L`internet et les revenus des musiciens et des compositeurs
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L`internet et les revenus des musiciens et des compositeurs
L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Depuis l’arrivée d’internet et de la culture du gratuit, les chiffres d’affaires de l’industrie musicale sont en chute libre. Mais qu’en est-il des revenus des auteurs et des artistes ? Est-ce que l’Internet leur cause également du tort ? Ou bien leur offre-t-il de nouvelles opportunités de mieux gagner leur vie ? L’industrie de la musique est en crise. En 2012, les producteurs de disques affiliés à l’IFPI, la fédération internationale des producteurs de musique, ont réalisé un chiffre d’affaires mondial de $ 16,5 milliards, soit moins que la moitié des $ 33,7 milliards qu’ils avaient réalisés dix ans plus tôt, en 20011. En chiffres constants, tenant compte de l’inflation, c’est encore pire : le chiffre d’affaires réalisé en 2012 s’élève alors à seulement € 12,9 milliards, soit une baisse de 61%. Il est évident que les royalties que les producteurs versent à leurs artistes ont suivi la même évolution. Ainsi que les droits d’auteur qu’ils paient aux compositeurs (et aux éditeurs) via les sociétés de gestion collective. En Belgique, par exemple, les producteurs ont versé € 30,1 millions de droits mécaniques pour la reproduction d’œuvres sur cd et dvd à la SABAM en 2001 et seulement € 14,1 millions en 2012 2 (11,1 millions en chiffres constants, soit une baisse de 63%). D‘autre part, on constate que le chiffre d’affaires global de la SABAM (qui concerne surtout la musique, mais également l’audiovisuel, le théâtre, les arts visuels et la littérature) a augmenté de € 110,7 millions en 2001 à € 146,2 millions en 2012 (114,6 millions en chiffres constants)3. Au niveau mondial, les sociétés d’auteurs ont réalisé un chiffre d’affaires de € 7,6 milliards en 2011 par rapport à € 6,5 milliards en 2001. Une augmentation de € 1,1 milliards, mais une légère baisse en chiffres constants (de € 6,5 à € 6,2 milliards). De nouveaux revenus ? Mais comment ont évolué les revenus des musiciens ? Peu de chiffres sont disponibles. Selon une étude portant sur les musiciens en France en 2000, leur revenu médian 4 s’élevait alors à € 15.000 par an5. En 2008, selon une enquête auprès des membres de l’ADAMI, à laquelle ont participé 700 musiciens, leur revenu médian s’élevait à € 22.500 (€ 18.750 en chiffres constants, tenant 1 www.ifpi.org 2 www.sabam.be Augmentations de 27,5 millions pour les « exécutions publiques » (concerts, théâtre, soirées, musique dans des cafés, restaurants et magasins, musique dans les entreprises etc.), de 10,8 millions pour la radio et la télévision et de 6,2 millions pour la copie privée. 3 4 Le revenu tel que la moitié des musiciens gagne moins que ce montant et l’autre moitié gagne plus (à ne pas confondre avec le revenu moyen). 5 1 Ph. Coulangeon, Les musiciens-interprètes en France, portrait d’une profession, Paris, La documentation française, 2004. L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Publié sous licence Creative Commons compte de l’inflation)6. Les revenus des musiciens auraient donc augmenté. Toutefois, la grande majorité des musiciens qui a participé à la même enquête a répondu négativement à l’affirmation « Internet m’a permis d’augmenter mes revenus grâce à ma musique enregistrée »7. Le tableau n’est donc pas très clair. Pour expliquer une éventuelle augmentation, on peut référer à de nouveaux revenus, comme le commerce des sonneries de téléphone, et un accroissement du placement de musiques dans les spots publicitaires et les jeux vidéo. Mais il y a également des effets positifs de l’internet, notamment l’« effet d’échantillonnage » (le consommateur découvre davantage de contenus culturels et dépense plus pour l’acquisition de ses découvertes) et la possibilité pour les artistes de promouvoir et distribuer leurs œuvres eux-mêmes. Notamment pour les artistes moins connus, les possibilités qu’offre l’Internet de se faire connaître et d’attirer du monde à leurs concerts, peuvent parfaitement compenser la diminution des ventes de CD. Les artistes confirmés par contre, qui ont moins besoin de l’Internet pour faire leur promotion, risquent d’être plutôt victimes de l’effet de substitution, qui fait que les gens écoutent ou téléchargent leur musique gratuitement ou pas cher via internet et y dépensent globalement moins. Idem pour les auteurs et compositeurs qui ne se produisent pas sur scène et qui ne profitent donc pas d’une augmentation des revenus des concerts. Struggle for… peanuts ! Selon la Belgian Entertainment Association, la fédération qui représente l’industrie belge de la musique, de la vidéo et des jeux vidéo, les Belges ont dépensé en 2012 en moyenne € 2,36 pour la musique digitale8. Ce chiffre est plutôt modeste. Il va de soi que les revenus des artistes pour les exploitations digitales ne sont pas spectaculaires non plus. Comment l’expliquer, alors que le numérique a quand même pris beaucoup d’ampleur ? Les sites d’exploitation légaux et (souvent) payants doivent faire face à la concurrence des sites illégaux et (souvent) gratuits. Ce n’est pas facile. Tout d’abord, bien sûr, parce que les consommateurs ont le choix entre payer ou ne pas payer et qu’il est tentant de choisir la deuxième option. Mais ce n’est pas la seule motivation pour choisir l’option gratuite. L’obligation de posséder une carte de crédit pour accéder aux sites payants constitue aussi un obstacle, surtout pour les jeunes. La concurrence entre les sites légaux et illégaux n’est par ailleurs pas très loyale. Pour exploiter des œuvres légalement, il faut régler les droits avec les producteurs (les maisons de disques) et les sociétés de gestion collective, telles que la Sabam. Rien qu’en Europe, il y en a une trentaine. Cela implique un investissement important en temps et en argent. Et puis, quand le consommateur choisit l’offre légale, ça ne génère pas toujours beaucoup de revenus pour les artistes. Le streaming (Spotify, Deezer, Google Play Music All Access, iTunes Radio…), considéré comme le mode d’exploitation numérique du futur, ne leur rapporte que des cacahuètes. Pour gagner autant qu’avec la vente de 1.000 singles, il faut atteindre des millions d’écoutes9. Peut-être 6 CEPREMAP (Centre pour la recherche économique et ses applications) : Portrait des musiciens à l’heure du numérique (ht tp://w w w.cepremap.fr/publications/por trait-des-musiciens-a-lheure-du-numerique) ; voir aussi Philippe Vion-Dury : Internet, ce qui pouvait arriver de mieux à la musique (http://www.rue89.com/rue89-culture/2013/04/19/ numerique-detruit-ni-musique-ni-les-artistes-241593). Les musiciens dans la révolution numérique (Irma Éditions, collection Révolutic, novembre 2009 : http://www.irma.asso.fr/LesMusiciens-dans-la-revolution - http://ses.telecom-paristech.fr/bourreau/Recherche/LivreAMImanuscript12octobre2009.pdf) 7 8 www.belgianentertainment.be ht tp: //w w w.r ue89.com /r ue89- cul tur e / 2013/07/15/pour quoi- chanteur- r adiohead -sen - pr end -a-spotif y-24 4273, http://www.rtbf.be/lapremiere/article_le-streaming-musical-va-t-il-mettre-les-artistes-sur-la-paille?id=7919531 et http://www.huffingtonpost.com/2012/07/31/music-artists-online-earnings_n_1724997.html 9 2 L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Publié sous licence Creative Commons que ces fournisseurs paient mieux leurs actionnaires que les artistes (c’est un phénomène qu’on peut également observer hors internet…). Il est aussi un fait que le prix des abonnements doit rester bon marché, voire gratuit, sinon le consommateur choisit la concurrence (illégale et) gratuite. Il s’ensuit que, de leur côté, les titulaires de droits sont obligés d’accorder les licences à bon prix10. Des occasions à saisir Si l’internet a fait chuter les chiffres d’affaires de l’industrie musicale, il crée aussi des opportunités pour les artistes. À l’époque, la sortie d’un vinyl ou CD était rentable quand on pouvait en vendre suffisamment d’exemplaires pour récupérer les frais importants de production, fabrication, impression, diffusion, promotion, expédition, etc. Aujourd’hui, avec le numérique, les musiciens peuvent produire leurs enregistrements eux-mêmes, sans gros investissements, et les promouvoir et les distribuer via leurs propres sites internet, les réseaux P2P, les réseaux sociaux, les licences libres, etc. Et ils peuvent récolter des ressources financières via la production participative (ou crowdfunding). Ils peuvent ainsi fonctionner indépendamment des maisons de disques. Il faut avoir l’esprit entrepreneur et tous les artistes ne le possèdent pas, mais comme le disait David Byrne, dans une interview publié dans Wired : « The totally DIY (Do it yourself) model is certainly not for everyone – but that’s the point : now there’s choice »11. C’est notamment une opportunité pour les artistes moins connus, qui ne sont pas diffusés par les radios et télévisions classiques et qui auparavant, n’avaient aucune chance d’être entendus. La diffusion en ligne ne leur rapporte rien ou pas grand-chose, mais leur permet d’attirer plus de monde à leurs concerts. Les chiffres du Centre national (français) de la chanson, des variétés et du jazz (CNV) confirment l’effet positif du web sur l’affluence aux concerts, surtout dans des genres niches comme le hip-hop, le reggae et la musique électronique12. Des solutions pour l’avenir ? L’internet a plongé l’industrie de la musique dans la crise. Mais pas nécessairement les artistes. Au contraire, certains musiciens s’en sortent mieux aujourd’hui qu’autrefois. Et grâce à internet, ils ne dépendent plus nécessairement des maisons de disques pour produire et diffuser leur musique. Les compositeurs et les musiciens pourraient trouver encore mieux leur intérêt dans l’internet, si la position de concurrence des fournisseurs de contenu légaux était meilleure et qu’ils rémunéraient mieux les artistes. Pour renforcer leur position par rapport aux fournisseurs illégaux, une option est de renforcer la lutte contre l’offre illégale. Se pose cependant la question de voir si c’est possible en pratique et si ça ne revient pas à passer la serpillère à robinets ouverts. En outre, il est extrêmement difficile de trouver un équilibre entre les droits d’auteur d’une part et la liberté d’information et la protection de la vie privée d’autre part13. 10 En 2012, la Sabam a seulement perçu € 1.556.000 pour toutes les exploitations en ligne (p. 26 du rapport annuel 2012 - http:// www.sabam.be/sites/default/files/Francais/Main-menu/SABAM/DOWNLOAD/BROCHURE/rapport_annuel_2012.pdf) « Le modèle autonomiste débrouillard n’est clairement pas pour tout le monde – mais justement: maintenant, on a le choix » (http://www.wired.com/entertainment/music/magazine/16-01/ff_byrne?currentPage=all – traduction: http://gonzai.com/david-byrnestrategies-de-survie-pour-les-artistes-emergents/ ) 11 3 12 http://www.cnv.fr/statistiques-sur-la-diffusion-des-spectacles 13 Voir par exemple l’affaire SABAM / SCARLET (http://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2011-11/cp110126fr.pdf). L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Publié sous licence Creative Commons Une autre possibilité pour donner un coup de pouce à l’offre légale est de simplifier les procédures d’obtention des licences nécessaires. L’Europe a pris des initiatives pour encourager les licences de droits d’auteur paneuropéennes. Ça veut dire que les fournisseurs n’auraient plus besoin que d’une seule ou de quelques licences de la part des sociétés d’auteurs pour diffuser la musique dans toute l’Europe, et non plus d’une trentaine, comme c’est le cas aujourd’hui14. Ce serait un bon pas dans la bonne direction. Et pour mieux rémunérer les artistes, on pourrait aller chercher l’argent où il se trouve, par exemple chez les fournisseurs d’accès. Ils font une bonne partie de leur chiffre d’affaires grâce à la musique et les films et pourraient restituer une part du gâteau aux auteurs et aux artistes15. En attendant, les artistes n’ont de toute façon pas le choix. S’ils ne souhaitent pas partager leur travail via internet, vous et moi, nous le faisons à leur place. David Byrne dirait: « The internet is perhaps not to the advantage of all the artists – but the point is: they don’t have the choice… » Dirk Vervenne Août 2013 14 http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-772_fr.htm?locale=en et http://www.europarl.europa.eu/news/fr/pressroom/ content/20130708IPR16829/html/Musique-en-ligne-faciliter-l’acc%C3%A8s-aux-licences-de-droits-de-d’auteur 15 Voir la procédure de la SABAM contre les fournisseurs d’accès (http://www.sabam.be/sites/default/files/pdf/persbericht_ fr_30042013.pdf) 4 L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Publié sous licence Creative Commons Sources et ressources Maya BACACHE-BEAUVALLET, Marc BOURREAU, François MOREAU, Portrait des musiciens à l’heure du numérique (Cepremap, avril 2011, http://www.cepremap.fr/publications/portrait-des-musiciens-a-lheure-du-numerique Maya BACACHE, Marc BOURREAU, Michel GENSOLLEN et François MOREAU, Les musiciens dans la révolution numérique. Inquiétude et enthousiasme, Irma Éditions, collection Révolutic, 2009. http://www.irma.asso.fr/Les-Musiciens-dans-la-revolution, http://ses.telecom-paristech.fr/bourreau/ Recherche/LivreAMImanuscript12octobre2009.pdf) Philippe COULANGEON, Les musiciens-interprètes en France, portrait d’une profession, Paris, La Documentation française, 2004 R. GOPAL, S. BHATTACHARJEE et G. SANDERS, Do Artists Benef it from Online Music Sharing?, http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=527324 SABAM, Rapport d’activité 2012 : http://www.sabam.be/sites/default/files/Francais/Main-menu/SABAM/ DOWNLOAD/BROCHURE/rapport_annuel_2012.pdf Belgian Entertainment Association : www.belgianentertainment.be Centre national de la chanson, des variétés et du jazz : http://www.cnv.fr/statistiques-sur-la-diffusion-des-spectacles. 5 L’internet et les revenus des musiciens et des compositeurs Publié sous licence Creative Commons