L`obscurité - Revues Plurielles

Transcription

L`obscurité - Revues Plurielles
Nouvelle
L’obscurité
Ibrahim Samuel
Né à Damas en 1951, il est l’auteur d’un recueil d’articles
publié dans la presse arabe et de quatre recueils de
nouvelles qui l’ont placé parmi les meilleurs nouvellistes
du monde arabe. Ses nouvelles ont été traduites dans
plusieurs langues étrangères.
Le fait curieux et extraordinaire, mardi dernier, n’a pas été la demiheure durant laquelle la foule a attendu le début de la projection, mais
le bref instant où une panne a interrompu la séance.
Ce n’était pas un jour de congé hebdomadaire, ni un jour de congé
officiel, c’était un jour ordinaire dans une semaine ordinaire, et le film
était un de ces nombreux films arabes que l’on projette depuis
quelque temps. Même la salle était une salle quelconque, de niveau
médiocre, telle qu’on en trouve ici et là dans Damas. Cependant l’affluence était si grande que tous les sièges étaient occupés.
J’ai pu noter cela tout à mon aise parce que j’étais arrivé tôt et que je
m’étais placé sur le premier siège du dernier rang. Alors, pour me
distraire en attendant le film, j’observais les gens qui entraient, cherchant à deviner quel était leur métier, quels liens d’amitié ou de
parenté existaient entre eux ; là, c’était une épouse pleine de dignité
au bras de son mari ; ici, trois femmes, l’une un foulard sur la tête,
sans doute des enseignantes ; une lycéenne dans sa tenue d’écolière ;
un jeune élégant ouvrant la voie à un groupe de jolies filles ; deux
militaires ; des garçons qui se bousculaient pour entrer, en tenant leur
sandwich ; deux étudiants, leurs livres sous le bras ; un couple, des
campagnards, d’après leurs habits ; un homme seul, puis un autre à la
démarche lente et digne d’un directeur de société ou d’un chef de
service ; un vieillard et un enfant, probablement son petit-fils... un
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mélange d’humanité comme on en trouve dans toutes les rues de la
ville.
Sur le coup de sept heures, au moment où devait débuter la séance,
il y a eu une bousculade à cause des retardataires qui se pressaient
autour de l’ouvreur pour occuper leur siège avant que les lumières
s’éteignent ; alors j’ai sorti mes lunettes, j’en ai soigneusement essuyé
les verres et je les ai mises, puis je me suis enfoncé dans mon fauteuil,
prêt à regarder le film.
Mais ce qui s’est passé ensuite et qui a duré une bonne demi-heure,
si ce n’est plus, n’était pas du tout au programme !
Tous les sièges étaient occupés ; pourtant la salle restait illuminée
par la lumière crue des projecteurs installés sur tous les côtés, et le
rideau demeurait mollement tiré devant l’écran, tandis que l’attention
du public se relâchait de minute en minute !
Naturellement au début, la chose a paru nouvelle et intéressante ; au
bout d’un moment, quand j’ai regardé autour de moi pour essayer de
connaître la raison du retard, j’ai vu tous les visages se tourner comme
moi, s’interrogeant les uns les autres sur ce qui pouvait empêcher la
projection ; certains se lançaient des regards étonnés ; d’autres fixaient
la grande porte d’entrée fermée ; quelques-uns se mettaient debout,
les yeux levés vers les spectateurs assis au balcon, qui eux-mêmes
regardaient tout autour d’eux, ou bien tendaient la tête vers la salle en
bas, dans l’espoir de découvrir l’événement imprévu susceptible de
fournir une explication.
Ensuite le spectacle a changé : le seul lien qui avait rassemblé la salle
pour quelques minutes, c’était le désir de découvrir la raison du
retard. Mais une fois que tout le monde eut reconnu son impuissance,
le lien s’est dénoué, faisant place à des comportements très divers.
Plusieurs se sont dirigés vers les toilettes pour satisfaire un besoin qui
risquait de les gêner pendant la séance ; ceux qui avaient une revue ou
un journal se sont plongés dans la lecture, ou bien se sont contentés de
tourner les pages ; deux spectateurs s’étaient lancés dans une discussion sur le nombre de sièges respectifs du parterre et du balcon ;
d’autres avaient ouvert des sachets de pistaches ou de graines grillées
et s’appliquaient à les décortiquer ; on apercevait des têtes de jeunes
filles rapprochées et chuchotant avec une passion fiévreuse ; puis
l’une d’elles s’est écartée du cercle pour se refaire une beauté dans un
petit miroir qu’elle cachait au creux de sa main. L’homme assis à côté
de moi – et beaucoup d’autres comme lui –, angoissé par l’attente et
obsédé par cette situation anormale, n’acceptait pas de se tourner
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simplement vers un voisin encore plus ignorant que lui, mais, je ne
sais pour quelle raison, il murmurait : «Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui
se passe ? Pourquoi tout ce retard ?» tout bas, comme s’il craignait d’être
surpris en flagrant délit de poser des questions.
Ainsi s’est écoulée plus d’une demi-heure de temps, sans que la
direction n’envoie sur la scène, comme on l’aurait fait dans un autre
cinéma, un employé pour s’excuser ou au moins pour prévenir du
retard et expliquer quelle cause imprévue l’avait provoqué. Bien au
contraire, elle a dépêché une escouade de vendeurs de boissons
glacées et de friandises qui ont déambulé entre les rangées de
fauteuils en criant leur marchandise à tue-tête comme à la mi-temps
lors d’un match de football. Et pendant tout ce temps, la foule du
public n’a donné aucun signe apparent d’impatience, d’irritation ou
de protestation, comme si elle était spécialement venue là pour se
délasser au milieu des flots de lumière qui se répandaient sur elle de
tout côté.
Subitement la sonnerie a retenti, les lumières se sont éteintes et un
faisceau lumineux a traversé la salle pour frapper l’écran dont le
rideau s’était écarté. Des spectateurs ont regagné précipitamment leur
siège ; le brouhaha que faisaient certains s’est étouffé et, à sa place, dès
le début de la projection, s’est installé un silence lourd très particulier,
chargé du souffle des haleines et de la chaleur des corps, un de ces
silences qui vous fait sentir la présence de ceux qui vous entourent,
même sans les voir.
Tout aurait donc pu se terminer sans histoire si là-dessus n’était
survenu un instant d’obscurité.
À peu près au milieu du film, l’image a sauté, s’est brouillée, puis a
disparu définitivement. À cet instant précis, le faisceau du projecteur
a quitté l’écran, une obscurité totale a englouti la salle, et chacun a pu
croire qu’il avait glissé, tel Jonas, au fin fond des entrailles d’une
baleine.
Il est difficile de préciser combien a duré l’obscurité, peut-être une
minute, peut-être moins. Ce qui est sûr, c’est que la salle dans le noir
s’est déchaînée et que le public a explosé comme un champ de mines.
On croirait que les hommes, dès qu’ils sont enfermés ensemble dans
l’obscurité, se métamorphosent immédiatement en créatures inconnues.
D’abord a retenti une injure directe et violente : «Ah ! les salauds ! "
Une autre a suivi, tout aussi forte «… la sœur de leur père ! Bande de
chiens !». Ensuite on a crié du haut de la salle : «Qu’on leur crève les
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yeux! Ils nous suivent jusqu’ici pour nous couper l’électricité !» Une voix
tonitruante lui a répondu du fond de la salle «Si ce n’était que l’électricité... !» Une autre a commenté avec passion : «Attention qu’ils ne te
coupent pas la tête aussi !» Les rires ont fusé. Ensuite, pendant ce court
intervalle de ténèbres pareil à une éternité, le tumulte a gonflé où se
croisaient commentaires, jurons, insultes directes, menaces, soupirs et
gémissements simulés, termes obscènes, sifflets, appels au secours et
cris de vendeurs de la rue… On ne pouvait pas tous les percevoir
distinctement, mais par leur force et leur violence, on aurait dit des
projections de lave incandescente jaillies des profondeurs de la terre.
Brutalement la lumière est revenue, dissipant jusqu’au dernier
murmure …
Sauf quelques visages qui se retournaient encore avec un air négligemment interrogateur, aucun signe n’indiquait d’où étaient partis les
cris qui s’étaient tus ; la salle, avec ses occupants, semblait détendue,
sérieuse sous la lumière blanche des projecteurs, comme si les
commentaires vociférés quelques secondes auparavant étaient ceux
de génies enfermés dans des flacons que les ténèbres brutales avaient
ouverts aussi vite que la lumière soudaine les avaient refermés.
L’intermède, cette fois-là, ne devait pas se prolonger. Dès que la salle
s’est retrouvée dans l’obscurité, le faisceau lumineux est revenu
frapper l’écran et le film s’est déroulé sans anicroche jusqu’à la fin.
Alors, tandis que le rideau reprenait sa place d’un mouvement
saccadé, le public s’est levé pour sortir ; les uns sautaient par-dessus
les sièges, d’autres enjambaient les rangées ou traversaient les
couloirs, tous se poussaient des épaules, se bousculaient, pressés de
trouver le chemin le plus court et la voie la plus rapide pour quitter la
salle.
Ibrahim Samuel, Al-wa‘r al-’azraq (La Piste bleue), Nouvelles, Damas,
Dâr al-Joundî li-l-nachr wa-l-tawzî‘, 1994, «L’obscurité» (p. 9-13), 1994.
Traduction de Michel Buresi
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