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FÉVRIER et MARS 2015 - N°25
Adam Smith et son « spectateur impartial » à l’heure de Facebook
par Gérard Thoris, professeur à Sciences-Po et consultant à Socieco (Sociologie et
Economie)
Les réseaux sociaux sont les fenêtres du village d’autrefois. Les « digital natives » y épanchent
leur vie au fil des heures et ils attendent avec impatience la bénédiction de la microsociété
qu’ils se sont choisie sous la forme statistique d’un « like » bienveillant... Gérard Thoris
propose une relecture des deux chefs d’oeuvre d’Adam Smith, la « Théorie des sentiments
moraux » et la « Richesse des nations », pour comprendre les ressorts de la vie en société à
l’heure d’internet. Les règles changent. Pas les objectifs.
(Voir un premier article de Gérard Thoris sur les Digital Natives dans [email protected] n°24)
Toute l’oeuvre d’Adam Smith peut être résumée comme la recherche de principes simples qui
permettent d’assurer la cohésion de la société sans qu’il soit nécessaire de faire appel à quelque
principe moral que ce soit. On sait le rôle que joue l’intérêt dans la « Richesse des nations ». On sait
aussi combien les Français jouent les prudes et crient au scandale que l’homme, né bon depuis
Jean-Jacques Rousseau, puisse ne pas être naturellement porté à servir l’intérêt général... Les anglosaxons n’ont pas cette pudeur excessive et préfèrent partir de l’homme tel qu’il est, avec son lot de
qualités et quelques défauts bien ennuyeux pour croire à l’homogénéité d’une société portée par l’élan
réparateur de l’intérêt général. Au moins, considérons comment, pour Adam Smith, l’intérêt peut jouer
comme une force centripète pour rapprocher les hommes les uns des autres1.
En quelques lignes, l’intérêt rapproche les hommes les uns des autres parce que la division du travail
permet d’atteindre un meilleur niveau de vie que l’auto-subsistance ; dans l’échange qui est corollaire
de la division du travail, chacun doit être assez modéré dans ses exigences en termes de prix pour que
la transaction ait lieu ; ainsi, le bénéfice de la division du travail est partagé de façon inversement
proportionnelle à l’intensité des besoins ; de ce fait, celui qui gagne le plus à l’échange est celui qui
découvre au plus près les besoins de ses co-échangistes, c’est-à-dire celui qui s’intéresse le plus aux
autres sous l’angle de leurs besoins économiques. CQFD !
Mais Adam Smith n’en est pas dupe, il y a un prix à payer pour en arriver là, c’est de renoncer aux «
doux noeuds de l’amour » qui se tissent « quand les secours sont donnés par l’affection mutuelle »2.
Autrement dit, et nous le constatons tous les jours, cette socialisation par l’économie fonctionne, mais
elle est froide comme un calcul économique et, osons-le, fort peu propice à nourrir le coeur. Or, pour
Adam Smith, si l’on en est arrivé là, c’est à cause de l’ambition qui ruine le monde de la sympathie.
Le désir d’être aimé
Car il en était tout autrement dans sa « Théorie des sentiments moraux ». Ici, le fondement de la
socialisation réside dans le désir d’être aimé. Pour arriver à un résultat dans ce domaine, il faut
commencer par donner des signaux agréables aux autres. Le plus souvent, il suffit d’en partager les
joies et les peines d’une manière ou d’une autre. Pour ce faire, on ajuste son comportement à ce qui
attire leur sympathie de l’autre. Le processus de socialisation est circulaire : l’affection donnée - ou au
moins les signes de l’affection - est rendue et les hommes peuvent vivre dans une paix relationnelle. Ils
le font sans s’acquitter d’un examen de conscience pour savoir s’ils ont ou non respecté une règle
morale prétendument universelle.
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Le rôle du « spectateur impartial »
Enfin, pas tout à fait car « l’autre » m’est naturellement impénétrable. Il l’est dans ses besoins, et c’est
pourquoi le marché est un processus de découverte des besoins d’autrui sanctionné par la réussite
financière. Il l’est dans ses sentiments et c’est pourquoi l’acte convenable est un processus de
découverte sanctionné par ce qui est socialement toléré. Dans la « Théorie des sentiments moraux »,
le résultat de ce processus est nommé « spectateur impartial ». Il n’a rien à voir avec une sorte de code
moral auquel chacun confronterait son comportement quotidien ; il n’est que le comportement moyen
socialement toléré, ce qui lui donne une forme de normalité, voire d’objectivité. En tout cas, en se
comportant comme le spectateur impartial le ferait, chacun est sûr d’être considéré avec sympathie,
c’est-à-dire de vivre tranquille - la « tranquillité » étant un objectif majeur de la vie chez Adam Smith.
Mais quel peut bien être le rapport avec nos « digital natives ». Eh bien, c’est simple. Dans le village, «
les fenêtres nous guettent »3 et le spectateur impartial se communique à la conscience individuelle par
tous les bruissements de la rue et de la place publique. Dans la ville, la solitude rompt ce canal du
contrôle social et l’anarchie guette. Les réseaux sociaux sont au sentiment moral de ceux qui les
utilisent les fenêtres du village d’autrefois. On y épanche sa vie au fil des heures, texte et photos à
l’appui, et on attend avec impatience la bénédiction de la microsociété que l’on s’est choisie sous la
forme statistique d’un « like » bienveillant. Par un processus d’essai à erreur se dessinent les règles de
ce qui est considéré comme un comportement socialement acceptable.
« Les fenêtres surveillent »
Est-ce à dire que l’on est entré dans l’ère du village global ? Assurément non car les différences avec le
XVIIIe siècle sont considérables. En premier lieu, on peut supposer avec certaines réserves que, chez
Adam Smith, le regard du spectateur impartial atteint à une certaine forme d’universalité. En tout cas, il
n’y a pas d’occurrence où l’expression est utilisée au pluriel. Donc, on peut penser que le sentiment
moral est un. Au contraire, les réseaux sociaux sont au pluriel4. Certains, dont Facebook, sont une
extension de la personnalité dans son ensemble ; d’autres sont constitués autour d’une passion, d’un
caprice, de l’envie d’un moment. « Les fenêtres surveillent » : elles sont là, qu’on le veuille ou non, et le
contrôle social s’exerce à mon corps défendant. Quant aux réseaux sociaux, c’est l’individu qui les
constitue et qui choisit l’étendue des informations qu’il délivre comme dans un système de poupées
russes. « Les fenêtres jacassent » devant les comportements socialement déviants ; au contraire, les
réseaux sociaux permettent d’utiliser des avatars qui réduisent la portée des critiques. « Les fenêtres
se taisent » quand vous quittez le village et que vous cherchez à vous faire une virginité sociale dans
un autre village. Au contraire, la mémoire des sites sociaux est sans faille et le « droit au
déréférencement personnel » suppose une démarche expresse dont il faut apprendre à se servir,
jusqu’après la mort.
Ainsi se noue sous nos yeux une société dont les principes de socialisation sont en train de muter de
manière radicale. D’abord du point de vue de la territorialité : l’analyse des flux liés aux réseaux sociaux
est un indicateur intéressant des relations interpersonnelles. Ainsi, à partir des 210 millions d’abonnés
Facebook, Pete Warden montre que les Etats-Unis sont constitués de sept districts plutôt que de 50
Etats.5 Point n’est besoin d’être géo-stratège pour en conclure que les Etats-nations sont une
construction historique en suspens. Ensuite, du point de vue de la conscience sociale : la République
est une et indivisible ; c’est peut-être encore vrai du droit, et encore ! Ce n’est plus vrai de ces principes
qui structurent la personnalité. Ceux-ci se constituent au gré des rencontres virtuelles dans un jeu où
l’affection et le hasard ont part égale. Assurément, on ne vit plus en société, mais en sociétés. Et, pour
terminer sans conclure, tout ce qui est reçu dans le système éducatif est jaugé et jugé par les pairs via
les réseaux sociaux, ce qui laisse vraisemblablement peu de place à l’objectivité scientifique.
Est-ce mieux ou moins bien ? C’est vraiment une question de réactionnaire ! C’est le nouvel état de la
civilisation. D’ailleurs, ces réseaux sont infiltrés de toutes parts au point que la référence du spectateur
impartial peut n’être parfois qu’une fiction. Des acteurs très partiaux créent autant de profils qu’il leur
semble nécessaire pour influencer les membres des réseaux sociaux6. Plus grave sans doute, pour
ceux qui croiraient à une avancée de la liberté de manifestation de soi, il faut s’interroger sur ce
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spectateur très particulier qui, a priori, n’émet aucun jugement, mais qui recense tout ce qui se dit et
tout ce qui se montre, avec la complicité même des fournisseurs d’applications : aux Etats-Unis, c’est le
programme de surveillance électronique PRISM ; en France, son équivalent n’a pas de nom, mais il
n’en est pas moins opérationnel7. « Les fenêtres me suivent / Me suivent et me poursuivent / Jusqu’à
ce que peur s’ensuive / Tout au fond de mes draps ».
1 Cf notre Analyse économique des systèmes, Paris, A. Colin, coll. U, 1997, p. 27 sq.
2 Adam Smith (1759), Théorie des sentiments moraux ou essai analytique des jugemens que portent naturellement les
hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions, traduit de l’anglais sur la septième édition
par Mme S. de Grouchy , marquise de Condorcet, Paris, chez Barrois L’ainé [1830], tome I, p. 156-157
3 Jacques Brel, « Les fenêtres », 8 mars 1999
4 A titre d’exemple, le « Top 10 des sites de réseaux sociaux », Média Internet, http://www.topyweb.com/divertissement
/top-sites-reseaux-sociaux.php
5 Paul Warden « How to split up the US », 6 février 2010, Média Internet, http://petewarden.com/2010/02/06/how-to-split-
up-the-us/
6 Par exemple, Arnaud Pelletier (2010), « Fausses identités, infiltration au coeur des réseaux sociaux Web 2.0 », Média
Internet http://www.lefigaro.fr/voyages/2014/10/30/30003-20141030ARTFIG00285-un-futur-hotel-flottant-aux-maldives.php
7 Jacques Follorou et Franck Johannès (2013), « Révélations sur le Big Brother français », LeMonde.fr du 4 juillet, Média
Internet, http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/07/04/revelations-sur-le-big-brother-francais_3441973_3224.html
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