Gide et Uzès

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Gide et Uzès
프랑스문화예술연구 제8집 (2003) pp.1~12
Gide et Uzès*
1)
LEE Jae-wook**
< 차 례>
1. Gide et les lieux
4. La Fontaine d'Eure
2. La situation géographique d'Uzès
3. Les séjours de Gide à Uzès
5. Uzès, le pays des sens
6. L'amour de Gide pour la garrigue
1. Gide et les lieux
Gide n'est certainement pas un homme enraciné dans un terroir. On connaît
son apostrophe célèbre à Barrès:
Né à Paris d'un père uzétien et d'une mère normande, où voulez-vous,
Monsieur Barrès, que je m'enracine?1)
Si Gide s'est refusé à s'enraciner dans un terroir et a “pris le parti de
voyager”2), ses oeuvres ne sont pourtant pas moins liées à des lieux : les
Nourritures terrestres à l'Afrique du Nord, l'Immoraliste à la Roque, la Porte
étroite à la Cuverville, la Symphonie pastorale à la Brévine. Gide avoue aussi
qu'il parvient mieux à localiser ses souvenirs dans l'espace que dans le
temps. Il dit dans Si le grain ne meurt:
Ma mémoire ne se trompe pas souvent de place; mais elle brouille les
dates; je suis perdu si je m'astreins à de la chronologie.3)
* Cet article est le développement d'un exposé 'Uzès, le berceau de la ferveur gidienne' que
j'ai fait le 23 novembre 2002 lors de la conférence de l'Association d'études de la culture
française et des arts en France.
** l'Université Kyunghee.
1) A propos des Déracinés de Barrès, publié dans L'Ermitage, février 1898, repris dans
Prétextes, Mercure de France, 1947, p.45.
2) Ibid.
3) Gide (André), Si le grain ne meurt, Gallimard, 1955, p.24.
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LEE Jae-wook
Et plus loin:
Il est des souvenirs qu'il faut que j'accroche au passage, que je ne
saurais sinon où placer. Comme je le disais déjà, je les situe moins
aisément dans le temps que dans l'espace.4)
Gide situe mieux ses souvenirs autour des lieux que sur la ligne d'un temps
abstrait privé d'epaisseur, parce qu'en ressuscitant son passé par rapport à
des lieux, il le revit comme la durée concrète. Comme l'observe Bachelard,
c'est effectivement “dans l'espace que nous trouvons les beaux fossiles de
durée concrétisés par de longs séjours”.5) Uzès, le pays natal du père de
Gide, est précisément un lieu où sont préservés les “beaux fossiles” de la
première enfance de l'écrivain. Quelle place occupe alors cette petite ville
languedocienne dans la formation de la personnalité de Gide, voire même dans
celle de son écriture?
2. La situation géographique d'Uzès
Comme on le voit ci-contre,
Uzès se situe au pied des Cévennes
et fait un triangle avec deux villes
situées plus au sud, Avigon et
Nîmes. De nos jours, les Uzétiens
suivent
de
près
le
progrès
technique pour avoir une page
d'acceuil de leur ville sur Internet.
Mais à l'époque de Gide, à la fin du
19e siècle, voire même jusqu'au
début du 20e siècle, c'était une
petite ville comme “oubliée par le
progrès du siècle”.6) Ses habitants
ne s'en apercevaient pas. Ou plutôt
ils ne se fiaient pas tellement à la
4) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.38.
5) Bachelard (Gaston), La Poétique de l'espace, PUF, 1986, p.28.
6) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.37.
Gide et Uzès
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science. Lorsque l'un des leurs tombait malade par exemple, ils recouraient
plus souvent à la prière qu'à la médecine. Certains d'entre eux considéraient
même l'intervention d'un médecin comme indiscrète, voire impie. C'était
précisément le cas de Tancrède Gide, le grand-père d'André Gide, un fervant
calviniste, qui, à cause de ses outrances, a perdu plusieurs de ses enfants en
bas âge.
Dans cette ville restée longtemps à l'écart du progrès et où les “formes
incommodes et quasi paléontologiques de l'humanité”7) étaient conservées si
tard, le dépaysement était donc garanti pour un visiteur venu de Paris ou
d'autres grandes villes. Ce fut le cas de Juliette Rondeaux, la mère de Gide,
qui s'y était rendue avec son mari uzétien. L'enfant Gide qui les avait
accompagnés a dû partager ce dépaysement. “C'était la Paléstine, la Judée”8),
se souviendra-il plus tard. Le paysage languedocien, terre brûlé par le soleil
et rempli de lumière, évoque effectivement le désert du Moyen-Orient.
A l'époque de Gide, on accédait à Uzès par Nîmes ou Remoulins, les villes
les plus proches desservies par le chemin de fer. Sur la route reliant Nîmes
à Uzès, s'étend précisément un paysage typique du Languedoc. Voici sa
description par Gide. Quoique bref, c'est l'un des témoignages les plus fidèles
pour tous ceux qui connaissent cette région:
Les bouquets des cistes pourpres ou blancs chamarraient la rauque
garrigue, que les lavandes embaumaient. Il soufflait par là-dessus un air
sec, hilarant, qui nettoyait la route en empoussiérant l'alentour.9)
Le Languedoc, notamment sa campagne, est effectivement en grande partie
une terre dévastée par le soleil brûlant du Midi où les espaces verts sont
rares. Des arbrisseaux qui y dominent, empoussiérés, sont vert-de-gris. Des
cistes dont le nom évoque irrésistiblement le Midi ont de jolies fleurs très
odorantes, mais qui semblent déshydratées comme le sol où ils poussent et
froissées comme des robes de mariée. Cette terre n'a pourtant pas du tout
l'air hostile. Au contraire. Par beau temps, un promeneur aimerait bien se
perdre dans la garrigue et marcher des heures durant, pourvu qu'il soit coiffé
d'un chapeau pour se protéger du soleil déjà très chaud dès la fin d'avril. De
bels éclaircis et l'air embaumé de lavandes le rendent joyeux. Il a envie de
7) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.41.
8) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.37.
9) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.37.
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rire pour rien. Il est heureux sans raison. “Un air sec, hilarant”, dit Gide. Il
dit ailleurs: “J'aimais passionément la campagne aux environs d'Uzès, la vallée
de la Fontaine d'Eure et, par-dessus tout, la garrigue”10). Son grand amour de
la garrigue est sans doute lié à une sorte de volupté ou d'enthousiasme que
cet espace lumineux et embaumé lui procurait. Nous y reviendrons.
3. Les séjours de Gide à Uzès
Jusqu'en 1880, date de la mort de son père, Uzès était pour Gide le pays
des vacances:
Mes parents avaient pris coutume de passer les vacances d'été dans le
Calvados, à la Roque Baignard, cette terre qui revint à ma mère au décès
de ma grand-mère Rondeaux. Les vacances de nouvel an, nous les
passions à Rouen dans la famille de ma mère: celle de Pâques à Uzès,
auprès de ma grand-mère paternelle.11)
Après la mort de son père, Gide revient toujours régulièrement à Uzès.
Daniiel Moutote a relevé quelques uns de ses séjours et passages postérieurs
à 1880 et attestés par divers textes de l'écrivain, son journal et ses lettres:
le séjour du 11 au 26 avril 1889 lié à la préparation de la Nouvelle Education
sentimentale et qui a marqué la naissance de l'écrivain, celui aussi durant la
première quinzaine de juin 1891 dont il a profité pour préparer son Voyage
d'Urien ou celui d'un passage à Uzès en octobre 1893 au départ du grand
voyage en Afrique du Nord par exemple.12) Il est à noter, avec Moutote, que
plusieurs séjours de Gide à Uzès sont liés à la rédaction d'un texte littéraire.
Cela nous amène à soupçonner que l'écrivain qui se refusait de s'enraciner
dans un terroir, a pourtant cherché à puiser son inspiration dans un pays
vécu. Dans quelle mesure, la ville d'Uzès était-elle considérée par Gide
comme étant ce lieu inspirateur? Dans une page inédite de son journal, il note
qu'il veut soigner la forme de la Nouvelle éducation sentimentale à Uzès. Puis
il ajoute:
10) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.51.
11) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.21.
12) Moutote (Daniel), 'Gide et Uzès', in Bulletin des Amis d'André Gide, n°34, avril 1977,
pp.8-9.
Gide et Uzès
Ecrire peu, quelques pages
sensations qui me sont chères.13)
seulement,
5
mais
parfaites,
sur
des
Uzès est un lieu privilégié pour l'écrivain en fonction des sensations qui lui
sont chères et qu'il voudrait évoquer par l'écriture. Quelles sensations? La
suite de son journal nous apprend qu'il s'agit en réalité, non pas d'une telle
ou telle expérience sensorielle, mais de ce que Gide, encore enfant, ressentait
en s'abandonnant tout entier aux choses présentes, seulement par désir d'en
jouir, c'est-à-dire sans aucune intention d'analyser son émotion ou, pour être
plus précis, sans être capable de le faire puisqu'il était encore enfant. Nous y
reviendrons plus en détail dans l'analyse de ses souvenirs d'enfance à Uzès.
Toujours selon Moutote, le dernier passage de Gide à Uzès date de 1939. Il
en fait mention dans sa lettre à André Rouveyre du 4 février 1940:
Oui, cette petite ville est charmante entre beaucoup; les environs
immédiats m'ont, hélas! paru un peu abîmés lorsque j'y suis retourné l'an
passé, en particulier les chemins qui descendent vers la Fontaine d'Eure
et ce qu'on appelle la Fon di biau.14)
Dans les années 30, Uzès n'était donc plus tout à fait cette petite ville
oubliée par le progrès du siècle. Cela dit, ce sont surtout les souvenirs de
Gide relatifs à ses séjours à Uzès ultérieurs à 1880, qui sont révélateurs du
rôle que cette petite ville aurait joué dans la formation de la personnalité de
l'écrivain. Ils sont racontés dans le deuxième chapitre de Si le grain ne meurt,
non pas dans l'ordre chronologique, mais de façon à les réduire à l'unité d'une
vision globale, et ce par souci littéraire, mais aussi, comme nous l'avons déjà
vu, par désir de mieux en jouir en les
écrivant comme ils viennent.
4. La Fontaine d'Eure
Comme
le
montre
sa
lettre
à
André
Rouveyre citée plus haut, Uzès évoque tout
de suite pour Gide la Fontaine d'Eure qu'il
13) cité par Daniel Moutote, op.cit., p.11.
14) Ibid. p.10.
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LEE Jae-wook
croit comme étant le nom de la rivière, mais qui est en réalité une source
jaillissant à l'est d'Uzès dans la vallée de l'Eure et dont actuellement la ville
s'abreuve toujours. Délicats sur la qualité de l'eau, les Romains avaient décidé
de la puiser pour alimenter en eau l'aqueduc de Nîmes. En fait, dans toute la
région, la Fontaine d'Eure était la seule à remplir certaines conditions
indispensables pour cette besogne: une altitude de départ suffisante, un débit
régulier, et surtout une eau de bonne qualité et abondante. L'aqueduc, dont
les vestiges du bassin de régulation ont été mis à jour en mars 1993, suit en
partie ce qui est aujourd'hui le cours de l'Alzon, descend vers le Sud-Est et
se dirige vers Nîmes en passant par le fameux Pont du Gard. Gide mentionne
l'histoire de cette source dans Si le grain ne meurt:
La Fontaine d'Eure est cette constante rivière que les Romains avaient
captée et amenée jusqu'à Nîmes par l'aqueduc fameux du Pont du Gard.15)
«O petite ville d'Uzès! Tu serais en Ombrie, des touristes accouraient de
Paris pour te voir!»16) L'amour de Gide pour Uzès manifesté dans ces lignes
est dû en grande partie aux souvenirs de ses promenades le long de la vallée
d'Eure. Comment était ce lieu à l'époque où l'enfant Gide s'y promenait en
compagnie de Marie, la bonne?
Sise au bord d'une roche dont le dévalement brusque est occupé en
partie par les ombreux jardins du duché, leurs grands arbres, tout en bas,
abritent dans le lacis de leurs racines les écrevisses de la rivière. Des
terrasses de la Promenade ou du Jardin public, le regard, à travers les
hauts micocouliers du duché, rejoint, de l'autre côté de l'étroite vallée,
une roche plus abrupte encore, déchiquetée, creusée de grottes, avec des
arcs, des aiguilles et des escarpements pareils à ceux des falaises
marines ; puis au-dessus la garrigue rauque, toute dévastée de soleil.17)
Cette description n'est évidemment pas la reproduction fidèle de sa vision
d'enfant. Si oui, elle aurait été beaucoup moins systématique. Gide adulte,
voire écrivain, ordonne les images captées par le regard de l'enfant qu'il était,
pour peindre le lieu de près et de loin à partir des terrasses de la
Promenade ou du Jardin public. Comme Phillipe Lejeune l'a observé18), dans un
15)
16)
17)
18)
Gide (A.) Si le grain ne meurt, op.cit., p.52.
Ibid.
Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.52.
Lejeune (Phillipe), L'Autobiographie en France, Paris Armand Cllin, collection U2, 1971.
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récit autobiographique, les souvenirs d'enfance sont rarement reproduits tel
qu'ils ont été vécus. La plupart du temps ils sont filtrés par souci littéraire.
C'est pourquoi une autobiographie n'est pas un simple témoignage, mais aussi
une création littéraire. Il est à noter aussi que dans le passage cité plus haut,
Gide rapproche une roche abrupte de la vallée d'Eure d'une falaise maritime,
probablement de celle en Normandie, son autre pays d'origine. L'écrivain qui
a refusé l'enracinement n'a pourtant jamais renié aucune de ses deux origines.
Il disait:
Entre la Normandie et le Midi je ne voudrais ni ne pourrais choisir et
me sens d'autant plus Français que je ne le suis pas d'un seul morceau
de France.19)
5. Uzès, le pays des sens
Gide est défenseur de la valeur de la sensation. Dans un passage bien
connu des Nourritures terrestres, il insiste sur la suprématie des expériences
sensorielles:
Il ne me suffit pas de lire que les sables des plages sont doux ; je
veux que mes pieds nus le sentent... Toute connaissance que n'a pas
précédée une sensation m'est inutile.20)
Les séjours à Uzès ont précisément amené l'enfant Gide à cultiver la
sensibilité et à découvrir le plaisir des sens ou le 'bonheur animal' selon
l'expression de Stendhal. La découverte de ce bonheur est étroitement liée au
paysage sauvage des environs d'Uzès, mais aussi à un personnage de cette
ville.
D'abord le personnage: il s'agit de la grand-mère paternelle de Gide qui
était très douce avec son petit fils. Sa présence à Uzès était l'une des raisons
essentielles de la visite régulière de l'écrivain dans cette ville après la mort
de son père. La continuelle crainte de la grand-mère était que son petit fils
n'eusse pas assez à manger durant son séjour chez elle. La mère de Gide
19) Gide (A.), Prétextes, op.cit., p.64.
20) Gide (A.), Les Nourritures terrestres suivi de Les nouvelles nourritures, Gallimard,
1917-1936, p.32.
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avait opté pour un repas plutôt sobre, ce que sa belle-mère n'appréciait
nullement. Cette dernière voulait que l'enfant fût bien nourri, au niveau de la
qualité, mais aussi et surtout à celui de la quantité. “Des côtelettes d'agneau;
il en faut six pour une bouchée”, disait-elle un jour à sa belle-fille pour
protester contre le menu qui lui paraissait trop pauvre. Et comme c'était
souvent le cas, elle est allée chercher dans une petite réserve, au fond de la
salle à manger, des pots de conserves, “des boulettes de porcs truffées,
confites dans de la graisse, succulentes”.21)
Gide se souvient aussi des desserts, de la sultane entre autres, un gâteau
en forme de pyramide, composé de miniscules choux à la crême et revêtu
d'un nuage de fils de caramel que sa grand-mère commandait chez le
pâtissier du quartier. Il est vrai que Gide n'était pas très porté pour le plaisir
de la table. Il a consacré une page de son autobiographie à l'abondance des
nourritures terrestres à Uzès parce que c'était une révélation au sujet de la
valeur de la vie matérielle, voire sensorielle.
Pour en venir au paysage des environs d'Uzès, la promenade dans la vallée
de la Fontaine d'Eure invitait Gide à cultiver ses sensations. Un passage de Si
le grain ne meurt rapportant le souvenir d'une de ces promenades comporte
effectivement une image très sensuelle:
On traversait la rivière à la Fon di biau (...) après avoir suivi quelque
temps le bord de la roche, lisse et tout usée par les pas, puis descendu
les degrés taillés dans la roche. Qu'il était beau de voir les lavandières y
poser lentement leurs pieds nus, le soir, lorsqu'elles remontaient du
travail, toutes droites, et la démarche comme ennoblie par cette charge
de linge blanc qu'elles portaient, à la manière antique, sur la tête.22)
Rares sont des parties du corps autant sensuelles que les pieds nus d'une
femme. Gide, qui regarde les laveuses remonter de leur travail, sait que la
roche où elles posent leurs pieds nus est chauffée toute la journée durant par
le soleil brûlant du Midi. Autrement dit, il partage la sensation qu'elles ont sur
la plante du pied. Ce faisant, il prend possession, en imagination, d'une partie
du corps de ces femmes de campagne qui inspirent la santé, voire même la
vitalité; elles sont capables de remonter la roche “toutes droites”. Si Gide
évoque, aussitôt après cette image sensuelle, voire même érotique, celle de
leur démarche ‘comme ennoblie’ par la charge de linge blanc sur la tête, 21) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.50.
22) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.53.
Gide et Uzès
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image angélique des mêmes personnages -, est-ce parce qu'il ressent une
sorte de sentiment de culpabilité par rapport au fantasme dont il jouissait
quand il était enfant?
Un autre passage de Si le grain ne meurt rapportant, quant à lui, une
expérience sensorielle liée cette fois, non pas à la vue, mais à l'ouïe, est
encore plus révélateur de ce que les séjours à Uzès représentent pour notre
écrivain. Gide se souvient d'une orchestration de différents bruits à laquelle il
se livrait dans un îlot avec un moulin au milieu d'une rivière:
A l'extrême pointe de cet îlot, je venais rêver ou lire, juché sur le
tronc d'un vieux saule et caché par ses branches, surveillant les jeux
avantureux des canards, délicieusement assourdi par le ronflement de la
meule, le fracas de l'eau dans la roue, les milles chuchotis de la rivière,
et plus loin, où lavaient les laveuses, le claquement rythmé de leurs
battoirs.23)
Au bruit doux, rythmique et continu, l'esprit somnole. On se sent défaillir
doucement. C'est à cette sensation indicible que s'abandonne l'enfant Gide
'délicieusement assourdi' par une sorte de symphonie pastorale. Devenu
adulte, au moment où il prépare la Nouvelle éducation sentimentale, il veut
écrire ‘quelques pages parfaites’ sur une pareille sensation et, pour cet
objectif, envisage de se rendre à Uzès. Dans un passage de son journal où il
raconte ce projet, il n'est pas difficile de reconnaître la voix douce et
harmonieuse de la vallée de l'Eure que Gide a évoquée dans Si le grain ne
meurt:
Je veux trouver des phrases frissonnantes, des chuchotements de mots
qui murmureraient doucement comme les feuilles de saule au bord des
rivières, alors que le soir tombe et que le vent s'élève (...) de ces
sonorités étranges qui semblent endormies dont on se souvient
vaguement, comme dans un rêve et qui par le mystère des songes font
trembler dans les secrets du coeur des larmes de deuils ignorés...24)
6. L'amour de Gide pour la garrigue
Selon Gide, la richesse d'un homme se mesure, non pas à ce qu'il possède,
23) Gide (A.), Si le grain ne meurt, op.cit., p.53.
24) cité par Moutote, op.cit., p.11.
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mais à l'envergure et à l'intensité continue de son désir. “Chaque désir, dit-il,
m'a plus enrichi que la possession toujours fausse de l'objet même de mon
désir.”25) Pour qu'un être puisse désirer de façon continue, il ne doit pas se
complaire dans ce qu'il a acquis et encore moins s'y attacher. D'où le besoin
de la disponibilité, une notion clé pour comprendre l'homme de Gide et son
univers littéraire, notion que l'on peut définir comme étant une “errance
alternative au moindre signe de nouveauté”.26) Gide est pour ainsi dire un
homme qui préfère la soif à son étanchement, la frustration à l'assouvissement
de son désir. Ce goût étrange est, sinon né, du moins cultivé dans la garrigue
qui s'étend au-dessus de la vallée de l'Eure, son lieu de prédilection pour la
promenade :
Mais le plus souvent, brûlant la Fon di biau, je gagnais en courant la
garrigue vers où m'entrainait déjà cet étrange amour de l'inhumain, de
l'aride, qui, si longtemps, me fit préférer à l'oasis le désert. Les grands
souffles secs, embaumés, l'aveuglante réverbération du soleil sur la roche
nue, sont enivrants comme le vin.27)
On notera tout d'abord que Gide se promenait seul dans cette garrigue
depuis que Marie, la bonne qui se plaignait sans cesse de ses cors, avait
cessé de l'accompagner. Que ressentait alors le petit promeneur solitaire dans
l'espace désert, embaumé et rempli de lumière? Ce devait être un sentiment
d'immensité d'autant plus envahissant qu'il était enfant, c'est-à-dire de petite
taille. Du coup, un sentiment de dépassement de soi a certainement dû aussi
s'emparer de lui, car, bien qu'il fu
˄t encore enfant, il était déjà capable de
s'aventurer seul dans un espace immense et aride. D'où l'enthousiasme, un
élan du coeur, soit la ferveur qui probablement devait le gagner, et qui
explique son grand amour de la garrigue. Pour en revenir à la préférence de
la frustration à l'assouvissement du désir, ce goût gidien semble être lié
précisément à la recherche du dépassement de soi. Ne jamais se contenter de
sa part modeste sur terre, se sentir toujours en état de manque et désirer;
c'est par là et par là seulement que l'homme se dépasse, voire se transcende.
Devenu adulte, Gide va se rendre compte de la nature de son amour pour la
garrigue uzétienne et de la valeur de cet amour dans un autre espace aride
aux grands souffles secs et de lumière aveuglante: le désert du Sahara. Dans
25) Gide (A.), Les Nourritures terrestres, op.cit., p.21.
26) Freyburger (Henri), LEvolution de la disponibilité gidienne, Paris, Nizet, 1970, p.9.
27) Gide (A.), Si le grain. ne meurt, op.cit., p.53.
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une certaine mesure, les séjours de Gide à Uzès durant son enfance
préfigurent son grand voyage en Afrique du nord.
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Bibliographie
Bachelard (Gaston), La Poétique de l'espace, PUF, 1986.
Freyburger (Henri), LEvolution de la disponibilité gidienne, Paris, Nizet, 1970.
Gide (André), Si le grain ne meurt, Gallimard, 1955.
Gide (A.), Les Nourritures terrestres suivi de Les nouvelles nourritures,
Gallimard, 1917-1936.
Gide (André), Prétextes, Mercure de France, 1947.
Lejeune (Phillipe), L'Autobiographie en France, Paris Armand Cllin, collection
U2, 1971.
Moutote (Daniel), ‘Gide et Uzès’, in Bulletin des Amis d'André Gide, n°34,
avril 1977.
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앙드레 지드와 위제스
이 재 욱
“바레스씨, 위제스 출신의 아버지와 노르망디 출신의 어머니 사이에서 파리에서 태
어난 저는 어디에 뿌리를 내려야 좋겠습니까?” 뿌리뽑힌 사람들 의 저자 바레스를
향해 이렇게 물었던 지드는 자신의 출신 토양에서 정체성을 찾고자 했던 작가는 아
니다. 하지만 지상의 양식 을 비롯한 그의 많은 작품이 여행과 체류를 통해 경험한
공간들을 반영하고 있고 위제스와 같은 도시에 특별히 애착을 가진 것 또한 사실이
다.
랑그독 지방의 작은 마을인 위제스는 어린 시절 지드가 부활절 휴가를 보냈던 곳
이다. 그가 이 ‘세기의 발전에 잊혀졌던’ 마을에 특별히 애착을 가진 것은 그곳이 그
에게 감각의 학습장이었기 때문이다. 한 알의 밀 알이 죽지 않는다면 제 2장에 기
술된 위제스의 추억은 이를 확인시켜 준다. 웨르 강에서 빨래를 마치고 맨발로 가파
른 바위언덕을 오르던 시골 여인네들의 모습은 지드에게 관능을 일깨워 주었다. 같은
계곡 작은 섬에서 독서와 몽상에 잠기던 지드는 물레방아에 부서지는 단조로운 물소
리, 강물의 속삭임, 멀리서 들려오는 빨래하는 여인들의 규칙적인 방망이 소리에 감
미롭게 젖어들며 육체와 장신이 이완되는 나른한 쾌락을 맛보았다.
이러한 감각을 되찾아 그것을 글로 부활시키고자 위제스를 다시 찾았던 지드에게
무엇보다 잊을 수 없었던 것은 웨르 계곡 위로 펼쳐진 남불 특유의 황야에서 배회하
던
가
할
과
기억이다. 불타는 태양에게 습기를 앗겨 풀잎마저 회록색인 황야, 벌거벗은 바위
반사하는 눈부신 빛 속을 걸으며 어린 지드는 훗날 북아프리카 여행을 통해 확인
‘목마름’의 가치, 안주를 거부하고 늘 희구하는 삶이 가지는 가치를 배웠다. 감각
열정의 학습장으로 위제스는 지드의 삶에 부동의 위치를 차지하고 있다.
주제어 : Gide, Uzès, languedoc, sensation, sensualité, ferveur