Corrigé du premier travail écrit (7 novembre 2007)
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Corrigé du premier travail écrit (7 novembre 2007)
EXERCICES D’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE 2007-2008 Corrigé du premier travail écrit (7 novembre 2007) [Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chap. 1, deuxième et troisième alinéas] Le premier chapitre du deuxième livre du Contrat social (désormais CS) se propose d’établir une thèse : le caractère inaliénable de la souveraineté. C’est à la démonstration de cette thèse que sont consacrés les deuxième et troisième alinéas, que nous devons étudier. Le premier alinéa assure pour sa part une transition avec la problématique du livre I, dont il dégage à grands traits les acquis ; le quatrième alinéa, enfin, avance un point de doctrine qui sera établi dans la suite de l’ouvrage (CS II,12 et IV,8, d’après B. Bernardi). L’extrait que nous tentons d’expliquer contient quantité de concepts fondamentaux de la pensée politique de Rousseau : les concepts de souveraineté, de souverain, de peuple, de corps politique, de volonté générale, d’aliénation, de représentation, d’être collectif, mais aussi une série d’oppositions comme celle entre pouvoir et volonté, volonté particulière et volonté générale, maître et souverain. Ces concepts, nous les avons rencontrés pour la première fois au livre I, dans les chapitres 5, 6 et 7. Nous aurons d’ailleurs l’occasion de constater, lors de la discussion des enjeux du texte, que l’extrait que nous analysons vient compléter, et en quelque sorte parachever, un argument que Rousseau avait avancé au chap. 5 du livre I. Nous avons vu en classe que la question soulevée par le livre I est celle de l’origine de la souveraineté (définie provisoirement comme puissance suprême au sein de la société politique) et aussi celle de l’origine de la société politique, du passage de l’état de nature à l’état civil, entendu comme domaine de la moralité et du droit. La discussion sur l’origine de la souveraineté et de la société politique met Rousseau aux prises avec une série de thèses qu’il s’emploie à réfuter : la fondation en nature (modèle familial/patriarcal), la « loi du plus fort », et enfin l’origine contractuelle ou conventionnelle. C’est dans ce dernier cadre que Rousseau inscrit sa problématique, tout en prenant ses distances avec les théoriciens du droit naturel qui fondent le pouvoir monarchique sur un prétendu pacte de soumission pensé sur le modèle du « contrat d’esclavage ». La partie positive du livre I commence au chapitre 5, dans lequel Rousseau avance son dernier argument : quand bien même les théories du « contrat -1- d’esclavage » ou du pacte de soumission n’auraient pas été réfutées, quand bien même Grotius affirmerait avec raison qu’ « un peuple peut se donner à un roi » (étant entendu qu’un roi n’est pas un maître, et qu’un règne diffère d’une domination comme l’espace public diffère de l’espace privé, la sphère politique de la sphère économique [où oikos signifie la maison, les affaires domestiques], et le peuple de la multitude), une telle proposition suppose cependant qu’un peuple est déjà constitué comme peuple avant de se donner, et que le pacte de soumission est précédé – logiquement et chronologiquement – par un pacte d’association permettant au peuple de se constituer comme tel : le fameux pacte (ou contrat) social. Ce pacte, Rousseau le pense d’abord en utilisant un modèle chimique : l’association à laquelle vise le pacte est plus qu’une addition mécanique des forces en présence, elle est une opération par laquelle les parties contractantes entretiennent des rapports nouveaux et acquièrent ainsi des propriétés nouvelles : chaque contractant amène ses forces, sa liberté et ses biens (bref l’ensemble des choses ou des propriétés qui lui permettaient d’assurer sa conservation, et de veiller à ses intérêts d’homme privé) et les aliène totalement, avec tous ses droits, à toute la communauté – communauté dont il fait lui-même partie, ce pourquoi l’aliénation dont il est ici question se révélera davantage comme un échange avantageux, un nouveau rapport de soi à soi, plutôt que comme une perte de soi. C’est par le pacte ainsi entendu qu’un corps politique se crée, corps qui possède de nouvelles propriétés (modèle chimique), mais aussi une vie, un moi, une volonté (modèle biologique), ce qui fait de lui un véritable être – être moral ou collectif. Provisoirement, on peut comprendre le concept de volonté générale comme la volonté du corps politique ainsi défini : une volonté qui diffère de la volonté particulière comme le public diffère du privé ou comme le citoyen diffère de l’homme, une volonté qui sera au principe de l’activité du corps politique, du déploiement de ses forces. Quant aux membres de ce corps politique, ils seront désormais envisagés sous au moins deux aspects : comme citoyens, en tant qu’ils participent à l’activité du corps politique (l’ensemble des citoyens constituant le souverain, c’est-à-dire le corps politique envisagé sous le rapport de l’activité), comme sujets, en tant qu’ils sont soumis aux lois (l’ensemble des sujets constituant l’état, c’est-à-dire le corps politique envisagé sous le rapport de la passivité). C’est l’ensemble de ces questions et de ces problèmes que Rousseau ramasse d’un trait de plume dans le premier alinéa du premier chapitre du livre II. Dans la mesure où le corps politique est institué pour assurer l’intérêt ou le bien commun – celui de tous ses membres sans exception aucune –, la volonté qui doit être au principe de l’activité de ce corps ne peut être – selon Rousseau – que la volonté générale : elle ne peut être en aucun cas celle de tel ou -2- tel individu particulier. En d’autres termes, la réflexion entamée au chap. 5 du livre I sur le pacte d’association (entendu comme condition nécessaire, logiquement et chronologiquement, du pacte de soumission) aboutit à la conclusion que le pacte de soumission est impossible, puisqu’il ne pourrait se réaliser qu’en entraînant l’annulation du pacte d’association, ou la suppression du peuple en tant que peuple. C’est ce que Rousseau va nous expliquer dans les alinéas 2 et 3, en énonçant et en démontrant la thèse du caractère inaliénable de la souveraineté. L’extrait à commenter est construit de la manière suivante. Le deuxième alinéa énonce une double thèse découlant des considérations précédentes (« donc »), et sa justification philosophique. Double thèse : 1° la souveraineté, définie par Rousseau comme l’exercice même – au sens de « faire fonctionner », « mobiliser », « mettre en branle » – de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner ; ce qui a pour corollaire que : 2° le souverain, dans la mesure où il n’est qu’un être collectif (constitué, nous l’avons vu plus haut, par l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire des contractants considérés comme participant à l’activité du corps politique), ne peut être représenté que par lui-même, donc par l’ensemble de la collectivité, du peuple, et non par un tiers. Justification philosophique : le pouvoir peut se transmettre, mais non la volonté. Cette justification préfigure la distinction rousseauiste entre acte de souveraineté et acte de magistrature, entre souverain et prince (ou gouvernement) – la spécificité de la pensée politique de Rousseau étant de ne pas concevoir l’exécutif comme un second pouvoir opposé au pouvoir législatif, mais comme une émanation (et non plus comme une partie) de la souveraineté, comme un mandat ou une commission confiée temporairement par le peuple souverain à l’une de ses parties (un homme ou une assemblée) sous la direction et le contrôle de la volonté générale. Le troisième alinéa explicite cette justification (« en effet ») et procède en trois temps : première affirmation et justification (« car ») ; seconde affirmation et justification ; enfin, conclusion (« donc ») de la démonstration. Il s’agit maintenant de déplier l’argumentation du troisième alinéa, ce qui nous permettra du même coup d’éclairer les assertions du deuxième. 1/. Le premier argument qu’avance Rousseau pour prouver que la volonté générale ne peut s’aliéner (ou que le souverain ne peut, en tant que souverain, être représenté que par luimême), c’est qu’il est impossible que l’accord entre la volonté particulière de l’individu en -3- faveur duquel l’aliénation serait effectuée, et la volonté générale, soit autre que momentané. La volonté particulière, par exemple d’un monarque (auquel le peuple confierait sa souveraineté, c’est-à-dire sa capacité à exercer cette volonté qui dirige les forces mises en commun par le pacte social), peut bien coïncider avec la volonté générale (volonté du citoyen en tant qu’il vise uniquement au bien ou à l’intérêt commun, en faisant taire tout intérêt particulier et toute acception de personne), mais cet accord, nous dit R, ne saurait durer, puisqu’en vertu d’une différence essentielle (d’une différence de nature), ces deux types de volonté tendent vers des buts différents et sont mues par des principes différents (préférence personnelle vs égalité de droit). La rencontre entre la volonté particulière et la volonté générale peut donc exister, mais seulement de manière accidentelle ; une telle rencontre n’a pas de consistance dans la durée. 2/. Le deuxième argument concède à l’adversaire, suivant une technique chère à Rousseau (cf. livre I, chap. 5), la thèse qui vient d’être réfutée : quand bien même l’accord entre volonté particulière et volonté générale pourrait de fait être durable, et devrait même perdurer éternellement, il n’existerait pourtant pas de garant de cet accord, pas de tiers qui pourrait légitimer la volonté particulière en se fondant sur le fait qu’elle s’accorde avec la volonté générale. Il n’en existerait pas, ou plutôt, le seul être qui pourrait servir de garant d’un tel accord entre volonté particulière et volonté générale, et ainsi légitimer la volonté particulière comme direction des forces communes, c’est précisément cet être collectif qu’est le peuple souverain lui-même, dont la volonté est, en tant que volonté du peuple souverain constitué de la totalité des citoyens, précisément volonté générale. Or un tel garant ne pourrait légitimer qu’un accord présent (en constatant que sa volonté – générale – actuelle coïncide de fait avec la volonté – particulière – de tel ou tel individu : « ce qui est pour moi, peuple souverain délibérant ici et maintenant, volonté générale, coïncide avec la volonté particulière de x ou y ici et maintenant »), mais jamais un accord futur (« ce qui sera pour moi, peuple souverain délibérant dans l’avenir, volonté générale, coïncidera à l’avenir avec la volonté particulière de x ou y »). La raison d’une telle impossibilité réside dans le fait que la volonté d’un individu (peu importe ici qu’il s’agisse d’un être singulier ou collectif) ne peut « s’enchaîner pour l’avenir », c’est-à-dire accepter de se soumettre à des conditions qu’elle ignore et qui pourraient très bien causer sa perte : elle ne le peut, puisqu’en tant que volonté – libre – de l’individu, elle est précisément l’instrument de la conservation de cet individu. En acceptant un tel marché ou contrat (se soumettre à des conditions qu’elle ignore), la volonté -4- libre se détruirait en quelque sorte logiquement en tant que telle – et risquerait d’ailleurs aussi de disparaître physiquement dans un avenir plus ou moins proche. 3/. Pour conclure son argumentation, Rousseau réintroduit la notion qui lui avait servi (livre I, chap. 5) de pivot permettant passer d’une démarche critique à une démarche constructive : la notion de peuple, explicitée à travers l’étude de l’acte par lequel un peuple est un peuple (livre I, chap. 6). En promettant d’obéir à un maître, en acceptant d’aliéner sa souveraineté – c’est-à-dire l’exercice de la volonté générale qu’il possède en tant que peuple, et qui est l’instrument de sa propre conservation –, le peuple souverain « perd sa qualité de peuple », perd le trait essentiel qui le distinguait d’une simple multitude (de la même façon que l’homme qui renonce à sa liberté pour se faire esclave « renonce à sa qualité d’homme », c’est-à-dire à la propriété essentielle qui lui confère son humanité, cf. livre I, chap. 4), et se détruit donc par l’acte même d’aliénation. Dès lors, le peuple aliénant sa souveraineté pour la confier à un maître disparaît en tant que peuple, et avec lui disparaît la possibilité d’un espace public ou d’une sphère politique. Avec la conclusion de son argumentation et le retour à la notion de peuple, Rousseau parachève donc l’argument qu’il avait déployé pour s’opposer à Grotius et aux théories du pacte de soumission. Pour pouvoir se donner, un peuple doit d’abord s’être constitué comme peuple. Après examen de l’acte par lequel un peuple se constitue comme tel, il appert qu’en forgeant le projet (la volonté) de se donner (d’aliéner sa souveraineté), le peuple se détruit luimême en tant que peuple. C’est pourquoi un tel don de soi de la part du peuple, ou une telle auto-aliénation de sa souveraineté, est plus qu’illégitime : elle est proprement impossible logiquement. -5-