Chantal Loïal joue à la « Vénus hottentote
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Chantal Loïal joue à la « Vénus hottentote
16 | culture 0123 JEUDI 3 MARS 2016 ChantalLoïal joueàla«Vénus hottentote» Chantal Loïal, au conservatoire GeorgesBizet, le 20 février, à Paris. PATRICK BERGER La danseuse et chorégraphe française entrechoque dans ses spectacles les cultures africaine, antillaise et européenne I DANSE l fait sombre dans la loge d’artistes du conservatoire du 20e arrondissement, à Pa ris. Il est 14 h 30, samedi 20 février. Le rideau roulant est coincé, tant pis. Le foulard tur quoise pétant de la chorégraphe Chantal Loïal, invitée pour une journée spéciale autour de son travail, avec un stage, un film et deux spectacles, illumine l’at mosphère. Sa gouaille et son tem pérament feront le reste. Chantal Loïal, artiste toutter rain et fière de l’être, ouvrira, ven dredi 4 mars, le Mois de la langue française et de la francophonie, au Théâtre de la maison française de l’ambassade de France à Washington, aux EtatsUnis. A l’affiche, son spectacle On t’ap pelle Vénus, créé en 2011 et tou jours en tournée. Le 18 mars, elle dansera ce même solo autour de Sarah Baartman (17891814), la «Vénus hottentote», bête de foire, cas scientifique, femme martyre, au Mémorial ACTe, le Centre cari béen d’expressions et de mé moire de la traite et de l’esclavage, inauguré en 2015, à PointeàPitre, en Guadeloupe, où elle est née. « Créolisation » Avec ce spectacle, qui tresse son parcours de danseuse avec le tra jet tragique de la SudAfricaine, l’autobaptisée « danseuse aux grosses fesses », l’interprète ve dette, de 1997 à 2005, de la compa gnie MontalvoHervieu, rend un hommage vibrant à cette femme, mais s’amuse aussi, avec un hu mour acidulé, d’un de leur point commun physique. D’où une scène directe autour d’expres sions revisitées comme «avoir le cul entre deux fesses, tomber les quatre fesses en l’air, œil pour œil et fesse pour fesse…». Comme elle revendique sa plas tique féminine, Chantal Loïal, qui a créé sa compagnie Difé Kako (« ce qui chauffe », en créole) en 1995, clame son engagement esthétique au carrefour des dan ses africaines (principalement d’Afrique de l’Ouest et centrale) et antillaises. D’un bloc, elle se lève et fait une démonstration. «Pieds enracinés, hanches circulaires, avec, parfois, des ronds de bras et talonspointes hérités de la ma zurka et du quadrille que les mis sionnaires enseignaient aux escla ves », précisetelle. Mais il y a aussi du texte, des tambours ka de Guadeloupe et du zouklove. «Ma danse contemporaine à moi», ré sumetelle. Les thèmes de ses spectacles s’inscrivent dans l’histoire et la société. Aski Parè (2004) s’atta quait à la condition de la femme seule ; Noir de boue et d’obus (2014) mettait en scène, sur fond de guerre, soldats français, ti railleur sénégalais, volontaire des Antilles… Château Rouge (2012) plongeait dans le quartier sur volté du 18e arrondissement de Paris pour ripoliner le thème du blanchiment de la peau. Ce syndrome épidermique illus tre le combat de Chantal Loïal pour faire reconnaître son iden tité créole. « J’inscris mon travail dans le triangle AfriqueAntilles Europe, précisetelle. Et plus lar gement dans le contexte de créoli sation, du ToutMonde, d’Edouard Glissant, ce choc des cultures qui est le langage de l’avenir. Contrai rement aux écrivains et aux musi ciens antillais qui sont plus soute nus en France – et encore ! –, les danseurs et les comédiens ne le sont pas. Alors que certains pays comme l’Allemagne, l’Italie ou les EtatsUnis nous accueillent à bras ouverts, ici, les institutions cultu relles veulent que nous ressem blions au modèle blanc européen. On m’a même suggéré, en 2012, de regarder du côté du Flamand Jan Fabre!» Chantal Loïal ne l’envoie pas dire. Elle a raison. Elle a 6 ans quand elle intègre un groupe folklorique guadeloupéen. Deux ans plus tard, elle débarque « en métropole » et creuse ses ap prentissages. A 17 ans, elle intègre le Ballet national du Congo, tout en collaborant avec des orches tres, dont celui de soukous de Kanda Bongo Man. Sur la scène chorégraphique contemporaine, la compagnie MontalvoHervieu la fait connaître. «Esthétique à dominante blanche» Avec sa troupe, elle additionne en moyenne 60 dates de représenta tions par an, mais s’inscrit en France dans un réseau de lieux médiums, entre centres culturels et théâtres municipaux. Elle a été invitée en résidence jus qu’en 2019 par le conservatoire et la mairie du 13e arrondissement, à Paris. «On est antillais, on est fran çais, mais on est loin, même si on est là, et la France est dans le déni de ses outremer et de notre cul ture commune.» La situation de Chantal Loïal semble typique de l’absence de vé ritable soutien à ces chorégra phes. « Qu’il s’agisse de Norma Claire, Léna Blou, Max Diakok, en tre autres, tous se heurtent aux co des d’une esthétique à dominante blanche, qui ne se dit pas toujours franchement, analyse James Car lès, chorégraphe et directeur de puis 1998 du Centre chorégraphi que consacré aux danses noires et à l’interculturel, installé à Tou louse. Il y a toujours, d’un côté, la métropole, et, de l’autre, les ancien nes colonies ou, en d’autres termes, le centre et la périphérie. On reste dans des grilles de lecture et la hié rarchie de valeurs héritées des co lons et des anthropologues.» Il rappelle, au passage, que, en 1958, les anciens administra teurs des colonies ont été inté grés au ministère de la culture, ce qui explique, entre autres, nom bre de malentendus et l’enferme « En France, les institutions culturelles veulent que nous ressemblions au modèle blanc européen » CHANTAL LOÏAL chorégraphe ment de ces chorégraphes « dans des expériences culturelles et non artistiques ». Face à ce contexte complexe et vissé, une lettre intitulée « Déco loniser les arts et les imaginai res » circule sur Facebook depuis le 9 février. Elle a été écrite par des artistes de tous horizons dont David Bobée, Eva Doumbia, Chantal Loïal, Françoise Vergès, Gerty Dambury, Karima El Khar raze… et envoyée aux institu tions et aux directeurs d’établis sements culturels. Parmi la longue et méticuleuse série de questions posées, celleci claque sec: «Dans les histoires qui sont convoquées sur vos plateaux, les récits des immigrations, de la traite des Noirs, des colonialismes, des guerres de France, de la politi que étrangère française, des mino rités, des banlieues, des vies con temporaines et sensibles des per sonnes issues de ces histoires… sontils racontés et par qui ? Des Blancs ou des nonBlancs ? » « On va demander à une chorégraphe blanche de mettre en scène des Noirs, mais jamais le contraire, in siste Chantal Loïal. Il faut que cela change!» p rosita boisseau On t’appelle Vénus, de Chantal Loïal. Dans le cadre de la Journée internationale de la femme, émission Multiscénik sur France Ô. Le 6 mars, 23 h 55. La«jungle»deCalaisdansleviseurdesréfugiés Un collectif de migrants photographes baptisé Jungleye capture le quotidien du camp en cours de démantèlement PHOTO L calais envoyée spéciale oin de son Irak natal, Ah med, 25 ans, observe à tra vers le viseur de son appa reil photo le démantèlement du patchwork de tentes du camp de réfugiés de Calais. Les couleurs des bâches en plastique se reflè tent dans les mares de boue, à l’horizon s’élèvent les fumées de la zone industrielle des Dunes. Ahmed appuie sur le déclencheur. Comme une quinzaine de per sonnes, Ahmed fait partie du col lectif Jungleye, un groupe de réfu giés photographes qui docu mente depuis novembre 2015 le quotidien du plus grand bidon ville de France: des moments de convivialité autour du feu aux pluies de gaz lacrymogène, du combat contre la boue et le froid aux balades improvisées sur la Côte d’Opale. Et de ces photos, le collectif imprime des cartes pos tales, disponibles à l’achat pour fi nancer les activités du groupe. En une fin d’aprèsmidi d’hiver, une dizaine de personnes sont rassemblées dans le dôme d’en trée du Good Chance Theater, une coupole de bois couverte d’une bâche transparente servant de centre culturel. «Il faut faire atten tion à la mise au point», conseille la photographe Séverine Sajous en montrant une image sur l’écran de son appareil photo. C’est elle qui, avec Amandine Ver faillie, étudiante belge en anthro pologie socioculturelle, et Julie Brun, architecte, est à l’initiative du collectif. Quinze appareils ont été offerts par Fujifilm à l’occa sion d’un précédent projet parti cipatif tandis que l’imprimerie Docpro de Calais a offert d’impri mer les deux premières séries de cartes postales à ses frais. L’appareil passe de mains en mains autour de la table sur la quelle des dizaines de cartes pos tales sont éparpillées. Chacune est légendée en français et en an Quinze appareils photo ont été offerts par Fujifilm à l’occasion d’un précédent projet participatif glais, distillant une poésie sou vent humoristique, empreinte d’espoir et de mélancolie. Ici, un selfie devant la statue de Charles et Yvonne de Gaulle, inaugurée en 2013 au centreville. Là, la pho tographie d’un groupe de mi grants inspectant le châssis d’un poids lourd intitulée Tricky Truck (faux départ). A l’arrière d’un cli ché du camp, on lit : « Camping cinq étoiles en zone ZNIEFF [zone naturelle d’intérêt écologique faunistique et floristique], à deux pas de la mer.» « On fait tout ensemble pour qu’ils puissent ensuite travailler sans que je sois là », explique Séve rine Sajous. Les membres de Jun gleye photographient, éditent et mettent en ligne leur production régulièrement sur une page Face book dont ils sont les administra teurs. Paradoxalement, le camp est mieux couvert par le réseau Inter net mobile britannique que par le réseau français, et nombreux sont ceux qui utilisent une carte SIM anglaise. Pour Séverine Sajous, Jungleye s’apparente à du photo journalisme: «Il crée de l’informa tion et sensibilise.» Ammar, 27ans, est arrivé à Calais il y a plus de trois mois. Pour ce jeune Syrien, di plômé en sciences politiques, le collectif répond surtout à un be soin de témoigner: «Jungleye, ce sont nos yeux pour montrer les conditions difficiles dans lesquelles nous vivons.» Un moment mar quant du projet? «La fois où nous sommes allés photographier le site du tunnel [sous la Manche], les dangers auxquels les gens s’expo sent pour passer en Angleterre.» « La photographie est un mé dium intéressant car il dépasse la barrière de la langue, c’est un lan gage universel », affirme Baraa, tout en faisant défiler sur son té léphone les images de la vie qu’il a laissée à Hama en Syrie et du che min parcouru jusqu’à Calais. Si le projet est né dans la «jungle» de Calais, il ne s’y cantonne pas. Ainsi, l’un de ses membres a ré cemment intégré un centre d’ac cueil (Cada) dans le Jura après avoir décidé de demander l’asile en France, tandis qu’un autre en voie des photographies de Man chester où il se trouve désormais. « Une histoire de trajectoire » « Tout est une histoire de trajec toire, on passe outre la frontière», souligne Séverine. Et, finalement, les cartes postales en sont un bon résumé, «car elles aussi migrent». En mars, les travaux du collectif seront exposés au Musée éphé mère de l’exil (Medex) à Bruxelles. Séverine Sajous et Amandine Ver faillie ont également été invitées à renouveler l’expérience pen dant quelques jours en Allema gne dans le camp de réfugiés de Zweibrücken, situé dans un an cien aéroport. Le 18 décembre2015, le collectif a organisé un lâcher de ballons por tant chacun une carte postale, pour la Journée internationale des migrants. Trois semaines plus tard, une de leurs cartes a été re trouvée aux PaysBas. «Notre bal lon a parcouru 350 km, il a traversé toutes les barrières. Peutêtre que si on s’attachait nousmêmes à ces ballons d’hélium…», se prend à rê ver Baraa. p julia druelle Les cartes postales du collectif Jungleye sont disponibles à la Librairie du port et à la Librairie du Channel, à Calais, prochainement à l’achat en ligne.