistiques des accidents de la circulation, malgré la moyenne réduite de leur kilométrage annuel. Selon l’OCDE, dans les pays industrialisés, 25% des conducteurs qui se déplaceront sur nos routes auront plus de 65 ans à l’horizon 20251. Peu de travaux existent en France du point de vue de ce risque-là. Mais on sait que, si les 15-24 ans sont sur-représentés dans la mortalité et la morbidité routière, les 65 ans et plus paient aussi un écot élevé à la route, surtout faut-il le rappeler en tant que piétons et utilisateurs de vélos. Le tableau suivant constitue un cadrage statistique général élémentaire.2 1 2 Cité par MAIF Infos n°123, septembre 2001. Extrait de : http://onisr.application.equipement.gouv.fr/DonnéesGenerales.srv ?codeDep=31 4 Répartition du nombre de tués par classes d’âge et catégories d’usagers en 2001 Source ONISR – fichier des accidents. Classes d'âge Piétons 0- 14 ans 15-24 ans 25-44 ans 45-64 ans 65 ans et plus Tués 56 68 161 159 325 Age indéterminé Ensemble 9 778 Cyclistes % 7,2 8,7 20,7 20,4 41,8 Tués 22 23 42 64 89 1,2 2 100,0 242 % 9,1 9,5 17,4 26,4 36,8 0,8 100,0 Usagers de “ deuxroues à moteur ” Tués % 30 2,1 489 34,0 705 49,1 165 11,5 37 2,6 Usagers de voitures de tourisme Tués % 3,4 1462 29,3 1553 31,1 937 18,7 816 16,3 11 1437 60 4998 0,8 100,0 1,2 100,0 En tant qu’usagers de voitures de tourisme, l’implication des plus de 65 ans dans la mortalité est la plus faible pour l’ensemble des classes d’âge des usagers, soit 816 tués en France pour 2001 c’est-à-dire presque deux fois moins que pour la classe d’âge des 25-44 ans (1553 tués) (source DSCR). Il est toujours délicat de faire des comparaisons statistiques, puisque d’un tableau à l’autre les classes d’âge et les indicateurs varient, mais on sera sensible au fait que les conducteurs et les conductrices de l’autre bout de la chaîne des âges sont loin d’être surreprésentés dans la mortalité routière des adultes aujourd’hui en France. Si on reprend une synthèse rapide de l’accidentologie de la Haute-Garonne, qu’on peut considérer comme le lieu géométrique du recueil de nos données, on remarque que pour un parc de voitures de tourisme de 506 400, soit 0,48 voiture par habitant (alors que pour la France le taux est de 0,47), la part des tués locaux pour 2001 est de 80,36% contre 75,48% au plan national, avec une mortalité en baisse depuis 1999. Ces mêmes sources indiquent “ une très forte proportion de tués sur arbre ” et une “ part élevée de victimes graves alcool ” ainsi qu’une sur-représentation “ des victimes graves dans les accidents de nuit ”, bilan qui, on s’en doute, ne concerne pas les personnes âgées au premier chef. La demande sociale et politique s’est focalisée davantage sur les remèdes à apporter pour faire baisser la sur-implication dans les accidents de la route de ces populations qui représentent les forces vives d’un pays et ses futurs adultes que des populations qui, à l’autre bout de la chaîne des âges, sont plutôt vécues comme une charge sociale par l’effet de notre culture. 5 Tentons cependant de rendre intelligible la conduite automobile au temps de la vieillesse. On s’appuiera sur quelques postulats dégagés dans la littérature (Passuth, Bengtson, 1988 ; Guillemard, Rein, 1993) sans qu’il soit besoin de revenir sur leur démonstration : 1 - L’hétérogénéité de la catégorie “ personnes âgées ” empêche toute généralisation. Il convient donc de préciser dans chaque cas les effets corporels du vieillissement que le chiffre des années catégorise insuffisamment. 2 - Il est impératif aussi de noter les différences selon les contextes de socialisation des générations auxquelles on s’intéresse, que l’on parle de compétence ou d’expérience au volant, ou encore de comportements d’autonomie ou d’indépendance dans la mobilité et la gestion de sa vie. 3 - Enfin la voiture, contrairement à d’autres outils de notre modernité (fax, magnétoscope, camescope, fer à repasser haut de gamme, téléphones programmables, machines à laver multiprogrammes …), est très rarement l’objet d’une délégation d’usage : on la conduit ou on l’abandonne mais on ne met pas à sa place un autre conducteur pour se faire transporter. Même la conjointe a difficilement accès au volant tant que le conjoint se sent encore capable de conduire. On peut donc se demander si la voiture n’a pas un statut très particulier dans la trajectoire du vieillissement. Ce que l’on nomme la “ démotorisation ” (la réduction de l’utilisation via l’arrêt de tout usage direct de la voiture, de la mobylette… bref de tout véhicule à moteur), constitue l’un des marqueurs d’un processus que les équipes toulousaines ont qualifié de “ déprise ” (Barthe et alii, 1990) pour récuser les premières analyses américaines en termes de “ désengagement ”. En effet, l’observation microsociologique permet de montrer qu’il existe, au cours de la vieillesse, des moments de rupture qui ne constituent pas véritablement des retraits ou des abandons absolus : il s’agit plutôt de phases de réorganisation de la vie par des stratégies de compensation à certains effets du vieillissement, compensation pour éviter les effets ravageurs des dépendances fonctionnelles et l’amenuisement du sentiment d’autonomie. La notion de “ déprise ” se veut métaphoriquement indicative de ce que l’on peut lâcher prise sur certains points pour mieux assurer sa prise sur d’autres, anciens ou nouveaux. Comment s’opère ce processus dans la conduite automobile et avec quels effets sur le plan des risques et de la sécurité routière ? Notre objectif est de tenter un repérage des 6 transformations des modes de conduite automobile au cours de la vieillesse jusqu’au moment où le sujet âgé cesse d’utiliser par lui-même son véhicule (procès de démotorisation). La démotorisation, en tant qu’arrêt de l’usage de tout véhicule automobile, n’a pas fait l’objet de travaux en grand nombre (Caradec, 1997). En 1980, Carp a comparé la mobilité urbaine des personnes âgées de deux villes étasuniennes, San Antonio et San Francisco : l’environnement mieux adapté de la seconde ville (services de proximité, transports urbains plus denses) favorisait leur plus grande mobilité, alors que la conduite d’un véhicule personnel était moins fréquente que dans la première. À Marseille, dans les années 1990, Monique Haicault et Sylvie Mazella (1997) établissent le même genre de constat : elles opposent les “ enracinés du quartier ” aux “ rouleurs ”. L’équipe toulousaine (Clément et alii, 1996) note indirectement le rôle joué par les “ autres significatifs ” dans le processus de démotorisation : le conjoint et les enfants signifient au vieux conducteur ou à la vieille conductrice que sa conduite devient inappropriée et dangereuse, et font pression, au besoin en prenant appui sur l’autorité médicale, pour l’arrêt de la conduite. Cet arrêt ne se fait souvent qu’après de longues négociations où interviennent indirectement d’autres conducteurs qui ont fait acte de présence au cours des trajets pour souligner des fautes, des imprudences ou des lenteurs trop dangereuses. La même équipe indique que la démotorisation, facette éventuelle du processus de déprise, a des conséquences extrêmement importantes : elle contribue à transformer l’identité en opérant des glissements auxquels la personne âgée résiste ; en réduisant les espaces accessibles, elle met un frein à la sociabilité existante (les personnes qui demandent à l’entourage de les transporter limitent souvent cette demande à “ l’indispensable ” pour éviter de déranger). Les travaux de la fin des années 1990 financés dans le cadre de l’appel d’offres de la MiRE et ayant pour objet les usages sociaux des objets techniques chez les gens âgés n’apportent pas d’éclairage particulier sur les rapports des gens âgés à leur véhicule. Même si ces travaux ont substitué une analyse des interactions concrètes entre les personnes et les objets techniques à une analyse en termes de taux d’équipement, les logiques d’usage synthétisées par Caradec (2001) privilégient les justifications de leur utilisation, de leur ignorance ou de leur abandon : les logiques utilitaire, identitaire, de médiation et d’évaluation sont bien à l’œuvre dans les diverses formes d’utilisation de la 7 voiture par les gens âgés qui en possèdent, mais cette insistance sur la dimension fonctionnelle des usages tend à en atténuer la dimension proprement pragmatique. Pour rendre intelligible la décision d’arrêter de conduire son véhicule automobile, on ne peut pas faire l’économie d’une approche approfondie de l’activité de conduite elle-même et de son contexte, à commencer par les conditions et critères de l’achat, ainsi que, bien sûr, la position dans le parcours de vie et l’espace social. Les travaux de Pervanchon (1999) et de Peretti-Wattel (2001) présentent de bonnes synthèses de l’action de conduire un véhicule automobile et de ses significations, en population générale : comprendre l’apparente irrationalité des conducteurs qui sous-estiment les risques de leur conduite suppose de sortir des explications en termes de “ biais d’optimisme ” ou “ d’illusion de contrôle ” pour re-connecter l’activité en question et ses représentations. Encore faut-il tenir compte de ce qu’elles sont insérées dans un système sociotechnique plus large : en son sein s’opèrent des transferts de compétences et d’habiletés (le transfert le plus évident s’opère dans le passage d’un véhicule à un autre). Plus généralement, la conduite automobile n’est pas seulement une activité technique : elle est tout autant sociale et culturelle, de sorte qu’il existe une solidarité entre “ conduire une voiture ” et tout un ensemble d’activités ordinaires, dont les activités domestiques (le rapport aux objets et leur usage esquissent ainsi des “ styles d’activité ”). La solidarité socio-technique et socioculturelle a pour effet de normaliser la déviance. Dans l’univers des robots domestiques, s’il arrive aux usagers de lire les modes d’emploi, ils écoutent plus souvent encore la synthèse que leur en donne en quelques minutes le vendeur ou l’installateur. L’acquéreur ne peut évidemment pas retenir l’ensemble des informations qui lui sont communiquées ; le lecteur du mode d’emploi parcourt le fascicule sans l’assimiler. Au terme de cet “ apprentissage accéléré ”, des écarts avec ce qui est prévu par le constructeur existent forcément, même si l’objet technique en fait les frais, en termes de rapidité d’usure notamment. Ainsi se constitue un monde de la déviance ordinaire. Il se constitue moins sur une volonté délibérée de s’écarter de règles prévues que sur un principe d’économie (écourter les procédures, ramener les possibilités offertes à l’effet recherché, etc) et sur un principe d’adaptation aux situations d’utilisation. Or, cette déviance normale est à l’œuvre au cours de la conduite automobile : d’abord à cause des failles inhérentes à toute mémorisation et d’autant plus que l’apprentissage en est ancien, mais aussi parce que le code de la route, 8 comme tout corpus juridique, appelle interprétation et jurisprudence, de sorte qu’il est tout à la fois envahi et enveloppé par des normes implicites de conduite. Au “ code de la route ” répondent et correspondent les “ normes implicites du volant ”. Elles se caractérisent principalement par leur indexation aux situations : il s’agit moins d’appliquer mécaniquement un cadre légal, dont l’utilité est certes incontestée, que d’adapter les règles qu’il énonce au contexte concret de l’action ou encore à la représentation qu’on s’en est forgée au fil des kilomètres. La situation tend plutôt à primer sur la règle, de sorte qu’enfreindre le code de la route peut ne pas produire de sentiment de déviance : bien au contraire, la rigidité paraît anormale à beaucoup de conducteurs. L’écart entre code de la route et normes implicites du volant est d’autant plus perceptible que l’on circule aussi maintenant dans des pays étrangers dont l’exotisme nous dépayse fortement : en ces pays, on est souvent surpris des réactions des conducteurs ou des chauffeurs de taxi par exemple et l’on peut tenter de reconstituer quelques unes de ces normes implicites de conduite qui nous échappent d’emblée faute d’être autochtones. Finalement c’est bien autour de cette bipolarité, respect scrupuleux du code de la route vs. adhésion aux normes implicites de conduite, que se construisent des styles de conduite automobile. Pour les styles de conduite, qui gravitent autour du pôle de la souplesse adaptative implicite, la présence des forces de l’ordre et leur répression des infractions apparaissent comme une fâcheuse intrusion dans un système d’interactions informelles où la règle du jeu essentielle est justement l’absence de règles fixes (au moins dans l’absolu !). Les risques relèvent alors d’éléments extérieurs à ce système qui s’y introduisent et le perturbent en ne “ jouant pas le jeu ”. On peut alors supposer que la décision d’arrêter de conduire se fonde moins sur une incapacité à respecter la légalité du code de la route que sur la multiplication des difficultés pour rester “ souple ” et “ jouer le jeu ” de ces normes implicites du volant. Le stéréotype du “ vieux traînard ” que dénoncent les jeunes conducteurs stigmatise une excessive prudence, censée “ coller ” au code de la route, et une trop grande lenteur dans les réactions (Renouard, 1996). Tout comme l’objet “ automobile ” (du moins le plus souvent), les normes du volant et l’activité de conduire un véhicule relèvent de la sphère privée : la voiture apparaît à beaucoup comme une extension du domicile, quand elle n’est pas vécue comme une extension même du corps, de sorte qu’il s’avère difficile d’interférer dans ce 9 microcosme personnel. On peut s’en rendre compte en observant que même les proches hésitent à intervenir pour dissuader l’un des leurs de prendre le volant du fait d’un état d’ébriété manifeste. Pareille caractérisation de l’objet et de l’activité pose la question du “ droit d’ingérence ” des proches auprès d’un conducteur ou d’une conductrice âgé-e. À quelles conditions peuvent-ils intervenir, surtout quand un vieux parent, un vieux compagnon ou une vieille compagne est plutôt scrupuleux dans le respect du code, alors même que ses hésitations et sa lenteur le transforment en “ obstacle dangereux ” pour la communauté des conducteurs ordinaires, dès lors que cette communauté tolère mal l’infraction manifeste aux normes du volant ? On peut supposer que l’intervention d’une autorité extérieure à l’entourage et reconnue comme légitime (par exemple le médecin qui assure le suivi de la personne) soit un appui fondamental pour inciter le conducteur âgé à suspendre son activité, à condition que son intervention se fonde moins sur une objectivité pathologique que sur une expérience de relation humaine qui prépare la personne à se décider par elle-même. Ce dernier point incite à une hypothèse différente, quoique éventuellement complémentaire : envisager l’éventualité d’un arrêt de la conduite du fait du vieillissement peut amener des personnes à solliciter un proche en qui elles ont plus particulièrement confiance pour qu’il leur fasse signe de “ laisser le volant ”. Cette attitude suppose des configurations de socialité où la négociation et la confiance réciproque sont solidement ancrées comme disposition et procédure permanentes.3 Ces orientations d’analyse présupposent que l’on s’attarde à ce qui fonde le système socio-technique et socioculturel des véhicules automobiles : le déploiement de l’action conductrice elle-même. Conduire une automobile présuppose d’abord son appropriation, fût-elle temporaire (emprunt, location) : les critères de son choix, et le fait que ce choix puisse être commun ou du moins être médiatisé par des proches, participent de la construction d’un mode d’interaction à venir entre la voiture et son utilisateur ou son utilisatrice. Il serait erroné de penser que cette appropriation s’abolit dans l’acte d’achat, d’emprunt ou de location : elle est au contraire progressive, jusqu’à 3 On citera l’histoire de ce vieux monsieur d’une bourgade gersoise qui chaque matin vient réclamer les clés de sa voiture au poste de gendarmerie parce que ses enfants lui ont assuré que les gendarmes ont confisqué ses clés par prudence. 10 ce que la personne ressente qu’elle l’a “ bien en main ”.4 Une appropriation encore partielle n’empêche pas de conduire, mais une “ bonne conduite ” suppose que l’appropriation soit déjà bien avancée : chercher encore les positions de son levier de changement de vitesse ou de son clignotant ne favorise pas une attention soutenue à son environnement de circulation. Conduire c’est engager son véhicule dans un déplacement plus ou moins rapide selon une orientation déterminée. Cette activité se constitue d’une double interaction : d’une part l’interaction entre l’automobile et l’environnement matériel (type de voies de circulation, densité des véhicules, panneaux indicateurs et signaux du code de la route…) ; d’autre part, l’interaction du conducteur avec ceux et celles qui procèdent à la même activité (il s’agit de mener à bien une coopération de telle sorte que la mobilité se déroule sans collision et sans sortie incertaine hors des cadres de la circulation). La conduite apparaît alors comme la coordination de la mise en mouvement du véhicule au sein des cadres de déplacement prévus (l’espace de circulation) et de l’ajustement de manœuvres fondé sur des anticipations réciproques. Or, cette coordination nécessite des règles. On a déjà vu qu’elles étaient de deux sortes : les règles légales du “ code de la route ” et les principes de détermination d’une normalité située à travers les “ normes implicites du volant ”. Insistons encore sur le fait que la conduite s’accomplit toujours dans des situations singulières : selon les conditions météorologiques, l’environnement matériel même récurent du déplacement n’est jamais exactement le même ; sur un parcours déterminé, on n’a jamais à faire aux mêmes véhicules d’un moment à l’autre. La singularité, en ce qu’elle comporte de nouveauté relative, appelle la concentration sur le mode de mobilité du véhicule et sur la coordination avec les autres conducteurs. Il reste que dans la répétition des situations de déplacement se produisent des constantes, de telle sorte que l’activité conductrice peut s’effectuer sur la base de routines : la personne qui conduit présuppose raisonnablement que le futur va être identique au présent et qu’elle peut consacrer son activité de conscience à autre chose (réfléchir, rêver, faire la conversation avec un passager, écouter la radio ou un CD, etc.). Cependant, les situations répétitives peuvent se singulariser momentanément par des difficultés ou des obstacles nouveaux : l’environnement matériel (panneaux de signalisation mobiles, feux clignotants, pluie, etc.) ou les comportements des autres conducteurs appellent à sortir 4 Les recherches s’accordent à dire qu’il faut environ 7000 km pour cette appropriation. 11 de l’activité routinière (nous interprétons cela comme des signaux d’alarme et nous basculons de la routine à l’attention soutenue). Lorsque les différentes facettes de la conduite automobile que nous venons d’expliciter sont assurées au cours d’un déplacement automobile, les conducteurs éprouvent le double sentiment de sûreté et de sécurité tandis que les passagers sont sécurisés. Le sentiment de sûreté est éprouvé par la personne qui conduit lorsqu’elle est suffisamment maîtresse de la situation au point de ne pas être un danger pour elle-même et pour les autres. Le sentiment de sécurité vient du fait de se sentir protégé dans la voiture : si les autres conducteurs “ ne font pas les fous ”, le déplacement s’accomplira sans histoires, c’est-à-dire que l’intégrité physique et psychologique ne seront pas atteintes et que l’identité perdurera. Sûreté et sécurité sont donc les effets attendus et normaux d’une “ bonne ” conduite pour soi-même et les autres. L’examen de ces différentes composantes de la conduite automobile va permettre d’élucider les points éventuels d’affaiblissement et de comprendre ce qui peut entraîner l’arrêt de cette activité. Pour réaliser ce projet, nous avons procédé à la constitution d’un corpus de 61 entretiens effectués à domicile auprès d’hommes et de femmes, âgés de plus de 60 ans. 11 entretiens se sont déroulés en présence de l’autre conjoint et avec la participation active des deux membres du couple. Nous les avons recrutés de différentes façons : une partie a répondu favorablement à notre appel laissé au service d’accueil de la Délégation MAIF de la Haute-Garonne ; une autre partie a accepté de nous rencontrer à la suite d’un stage expérimental de formation continue ; une autre encore a été sollicitée à partir de nos réseaux de connaissances ; une autre aussi provient d’une étude antérieure effectuée sur l’accidentologie dans le département du Gers, enfin, nous avons mobilisé des étudiants de licence pour qu’ils cherchent un conducteur ou une conductrice de plus de 70 ans qui accepte un entretien selon notre guide.5 On trouvera ci-dessous 4 tableaux descriptifs de quelques caractéristiques de la population enquêtée, les autres données figurent en annexe. 5 Le travail des étudiant-e-s de la promotion 2000-2001 de la Licence de Sociologie mention Développement social, a été suffisamment rigoureux et intelligemment mené pour que nous ayons pu, avec leur accord, inclure leurs 20 entretiens dans notre corpus. Qu’ils en soient ici vivement remerciés. 12 TABLEAU 1 Caractéristiques de la population enquêtée par classes d’âge et sexe : Classes d’âge 60/69 ans 70/73 ans 74/77 ans 78/81 ans 82 ans et + Total Homme 5 5 7 10 6 33 Femme 9 4 6 8 1 28 Total 14 9 13 18 7 61 TABLEAU 2 Lieux de résidence Classes d’âge 60/69 ans 70/73 ans 74/77 ans 78/81 ans 82 ans et + Total Habitat rural 3 6 7 10 3 29 Grande ville 8 3 3 4 2 20 Ville moyenne 3 3 4 2 12 TABLEAU 3 Age à l’obtention du permis de conduire Classes d’âge De 18 à 25 ans De 26 à 45 ans Après 45 ans Total Homme 19 9 3 31 Femme 8 18 4 30 On notera l’inversion, presque symétrique et tout à fait involontaire, entre hommes et femmes pour les deux premières classes d’âge. 13 TABLEAU 4 Fréquence des déplacements Classes d’âge 60/69 ans 70/73 ans 74/77 ans 78/81 ans Plusieurs fois 2 2 2 3 Quotidien 7 3 5 5 2 22 2 à 5 fois 4 3 4 8 3 22 2 2 2 2 8 82 ans et + Total 9 /jour /semaine 1fois/semaine ou moins 14 2 - VIEILLIR ET CONDUIRE : ENTRE SOLIDARITÉ TECHNIQUE ET SOLIDARITÉ SOCIALE. C’est de l’ordre de l’allant de soi de nos analyses sociologiques que d’opposer travail et loisir avec, corrélé au loisir, toutes les formes possibles de rêveries et d’imaginaires, et corrélé au travail tous les modes de valeur de l’utilité. De ce point de vue, la voiture est un objet de l’entre-deux qui a acquis, au fil des progrès techniques et des usages de masse au quotidien dont elle est le support, ce double statut d’objet de travail et donc d’utilité, et d’objet de loisir et donc de liberté réelle et/ou symbolique. Parmi l’arsenal des objets techniques modernes industriels la voiture garde encore une autre spécificité par construction : c’est le seul objet technique sophistiqué dans lequel le corps humain peut et doit se lover, comme dans une seconde peau, pour une manipulation de l’intérieur avec toute la gamme des perceptions, des sentiments et des relations symboliques, à la mort en particulier, que cela suscite. Il est en tout cas manifeste que l’opération même du conduire produit du sens et que dans la qualité ‘vraie’ qui me lie à elle, la voiture, et aux autres avec elle, il y a du point de vue particulier des populations âgées la possibilité de se sentir vivre en constituant, à chaque sortie au volant, des formes de relations qu’on peut regrouper sous la notion de reconnaissance. Ce qu’une approche plus fine des discours semble aujourd’hui montrer c’est que : * la voiture reste jusqu’au bout de la vie une ressource à la fois d’ordre pratique et symbolique, c’est le dernier objet dont on se débarrasse, ce qui signifie que précisément on la garde jusqu’au dernier moment, “ on ne sait jamais ”, * la mobilité avec la voiture qui est un marqueur temporel fort dans la vie active le reste après l’entrée “ en retraite ” en continuant de structurer les emplois du temps, la sociabilité et une forme de maintien en santé et en estime de soi, * conduire c’est aussi tracer dans une trajectoire de vie, pour les personnes de ces générations, les repères d’une histoire automobilisée qui traverse les ‘carrières’ des individus, mais c’est aussi un marqueur individuel du progrès technologique de la société, * les conducteurs âgés parlent plutôt de permanence de leur façon de conduire, de continuité, de perdurance des réflexes et de non-changement des comportements et ce d’autant plus facilement qu’ils ont appris à conduire jeunes et obtenu le permis tôt dans 15 la trajectoire de vie. Ce qu’il faut traduire par le besoin de maintien de l’étiquette ‘bon conducteur’. Pourtant au fil des discours on observe des contradictions flagrantes sous forme de modifications dans les emplois du temps avec la voiture et de mise en place de stratégies d’action de mobilité et de re-négociations identitaires qui changent au fil du vieillissement des corps. Conduire serait pour les profanes âgés, depuis le début de l’arrivée en retraite, une façon de mettre en place, de faire évoluer ou de maintenir un programme individuel et social, à la fois de construction de sa santé et de son identité, adapté à un nouveau mode de vie celui de la retraite, pour les hommes et pour les femmes. Quelles modalités explicatives en donner ? CONDUIRE UNE VOITURE IMPLIQUE UNE “ SOLIDARITE TECHNIQUE ” En être maintient un sentiment d’utilité et de reconnaissance sociales Cette notion de “ solidarité technique ” est à entendre au sens de Nicolas Dodier 6. “ … la solidarité technique considérée, dans une perspective durkheimienne, comme une forme de solidarité entre les êtres créée par le fonctionnement de réseaux techniques considéré comme une fin en soi ”, ce qui reprend en partie ce que Callon et Latour appellent “ travail d’innovation ”, qui consiste “ à faire exister des “ réseaux sociotechniques ”, c’est-à-dire des associations stables d’humains et non humains, à consolider ces associations… ” et qu’on peut étendre en ‘intéressant’ de nouveaux êtres. Du point de vue du vieillissement, avec la voiture, cette solidarité technique serait d’autant plus efficace et indispensable à maintenir qu’on a abandonné celles que pouvaient structurer les situations de travail en partant à la retraite. Parmi les quelque 60 personnes interrogées toutes ou presque ont eu une activité, femmes et hommes, et parfois plusieurs métiers. Notons que sur le thème des solidarités techniques la voiture a un statut particulier, élevé au carré en quelque sorte, d’objet de haute technicité. D’une part, elle crée une forte solidarité technique et technologique, en fabrication et en maintenance, dans les lieux de sa production, de sa sous-traitance, de sa surveillance et de sa réparation. Un commerçant à domicile retraité, en région parisienne, raconte qu’il a gardé l’une de ses 6 DODIER N., Les Hommes et les Machines, la conscience collective dans les sociétés technicisées, Paris, Métailié, 1995, pp. 28 et 30. 16 voitures près de 500.000 km en refaisant lui-même le moteur à deux reprises. Puis il souligne que ce serait infaisable maintenant du fait d’un bouleversement majeur dans l’histoire de l’automobile : l’introduction de l’électronique dans la mécanique. “ Vous ne faites rien sans avoir des appareils pour régler l’électronique, vous ne faite plus rien. Avant je réglais le moteur à l’oreille, je faisais le ralenti, je changeais les vis platinées, je… Maintenant c’est fini tout çà. Je vous assure : même sans mettre le moteur en marche… je l’ai apportée au garage [une SKODA “ Félicia ”, achetée en décembre 1999] pour les 6 mois, pour la garantie : il a mis 4 fils, même pas le moteur en marche, il a mis 4 fils, il a regardé les appareils et il a dit : Monsieur Z, tout est parfait ! Il m’a donné le papier [rire ] j’ai rien vu docteur ! il a vu le cœur, il a tout vu sans même l’ouvrir pour ainsi dire ! Les temps changent ”. [E45] Et tout simplement le confort de conduite, notion longtemps ignorée : “ Le chauffage à l’intérieur qu’il n’y avait pas ! mais bon… sans avoir même la climatisation dans un véhicule… déjà… enfin quand vous avez déjà quelque chose qui fait partir la buée… moi je partais souvent la nuit là le matin pour aller travailler… et bé j’avais une petite boîte avec un chiffon et du sel… et tous les 20 km il fallait passer un coup dans le pare-brise côté dehors pour enlever le givre ! ça givrait y avait pas de chauffage… et l’essuie-glace, il marchait avec un câble ! Il faisait comme ça [mouvement circulaire au ralenti]… ou alors on l’actionnait à la main… c’était affreux de rouler avec ça ! Moi j’ai fait des kilomètres, j’allais à Nailloux là travailler, je partais de Lardenne, j’allais à Nailloux et ben la tête dehors ! avec le brouillard qu’il y avait, on y voyait rien ! Je conduisais comme ça, je faisais presque tout le trajet avec la tête dehors, je vous dis pas ! Un froid de canard, le brouillard givrant et il fallait y être là-bas au chantier ! Fallait pas rigoler, fallait pas arriver une heure après ! on pouvait pas dire oh y avait du brouillard…c’est surtout les véhicules qui ont été améliorés… ” [E 49] D’autre part, l’automobile appelle une solidarité technique d’un autre type, en circulation, sur le réseau routier et dans les lieux de son apprentissage, pour tous les individus qui la manipulent en situation, qu’ils soient ou non en activité par ailleurs. La plupart de nos interviewés fait ressortir la technicité de l’environnement circulatoire : il y a bien sûr le jeu complexe des rocades, des autoroutes et de leurs bretelles, mais aussi les enjeux de positionnement sur la bonne file aux feux tricolores des intersections importantes, et même des grands ronds-points très fréquentés. Analyser le système ainsi revient à faire l’hypothèse que la circulation routière est un réseau technique, et qu’il y a comme une contrainte à participer à cette solidarité technique, à s’y montrer performant sous peine de disgrâce, de ridicule, ou de mort, et qui tient précisément aux caractéristiques de l’outil voiture et qui implique que l’autre, 17 là, en face, à côté, derrière, a des capacités techniques identiques aux vôtres pour faire avancer cet objet dans un environnement sans cesse changeant. Certaines pourtant tentent d’y échapper comme Madame C. : “ - Eh bien quand je suis dans ma voiture, c’est un habitacle Apollo qui monte au ciel et à la Lune, je suis pas mieux, je suis aussi bien. ” [E 25]. Convenons que dans l’ensemble conduire une voiture sous-entend donc l’acquisition et le maintien d’un ensemble complexe de gestes performants dont la législation, et le système économique, ont décidé que c’était à la portée de chaque individu.7 Mais l’égalité formelle n’est pas forcément une égalité pragmatique : “ J’ai été [et je reste] un petit chauffeur ” [E 16] ; “ De toute façon, j’ai jamais été un grand conducteur ”. [E 42] Les différences d’habiletés se retrouvent dans la vieillesse, et l’avancée en âge paraît les accentuer. Mais cette apparente infériorité des moins habiles conducteurs se transforme en atout au cours de la vieillesse : l’expérience des compensations qu’ils ont acquises avant la retraite pour se tirer des mauvais pas, est mise au service du contournement des nouvelles difficultés. Ainsi, une parfaite connaissance du réseau routier de “ son ” territoire permet aux conducteurs âgés du milieu rural d’éviter les nationales et les départementales trop encombrées, “ quand je vais à Fontsorbes je passe par derrière moi, là je prends les petites routes, bon ça fait 8 kilomètres au lieu de 3 ou 4 ” [E 53] ; tout comme la fréquentation urbaine une vie durant offre au vieux conducteur urbain les ressources d’anciens trajets qui font l’économie de rocades, même si c’est un peu plus long. En choisissant leur espace de circulation, les vieux conducteurs et les vieilles conductrices peuvent se couler dans le flux circulatoire sans se faire remarquer, c’est-à-dire en faisant montre de capacités conductrices performantes et parfaitement adaptées à l’environnement circulatoire où ils ont choisi de se mouvoir. Qui plus est la solidarité technique que la voiture propose est de celle qui exceptionnellement peut provoquer sur la route des “ alignements ” générateurs de frustration, de domination, de violence, de grande violence et de mort. “ Quand vous vous voulez vous arrêter, avertir que vous vous arrêtez. Ne pas donner un coup de volant et…crac…on arrête, terminé, celui qui arrive derrière on vous fait une queue de poisson et…alors, non, ça j’aime pas. C’est là que si j’avais une bonne voiture, un bon grand coup d’accélérateur je me mets devant et je freine. Et il me rentre tant pis. Moi je suis mauvais pour ça ”. [E 3] Nous reprenons cette notion d’alignement à Dodier aussi : il s’agit de mises en 7 En France, environ 0,009% d’individus n’obtiennent jamais le permis de conduire par échecs successifs à cet examen. 18 ligne entre “ conduites humaines et objets techniques ”, d’ajustements entre les manipulations des conducteurs, et conductrices, et les caractéristiques du véhicule luimême. “ Quelquefois comme hier il y avait un tout petit recoin entre une poubelle et un 4x4, je me suis mise là parce que je n’avais pas d’autre place et s’il faut repartir sur 20 mètres en marche arrière et bé je repars sur 20 mètres en marche arrière ”. [E 7] Cette rencontre, cette mise en relation, sont “ un mélange entre une activité normative et une capacité d’adaptation, de modulation, de souplesse ”8. Dans la conception de la “ solidarité technique ” et dans ce qu’on peut comprendre de ce qui se passe sur la route, la coopération est constituée non pas simplement par des interactions entre des humains mais entre des unités ‘humains-objet technique’ ; les conducteurs, les conductrices et les voitures9 sont à prendre en compte dans l’interrelation qu’ils forment.10 : “ … mais ma nature profonde est apollinienne bien que je puisse avoir du dionysiaque et je conduis de manière apollinienne et que si j’ai démarré ma vie professionnelle dans le dionysisme avec mai 68 je pense l’avoir mûrie sur un registre apollinien … alors des grands mots pour dire pépère hein mais ma conduite est du pépère qui correspond à quelque chose de profond et de vécu corporellement ”. [E 52] La voiture est partenaire à part entière d’interactions sans toutefois dicter complètement les “ compatibilités ”, mais avec probablement un rôle renforcé par rapport à d’autres objets techniques, du fait des projections qu’elle impose sur les imaginaires des opérateurs11 en circulation. La voiture, on le sait, est souvent anthropomorphisée. Ainsi, M.G dialogue avec sa ZX Citroën, en particulier pour dépasser un autre véhicule : “ quand je lui dis ‘Il faut passer’, elle est de mon avis et elle passe. ” Et lorsque sa fille lui emprunte sa voiture en rentrant des Etats-Unis où elle a pris l’habitude de conduire avec des boîtes à vitesse automatiques, il se plaint parce que “ la boîte à vitesse crisse des dents ”. [E43] Cette humanisation de la voiture-partenaire est liée à ce qu’elle prolonge le corps, “ je marche à 160 ” [E 9] en solution de continuité, au point de ne faire qu’un avec lui. Une jeune retraitée parle de sa voiture comme de son corps, ayant des sensations 8 DODIER N., op.cit. p. 50. 9 Pour simplifier nous en restons aux voitures mais n’oublions pas que la solidarité technique englobe tous les autres types de véhicules conduits qui empruntent le réseau routier et constituent le réseau de sociabilité. Les piétons ont probablement un statut à part. 10 Le concept de Dodier s’applique, nous le savons, au milieu professionnel mais il faut remarquer que le réseau routier implique lui-même à la fois un milieu professionnel important (routiers, taxis, livreurs, auto-écoles, pompiers, ambulances, …) et des non professionnels que sont les conducteurs profanes et qu’il n’y a aucune raison pour que, si les concepts de Dodier sont pertinents pour les uns, ils ne le soient pas aussi pour les autres. 11 Et que nous avons mis en évidence in : Maryse Pervanchon, Du monde de la voiture au monde social, conduire et se conduire, Paris, L’Harmattan, 1999. 19 cénesthésiques de son volume : “ Je passe bien partout ”. Mais elle éprouve son vieillissement dans un changement de ce type de sensation : elle ne souhaite plus conduire de grosse voiture parce qu’elle “ se sent plus timorée ; j’ai peur de moins apprécier mon volume ”. [E6] Partenaire particulière, la voiture l’est aussi du fait des enjeux industriels et économiques qu’elle provoque en fabrication. Conduire, pour les conducteurs qui ont cessé d’être actifs au sens professionnel, est une forme d’activité qui renvoie à la vitalité, à la dynamique et à la considération qu’ils trouvaient d’une façon ou d’une autre dans leurs métiers au cours de la période où ils étaient des individus en activité. Cette notion de solidarité pourrait aussi trouver un complément dans la définition qu’Axel Honneth en donne quand il souligne qu’elle est “ conditionnée par des relations d'estime symétrique entre des sujets individualisés (et autonomes) ; s'estimer, en ce sens, c'est s'envisager réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l'autre un rôle significatif dans la pratique commune12”. À ceci près en conduite automobile que le danger c’est plutôt “ les autres ” et que cette relation d’estime symétrique est parfois difficile à appliquer : “ comme ici quand on a pris le pont les autres me coupaient pour prendre le pont, y en a un qui se met devant, mais y marche sur mon orgueil, c’est frustrant, on dirait que tu peux pas suivre une automobile à distance trop… avec une grande distance, y en a toujours un qui va te prendre la place si tu roules pas suffisamment proche, voilà, je perds mon tour ”. [E 10] Pour éviter cette frustration il ne reste plus qu’à coller l’autre devant et donc à faire fi de la réglementation, pour être comme les autres. LA SOLIDARITE TECHNIQUE DE L’USAGE AUTOMOBILE PERMET DE COORDONNER DES “ AGENTS EQUIVALENTS ” Pour garder ce statut sur l’espace du réseau routier les conducteurs vieillissants s’efforcent de ne pas se faire remarquer. Et dans cet ensemble roulant ‘d’agents équivalents’, les critères sociologiques classiques d’âge, de sexe, de PCS ou de niveau d’instruction affleurent mais cessent rapidement de fonctionner comme des éléments forts de reconnaissance des conducteurs 20 entre eux, comme aussi des éléments de reconnaissance de soi. L’effet de stratification sociale paraît être plutôt remarqué par les conducteurs de couches populaires qui tentent d’abord de ‘s’élever socialement’ en achetant des voitures puissantes. Mais on garde le sens des limites, du moins par épouse interposée : une Mégane sans turbo, “ ça nous suffit tout à fait on est des ouvriers, ça nous va très bien ”. [E 3] Ensuite cet effet se manifeste par une appréciation de l’espace social à travers le volume des voitures et la vitesse à laquelle elles sont conduites : on situe alors dans la normalité le fait qu’un patron ait une grosse voiture puissante et qu’il soit pressé (donc il doit légitimement rouler plus vite). Ce repérage respectueux de l’échelle sociale n’est qu’une figure possible : on rencontre à l’inverse des ‘acharnés au travail’ pour réussir une mobilité sociale ascendante qui acceptent mal de “ se faire dépasser ” : en voiture comme dans la vie c’est une frustration [E 4], [E 10], etc. À leur habitude, les catégories sociales supérieures dénient que la possession d’un véhicule soit un indicateur de position économique et sociale. Un cadre du secteur bancaire et de l’assurance préfère insister sur les aspects techniques de ce moyen de transport en soulignant que leur amélioration “ facilite la vie ”, tout en ajoutant : “ Je pense que c’est un bien-être, que c’est une satisfaction de pouvoir se la payer ”. [E48]. Les personnes qui relèvent des professions intermédiaires peuvent mettre en avant une certaine aisance mais en rappelant sa relativité : deux retraités, l’un formateur pour adultes et l’autre éducatrice en santé, remariés après leur divorce respectif, gardent chacun leur Renault Super 5 ; madame y tient parce que c’est le symbole de son indépendance après son divorce : “ Effectivement ça rend service une fois par an quand une voiture est en panne, (rire) mais ça ne fait rien c’est un petit luxe. Voilà c’est un luxe ”. Mais que l’intervieweuse ne s’y trompe pas : “ Nous sommes des gens modestes ” [E8]. Le marqueur sociologique le plus prononcé est sans conteste le genre. Effet de génération ? Un certain nombre de nos interviewées ont passé leur permis de conduire après quarante ans, souvent à la suite d’un divorce, d’un veuvage précoce ou de l’arrêt de conduite d’un mari précocement handicapé [Tableau 3]. L’épouse d’un interviewé a osé s’immiscer dans l’entretien de son mari pour regretter ses échecs à l’épreuve du code : celui-ci intervient pour se moquer d’elle et lui redire que, lui vivant, elle ne conduira pas la voiture du ménage. Il s’agit là d’une forme populaire de rapport entre les 12 HONNETH A. , La lutte pour la reconnaissance, Paris, Edition du Cerf, 2000. (1992)., pp. 156-157. 21 sexes (ce qui ne veut pas dire qu’il en est toujours ainsi dans ce milieu !) que plusieurs de nos enquêtées relatent avec un humour teinté d’amertume. Ce rapport peut prendre des formes plus euphémisées, même si pratiquement c’est toujours l’homme qui prend le volant lorsque le couple se déplace. Une pharmacienne à la retraite, veuve, raconte que, sa vie durant, elle a fait ses 2 km tous les jours ouvrables pour se rendre à son travail en conduisant ce qui a été longtemps l’unique voiture du ménage ; dès qu’elle circulait avec son mari, celui-ci prenait le volant : “ Je ne peux pas dire que pour moi la voiture ait été quelque chose de passionnant. Jusqu'à la disparition de mon mari, c'était lui qui conduisait ! Quand il y a mon gendre, c'est lui qui conduit ; quand il y a ma fille, si c'est sa voiture, c'est elle qui conduit ”. [E 39] Pourtant, en dépit de la génération, d’autres rapports entre les genres peuvent se construire autour de l’automobile du ménage. Pour les uns c’est le jeu du premier arrivé : sans négociation préalable, le premier membre du couple qui est prêt et qui s’installe au volant va conduire pour le déplacement. Pour les autres, il existe une complicité de couple telle que la prise du volant fait assez régulièrement l’objet d’une négociation rapide : “ Tu nous pilotes ? ” ; “ Ah, je veux bien prendre les commandes aujourd’hui. Ça te va ? ” [E 8]. Enfin, le registre de la division sociale s’affiche sur les plaques d’immatriculation : la territorialité régionale, lisible à travers les numéros des départements, peut faire l’objet d’une hiérarchisation socioculturelle et susciter des tensions quant à l’appropriation de telle ou telle portion d’espace routier : “ en particulier sur ces ronds-points à Muret vous avez des Ariégeois pour ne pas être raciste, mais on sait que ce sont des Ariégeois parce qu’on voit l’immatriculation, qui se mettent tout d’un coup à respecter une priorité une priorité à droite, alors vous êtes sur le rond-point vous filez et vous voyez la voiture devant vous qui pile, c’est vrai que c’est assez courant ” [E 7]. Ou plus agressif : “ je me suis fait engueuler si l’on peut dire, pour dire les choses comme elles sont quelquefois, lorsque je sors d’une avenue là-bas en ville, à Jules Julien je me place sur le côté je me suis placée à côté d’une voiture de jeunes qui m’ont insultée ‘toi la vieille si on te si on pouvait te coincer dans la campagne on te ferait ton compte voilà’ j’ai dit ‘moi la vieille je suis arrivée à un âge où toi tu arriveras peut être pas, je lui dis, dans ta voiture’ et je me suis arrêtée après parce que j’avais peur qu’ils m’arrêtent qu’ils m’attendent plus loin et j’ai pas pris le même chemin ; mais c’est vrai ils y arriveront peut être pas à mon âge . ‘toi la vieille’ . oh ils sont insolents, c’étaient des parisiens oui oui c’étaient des parisiens ; parce que je m’étais placée à côté d’eux ((elle tape vigoureusement deux fois du plat de la main sur la table)) ça les gênait pour démarrer probablement à toute vitesse ” [E 5]. 22 Mais plus nombreux encore sont les marqueurs d’abord liés à l’objet-voiture comme point de repère. Devient donc premier critère perceptible de coordination la vitesse pratiquée, facilement repérée comme très en dessus ou très en dessous des limitations ou déclinée dans une dynamique d’ensemble. La couleur intervient aussi : le foncé, le clair, le criard, qui aujourd’hui n’est plus associée à une classe d’âge13 , mais aussi la brillance, la lumière des phares, les messages des clignotants. La taille de l’engin, sa masse et la ‘bonne forme’ qui s’y associe entrent fortement en ligne de compte : cela se traduit par une perception de légèreté, de puissance ou de lourdeur qu’on relie ensuite à une marque et à un pays : le choix de la forme est immense du 4x4 au monospace en passant par les breaks, les coupés ou les berlines. La position sur la chaussée est aussi un critère vite repéré : très à droite, trop à droite, au milieu, persistant sur la voie de gauche, hésitant, se faufilant … . Les types de circuits empruntés sont aussi critères de reconnaissance : autoroutes, routes avec tant de variations dans les structures et les environnements, rues étroites des centres ville, parkings … “ hé, oh je les ai jamais pris les rocades depuis qu’elles sont créées j’ai jamais circulé dedans, je vous le dis tel que c’est ; je viens à Toulouse je connais bien Toulouse parce que les autres fois on venait Allées Jean-Jaurès, tout ça n’importe où, tout ça ça me dérangeait pas, moi je dis je passe pas par là moi je dis moi mon chemin c’est depuis l’aéroport de Toulouse passer par les prisons là et après les prisons justement et alors là tout ça je m’y reconnais comme chez moi mais autrement les rocades je sais pas où j’irais atterrir ” [E 11]. Ou au contraire : “ Oh moi quand je suis dans ma 4 L sur la rocade je suis le mouvement, je suis pas à la traîne, parce que c’est d’aller trop lentement qui est dangereux et qui peut provoquer des accidents ”.[E 5]. Les temporalités d’emprunt permettent aussi de se reconnaître : nuit, jour, embouteillages, pluie, fins de semaine, etc. Plus globalement il s’agit de sentir et faire ressentir comment l’engin en impose, lui et l’autre au volant : impression donnée du respect de la règle et des autres, sens du tact ou de la rébellion, tactique du frôlement, stratégie du contact ou de l’évitement, affirmation d’une théâtralisation, etc. “ Dès qu’on me fait un appel de phares je pile ; l’autre jour il y avait un camion nous étions dans l’entrée de l’agglomération que tu connais où le motard s’est tué, je roulais à 90 et j’avais commencé à décélérer puisque les panneaux 70 à 200mètres étaient là, eh bien le camion arrivait et m’a fait un appel de phares parce que je n’allais pas assez vite ; alors là j’ai traversé l’agglomération non pas à 70 mais à 50 ; il a attendu il a bien été obligé d’attendre et après j’ai accéléré très fort et je l’ai semé alors là je suis méchant ” [E 52]. 13 Les premières Twingo aux couleurs vives ont été achetées par des retraités. 23 Se retrouver avec les autres dans ces seconds types de marqueurs apporte, pour les populations vieillissantes, quelque chose de l’ordre d’une sensation poursuivie, perpétuée de participer à un réseau de sociabilité par action réciproque, et donc de reconnaissance de leurs capacités, même s’il reste évident que de l’intérieur de ce réseau les classiques catégories imposent encore leur rythme de sous-catégories quand les tôles se rapprochent soit en agglomération, soit en conduite en file. Mais au volant on repère, on perçoit, on ressent d’abord une vitesse de déplacement, une forme générale, une position sur la chaussée, une ‘Stimmung’14, avant de détecter plus finement, si même on y arrive derrière les vitres teintées et autres écrans pare-soleil ou masques, qui conduit et avant de pouvoir évaluer et décrire plus précisément la silhouette au volant, le sexe, l’âge, la couleur des cheveux ou l’épaisseur des verres de lunettes. Autrement dit le réseau routier constitue un espace sociétal dans lequel la catégorie “ vieux ” a beaucoup moins de poids qu’elle n’en a dans le reste de la société, y compris dans les réseaux familiaux ou dans les clubs du troisième âge ou encore dans les voyages organisés, où peuvent plus facilement intervenir des jeux ou des modalités d’exclusion. Ces marqueurs restent donc sur la route la première modalité de reconnaissance des agents entre eux par action réciproque, par intention ou projection d’interactions et par comportements de jeu. Ceci présuppose effectivement que celui ou celle au volant soit capable, c’est-à-dire ait les capacités de cette action de manipulation, mais aussi qu’il maîtrise son corps, et qu’il fasse preuve d’une autonomie réelle face aux autres et à l’environnement.15 Donc on peut comprendre qu’être évincé de ce réseau, ou s’en retirer volontairement, ne plus être en tant qu’individu dans cette juxtaposition solitaire qui fabrique des “ formes d’existence commune et solidaire, qui relèvent du concept général d’action réciproque ”16, et même ne plus avoir à en supporter ou à en subir les dysfonctionnements par suite d’incident ou d’accident, tout cela remet en cause le sentiment d’intégration à cette unité dynamique jusqu’à provoquer éventuellement un sentiment de rejet social, avec l’impression de n’être plus dans le coup et la sensation de l’inutilité de poursuivre la vie. C’est ainsi que conduire une voiture pourrait constituer une manière de participer à un programme de maintien en vie que les profanes âgés 14 Pour le dire avec G. SIMMEL, quelque chose de ressenti entre une ‘ambiance’ et un ‘état d’âme’ en tout cas un sentiment immédiatement associé précisément à cette forme-là en mouvement qui avance dans le paysage. 15 Bien que pour certains couples âgés rencontrés une conduite en binôme soit possible, l’une servant le regard au loin de l’autre : la femme qui y voit bien de loin lit, indique, prévient, prévoit, perçoit pour le mari qui continue à mettre un point d’honneur à tenir le volant. 24 s’efforcent de suivre. Quand les objets techniques, et la voiture est le premier des objets techniques individuels complexes, ne provoquent pas ou plus le même effet de reconnaissance, par défaut ou crainte de manipulation, on se retrouve dans la marge, c’est-à-dire exclus, hors-jeu, hors course, mis au ban de cette collectivité et donc de notre société. Ou plutôt on se retrouve confiné dans une partie de la société dans laquelle la catégorie ‘vieux’ est reconnue mais en termes fréquemment négatifs. On fait donc l’hypothèse que le désir incorporé, ancré dans la chair, de garder le volant et la voiture jusqu’au bout, en plus des rationalités énoncées, d’autonomie, de liberté et/ou de plaisir et de jouissance mêlés, est aussi à relier à cette impulsion de sociabilité (Geselligkeit ) que tenir le volant propose, à cette façon de nous faire participer à un réseau de solidarité technique qui pourrait rejoindre cette “ forme ludique de la socialisation ” dont parle Simmel, et qui, on le comprend mieux, pourrait bien finir par expliquer que cet objet est inabandonnable, sous peine de se faire oublier soi-même, de se retrouver dans une existence vide, floue, flottante, sans repère, ce qui revient à se perdre, corps et âme. “ Ah non mais je ne veux pas y penser, je n’y ai encore jamais pensé ; je pense que je fais partie des gens … j’ai encore ma mère et je crois que tant qu’on a encore ses parents on est protégé ” [E 7]. Autrement dit seule la disparition de sa mère pourra l’amener à envisager d’arrêter de conduire ce qui signifie bien disparaître aussi. Nous avons aussi entendu : “ Arrêter de conduire ? non, non … j’ai jamais envisagé, ah ben alors je meurs ce jour-là ” [E 53]. LA VOITURE COMME LIEU ET MOMENT D’INDIVIDUATION Continuer de conduire est un mode de confirmation que le corps vit et que l’existence se poursuit Pour préciser les caractéristiques de cette mise en relation, qui fonde la solidarité technique, il semble important de reprendre ce que G. Simondon propose comme analyse de la relation. La pensée de Gilbert Simondon est complexe et il ne saurait être question ici de repartir de la mise à plat de l’opération d’individuation qui avec le principe de ‘transindividuel’ permet de comprendre comment l’individu inclut le devenir comme un élément potentiel, une de ses dimensions. Simplement reprenons-en 16 SIMMEL G., Sociologie et épistémologie, Paris, P.U.F., 1981. Chapitre sur la Sociabilité, p. 122. 25 une synthèse en particulier à travers la façon dont Muriel Combes l’expose. “ Le devenir, ici, n’affecte pas l’être de l’extérieur, comme un accident affecte une substance, mais constitue une de ses dimensions. L’être n’est qu’en devenant, (c’est nous qui soulignons) c’est-à-dire en se structurant en divers domaines d’individuation (physique, biologique, psychosocial mais aussi, en un certain sens, technologique), sous le coup d’opérations17 ”. Si nous soulignons cette formulation c’est parce qu’elle paraît contenir un schème explicatif pouvant permettre de mieux comprendre la force d’attraction de cet objet voiture quel que soit l’âge. C’est à partir de “ cette réserve de devenir ” qu’on peut admettre que l’individu est, et “ ne peut être qu’en devenant ”. Pour le dire autrement, l’individu pour G.Simondon n’est pas formé par un principe qui agirait de l’extérieur comme un moule, mais par une opération d’information au sens premier et selon l’exemple du moulage de la brique. L’information pour lui n’est pas ce qui circule entre un transmetteur et un récepteur, mais “ l’opération même de prise de forme, la direction irréversible dans laquelle s’opère l’individuation ”. Par exemple la forme parallélépipédique du moule n’imprime pas simplement sa forme à la matière de l’argile pour créer la brique. Une telle individuation se fait selon un processus de “ modulation ”, et “ c’est en tant que forces que matière et forme sont mises en présence18 ”. “ L’argile n’est pas informée de l’extérieur par le moule : elle est un potentiel de déformations, elle recèle de l’intérieur une propriété positive qui lui permet d’être déformée, de sorte que le moule agisse comme limite imposée à ces déformations. Suivant ce schéma, on dira que c’est la terre elle-même qui‘ prend forme selon le moule’. […] C’est parce que l’argile possède des propriétés colloïdales qui la rendent capable de conduire une énergie déformante tout en maintenant la cohérence de ses chaînes moléculaires, parce qu’elle est en un sens ‘déjà en forme’ dans le marais qu’elle peut être transformée en brique19 ”… Nous proposons par analogie de réfléchir à la manière dont la voiture nous ‘forme’, nous déforme ou nous conforme. On pourrait faire l’hypothèse que la voiture joue un rôle de moule et que la forme voiture in-forme l’être humain au volant parce que le maniement de cet outil technologiquement performant fabrique une ‘modulation’ et que d’une certaine façon l’individu au volant 17 COMBES M., Simondon. Individu et collectivité, Paris, PUF, 1999. p.13. 18 SIMONDON G., L’Individu et sa genèse physico-biologique, [PUF, 1964] Ed. Jérôme Million, 1995. p.42. COMBES M., op.cit. pp.14-15. 19 26 prend forme selon ce moule. C’est cette dynamique de relation qu’il conviendrait de prendre en compte. On comprend bien que la relation n’est pas simplement ce qui relie des termes pré existants, mais qu’elle naît en constituant les termes eux-mêmes comme des forces. Entendu et compris de cette façon, accéder au volant, et le garder, peut être ressenti, vécu, comme une revendication forte parce qu’il s’agit bien de continuer à faire exister une puissance vitale. La plupart de nos interviewé-e-s ont beaucoup de mal à s'imaginer qu'un jour ils devront arrêter de conduire : c'est une “ véritable mort sociale ”, dit l'une. Et on comprend que ce soit irreprésentable. Pour arriver à se représenter cette éventualité, il est nécessaire d'atténuer la force de cette image, d'apprivoiser sa brutalité : “ Je me dis que le jour où j’aurai arrêté de faire ça je serai plus…C’est pas que je ne serai plus capable… c’est pas un sentiment d’incapacité mais c’est quelque chose qui me manquera et je me dis : ça sera fini […] ma vie aura rétréci à ce moment-là. ” [E 6]. “ Ça, j’aime conduire. J’ai 75 ans, mais je n’ai pas vendu ma voiture, c’est une Renault bien sûr. Mais je veux dire, ça m’ennuierait de ne plus l’avoir. Je suis sincère et tant que je verrai que je peux conduire, que c’est pas un problème pour moi, j’aurais une voiture. Et après, j’irai au ciel avec ” [E 25]. Il semblerait qu’aucun autre objet technique complexe de notre quotidien ne nous donne accès à un système de relations aussi dynamisant. En maintenant coûte que coûte notre in-formation dans cet objet nous gagnons bien plus qu’une mobilité individuelle, un plaisir du déplacement, une autre appréhension de l’espace et du temps. Nous gagnons la possibilité de nous sentir vivre, ce qui devient probablement encore plus important en vieillissant, par cette façon qu’a la voiture de constituer, à chaque sortie à son volant, des formes de relation changeantes de l’individuation collective. À 76 ans, Monsieur R insiste auprès de l'enquêteur pour lui donner à comprendre qu'une voiture, c'est bien plus qu'un moyen de transport. Elle symbolise d'abord et fondamentalement l'univers familial et ses multiples facettes : les retrouvailles, le rassemblement, la compagnie, la convivialité, finalement le lien social ; non pas l'exploitation et l'aliénation, mais l'attention pour déceler un ‘appel au secours’ : “ C'est surtout pas une esclave (hein) parce qu'il y en a certains, qui considèrent ça comme une esclave et qui la regardent que pour monter dedans : moi je la regarde pour voir si rien ne cloche ”. Lorsqu'il lui faut s'en séparer pour la remplacer, c'est le drame ! “ - Qu'est ce que vous avez ressenti à chaque fois que vous changiez de voiture ? - (Il réfléchit) Le blues, le blues, un peu le blues. Bon heureusement que… comme vous changez en mieux, ça disparaît vite. Mais bon… ça doit pas arriver pour ceux qui gardent très peu les voitures. Mais, (rire) moi elle rentre dans ma vie, qu'est ce que 27 vous voulez, elle reste dix ans avec moi ” [E 48]. Madame C. est aussi affectivement explicite : “ Tu vois la voiture c’est presque un animal pour toi : tu adores ton chien, eh bé tu adores ta voiture ! Quand tu l’as choisie, tu l’aimes, tu vois ce que je veux dire ... ” [E 25]. Donc garder le plus longtemps possible la voiture, y compris plus tard au garage “ parce qu’on ne sait jamais ”, c’est une façon contemporaine de manifester un vouloir vivre face à la sensation que forces et motivations déclinent. Ce pourrait être aussi une certaine façon d’organiser sa préparation du mourir sans perdre la face20. Expliciter cette raison du plaisir et du désir de continuer à conduire est difficile, nous l’avons remarqué, pour les conducteurs et les conductrices qui en parlent, voire impossible, et c’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles la justification à garder le volant est soit très rationnelle, soit entièrement auto justificatrice, c’est-à-dire qu’elle se définit par l’opération même de conduire qui en soi produit du sens et des sensations21. DÈS LORS, Garder le volant est un acte créatif et un moyen d’être reconnu-e à part entière dans cette société puisqu’on en est encore partie prenante. Rajoutons encore, parce qu’elle se manifeste dans les discours, une ultime manifestation de principe vital qui est la notion de ‘jouissance’ en voiture, plus englobante que la freudienne, plus nuancée que la sexuelle mais les incluant. Jouissance d’être dans l’objet technique, de le tenir de l’intérieur, de le manipuler au doigt et à l’œil, de projeter sur lui [elle] tout ce qu’il autorise, et d’y côtoyer à chaque instant la mort parce que cette violence-là y est intériorisée, incluse, prête à faire implosion, quel que soit l’âge. La place du corps paraît centrale dans la conduite d’une voiture et les conducteurs âgés rappellent bien que le corps est inoubliable : stratégies pour monter en voiture, s’y 20 Quand les enfants, qui sont déjà eux-mêmes souvent proches de la retraite, par rationalisation d’une angoisse de l’accident pour leurs parents, interdisent l’accès à la voiture, ou contraignent son utilisation dans l’espace et le temps, on pourrait y voir, d’un point de vue plus psychanalytique, la projection d’un désir déculpabilisé d’en finir avec la vie des parents, ou une façon de les ‘punir’ de ce goût de vivre qu’ils manifestent encore avec la voiture et qui n’est plus de bon goût pour des enfants. 21 Ce qui pourrait cette fois nous ramener à Weber qui “ part toujours dans ses analyses concrètes, du principe que les croyances prescriptives et descriptives des sujets sociaux s’expliquent par des raisons fortes ; il pose en d’autres termes que les causes de ces croyances résident dans des raisons ” pour le redire avec Raymond Boudon, La 28 asseoir, positionner la ceinture de sécurité, éviter de tourner la tête, mais aussi possibilité de pleurer en roulant, ou de chanter, plaisir de la sensation que procurent des pointes de vitesse, ou jouissance de s’y installer pour faire la sieste à l’arrêt, à l’abri du soleil, ou de la pluie et du vent… “ Je m’y sens très bien, si j’ai le cafard ou autre, si j’ai envie de pleurer, je m’en vais avec elle, je suis bien là-dedans ! ” [E 53]. “ rationalité axiologique ” : une notion essentielle pour l’analyse des phénomènes normatifs, Sociologie et sociétés, vol. XXXI, n° 1, printemps 1999, pp. 103-117. p.104. 29 3 - L'APPROPRIATION DE LA VOITURE : DE L'ACHAT À SA PRISE EN MAIN. Le fonctionnement du système socio-technique que nous venons de décrire a pour condition de possibilité un usage approprié de l'espace circulatoire (nous y reviendrons) et des véhicules. Au sein de notre monde marchand, chaque voiture qui est introduite dans la circulation routière fait l'objet de procédures dont l'acte d'achat (ou de location) est un point nodal, en particulier parce qu'il désigne la personne responsable de toutes les conséquences fâcheuses de la conduite qui appellent une couverture assurantielle minimale. En ce début de millénaire, il nous paraît aller de soi que l'accès au marché automobile présuppose d'avoir obtenu le permis de conduire, à l'exception peut-être de ce petit groupe de privilégiés qui peut s'offrir un chauffeur particulier. Nous avons rencontré des générations de retraités dont une partie a passé l'examen du permis de conduire dans des conditions que nous imaginons mal aujourd'hui : chacun se présentait devant l'inspecteur avec son véhicule ou bien avec un véhicule prêté par un voisin, un ami ou un patron. Cela signifie que ces personnes ont acquis leur première voiture avant même d'avoir le permis de conduire, et certaines ont même conduit plusieurs années sans permis. “ J’ai toujours aimé conduire, le permis je l’ai depuis 63 je crois, oui à peu près 63, mais je conduisais sans, sans ; ((rires)) oui mon mari ça l’ennuyait que je passe le permis et bé quelquefois il avait besoin quand même que je conduise alors je conduisais sans permis ”. [E 12]. Ou encore : “ et alors la conduite, je l’avais eue au premier coup parce que déjà à l’époque on s’apprenait à conduire sans permis, comme ça… personne ne vous apprenait, il fallait s’apprendre sur le tas alors moi je m’apprenais sur les chantiers là puisqu’il y avait des véhicules et puis quand j’ai voulu passer mon permis, je me suis présenté… alors la conduite je l’ai eue au premier coup et le code il a fallu que je revienne une autre fois ! ” [E 49]. Cela signifie aussi que l'apprentissage de la conduite n'a pas été médiatisé par des leçons d'auto-école. "Heureux" les hommes qui ont bénéficié d'un apprentissage au cours du service militaire… C'est son patron qui a incité M.G à passer le permis : il faisait déjà des déplacements avec la voiture de l'entreprise et l'artisan, bien que très content d'avoir un ouvrier qui l'ait "dépanné", se rend bien compte des risques qu'il prend à profiter trop longtemps de l'aubaine. M.G passe l'examen du code “ à la table d'un café ” et l'épreuve de conduite dans une voiture ordinaire, prêtée par un copain, sans doubles commandes : “ Et alors, il nous donnait ça, là, comme ça, sur le bord du trottoir ” [E 43]. C'est aussi avec un 30 copain dont le père a un autobus que M.N passe les trois permis (VL, PL et transport en commun) : cela constitue pour lui une qualification supplémentaire qui va lui permettre de quitter la petite exploitation agricole parentale en occupant un poste de chauffeur poids lourds aux Ponts et Chaussées ; ce premier travail salarié lui a permis d'élargir son réseau de relations et de se faire embaucher sur un autre emploi à l'Aérospatiale. “ Oui, mais pourquoi vous avez passé tous ces permis ? - Hé bien , c'est-à-dire que ça donnait une ... des occasions... Si on trouvait du travail de conducteur ou quelque chose ... Vous voyez ! […] Chacun travaillait à l'époque pour survivre, de trouver quelque chose pour s'améliorer la vie, quoi ” [E 44]. Tout cela n'aurait d'autre valeur qu'anecdotique si elle n'expliquait pas les réactions de certains de nos interviewés. On a déjà indiqué que certains et certaines d'entre eux se considéraient comme de “ petits chauffeurs ” : les conditions de l'apprentissage expliquent sans doute, en partie au moins, cet affaiblissement d'une qualification de soi souvent valorisée jusqu'à l'idéalisation ! Surtout, nous avons été étonnés de ce qu'ils ont été nombreux à prétendre qu'ils conduisaient de mieux en mieux ! “ Dans mon fond intérieur, je trouve que je conduis mieux, que je prends pas plus de risques mais que je suis plus à l'aise ” [E 43]. Nous avons fait immédiatement l'hypothèse d'un discours auto-justificatif particulièrement défensif : au lieu de reconnaître les difficultés et les gênes suscitées par le vieillissement, nos vieux conducteurs idéalisaient leur manière de conduire pour justifier la continuation de leur activité. Le problème venait de ce qu'ils reconnaissaient en toute sincérité, à d'autres moments de leurs propos, ces difficultés et ces gênes. Or, il n'y a plus de contradiction si on se situe de leur point de vue : leur longue expérience de conduite, au regard des conditions d'apprentissage qu'ils ont connues, leur permet de revendiquer une amélioration dans la qualité de cette activité conductrice. Insistons sur ce détail : les stages de "formation continue" en la matière ne peuvent pas prétendre apporter grand-chose (la plupart du temps) du fait de cette expérience accumulée, tant sur le plan technique que sur celui des normes implicites du volant, sauf peut-être pour aider à aborder plus sereinement certaines situations critiques de circulation (cf. ci-après). Attardons-nous encore un peu sur une autre facette de l'appropriation : l'achat de la voiture. Du point de vue de la solidarité technique, nous avons déjà indiqué que les effets de marquage social tendaient à s'estomper : l'enjeu est de se mouler dans l'équivalence pour ne pas se faire remarquer. Les plus aisés de notre échantillon entretiennent deux voitures ou plus, tandis que d'autres profitent de ce qu'un enfant 31 change son premier véhicule (souvent acheté d'occasion et au moindre coût) pour reprendre et assurer au minimum un petit moyen de transport utilitaire (pour le bricolage et le jardin) : ainsi la distinction entre voiture utilitaire et voiture de standing reprend sa place. Cependant, comme toutes les voitures actuelles sont “ des bijoux ”, ainsi que le souligne une personne rencontrée, la distinction s'opère surtout par les formes et les couleurs : les personnes âgées ne sont pas les dernières à adopter les nouveautés (cf. ci-dessus). L'attention aux aspects en apparence les plus futiles du véhicule pose d'autant moins de problèmes qu'au moment de la retraite, la voiture change véritablement de statut : paradoxalement elle cesse d'apparaître comme ‘un outil’, car cette qualification est liée à la vie professionnelle, directement (véhicule professionnel de transport d'outils ou de marchandises) ou indirectement (moyen de transport jusqu'au lieu d'exercice de l'activité économique). D'ailleurs, la voiture n'a pas seulement signifié la facilitation de la vie professionnelle : elle a été médiatrice dans l'accès aux loisirs, symbolisé par la promenade dominicale en famille en découverte de telle ou telle partie du territoire relativement proche et par quelques semaines de vacances estivales au cours desquelles on va se dépayser ailleurs. C’est ce que raconte M. P : “ avec l’Ami 6 on pouvait pas faire … mais enfin ça roulait bien oui et on a fait la Côte d’Azur et tout ça en camping ; on faisait beaucoup de camping on avait pas le salaire très élevé à ce moment là … avec 3 enfants on n’avait pas d’allocation parce qu’on travaillait tous les 2 mais on passait de bonnes vacances avec la tente et ça roulait bien ça roulait l’Ami 6 ” [E 4]. Quand vient la retraite (mais quelques interlocuteurs et interlocutrices parmi les plus aisés préfèrent parler de "cessation d'activité", sous-entendue principale), toutes ces caractéristiques disparaissent. La voiture est alors identifiée principalement par deux fonctions : elle assure l'indépendance de l'approvisionnement ; elle permet les rencontres en face à face avec des partenaires éloignés : le courrier et le téléphone ne permettent pas aux yeux de nos retraités la proximité du contact que l'abondance du temps permet désormais. Les interviewé-e-s nous ont parlé sans problème de leur première automobile, et souvent des suivantes. Ce qui nous intéresse ici, ce sont les remplacements pendant la retraite. Comme nous n'avons pas interrogé de célibataires, l'achat des véhicules apparaît toujours comme une affaire familiale plus ou moins prononcée. En milieu rural, lorsque cohabitent encore plusieurs générations, le changement est une décision complexe pour arriver à un compromis entre toutes les parties. M. J prend argument 32 d'une panne au cours d'un déplacement à des fins de consultation dentaire pour faire pression et pour hâter la décision où une petite-fille est invitée à changer un peu plus tôt que prévu sa voiture pour qu'on lui rachète ce véhicule qui convient [E16]. Dans les couples, le mari consulte sa femme, mais il a souvent le dernier mot. Parmi nos interviewé-e-s, il reste qu'un accord de base paraît être largement acquis entre membres des couples : la voiture à cinq portes. Les véhicules à trois portes sont sources de difficultés : des objets encombrants sont plus difficiles à introduire et surtout il faut descendre et basculer un siège avant dès que l'on veut prendre une troisième personne. Finalement, les 3 portes prennent une charge connotative de jeunesse et de sport : les couples qui s'y sont risqués se laissent alors facilement convaincre qu'il vaut mieux la céder à une petite-fille ou à un petit-fils ! Les veuves en appellent à un enfant ou à un petit-enfant : quand elles sont décidées à changer, elles indiquent des préférences de couleur, de forme, voire de marque, et elles attendent que le descendant leur fasse à son tour des propositions. Lorsqu'un garagiste fait partie de l'histoire automobile de la famille, il est le conseiller principal, même si l'ultime contrôle revient à un membre de la famille. “ J'ai un garagiste depuis hum ... 25 ans ou 20 ans . Je lui ai toujours dit : quand cette voiture, la mienne, n'ira pas bien, vous me le direz. Tant qu'il a pu, il m'a fait des réparations ; je l'avais depuis plus de 10 ans. Et bon il m'a dit : maintenant ça serait trop cher. Donc je lui dis : vous avez une voiture ? Il m'a dit : oui. Vous pouvez la prendre, elle est très bien. Voilà ! Donc si vous voulez, je l'ai faite essayer à mon gendre, puisque mon fils n'était pas là, puis quelque temps après à mon fils. Donc j'ai acheté la voiture comme ça. Je ne suis pas compétente, hein ” [E 39]. Toutes ces situations convergent sur une même tendance : l'achat de la voiture non seulement fait intervenir une négociation marchande mais il indique aussi une hiérarchisation des proches dans le concert des avis et des conseils. N'est-ce pas celui ou celle qui est écouté-e en dernier ressort pour l'acquisition qui sera ou pourra être la personne médiatrice dans la décision de suspendre la conduite automobile, si cela s'avère nécessaire ? Il importe en tout cas de remarquer que ce moment crucial de l'appropriation ne se fait pas dans l'isolement individuel. Lorsque la voiture est acquise (et déjà éventuellement au cours de son acquisition), l'appropriation comporte une autre facette : s'installer au volant, prendre la mesure de l'environnement technique intérieur (manettes à tirer/pousser, pressions à exercer, réglages à effectuer, etc.) et incorporer progressivement les dimensions et le volume du véhicule. L'installation (“monter dans la voiture ”) paraît aller de soi. M.P fait observer à 33 l'enquêtrice que l'introduction dans le véhicule mobilise un corps qui n'a plus vingt ans ! Rentrer une jambe, fléchir le tronc pour s'asseoir, puis rentrer l'autre jambe, bien se caler et enfin mettre la ceinture, constituent un enchaînement de gestes qui suppose encore une certaine vigueur et une certaine souplesse. La conformation de l'habitacle et le mode de suspension peuvent jouer un rôle de facilitation ou inversement. M.S se plaint que sa vieille BX Citroën soit en position basse avant le démarrage de sorte que son corps doit se plier à la limite de ses possibilités. À l'inverse, des troubles musculosquelettiques importants peuvent être un signal pour le vieux conducteur : “ il est temps de laisser le volant à d'autres ! ”. On devine déjà que tout est dans l'appréciation de l'importance de ces troubles : nous n'avons pas rencontré de personnes qui envisagent de laisser leur voiture au garage pour de telles raisons. Tous les troubles corporels sont d'une façon ou de l'autre contournés : les phares éblouissent dans l'obscurité nocturne ? On prend ses précautions pour rentrer avant que la nuit tombe ; on a du mal à se retourner pour faire une marche arrière ou exécuter un créneau ? Soit on trouve un lieu de stationnement qui n'impose pas le recours à de telles manœuvres (fusse-t-il relativement éloigné du lieu où l'on doit se rendre22), soit on apprend à utiliser ses rétroviseurs y compris celui de droite qui n’existait pas sur leurs premiers véhicules ; se pencher à droite et à gauche pour augmenter son champ de vision dans la surveillance d'un carrefour devient un mouvement impossible ? Soit on mobilise le passager (épouse ou conjoint) pour surveiller au moins la partie droite, soit on avance lentement en "grignotant" progressivement la chaussée et pour finir en s'imposant à tout véhicule prioritaire qui se présente et dont on fait l'hypothèse qu'il a pu anticiper votre intention de traverser ou de tourner ; pluie et neige constituent-elles des gênes pour apprécier l'environnement circulatoire et pour "tenir" le véhicule sur la voie prévue ? On attend une météo plus clémente. Les pathologies de la vision, souvent invoquées comme un facteur de risque majeur, ne posent pas en général de problèmes médicaux : l'opération de la cataracte est devenue aujourd'hui une intervention chirurgicale banale. C'est bien ce qui inquiète 22 Là encore la relativité de l'éloignement est affaire d'appréciation de la situation. Stationner à "l'autre bout" d'un parking de grande surface alimentaire de façon à pouvoir entrer en marche avant dans l'aire prévue pour le stationnement ne présente pas un gros désavantage : on transporte ses courses dans le chariot prévu à cet effet. À l'inverse, stationner dans "le bas" du bourg (pour des raisons identiques) et devoir monter à pied une "longue" côte raide pour se rendre dans la partie haute peut être un obstacle progressivement insurmontable pour quelqu'un qui souffre de troubles cardiaques. 34 cette femme médecin qui vient de cesser son activité : sur le plan médical, tout paraît très simple, car on peut contrôler, améliorer, réparer la vue, l'ouïe et les réflexes… Elle ne trouve aucune bonne raison de suspendre la conduite : dans son entourage, elle a l'expérience de personnes qui n'ont pas d'infirmités rédhibitoires mais dont elle suppute la dangerosité dans l'utilisation de leur véhicule, alors qu'elle "sent" qu'elles s'accrochent au volant comme elles s'accrochent à la vie. Elle raconte en particulier que des cousines plus jeunes se sont fait opérer de la cataracte récemment et qu'elles conduisent tout en disant qu'elles ne voient pas très bien. Son inquiétude vient de ce que son objectivité scientifique de médecin est prise en défaut sur ce terrain-là : le fossé se creuse entre son savoir médical et ses sensations, ses sentiments, son expérience corporelle ; son savoir professionnel ne lui donne pas le critère absolu qui lui permettra pour son propre compte de décider de “ donner la voiture aux petits-enfants ” [E 6]. Elle espère, dans la logique positiviste de sa formation médicale, que les sciences humaines arriveront à mettre au point “ des tests de vigilance ”. Et il est vrai que le problème de la conduite avec une vision réduite ne cesse pas d'intriguer l'observateur. Plusieurs enquêté-e-s nous ont confié qu'à un moment de leur vie (en général, avant l'opération de la cataracte) ils ou elles ont continué à conduire dans le plus grand des brouillards ! Peut-être la métaphore est-elle particulièrement éclairante : on arrive à conduire par temps d'intense brouillard, surtout si on connaît l'itinéraire. Dès lors, il ne paraît pas anormal à l'individu qui souffre d'un problème de vue, de continuer à conduire : il effectue simplement un transfert de normalité d'une situation déterminée à une situation à peu près équivalente. Avant la retraite, Me G. a des troubles visuels. Son mari s'en aperçoit et lui demande de ne plus prendre la voiture. Mais comme son mari a été interdit de conduite par son médecin, elle ne cesse pas de l'utiliser pour aller faire les courses. “ Et je me suis arrêtée, oui, mais sans m'arrêter totalement, j'allais faire les courses mais c’est tout ce que je faisais, j'allais pas ... - Vous étiez prudente ? - Ah oui, puisque j'avais qu'un œil quand même, alors c'est bien joli mais ... - Vous aviez des craintes quand même ? - C'était pas loin, heureusement parce que, si c'était plus loin, je n'y serais pas allée. J'allais à vélo, quand je ne pouvais pas prendre la voiture. ” [E 38]. Le contournement des limites corporelles peut aussi s'opérer par ‘un bricolage de la voiture’ de façon à l'adapter à votre difficulté. Ainsi, un enquêté trouve que les appuistête du côté droit sont très gênants parce qu'ils font obstacle à un bon balayage de vision sur ce côté-là, ce qui l'empêche de faire des marches arrière et des créneaux. Pour parer 35 à cette difficulté, il a installé une sorte d'antenne, accrochée au pare-choc avant, qui lui sert de guide pour se garer le long des trottoirs : il l'appelle un “ guide-âne ”. La voiture, en tant qu'elle est prothèse du corps, est à son tour munie d'une prothèse pour améliorer sa "prothéité" ! Cet exemple, parmi d'autres, montre que l'ingéniosité des vieux conducteurs n'a pas de limite quand il s'agit de prolonger encore la possibilité de conduire, en commençant par l'installation "confortable" au volant de son véhicule. Changer de voiture c'est rompre avec un ensemble d'habitudes et de sensations, en particulier tout ce qui concerne le rapport des jambes, des pieds et du pédalier, mais aussi le "toucher" du volant et ses effets. Il s'agit de retrouver à la fois le point adéquat pour faire patiner l'embrayage,23 et la bonne pression sur l'accélérateur afin d'éviter les ronflements intempestifs du moteur et pour démarrer en douceur. On entend donc : “ Je voudrais bien conduire mais la voiture que j’ai là, elle me plait pas ! L’embrayage est trop loin et je suis obligée d’étirer la jambe et je suis pas à l’aise… j’ai dit je la veux pas et je la veux plus d’ailleurs ! J’ai dit écoute si tu me la changes pas, je la veux plus…elle est pas confortable cette voiture ! elle a l’embrayage trop loin, moi j’ai de petites jambes, je suis petite et ça va pas ! je l’ai depuis un an… un an… il était parti lui et je me trouvais sans voiture et je me suis dit eh je vais embêter tout le monde pour… je vais m’acheter une voiture et je me la suis achetée… mais… je l’ai pas essayée… je l’ai achetée sans l’essayer ce qui fait qu’après quand je me suis retrouvée avec l’embrayage loin comme ça, je me suis dit bouh c’est pas possible, j’ai beau avancer le siège… je suis pas à l’aise ! Il faudrait essayer d’allonger la pédale ! ” [E 53]. Le passage à la ‘direction assistée’ est certes un confort mais aussi une source d'embrouilles. C'est ce qu'a connu M.G. lorsqu'il est passé à sa Citroën ZX : “ J'ai dit, alors là ça m'a embêté, parce que quand je sors du garage je braque… et j'ai dit un jour ou l'autre, je vais attraper le côté, le pilier du garage, je vais le renverser parce que je braque toujours trop ! Je me retrouvais toujours en travers. Bon, puis au bout de quelque temps, quand même… ” [E 43]. On n'hésite pas à partir à la campagne, parfois avec un enfant, pour essayer le nouveau véhicule et s'y adapter. Ce nouvel apprentissage est en fin de compte relativement bref ; son approfondissement prendra ensuite le temps qu'il faudra : à la retraite, on n'est pas pressé ! “ Je n'ai pas eu beaucoup de problèmes : il y a ça, ce n'est plus au même endroit, cette commande, elle n'est plus là… Le changement de voiture après, c'est une période d'adaptation ” [E 48]. S'approprier un véhicule ne relève pas de l'instantanéité de la signature du chèque ou de la frappe de son code secret de carte bleue : il y va d'une progressivité de la découverte 23 On remarque qu’une seule des personnes entretenues s’est laissée convaincre par l’achat d’une voiture à boîte automatique ! 36 de nouveaux éléments, de l'adaptation à de nouveaux positionnements et de transferts de routines à réajuster. La découverte peut aussi avoir un côté studieux d'élève appliqué : la lecture du livret d'entretien, mois après mois, est l'occasion de prendre conscience de possibilités que l'on n'imaginait pas. L’accident aussi d’ailleurs peut permettre de compléter ses connaissances comme le raconte Me S : “ on s’est retrouvés tous les deux couchés dans la voiture, heureusement les ceintures se sont décrochées au choc et nous on s’est retrouvés couchés ; on s’est regardé c’est les sièges, c’est les sièges qui se sont allongés, les sièges, dites, on savait pas que les sièges s’allongeaient et faisaient couchette !” [E 15]. Au fur et à mesure du vieillissement, l'appropriation est sans doute plus longue et plus coûteuse : en dépit de plaintes à l'encontre de leur vieille voiture, quelques personnes proches de 80 ans nous ont fait part de leur renoncement à en changer parce que les avantages qu'elles pourraient en retirer leur paraissent bien minces au regard du souci et de la fatigue que le nouvel achat occasionnerait. 37 4 - BIEN SE CONDUIRE… Une partie des conditions de l'enquête a été révélatrice d'un esprit de conformité et d'un souci d'intégration dans la communauté des conducteurs pour y être reconnu à part entière. Compte tenu des contraintes de la loi "Informatique et liberté", nous n'avons pas pu puiser dans le fichier des délégations de la MAIF en particulier pour rencontrer des conducteurs ou conductrices récemment accidentés. Comme nous l'avons indiqué, l'une de nos tactiques a été le recrutement volontaire : nous laissions donc aux services d'accueil une feuille de présentation de l'enquête avec nos coordonnées.24 Ce sont exclusivement des femmes qui nous ont contactée à la suite de cette information et pour les enquêtées ainsi recrutées, force a été de nous poser la question : pourquoi ont-elles, été volontaires et elles seules ? Divers indices montrent qu'il y a eu un effet de "l'esprit mutualiste" : en répondant à l’enquêtrice, les volontaires ont agi dans un esprit de solidarité et de fraternité. On peut estimer qu’elles ont voulu contribuer à une production de connaissances qui pourraient améliorer la sécurité de tous et éviter le malheur des accidents de la route. Mais les propos recueillis révèlent aussi que cette solidarité mutualiste ne constitue qu'un arrière-fond. Rencontrer une enquêtrice pour lui parler de son expérience de la conduite automobile après la retraite, c'est lui faire part de ses certitudes, mais aussi de ses inquiétudes, en particulier pour l'avenir ; et ceci d’autant plus qu’on est une femme de cette génération qui a passé le permis de conduire tard, ou contre la volonté du mari, et que le besoin de ré-assurance par expert, ou considérée comme tel, est important. L’interrogation forte de ces volontaires a trait aux incertitudes : dans l'exercice de la conduite, vont-elles gagner du terrain avec le vieillissement, alors que jusqu'ici chacune est sûre de son fait et se considère comme une bonne conductrice ? Or, le rapport à l'enquêtrice devient rapidement révélateur de ce que le "bien conduire" est pris dans ce regard de l'autre, dans son jugement. Va-t-elle me reconnaître comme une semblable ou comme une altérité radicale ? Va-t-elle considérer que je suis une "bonne conductrice" comme elle ? Comme la vieillesse est un élément de la donne, au cours de la rencontre, elle produit un élargissement de la question : "ma" conduite devient non seulement "ma" façon d'utiliser ma voiture, mais aussi toutes "mes" activités de "mon corps vieilli". L'enjeu est 24 Il y a eu par ailleurs un recrutement par les réseaux d'inter connaissance, ainsi que l'enquête étudiante (cf. la partie concernant l'échantillon). 38 alors de faire reconnaître non seulement le "bien conduire", mais aussi le "bien se conduire" : en tant que vieille personne, est-ce que j'ai une conduite (au sens large) "normale" ? Et le fait que ce soit une femme qui se présente comme enquêtrice, ce que le papier indiquait déjà, avec une proximité de la retraite facilement évaluable, a suscité chez ces femmes la possibilité d’un discours ‘complice’, une fois balayé par l’enquêtrice toute éventualité de jugement. La conduite automobile n'a pas seulement une composante technique, c'est-à-dire finalement un enchaînement de mouvements bien ajustés, mais elle a aussi une dimension morale, à la fois par les règles du code de la route, par les normes implicites au volant et par les jugements de normalité et d'anormalité que chaque conducteur porte sur la manière dont les autres font usage de leur voiture (“ C'est un fou ! ”, “ Holà, petit père, faudrait se presser ! ”, “ Mais il va me griller la priorité, cet animal ! ”, “ Oh, où a-t-elle appris à conduire, celle-là ? ” etc.). Cette dimension morale devient le fil conducteur et le passage de l'amplification de la conduite : de sa spécificité routière, le pas est franchi vers sa généralité de comportement et d'activité au sens large. L'usage de l'automobile est d'abord pris à témoin pour décrire la normalité de l'existence. Sortir avec la voiture est une activité qui scande les rythmes quotidiens et calendaires. Pour les uns, c'est tous les jours que la voiture est mise à contribution pour aller faire les courses quelques kilomètres plus loin, et c'est alors plutôt une activité du matin ; l'après-midi, on reste chez soi ou bien la voiture est encore prise pour une activité extérieure : retrouver des connaissances au Club du troisième âge pour une partie de cartes ou pour de longs moments de conversation autour d’activités en commun ; ou bien pour rendre visite à un parent ou à un ami, ou pour les achats dans les grandes surfaces. L'usage quotidien est aussi fortement lié à la prise en charge de l'accompagnement des petits-enfants à l'école et à l’organisation de leur temps libre. Pour les autres, les rythmes d'utilisation sont plus longs : ils relèvent de l'hebdomadaire. Pour tous, la conduite automobile contribue à structurer leur emploi du temps de retraite : ce faisant, elle participe à la construction de la normalité du mode de vie [Cf. Tableau 4 et 6]. Les personnes qui ont accepté l'entretien à la suite d'un stage expérimental de recyclage ne se font guère d'illusion sur sa portée. La version officielle des assurances qui le leur 39 ont proposé est une remise à jour et à niveau de leurs compétences avec à la clé une prise en compte tarifaire. En réalité, elles ne sont guère convaincues par les démonstrations des moniteurs, en particulier sur le thème de la vitesse. Si elles ont accepté ce recyclage, c'est d'abord dans un souci d’économie, mais aussi dans le sens d'une espèce de solidarité sociale que l’assureur devra reconnaître : elles se sont bien conduites aussi en jouant le jeu des normes implicites recommandées, comme les meilleurs élèves qui s'efforcent d'être au plus près des recommandations de lecture et d'exercice de leurs professeurs. Participer à ce stage relève des pratiques sociales d'hypercorrection qui donnent à ceux et celles qui les accomplissent le sentiment de partager "la meilleure des normalités", celle des groupes sociaux les plus cultivés et les plus policés. En même temps la réponse favorable à l'invitation de leur assurance leur permet de se rassurer ! L'effet de groupe produit par le recyclage ainsi que la pédagogie encourageante des moniteurs qui les encadrent renforce la personne qui suit ces séquences dans la conviction qu'elle est une conductrice tout à fait "normale". Participer au stage ne suscite pas un sentiment de supériorité : le ou la stagiaire conçoit très bien que les autres s'en dispensent. Paradoxalement, le stage conforte la modestie : comme chacun, on veut tout faire pour ne pas se faire remarquer, pour ne pas gêner, pour ne pas déranger. La participation rassure pour aujourd'hui sans lever l'hypothèque de l'avenir. Au moment de l'enquête, on ressent la présence et la force de cette inter reconnaissance, sans conteste. Les stagiaires savent qu'ils se sont bien conduits puisqu'on leur reconnaît leur bonne conduite et qu'ils se sont comportés comme des bénévoles et des sujets d’expérience donc des gens modernes, en effectuant les exercices du stage alors que rien n'est obligatoire en la matière. L'inquiétude continue de porter sur l'avenir, comme en témoigne le désarroi de cette femme médecin qui a arrêté tout exercice professionnel et qui se heurte aux limites des réponses médicales qui n'ont pas vocation à répondre à l'exercice du jugement moral (cf. ci-dessus). Le questionnement non-dit qui traverse le stage et qui rebondit lorsqu'il a pris fin est celui-ci : est-ce que le vieillissement pourra nous permettre de continuer à "bien se conduire" ? Chacun souhaite de pouvoir poursuivre au fil des ans un mode de vie "normal" en s'efforçant de croire que tant qu'on "se conduira bien", on continuera aussi à "bien conduire". La normalité de ses propres comportements dans la vie relève de la rationalité et de la responsabilité de chacun dans sa conformité aux mœurs de son temps et aux habitudes 40 de ses groupes d'appartenance. Mais garder la haute main sur tous les secteurs de sa vie pour en maîtriser les activités qui les animent devient un défi avec l'avancée en âge. Accomplir en public des activités de façon incorrecte relève de la provocation, de la déviance ou de la folie : le temps de se replier dans son intimité viendra-t-il ? Une dame de 71 ans qui a du mal à marcher met en parallèle appartement et voiture : le premier est le lieu de son intimité, tandis que la seconde lui permet de se déplacer, de “ sortir un peu tant qu'on peut ” [E 39]. Elle indique par ailleurs que la difficulté à marcher s'accentue et qu'elle a tendance à rester davantage chez elle25. Le “ tant qu'on peut ” indique bien les limites de la conscience et de la volonté : la vieillesse leur coupe les ailes de la puissance. C'est ce qui permet de comprendre que la plupart des entretiens laissent affleurer des manifestations de "l'irrationnel" : comportement magique redoublé par la parole “ je touche du bois ” à des fins de protection ou bien, au terme de propos témoignant de l'âpreté d'une lutte de soi et sur soi, une chute dans la soumission au destin dont on n'est justement pas maître, par définition ! Quand "bien se conduire en public" devient aléatoire, il ne reste plus que la chance pour que la conduite automobile ne soit pas un désastre incompréhensible. Parmi les quelques personnes rencontrées et qui ont eu des accidents graves, nombreuses sont celles qui n'en comprennent pas l'origine. En janvier 1998, Me A, qui avait alors 78 ans, a eu un grave accident en revenant de voir ses enfants : “ J'ai eu beaucoup de chance […] non, non, ce n'est pas un malaise, non, j'ai pas senti de malaise, ils me l'ont demandé […] ”, et elle n'arrive toujours pas à trouver une 25 D'autres femmes enquêtées mettent également en perspective leur logement et leur automobile, mais la signification de cette mise en relation peut être opposée. Pour notre jeune retraitée médecin, un aspect majeur de l'intimité, le dialogue avec soi-même, a son lieu d'accomplissement dans la voiture, parce que l'appartement est un tourbillon de rencontres (avec son mari, ses enfants, d'autres membres de la famille de passage, des amis…), au sein duquel elle n'arrive pas à s'isoler : la voiture au contraire est ce lieu de solitude avec soi-même au cours de trajets pour prendre du recul et aussi pour être très proche de soi. “ Je suis seule, là seule avec moi et à ce moment-là j’ai l’impression que je suis peut-être plus efficiente enfin plus efficace parce que le reste du temps je suis rarement seule[…](J'ai) vraiment le temps de réfléchir de manière précise à ce que j’ai fait avant… je repense à ce que les enfants m’ont dit, ont fait et quand, au retour, mon mari me dit : alors, qu’est-ce qu’ils ont dit, qu’est-ce qu’ils ont fait … bé j’ai déjà un peu oublié, je le vois déjà plus de la même manière. ” Et quand elle revenait d’aller voir sa mère malade le retour en voiture lui servait à pleurer parce que “ j’étais triste, j’étais soucieuse et je me disais heureusement que j’avais ce temps-là pour pas arriver à la maison avec … voilà ”. [E 6]. D'autres femmes confortent ce mode d'appréhension de la voiture comme un espace d'intimité quand elles en font un équivalent de salle de bains en s'y maquillant régulièrement (du moins au temps de leur vie active) ou bien un équivalent de chambre à coucher en y faisant la sieste quand les beaux jours sont revenus et qu'on va s'installer dans la nature. Pour tous ces usages intimes de la voiture, la question se pose aussi mais d'une autre façon : jusqu'à quand vont-elles pouvoir préserver ce mode d'intimité ? L'heure de le rapatrier dans le logement ne va-t-elle pas sonner ? Au temps des déficiences, 41 explication plausible ; elle a d'abord pensé que c'était un coup de vent, mais les autres l'ont démenti… “ J'ai donné un coup de volant et c’est ce coup de volant qui m’a perdue, j’étais à 120km/h bien sûr et j’ai perdu le contrôle de ma voiture … un coup de volant à cette vitesse, à mon âge, avec mon esprit… je suis allée contre le parapet, j’ai fait un tonneau : la voiture pliée … et j’ai même pas eu peur : j’ai dégrafé ma ceinture ; quand je suis sortie de là avec une entaille là ((au visage)) je saignais comme un veau ; bien sûr j’étais toute couverte de sang et je suis sortie de là à quatre pattes. Et dans mon idée, j’ai dégrafé la ceinture, je pensais au feu. ” Une jeune conductrice l’a aidée. Elle se demande encore pourquoi elle n’a pas pu redresser [E 2]. Une autre a pressenti ce qui allait arriver ce 20 mars 2001 : “ quand on dirait qu’on a une intuition je voulais pas y aller et mon mari me dit vas y, vas y, tu as pris rendez vous, après il faut l’annuler … ”. Elle a donc pris la voiture, “ j’avais pas tellement envie d’y aller, lui il m’a poussée, et finalement j’y suis allée, et puis je suis allée dans le fossé ; depuis un petit moment que j’essayais de braquer de braquer et une chose que petit à petit je n’arrivais pas à braquer, je glissais je glissais je glissais et je me suis mise à regarder ce trou dans le fossé … et je me suis dit ça y est tu t’en vas là dedans ” [E 15]. Les pompiers ont du découper le toit de l’AX, diesel, “ quasiment neuve, 80 000 km tout juste ”, pour la sortir, consciente, avec des côtes cassées et des hématomes des talons aux seins. Elle cherche encore une bonne raison à tout cela, ne pense pas avoir eu un malaise, “ ne marchait pas vite ” ; elle ne comprend pas ce qui s’est passé sauf que son “ mari lui a reproché [souvent]de marcher trop à droite ” mais “ la peur je l’ai gardée au moins 15 jours dans le ventre et puis peu à peu ça s’est passé, mais quand je pensais pas à autre chose ou que je ne discutais pas ou que je regardais pas la télé je ne voyais que ce trou, j’avais toujours les yeux … on aurait dit que je fixais le trou où je suis tombée puis peu à peu tout de même c’est parti ” [E 15]. Avec la vieillesse, il apparaît à beaucoup que la destinée préside à la vie : les forces déclinent pour "redresser" les situations et continuer à "bien se conduire". Alors, continuer de conduire ? Pourquoi pas ! Les risques en viennent à se transformer en périls : c'est admettre que les conséquences de la prise du volant ne sont pas totalement maîtrisables et que l'accident est affaire de malchance. Mais le propre de la "déprise", au cours du vieillissement, consiste à ne pas "baisser la garde" : continuer à choisir et à décider amène à se résoudre à la transformation de ses activités et à l'abandon de certaines d'entre elles pour concentrer son énergie à accomplir "normalement" celles ces modes d'intimité s'ouvrent sur l'espace public et par conséquent s'anéantissent comme tels : on ne peut 42 que l'on choisit de conserver et celles que l'on décide de mettre en chantier pour les substituer aux manquantes. À quelque moment de la vieillesse, la question de l'arrêt de la conduite automobile se pose. Pour Me A, comme pour Me S, ou M. C, un accident de la route dont elles et ils se sentent confusément responsables est l'un de ces moments. La première, en passe de renoncer, “ désespérée ”, a finalement repris une voiture qu'elle conduit hardiment depuis deux ans : ses enfants l'ont encouragée à ne pas abandonner, mais elle sait désormais que le moment viendra. La seconde, qui souffre encore des séquelles de son "renversement" dans le fossé résiste à son mari (médicalement interdit de conduite) qui la pousse à reprendre le volant au plus vite. Quant au troisième, dès que son sternum fêlé le laissera tranquille, comme “ il se passait peut être un jour sans sortir hiver comme été, oui oui c’est tout, ” il dit avec force : “ oui, je vais en retrouver une, seulement il faudrait pas que ça tarde trop pour ne pas perdre la main ” [E 51]. L'intervention de tiers tout proches contribue à positionner, pour la vieille personne, la conduite automobile au sein du "bien se conduire" : encouragements ou réticences constituent des indications pour sa propre appréciation de la normalité de son usage de l'automobile. plus "bien se conduire" en les maintenant de cette façon. 43 5 - BIEN CONDUIRE… La conduite n'est pas une activité isolée non seulement parce qu'elle s'insère, comme on vient de le montrer, parmi les autres activités de l'existence, mais aussi du fait de la multiplicité des conducteurs et des conductrices qui sont au volant de leur véhicule au même moment et dans les mêmes espaces de circulation. Engager sa voiture dans un déplacement plus ou moins rapide selon une direction déterminée suppose donc une double coordination : celle des micro activités de chaque opérateur au sein de son habitacle qui mobilise des mécanismes cognitifs et celle de toutes les entités mobiles qui doivent coopérer selon des règles variables en fonction des contextes où ils se déplacent. La double interaction avec les cadres de déplacements (l'espace de circulation et ses signaux) et avec les autres conducteurs nécessite quelque mode de régulation : il ne suffit pas de conduire, il faut aussi bien conduire. Comment nos interlocuteurs âgés font-ils face à cette double exigence ? Avant de mettre le véhicule en mouvement, un ensemble d'activités préparatoires visent à s'installer au volant. On ouvre la porte du garage : ils sont nombreux à en en posséder un ou au moins à rentrer la voiture dans une cour en estimant qu’à leur âge, c’est plus sûr que le stationnement dans la rue ; éventuellement on vérifie les niveaux (liquide de refroidissement, huile, réserve d'eau pour le nettoyage des essuie-glaces, pression des pneus), mais cette recommandation livresque ne nous a été que rarement signalée et seulement par des hommes. Ensuite on entre dans le véhicule, on pose ses sacs ou ses paniers : après la vérification du point mort, on met le contact et on démarre. Avec plus ou moins de sens mécanique et Me M. en a : “ y en a ils tournent les clefs, elle démarre et ils partent ! je n’ai jamais fait ça ! Il ne faut jamais le faire ! Non… moi je l’allume, j’attends que l’huile monte… parce que l’huile circule dans tout le moteur, j’ai jamais abîmé un moteur ! Enfin je me casse la gueule mais sinon autrement j’ai jamais abîmé mon moteur ! Parce que je n’enclenche jamais une vitesse avant que le moteur… sans que le moteur soit graissé, soit… que l’huile soit montée partout…ça dure quelques secondes, le temps que j’aille ouvrir le portail… ”[E 53]. La banalité de cet ensemble d'activités préparatoires, et routinières, ne doit pas nous faire oublier un enjeu déterminé par la sécurité routière et par le Code de la route : l'enclenchement de la ceinture de sécurité. Ce geste a une portée significative forte : il indique un type de rapport au Code de la route et, s'il est accompli, il souligne le 44 passage de l'espace privé à l'espace public de circulation. Une bonne métaphorisation de cet enjeu nous est donnée par le portail automatisé que l'on ouvre avec un "bip" pour sortir de la cour (ou y entrer) : pour en venir à l'ouverture de ce portail lorsqu'elle sort, Me C. doit avoir mis sa ceinture ; par contre pour sortir sa voiture du garage, dont elle ouvre le portail à la main, elle ne met pas la ceinture. Le rapport à la ceinture de sécurité, chez nos interlocuteurs et interlocutrices, est très variable. Les uns disent combien ils ont ‘râlé’ après l'obligation de son port avant d'avoir monté l'automatisme du "clic" de la boucler dès qu'ils s'assoient dans leur véhicule. Ils et elles évoquent la gêne qu'elle leur occasionne : “ elle râpe le cou ”, “ ça me gêne… ça me tient chaud ”. Certains et certaines la mettent vaguement devant leur buste pour éviter le PV, comme en témoigne cet extrait : “ E : Et habituellement, vous la mettez ou pas ? Me R : Oui je la mets… Oui je la mets ! [en même temps que sa réponse elle fait le signe ‘non’ avec son doigt !] E : Tout le temps ? Me R. : Oui tout le temps ! E : Oh c’est quoi ce signe ??! Vous ne la mettez pas régulièrement ? … [par signe toujours un non] non ? et vous n’avez pas la peur du gendarme justement ? Me R. : Non jamais ! Je la mets jamais, je la mets comme ça [elle montre comment elle la bloque avec le coude] et je l’attache pas, jamais… ” E : Et pourquoi vous ne la mettez pas ? Me R : Ah ben parce que je la mets pas ! Je m’y trouve pas à l’aise moi là-dedans ! ça me gêne moi d’être attaché là-dedans moi !! ” Me P., qui a subi une opération chirurgicale aux seins, la trouve difficilement supportable et la met très en bordure de son épaule gauche : “ Il faut que je pense à la fixer pour qu'elle ne tire pas. Mais j'ai déjà acheté deux pinces qui n'ont pas tenu… et alors je la mets un moment, et au bout d'un moment je la défais parce que cela me gêne ”. [E 9] Me G. confirme, “ d’ailleurs quand je mets ma ceinture de sécurité, même qu’elle soit attachée, je l’attrape comme ça et je la tire… c’est vrai que moi j’ai été opéré d’un sein et ça me fait mal, ça me gêne, alors je dis rien mais je l’attrape et la tire ” [ E 49]. Même sans traumatisme opératoire la ceinture est pénible à supporter, “ elle me fatigue sur un long trajet et je tire dessus comme pour la relâcher, parce que ça fait une pression sur l’épaule ”. [E 10] Alors on imagine des astuces : “ bon, alors aussi, je suis très petite, je 45 mesure 1 m 58, c’est pas grand tu sais, et alors, la ceinture de sécurité me gêne, et alors, on a inventé un truc : j’ai mis de la peau de mouton autour de la ceinture et j’ai plus mal ” [E 25]. D'autres encore font une distinction selon les trajets : les trajets urbains, qui sont censés s'effectuer à petite vitesse, dispensent en quelque sorte de son bouclage, contrairement aux autres trajets pour lesquels on fait l'effort de l'accrocher. “ Non moi je la mets pas tout le temps…, moi, je la mets pas tout le temps parce que je dis que je fais des petits trajets… ” [E 49]. Dans tous les cas, cette réticence à mettre la ceinture de sécurité paraît relever d’abord d’une crainte de ne pas pouvoir s’en sortir dans le cas ou la voiture prendrait feu ou tomberait dans l’eau, mais elle est aussi signe d'une lutte pour "privatiser" en quelque sorte l'espace public de circulation : dans la concurrence avec les autres conducteurs et conductrices, la lutte pour avoir "son" espace de déplacement en vient à l'élargissement des prétentions : ‘toute la route est à moi ! J'y fais ce que je veux ! Pourquoi viens-tu m'y chercher noise ?’ Ce processus, qui vise à confondre l'espace privé de la voiture, la singularité de la conduite et l'espace public de circulation, est homologue à celui qui vise à libéraliser l'appréciation des vitesses de circulation au détriment de sa réglementation publique (cf. ci-après). Parce qu'elle est une action, la conduite automobile comporte forcément une dimension corporelle. Le corps y est impliqué à un double titre : à travers les bras et les jambes ainsi que l'ensemble de l'appareil musculo-squelettique, il apporte les mouvements nécessaires au pilotage (jeu avec les pédales, maniement du volant, etc) ; avec les organes de perception, en particulier la vue et l'ouïe, il rassemble les informations nécessaires sur l'environnement, il le surveille pour ajuster ses mouvements par la médiation de mécanismes cognitifs. Les techniques du corps au service du mouvement font apparaître, dans leur exécution, un certain degré de dextérité : tous les conducteurs ne sont pas également habiles pour faire un créneau, pour se faufiler sans importuner, pour exécuter des manœuvres compliquées. En outre elles peuvent être contrariées par des difficultés pathologiques ou des séquelles post-traumatiques qui entravent leur accomplissement : fractures des bras, des poignets ou des jambes et de la hanche, peuvent s'avérer en vieillissant des sources de douleurs ou de raidissements qui empêchent d'effectuer certains gestes ou qui gênent leur accomplissement [E 16] ; l'arthrose des cervicales, des épaules ou des genoux est aussi une source de gêne pour 46 les mouvements exigés par la conduite [E 9], [E 11]. Le vieillissement intervient à ce niveau comme un affaiblissement ou une diminution des capacités. C'est pourquoi plusieurs enquêté-e-s insistent sur la nécessité de garder les deux mains au service de la conduite : on ne peut plus se permettre d'occuper l'une de ses mains à tenir et à manipuler son téléphone portable [E5]. A contrario, le vieillissement ne semble pas priver les conducteurs et les conductrices de sensations éprouvées par le corps : on nous parle de la “ sensation physique ” que procure la tenue du volant, de la sensation corporelle de son véhicule comme s’il s’agissait de soi, d’une extension de son propre schéma corporel, du sentiment “ d'avoir bien en main ” son véhicule … La cénesthésie fait vibrer aux pulsations automobiles et routières. D'un autre côté, selon le dispositif somatique de perception ciblée (lumière, forme et couleurs, sons, etc), chacun et chacune a une plus ou moins grande finesse, une plus ou moins grande subtilité dans la sensibilité aux signes et aux informations qui seront traités pour l'anticipation et l'ajustement. Ce dispositif est le passage obligé vers les activités cognitives. C'est dire son importance : faute de bonnes informations ou du fait d'informations erronées, les connaissances indispensables à la conduite font défaut. On a pourtant vu ci-dessus, avec l'exemple de la cataracte, que les conducteurs et conductrices sont suffisamment inventifs pour compenser le brouillard permanent qui par moments accompagne leur mobilité routière ! Sous l'expression "activités cognitives", nous voulons rassembler plusieurs activités psychosomatiques : il ne s'agit pas d'en rester aux seules activités mentales de production de connaissances à des fins d'adaptation, alors que tout notre matériau indique que ce serait procéder à une opération réductrice qui fausserait une juste description des processus en cause. En effet, à côté de cette activité mentale de traitement de l'information qui vise à l'organiser pour calculer ce qu'il faut entreprendre, on repère aussi une activité morale qui évalue les séquences passées et à venir de son activité de conduite et qui autorise ou interdit telle ou telle possibilité dans la poursuite du chemin ; on remarque également que transitent par la cénesthésie des informations obscures qui donnent lieu à une intense activité émotionnelle débouchant sur l'expression passionnelle ou bien donnant lieu à ces contenus légers et ténus du sentiment de l'agréable. Enfin, tout cela se structure selon des modalités diverses autour d'une posture, depuis l'aisance jusqu'à la distance de plus en plus craintive qui fait 47 redouter le pire : devoir abandonner ! On ne peut pas prétendre ici présenter un modèle de l'activité cognitive de traitement de l'information pour l'élaborer et décider. On souhaite seulement en restituer les aspects qui affleurent dans les entretiens en les organisant autour de quelques pôles. Qu'en est-il d'abord de l'activité mentale d'élaboration et d'organisation de l'information pour calculer les alternatives à venir ? Elle concerne d'abord la surveillance de l'environnement et en particulier de la conduite des autres : écouter les bruits qui ne relèvent pas de la circulation ordinaire, klaxons, sirènes, et qui vont fonctionner comme le signal d'un imprévu auquel on devra faire face, mais aussi surveiller d’abord les ralentissements ; de façon plus courante, regarder devant soi sans oublier d'élargir son champ de vision en utilisant ses rétroviseurs et en faisant pivoter sa tête sur les côtés pour déjouer les angles morts : là aussi, regarder pour déceler les signes d'une continuité normale dans la mobilité des uns et des autres ou pour interpréter certains indices comme un avertissement de l'imminence de ruptures dans l'écoulement ordinaire du flux circulatoire. Le travail mental consiste à faire du tri et à sélectionner, à repérer la pertinence d'une impression et à décoder sa signification soit pour assurer le maintien et la conformité de la circulation en cours, soit pour prendre des initiatives qui changent son cours, au risque de la perturber : tel est le cas du dépassement qui nécessite une évaluation des distances et des vitesses. Pour M. T, “ savoir doubler ” un autre véhicule est tout à fait typique de l'intelligence de la conduite, un savoir-faire qu'il hésite à mettre du côté de l'inné ou de l'acquis, tellement il a du mal à en concevoir le processus : “ Même si on aime la vitesse, il faut savoir doubler. Et cette manœuvre, c'est pas par apprentissage, c'est en soi, Madame ! C'est après l'auto-école qu'on l'apprend ” [E 4]. Mais le demi-tour aussi peut devenir une manœuvre complexe par simple changement de l’environnement : “ une rue, autrefois très calme, qui débouchait sur la campagne, aujourd’hui elle débouche sur des lotissements et alors qu’on avait autrefois largement le temps de faire demi-tour pour repartir sur la ville puisqu’il n’y avait rien à l’autre bout, et j’en discutais avec un voisin aujourd’hui, ces demi-tours sont devenus très dangereux parce que le départ du demi-tour pas de problèmes, mais très très vite il y a du monde, ces lotissements sont habités par des gens jeunes avec des conducteurs jeunes qui vont vite, et je pense qu’on peut rattacher ça au vieillissement, c’est à dire qu’il y a certaines habitudes qu’on a de toute éternité et qui deviennent dangereuses, non pas parce qu’on conduit plus mal soi même, mais parce que le contexte a complètement changé. C’est 48 très clair au niveau de cette rue : au bout de la rue les voitures débouchent à une centaine de mètres ... mais c’est une descente et elles déboulent à toute vitesse ... à l’autre bout il y a environ 200 mètres aussi et elles arrivent vite sur vous et là il y a vraiment un contexte nouveau qu’on peut rattacher au vieillissement et à ses habitudes … on a toujours fait comme ça on le fait toujours de la même manière, ni plus ni moins rapidement, mais le reste à changé … on peut le ranger dans les menaces liées au vieillissement on ne se réadapte pas, surtout que les choses arrivent progressivement donc on ne les voit pas venir et un jour c’est dangereux … les endroits qu’on connaît évoluent ” [E 52]. En second lieu, ce travail interprétatif concerne tout ce qui permet l'orientation et le repérage en vue d'accorder le bon itinéraire à la destination désirée. Ce second aspect du travail mental de surveillance passe largement inaperçu lorsque les personnes reviennent sur leurs trajets habituels, dont ils ont une parfaite connaissance. Les personnes interrogées le mettent bien en valeur, lorsqu'elles se plaignent des difficultés éprouvées à parcourir des itinéraires nouveaux, en particulier au sein de villes qu'elles ne connaissent pas : certaines s'y perdent longuement avant de renouer les fils d'un chemin cohérent et pertinent [E 8] ; d'autres procèdent par elles-mêmes à de patients et longs repérages avant de faire un trajet plus normalisé sous la pression d'un rendez-vous ou d'autres exigences qui limitent la durée du déplacement [E 6] ; d'autres mobilisent un enfant (une fille, plus rarement un fils) pour découvrir de nouveaux itinéraires qu'elles réutilisent plusieurs fois dans la foulée pour bien les enregistrer [E 2]. Sur ce même registre intervient la plainte des itinéraires brouillés : des travaux ou d'autres causes ont pour effet soit d'interdire un itinéraire habituel, soit de vous mettre sur des déviations pour un trajet déjà mal assuré [E 35]. Ces deux facettes du travail mental convergent dans la décision et les réflexes de conduite à mettre en œuvre. Les micro décisions permettent d'assurer la coordination des gestes pour maintenir la trajectoire ou lui donner un autre cours. Comme le dit joliment Me A, il s'agit de “ rester en possession de ses bras et de ses jambes ” [E 5], pour en somme de ne pas ‘perdre la tête’. Interrogés sur leurs réflexes, nos interlocuteurs nous ont assuré qu'ils étaient intacts. Mais que mettent-ils sous cette idée d'action-réflexe ? Leurs propos laissent entendre que le réflexe essentiel pour la conduite, à leurs yeux, est celui qui consiste à arrêter et à immobiliser le véhicule aussi rapidement que possible : il faut savoir “ piler ” quand il convient, comme dit ce chauffeur routier à la retraite [E 41]. Quelques autres sont conscients que le réflexe "freinage" est bien limitatif et qu'il faut élargir le terme pour 49 couvrir toutes les activités exécutées dans une urgence extrême pour annuler ou limiter les dégâts catastrophiques pouvant surgir d'une situation critique : “ Devant une situation critique, comment réagissez-vous au volant ? – Alors là (silence), la maîtrise, hmmm. Il faut se maîtriser le plus possible. Il y a des situations critiques qu'on ne peut pas …, que l'on ne peut pas éviter, mais certaines… euh, si ! Mais il faut avoir du réflexe et une certaine expérience de conduite. Et puis ce n'est pas toujours en freinant que l'on se sort d'une situation critique ; il y en a qui s'imaginent que sitôt que ça ne va pas …euh, non ! Quelquefois on se sort de situations critiques justement par un coup d'accélérateur plus important que ce qu'on aurait donné normalement, pour passer avant la catastrophe. Moi je pense qu'il faut s'adapter à la situation critique pour essayer… d'éviter l'accident, ou au moins le rendre moins catastrophique. ”. [E 48] Mais la lucidité et la rapidité qu'exigent les réflexes n'ont pas la fraîcheur des jeunes années : nos vieux conducteurs en sont conscients. Changent-ils pour autant leur conduite ? En un sens, oui : ils “ redoublent de prudence ” [E 43]. On verra ci-après les liens entre cette "vertu", la conscience morale et le travail émotionnel. En tout cas, sous la protection de ce redoublement de prudence, ils ne paraissent pas remettre grand-chose en question dans leur mode de conduite. La logique majoritairement mise en œuvre se résume en “ je conduis pour les autres et pour moi… ” ! Surveiller, s'orienter, coordonner, décider…, on peut comprendre qu'ils soient nombreux à insister sur la tension engendrée par la conduite : cette activité est une affaire sérieuse qui exige forte attention et concentration, même si elle peut avoir aussi un aspect ludique. Pour tant d'énergie engloutie à cet effet, il ne paraîtra pas anormal de parler de charge mentale. D'ailleurs plusieurs personnes indiquent combien faire de la route les fatigue26. Et le vieillissement intervient pour octroyer à cette charge mentale, plus que physique, un coefficient d'alourdissement : la mémoire devient plus volatile pour fixer et retenir les points de repère nécessaires à une bonne orientation ; l'enregistrement et l'analyse des signes extérieurs nécessitent plus de temps et s'opèrent avec plus de lenteur [E 44] ; la coordination de la "tenue" de la voiture et de l'orientation devient plus difficile : “ on ne peut pas conduire et chercher sa route ”, dit M. S [E 42]. On fera juste remarquer que c’est un comportement complexe pour n’importe qui au volant ! 26 À l'inverse, un homme et une femme disent à l'enquêtrice qu'ils peuvent faire 800 à 1000 km dans la journée sans problème. Serait-ce une façon de dénier la vieillesse en accentuant une capacité de vigueur et de résistance qui connote la jeunesse ? ou ont-ils un tel plaisir de la conduite qu’ils peuvent accumuler plus de fatigue ? à moins que le confort de la voiture n’y soit aussi pour quelque chose ! 50 Dans certains cas, on est bien obligé de reconnaître qu'un mécanisme de ralentissement cognitif est à l'œuvre : s'exprime alors le sentiment d'être perdu “ c'est comme si c'était la nuit, puisqu'il n'y avait pas de lumière, quoi ! ”, un sentiment d’incertitude angoissée “ on sait pas si on doit passer… ”, bref un écart ou un décalage entre l'examen de la situation de circulation où l'on est pris et l'enchaînement de l'activité appropriée. Vivre une telle expérience engendre l'affaiblissement et la perte du sentiment de sûreté : “ Je me sens moins sûr ”, la confiance en soi qui garantit la justesse de son propre comportement pour mettre les autres et soi-même hors d'atteinte du danger n'est plus au rendez-vous.27 Pour tenter d'atténuer ce sentiment et pour ré-alimenter sa croissance, on ne manque de leurres ! Ainsi, M. S accuse le manque d'entraînement qui est le fruit de sa boîte à vitesse automatique : rester des années durant sans utiliser un levier de changement de vitesse relèverait selon lui de la paresse et engendrerait un manque de stimulation des processus mémoriels et mentaux. Charge mentale assurément que cette intense activité d'attention, d'interprétation, de coordination… Il reste qu'elle est mise en veilleuse par la "distraction" : l'environnement routier se prolonge sur le paysage et attire l'attention ; ensuite il n'y a qu'un pas, facile à franchir, pour revenir à ses propres paysages intérieurs et à ses rêveries : “ être dans la lune ”, ainsi que le dit [E 2]. C'est contre ce risque de perte de vigilance que luttent ceux et celles qui demandent à leur conjoint, ou à leur passager, de ne point leur parler, ou qui n'acceptent pas de faire usage de leur radio : on a là un mécanisme homologue au mécanisme moteur qui consiste à garder ses deux mains sur le volant (égarer l'une d'elles à manipuler son portable revient à une perte de vigilance motrice) (cf. ci-dessus). D'autres au contraire jouent la carte des routines : ces personnes peuvent consacrer une grande partie de leur activité de conscience à dialoguer avec elles-mêmes dans leur for intérieur, à réfléchir à une situation passée, à esquisser ou à préciser leurs projets. Tout se passe comme si elles se mettaient en ‘pilote automatique’ au point qu'on peut avoir le sentiment que la voiture se conduit ! “ Pour aller à [mon commerce] qui était à Saint Cyprien [nom d'un quartier populaire toulousain], je passais par le Grand Rond, le pont Saint-Michel, etc. Et pour aller chez mon fils, on prend le Grand Rond et on tourne un peu plus loin. Et l'habitude, quand on a fini de travailler … l'habitude fait que 27 Pour avoir longuement écouté des conducteurs débutants on peut entendre en écho les mêmes sentiments de crainte, à ceci près que la déstabilisation des vieilles personnes renvoie à une sensation de perte d’efficacité, alors que pour les jeunes personnes c’est une déstabilisation qui construit de l’expérience. 51 quand j'allais chez mon fils, en fait j'allais à [mon commerce] ou du moins comme si le volant se tournait vers lui ! Et j'ai mis longtemps, hein ! C'est pas parce que ça me manquait, c'est l'habitude de tourner le volant à cet endroit ! ” [E 39]. Ce mode de pilotage automatique peut aussi fonctionner à la campagne : “ toutes mes conduites ne se font que sur des itinéraires que je connais par cœur et pas plus tard qu’hier je me suis demandé, je suis passé dans une ville, je ne m’en suis absolument pas aperçu … je me suis retrouvé dans une ville et je me suis demandé mais qu’est-ce qui s’est passé quand j’ai traversé l’autre ville que je n’avais pas vu passer…j’étais plongé dans une réflexion j’étais plongé dans quelque chose et je n’ai absolument pas vu passer Villefranche je me suis retrouvé à Cosne ... Villefranche j’avais pas vu ; pourtant il y a un feu, il y a un carrefour, il y a une concentration… et je ne fais que des itinéraires connus et c’est peut-être d’ailleurs un facteur d’accidents ça ” [E 52]. Toutes les routines ne sont pas aussi envahissantes ! Quoi qu'il en soit, l'attention reste flottante et la conscience peut être rapidement mobilisée par des indices qui fonctionnent comme des signaux d'alarme : conducteurs et conductrices reviennent alors à une attention soutenue et redoublent de vigilance. Maintien d'une attention aussi élevée que possible ou appui sur des routines prêtes à être débranchées et reprises en main n'excluent jamais totalement des “ risques inconscients ” [E 43] : il s'agit de séquences de conduite dont on prend conscience après coup qu'elles ont été dangereuses (on n'a pas vu le feu rouge, on a déboîté alors qu'un autre conducteur s'était déjà engagé sur la file de gauche et on ne l'avait pas vu, on a roulé pendant un moment sur la partie centrale de la chaussée y compris en prenant un tournant, etc). Ces risques ont été pris parce qu'ils ont "échappé" à la vigilance mentale et constituent des "actes manqués" où l'enjeu de la vie et de la mort peut être engagé. Normalement, un bon conducteur mobilise sa lucidité de jugement pour une prise de risques raisonnée et raisonnable (par exemple, dépasser un véhicule en évaluant vitesse et distance de sorte que la manœuvre soit a priori sans danger). À l'inverse, des personnes au volant prennent des risques inconsidérés pour se donner des sensations d'atteindre "l'extrême", par exemple, ce que l'un de nos interlocuteurs appelle “ le dépassement – roulette russe ” [E 3]. Quelques-uns de nos interlocuteurs, parce qu'ils ont pratiqué des rallyes au cours de leur jeunesse, les conçoivent comme une possibilité dans le cadre du sport de compétition, et n'hésitent pas à considérer la prise de risque dans ses conséquences les plus extrêmes : “ comme dans l'arène, il faut être prêt à tuer comme à être tué ” [E 1]. Par contre, cette possibilité dans le cadre routier ordinaire 52 suscite une autre composante de l'activité cognitive : l'évaluation morale. Pour M.N, transposer les risques des circuits de compétition dans le réseau routier, c'est “ rouler sans conscience ”. Au contraire, l'activité morale appelle le respect d'autrui comme une autre forme du respect de soi-même que l'on peut donner en exemple à ses propres enfants et petits-enfants : “ En autoroute, en ville, moi, je suis correcte. Je laisse passer les piétons, je laisse passer les cyclistes alors qu'ils n'ont pas le droit de passer (rire) ! Non, là, je suis correcte… surtout qu'en ville bien souvent j'ai mes petits-enfants […] Par contre une chose que je fais, même si je le fais lentement, je me gare de façon à ce que mon voisin puisse ouvrir sa portière et puisse rentrer. J'essaie d'être aussi correcte que possible. Ça, je le fais parce que je trouve que c'est la moindre des choses. [E 39]. L'activité morale est une veille pour la protection de soi-même : il s'agit d'éviter l'accident mortel en évitant de prendre des risques déraisonnables, notamment liés à une vitesse excessive. “ On se dit : tu as le temps ; s'il t'arrive un pépin, tu vas y passer ; si tu peux te rallonger la vie… vous savez, c'est complexe ! ” [E 3]. Elle fait découvrir que les risques pris ne concernent pas seulement sa propre personne mais sa famille, c'est-à-dire son conjoint et ses enfants. M. Z retrace un "incident" survenu pendant les vacances familiales sur les routes d'Espagne, il y a plus de quarante ans : il a voulu dépasser un camion qui roulait lentement alors qu'il n'avait aucune visibilité ; une voiture est arrivée en face : l'accident a été évité de justesse. Pour M.Z, cet incident de vacances a été le point d'orgue d'une mobilisation de sa conscience morale sur la route pour le restant de sa vie. Plus généralement, la plupart de nos interlocuteurs disent combien le transport de leurs petits-enfants les “ fait réfléchir ” : “ C'est une responsabilité… parce que malgré… c'est un truc personnel… les sièges auto pour les petits, ça va bien s'il ne vous arrive rien ; mais s'il vous arrive quelque chose… Pour moi, c'est pas au point… alors on réfléchit, quoi ” [E 1]. Une autre grand-mère responsable au quotidien de déplacements avec ses 2 petits-enfants raconte : “ alors ça tout le monde me reproche tout le monde me dit mais c’est de la folie c’est de la folie alors j’ai 2 petits sièges derrière ((très forte inspiration et expiration)) je fais pas un grand chemin et je les attache et je suis formelle j’ai expliqué pourquoi, je ne veux pas si je freine que vous passiez dehors ; votre école n’est pas loin elle est à 800 mètres mais moi je viens de plus loin et ça je ne veux pas mais maintenant on fait que rentrer à la maison mais d’accord mais moi je vous attache . Beaucoup d’amies me disent moi je n’oserais pas je ne le ferais pas, j’aurais peur qu’on me reproche quelque chose, mais je dis hein à la grâce de dieu là parce que si ma fille m’avait pas je sais pas qui le ferait alors, alors c’est sûr que moi j’y trouve des avantages parce que c’est enrichissant pour moi mais j’ai pas un sentiment d’angoisse quand je les mets dans la 53 voiture mais, bon, je suis bien contente d’être arrivée ” [E 6]. D'autres personnes, comme M.J, ont le souci permanent, depuis toujours, “ d'éviter de faire mal à quelqu'un ”. La dernière composante de l'activité cognitive que nous avons repérée concerne l'effervescence émotionnelle. En lutte permanente avec la vieille morale sur les risques, le désir et le plaisir de la vitesse sont une constante qui apparaît d'une façon ou de l'autre dans tous nos entretiens. Dans ses expressions les plus fortes, ce plaisir envahit tout le corps et le “ transporte ” littéralement hors de toute réalité autre que la vitesse : le corps est tout entier mobilité fulgurante. Pour peu que cette vitesse atteigne des seuils risqués au regard du contexte, ou de la loi, s'ajoute un “ plus ” au plaisir : des bouffées de chaleur envahissent le corps et la transpiration perle la peau. M.K estime qu'il s'est maintenant assagi mais “ à cette époque-là, tout était permis : je me suis fait des chaleurs et 28 tout ce que vous voulez ! ” [E 1]. Pour quelques-uns de nos interlocuteurs , cette quête de plaisir dans la vitesse est tout à fait normale dans la mesure où elle relève du risque raisonnable29 : cela fait partie des ‘grands frissons’ qu'il est ‘normal’ d'éprouver dans la vie. “ On a une sensation de dire… comme les gens qui vont à la lune […] eux, ils aiment aller à la lune ; moi j'aime bien de temps en temps faire une pointe de vitesse comme ça, et terminé, voir la sensation que ça donne et c'est tout! ” [E 3]. Quand il aborde la question de la vitesse, M.G s'empresse d'indiquer aussitôt qu'à son âge (proche de 80 ans), il ne fait pas d'excès de vitesse et il prend à témoin ses enfants qui lui reprochent de laisser sa voiture “ s'encrasser ” parce qu'il ne roule pas assez vite. Mais son œil devient rapidement plus vif quand il ne cache pas son contentement de faire de temps en temps “ une pointe jusqu'à 160 ou 180 km/h. ” Il estime alors que “ les risques qu'on prend, ils sont raisonnés : c'est quand je monte à 160, je prends des risques puisque normalement… ou 180, je prends des risques mais ce sont des risques raisonnés : il n'y a personne devant et on peut se permettre de… de se lancer un petit peu quoi ! Des fois ça fait plaisir. Non, non, mais c'est vrai, c'est un plaisir. C'est pas pour le faire à chaque fois. Et à côté, moi, j'ai mon chauffeur ; alors, il me tape sur l'épaule et il me dit : “ doucement, doucement ” […] – Est-ce que vous pouvez préciser ce que vous ressentez quand vous allez vite ? Quand vous allez à 160, ça vous fait 28 Bien que notre échantillon ne puisse prétendre à aucune représentativité, il apparaît que les enquêté-e-s les plus "accros" à la vitesse appartiennent plutôt au milieu populaire, comme si à travers elle, on cherchait à prendre une revanche parce qu'elle permet d'en remontrer aux autres. 29 Prendre un risque raisonnable n'a évidemment pas la même signification pour tous les conducteurs et toutes les conductrices : pour qu'ils soient raisonnables, et donc acceptables, les risques sont systématiquement minimisés, par exemple, rouler un moment à 180 km/h sur une nationale peut être ramené à "se lancer un petit peu", "faire une petite pointe", etc. Cf. ci-après. 54 quoi ? – Ah ! je suis content… je suis content ! (rire) Mais (ma femme) me dit : ‘allez, ça y est ! tu t'es défoulé ! Bon, maintenant, lève un peu le pied !’ ” [E 43]. Pour tous ces amoureux de la vitesse, l'autoroute est une tentation permanente : anthropomorphisée et mythifiée, elle vous attire et vous séduit à tout âge, sirène ensorceleuse de nos odyssées circulatoires modernes. Me M (71 ans) est au volant de sa voiture, voici quelques mois, sur autoroute, en compagnie d'amies : elle bavarde avec elles et se voit soudain à 180 km/h; elle ralentit… mais elle vient de recevoir une contravention pour excès de vitesse. Le raffinement du plaisir de l'excès de vitesse est porté à son comble par Me P (79 ans) lorsqu'elle procède à un tel mode de conduite en écoutant des musiques qu'elle aime : 180 km/h en musique sur autoroute vous donne un sentiment de puissance délicieux ! “ On a l'impression qu'on… je sais pas… qu'on s'évade, qu'on… le plaisir de conduire… et puis le plaisir enfin… de partir ailleurs […] oui, je sais pas, on a l'impression d'être… un peu le pouvoir. Peut-être, c'est possible… Je ne me suis jamais posé la question, mais c'est possible… Oui, je pense que c'est ça quand même… euh… pas moins vulnérable, non… mais je ne sais pas comment dire plus… je ne sais pas… on a l'impression de commander un peu, enfin si vous voulez, parce que vous commandez à votre voiture déjà… c'est possible que l'on éprouve à ce moment-là un extraordinaire sentiment de puissance ” [E 9]. Une conductrice (institutrice jeune retraitée) se défend d'aimer la vitesse, comme pour manifester à l'enquêtrice qu'elle se conduit bien ! Mais une fois écarté le risque de vitesse excessive que, naturellement, elle ne prend jamais, elle savoure de raconter le plaisir que lui procure “ l'accélération ”. “ J’aime une voiture qui réagisse quand je veux doubler, quand je veux, et quand je démarre je démarre assez, assez brusquement, mais je me suis beaucoup calmée en 45 ans ((rires)) ”. [E 7] Les femmes de notre échantillon paraissent plus réservées, en général, à l'égard de la vitesse : les exceptions sont assez systématiquement le fait de femmes de classe supérieure et/ou de celles dont l’histoire de vie les a éloignées de gré ou de force d’un époux unique gardien du volant. Est-ce une manière de présentation de soi qui ferait correspondre la normalité du ‘bien se conduire féminin’ à une mise à distance de ce plaisir, tellement plus revendiqué par les hommes ? L'image et l'expérience classiques de la vitesse sont aussi connotées par la puissance (on vient de le voir) et par la violence : la vibration des voitures qui roulaient vite sur des routes encore mal assises contribuaient à nourrir cette connotation. Inversement, il y a une sorte de “ douceur ” à rouler très vite avec la dernière génération de véhicules et de revêtements de chaussée : 55 le silence des voitures actuelles, bien insonorisées, bien suspendues, fait perdre les repères sonores et cénesthésiques de la grande vitesse.30 Les femmes se mettront-elles à moins bouder ce plaisir ? “ Ah ! la vitesse : je comprends les jeunes ” [E 2]. Faute de pouvoir encore avouer les tressaillements attachés au rouler vite ( “ Je n'ai pas d'ivresse de la vitesse ”, nous dit joliment une dame), les femmes des vieilles générations expriment plutôt “ le plaisir de conduire ” qu'elles revendiquent et défendent à tout âge : “ Là où je déteste (bref éclat de rire), c'est quand on me dit : à votre âge [81 ans], vous conduisez ENCORE ! (rires) Je déteste, oui ” [E 5]. Me E. a passé le permis à 57 ans, après le décès de son mari (elle en a 80), alors qu'elle ne se croyait pas capable de cet "exploit" : “ Pour moi, conduire, ça a été une joie, ça a été un bonheur, ça a été… je peux pas vous dire… […] C'est un bonheur : j'aime la voiture comme une seconde personne. […] Oh, oui, oui, je peux faire du 120 km/h, je le fais encore ” [E 2]. Le contentement de conduire vient, pour certaines femmes interrogées, de ce qu'elles vivent cette activité comme un moment de détente parce qu'elle comporte un aspect ludique. C'est un moment agréable au cours duquel on peut “ se laisser aller ” [E 35]. Ce versant passionnel comporte son envers ou du moins finit par s'atténuer. Me L. préfère dormir auprès de son mari qui la conduit. Entre deux petits sommes, elle l'invite à ne pas aller trop vite. Lorsqu'il arrive qu'elle doive prendre la voiture, seule ou pour remplacer son mari au cours d'un long déplacement, ça l'embête franchement. Il n'y a pas l'ombre d'une émotion dans la conduite : l'activité est purement rationnelle et instrumentale, pure médiation vers d'autres lieux où l'émotion pourra se manifester [E 8]. Ne laissons pas penser cependant que la dimension émotionnelle se réduirait au plaisir. Plusieurs personnes racontent des situations qui ont suscité leur colère, soit qu'elle soit tournée vers un conducteur ou une conductrice, soit que la situation ellemême la suscite (un embouteillage, par exemple, ou les nouvelles bordures en ciment qui fleurissent maintenant en entrée des agglomérations pour séparer les 2 voies de circulation). Une partie de nos interlocuteurs témoigne qu'avec le vieillissement, le plaisir de la vitesse et le plaisir de la conduite s'atténuent. L'avancée en âge mettrait fin au goût de la vitesse. M. Z (80 ans) assure l'enquêteur qu'il n'a plus cette passion de “ rechercher les sensations fortes ”, qu'il respecte strictement les limitations de vitesse. Il ajoute que le vieillissement rogne bec et ongle : on est moins agressif que dans sa 30 Au point d’ailleurs que pour calmer les vitesses à certains endroits il faut reconstruire les anciens ‘dos d’âne’ qu’on appelle de façon plus moderne des ‘gendarmes couchés’ ! 56 jeunesse pour répliquer à un geste déplacé ou lorsque “ vous êtes serré d'un peu trop près ”. [E 45] Or, assez curieusement, à quelques exceptions près, ce désir d'aller vite ou très vite apparaît quels que soient les âges de nos interviewé-e-s : l'observateur ne peut que rester sceptique devant ce qui finit par apparaître davantage comme une pétition de principe que comme la description d'une expérience. Non pas que cette expérience n'existe pas : nous n'avons aucune raison de contester le témoignage de M. Z. La réserve se situe au niveau de l'interprétation : il n'est pas vrai qu'on puisse observer une sorte d'amortissement passionnel et émotionnel qui suivrait progressivement la pente de l'âge et cela converge parfaitement avec nos travaux antérieurs sur "la déprise" (Barthe et alii, 1990 ; Clément, Mantovani, 2000) : sa logique de sélection et de substitution des activités pour réaménager sa vie en conservant soigneusement les registres d'intérêt qui tiennent à cœur, repose sur un principe d'économie des forces qui est un formidable travail de prévention ; mais le processus n'est pas réductible à un mécanisme irréversible dont le déroulement se scanderait par des phases bien établies : on peut constater au contraire qu'à de forts épisodes de déprise (suite à un veuvage ou à l'apparition/aggravation d'une maladie, par exemple) peut succéder un temps de "reprise" au cours duquel l'individu vieillissant renoue avec des activités et des relations passées, en découvre de nouvelles et se soucie de reconstituer et de préserver son autodétermination. Le processus de déprise est marqué par la fatigue physique et morale, ainsi que par le fait que l'intérêt, le plaisir, l'envie ou le goût pour telle ou telle action ou bien telle ou telle rencontre s'émoussent. Dans notre échantillon, le cas de M.N. vient faire écho à ce modèle : il ne prend jamais le volant que sur des distances courtes (aller à son club, se rendre à la consultation médicale, faire des courses), de sorte qu'il ne fait guère plus que 1000 km dans l'année ; lorsque l'enquêteur lui demande si la conduite est une activité plaisante pour lui, il répond par un propos décalé, comme si la question du plaisir à conduire était désormais déplacée : “ c'est-à-dire que… si vous voulez, ça ne me dérange pas (sous-entendu, de conduire) ”. [E 44] C’est le plaisir qui devient inconvenant. La voiture fait encore partie de sa vie comme un moyen de rencontre et d'autonomie, mais tout se passe comme si une séparation affective était accomplie : il est prêt à avoir recours à un taxi pour ses petits déplacements, le travail de substitution est déjà à l'œuvre. 57 Les composantes de l'ensemble des activités cognitives qui sont indispensables pour accomplir la conduite automobile se structurent autour d'une posture plus générale qui traduit un mode de rapport à la voiture, à l'environnement routier et aux autres conducteurs. Nos interlocuteurs et nos interlocutrices l'ont souvent exprimé d'un mot : “ conduire avec hardiesse ”, “ pas de complexe au volant ”, “ avoir confiance en soi dans ses manœuvres ”, “ surmonter un moment de panique ”, “ absence totale d'appréhension ”, “ ne pas avoir peur dans le flux circulatoire ”… Toutes ces expressions traduisent bien une ouverture tranquille et discrète sur l'univers de la route où l'on se sent sûr de soi, c'est-à-dire capable de rouler sans être dangereux pour autrui tout comme on se sent en sécurité parce qu'on ne perçoit pas la conduite des autres comme volontairement dangereuse (on peut la percevoir de cette façon, mais à titre exceptionnel de grave signal d'alarme). Les changements dans cette attitude-pivot sont souvent l'expression d'un processus de déprise à l'œuvre : passer de la hardiesse au qui-vive permanent, ne plus être capable de surmonter la panique qui gagne, devenir craintif dans l'écoulement des flux circulatoires… constituent autant d'indices d'une activité à réduire, à transformer ou à effectuer dans d'autres conditions. Les expressions que nous avons utilisées ici sont souvent fortes, trop fortes. L'expérience des gens âgés en la matière est souvent plus infime : leur posture de conduite change imperceptiblement, au point qu'ils peuvent revendiquer qu'ils sont toujours égaux à eux-mêmes et que rien ne change ; en réalité ils se sont adaptés et ont procédé à des compensations aussi imperceptibles que leurs glissements. Techniques corporelles et activités cognitives qui participent au déroulement de la conduite automobile sont à l'œuvre dans des situations spécifiques, elles mêmes prises dans des contextes particuliers. On ne va pas procéder ici à un inventaire exhaustif des situations de conduite : à travers l'énumération des plus communes, on visera à attirer l'attention sur leur diversité et à susciter un questionnement sur les points d'achoppement qu'elles peuvent éventuellement comporter : quelles situations de conduite sont vécues par nos conducteurs âgés comme des ‘situations critiques’ ? Nous entendons par là que le déroulement d'une facette de la conduite (par exemple une manœuvre déterminée) suscite des difficultés supplémentaires pour son accomplissement. Chaque situation, fût-elle critique, présente une certaine typicité, mais elle devient chaque fois singulière compte tenu de son contexte. Par exemple, la situation de mise en stationnement est tout à fait typique en tant que situation de 58 conduite ; par contre, chacun conviendra que se garer au cœur d'une grande ville n'est pas la même chose que de le faire dans un village rural ou dans son garage, tout comme il existe bien des différences entre se garer le jour et se garer la nuit, par temps de pluie ou avec un beau soleil. Le contexte peut donc faciliter les situations de conduite ou au contraire les rendre plus compliquées. À travers la facette de l'installation, nous avons abordé déjà la situation de mise en route et de sortie de l'aire de stationnement. Deux enjeux importants sont liés à cette situation : on a vu celui de l'accrochage de la ceinture de sécurité ; il y a également celui de l'introduction dans le mouvement circulatoire collectif. Si, depuis son garage ou l'aire de stationnement à proximité du domicile, cette manœuvre n'apparaît pas poser problème, elle peut devenir difficile à d'autres moments, en particulier pour sortir d'une aire de stationnement dans les centres villes. Ainsi, M.G. a plusieurs lieux de stationnement, dans la petite ville qu'il fréquente, selon les jours de la semaine et du mois (il distingue les jours ordinaires, les jours de marché et les jours de grande foire) : en s'éloignant, selon chacune de ces temporalités, un peu plus du centre, à la fois il se permet de trouver plus facilement une place pour stationner, et il se tient à l'écart de la densité circulatoire pour pouvoir repartir sans pression. Entrer ou sortir d'une aire de stationnement est une situation critique pour tous les conducteurs : il est toujours nécessaire d'apprécier le ‘bon’ moment pour sortir et de trouver le ‘bon’ endroit pour y entrer. Avec le vieillissement, la difficulté s'accroît et la formule “ déboucher sur ” fait surgir même en le racontant des souvenirs et des situations d’angoisse qu’il s’agisse d’une sortie de cour, de parking, de chemin. Notons quand même que le débouché le plus complexe est celui de la bretelle qui rejoint une voie rapide ou une autoroute et qui “ est comme un fleuve qui débouche dans un océan ”. En dehors de l'aire privée (liée à son domicile), l'enjeu est bien de trouver une place où laisser sa voiture sans gêner la circulation et les riverains. La multiplication des véhicules rend l'opération difficile pour tous, mais la rapidité dans la quête et dans l'exécution constitue un handicap dont les conducteurs âgés se débrouillent très différemment. Les uns ne jurent que par les parkings souterrains ou en hauteur, à condition qu'ils soient bien éclairés et surveillés, parce qu'ils garantissent, sauf indication contraire, une place. “ Depuis que j'ai un parking devant la porte, je préfère la mettre au parking pour deux raisons. Si vous la mettez n'importe où, le moindre PV c'est 250 F et vous en attrapez facilement 3 ou 4 par mois, hein ! Le parking, c'est cher, mais ça coûte 59 moins cher quand même que trois PV ! […] Et puis quand vous rentrez dans le parking à… mettons une heure moins le quart, une heure, eh bien ça s'allume, ça s'éclaire partout, donc c'est bien ordonné, c'est mieux ” [E 39]. D'autres ne veulent pas entendre parler de ces lieux parce qu'ils sont trop labyrinthiques : faute de repères bien clairs, ils s'y perdent et n'arrivent pas à retrouver leur véhicule ; cela peut devenir quasi-phobique. “ Dès que je rentre dans un parking souterrain, je commence à angoisser et c'est... Une fois, je suis allé dans un parking et puis… enfin bon… je crois que c'était le municipal. Et la barrière pour sortir s'est coincée. Vous aviez au moins 50 ou 60 voitures à la queue… de la fumée partout ! vous êtes combustible, faut pas l'oublier. Je n'y vais plus dans les parkings souterrains […] Vous savez, j'aime l'air libre ” [E 48]. En dépit de la pression des autres conducteurs, certaines de nos interlocutrices prennent le temps pour bien faire leurs créneaux [E 35], alors que d'autres préfèrent s'éloigner pour trouver une aire plus tranquille : “ Je vais me garer où il y a de la place et où j'embête pas les gens pour me garer ; et puis je déteste pas de faire 100 mètres et de marcher […] J'aime pas déranger les gens et bloquer les files ” [E 2]. Créneaux et marche arrière, parce qu'ils font appel à des mouvements corporels supplémentaires, peuvent susciter une forte gêne : certaines personnes y ont renoncé définitivement et ont trouvé des tactiques de substitution (cf. ci-dessus). Cependant vient un temps où de ‘vieux routiers’ renoncent à se déplacer dans les grandes villes, puis les villes moyennes et les petites villes, parce que stationner devient pour eux une activité inaccessible. En outre dans les moyennes et les grandes villes, le problème du stationnement s'associe à celui des repères (cf. ci-dessous) : quand on a un rendez-vous dans une rue déterminée et qu'on est obligé d'aller se garer plus loin, dans un secteur inconnu, on a du mal à retrouver le lieu de rendez-vous, et plus encore à retrouver le fil de l'itinéraire de sortie reconnu. La situation la plus courante de conduite est l'inscription dans un flux de circulation. Ici, plus encore que dans les situations précédentes, les contextes sont déterminants. Nous avons eu l'occasion de souligner combien la conduite seul-e, par opposition à la conduite avec passager(s), changeait la donne : conducteurs ou conductrices peuvent se faire ‘rappeler à l'ordre’ par leur conjoint ; on a le souci de ramener à bon port les amis ou les voisins que l'on transporte avec soi pour leur faire plaisir ou pour passer un moment agréable avec eux ; surtout, l'attention et le souci monte d'un cran lorsqu'on prend en charge ses petits-enfants : les ramener en pièces à leurs parents est proprement insoutenable ! On a remarqué également que conduire sur 60 autoroute était une source de tentations quasi onaniques : le désir de “ se faire plaisir ” en roulant à très grande vitesse emporte souvent la mise ! Mais d'autres conducteurs âgés nous ont confié que la même tentation existait sur des nationales ou des départementales bien enrobées et en ligne droite ! Plus généralement, trois ordres de contextes peuvent susciter des situations critiques au cours de la circulation. - Le premier relève du temps, en particulier météorologique : le mauvais temps, spécialement pluie et neige, n'incite pas nos interlocuteurs et nos interlocutrices à circuler, à quelques exceptions près (certaines personnes aiment le bruit de la pluie sur leur habitacle et se sentent heureuses d'être protégées dans leur voiture) ; le temps, c'est aussi la nuit : on nous parle de l'éblouissement des phares, mais surtout d'une plus grande difficulté à évaluer les distances (sur ce point aussi, des individus se distinguent par leur goût de la conduite de nuit qui leur permet, par le repérage des phares, de meilleures anticipations31). Mais les rayons du soleil qui éclairent en contre jour certains feux tricolores sont redoutés aussi par plusieurs enquêté-e-s. - Le second contexte est la conduite de ville. En dehors des problèmes de stationnement, trois sortes de difficultés la caractérisent. D'abord, on a la question de l'orientation : trouver son chemin dans la ville, au milieu d'une succession de travaux incessants et avec des changements de régulation du trafic (sens uniques nouveaux, renouvellement d'itinéraires imposés, etc.), n'est pas toujours facile pour le commun des mortels. “ Si je connais pas mon chemin c’est pas la peine ” [E 14] ; “ Si on connaît le chemin on se défend ” [E 22] ; “ Je peux pas chercher mon chemin et conduire ” [E 31]. Avec l'âge, on a déjà noté que la mémorisation des itinéraires pouvait se troubler et, en tout cas, que le repérage des directions devenait plus compliqué. “ Ce dont je m’aperçois c’est que les facultés ralentissent quand je veux voir une rue par exemple le nom d’une rue … il faut que je je j’avance trop près pour voir le nom de la rue puis quand c’est prêt à voir le nom de la rue eh bé je suis passé… à la suite de ça pour pas aller assez vite ben y en a y klaxonnent parce que je roule pas assez vite, mais pour voir le nom de la rue faut pas que je roule trop vite, mais le gars en arrière il aime pas ça parce que le petit vieux en avant … et alors que ça le tracasse et ça fait faire des accidents ça, il klaxonne il 31 Assez curieusement, ce sont aussi des personnes qui aiment conduire vite. La nuit ne leur donnerait-elle pas aussi une sorte de sentiment de tranquillité et d'impunité pour s'adonner à des vitesses excessives ? 61 m’impose sa vitesse et ben oui j’accélère, j’accélère, mais en accélérant j’ai pas eu le temps de voir le nom de la rue ” [E 10]. Et puis ce peut être un ensemble d'habitudes et de routines qui est bouleversé par des changements effectués sur le système socio-technique routier : “ …on sait jamais qui est prioritaire, de quel côté ils le sont. Euh… tu te fais klaxonner d'un côté, quand on arrive d'un côté : ah, mince, c'était pas ce côté, il fallait pas être dans cette voie, il fallait être dans l'autre ! Bon, pour s'engager alors dans cette voie, il y en a trois ou quatre qui sont derrière et qui klaxonnent ! C'est… euh, à mon âge [près de 80 ans], c'est quelque chose de difficile […] L'autre jour, je revenais de la gare, là, et bon, pour faire un tour, bon, je croyais que j'avais la priorité, et je n'avais la priorité ! Je m'en suis aperçu après. J'ai dit : tiens, tu es passé au panneau, tu n'avais pas la priorité. Alors, bon, c'est toujours pareil […] tant que je peux, j'évite le tour de ville maintenant ”[E 43]. Ou encore : “ j’y regarde pas, je prends la file du milieu pour pas être coincé par le camion alors le gars a klaxonné …” [E 53]. En second lieu vient l'oppression occasionnée par la densité du trafic, en particulier sur les rocades et autres voies rapides : cette densité circulatoire s'opère au plus juste du point de vue des distances et des vitesses, de sorte qu'elle ne tolère pas la lenteur et les hésitations. “ Se tenir à sa place ” dans la “ bonne file ” et à la “ bonne vitesse ” devient une activité critique pour certains vieux conducteurs, en dépit de leur importante expérience antérieure éventuelle. En particulier, parce qu'ils réduisent leur distance à votre véhicule, les autres conducteurs vous apparaissent comme dangereux et engendrent un sentiment d'insécurité. “ C'est peut-être la manie des jeunes, ça, de se mettre à… à 7 ou 8 mètres derrière, là, toujours collés derrière ! Mais je dis : s'il fallait que tu freines ? ” [E 42]. Parmi les personnes que nous avons interrogées, certaines deviennent particulièrement attentives au moment de la journée ou au calendrier pour éviter les périodes de densification du trafic parce que les actifs se rendent au travail ou bien profitent de leurs jours de congés. La dernière-née des difficultés qui envahit nos agglomérations urbaines, mais aussi à chaque fois qu’on veut ralentir la vitesse du flot, ce sont les ronds-points. Me G., peut s’exclamer : “ alors moi j’aime bien les ronds-points , c’est tellement commode ces giratoires-là on n’a plus à attendre ”, mais ce n’est pas le cas de la plupart de nos enquêté-e-s qui ont été formé-e-s à la conduite automobile à un moment où il n'y avait que “ la priorité à droite ” (sauf les stops et quelques autres cas peu pratiqués) : l'introduction d'un système de régulation qui est vécu comme une priorité à gauche systématique dans les ronds-points est une révolution de conduite que les 62 anciens ont du mal à assimiler. Au dire de cette retraitée, ruraux et vieux conducteurs sont repérables à leur façon de “ piler ” sur un rond-point “ pour respecter la priorité à droite ! ” [E 7]32. Il faut dire aussi que le rond-point cumule les difficultés : il faut à la fois trancher la question de la priorité, analyser les vitesses, éviter de faire trop patienter l’autre juste derrière et repérer la ‘bonne’ sortie. “ Vous ne savez pas comment on prend les ronds-points ? On ne vous a jamais expliqué ? – Ben si mais… (rire) on arrive… bon d'habitude, c'était en face, quoi ! Mais quand on arrive à un rond-point, ça change beaucoup de… - Vous vous perdez aux ronds-points, alors ? – Ben… il faudrait faire le tour jusqu'à… Mais comme les autres derrière sont à… S'il y a personne, ça va tout seul ! Mai si… si c'est la bourre… - Oui. – Puis il y en a qui n'acceptent pas d'avoir quelqu'un qu'est… qui cherche son chemin. – Ils vous klaxonnent ? – Ils klaxonnent ou quand on… s'ils sont passés à côté de nous, ils nous regardent là, ils disent : “C'te pauv' vieux ! ”, là (rire). – Ça !… Comment vous réagissez ? – Ça m'énerverait assez vite, oui… ” [E 42]. Pour peu que les ronds-points soient situés sur des axes de trafic important, qu'ils comportent de multiples possibilités de sortie, ils rassemblent en leur dispositif les différentes difficultés majeures de la conduite. Les vieux conducteurs urbains savent mobiliser toutes leurs ressources pour échapper à ce qui devient des obstacles insurmontables à leurs sorties automobiles : ils n'hésitent pas à allonger leurs itinéraires en empruntant dès que possible les rues les moins passantes pour arriver à leur fin. - Enfin, le troisième contexte est celui des situations de conduite ‘en campagne’. Cela ne veut pas dire que le réseau routier porte nécessairement une trace rurale : le réseau autoroutier en particulier fait écho aux rocades urbaines, façonnées par les industries de la route. Mais les espaces de circulation y sont largement constitués de routes nationales et départementales, et de chemins. Même si elles ont le temps, certaines personnes nous disent combien la rencontre de petites voitures utilisables sans permis, qui se traînent sur la route, peuvent être une source de frustration et d'énervement quand le terrain ne se prête pas à leur dépassement. De façon générale, la situation critique typique de ce troisième contexte tient aux dépassements sur les routes à voies de circulation inversées : ce qui a longtemps relevé de gestes spontanés (vérifier le dégagement de la voie de gauche, contrôler qu'on n'est pas soi-même doublé, mettre le clignoteur et déboîter en engageant sa réserve d'accélération…), devient source 32 Redisons ici les ravages comportementaux qu’a provoqués l’introduction sémantique de ce mot ‘priorité’ par des générations de moniteurs d’auto-école ! Il ne s’agit nullement d’instaurer une priorité pour le juriste mais d’organiser un ordre de passage qui ensuite a été lui-même instauré en ‘moi d’abord’ ! 63 d'inquiétude. Le nœud du problème est dans l'appréciation des capacités d'accélération de son véhicule par rapport à la vitesse de celui qu'on veut dépasser (va-t-on dignement relever le défi ?) et dans la crainte qu'au moment de se rabattre sa propre vitesse soit insuffisante et gêne le véhicule qu'on dépasse (va-t-on éviter la queue de poisson ?). Ces questions se posent très fortement lorsque le véhicule à dépasser est un camion, particulièrement un semi-remorque, parce que la capacité d'accélération de leur version la plus moderne est toujours surprenante et que leur masse reste impressionnante. “ C’est pas pour dire mais c’est long ces camions, surtout ces camions espagnols qu’il y a sur la route de Muret ” [E 7]. Quels que soient les contextes, conducteurs et conductrices doivent aussi compter sur leurs limites psychosomatiques : toutes ces situations critiques ajoutent à la charge mentale ordinaire le stress. Les vieux conducteurs, les vieilles conductrices en éprouvent un surcroît de fatigue : comme le dit bien sagement M. P. du haut de son expérience d'ancien chauffeur routier, “ il faut savoir s'arrêter ” [E 41]. Pour les grands trajets qui le ramènent en visite dans son lieu de vie antérieur à la retraite, M. S. prend maintenant une heure de plus qu'au début parce qu'il s'arrête deux à trois fois. À réécouter les propos des personnes interviewées, l'observateur est sans cesse émerveillé de leurs capacités inventives pour ne jamais cesser de trouver des solutions à leurs problèmes de conduite : dans ces conditions comment envisager d'arrêter ? On ne peut pas expliciter les facettes de la conduite automobile sans aborder à chaque instant le rapport à d'autres personnes, conductrices ou pas (piétons, vélos…), sans oublier ces acteurs particuliers que sont les agents de la circulation (police, gendarmerie, etc). Mais jusqu'ici nous n’avons pris en considération ces différents acteurs qu'à la marge, alors que leurs interactions sont capitales pour les déplacements : l'enjeu est d'aboutir à sa destination en “ évitant systématiquement les collusions et les obstructions mutuelles par des restrictions consenties33 ”. Comme le montre Goffman, la moindre mobilité est inenvisageable dès qu'il y a plusieurs “ entités véhiculaires ” sur un espace restreint si ne se met pas en place une organisation des interactions non seulement pour éviter les chocs, mais aussi pour faire en sorte que les déplacements soient les plus fluides possible. Organiser ces interactions de coopération pour des 64 déplacements sans histoires suppose des “ restrictions ” (sous-entendu de liberté) parce qu'il faut consentir à des règles communes, “ les codes de circulation ”. La perspective goffmanienne est générale. Avec la circulation routière, nous avons un type particulier de mobilité dont la régulation a donné lieu à l'élaboration formelle d'un Code de la route : cela permet une relative uniformité de règles explicites par-delà les régions et les sociétés, et chacune de celles-ci s'efforce qu'elles soient suivies au mieux. Cependant un excès de règles formelles pour organiser tel ou tel type d'interactions produit des rigidités et des immobilismes qui rendent certaines facettes de l'ordre social insupportables. C'est pourquoi, le Code de la route, en dépit de la précision de ses règles, laisse de nombreux aspects de la circulation non réglés. Priorité à tel ou tel véhicule certes, mais à partir de quel moment le véhicule est-il prioritaire ? Une minute avant d'arriver à l'intersection ou quelques dizaines de secondes ? quelques dizaines de mètres ou quelques centaines ? Imaginons deux véhicules arrêtés de part et d'autre d'un carrefour parce qu'ils coupent une route principale prioritaire : lorsque les véhicules qui roulaient sur la voie principale ont dépassé le carrefour, en supposant que chaque véhicule veuille tourner à gauche, qui a le droit de passer le premier ? C'est par interaction informelle qu'on va décider d'appliquer une règle non moins informelle, celle du premier arrivé ou celle de la galanterie. Ainsi le Code de la route est sans cesse sujet à des interprétations pour combler les manques de règles explicites qu'il comporte.34 Et ces interprétations aboutissent à la construction d'un ensemble de règles implicites qui deviennent aussi largement partagées, moins au sein d'un pays tout entier que de souscultures locales. C'est pourquoi à l'occasion de déplacements trans-régionaux et à plus forte raison trans-nationaux, on entend dire que les Toulousains, les Parisiens, les Bretons, les Marseillais, les Anglais, … et la liste est longue “ conduisent mal ”. Ce que nous avons appelé les “normes implicites du volant ” comporte des variations locales qui dérangent forcément “ l'étranger ” (de l'intérieur comme de l'extérieur) dès qu'il se confronte à elles. Nous apercevons par ce biais que l'activité de conduite comporte toujours une dimension morale (conduire appelle forcément un “ bien conduire ”) et que le seul respect du Code de la route ne fait pas le “ bon conducteur ” : c'est en 33 GOFFMAN E. (1973), La mise en scène de la vie quotidienne. 2. Les relations en public, Paris, Éditions de Minuit, p.22. 34 Contrairement aux règles définies pour le pilotage aérien, il est absolument impossible de répertorier dans le détail, et donc de régler, l’ensemble des situations routières ! 65 connaissant et en suivant les normes implicites du volant venant en complément du Code de la route que conduire se transforme en bien conduire. Et cette référence au bien conduire est un immense acte collectif de foi morale, comme le dit Goffman, parce que chaque personne au volant croit que “ tous les autres savent ce qu'il faut faire et le font35 ”. Mais n'y aurait-il pas des décalages générationnels dans cette “ foi collective ” ? À moins que ce soient les effets de l'âge qui ne permettent plus de mener l'activité de conduite à la hauteur de cet acte de foi… Le respect du Code de la route est une antienne régulièrement entonnée par nos interviewé-e-s. Encore est-il surprenant que rien n'en soit détaillé : tenir sa main, respecter les priorités, les feux tricolores, les stops… sont des règles de base qui paraissent aller tellement de soi qu'on n'en parle même pas, sauf à évoquer la question des ronds-points qui bouleverse à leurs yeux la donne des priorités. En somme les vieux conducteurs ont parfaitement assimilé dans leurs routines corporelles de conduite le Code de la route, à quelques points de friction près qui concernent le port de la ceinture et la vitesse (cf. ci-dessus). On retrouve quelques-unes de ces règles formelles lorsqu'on tente de leur faire expliciter les principaux risques de la route. Apparaissent “ griller un stop ou un feu ”, le défaut de ralentissement pour prendre correctement les virages, les dépassements sans visibilité, le manque de respect des distances entre véhicules, et aussi “ rouler sur les trottoirs ”. Même l'excès de vitesse est vigoureusement repoussé, mais il semble que l'interdit soit proclamé d'autant plus fort que la tentation de le braver est plus grande. Ceux qui sont respectueux à la lettre du Code ne sont pas si nombreux sur ce point : en témoigne la quasi-absence de l'expression “ limitation de vitesse ”, qui paraît vraiment réservée aux “ dévots ” du Code. Une analyse automatisée du contenu des entretiens36 montre que lorsque les mots “ limite ou limitation ” sont employés dans l’ensemble du corpus, ils le sont certes en liaison avec vitesse dans des phrases du type “ je respecte les limitations de vitesse versus personne ne les respecte ” pour mieux mettre en valeur ses propres qualités ; mais on trouve aussi de façon plus originale “ limite et limitation ” en proximité avec réflexe, que l’on reconnaisse ou non des changements dans ce champ-là, et dans le halo sémantique du coût, de l’achat, de l’assurance, des dépenses d’entretien liés à la voiture. 35 36 GOFFMAN E. (1973), op.cit., p.24. Dossier “ concordancier ” créé par le logiciel Alceste. 66 Il faut dire que l'incorporation des anciennes limitations a un effet de brouillage sur les nouvelles règles : rouler à 100 km/h sur une départementale droite et traverser une agglomération non encombrée à 60 km/h est toujours inconsciemment vécu comme la “ bonne ” règle. Et puis, à la vitesse se mêle longtemps le plaisir de “ faire au moins une pointe ” ! Sont finalement peu nombreux les conducteurs et les conductrices qui affichent un respect scrupuleux des limitations de vitesse. Et l'observateur est prêt à croire ces rares personnes parce que leur déclaration va de pair avec des modes de vie qui indiquent un autre rapport au temps : elles ont toujours été attentives à prévoir leur temps de transport et à se donner des marges de manœuvre pour ne pas être en retard selon leur emploi du temps (cf. par exemple, E 44). Le respect de toutes ces règles formelles assure la sécurité routière. Or, il est étonnant de constater que, si un sentiment d'insécurité affleure sur ce terrain-là, c'est souvent à cause d'une “ perte ” de cette foi collective évoquée ci-dessus. On en vient à douter que les autres respectent le code et qu'ils ne vous prennent dans les accidents qu'ils vont provoquer ; on craint que les camionneurs déboîtent sans crier gare [E 7], que les jeunes ne tiennent pas suffisamment les distances [E 42], que “ des fous ” se lancent dans des dépassements “ à la roulette russe ” [E 3], que des plus vieux encore “ aient un malaise ”, etc. Faut-il interpréter ces craintes de quelques-uns comme la projection sur autrui d'une crainte innommable : la peur de vieillir au point de perdre ses moyens et de ne pas soi-même honorer ces règles protectrices ? Sous différents angles, il apparaît que le zèle, le scrupule et l'hypercorrection dans le suivi du Code de la route ne font pas forcément un bon conducteur. En effet, si le respect du Code assure en principe l'évitement des accrochages et des collisions, des atteintes aux biens et aux personnes, il ne peut le faire qu'à travers un minimum de distance interprétative : ne pas dépasser 50 km/h dans une agglomération ne donne pas le droit de rouler systématiquement à cette vitesse, quelles que soient les situations (marché, fête, période de livraisons, etc.). Si cet exemple peut sembler artificiel, le fait d'envisager d'être gagné par la panique met bien en lumière cette impossibilité d'échapper à l'interprétation du Code : “ quand on panique, hein… on ne sait pas si on doit passer ! ” [E 42]. L'hypercorrection vis-à-vis du Code peut même être dangereuse. Me D. a eu un grave accident en se renversant dans le fossé, suivi d'un tonneau. Elle explique : “ Cette herbe était quand même assez haute. Je la revois cette 67 herbe, je vois cette herbe comme si je la voyais là. Et j'avais beau braquer pour m'en sortir, braquer vers la route, il n'y avait rien à faire : je glissais, je glissais ; c'était mouillé, il y avait de l'eau, il y avait de l'eau sous l'herbe (sourire), puisque quand moi je suis tombée dans l'herbe, je suis tombée dans l'eau, dans le fossé ” [E 15]. Et elle assure qu'elle n'allait pas vite, plongée dans ce qu'elle ne comprend pas encore : ne pas être parvenue à redresser. Mais une autre rationalité surgit, par mari interposé : “ Je lui ai souvent reproché de marcher trop à droite. ” ‘Tenir sa main’, oui, mais jusqu'où ? Où commence la bordure droite de la voie qu'on occupe ? C'est pourquoi les normes implicites au volant constituent un pendant indispensable au Code de la route. Le problème est qu'elles sont souvent peu objectivables parce qu'elles relèvent d'un savoir-faire qui mobilise davantage le corps et les sensations que des procédures mentales bien réfléchies. Néanmoins, les personnes que nous avons interrogées nous ont livré indirectement dans leurs propos quelques principes d'ordonnancement et de structuration de ces normes. Finalement on peut d'abord les organiser en fonction des facettes de la conduite : la détermination d'un trajet selon la destination choisie et les indications de changement de direction, les démarrages et les arrêts, les accélérations et les ralentissements, les retours en arrière et les stationnements. Et il est nécessaire de savoir effectuer chacune de ces micro activités de conduite “ quand il faut ”. Tout le bien conduire est dans cet art d'accomplir une manœuvre “ juste quand il faut ”. À l'inverse, s'introduire dans le flux de façon soudaine et sans en donner le signal, produire une accélération alors qu'un véhicule cherche à vous dépasser, s'arrêter de façon imprévisible en un point de l'espace de circulation non prévu à cet effet, bref agir à contretemps multiplie les à coups et les incertitudes dans la circulation, au risque de mettre à mal la sécurité routière. Ce savoir-faire, finalement assez proche du Code, est plus particulièrement suspendu par les hésitations. Elles sont de plusieurs sortes. On a eu l'occasion de relever les hésitations liées à l'orientation du trajet : chercher son chemin sans arriver à choisir assez rapidement une direction perturbe le trafic. Mais le type d'hésitations visées ici a trait à la mise en œuvre des règles. Le problème régulier des déplacements est de faire valoir ses droits ou de céder le passage, ce qui en quelque sorte revient à trouver sa place comme dans la société, mais dans une dynamique à réaction instantanée. Or, pour faire valoir ses droits, il importe d'être dans son bon droit : la personne qui hésite et s'engage au hasard plonge l'interaction avec les autres conducteurs dans une grande 68 incertitude. D'autres sources de confusion peuvent surgir lorsque le principe de galanterie37 prévaut sur celui de faire valoir ses droits, alors qu'une partie des autres conducteurs n'accepte pas cette hiérarchisation : céder le passage alors qu'on a le droit de passer peut-être perçu comme irrationnel. D'un adulte fidèle à la primauté du principe de galanterie, d'aucuns diront : “ il est fou ! ” ; si une personne âgée respecte la même norme, son comportement pourra être mis sur le compte d'un effet d'âge : elle est “ gâteuse ”. Dans ce jeu avec ce type de normes interfèrent les positions culturelles et les positions de génération. La norme de prudence, que nous avons déjà rencontrée, a trait au repérage et à l'interprétation des signaux donnés par les autres conducteurs. En effet, à côté des signaux classiques, prévus par le Code, pour indiquer aux partenaires de la route qu'on va s'engager dans une nouvelle manœuvre en rupture avec la conduite présente (clignotants, appels de phares, klaxon, déclenchement des warnings, etc.), d'autres signaux sont produits par les personnes qui sont au volant de leurs voitures. Les premiers attirent l'attention principalement sur des manœuvres licites. Les autres signaux d'alarme sont plutôt des indices que seule l'expérience permet d'interpréter comme annonciateurs d'une séquence de conduite imprévue et qui peut être dangereuse : ils mettent le conducteur expérimenté sur le qui-vive. Ainsi, le “ flottement ” d'un bord de la route à l'autre est souvent le signe d'une forte ébriété, et signale au conducteur qui l'aperçoit qu'il peut être dangereux de procéder à un dépassement. La prudence incite aussi au repérage des signes d'hésitation : chercher son chemin peut produire une baisse de vigilance dont les partenaires de la route doivent tenir compte. Bref la prudence invite au repérage de signaux d'incertitude pour être prêt à faire face en ajustant sa conduite à l'imprévu qui surgit. Outre les droits qui constituent les points d'appui fiables pour se repérer dans la conduite et en plus des deux manières de les outrepasser, par galanterie ou par prudence, 37 La norme de galanterie, qu’on pourrait de façon plus moderne traduire par ‘savoir-vivre’ ou ‘politesse’, consiste à céder le passage à toute personne censée être plus faible : enfant, femme, vieillard, …cycliste…Cette norme de respect vise à reconnaître toute sa place à l’autre, quel qu’il soit, en dépit de ses fragilités. Évidemment, dans la labilité de nos cultures contemporaines, la difficulté vient de la définition de la faiblesse, ou de la fragilité : les revendications de parité et d'égalité entre les sexes mettent à mal l'ancienne reconnaissance de la “ faiblesse féminine ”. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que cette définition est toujours relative aux situations. Ainsi, une dame interrogée nous a dit s'arrêter chaque fois qu'un piéton manifeste une velléité de couper sa trajectoire : on voit bien ici que si le piéton est un homme, la faiblesse est déterminée en fonction de la situation et non pas de l'identité sexuelle ; marcher à pied est censé signifier la faiblesse, et la fragilité, par rapport à celui ou celle qui se déplace en voiture. 69 d'autres normes implicites au volant se structurent autour du principe de solidarité qui est l'avers du principe précédent. En effet, la prudence cherche à tenir compte du caractère imprévisible des autres conducteurs en ce qu'ils peuvent ainsi produire de l'insécurité ; a contrario, la solidarité vise à renoncer à une manœuvre que je peux faire en toute normalité parce qu'elle peut être dangereuse pour l'autre (en particulier s'il est distrait de sa prudence) et que finalement je n'y gagne pas grand chose. “ L'autre jour, je descendais à T. et j'étais à 110km/h, et ça, quand même, ça commence à faire ! Tout d'un coup (sifflement et geste), y a un gars qui venait en face… hiiii et pam ! Quand vous roulez quand même à 110 et que quelqu'un vous fait une queue de poisson, hein […] Eh bé, après ce qu'il a fait, il est arrivé à T. juste devant moi. C'est ça qui est dangereux, parce que si vous avez pas le réflexe et si vous avez pas de bons freins, eh ben… ”. Et M.T. commente cet épisode ainsi : “ Avant, c'est pas pareil, on avait un peu de fraternité quand même. C'est la mentalité des gens qui a changé : ils n'ont plus la patience devant la chose ni le respect des autres. C'est ça, moi je dis ! ” [E 4]. Laissons de côté le jugement de valeur sur le changement social et l'idéalisation de l'âge d'or de sa jeunesse : en insistant sur la fraternité qui ne s'exerce plus, selon lui, sur la route, M.T. mobilise ce principe de solidarité. Finalement ce type de normes appelle à limiter ses prétentions dans la lutte concurrentielle pour occuper le meilleur de l'espace routier, de façon à favoriser la fluidité de la circulation et la sécurité routière. Compte tenu de ce tableau idyllique de la conduite automobile, comment rendre intelligible ce qui constitue une indécrottable tendance à dépasser les limitations de vitesse chez la plupart des conducteurs et des conductrices, fût-ce momentanément ? Nous avons apporté une réponse partielle en soulignant qu'il existait un large consensus pour interdire et s'interdire “ les excès de vitesse ”, alors même que cette expression coïncide si peu avec les limitations préconisées par les experts et par le Ministère. Et nous avons indiqué que pouvait se produire, chez les moins jeunes générations, un effet de brouillage parce que subsistent toujours, en arrière-fond de la mémoire, les “ anciennes ” limitations. Un autre effet, plus pragmatique, vient de ce que les nouvelles générations de voitures, outre leurs possibilités techniques plus importantes de vitesse, ont un confort d'insonorisation qui masque les bruits de la vitesse tels que les expériences antérieures les ont enregistrés. Ces explications partielles, quoique non négligeables, méritent d'être complétées. On a montré combien l'accélération et la vitesse sont associées à ce formidable levier qu'est le plaisir, plus encore un plaisir très 70 personnel de tressaillement corporel et de sentiment de puissance, un plaisir quasiorgasmique (cf. ci-dessus : la citation de M.G. qui répète “ je suis content ” en gloussant de joie, comme si, à l'envers du mécanisme proustien, l'évocation “ des pointes de 38 vitesse ” lui en faisait retrouver la saveur !). Dès lors les dispositifs de contrôle, en vue de la sécurité, mis en place par les acteurs de la Puissance publique sont totalement détournés de leur sens : le ‘risque-sécurité’ devient le ‘risque-gendarme’ (il s'agit d'échapper au risque de se faire prendre en vitesse excessive par les gendarmes). Il faut toute la résistance éducative de grands-mères vis-à-vis de petits-enfants pour tenter d'asseoir une bonne éducation en la matière (l'exemple concerne la ceinture de sécurité, mais il illustre parfaitement le glissement) : “ Je les attache et je suis formelle : je leur ai expliqué pourquoi. Ils me disent : est-ce que tu as vu les gendarmes ? Je leur dis que ce n'est pas mon problème et que je ne veux pas qu'ils passent à travers [le pare-brise]”. [E 6] L'enjeu est bien dans la hiérarchisation entre la transgression vers une liberté-plaisir et l'inscription dans un dispositif de sécurisation, indépendamment de l'obligation qui lui est lié. L'inversion de cette hiérarchie s'opère, on le voit, sur la base d'un débat ayant trait aux limitations de la liberté : quand on limite la possibilité d'accès à un tel plaisir, comment ne pas susciter, sinon la révolte ouverte, du moins le développement secret de transgressions ? “ Maintenant, on est trop surveillé sur la route ; on n'est plus libre, enfin libre, je m'entends, pas pour faire n'importe quoi, on est trop bridé quoi ! […] Et le fait que les radars soient honnêtement là où ils ne devraient pas être, ça n'a rien à voir avec la sécurité routière ! ” [E 1]. Cette revendication d'une réglementation faible de la vitesse rejoint l'esprit de dérégulation de nos sociétés néolibérales qui multiplient les possibilités d'errance, de nomadisme et de licence au profit des individus et de leur plaisir. Si une telle interprétation peut convenir pour les générations les plus jeunes, dans notre enquête il semble que la revendication de libéralisme en matière de vitesse ait un tout autre sens. Les personnes qui le réclament le plus appartiennent plutôt aux milieux populaires. Or, on sait par ailleurs, que les membres de ces classes finissent par accepter, même difficilement, les contraintes du travail, mais qu'ils ne supportent pas que quiconque intervienne dans leur temps libre39. La voiture est pour eux une conquête de la société 38 Post coitum animal triste, dit un proverbe latin. Les souvenirs d'excès de vitesse évoqués par nos enquêté-e-s témoignent au contraire, le plus souvent, d'une saveur de fruit défendu toujours très présente. 39 VERRET M. (1988), La culture ouvrière, Saint-Sébastien, ACL éditions. 71 de consommation et un symbole de cette liberté chez soi. On peut comprendre alors le rejet des limitations de vitesse comme une expression de lutte contre tout ce qui signifie limitation de l'accès libre aux plaisirs de la vie. Dans la mesure où passer le permis a constitué un signe fort d'émancipation féminine (cf. E 2, E 7, E 8, E 53 etc.), les femmes de ces générations rejoignent-elles d'une autre façon les membres masculins des classes populaires ? Peut-être, mais il est alors paradoxal d'observer que ce sont des femmes de milieu aisé (cf. E 9, E 39, etc.) qui expriment le plus aisément le sentiment de puissance qu'elles éprouvent à 160 ou à 180 km/h !40 Nous avons indiqué que la conscience morale avait sa part dans l'activité cognitive d'organisation et de gestion de la conduite. Il est clair que cette conscience se réfère à cette double source normative que sont le Code de la route et les Normes implicites au volant. Dans la partie précédente, nous ne lui avons pas donné toute la place à laquelle elle a droit : en réalité, cette place ne prend tout son sens qu'au regard de l'analyse des interactions entre conducteurs et de leur coordination pour faire en sorte que la circulation automobile se passe bien. Et c'est pourquoi il est important de revenir sur cette activité pour en souligner la portée et pour en préciser le mode d'exercice. Mais notre insistance sur l'assimilation des règles du Code qui deviennent une ‘seconde nature’ tout comme sur l'aspect implicite des normes qui les accompagnent (dont on a vu les difficultés à les objectiver) nous amène à revenir sur cette composante morale de l'activité cognitive : il apparaît clairement qu'elle est moins mentale et réfléchie qu'incorporée et pratique. M. R. a parfaitement raison de vouloir élargir la notion de réflexe (cf. ci-dessus) : l'éthos de la conduite, en combinant de façon singulière le Code de la route et les Normes implicites au volant, s'exerce par réflexe, par la médiation du corps qui réagit comme un pense-bête. Quand on ne sait pas à quoi s'attendre dans les secondes qui suivent, on ne peut pas réfléchir des heures pour élaborer un beau plan stratégique de prévention ; il s'agit tout simplement de mobiliser ses “ bons réflexes ” : c'est ce qui fait le “ bon conducteur ” et la “ bonne conduite ”. Mais les personnes concernées peuvent avoir de tout autres critères d'évaluation et d'auto-évaluation : comment se revendiquer bon conducteur ou bonne conductrice ? Sur 40 Ce qui pourrait laisse sous-entendre que ces femmes aussi revendiquent, avec ce plaisir de la vitesse, l’accès à une autonomie (auto-nomie !), à une émancipation moins sociale que sexuée, puisqu’on remarque que, malgré l’aisance du milieu, l’accès au volant ne s’est pas fait sans combat contre l’époux. 72 quelle légitimité ‘objective’ asseoir l'excellence de sa conduite ? Me L. se qualifie d'excellente conductrice : “ J'ai les points, tout ça, alors bon ! ” L'assurance et son système bonus/malus est la garante de sa “ bonne conduite ” ! Mais cela ne la gêne pas de raconter ensuite qu'elle a accidenté, il y a peu, la voiture de son mari et que “ ça lui a donné du malus, forcément, alors que moi, je n'en ai pas ! (rire) ” [E 8]. Les institutions qui délivrent ainsi des certificats de “ bonne conduite ” feraient bien, quelquefois, d'y regarder à deux fois ! Il est vrai qu'ici, c'est à leur corps défendant… 73 6 - LE VIEILLISSEMENT À L'ÉPREUVE DE LA VOITURE ET DE SA CONDUITE : ARRÊTER DE CONDUIRE D'autres enquêtes nous ont permis de montrer que, contrairement au vieillissement, la vieillesse n'apparaît pas progressivement mais de manière plus abrupte :‘prendre un coup de vieux’ est affaire soudaine ; la reconnaissance du fait qu'on est devenu vieux n'est pas systématique et automatique : chacun, chacune trouve mille façons de ne pas se reconnaître dans cette identité. Nous avons retrouvé dans notre échantillon le même processus de défense, dont on se doute pourtant qu'il ne protègera pas indéfiniment : “ Jusque-là, j'apprécie pas l'âge que j'ai. Je me vois pas… je me vois pas vieux. C'est malheureux, mais… Quand ça va venir, ça va être… non, non, mais vraiment dur… J'ose pas en parler ”. [E 42]. Dans quelle mesure le rapport à la voiture et la conduite servent-ils de révélateur de ces transformations de soi ? Chemin faisant dans notre analyse, nous avons noté combien la conduite automobile pouvait fournir à la personne au volant des indices de son vieillissement : la difficulté à se passer d'une main tout comme l'accroissement de la charge mentale (écouter son ou ses passagers en vient à vous faire perdre la vue ! Cf. E 541) trouvent des limites dans l'invention de compensations ; de nombreuses situations critiques de circulation en viennent à poser des problèmes redoutables : la densité de la circulation et le repérage dans les nouveaux circuits comptent parmi les situations critiques les plus problématiques ; la lenteur et les hésitations dans l'application des normes implicites de conduite suscitent aussi le constat d'un amoindrissement de ses capacités mentales. Ainsi la conduite vous prend en défaut contre votre volonté tant au corps qu'à la tête ! Mais d'autres situations sont tout aussi révélatrices : la confrontation à une panne du véhicule peut vous révéler votre manque de réactivité adaptée, et donc une “ baisse ”, en dépit de votre revendication d'une jeunesse permanente : “ Je suis tombée en panne : je n'ai pas pu redémarrer, je n'ai pas pu téléphoner, je n'ai pas pu… enfin bref, j'avais les trois enfants [petits-enfants] dans la voiture ; fort heureusement j'étais en ville. Alors, quand même, je vais vous faire une confidence : ça fait partie de la… C'est que… euh… j'ai pas pu… d'abord j'avais pas le téléphone [le portable], ensuite je n'ai pas su redémarrer, ensuite il a fallu que mes 41 Répétons-le tous ces éléments sont cités aussi par les jeunes conducteurs qui débutent, mais les perturbations comportementales réelles qu’ils créent ne sont jamais mises sur le compte d’un vieillissement prématuré ! 74 petits-enfants s'occupent de téléphoner pour moi ! (rire) On sent maintenant la baisse… heu… maintenant. Alors, le souvenir d'être tombée en panne et vraiment de pas savoir que faire ! vraiment pas… ” [E 39]. Nous avons pu montrer que l'usage régulier de la voiture contribuait à structurer l'emploi du temps du dernier cycle de la vie : les sorties en voiture scandent les journées, les semaines et les années. Or, sur ce terrain-là aussi des modifications se produisent : une vieille dame nous a avoué sur le ton de la surprise qu'elle en venait à avoir davantage envie de rester chez elle que de sortir. Sa surprise venait de cette découverte : elle n'utilisait plus autant sa voiture ! D'ailleurs, lorsqu'on ne va plus chercher les petits-enfants à l'école, même épisodiquement, on commence à devenir de vieux grands-parents ! L'entretien de la voiture est aussi un marqueur de vieillissement. De vieux conducteurs ont longtemps continué à assurer la vidange de leur véhicule ainsi que le contrôle des autres fluides : ils finissent par l'amener à la station-service. D'autres se sont toujours fait un point d'honneur à laver leur voiture et à passer l'aspirateur : ils ou elles en viennent à payer pour ce service ! Me C. a d'abord abandonné l'usage du vélo : il lui devenait difficile de monter les côtes ; puis elle a cessé de laver la voiture à la main : “ pour 10 francs, je la fais passer au lave-voiture ” [E 35]. De vieux conducteurs nous ont dit leur colère lorsque des conducteurs plus jeunes leur renvoyaient d'eux-mêmes une image misérabiliste et sujette à stigmatisation : la survenue de la vieillesse se lit dans le regard des générations qui vous suivent. Mais il existe aussi une solidarité intra-générationnelle : la rencontre des personnes de son âge permet la confidence et des échanges d'expérience sur les “ petites et les grandes misères ” qui affectent les uns et les autres. M. S. échange avec son voisin qui ne peut conduire et qu'il transporte : “ On parle très bien, nous… de toutes nos petites misères ; il me dit : j'arrivais autour d'un rond-point pourtant que je connais bien, à M, j'arrivais pas à y voir la direction de S ! (Long silence) C'est comme ça… quand on vieillit…Il reconnaît même pas ceux qui sont sur le trottoir… Il est diminué, hein… ça se parle pas, mais moi, je le sens ” [E 42]. Mais tous ces signes avant-coureurs, s'ils indiquent bien que le vieillissement fait son œuvre, ne suffisent pas pour autant à prendre la décision radicale d'abandonner le volant. Se résigner à ne plus conduire ? Jamais ! Telle pourrait être l'antienne répétée par tous nos interviewé-e-s, à de très rares exception près. Et chacun y va de sa raison, 75 mieux vaudrait dire de sa rationalisation. C'est inimaginable parce que cela reviendrait à un quasi-abandon des petits-enfants dont on assure le transport scolaire et la garde tous les jours ou… selon un rythme qu'il est impensable de changer ! Se séparer du volant ? on ne peut pas y penser, la solidarité familiale s'effondrerait ! D'ailleurs on en appelle aux enfants : n'est-ce pas eux qui sont les mieux placés pour dire à leurs parents que ça ne va plus en conduisant comme ils le font ? Mais la lucidité revient au galop : on ne peut pas vraiment faire confiance à ses enfants parce qu'ils vont dénier la réalité, pris dans leur désir que leurs parents ne changent pas, ne vieillissent pas, ou bien dans leur désir de sur-protection. Dans le cercle familial, d'autres se tournent vers leurs vieux parents encore en vie : la très vieille mère encore vivante est invoquée comme garantie de sa “ bonne conduite ” de fils ou de fille (déjà à la retraite) et comme assurance d'un avenir de conduite encore long (on n'hésite pas à parler de 20 à 30 ans !). Cependant, cette défense de sa bonne conduite par la famille peut faire place à des attitudes plus réalistes et plus tranquilles : certains acceptent d'autant mieux l'idée qu'il faudra peutêtre abandonner la conduite et ils se rassurent en pensant que tel ou tel membre de la famille prendra la relève ou du moins organisera les déplacements souhaités. Comment abandonner la conduite et la famille quand de telles charges émotionnelles et affectives leur sont liées ? Les expressions qui tentent de décrire en métaphore la façon dont on se représente l'arrêt de la conduite auto sont immanquablement associées à la fin de la vie : “ ce sera fini ”, “ la vie aura rétréci ”, “ c'est l'effondrement ”, “ ça en est fini d'être de son temps ” (comme si on s'éloignait de la marche sociétale), “ c'est la chute ”, “ être diminué ”, “ ça sera comme être sur un fauteuil roulant ”, etc. Sur de tels registres, on conçoit que cela puisse être une “ hantise ” puisque cet arrêt signifie, comme l'indique un homme de 80 ans, la rupture avec une triple image d'émancipation : la facilité de déplacement par rapport à ce qu'ont connu ses propres parents, toujours à pied ; la liberté et une totale indépendance par rapport à la génération suivante ; la suspension d'une grande partie de la sociabilité. Comment anticiper un pareil effondrement, en effet ? Certaines personnes disent se refuser à y penser, car cela contribuerait à le faire advenir, comme par une pensée magique implacable. Quelques-unes ont déjà renoncé aux avantages et aux plaisirs que leur a procurés la conduite de leur voiture : elles conduisent encore mais sont prêtes à ‘remettre leur tablier’. Quand sonnera l'heure, alors ? Quand elles auront peur au volant, 76 quand elles se sentiront dangereuses pour elles-mêmes et pour les autres. Inutile d'insister : c'est ce sentiment et lui seul qui fera la différence ; les filles auront beau multiplier les courses plus que nécessaire pour tenter d'accélérer le processus en faisant montre de son inutilité, le vieux père ou la vieille mère s'obstinera à sortir la voiture du garage au moins pour aller jusqu'au cimetière quand cet enfant trop soucieux n'est pas là… 77 7 - POUR TENTER DE CONCLURE Ce qui nous semble peut-être le plus remarquable au terme de ce travail pourrait peutêtre se résumer en deux points : 1 – La convergence des résultats de cette étude avec ce qui se lit en bibliographie quel que soit le pays industrialisé d’où émanent les recherches sur les vieilles personnes au volant. Repartons des plus récentes réalisées au Royaume-Uni et en Australie par exemple ( Parker, et alii, 2001). Même si une comparaison terme à terme est toujours délicate étant donné la variabilité des conditions socioéconomiques, socioculturelles et contextuelles des conditions de circulation, les axes de conclusion se superposent. ° On note d’abord la présence, qui se rapproche de la parité, des hommes et des femmes de ces classes d’âge sur la route, ce qui était difficile à prévoir, et à imaginer, il y a une quarantaine d’années tant le retard d’accès des femmes sur les hommes pour l’obtention du permis de conduire était important jusqu’au milieu des années soixante. Étant donné le décalage de 7 ou 8 ans qui existe généralement dans les conditions physiques du vieillissement des hommes et des femmes, et l’amélioration dans l’ensemble des conditions économiques, on retrouve aujourd’hui un nombre croissant de femmes âgées au volant et plutôt satisfaites de pouvoir profiter de ces conditions modernes et confortables de mobilité. ° Dans ce même registre de la sexuation nous avons amplement noté comment l’accès à la voiture en même temps que l’autonomie a offert aux femmes de ces classes d’âge une sorte de revanche, le mot n’est probablement pas trop fort, sur les conditions de dépendance au mari qui étaient les leurs et qui étaient posées comme un allant de soi. Rappelons que l’autonomie telle qu’elle est revendiquée est précisément en opposition avec l’aliénation et non pas seulement avec l’indépendance ; on nous a clairement fait comprendre que le halo sémantique et affectuel de l’autonomie dépasse largement le plan strictement structurel. ° Ceci étant dit, pour ce qui concerne les habiletés de manipulation et de conduite d’une voiture, qu’elles soient observées, relatées en entretiens ou exprimées sur des échelles d’attitude, on constate qu’il n’y a pas de différences sexuées notables : les écarts sont ensuite davantage à relier à l’âge lui-même et aux conditions de vie et de 78 vieillissement des personnes. Du point de vue de ces habiletés on retrouve d’un bout de la planète à l’autre des situations-problèmes semblables, dont la résolution ne va pas de soi et qui deviennent de ce fait même des situations-critères du vieillissement quel que soit le contexte de leur application. Prendre rapidement des décisions dans le trafic, réagir vite et de façon adéquate, naviguer de façon efficace dans des territoires inconnus, retrouver son chemin de mémoire, partager son attention entre plusieurs tâches en conduisant, garer sa voiture dans espace réduit, admettre que sa vigilance peut être prise en défaut, voilà quelques unes des principales situations qui deviennent pour les conducteurs et les conductrices âgé une mesure de la confiance en soi au volant. ° Il n’en reste pas moins quelques applications circulatoires qui renforcent les généralités décrites ci-dessus, les contextualisent d’une certaine manière, et qui rendent certaines parties du territoire plus angoissantes à aborder et à traverser que d’autres, au premier rang desquelles on peut citer les ronds-points, les dépassements qu’on ne peut vraiment pas éviter, les situations de tourne-à-droite dans les pays où on circule à gauche et inversement de tourne-à-gauche dans ceux où la règle est de circuler à droite, les débouchés sur des voies rapides et les changements de positions sur la chaussée qui au bout du compte pourraient synthétiser toutes les manœuvres précédentes. ° Même le kilométrage moyen semble équivalent : 6000 miles soit quelques 9000 km. On aura compris que ce nombre est difficile à vérifier et que les recoupements sont plus faciles à effectuer en situation d’entretien qu’en répondant à un questionnaire. La tendance est toujours à une déclaration à la hausse quels que soient les âges, comme s’il fallait montrer qu’on y est effectivement présent, qu’on participe activement de cette modernité-là à 20 ans ou à 70, et se prouver ainsi qu’on est ou qu’on reste dans “ le coup ” ! ° Enfin on remarque aussi que tout ce qui est de l’ordre du contrôle et de l’objectivation de déficiences physiques est contourné, défié, si ce n’est dénié, pour continuer à tenir et à prendre le volant tant qu’on le peut. N’en faire qu’à sa tête dans ce domaine est une revendication forte, ou plutôt se fier à ses sensations de déclin pour arrêter de soi-même, et les “ bonnes raisons ” pour continuer “ encore un peu ”, “ sans rouler vite ” “ juste dans le coin ” sont multiples. Le recyclage ne semble pas une formule particulièrement magique, en tout cas dans les conditions actuelles de son 79 application c’est-à-dire en insistant sur le raisonnable, la démonstration et la moralisation ou la culpabilisation. 2 – La convergence des paroles et des points de vue entre les deux populations les plus montrées du doigt sur la route, à tort ou à raison : les jeunes et les vieux. Il faut clairement redire que sur le registre de la vitesse en particulier la tonalité des discours est exactement la même. Cette accession à la gestion individuelle de sa vitesse est essentielle et jubilatoire au sens le plus fort de ces adjectifs. La mobilité, et la mobilité qui dépasse les capacités intrinsèques que notre corps nous propose, est devenue non seulement un élément auquel il est difficile d’échapper socialement, mais aussi accessible massivement dans nos sociétés grâce à l’automobile, ce qui contribue vigoureusement à faire de cet objet technique un des plus ‘sacrés’ parmi tous les objets hautement technologiques qui sont aujourd’hui à portée de main. C’est probablement aussi ce qui justifie le mieux l’impossibilité de s’en passer quand on est jeune ou l’impossibilité de l’abandonner quand on est vieux. Dans l’espace intermédiaire des âges on sait bien aussi mesurer la convoitise que la voiture suscite. La liste des situations-problèmes répertoriées ci-dessus pour les personnes âgées est absolument la même que celle qui figure dans les discours des jeunes personnes au volant et l’angoisse et la peur en sont les mêmes conséquences exprimées, et elles servent aussi de mesure de confiance en soi. Une seule différence notable concerne l’interprétation qui en est faite et la fonctionnalité en jeu. Les jeunes conducteurs utilisent ces conditions difficiles pour engranger de l’expérience et en quelque sorte se faire la main en essayant d’améliorer à chaque fois leurs performances en termes d’adéquation au système de circulation : ils tentent aussi d’améliorer leur niveau de stress au fil de ces acquisitions expérimentales. Pour les vieux conducteurs ces mêmes situations sont assimilées à des handicaps que la dynamique très -trop- rapidement évolutive du système de circulation met en place comme pour les tester, et les amener à faire la preuve que leur capacité d’adaptation est toujours intacte et efficace. Et cette interprétation rajoute forcément du stress à des situations objectivement complexes, sans qu’intervienne vraiment un aspect plus ludique et réconfortant de montage d’expérience pour l’avenir. 80 À un moment où une volonté politique en sécurité routière s’exprime fortement et incline vers des mesures répressives en matière de police de la route nous voudrions proposer des prolongements à cette recherche d’une part en termes de poursuite et d’approfondissement des connaissances de ces populations âgées, mais aussi d’autre part en termes de prévention ou plutôt d’accompagnement que ce soit en groupe de parole ou dans des campagnes audiovisuelles. 1 – Tout au long de ce travail la proximité que nous avons eue avec la plupart des enquêté-e-s nous a amené à accéder plus intimement à leur vie à partir des récits de ce qui se passe en voiture. La vie de conduite n’est en rien séparable et séparée de la vie de tous les jours on l’aura compris et les paroles induites ou non autour du corps malade, fatigué, et/ou accidenté, en tout cas vieillissant (vécu et ressenti comme tel), ne peuvent laisser insensible même le sociologue le mieux armé. C’est d’ailleurs probablement parce que nous avions laissé tomber l’armure que ces discours ont pu s’exprimer. Il ne s’agit pas de compatir mais de comprendre mieux ce qui est en jeu quand le corps souffre, et dans ces moments précisément comment la voiture devient plus encore un objet “ de confiance ”. Nous avions aussi proposé pour cette recherche de procéder selon une méthodologie originale qui inclut une observation embarquée de la conduite dans la voiture de l’enquêté-e et la tenue d’un carnet de bord exhaustif des sorties en voiture pendant un mois. C’est avec la collaboration de Sandy TORRES, sociologue aguerrie à ces modes de recueil de données, que ces méthodologies ont pu être appliquées avec 10 conducteurs et conductrices volontaires parmi nos relations. Les contraintes énormes matérielles d’emploi du temps et donc de disponibilité et de faisabilité, mais aussi et surtout de confiance pour les observations et celles tout aussi prégnantes d’écriture et d’auto-analyse et là aussi bien sûr de confiance nous ont empêché d’en faire plus. On trouvera en annexe une synthèse de l’apport de ces méthodes et de leur limite et les tableaux récapitulatifs de l’analyse des carnets de bord. La difficulté ne doit pas nous faire renoncer à ces modalités et il conviendrait de réfléchir à une façon plus pratique de les mettre en place. 81 Quelle que soit la méthodologie utilisée, deux pistes pourraient être suivies : celle des gens âgés atteints de la maladie d’Alzheimer pour comprendre le rôle de la voiture et les modalités de sa déprise dans ces conditions et analyser le rôle et l’influence des proches profanes ou non, - et celle des gens âgés qui ont eu récemment un accident grave en tant que conducteurs. Nous avons regretté de ne pouvoir aller plus avant dans les descriptions d’accidents des vieux conducteurs et des vieilles conductrices alors que ce volet était présent dans notre projet de départ. Sur les 4 personnes âgées qui nous ont raconté finement un accident grave récent, 2 ont été mises en contact avec nous par le service des urgences de l’hôpital Purpan de Toulouse auquel nous avions fait appel. Il s’avère en fait très difficile d’entrer en contact de cette façonlà avec des accidenté-e-s, très peu nombreux et souvent réticents à comprendre l’utilité de leur récit en dehors des assurances et des forces de police, ou trop sous le choc pour en parler dans le cadre hospitalier. Dans le cas d’un travail plus approfondi sur cette catégorie de population il paraîtrait indispensable de pouvoir accéder au fichier des accidentés de l’assureur, et de se recentrer sur des multirécidivistes par exemple, étant bien entendu que les problèmes de responsabilité ne concernent nullement l’enquête sociologique. 2 – C’est encore cette proximité qui nous permet de proposer non plus seulement un approfondissement de connaissance par un effet de zoom sur la maladie et/ou l’accident, mais aussi ce qui pourrait davantage ressembler à une expérimentation de la parole partagée, et donc entendue, pour que s’expriment cette fois non plus seulement en face à face mais en groupes de pairs les plaisirs et les peurs liés à la conduite. Dire, mais aussi écouter, pourrait contribuer à faire comprendre que les difficultés des autres sont aussi les miennes et inversement et aider au partage compréhensif de ce lieu publique en dégonflant les manifestations de stress plus inhibitrices que motrices de comportements adaptés. 3 – Les campagnes publicitaires pourraient -devraient- tenir davantage compte de cette solidarité technique et humaine que nous avons décelée dans l'expression de la conduite et analysée comme un élément essentiel et structurant du 82 système de circulation routière. Les promoteurs de ces campagnes devraient aussi permettre que soit évitée la stigmatisation quelle qu’elle soit. 83 RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES Actualité et dossier en Santé publique, Vieillissement, âge et santé, n°21, décembre 1997. Année Sociologique (L’), Études sur le risque et la rationalité, Paris, PUF, vol. 46, n°2, déc. 1996. ARGOUD D., Politique de la vieillesse et décentralisation. Les enjeux d’une mutation, Toulouse, Ed. 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TABLEAU 8 Evaluation du kilométrage annuel Classes d’âge 60/69 ans 70/73 ans 74/77 ans 78/81 ans 82 ans et + Total 5000km ou moins 3 2 4 8 4 21 De 5 à 10 000 km 3 2 3 6 3 17 De 10 à 15 000 5 4 4 2 15 1 2 2 8 km + de 15 000 km 3 88 Commentaires des observations embarquées et des carnets de bord : Réalisation et analyse : Sandy TORRES L'étude des usages de l'automobile chez les personnes retraitées a été approfondie grâce à deux méthodes, l'observation de séances de conduite et le suivi de carnets de bord, qui présentent chacune un intérêt et des contraintes spécifiques. Les données que ces méthodes permettent de recueillir sont de type différent. Ainsi, l'examen de carnets de bord renseigne précisément sur la mobilité des personnes tandis que celui des actes en situation de conduite apporte un éclairage sur la façon d'utiliser l'automobile et d'occuper l'espace routier. Les observations L'observation de déplacements en automobile révèle des usages à l'état brut, bien que l'on ne puisse occulter la perturbation qu'entraîne la présence du sociologue. Par l'observation, peuvent notamment être directement identifiés les situations, les événements, les endroits, les usages qui présentent un danger, un risque, une difficulté ou, encore, une gêne pour le conducteur. Celui-ci a la possibilité de commenter ses gestes et ses décisions ainsi que les agissements des autres usagers de la route, l'état et la configuration des infrastructures, etc. Le parcours d'un trajet familier permet de repérer les stratégies mises en œuvre pour éviter les difficultés alors que le parcours d'un trajet inhabituel révèle leur fragilité ou leur pérennité. Les observations réalisées auprès de quatre personnes âgées de 60 à 76 ans ont mis en évidence des problèmes d'usage liés principalement à la tenue du volant, au placement sur la chaussée et à l'adaptation de l'allure aux conditions de circulation. De plus, la prise d'informations en direction des côtés du véhicule souffre parfois d'un manque d'agilité motrice. On peut observer comment le conducteur mobilise ses savoirs et ses compétences pour prévenir les risques de collision et de conflit. Cette mobilisation se traduit plus précisément par sa capacité à gérer les incidents, à détecter les signes d'un potentiel conflit et à anticiper ou éviter les difficultés. Le renoncement à la conduite apparaît comme la réponse la plus fréquente apportée à une défaillance, une gêne ou une crainte. Ainsi, les personnes rencontrées évitent de conduire la nuit ou lorsque la circulation est dense (dans le centre ville ou aux heures de pointe). Le 89 changement d'itinéraire et la diminution de la vitesse sont évoqués dans une moindre mesure. Par ailleurs, les dangers repérés par les automobilistes observés concernent toujours des éléments extérieurs à eux-mêmes. Ils ont trait pour l'essentiel à l'état des routes, à un endroit précis (généralement une intersection) et au comportement infractionniste des autres conducteurs. L'observation permet donc d'obtenir des données précises concernant les usages et leurs justifications. Dans ce contexte, une telle méthode peut se suffire à elle-même et ne paraît pas devoir être nécessairement complétée par une autre. Les données recueillies au moyen de l'observation sont très riches mais complexes à analyser. Les carnets de bord Un carnet de bord permet de consigner, sur un laps de temps défini, une série d'indicateurs décrivant les déplacements effectués en automobile : la fréquence, la régularité, la longueur et la durée de chaque trajet. Par cette méthode, il est également possible de recueillir des éléments concernant l'état d'esprit du conducteur, ses décisions en situation de circulation ainsi que les difficultés qu'il rencontre. Toutefois, nous avons constaté que la description de tout ce qui a trait à la situation de conduite échappe largement au conducteur. Seul le regard extérieur d'un passager semble pouvoir permettre son observation. L'analyse minutieuse de la mobilité de quelques personnes montre la diversité de leurs habitudes de déplacement bien qu'elles circulent toutes en milieu rural et empruntent le même type de routes. Le tableau ci-dessous présente une synthèse de plusieurs indicateurs répertoriés dans les carnets de bord tenus pour la plupart durant six semaines. Ainsi, le kilométrage hebdomadaire varie considérablement d'une personne à l'autre, passant d'une cinquantaine à plusieurs centaines de kilomètres. La fréquence des déplacements diffère également entre les automobilistes qui utilisent leur véhicule de façon irrégulière et ceux qui en ont un usage quasi quotidien. D'une façon générale, le périmètre de circulation des personnes rencontrées excède rarement une centaine de kilomètres. 90 Tableau synthétique de mobilité IDENTIFIANT DISTANCE MINIMUM DISTANCE MAXIMUM KILOMÉTRAGE MOYEN PAR SEMAINE TYPE(S) DE ROUTES FRÉQUENCE D'UTILISATION PAR SEMAINE FRÉQUENCE D'UTILISATION PAR JOUR E19, carnet n°1 Homme, 77 ans, village Carnet n°2 Homme, 66 ans village E18, carnet n°3 Femme, 65 ans, village E17, carnet n°4 Homme, 71 ans, village Carnet n°5 Homme, 72 ans village 1 82 235 Routes départementa les 4 à 7 fois 1 à 2 fois 1 20 441 7 fois 1 à 3 fois 7 41 48 Routes départementa les Routes départementa les 1 à 3 fois — 2 50 122 Routes départementa les 2 à 6 fois 1 à 2 fois 3 175 338 Routes départementa les et voies rapides 3 à 6 fois 1 à 2 fois À la lecture des carnets de bord, il apparaît que la plupart des trajets sont effectués en matinée et rarement en soirée. De nombreux déplacements se déroulent également en début d'après-midi, soit à un moment où le risque de somnolence est important. Le carnet de bord s'avère être un support tout à fait intéressant pour mener un entretien approfondi sur les utilisations et les représentations de l'automobile. Les données recueillies par ce moyen peuvent compléter l'analyse de la trajectoire de vie d'un conducteur qu'un entretien permet de retracer. 91 CARNET DE BORD Consignes pour la tenue du carnet, (si possible durant1 mois) Pour chaque sortie, noter : La date : le jour(lundi, mardi... date), l'heure de départ et l'heure d'arrivée, Le kilométrage : le kilométrage au départ, le kilométrage à l'arrivée Le temps qu'il fait : soleil, pluie, neige, verglas... chaleur, froid... Le moment par rapport aux repas : avant, après ; si après, quelle prise de quelles boissons, prise éventuelle de médicament... Le trajet suivi autoroute, nationale, départementale, leurs numéros … : de tel endroit à... en passant par..., s'il est bien connu, beaucoup de tournants ou pas, si la route est bien faite (trous, bas-côtés dangereux...) et bien équipée (bandes blanches...), l'utilisation (ou pas) d'une carte routière: pour déterminer le trajet ? sa longueur ? Avec qui ? : qui est dans la voiture au cours du déplacement (conjoint, enfant, petitenfant, ami-e, voisin-e ...) Le rapport à la ceinture de sécurité : attachée ou pas... attachée en cours de route... pour soi et pour les passagers (s'il y en a) Les lunettes : les a-t-on mises si elles sont nécessaires pour conduire ? les a-t-on oubliées ? Avant de partir : le rituel de départ, on a fait (ou pas) de petites vérifications sur le véhicule : lesquelles ? Le motif du déplacement : faire les courses au supermarché, faire une petite commission, aller rencontrer quelqu'un (qui ? = lien de parenté, d'amitié, de voisinage, d'affaire...) Les "petites" décisions : rentrer avant la nuit, changer d'itinéraire, faire un détour pour éviter quelque chose(une rocade, un carrefour compliqué...), passer chez le mécanicien faire vérifier... faire la vidange... faire régler les phares... prendre de l'essence... Ce qui arrive au cours de la circulation sur la route : - dans le véhicule : j'écoute la radio, j'écoute une cassette, je m'énerve (circonstance), je m'ennuie, je pense à …, je parle avec mes passagers 92 (conversation tranquille, véhémente, passionnée..., silence total), j'ai soudain une inquiétude ou un souci (j'ai oublié de faire quelque chose ... si j'avais su ...), quelque chose (quoi ?) m'a distrait-e ..., quelque chose m’a gêné-e…, les plaisirs, les peurs … - à l'extérieur du véhicule : il y a des travaux sur la route à ..., tel ou tel autre conducteur (homme ou femme, jeune ou vieux ou...) a attiré mon attention parce que ..., j'ai injurié un autre conducteur..., les incidents, les difficultés, les accidents … Impressions générales laissées par ce déplacement : agréable, épouvantable, indifférent ... pourquoi ? Si d’autres éléments, pensées, sensations, sentiments, procédés, vous viennent en tête n’hésitez pas à les noter même si cela vous paraît simpliste ou sans intérêt. Comment vivez-vous ce travail systématique de tenue d’un carnet de bord ? 93