Aux Etats-Unis, Credit Suisse est hanté par la faillite de resorts de luxe

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Aux Etats-Unis, Credit Suisse est hanté par la faillite de resorts de luxe
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Le Matin Dimanche | 5 avril 2015
Laurence Rasti
Aux Etats-Unis, Credit Suisse est
hanté par la faillite de resorts de luxe
Crédits La banque est accusée d’avoir poussé des complexes à la débâcle en leur concédant des prêts
immobiliers douteux avant 2008. Elle affronte une partie des créditeurs fin avril devant une Cour texane.
Julie Zaugg
«V
ous êtes vraiment d’incroyables petites putes», s’enthousiasme Tom
Newberry, un
cadre de la filiale new-yorkaise de Credit Suisse, dans un email. «Je ferais n’importe quoi pour une commission», rétorque David Miller, aujourd’hui à
la tête de la division du crédit global de la banque. Ces messages, envoyés à l’automne 2004,
ont pour sujet les prêts douteux concédés par
l’établissement à des resorts de luxe aux EtatsUnis, des prêts qui les ont menés à leur faillite.
Livrés par un lanceur d’alertes, ces emails vont servir de principale pièce à conviction dans le cadre de plusieurs procès intentés à la banque par les créditeurs de ces
projets. L’un d’entre eux porte sur Lake Las
Vegas, un complexe touristique dans le Nevada qui a reçu un prêt de 540 millions de
dollars de la part de la banque. La procédure
intentée par l’un des principaux investisseurs dans le projet, Highland Capital Management, débute le 20 avril au Texas. Le fonds
réclame 400 millions de dollars à Credit
Suisse, qui n’a pas souhaité s’exprimer sur cet
objet. Un jugement portant sur un point de
détail avait déjà débouché sur une condamnation de l’établissement à 40 millions de
dollars en décembre.
Un autre procès se déroulera cet automne
dans l’Idaho. Il s’agit d’une class action initiée
par 3000 créditeurs qui avaient acquis de
l’immobilier dans le complexe bahamien
Ginn sur Mer, à Lake Las Vegas ou dans les
stations de ski Tamarack et Yellowstone Club,
tous concernés par les prêts de la banque.
Leurs revendications s’élèvent à 8 milliards de
dollars. Début mars, une Cour new-yorkaise a
ouvert la porte à une autre action en justice
initiée par Highland Capital Management et
portant sur les mêmes quatre projets.
L’exemple de Yellowstone Club
Que s’est-il passé? Le plus spectaculaire de
ces cas est celui du Yellowstone Club. Ses
neuf millions de mètres carrés de pistes de
ski se trouvent au cœur des Rockies, dans le
Montana. Mais les descentes sont le plus
souvent vierges de monde. Car le Yellowstone Club est une station de ski privée. Pour
avoir le droit s’y séjourner, il faut s’acquitter
d’un montant initial de 300 000 dollars,
d’un abonnement annuel de 36 000 dollars
et, surtout, acheter un chalet. Les moins
chers valent 4 millions de dollars. Bill Gates
et Justin Timberlake sont des habitués.
Cette station exclusive est l’œuvre de Tim
Blixseth, un self-made-man de l’Oregon qui
a fait fortune dans l’industrie du bois, avant
de créer le Yellowstone Club en 1995. Au début, tout se passe à merveille. Les stars, les
entrepreneurs de la Silicon Valley et les sportifs d’élite se précipitent pour profiter de cette montagne privée. Tout bascule en décembre 2004, lorsque Jeffrey Barcy, un cadre de
Credit Suisse à Los Angeles, le contacte pour
lui faire une offre qui ne se refuse pas: un prêt
de plusieurs millions de dollars, qui aurait
pour particularité de lui permettre d’engranger les bénéfices issus de la vente des chalets
du Yellowstone Club, avant même que ces
transactions n’aient lieu.
Contrôle qualité
Symptomatique de l’affaire des prêts de Credit Suisse, Yellowstone Club a été conçu comme une station de ski privée à la fin des années 90. Photos: DR
«Cet
arrangement
était
hautement
inhabituel.
Il autorisait
Tim Blixseth
à se servir
de cet argent
comme bon
lui semblait»
Andy Patten,
un des avocats
du Yellowstone Club
«Cet arrangement était hautement inhabituel, souligne Andy Patten, un avocat de la
station de ski. Il autorisait Tim Blixseth à se
servir de cet argent comme bon lui semblait,
sans devoir le réinvestir dans le Club».
D’abord méfiant, l’entrepreneur finit par accepter l’offre. «Tout le pitch de Credit Suisse
était centré sur le fait que j’allais pouvoir récupérer mes fonds propres, sans devoir fournir la
moindre garantie personnelle», relate-t-il.
Restait à déterminer le montant du prêt.
Pour cela, Credit Suisse a commandé une
évaluation de la valeur de la propriété à la firme Cushman Wakefield. Mais en exigeant
expressément que celle-ci utilise une méthodologie appelée Total Net Value (TNV).
«Cette méthode ne reflète pas le prix qui serait obtenu pour la vente du projet immobilier sur un marché libre, relève Barrett Slade,
un spécialiste de la valorisation immobilière
de l’Université Brigham Young, dans l’Utah.
Utilisée à large échelle dans les années 80,
elle a débouché sur la crise immobilière de
1987 et l’adoption d’une législation (ndlr:
FIRREA) qui l’interdit explicitement.»
L’évaluation de Cushman Wakefield se
monte à 1,165 milliard de dollars. Un an plus
tôt, la même firme avait pourtant valorisé le
projet à 420 millions de dollars. Le montant
du prêt, concédé en septembre 2005, a été
fixé à 375 millions de dollars. Et comme promis, Tim Blixseth a pu immédiatement
transférer 209 millions de dollars sur ses
comptes personnels. Le prêt a été formellement octroyé par la branche de Credit Suisse
dans les îles Cayman. «Cela a permis à la
banque de contourner la loi FIRREA, puisque cette filiale à l’étranger n’était pas soumise au droit américain», note Michael
Flynn, l’avocat de Tim Blixseth.
Faillites et restructurations
La banque avait intérêt à fonder son prêt sur
une évaluation trop élevée du Yellowstone
Club. Cela lui a permis de toucher une commission plus élevée. Et elle savait qu’elle ne
devrait de toute façon pas assumer le risque
de ce prêt, puisqu’il a aussitôt été revendu à
des investisseurs sous forme de produits
structurés – obligations adossées à des prêts
bancaires et à des emprunts (CDO et CLO).
Cette recette a servi à de multiples reprises au
milieu des années 2000. Elle concerne au
moins douze resorts de luxe. Ginn sur Mer a
reçu 675 millions de dollars. Tamarack,
250 millions de dollars. Et Promontory, une
autre station de ski dans l’Utah, 275 millions
de dollars.
Les resorts qui ont bénéficié de ses prêts
ont tous fait faillite ou dû être restructurés,
écrasés par le coût du remboursement de
leur dette. En 2006, Yellowstone devait
63 millions à Credit Suisse, alors que ses profits n’atteignaient que 40 millions environ. A
cela se sont ajoutés l’éclatement de la bulle
immobilière en 2008 et les vastes sommes
accaparées par Tim Blixseth pour son usage
personnel. Il a tout dépensé en jets privés,
yachts et demeures de luxe. Il a aussi déversé
plus de 100 millions de dollars dans un projet
sans lendemain appelé Yellowstone Club
World, qui prévoyait de mettre des propriétés
d’exception à disposition d’une poignée de
milliardaires en échange d’un abonnement
annuel. A cet effet, il a acheté un château en
France, une île dans les Turks et Caicos et
une station balnéaire au Mexique.
Le Club a déposé son bilan en 2008. Il a
été racheté un an plus tard par le fonds CrossHarbor Capital Partners pour 115 millions de
dollars, un quart de sa valeur initiale. U