Le « moment populiste » : vers une Europe « post
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Le « moment populiste » : vers une Europe « post
POLICY POLICY PAPER PAPER Question d’Europe n°414 12 décembre 2016 Thierry Chopin Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? Brexit, élection de Donald Trump, « Who’s next ? » ? La France1 ? Naturellement, les contextes nationaux sont spécifiques et différents d’un pays à l’autre ; il est néanmoins difficile de ne pas faire de lien entre le vote aux Etats-Unis le 8 novembre et le référendum britannique du 23 juin dernier. Il existe aussi sans doute des spécificités communes aux Etats-Unis et au Royaume-Uni qui les distinguent du continent européen2 : les deux pays sont ceux où la révolution néo-libérale est née dans les années 80 avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher ; là où est née la crise financière avec comme symboles Wall Street et la City ; en outre, deux pays où les chocs sociaux sont beaucoup plus violents qu’ailleurs et, en tout cas, plus violents que dans les pays européens continentaux. Pourtant, les citoyens des démocraties occidentales dans leur ensemble expriment, depuis plus de 25 ans, une défiance croissante à l’égard des institutions et du personnel politiques de leur démocratie nationale et, de manière plus générale, vis-à-vis de l’« establishment » ou du « système » (y compris économique et financier, médiatique et intellectuel) ; le sentiment de marginalisation sociale (pauvreté, exclusion, etc.) des « perdants » de l’ouverture économique internationale dépasse 1. Ce texte reprend et les régions industrielles de la « Rust Belt » américaine et celles des « Midlands » au Royaume- développe des considérations publiées initialement dans Uni et existe aussi dans maints pays sur le continent européen3; au-delà des classes populaires « Euroscepticismes et et des souffrances des périphéries les plus déshéritées, il s’accompagne en outre de la peur du europhobie : l’Europe à l’épreuve des populismes », in Rapport déclassement des classes moyennes qui s’inquiètent de leur avenir et de celui de leurs enfants4 ; last Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2016, Lignes de repères, but not least, la question du contrôle des flux migratoires est au cœur du débat public de nombreux 2016 et dans « Comment répondre pays européens, dont les termes portent sur la sécurité et l’identité5. aux attentes des Européens ? », avec Jean-François Jamet, in L’Occident connaît un « moment populiste » et l’Europe continentale n’échappe pas à la règle. Commentaire, n°155, automne 2016. L’argument au cœur de ce texte est que les formes diverses de populisme – qui alimentent un discours 2. Je remercie Yves Bertoncini eurosceptique voire europhobe – convergent toutes vers une crise du libéralisme qu’il convient de surmonter si l’on ne veut pas que nos sociétés se ferment au monde moderne. pour ses éclairages sur ce point lors de nos discussions sur le sujet. 3. Voir par exemple pour la France Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture POPULISMES ET CRISE DU LIBÉRALISME Le « populisme » renvoie d’abord à la dénonciation territoriale, Le Seuil, 2012 et des « élites » – politiques, économiques, médiatiques Christophe Guilly, La France périphérique: comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014. 4. Cf. Louis Chauvel, La spirale du déclassement, Le Seuil, 2016 et Les Classes moyennes à la dérive, Le Seuil, 2006. 5. Cf. Pascal Perrineau, « Les Européens et la question migratoire », Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2016, Lignes de repères, 2016 ; et Wouter Van der Brug, Meindert Fennema, Jean Tillie, « Antiimmigrant parties in Europe : Ideological or Protest Vote ? », in European Journal of Political Research, 37, 2000, p. 77- 102. Qu’est-ce que le « populisme » : anti-élitiste, et anti‑démocratique ou anti-libéral ? auraient confisqué et trahi le pouvoir et la volonté intellectuelles – stigmatisées parce qu’elles du « peuple », seul fondement valable d’une autorité Les et légitime. Mais de quel « peuple » s’agit-il ? Dans la d’europhobie que l’on voit se développer dans maints différentes formes d’euroscepticismes rhétorique populiste, le peuple est défini soit sur une Etats membres de l’Union européenne convergent base sociologique par référence à certains groupes toutes, en dépit de leur diversité, vers une rhétorique sociaux spécifiques, soit sur une base nationaliste, populiste. Le « populisme » n’est pas seulement dans les deux cas dans un triple mouvement de - comme le disent ceux qui en sont accusés - un terme radicalisation et d’exacerbation des différences avec et une rhétorique qui serait utilisés par les « élites » ce qui est censé lui être extérieur ou étranger : sur pour disqualifier avec mépris la parole du « peuple ». Il le plan moral, contre les « corrompus » ; sur le plan correspond à une réalité historique et contemporaine politique et socio-économique dans la dénonciation dont les caractéristiques générales sont connues. traditionnelle des élites ; et sur le plan ethnique FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? 2 6. V. Gérard Grunberg, « Le peuple, quel peuple ? Les élites, quelles élites ? », Telos, 14 novembre 2016. 7. Cf. Jan-Werner Müller, Qu’estce que le populisme ? Définir enfin la menace, Editions Premier Parallèle, 2016. 8. Voir Cas Mudde and Cristobal Rovira Kaltwasser (eds.), Populims in Europe and the Americas: Threat or Corrective for Democracy? New York, Cambridge University Press, 2013. 9. Yves Mény and Yves Surel, Democracies and the Populist Challenge, New York, Palgrave, 2002. Le populisme n’est pas nécessairement incompatible avec le libéralisme en tout cas dans sa composante économique et sa variante “néolibérale”; comme le montrent certains exemples en Amérique latine où l’on a pu parler de “populisme néolibéral”. Cf. Kurt Weyland, “Neopopulism and neoliberalism in Latin America: Unexpected affinities”, Studies in Comparative International Development, 31/1996, p. 3-31. 10. Cf. Bernard Manin, « Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs », in Intervention, n°9, 1984. Catherine Audard, Qu’est-ce que contre les étrangers. In fine, le peuple est dès lors exemple leur critique des contre-pouvoirs au cœur du mobilisé afin de ressusciter un sentiment défaillant de libéralisme politique10. The Daily Mail a qualifié, le 4 représentation et d’identité. novembre 2016, les trois juges de la Haute Cour de Par ailleurs, de quelles « élites » parle-t-on ? Les Londres d’« ennemis du peuple » après l’arrêt rendu sur 16 millions de Britanniques ayant voté pour rester au l’accord nécessaire du Parlement (dont la souveraineté sein de l’Union européenne font-ils tous partie de ces est pourtant sacro-sainte et au fondement de la prétendues « élites » ; si c’est le cas, la promotion démocratie britannique) pour déclencher la procédure sociale au Royaume-Uni est réellement exceptionnelle ! de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne. Or, Aux Etats-Unis, une majorité d’Américains a voté il faut rappeler que la démocratie repose certes sur la pour Hillary Clinton - font-ils eux aussi tous partie légitimité populaire mais aussi sur d’autres sources de de l’« élite » ? De leur côté, la majorité des électeurs légitimité. Même les institutions dotées d’une légitimité issus des minorités noire et hispanique ayant voté pour démocratique directe ou indirecte ne sauraient avoir la candidate démocrate ne feraient-ils pas partie du le monopole du bien public dans nos démocraties « peuple »6? Donald Trump ne fait-il pas partie des constitutionnelles. De la même manière, considérer élites économiques ? Un bon nombre de ceux qui que seul le référendum serait démocratique conduit à déclarent être les candidats du « vrai peuple » en une simplification abusive de ce qu’est la démocratie. France n’appartiennent-ils pas aux « élites » qu’ils En effet, la soumission à la sanction populaire peut dénoncent ? Dire cela ne signifie pas que les « élites » conduire un gouvernement à adopter des décisions en question ne doivent pas mieux prendre en compte de court terme, contraires à l’intérêt général. C’est les préoccupations et répondre avec efficacité aux le principe de base du constitutionnalisme libéral attentes des citoyens et notamment de ceux qui se au fondement de nos démocraties depuis la fin sentent marginalisés, exclus et oubliés mais aussi des de la Seconde Guerre mondiale : des institutions classes moyennes qui craignent leur déclassement. indépendantes doivent servir de garde-fou contre les Cela ne signifie pas non plus qu’il ne faille pas répondre excès d’un gouvernement même démocratiquement à la demande de crédibilité et de compétence qui est élu afin de protéger la minorité. L’histoire nous exprimée fortement dans nos démocraties. Cela ne a appris à ne pas considérer que toute action signifie pas enfin que nous ne soyons pas en droit de entreprise par un gouvernement démocratiquement demander à nos « élites » et à tous ceux qui décident élu soit nécessairement légitime. Les institutions et agissent en notre nom d’être exemplaires. indépendantes constituent une composante de nos Au-delà de cette composante « anti-élitiste », le démocraties et de l’État de droit qui les fonde11. populisme se caractérise par un « anti-pluralisme ». En effet, la critique populiste des élites s’accompagne de Diversité des populismes nationaux la prétention à détenir le monopole de la représentation de la volonté du « vrai » peuple (« I am your voice » La renaissance des populismes constitue un symptôme dit Trump). Or, la liberté du peuple consiste à ne pas très fort de la crise politique en Europe12 et plus société, Paris, Gallimard, 2009. être pris en otage avant qu’il se soit exprimé et la spécifiquement de la crise du libéralisme13. Du Danemark 11. Voir Samuel Issacharoff, démocratie suppose le pluralisme ; certains auteurs et de la Finlande à la Hongrie et à la Pologne en passant en déduisent que « le populisme tend même sans par l’Autriche, la France, l’Italie et le Royaume‑Uni, les doute à être anti‑démocratique » et ne doit pas différentes élections nationales confirment la force nécessairement être abordé comme un « correctif des partis d’extrême droite et des populismes (les utile » pour la démocratie libérale8. deux n’étant pas équivalents) qui imposent dans le le libéralisme ? Ethique, politique, Fragile Democracies, New York, Cambridge University Press, 2015. 12. Cf. Pierre-André Taguieff, La revanche du nationalisme. Néopopulistes et xénophobes à 7 Le populisme renvoie enfin à l’une des tensions débat public un discours dont le cœur est constitué 2015. essentielles au cœur du régime démocratique entre par un protectionnisme à la fois économique, culturel 13. Thierry Chopin et le principe de la souveraineté populaire et le principe et identitaire. Sans doute les raisons qui rendent libéral9. problématique compte de ces évolutions diffèrent‑elles d’un pays à et toujours instable que les populistes puisent par l’autre et les formes contemporaines du populisme l’assaut de l’Europe, Paris, PUF, Jean‑François Jamet, « L’Europe libérale en question », Commentaire, n°134, été 2011. C’est à cette articulation FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? sont-elles multiples : entre le retour des réalités et les du « bouc émissaire » mis en évidence par René Girard20, aspirations nationalistes en Europe centrale, parfois les étrangers étant considérés comme responsables sous la forme d’un national-populisme autoritaire des maux économiques et sociaux y compris en termes et « illibéral » comme c’est le cas actuellement d’insécurité ; sur le plan externe : retour des contrôles en Hongrie et en Pologne ou encore les effets de aux frontières nationales encouragé par la crise des l’évolution démographique de sociétés de plus en plus migrants et, plus encore, par les attentats terroristes ; âgées dans le Nord de l’Europe, les convergences durcissement des sociétés se traduisant par la volonté paraissent difficiles à trouver. De son côté, si l’Europe de se protéger contre les migrations de l’Est et du Sud. 14. Selon l’expression de du Sud connaît une moindre dynamique de l’extrême Ensuite, sur un plan culturel, le retour du populisme Illiberal Democracy”, Foreign droite, cela s’explique sans doute par le fait que ces dans des pays prospères sur le plan économique (par Affairs, 76:6, 1997. Le Premier pays sont protégés par le souvenir des expériences exemple dans les pays scandinaves) s’exprime sous Orbán, dénonce la “crise dictatoriales qui créent dans l’électorat des verrous une forme « patrimoniale »21 et peut s’expliquer par contre le développement de forces autoritaires même si les premières manifestations de sociétés de plus en les partis populistes de gauche (Podemos en Espagne, plus âgées qui ne se caractérisent pas seulement par 2015 - http://www.kormany. Syriza en Grèce par exemple) connaissent des succès des craintes économiques mais plutôt par des craintes the-prime-minister-s-speeches/ électoraux dans un contexte de difficultés sociales liées de type « culturel » liées à la transformation d’un à la crise économique. Le phénomène de mémoire environnement dans lequel elles ne se reconnaissent politique est ainsi à prendre en compte même si le cas plus nécessairement, ce qui explique l’importance de la Grèce semble montrer que cette mémoire n’est renouvelée du thème de la place des religions pas une garantie suffisante. - notamment de l’islam - et de l’exercice des cultes 14 dans les sociétés européennes. La démocratie libérale au risque des populismes Enfin, sur un plan politique, plusieurs symptômes d’une crise des principes de la démocratie libérale et 3 Fareed Zakaria, “The Rise of ministre hongrois, Viktor d’identité du libéralisme” in Speech at the 14th Kötcse civil picnic, September 5th hu/en/the-prime-minister/ viktor-orban-s-speech-at-the14th-kotcse-civil-picnic 15. Cf. Pascal Perrineau, “L’irrésistible ascension des nationaux-populismes en Europe?”, in Y.-C. Zarka, P. Perrineau, A. Laquièze (dir.), L’Union européenne entre implosion et refondation, Editions Mimésis, 2016, p. 143155. En dépit de cette diversité nationale, certains éléments de l’état de droit paraissent aisément identifiables : 16. Timothy Garton Ash, d’explication peuvent être avancés qui permettent de exaspération de nombreux citoyens face aux scandales They must be stopped”, The donner une cohérence d’ensemble15 à ces évolutions financiers et fiscaux ainsi qu’aux affaires de corruption Guardian, November 11th 2016. politiques qui convergent toutes vers une mise en qui alimentent la critique de l’« anti-establishment » 17. Manuel Funke, Moritz question de la démocratie libérale . au cœur du discours populiste ; développement D’abord, sur un plan économique, ce retour du de discours où la sécurité est présentée comme la populisme est lié à la crise économique et financière première des libertés et au nom de laquelle on en vient de 200817, dans un contexte où ce sont les partis à miner les fondements des autres libertés ; relégation http://ec.europa.eu/ de la droite extrême en Europe qui deviennent de au second plan du primat des droits fondamentaux ; events/2015/20151001_post_ manière croissante les porte-voix de l’exaspération et etc. Plus fondamentalement, ce retour des populismes de la colère sociales, trop longtemps ignorées, ce qui traduit une crise de la représentation qui prend explique la popularisation massive de leur électorat. au moins deux formes différentes. D’un côté, le Au-delà, il est lié, de manière générale, au sentiment « système » de représentation traditionnel rencontre de déstabilisation économique et de peur vis-à-vis de la des difficultés à refléter la diversité des clivages mondialisation18 ainsi que de trouble identitaire ressenti anciens et nouveaux qui s’expriment dans la société eupinions, 2016 / 3 par maintes opinions publiques dans le contexte mais qui ne trouvent pas nécessairement de traduction 19. Cf. Daniel Cohen, Trois d’ouverture internationale et de développement de claire au plan électoral. Dans ce contexte, où beaucoup la société « post-industrielle »19 depuis 25 ans. La de citoyens ont l’impression que l’alternance classique, globalisation de l’économie produit des effets allant voire le consensus bipartisan, entre les partis de droite dans le sens d’un repli sur soi, tendance qui se renforce et de gauche ne permet pas de dépasser un statu quo dans les périodes de crise : sur le plan interne, hostilité jugé intenable, les partis populistes, voire extrémistes, aux étrangers et retour des discours xénophobes dans apparaissent comme un moyen de briser le consensus certains pays comme forme renouvelée du mécanisme bipartisan et le système politique traditionnel en 16 FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 “Populists are out to divide us. Schularick, Christoph Trebesch, Going to Extremes: Politics after Financial Crisis, 1870-2014, Center for Economic Studies (CES) / Institut IFO 2015 – economy_finance/ crisis_slump/documents/c._ trebesch.pdf 18. Voir Catherine de Vries and Isabell Hoffmann, Fear not Values. Public opinion and the populist vote in Europe, Bertelsmann Stiftung / leçons sur la société postindustrielle, Le Seuil, 2006. 20. René Girard, Le bouc émissaire, Grasset, 1982. 21. Voir Dominique Reynié, Populismes : la pente fatale, Plon, 2011 et Les nouveaux populismes, Hachette Pluriel, 2013 Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? se présentant comme la seule alternative politique Qu’on se souvienne ici de l’histoire du siècle passé et possible . En outre, les mécanismes traditionnels des projets politiques qui, fondés sur une doctrine qui de représentation – au sens propre du terme - ne se voulait protectrice, ont débouché sur des « sociétés parviennent plus à remplir leur fonction de « figuration » fermées » et des Etats policiers en opposition totale des sociétés actuelles, individualistes et fortement avec atomisées, d’où la tentation de faire revivre les vieilles libérales. La chute du mur de Berlin a symbolisé le figures du peuple et de la nation, afin de ressusciter triomphe des sociétés libérales. On aurait tort de croire le sentiment défaillant d’une identité protectrice et que nous sommes protégés de tout retour en arrière. rassurante et de retrouver le sens de l’appartenance à Dans quel type de société voulons-nous vivre ? une communauté23. Cette crise du libéralisme se traduit ainsi par une crise Si l’Union européenne n’est pas nécessairement une politique dont la renaissance des populismes et des condition d’existence de ces populismes, néanmoins extrémismes dans maints États constitue un symptôme celle-ci exacerbe les thèmes qu’ils portent : rapport suffisamment clair. La force de la démocratie libérale problématique à la démocratie représentative, identité est néanmoins d’être un régime par nature ouvert sur et ses propres lacunes et ses propres insuffisances. 22 4 communauté, rapports 22. Ce mécanisme s’applique de manière évidente aux « démocraties de consensus » - Autriche, Belgique, Pays-Bas, etc. - que A Lijphart et J.T. Hottinger ont appelé « Les démocraties consociatives », in Revue internationale de politique comparée, vol. 4, n°3, 1997, p. 529-697. Mais cela s’applique dialectique liberté/sécurité, ouverture/fermeture, Etat-providence démocratiques et de manière fondamentale, de produire une vision actuelle peuvent être considérées non pas tant commune de l’avenir de la construction européenne comme des éléments déclencheurs que comme des afin de combler le déficit de sens qui l’affecte : une démultiplicateurs de certaines exigences au cœur de communauté de citoyens ne vit pas uniquement nos démocraties portant notamment sur la recherche de droit, d’économie ou de régulation ; mais aussi de communauté et d’identité ainsi que sur la demande et d’égalité et de justice sociale comme sur la demande communauté de protection en matière économique et en matière de Or, il paraît désormais suffisamment clair que les sécurité. votes récents au Royaume‑Uni (et aux Etats-Unis) surtout de sentiment politique d’appartenance comme espace de à une choix. s’expliquent, en partie, par une (contre) politique de REPENSER LE LIBÉRALISME « rejet »25 plutôt que par le choix d’un projet positif d’avenir. La démocratie libérale : un régime ouvert à la critique Face à la crise économique, les tenants de la « société ouverte » doivent reconnaître que la recherche d’égalité 23. Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique sociétés Face à la crise de légitimité démocratique, il s’agit, sentiment de maints citoyens d’avoir « tout essayé ». des menacé, majoritaires comme en national s’explique aussi par le valeurs etc. De ce point de vue, les faiblesses de l’Europe aussi à des systèmes politiques France où la montée du Front les Si l’on suit cette logique, alors la redéfinition d’un et de solidarité dans un monde ouvert aux échanges 2006, p. 269-277. projet politique européen de long terme est urgente. La constituent des exigences humaines fondamentales 24. Voir Abram N. Shulsky, « La montée en puissance des courants populistes radicaux, comme le montre le succès du livre de Thomas Piketty voire extrémistes, eurosceptiques et europhobes, sur les inégalités26 et sont tout aussi légitimes que à droite comme à gauche, met en lumière depuis les aspirations à la liberté. De la même façon, les plusieurs années une crise de la démocratie libérale libertés de circulation et d’établissement au sein du tant du point de vue économique que politique . marché intérieur sont des principes fondamentaux de La dérégulation a été associée au désastre de la l’Union mais elles ne doivent pas conduire à ce que crise financière et aux scandales fiscaux (Luxleaks, la prestation d’un service dans un même lieu puisse Panama Papers par exemple). En outre, le libéralisme obéir à des règles sociales et fiscales différentes : politique est de plus en plus perçu comme synonyme c’est la condition d’une concurrence loyale et de la d’inefficacité voire d’impuissance face notamment à préservation des modèles sociaux. d’autres modèles proposés dans le monde : fascination Face à la crise des réfugiés, l’accueil des personnes fuyant mêlée d’angoisse pour le modèle chinois ; ou encore des pays en guerre constitue un impératif moral et un attirance pour le régime russe et le modèle de l’homme droit fondamental ; dans le même temps, la recherche de fort capable de rétablir l’ordre et d’apporter la sécurité. sécurité doit être tout autant prise en compte. à l’âge de la défiance, Le Seuil, démocratie libérale : victorieuse et assaillie », Commentaire, n°148, hiver 2014-2015 et Pierre Manent, « La crise du libéralisme », Commentaire, n° 141, printemps 2013. 25. Ivan Krastev parle de “démocratie du rejet” (« democracy of rejection ») pour qualifier la politique de protestation globale actuelle, in Democracy Disrupted : the Politics of Global Protest, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2014. 26. Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2013. 24 FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? L’Etat et le marché citoyens. L’exigence de sécurité ne peut donc jamais être une exigence absolue, car elle conduirait alors Partant de ce constat, il apparaît nécessaire de à une société fermée et autoritaire. Inversement, la repenser le libéralisme européen avec pour objectif liberté n’est pas possible dans les faits sans ce degré cardinal la protection des citoyens contre les excès minimal de la sécurité qu’est la sûreté, c’est-à-dire ou les insuffisances des systèmes politiques et le fait de ne pas voir son intégrité physique mise économiques. la en danger ou soumise à l’arbitraire du bon vouloir reconnaissance critique des limites des principes Et celle-ci doit s’appuyer sur d’autrui, et sans une protection sociale, au moins d’organisation de nos sociétés, en particulier l’Etat minimale. Pour résumer, en reformulant le premier et le marché, la liberté et la sécurité. Autrement principe de la justice sociale de Rawls29 de la façon dit, il s’agit de rejeter la croyance idéologique dans suivante, on pourrait dire que l’objectif de nos sociétés l’identité présumée de l’un de ces principes avec devrait être la recherche de la plus grande sécurité et l’intérêt général. liberté des personnes compatible avec un ensemble Sur le plan économique, le libéralisme européen étendu de libertés fondamentales et de garanties de doit ainsi signifier la reconnaissance des limites à la sécurité minimales protégées constitutionnellement. fois du marché et de l’Etat. Il n’est pas inutile de Ce principe justifie l’intervention publique dans le rappeler que cet effort fut notamment initié par John cadre de missions régaliennes visant à protéger les Stuart Mill dans ses Principes d’économie politique . libertés publiques et, en leur nom, la sécurité, qu’il Cet effort mérite d’être inlassablement continué. Il s’agisse de la sécurité intérieure ou extérieure. 27 5 est en effet clair qu’il n’est pas possible d’accorder une confiance aveugle au marché qui peut être à LE CONTRE-POPULISME courte vue et connaître des ajustements brutaux. L’intervention publique peut être justifiée par les Comme l’a écrit Pierre Hassner au moment de externalités, l’asymétrie d’information, la nécessité l’effondrement de l’URSS : « Nous savons, par de compenser les inégalités de départ pour des l’amère expérience du XXe siècle, qu’il n’y a pas raisons de justice sociale ou la définition nécessaire de substitut à la liberté et qu’aucun système, des règles du jeu d’institutions comme les marchés aucune alliance, ni aucun État […] ne peut se financiers, la monnaie et la concurrence . En même fermer au monde moderne sans connaître l’échec temps, il convient de reconnaître que l’intervention ou l’effondrement. Mais nous savons aussi que courante et on ne doit s’en publique n’est pas omnisciente et omnipotente. l’humanité ne vit pas que de liberté et d’universalité, nécessaire pour atteindre un Elle peut être exposée à des risques comme dans que les aspirations qui ont conduit au nationalisme leurs formes extrêmes, le clientélisme politique, le et au socialisme, la recherche de la communauté népotisme et la corruption. Ces risques ont alimenté et de l’identité et la recherche de l’égalité et de la elle comporte de nombreuses dans de nombreux pays la critique des élites et solidarité, reparaîtront toujours, comme elles le font (J.S. Mill, Principes d’économie favorisé la montée des populismes. déjà. C’est dans la mesure où le libéralisme pourra quelques exemples, en 28 Liberté, sécurité et identité 27. John Stuart Mill notait ainsi qu’« en économie, le laisser-faire doit être la pratique éloigner que lorsque cela est grand bien. Cette maxime est indiscutablement solide en tant que règle générale ; mais et évidentes exceptions » politique, 1848). Mill donne les incorporer et les concilier à la fois avec la liberté particulier la protection du de l’individu et avec l’interdépendance de la planète, contrats. qu’il aura une chance, après avoir gagné la guerre consommateur et le droit des 28. Cf. Philippe Aghion et De façon similaire, il s’agit sur le plan politique de froide, de ne pas perdre la paix »30. Dans la droite reconnaître les limites respectives des exigences de ligne de ce qui précède, il nous semble que l’Union l’Etat, Paris, Le Seuil, 2011 sécurité, de liberté ou d’identité. Chacune est légitime européenne doit donc prendre en compte un certain 29. John Rawls, A Therory of jusqu’à un certain point. Vouloir une sécurité absolue, nombre d’exigences et d’aspirations exprimées par Harvard University Press, 1971. vouloir la disparition de l’incertitude ou du risque est les citoyens et qui sont tout aussi légitimes que celles éminemment dangereux pour la liberté, car la liberté de liberté : le besoin de communauté et d’identité, implique une certaine indétermination, qui n’est pas la réponse à la question sociale et la protection en compatible avec un contrôle total de l’action des matière économique mais aussi de sécurité. FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 Alexandra Roulet, Repenser Justice, The Belknap Press of 30. Pierre Hassner, « L’Europe et le spectre des nationalismes », Esprit, octobre 1991 ; repris dans La violence et la paix, Paris, Le Seuil, 1995. Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? Prendre au sérieux la question des frontières qui ont surgi au sein de plusieurs opinions publiques nationales (en France et aux Pays-Bas mais aussi 6 31. Michel Foucher, Le retour des frontières, CNRS Editions, 2016 et L’Obsession des frontières, Perrin, 2007. Comme l’avait signalé Vaclav Havel : « dans l’Histoire, la Russie s’est étendue et rétractée. La plupart des conflits trouvent leur origine dans des querelles de frontières et dans la conquête ou la perte de territoire. Le jour où nous conviendrons dans le calme où se termine l’Union européenne et où commence la Fédération russe, la moitié de la tension La question des frontières de l’Union européenne se en Allemagne ou en Autriche). Au-delà des raisons pose avec acuité et renvoie à des défis majeurs lancés économiques (craintes de dumping social et fiscal à l’Union. Quel projet européen après le Brexit ? Où amplifiées par les effets de la crise) et politiques exercer le contrôle migratoire ? Comment répondre à la (sentiment crise d’identité qui caractérise maints pays européens ? identitaire est liée à la rupture géopolitique introduite En outre, certains États se sentent menacés dans leurs par la chute du Mur de Berlin. D’un côté, cette crise frontières et leur sécurité (pays baltes et est‑européens d’identité trouve son origine dans le sentiment d’une par la Russie notamment) et doutent de la capacité extension apparemment indéfinie qui caractériserait de l’Union européenne à les protéger, ce qui se traduit une « Europe » sans limites ne parvenant pas à soit par des dépenses militaires nationales plus prendre au sérieux la question pourtant essentielle élevées (Pologne par exemple) soit par une stratégie du territoire (limite de la sécurité et délimitation de renforcement de l’intégration (pays baltes avec d’une communauté comme cadre d’appartenance et l’adoption de l’euro perçu comme l’assurance d’une d’identification). De l’autre, la rupture géopolitique solidarité plus poussée). introduite, sous l’effet de l’effondrement de l’URSS La question est cruciale : si la Russie menait une il y a 25 ans, fait apparaître un élément inédit : le politique agressive et expansionniste comme de perte d’influence), la question en contact avec la périphérie du continent européen où un Ukraine à l’encontre d’un Etat membre, que ferait travail de clarification, même temporaire, des limites l’Europe ? C’est le vrai test pour les frontières et territoriales de l’Union européenne s’impose31. l’identité européennes. Sommes-nous prêts à engager Dans un tel contexte, il est indispensable d’engager des moyens et à prendre le risque de pertes humaines une réflexion politique commune sur les limites de pour protéger nos frontières ? Il est notable que l’OTAN, l’Union européenne. Cette question politique majeure qui a servi de substitut de ce point de vue, n’est pas a été trop longtemps éludée sous prétexte qu’il s’agit nécessairement la solution miracle, et ce d’autant d’un sujet qui divise les Européens (notamment moins après l’élection de Donald Trump à la présidence sur le statut à proposer à la Turquie et l’Ukraine)32. des Etats-Unis : par exemple, que se passerait-il si la Ne pas poser cette question reviendrait pourtant à Turquie, membre de l’OTAN, se montrait de plus en ne pas répondre au malaise des opinions publiques plus agressive à l’égard de la Grèce ? La situation sur ce sujet qui contribue à affaiblir l’adhésion à la chypriote montre le risque du fait accompli. construction européenne. Ce qui relie les nations à l’intérieur de l’Union européenne est aussi ce qui les distingue de l’extérieur. Répondre à la question sociale entre les deux disparaîtra ». La question des frontières est donc liée à celle de 32. Les partisans de l’adhésion l’identité politique et géopolitique de l’Europe et met Tocqueville avait déjà souligné que la démocratie est en jeu le sentiment d’appartenance à un ensemble non seulement une forme de gouvernement mais aussi collectif multinational. une « forme de société » dont le principe réside dans Il faut d’abord réaffirmer l’apport géopolitique des l’aspiration à l’ « égalité des conditions »33. Avec la différents crise, la nécessité de développer la dimension sociale de la Turquie avaient obtenu que la question des « frontières de l’Europe » n’apparaisse pas dans le mandat du groupe de réflexion sur « l’Europe en 2030 » que l’ancien président du gouvernement espagnol, Felipe Gonzalez, avait présidé en 2010. 33. Pour une réévaluation contemporaine de cette thèse, cf. Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011. 34. Voir Jürgen Habermas, « Democracy, Solidarity and the European Crisis », discours prononcé à l’Université de Leuven aux Pays-Bas, 26 avril 2013. « élargissements » à la construction européenne en termes de pacification, de réconciliation de l’Union européenne est devenue une évidence34. et de stabilisation des pays du continent, et ce en La construction européenne est régulièrement critiquée dépit d’évolutions préoccupantes en Europe centrale. pour son manque de dimension sociale. Elle constitue Pourtant, il faut aussi reconnaître que, à la différence pourtant d’ores et déjà un espace de solidarité. L’accès des « élargissements » précédents, les adhésions au marché intérieur a agi comme un vecteur de depuis 2004 se sont accompagnées d’interrogations, rattrapage économique pour beaucoup de pays, par non et exemple en Espagne, en Irlande mais aussi en Europe socio‑économiques, mais aussi et surtout identitaires centrale et orientale comme le montre l’évolution de seulement politico-institutionnelles FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? la croissance et du PIB par habitant dans ces pays principe de subsidiarité et de bien distinguer qui fait depuis leur adhésion à l’Union européenne . En outre, quoi. Par ailleurs, tous les Etats membres ne donnent l’approfondissement de ce marché s’est accompagné pas le même sens au mot : redistribution, encadrement au fil de la construction européenne de transferts et organisation des relations de travail, protection financiers sans précédents : la PAC (40% du budget) individuelle des personnes au travail ; lutte contre les qui a été une réussite mais qui ne l’est plus et qui discriminations. En outre, le discours sur « l’Europe doit être réformée ; et les politiques régionales et de sociale » est très souvent inaudible. Ce n’est pas par cohésion au bénéfice des pays et des régions les plus exemple en faisant adopter le principe d’un « SMIC défavorisés qui représentent un peu plus d'un tiers du européen » qu’on réduira comme par enchantement budget de l’Union. les différentiels de salaire. Ces préalables étant posés, Par ailleurs, la crise de la zone euro a rendu l’adoption de mesures dans le domaine social visant indispensable la solidarité financière des Etats qui notamment à accompagner les salariés confrontés la composent, comme facteur de stabilité de l’union à des transformations économiques et industrielles monétaire : au total, et en tenant compte des fonds parfois brutales est indispensable sauf à laisser se alloués à l’Espagne pour assainir son système bancaire, renforcer l’idée que l’Europe ne fait rien pour ses le total des interventions européennes au titre de la travailleurs37 ! 35 7 solidarité financière de la zone euro atteignait fin 2012 près de 430 milliards €. Au-delà de cette exigence La nécessité d’une « Europe régalienne » de solidarité « financière » stricto sensu, l’Union européenne doit désormais prendre également en Si l’Union européenne, telle qu’elle a été construite considération le besoin de cohésion sociale nécessaire par à une société stable. L’Europe se caractérise par une d’instruments pour assurer le bon fonctionnement forte hétérogénéité en matière sociale. Même s’il des convient de réduire l’écart entre les représentations et prérogatives les réalités en la matière, les exemples de concurrence réglementation du marché intérieur ou en matière sociale, parfois agressive, sont désormais des faits monétaire), force est aussi de reconnaître ses avérés, notamment dans le secteur agroalimentaire, faiblesses dans plusieurs domaines38. En particulier, celui des transports ou du bâtiment. C’est précisément sa capacité à contribuer à la stabilisation des cycles dans ce contexte qu’intervient la révision actuelle de économiques dans le domaine budgétaire, ou encore étaient similaires. 25 ans la directive sur le détachement des travailleurs dont il son rôle dans le maintien de la sécurité et de l’état 1 à 4 entre les deux pays. faut renforcer le contrôle. de droit (par exemple la lutte contre la corruption, les États, marchés dispose (notamment en matière d’un au de certain travers nombre de ses concurrence, de 35. En 1990, les PIB/habitant de la Pologne et de l’Ukraine plus tard, le rapport était de Cf. Gilles Lepesant, « 20042014 : bilan d’une décennie En outre, sous l’effet de la crise, le taux de chômage l’anti‑terrorisme, la défense ou la protection des a fortement progressé en Europe. La crise a également frontières) sont très limités du fait de la volonté des rappelé la fragilité structurelle de catégories de Etats qui la composent de ne pas lui accorder de population dont l’inclusion sur le marché du travail pouvoirs en ces matières. L’Union européenne a été est plus faible : les jeunes (moins de 25 ans), les construite dans le refus de ses États membres de providence. Essai sur le seniors (plus de 50 ans), les intérimaires, ou encore confier à l’Union ces missions « régaliennes » en raison 2007. les femmes seules ayant des enfants à charge. de la protection par les Etats de leur souveraineté39. Si renforcer la dimension sociale de d’élargissements », Question d’Europe n°311, Fondation Robert Schuman, avril 2014. 36. G. Esping Andersen, Les trois mondes de l’État capitalisme moderne, PUF, 37. Le renforcement du Fonds l’Union Les institutions européennes se sont ainsi trouvées européenne, et notamment de la zone euro, est fort dépourvues face à la crise économique et à la devenu une évidence, le débat « social » demeure demande d’un renforcement de l’état de droit et des difficile au niveau européen, et ce pour plusieurs politiques de sécurité. Il n’est dès lors pas étonnant raisons. La plupart des compétences sur ce registre que de nombreux partis protestataires soient aussi restent nationales et les 28 Etats membres ont des critiques vis-à-vis de l’action européenne qu’ils le traditions et des histoires différentes36; agir dans sont vis-à-vis des politiques nationales. Un tel constat européenne de défense la ce domaine suppose donc de prendre en compte le dessine en creux les contours d’un projet européen européenne. FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 d’ajustement à la mondialisation est ici indispensable. 38. V. Thierry Chopin, « Pour une Europe régalienne », Le Monde, 30 juin 2016. 39. Dès 1954, la France refuse avec le rejet de la Communauté constitution d’une défense Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? 8 visant à mieux assurer la protection des citoyens et d’une action européenne forte dans ce domaine. conduit à poser la question des formes d’exercice à Ce projet répond en effet à une demande des l’échelle européenne de missions visant à protéger Européens : 82% d’entre eux attendent une les libertés publiques et, en leur nom, la sécurité intervention plus importante de l’Union européenne intérieure ou extérieure. dans la lutte contre le terrorisme, 75% dans la Ce programme économique. 40. Cf. Anne-Marie Idrac, « Politique commerciale : aux armes, Européens ! », in Rapport Schuman sur l’Europe. L’état de l’Union 2017, à paraître. 41. Cf. « Les Européens en 2016 », Eurobaromètre spécial du Parlement européen, juin 2016. a Les également une lutte contre la fraude fiscale, 74% sur la question commerciales migratoire, 71% sur la protection des frontières en sont un exemple. Dans le monde actuel, les extérieures et 66% en matière de sécurité́ et de sources de croissance sont pour une large part hors défense 41. d’Europe du fait des dynamiques démographiques In fine, le thème de l’Europe régalienne permet et de rattrapage économique, mais aussi parce de déplacer le débat sur la souveraineté. Une que de nombreuses innovations technologiques Europe régalienne est une Europe qui renforce se diffusent ou se rentabilisent sur une échelle la souveraineté de la puissance publique, qu’elle mondiale. Dans ce contexte, le protectionnisme n’a s’exerce au niveau national ou européen. L’Union de protection que le nom. Cela ne veut pas dire européenne pour autant que l’Europe ne doive pas défendre ses modèle démocratique et libéral qui est le nôtre, intérêts et ses préférences 40. Cela passe notamment ont la même raison d’être : protéger la sécurité par l’exigence de la réciprocité, par exemple en de leurs citoyens, à la fois physiquement et matière d’application des principes d’économie de économiquement, tout en donnant le plus grand marché, de protection de la propriété intellectuelle, espace de préservation commande négociations dimension publique ou de garanties à et les possible de à Etats la européens, liberté l’ouverture dans individuelle. des frontières le La et l’exportation. Cela suppose également d’assurer des valeurs européennes libérales suppose la que les traités commerciaux ne remettent pas en constitution d’une Europe régalienne, sans quoi le cause (directement ou indirectement au travers risque du repli national ne fera que s’amplifier. de règlements Or il y a peu de chance que ce repli apporte plus des différends) les dispositions existantes dans de solutions que de nouveaux problèmes. En la mécanismes non réglementation encadrés européenne de de particulier, la renationalisation ne saurait apporter protection des consommateurs, que ce soit dans en matière en elle-même la solution à des phénomènes qui les domaines de la santé, de l’agriculture, de dépassent l’environnement ou de la finance. Enfin, cela l’afflux des migrants, elle ne répondrait pas aux demande que l’Europe dispose d’outils de contrôle fragilités économiques, elle ne rendrait pas la du respect de ses règles qui soient aussi efficaces politique plus éthique, elle ne mettrait pas un que les outils américains, par exemple, en matière terme aux menaces terroristes. Ce qui est en fiscale, financière ou de contrôle des normes jeu est bien plus de déterminer le contenu des techniques. politiques à mener et les lignes de fractures sur Au-delà de la seule dimension commerciale ou ce point traversent les débats nationaux. Enfin, de la protection du consommateur, le fondement le repli national, ne remédierait en rien aux domestique de la puissance régalienne est la capacité désaccords européens, au contraire. L’acrimonie de lever l’impôt, érodée par l’évasion, la fraude et à l’égard de « Bruxelles » se transformerait en l’optimisation fiscales. Celles-ci remettent également rancœur à l’égard des Etats européens voisins, en cause la justice sociale en créant une inégalité entre qui les contribuables, ménages ou entreprises, certains qu’ils avaient avant la construction européenne étant capable d’échapper à l’impôt. Le soutien très et qui resurgit déjà périodiquement. Revenir à large dont la Commission a bénéficié dans l’affaire une Europe nationale serait renouer le fil d’une Apple et l’adoption rapide par le Conseil des initiatives histoire de divisions politiques que la construction législatives de la Commission soulignent la demande européenne n’a pas fait disparaître mais qu’elle a les nations : reprendraient FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 le rôle elle de n’arrêterait pas bouc-émissaires Le « moment populiste » : vers une Europe « post-libérale » ? su entourer de garde-fous. modèles d’organisation politique et socioéconomique. Ce n’est qu’en apportant des réponses aux attentes *** exprimées par les Européens que ces derniers pourront trouver leur place dans le monde en transformation. Ce Lutter contre les populismes, c’est in fine (re)créer une n’est qu’en étant sûrs de leurs principes qu’ils pourront vision et un sens, un projet politique de long terme. Ce cesser d’être spectateurs et devenir les acteurs à part projet doit être celui de reconstruire un modèle politique entière de la mondialisation. Telle est la condition proprement européen à l’échelle du continent capable pour que les Européens surmontent leur désarroi et de prendre en compte un certain nombre d’exigences redécouvrent le sentiment de leur liberté. incontournables : répondre à la crise de sens, au besoin de solidarité et de lutte contre les inégalités, recréer un sentiment d’appartenance par la recherche de la communauté et de l’identité, et enfin répondre Thierry Chopin à la demande de protection en matière économique Directeur des études de la Fondation et sociale mais aussi en matière de sécurité. Sur le Robert Schuman. Chercheur associé au plan externe, il s’agit de rendre ce projet politique CERI-Sciences Po et à la London School « compétitif » dans la concurrence mondiale des of Economics, European Institute. Retrouvez l’ensemble de nos publications sur notre site : www.robert-schuman.eu Directeur de la publication : Pascale JOANNIN LA FONDATION ROBERT SCHUMAN, créée en 1991 et reconnue d’utilité publique, est le principal centre de recherches français sur l’Europe. Elle développe des études sur l’Union européenne et ses politiques et en promeut le contenu en France, en Europe et à l’étranger. Elle provoque, enrichit et stimule le débat européen par ses recherches, ses publications et l’organisation de conférences. La Fondation est présidée par M. Jean-Dominique GIULIANI. FONDATION ROBERT SCHUMAN / QUESTION D’EUROPE N°414 / 12 DÉCEMBRE 2016 9