Burundi: Les pauvres ne tombent pas malades
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Burundi: Les pauvres ne tombent pas malades
Burundi : Les pauvres ne tombent pas malades Par Nicolas Clemesac, responsable du plaidoyer pour la région des Grands Lacs. (11 mai 2007) Merci à Céline Boursier, directrice du volet social JRS de Kiyange, à Emilie Venner, directrice du projet JRS de Buterere II, à Emmanuel Nengo, coordinateur de « l'UNIPROBA », à Elias Mwebembezi, président de « l'Action Batwa » et à M. l'administrateur de la commune de Buterere – Kiyange, qui, par leurs efforts, ont montré qu'aucune situation n'était irréversible. Le Service Jésuite pour les Réfugiés (JRS) intervient depuis 1998 à Buterere, quartier de la ville de Bujumbura (Burundi). A l'époque, cette zone périphérique marécageuse était complètement inhabitée, et très insalubre. Elle a vu arriver la plupart des déplacés de guerre venant de Cibitoke, Bubanza et Bururi, qui fuyaient les combats opposant notamment le CNDD-FDD1 et les troupes régulières à majorité Batutsi. Aujourd'hui, la plupart des déplacés n'imagine pas regagner leur région d'origine: cela fait pour certains bientôt dix années qu'ils habitent à la périphérie de Bujumbura, ils ne savent pas par exemple si leurs terres ont été récupérées par d'autres familles durant leur absence et, surtout, ils ont reconstruit une autre existence ici et ont tenté d'oublier les traumatismes vécus pendant la guerre. Parmi ces personnes déplacées à Buterere, on note la présence d'une forte minorité Batwa vivant à l'écart du quartier2. Les Batwa représentent 1% de la population burundaise3: coincés entre les deux ethnies « dominantes » Batutsi et Bahutu, ils sont victimes de stéréotypes négatifs, subissent la ségrégation et le déni de leurs droits. Ils ont été poussés par les autres peuples à adopter un mode de vie différent du leur4 et ont été pris en otage lors des combats interethniques auxquels ils ont toujours refusé de prendre part. Ils subissent une discrimination quotidienne dans l'accès aux soins, 1 Groupe armé défendant les intérêts de l'ethnie Bahutu. Il s'est mué en parti politique en 2004 et a conquis le pouvoir lors des élections présidentielles d'août 2005. Il s'est ensuite attelé à pacifier le Burundi et a obtenu un accord de cessez-le-feu avec le dernier groupe armé en activité, le Palipehutu-FNL, en septembre 2006. Actuellement le processus de négociation devant aboutir aux accords de paix est dans l'impasse. 2 Environ 318 ménages qui vivent sur des parcelles attribuées par la Mairie de Bujumbura. 3 60000 personnes au Burundi, selon M. Emmanuel Jenje dans son intervention lors de l'atelier de réflexion organisé par l'Organisation des Nations Unies au Burundi (ONUB) le 4/05/06. 4 Les Batwa sont traditionnellement un peuple nomade vivant de la chasse, de la pêche, de la cueillette et de la poterie. La déforestation pour la transformation des terres en terrains agricoles et l'apparition de récipients produits industriellement sur les marchés dans les années 1970 leur ont retiré leurs principales sources de revenus, les condamnant ainsi à la marginalisation et à la précarité. à l'éducation et à l'emploi. La nouvelle constitution leur confère une représentation minime au sein du Parlement et du Sénat5, ainsi que quelques sièges dans les différentes commissions nationales. Cette attribution s'inscrit dans une logique arithmétique de la démocratie. Le nombre de parlementaires est proportionnel au nombre de personnes appartenant à chaque ethnie et ne prend aucunement en compte les compétences. Il est encore loin le temps où un député sera choisi en fonction de ses capacités et non de son appartenance ethnique. Le site des Batwa de Buterere est le reflet des discriminations que peut endurer cette population. Le JRS, en collaboration avec la « Food and Agriculture Organisation » (FAO) lui vient en aide en louant 12 hectares de terrain agricole afin que les personnes puissent cultiver. La FAO fournit les semences et le matériel nécessaire (houe, engrais, etc...).Le JRS organise des activités d'animation (danse, sport, musique) et encourage les jeunes à suivre une formation professionnelle. Le peu d'intérêt que les Batwa suscitent se manifeste de manière très concrète: le terrain qu'ils occupent se situe à proximité (quelques centaines de mètres) d'une décharge sauvage où est rassemblée la quasi-totalité des déchets de la ville de Bujumbura. Inquiets de la situation, les directeurs de projet se sont mobilisés pour mettre fin au dépôt des ordures. En effet, ils ont constaté une recrudescence de maladies très probablement liées à la présence des déchets, telles que les verminoses, maladies des mains sales, choléra et dysenterie baccylaire. Par ailleurs, le sol du site étant marécageux, il était fort probable que le seul point d'eau accessible charrie une eau contaminée par les déchets. Une analyse effectuée par l'association « Solidarités » confirma cette intuition. Le JRS se devait d'entamer une action pour empêcher que les camions de la SETEMU6, de la BGC7, des organisations internationales, des ONGs et des particuliers continuent le dépôt d'ordures à proximité du site où vivent les Batwa. Toutes sortes de déchets y étaient stockées, en plein air, sans autre traitement que celui effectué par les habitants qui essayent tant bien que mal de brûler ce qui peut l'être. La décharge est constituée des produits du marché central de Bujumbura, des déchets ménagers, industriels et, plus grave, des déchets médicaux. Une étude sur la gestion des déchets médicaux réalisée par le Secrétariat exécutif permanent du Conseil National de Lutte contre le Sida (CNLS) pointait déjà ce problème en 20028. Selon cette étude, 23,53% des hôpitaux éliminaient leurs déchets par le biais de la SETEMU et de la BGC qui les déversaient dans la décharge de Buterere I9. Les SETEMU passaient une à deux fois par semaine dans 29% des hôpitaux de la capitale. Ils prenaient les déchets des stocks centralisés au niveau des hôpitaux et les transportaient avec leurs propres véhicules pour les éliminer dans la nature soit à Buterere, soit à Kajaga ou ailleurs. Par ailleurs, le rapport remarque que « le lieu de stockage des déchets à Buterere est à côté d'un cours d'eau qui se jette dans le lac (la rivière Kinyankonge) et qui peut en contaminer les eaux. Les eaux de ce cours d'eau sont régulièrement consommées par une partie de la population et des troupeaux de vaches qui pâturent dans cette zone. Dans certains centres de santé de l'intérieur du pays, les eaux usées de laboratoires sont canalisées directement 5 Article 164 de la constitution burundaise du 18 mars 2005 « l'Assemblée Nationale est composée [...] de trois députés issus de l'ethnie Twa cooptés conformément au code électoral. » Article 180 de la constitution burundaise du 18 mars 2005 « Le Sénat est composé de [...] trois personnes issues de l'ethnie Twa. » 6 Services Techniques Municipaux, organisme public de collecte des déchets. 7 Société privée spécialisée dans la collecte des ordures. 8 http://wwwwds.worldbank.org/external/default/WDSContentServer/IW3P/IB/2003/02/15/000094946_03020104012381/Render ed/INDEX/multi0page.txt 9 Décharge légale située à l'écart des habitations. Les sociétés privées et publiques ont été contraintes de stopper leurs dépôts à cet endroit car il était complètement saturé. C'est une des raisons pour laquelle les camions bennes se sont dirigés vers le site des Batwa. dans les cours d'eau qui servent également de source d'eau de boisson de la population. Ceci peut affecter la santé de la population située en aval ». Au vu de la situation actuelle à Buterere, il est raisonnable de penser que ce rapport conserve toute sa pertinence. Il démontre que le problème ne concerne pas uniquement les Batwa mais l'ensemble de la population de la ville de Bujumbura. Le dépôt d'ordures engendre non seulement des problèmes sanitaires mais aussi des problèmes « sociaux »: certains des Batwa vivant à proximité de la décharge s'y rendent régulièrement pour collecter les déchets récupérables tels que les métaux, le charbon ou la nourriture. Les déchets alimentaires sont consommés sur place ou revendus sur les marchés. Sans aucune protection, des femmes et des enfants fouillent les immondices à la recherche de leur pitance, délaissant les champs et l'école, pour ceux qui ont la chance d'être scolarisés. Certaines personnes connaissent les horaires de passage des camions et se préparent à leur arrivée pour récupérer tout ce qu'ils pourront. La foule s'amasse derrière les bennes qui viennent vomir les restes de l'ensemble de la ville. N'est-ce pas une nouvelle forme de mépris pour la population Batwa? Le JRS prit contact avec les associations « Unissons-nous pour la Promotion des Batwa » (UNIPROBA en sigle) et « Action Batwa » afin d'organiser un plaidoyer collectif visant à sensibiliser la population sur ce problème de santé publique et à tenter d'arrêter le dépôt des ordures sur le site des Batwa. Une lettre de protestation fut rédigée à l'attention des autorités compétentes le 20 mars 200710. Des visites de personnalités officielles telles que la Première Vice-Présidente, le directeur chargé de l'Urbanisme et le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur furent signalées sur le site. Des reportages furent réalisés et diffusés sur les ondes de la Radio Publique Africaine (RPA) et de Bonesha FM. Des quotidiens nationaux comme le « Renouveau » rédigèrent des articles dénonçant la coexistence des ordures et de la population11. La dénonciation atteignit le réseau internet12. Grâce à la sensibilisation réalisée par l'UNIPROBA et le JRS, l'administrateur de la zone de Buterere-Kiyange s'impliqua dans la lutte contre le dépôt d'ordures sur le site des Batwa. Il fut la voix de cette dénonciation lors des réunions hebdomadaires organisées par la mairie de Bujumbura 10 La lettre fut transmise à la Première Vice-Présidente de la République, à la Ministre de l'Aménagement du territoire, aux Ministre de la Santé, des Travaux publics, de l'Intérieur, au Maire de la ville de Bujumbura, aux directeurs de la BGC, de la SETEMU, au représentant de l'OMS au Burundi et aux médias. 11 « Buterere: dépotoir et commune urbaine= cohabitation impossible », le Renouveau, 23 avril 2007. « Les infrastructures sociales sinistrées se comptent par centaine d'unités » Morning Monitoring, 9 mars 2007. 12 « Le célèbre dépôt des déchets de la commune urbaine de Buterere devenu un marché d'approvisionnement des démunis ». Burundi Réalités, 5 avril 2007. http://fr.allafrica.com/stories/printable/200704050842.html et fit saisir les camions qui venaient déposer des ordures malgré son interdiction. Aujourd'hui et notamment grâce à lui, des amendes sont données à tous ceux qui viennent déverser des immondices sur ce site. Aujourd'hui, seuls quelques rares camions se présentent sur le site pour y déposer leur cargaison. Le problème n'est pas pour autant résolu: nul ne sait quand les autorités mettront en place une nouvelle décharge, éloignée de la population et plus respectueuse de l'environnement. On parle d'utiliser l'ancienne carrière abandonnée située sur la route de Bugarama. Tant que ce site ne sera pas officiellement déclaré ouvert, il est possible que le site des Batwa accueille de nouveau les déchets de Bujumbura. Les outils juridiques existent mais les moyens manquent, comme souvent au Burundi: la loi n°1/010 portant code de l'environnement dispose en son article 5 que « l'Etat, les collectivités locales, les organismes publics et parapublics ainsi que les opérateurs privés sont, en vertu des responsabilités qui leur sont distributivement confiées par la réglementation en vigueur, tenus principalement [...] de déposer et neutraliser les déchets et résidus irrécupérables dans les lieux et conditions établies par voie réglementaire. » De plus, ils doivent « prendre des mesures nécessaires pour la prévention ou la limitation des phénomènes susceptibles de porter atteinte à l'environnement. » La constitution elle-même contient plusieurs dispositions pertinentes en ce qui concerne le problème de la décharge illégale située à Buterere: l'article 17 prévoit que « le Gouvernement a pour tâche [...] d'améliorer la qualité de vie de tous les Burundais » et l'article 27 précise que « l'Etat veille dans la mesure du possible à ce que tous les citoyens disposent des moyens de mener une existence conforme à la dignité humaine. » Le programme du gouvernement 2005-2010 pose quant à lui comme une priorité nationale l'aménagement du territoire et la protection de l'environnement. Le cas de la décharge de Buterere est malheureusement symptomatique d'une situation générale dans le pays, où rien n'est prévu pour le traitement des déchets. Mais la présence de ce dépotoir est d'autant plus grave qu'elle a des conséquences sanitaires sur la population Batwa vivant à proximité. Elle symbolise le mépris ressenti pour cette minorité ou plutôt l'ignorance qu'ont les habitants de la capitale de ce qu'il se passe aux portes de leur ville. Les personnes qui vivent sur le site ne sont pas toutes convaincues des améliorations qu'engendrerait l'arrêt du dépôt d'ordures. Pour certaines d'entre elles, ne plus pouvoir ramasser les ordures, les consommer et les vendre signifierait la fin de l'unique source de revenus disponible à proximité. D'autres menacent en disant qu'ils seront contraints de voler s'ils ne peuvent plus vivre de la collecte des déchets. Personne n'a conscience du risque sanitaire et social encouru en fouillant sans protection les ordures. Une femme d'environ 40 ans déclare « qu'elle est habituée à consommer la nourriture qu'elle ramasse, c'est pourquoi elle ne tombe jamais malade ». Un homme d'environ 35 ans affirme sans sourciller « quand on est pauvre, on n'est pas malade ». La prochaine étape consistera à essayer de mettre en place une action de sensibilisation sur l'hygiène et la dangerosité des ordures. Mais cela ne suffira pas: il faudra coûte que coûte trouver une solution durable aux difficultés d'intégration que rencontrent les Batwa dans la société burundaise. Que feront tous ceux qui survivent grâce à la collecte des déchets si les camions n'arrivent plus? Que faire si l'accès à la nourriture, l'éducation, l'emploi, les soins est une lutte quotidienne? Certains rétorqueront que cette difficulté est vécue à chaque instant par l'ensemble de la population burundaise. Mais tous conviendront qu'une personne Mutwa voit cette difficulté multipliée par deux. L'indignation du JRS, de l'UNIPROBA et d'Action Batwa face à la situation de ces personnes pose un problème plus large que celui d'une décharge illégale trop proche d'une zone d'habitation. Aucun des Batwa fouillant les ordures n'a choisi de vivre ainsi. C'est peut-être parce qu'on ne leur laisse aucune place ailleurs qu'ils se sont résignés à rejoindre la décharge. Pour survivre.