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André Bornand, classe 3M3 Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération 13 novembre 2006 Mme Sylvie Blondel, Gymnase Auguste-Piccard. Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Les quelques pages qui suivent ne sont rien d’autre que le récit de trois jours de la vie d’un étudiant. Rien d’autre que le récit de ses rencontres avec l’alcool et la débauche. Elles ne sont que le reflet des nuits des jeunes en quête d’absolu. Vous n’y trouverez rien d’autre. Je n’ai écris que cela. Tout ce que vous pourriez y découvrir de plus en lisant ces quelques pages vous appartient totalement. -2- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Vendredi soir Une sonnerie. Celle annonçant la fin des cours. La classe s'agita, on rangeait ses affaires. Toutes les pensées des étudiants quittèrent instantanément la salle de classe. Certains étaient déjà sur le point de partir. Le professeur essayait péniblement de terminer sa phrase, mais ces paroles n'atteignirent même pas le fond de la salle. - Enfin libre, lâcha Emmanuel dans un soupir alors qu'il enfonçait une poignée de ses notes dans son sac à dos. Pourtant le son de sa voix était plus teinté de lassitude que d'enthousiasme. Il lança un salut par-dessus son épaule alors qu'il quittait la salle, ne s'adressant à personne en particulier. Il était fatigué. Une fois la porte passée, il cligna des yeux. Le soleil n'était pas visible, mais la neige et le brouillard émettaient une lumière aveuglante. Comme si l'air lui-même était lumineux. Il gonfla ses poumons de cet air humide et froid. Finie la puanteur des salles de classe, pensa-til. Il ravala cet avis en même temps qu'une bouffée de fumée de cigarette. Un bon nombre d'étudiant sortaient la clope à la bouche, comme si elle y était restée toute la journée, impatiente de quitter le bâtiment pour être allumée. Une forme de délivrance pour certains. En quelques pas, il avait quitté la masse de personne qui stagnaient devant les portes. Il marchait vite, les mains enfoncées au plus profond de ses poches pour se protéger du froid. On aurait dit qu'il fuyait. - Emmanuel, lança une fille derrière lui. Brune, assez jolie. Elle se pencha et déposa un baiser sur sa joue. - Bon week-end, dit-elle encore, avant de disparaître dans la masse des étudiants. Emmanuel n'y prêta que très peu d'attention. Il n'avait pas desserré les dents, n'avait pas prononcé un mot. Il cherchait quelqu'un des yeux. Serj, son ami qui l'attendait habituellement à la sortie dès qu'un week-end se profilait. Et effectivement, il était là, un immense sourire comme fixé sur son visage, une canette de bière à la main. - Manu ! cria-t-il presque, c'est le week-end ! - Ouais, ça fait plaisir lui répondit Manu, les yeux rivés sur la bière dans la main de Serj. - Tu as commencé à quelle heure ? le questionna-t-il en désignant la canette. - En 1987, lui répondit Serj en accentuant chaque syllabe. Puis il partit dans un éclat de rire visiblement amplifié par l'alcool. - Un petit billard, proposa Manu. Serj acquiesça d'un hochement de tête tout en lui tendant une bière sortie de son sac. Manu la prit, l'ouvrit et ils se dirigèrent vers la station de métro. *** Une fois arrivé au "Lunatic", ils discutèrent de la soirée à venir. Les billes filaient sur le tapis vert. Ils s'étaient racontés leur semaine respective dans le métro. Ils en arrivaient toujours à la même conclusion : elle avait été déprimante et ils se réjouissaient de sortir pour l'oublier. Ces pensées, toujours les mêmes, renforçaient le lien qui les unissait. Ils se sentaient proches, ils étaient pareils... Tous deux étudiants, ils vivaient la même situation, avaient les mêmes problèmes et les mêmes préoccupations. Bref, ils étaient pareils, deux étudiants dont les études n'étaient pas un choix, mais une manière de passer le maximum de temps loin du monde du travail. La belle vie en somme. On les voyait à l'aise dans cet univers bruyant et enfumé, comme des poissons dans l'eau, sauf que l'aquarium étais sombre et rempli d'un épais brouillard gris. Ils jouaient au billard sans vraiment accorder d'importance au résultat de la partie. Un jouait, l'autre le regardait tout en sirotant une bière ou en fumant une cigarette. Ils pouvaient passer des heures ainsi. Ça, c'était la vraie vie pour eux. Juste le billard et l'alcool. Ils adoraient penser aux étudiants qui s'étaient empressé de rentrer chez eux pour travailler. Ils les trouvaient ridicules, -3- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération eux qui vivent leur vie ne pensant qu'au futur, sans profiter des plaisirs immédiats et fugitifs. Ils étaient persuadés d'être dans le juste, accordant la priorité à leurs envies, aussi rapidement que possible, sans s'attarder sur les conséquences possibles. Un carpe diem sans aucun remords et sans aucune remise en questions. Le rêve quoi ! La vie ne se déroule que dans le présent. Elle quitte le passé pour se diriger vers le futur, mais on ne vit vraiment que dans le présent. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient. Et ils l'appliquaient, surtout le week-end. Soudain, Manu revint à la réalité et se leva de son siège. Il finit sa bière d'une traite, se disant qu'il ne pouvait l'abandonner. Il venait de s'apercevoir de l'heure tardive. Il salua Serj, qui allait se retrouver seul pour finir la partie entamée. - A 20h30, comme d'habitude, lui lança-t-il encore dans la précipitation. - A tout de suite lui répondit Serj, penché sur la table de billard, se demandant comment il allait bien pouvoir rentrer. Une fois dehors, Manu fut saisi par le froid qui y régnait. La nuit était tombée, les réverbères s'étaient allumés. Il remarqua les premiers signes de l'alcool. La rue vacillait sous lui, ses paupières se faisaient lourdes, les passants n'étaient plus que des ombres floues sous la lumière des enseignes lumineuses. Mais il devait marcher, vite, pour attraper son train. Il passerait chez lui, pour y déposer ses affaires et manger un morceau avant de commencer sa soirée. Il pensa un instant à ses parents qui ne l'apercevaient que quelques heures par jour. Il ne faisait que dormir et manger chez lui. Ses parents l'avaient toujours laissé libre de ses choix et il n'arrivait pas à leur montrer sa gratitude autrement qu'en profitant au maximum de sa liberté. Il pensait toujours à lui en priorité et sa liberté en était devenue égoïste. Tant pis, il aimait ça... *** Le train, cette chenille de lumière qui fendait l'obscurité, suivant ce parcours qu'il connaissait par cœur. Chaque matin et chaque soir, en bon petit pendulaire qu'il était. Avachis sur son siège, les yeux clos, il luttait contre le sommeil. Il pouvait ressentir toute la fatigue accumulée pendant la semaine. Et comme si cela ne suffisait pas, deux grosses dames, assises en face de lui, racontaient leurs horribles journées passées au bureau. Elles parlaient si fort que l'on avait l'impression que tout le wagon devait être au courant de la misère qui s'abattait sur elles chaque jour. Qu'avait-il fait pour mériter cela ? Il se réconforta en pensant que bientôt, il serait avec ses amis et qu'il pourrait enfin être lui-même. Le train freinait. Il ouvrit les yeux pour constater qu'il n'avait pas encore parcouru la moitié du trajet jusque chez lui. Les horaires étaient insoutenables pour l'une des deux grosses femmes. L'autre calomniait un de ses collègues. Jamais le trajet ne lui avait semblé aussi long. Son portable se mit à vibrer, quel soulagement ! La monotonie de ce trajet était enfin brisée. C'était Matthew, son meilleur ami. - Matthew ! ne put-il s'empêcher de hurler de joie dans l'appareil, comme s’il voulait faire comprendre aux deux femmes qu'elles n'avaient pas le monopole de la parole. - Comment ça va ? le questionna-t-il. La réponse devait être positive car Manu répondit que lui aussi allait bien. Mais le sourire sur son visage disparut quand Matthew lui apprit qu'il ne pourrait pas venir ce soir là. Il avait un rendez-vous avec sa copine. - Ce n'est pas grave, je te comprends... J'aurais fait pareil... Salut et bonne soirée, ajoutat-il encore avant de raccrocher. Il regarda par la fenêtre, encore un arrêt et il serait arrivé. *** 20h17 au "Black Duck", il était en avance. Le bar était désert. Les quelques personnes présentent buvaient en silence, de temps en temps, un éclat de rire. La musique hurlée par les haut-parleurs essayait de combler l'espace vide. Mais personne n'y prêtait attention. Elle remplissait l'endroit comme pour lui donner vie, mais l'ambiance était morte. Quelques -4- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération lampes émettaient une pâle lumière jaune, tout de suite absorbée par les épais rideaux rouges. Les serveuses frottaient sans relâches des verres qui n'avaient pas dû être sali par qui que se soit depuis des années, juste pour passer le temps, ou par habitude, qui sait. Emmanuel aimait cet endroit, il y avait passé de si nombreuses soirées. C'était un point de repère pour lui et ses amis. C'était dans ce bar qu'ils avaient bu leurs premières bières et fumé leurs premières cigarettes, bien avant l'âge légal. A chaque fois ils se remémoraient leurs années passées ensembles à l'école. Cela faisait seulement trois ans, mais pour eux, c'était une éternité. Il s'assit à la plus grande table après avoir commandé une bière. Il arrivait toujours le premier, et prenait cette table dans l'espoir de voir entrer une de ses connaissances qui viendrait prendre place. Mais les minutes passaient et il était toujours seul à attendre. Une fille lui lança un sourire en entrant, mais elle ne s'approcha pas pour le saluer, elle était accompagnée par un grand type au crâne rasé. Encore une désillusion. Il avait bientôt fini sa bière et Serj était en retard, comme d'habitude. Mais il finit par arriver. Cela redonna des forces et du courage à Manu qui commençait à sombrer dans l'amertume, seul avec sa bière, fumant pour passer le temps. Une fois Serj assis, ils comptèrent l'argent qu'ils avaient pour la soirée. Ils savaient pertinemment qu'ils allaient dépenser tout ce qu'ils avaient en poche, jusqu'au dernier centime. Ils travaillaient tous les deux pour financer leurs soirées, qui leur coûtaient cher, très cher. Ils se disaient pour se réconforter que l'argent ne servait à rien d'autre qu'à être dépensé. Et les faibles retenues qu'ils avaient quand ils s'apprêtaient à le flamber disparaissaient bien vite, après quelques verres. Et Serj avait aussi amené des bières et de la vodka qu'ils pourraient boire en dehors de la discothèque où ils avaient prévu d'aller. L'alcool étant plus cher à l'intérieur, ils faisaient des économies comme ils pouvaient. En tout, ils avaient largement de quoi soûler n'importe quel être normal, mais ils consommaient nettement plus d'alcool que la majorité des gens. Ils en avaient besoin et en étaient presque fiers. - On va mourir, dit Serj avec un grand sourire ! - Hé oui, lui répondit Emmanuel avec un hochement de tête. *** Il faisait froid devant cette discothèque. La nuit était tombée depuis longtemps et un vent glacé les faisait frissonner. Ils avaient caché le sac contenant leurs bouteilles dans un buisson non loin de l'entrée. Ils reviendraient lorsqu'ils auraient dansé un peu et se seraient un peu réchauffés. Depuis l'extérieur, on entendait les basses de la musique. Comme si la vie elle-même battait à l'intérieur. Manu l'imaginait trop à l'étroit, frappant à grands coups sourds sur les murs, cherchant à se libérer. Il y avait une file d'une vingtaine de personne devant la porte qui attendaient, se pressant pour se mettre à l'abri du souffle du vent. Ils jouaient des coudes par principe. C'était une façon comme une autre de se réchauffer. Une fois à l'intérieur, la chaleur les imprégna rapidement. Ils déposèrent leurs vestes tout au fond des vestiaires, de peur de se les faire voler. Le bruit était assourdissant, mais ils aimaient ça ! Ils se dirigèrent vers le bar. Ils saluèrent au passage quelques amis qui étaient là. Shavo, Chris, Rosa et Amandine. Une fois au bar, Manu commanda deux bières. La moitié de leur verre se répandit sur le sol lorsqu'ils voulurent les entrechoquer pour se dire santé. Evidemment, des gobelets en plastique remplis à ras bord. Ils auraient les mains collantes et les pieds mouillés pour le restant de la soirée mais ils étaient écroulés de rire. Ils adoraient ça, quand l'alcool coulait à flot. Ils firent un tour de reconnaissance de la salle pour repérer leurs amis et les jolies filles. Serj ouvrait la voie entre les groupes de gens serrés, Manu suivait en essayant de protéger son -5- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération verre des bousculades. Serj salua un type d'un hochement de tête, Manu ne le connaissait pas. Puis il se pencha pour faire la bise à une fille près de lui. C'était Emma. Manu la salua également. Il y avait aussi Oliver et Tom plus loin. Ils étaient avec Louise, Axelle et Judith. Un couple s'embrassait au fond de la salle, c'était Kurt et Lisa. En allant rechercher à boire, ils tombèrent sur Daron, Philippe et Damien. Ils comparèrent les souvenirs qu'ils avaient de la dernière soirée passée ensemble, ils étaient tous ivres cette nuit là. Une bagarre avait éclaté et Serj avait dû intervenir. Damien lui devait une fière chandelle. D'ailleurs, il alla payer la tournée pour le remercier. *** La soirée avait bien commencé ! Il devait être 22 ou 23 heures. Manu dansait au milieu de ses amis, Serj n'était pas loin. Ils s'amusaient bien, l'alcool leur donnait cette capacité de rire de tout, même si l'ambiance était morte. Soudain, une main s'abattit sur l'épaule de Manu, un type venait de l'attraper par derrière. Il se retourna d'un coup sec, prêt à se battre s'il le fallait. L'homme derrière lui était Matthew ! Les deux amis se serrèrent dans les bras l'un de l'autre, ils étaient visiblement heureux de se retrouver. - Tu n'es pas avec ta copine, lui demanda Manu. Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase qu'il l'aperçut juste derrière Matthew... Il lui fit la bise pendant que Matthew se jetait dans les bras de Serj. Puis Manu donna encore une tape amicale sur l'épaule de Matthew. - Ça fait vraiment plaisir de te voir, lui dit-il en faisant un signe de la main à Serj, viens, on va boire dehors. Manu et Serj buvaient la vodka à grandes gorgées. Elle passait plus difficilement pour Matthew qui n'avait pas bu d'alcool de la soirée. Serj buvait vite et beaucoup, il ne sentait même plus le goût repoussant de l'alcool. Une fois la bouteille vidée au deux tiers, Serj décida de rentrer, il n'arrivait plus à boire et en plus il faisait froid. Manu lui avait laissé la bouteille depuis un moment. Il ne pouvait plus en avaler une goutte depuis qu'ils en étaient arrivés à la moitié. Matthew, lui, n'y avait presque pas touché. Il y avait trempé les lèvres mais décidément ce n'était pas son truc. De plus, il n'avait plus besoin de se soûler. Il avait sa copine, sa "petite drogue à lui" comme il l'appelait. Il était heureux avec elle et cela lui suffisait. L'alcool ne lui aurait rien apporté de plus ce soir là. Manu et Serj étaient également heureux, mais d'une toute autre sorte de bonheur. Ils sentaient l'alcool leur réchauffer le ventre. Leurs pieds se déplaçaient tout seuls, ils n'avaient plus aucun effort à faire, si ce n'était de suivre la voie que l'alcool allait tracer pour eux. Et là, ils allaient danser. Manu s'était faufilé à travers la foule jusqu'à la porte des W-C. Il ne savait plus où était Serj. Sûrement en train de danser. Il défit sa ceinture, ouvrit son pantalon face à un urinoir. Les yeux dans le vague, il se soulageait en fixant le mur devant lui. Parcourant les dizaines de graffitis et de marques en tous genres qui y étaient inscrites. Des dessins qui ne représentaient rien, des insultes racistes, des mots d'amour. Rien que des mots qui se suivent… Pipi assis, caca debout ! Merci! - Saisi la Carpe - Morts aux noirs ! - Noirs peut-être, tolérants sûrement ! - Merde à celui qui lit ça ! - F*** les skinheads - Louise, je t'aimerai toujours ! - Connard ! - Le verre est-il à moitié vide ou à moitié plein ? - Je m'en fous, moi je suis plein ! - Shit Dieu t'observe... - Vive la coke - Meurs crétin, vive le shit ! - J'aurais tant voulu être un escargot… -6- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Des coups de couteaux, de clés, des marques de brûlures de cigarettes ou de briquets. Manu cracha de dégoût contre ce mur, témoin de toutes les débauches. - Toute la culture d'un peuple se lit sur les murs de ses W-C, lui dit un type pissant à côté de lui. - Ouais c'est ça, bonne soirée lui répondit Manu en se lavant les mains. Il poussa la porte en souriant. Il venait de comprendre ce qu'avait voulu dire le type, enfin il le croyait. De toute façon il fallait retrouver Serj maintenant. Et danser. Ses jambes n'en pouvaient plus d'attendre. Il avait fendu la foule pendant de longues minutes, ne se donnant même pas la peine de chercher Serj du regard, ses yeux flottaient. Les gens s'étaient transformés en une masse contre laquelle il s'appuyait pour avancer. Gagné par l'alcool, il ne ressentait plus son corps. Le sourire aux lèvres, il appréciait le moment présent. Il n'avait que cet instant en tête. Tous ces souvenirs et ces projets d'avenir avaient fait place à l'euphorie du moment. Il finit par retrouver Serj. Ils dansaient maintenant sur un rythme endiablé. Ils rebondissaient sur le sol comme si les basses de la musique les projetaient en l'air. Toujours plus haut. BOUM ! BOUM! BOUM ! Enfin, ils pouvaient danser, danser encore et encore. Ils pouvaient danser comme ça toute la nuit s'il le fallait, s'ils ne tombaient pas. Les lumières fugitives les éblouissaient. Bleues, roses, rouges. Ils se remplissaient les yeux des couleurs que vomissaient les projecteurs. Ils se remplissaient aussi les yeux de la vue des femmes. Ces filles qui dansent comme si elles étaient seules. Leurs cuisses, leurs fesses. Elles bougeaient, encore et encore, sans jamais s'arrêter. Et eux dansaient toujours, sautaient toujours plus haut. Ils avaient trop chaud. Mais ils continuaient, refusant d'arrêter, ou ne le pouvant plus. Ils voulaient voler, toucher le ciel, planer au-dessus de la foule colorée. Mais le poids de leur tête les retenaient au sol. Leurs cœurs, par contre, volaient, ils étaient libres eux. Ils contemplaient de haut la masse grouillante des fêtards qui s'agitait. Ils se laissèrent dériver un moment, glissant, poussés par la musique. Quand ils en eurent assez de ce spectacle, ils s'envolèrent encore plus haut, atteignirent l'air libre. Ils se heurtèrent à la neige qui les mordaient de dizaines de flocons. Ils se heurtèrent au vent qui fouettaient leurs visages. Puis ils virent des lumières dans le noir, rouges et blanches, elles s'enfuyaient. Ils couraient pour les rattraper. Sans jamais y arriver. Puis vinrent des routes. Des routes et des gens. Puis, plus haut encore, des voitures et encore des gens. Des gens qui parlaient trop fort. Ils continuèrent à grimper, de toutes leurs forces, aussi vite qu'ils le pouvaient. Ils rencontrèrent un taxi, un sourire. Et encore des routes qui montaient. Ils les gravissaient encore et encore, de plus en plus vite, traversant une nuée de lumières blanches venants en sens inverse. Puis encore cette neige qui tentait de les repousser, de les faire redescendre. Mais ils continuaient à grimper. De toutes leurs forces, aussi vite qu'ils le pouvaient. Encore trois étages, deux étages, un dernier. Une porte. Et enfin, son lit. *** Manu se réveilla vers 11 heures. Doucement, très lentement, surtout ne pas se presser. Sa tête lui pesait, lourde et douloureuse. Et sa langue pâteuse nageait dans la brume de sa bouche. Il se leva péniblement. Le poids de sa tête le fit vaciller. Il s'assit sur son lit et la prit à deux mains. Il finit par se lever après s'être massé longuement les tempes en essayant de rassembler ses souvenirs. - Une douche, il me faut une douche, dit-il à voix haute, s'étonnant du son rauque qui sortait de sa bouche. Puis, il se traîna jusqu'à la salle de bain, vêtu uniquement de son caleçon. Il entendait les dialogues étouffés de la télévision à travers la porte du salon. Son petit frère sûrement. Au passage, il contempla ce qui restait de sa figure dans la glace au-dessus du lavabo. Il avait la tête des mauvais jours. Celle qui aurait très bien pu avoir été déterrée la veille. Il but deux grandes gorgées d'eau fraîche puis il se dirigea vers la douche. De l'eau très -7- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération chaude, presque brûlante, coulait sur sa nuque. Il resta longtemps sous cette cascade de chaleur qui pétrissait son dos et le réchauffait petit à petit. Qu'avait-il fait hier pour être dans un tel état aujourd'hui ? Il avait trop bu, de nouveau. Mais combien ? Il abandonna très vite l'idée de compter les verres. Il savait très bien qu'il n'y arriverait pas. Puis, toujours debout sous la douche, les bras ballants, il essayait en vain de se rappeler à quelle heure il avait bien pu rentrer. Peut-être vers 3 heures. Ou vers 4 heures, peu importe. Il n'avait pas assez dormi, ça c'était sûr, et tout son corps ne manquait pas de le lui rappeler à chaque instant. Son bras se dirigea vers le robinet et arrêta le flux de chaleur. D'un coup, il revint à la réalité et à la froideur de sa salle de bain. Il enjamba le bord de la douche et s'enroula dans une serviette. Ses jambes le portèrent jusqu'à sa chambre où il enfila un caleçon et un jeans propre. Puis, il plongea le nez dans les habits de la veille. Mauvaise idée ! Ils empestaient le vieil alcool et la fumée froide, ce qui lui souleva un haut-le-cœur. Il les jeta dans le bac à lessive. Il ouvrit son porte-monnaie qui traînait au pied du lit, pour vérifier son contenu. Il ne restait que la clé de son casier au milieu du compartiment à monnaie. Vide. - Au moins, celle-là, je ne l'ai pas dépensée, se dit-il en esquissant un sourire. Il enfila encore un T-shirt et descendit à la cuisine. Sa mère s'y trouvait, préparant à manger. - Salut toi, lui dit-elle en le regardant par en dessous, tu n'as pas l'air très frais. - Ça va, ça va, lui répondit vaguement Manu en réchauffant un reste de café. - On mange dans 20 minutes, lui dit sa mère alors qu'il repartait dans sa chambre, après avoir avalé son café noir. Des frites. Des frites, du poulet et des brocolis, ou des choux-fleurs, il n'avait jamais fait la différence, c'était vert. Il adorait les frites. Mais là, il n'avait vraiment pas faim. Son estomac s'agitait. Le contact avec la nourriture était une épreuve de trop. Manu picorait pour sauver la face, se forçant à avaler. Il ne prononça pas un mot durant le repas. Ses parents parlaient d'une affaire politique visiblement compliquée. Manu avait répondu évasivement aux quelques questions habituelles concernants la soirée, histoire qu'ils le laissent souffrir en paix. Il aida sa mère à débarrasser la table et retourna dans sa chambre. Il avait envie de vomir. Il mit de la musique et s'affala sur son lit. Il y avait un message de Serj sur son portable : Hé mon grand, ça va ? Bien rentré ? Moi j'ai trop mal à la tête, mais ce n'est pas la première fois... Ni la dernière ! A bientôt pour de nouvelles aventures ! Il ne prit pas la peine de répondre, il n'y avait rien à répondre. Bien sûr qu'il y aurait une prochaine fois, ce n'était même plus la peine de le dire. Il ferma les yeux et écouta la musique qui remplissait la pièce. C'était un de ses groupes favoris : Donna. Père, c'est trop tard maintenant Mais je ne te blâme pas Père, c'est trop tard maintenant J'étais libre de mes choix Là, il comprit pourquoi il aimait ce groupe. Ses paroles lui parlaient. Et peut-être qu'ils avaient raison, que c'était trop tard, qu'il avait mis le petit doigt dans l'engrenage de l'alcool et qu'il serait bientôt totalement happé par les rouages. Peut-être qu'il n'en ressortirait jamais. Quoi que... La seule pensée de l'alcool lui donnait envie de vomir, il devait rester de l'espoir. -8- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Et que serait-il aujourd'hui si son père avait été autoritaire, s'il avait veillé jour et nuit aux occupations de son rejeton ? Mais il ne pouvait pas lui en vouloir. Il lui avait laissé la liberté de faire ses propres choix. C'était lui, et uniquement lui, qui avait choisi ce qu'il voulait faire de sa vie. Et pour l'instant, il voulait faire la fête, s'amuser, rire, aimer... Bref, vivre quoi ! La débauche était son quotidien, et il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, quand il fallait en assumer les conséquences. C'était à lui de se prendre en main et de faire de sa vie ce qu'il voulait. Mais est-ce vivre en liberté que de se ruiner la santé ? Vaut-il mieux se détruire ou détruire pour survivre ? Décidément, ce groupe avait dû lire dans ses pensées pour écrire ses chansons. C'était ça, le rôle de la musique : réussir à exprimer ce que les gens pensent sans arriver à le formuler. Pour lui, il n'y avait rien de plus beau qu'un message vrai exprimé en musique. Si, en plus, ça le faisait réfléchir, la musique avait accompli sa mission. Son portable se mit à vibrer et le tira de sa rêverie. Il tendit le bras pour l'attraper. C'était Matthew qui venait aux nouvelles. - Hé mon grand, comment ça va ? lui demanda-t-il. - Ça va, ça va, un peu la tête dans le cul, lui répondit Manu. - Dis donc, c'était qui cette fille hier soir ? Fille ? Quelle fille ? se demanda Manu. Visiblement, il ne se souvenait pas de toute la soirée. Mais soudain, des bribes de mémoires resurgirent. - Ha ouais, une miss avec un pantalon blanc, s'écria Manu, j'avais oublié. - Tu étais ivre à ce point ? Ça ne se voyait pas trop, remarqua Matthew. - Ouais, j'étais complètement cuit, et je n'ai aucune idée de qui pouvait bien être cette fille, je me souviens juste qu'on a dansé ensemble. - Plus que ça, confirma Matthew dans un éclat de rire, vous aviez même l'air plutôt en osmose ! - Houlala, il faut vraiment que j'arrête de boire. - Tu l'as dit, tu vas vraiment mal finir si tu continues comme ça. - Ouais, je sais, je sais, rétorqua Manu. - Nietzsche a dit un truc dans le genre, poursuivit Matthew : Nous avons l'art afin de ne pas mourir de la vérité. - Je ne comprends pas, dit Manu qui avait encore les neurones embrouillés. Tu veux dire que je fais de l'art quand je me torche la gueule ? - Je veux surtout dire que tu essaies de fuir la réalité en buvant. Enfin, on essaie tous de s'enfuir du monde dans lequel on vit. Pour certains, c'est l'art qui les passionne. Ils peignent ou sculptent ou je-ne-sais-quoi-d'autre, pour pouvoir penser à autre chose, pour résister à la merde qui nous entoure. Il y en a d'autres qui font du sport ou qui s'abrutissent dans le travail. Bref, il te faut quelque chose qui te plaise dans la vie. Tu vois, tu t'apitoies sur ton sort, sur l'absurdité de ton existence et sur la bêtise de ce monde. Mais tu ne fais rien pour t'en sortir. Tu bois, c'est tout. - Ouais, tu as sûrement raison. C'est quoi déjà la phrase de Nietzsche ? - Nous avons l'art afin de ne pas mourir de la vérité. - Moi c'est plutôt l'art qui va finir par me tuer, déclara Manu en ricanant. - Ouais, ouais, l'artiste ! Je voulais juste savoir comment tu allais... - Je vais bien mis à part ma tête et mon estomac. Et toi ? Ça va ? -9- Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération - Oui, moi je vais bien, je n'ai pas la gueule de bois, moi... - Haha, très spirituel, répondit Manu, en tout cas merci d'avoir appelé. - Il n'y a pas de problèmes, mon grand. Dis-moi s’il y a du nouveau avec miss pantalon blanc. - O.K. A une prochaine ! - Allez. Ciao mon grand! - Ciao ! Le silence régnait dans sa chambre, le C.D. était terminé. Manu le changea. Il mit celui d'un chanteur français, très peu connu. Il se présentait sous le simple nom de Bernard. La musique emplit bientôt la pièce. Un air plutôt festif, mais qui avait quelque chose qui sonnait faux, s'éleva. J'ai voulu rejoindre le soleil Et boire un verre avec les Dieux Mais je me suis fumé les ailes Et c'est peut-être tant mieux Manu essaya une dernière fois de se remémorer le visage de la fille de la veille, mais se fut sans succès. Bercé par la musique, il cessa de lutter contre le sommeil et s'endormit tout habillé. Son portable le réveilla. C'était Marie, une amie d'enfance. - Allô, grommela-t-il d'une voix embrumée par le sommeil. - Salut toi ! C'est Marie ! Ça va ? - Ouais ça va, répondit-il sans convictions. Et toi? - Oui, ça va bien, lança-t-elle avec gaieté. Elle l'invitait à venir chez elle le soir même. Ses parents n'étaient pas là et elle en profitait pour organiser une petite fête. - Alors, tu viens ? - Oui, non, je ne sais pas, marmonna-t-il. Je suis crevé, j'ai fait un peu tard hier soir. - Ouais, ça s'entend, mais viens s'il te plaît, insista-t-elle. - Bon d'accord, je vais essayer de me traîner, répondit Manu avec lassitude. Je te redis, mais normalement c'est bon. - O.K. mon grand, je me réjouis, à ce soir ! - Allez, à ce soir, bisous ! - Bisous ! Il raccrocha en soupirant. Encore une soirée, encore boire de l'alcool et essayer de plaire aux femmes, encore des heures de sommeil en moins. Il aimait tout ça, mais son corps ne le supportait plus. - Bon. Cette nuit sera peut-être mon jour de gloire, dit-il tout haut. Il rit de l'absurdité de sa phrase et réprima un bâillement. - Allez, c'est décidé, j'y vais ! Il lui restait le fond d'une bouteille de Tequila qu'il pourrait apporter. Et il achèterait quelques bières sur le chemin. - 10 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Samedi soir Manu se faufilait entre les rangées de sièges du bus. Il venait d'acheter son ticket auprès du conducteur. Le voyage durerait une heure. Ou peut-être un peu plus. Son sac rempli d'alcool pesait sur ses épaules. Il s'assit tout au fond, il se sentait un peu mieux. Il avait mangé quelques biscuits et avait bu une grande bouteille d'eau pour se réhydrater. Il avait toujours entendu dire que la gueule de bois était due à un manque d'eau. Il regardait la neige au bord de la route fondre au soleil. Son ventre gargouilla. Il posa la main dessus comme pour stopper ce remue-ménage. - Il faudra que je fasse attention à ce que je boirai ce soir. Mais bon! Il faut combattre le mal par le mal, se dit-il. Ses paupières se fermaient. Il appuya la tête contre la vitre de l'autocar et commença à compter les lignes blanches qui défilaient sous ses yeux. Il perdit très vite le compte, incapable de tenir le rythme. Ses yeux se croisaient et sa tête vibrait contre la fenêtre. Il s'assit convenablement et croisa les bras, résigné à rester éveillé. Il finirait bien par arriver. Mais il s'endormit quand même. C'est l'arrêt du moteur qui le tira de son sommeil. Heureusement qu'il descendait au terminus ! Il sortit rapidement du bus de peur que celui-ci ne reparte dans l'autre sens. Il se frotta de nouveau le visage pour sortir de la brume de son sommeil. Décidément, il n'aimait pas les réveils, et celui là était particulièrement difficile. Il fuma une cigarette et se mit à marcher dans l'espoir que ces quelques pas le tirerait de sa léthargie. Il était 19h30. Le soleil était couché. Le vent le faisait grelotter. Saleté d'hiver ! Il pensa à la chaleur de l'alcool qui l'envahirait bientôt. C'est Marie qui ouvrit la porte. Elle lui sauta dans les bras. Quelques personnes étaient déjà là. Il y avait Paul, Dominic et Yann qu'il connaissait d'une soirée précédente. Il y avait aussi Debbie et Cécilia, deux amies de Marie. Il salua d'abord ceux qu'il connaissait puis alla se présenter aux autres. On parlait fort, on riait pour briser la glace. Deux grands blonds, qui s'appelaient Richard et Till, sirotaient des cocktails assis dans les canapés du salon. Manu se dirigea vers la cuisine. Une fille blonde, visiblement un peu perdue dans l'agitation qui régnait, était assise sur une chaise. Elle s'appelait Marta et était assez jolie. Manu engagea la conversation. Il lui proposa à boire, pensant qu'elle serait plus détendue un verre à la main. Elle refusa avec un sourire qui fit chavirer Manu. - Tant pis, dit-il, feignant l'indifférence. Ils parlèrent de Marie. Les deux filles étaient dans la même classe. Manu s'ouvrit une bouteille de bière sous le regard désapprobateur de Marta. Il tentait de se justifier quand Marie les interrompit. Elle voulait qu'ils rejoignent les autres invités au salon. D'autres personnes étaient arrivées. Manu leva sa bouteille en guise de salut général. Il avait déjà rencontré une bonne partie des nouveaux venus mais n'était plus sûr de leur prénom. Tant pis. Il était à l'aise chez Marie. Ce genre de soirée était son terrain de jeux préféré. Il se sentait supérieur à tous ces gens mal à l'aise qui ne savaient pas encore très bien quelle attitude adopter. De plus, son mal de tête disparaissait. Il attribua cela à la bière qu'il finit d'une traite. Il aimait vraiment ce genre de soirée, ce qui n'était visiblement pas le cas de tout le monde. Le concept était simple. Juste des jeunes, de l'alcool et de la musique pour mettre un peu d'ambiance. Il se dirigea vers la cuisine et revint dans le couloir avec une bouteille de vodka, du jus d'orange et quelques gobelets sous le bras. Il ne voulait pas passer toute la soirée debout dans le couloir à regarder les gens dans le blanc des yeux. - Un petit cocktail, proposa-t-il, décidé à prendre les choses en main. - 11 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Certains acceptèrent, d'autres ne refusèrent pas. On alla s'asseoir au salon. Les deux grands blonds n'avaient pas bougé. Ils étaient toujours assis à la même place, regardant le mur en face. Comme si le temps ne passait pas à la même vitesse pour eux. Manu raconta sa soirée de la veille à Marie qui était venue s'asseoir à côté de lui. Elle riait toujours quand il avouait qu'il avait quelques trous de mémoire. Elle aussi aimait l'alcool. Elle lui raconta à son tour sa soirée précédente. Puis, elle alla mettre une pizza au four. Manu en profita pour s'éclipser sur le balcon. Elle lui faisait toujours des remarques lorsqu'elle le voyait fumer. Il y avait déjà un fumeur sur le balcon. Un garçon, plutôt petit, certainement un peu plus jeune que la majorité des personnes présentes. Accoudé à la balustrade, il fumait en regardant la nuit. Il s'appelait Daniel et était plutôt du genre discret. Manu ne l'avait pas remarqué avant. Il connaissait vaguement Debbie, la meilleure amie de Marie. Mais il ne savait pas très bien comment il s'était retrouvé dans cette soirée. La cigarette leur avait donné un point commun. Ils sympathisèrent assez vite. A la lumière de la lune, Daniel finit par se confier à Manu. Il était venu chez Marie pour voir Marylou. Daniel la lui montra discrètement à travers la porte vitrée. Manu ne la connaissait pas. Mais il avait bon goût le petit ! - Haha ! C'est beau l'amour, s'esclaffa Manu, ne bouges pas, je reviens, lui dit-il encore avant de rentrer. Il revint avec deux bières. - Ma réserve personnelle, lui souffla Manu sur le ton de la confidence. - Bière aromatisée Tequila, déchiffra Daniel sur l'étiquette. - Ne le dis à personne, ajouta Manu. Ils burent leur bière et fumèrent encore une cigarette en contemplant la nuit qui tombait, un nuage vint s'installer devant la lune. - Bon, moi, je vais dire bonjour à Marta, déclara Manu en jetant son mégot au loin. - A plus tard ! *** La soirée battait son plein. Marie jouait aux cartes avec quelques personnes à la cuisine. Le salon s'était transformé en piste de danse. La table avait était poussée dans un coin et le volume de la chaîne stéréo poussé au maximum. Un couple s'était formé. Une fille, dont Manu ne savais plus le nom, dansait avec l'un des deux grands blonds. L'autre, les yeux dans le vide, n'avait toujours pas bougé. Les gens riaient, la jeunesse s'amusait. Des bouteilles et des verres vides traînaient un peu partout. Manu avait le sourire. Sa gueule de bois s'était dissipée. Il n'avait plus du tout mal à la tête. Décidément, l'alcool était bien mystérieux. Il en avait de nouveau trop bu. Il redoutait le lendemain. La majorité des invités n'avaient visiblement pas autant l'habitude de boire que lui. Ils étaient tous plus ou moins ivres. Manu se sentait en pleine forme. Mais il refusait de rester sobre. Voulant rejoindre l'euphorie générale, il alla encore se chercher à boire. Il remplit le fond de deux verres avec de la Tequila et y ajouta du jus d'orange. - Tequila Sunrise, annonça-t-il à Marta en lui tendant le deuxième verre. Elle refusa. Elle était en pleine discussion avec deux autres filles. C'était visiblement le groupe des filles sages qui avait décidé de rester sobre. Pour Manu, c'était le pire des présages. En général, c'était les filles qui lui demandaient de leur offrir un verre. Si celle-là refusait, ses plans avaient du plomb dans l'aile. Il alla donner le verre à quelqu'un d'autre. Le petit Daniel fut le premier à lui tomber sous la main. Il accepta avec un grand sourire, délaissant sa bière. Ils se retrouvèrent à nouveau sur la terrasse pour fumer une cigarette. Daniel était nettement plus bavard que - 12 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération quelques heures auparavant. L'alcool lui avait délié la langue et ses yeux brillaient. Il se confia entièrement à Manu qui l’écoutait distraitement, se demandant surtout avec qui il pourrait bien passer la nuit. Daniel n'osait pas déclarer sa flamme à Marylou. Il était dingue de cette fille depuis plusieurs mois mais redoutait trop un refus pour se jeter à l'eau. En fait, c'était son premier amour. Ce qui fit beaucoup rire Manu. - Allez mon grand, courage ! s'exclama Manu. La vie est une fête ! Ils entrechoquèrent leurs verres, à la lumière de la lune qui les regardait entre les nuages. Daniel s'étrangla. C'était un peu fort pour lui, il avait voulu boire trop vite. Et Manu, à son habitude, avait eu la main lourde sur la Tequila. Ce qui ne l'empêcha pas de terminer son verre. - Bois ! lui ordonna-t-il, hilare. - Boit-sans-soif ! lui répondit Daniel du tac au tac. - Promenons-nous dans les bois ! lança Manu. - Le chien aboie ! - Et la caravane boit aussi ! - Couper du bois ! - Jouer du hautbois ! - Une oie ! - A-BOIT-CADA-BOIT ! Ecroulés, ils leurs fallu de longs instants pour arrêter de rire. - Houlala, tu es vraiment un bon type toi ! conclut Manu en tapant sur l'épaule de Daniel, dorénavant, je t'appellerai Danny ! Ils finirent leur cigarette, cédant parfois au fou rire. Manu se dit que, décidément, il avait bien fait de venir. La lune s'était cachée derrière un nuage et le vent s'était levé. Il commençait à faire froid. Manu retourna à l'intérieur, bien décidé à s'amuser. Passant par la cuisine, il avala un morceau de pizza en espérant que son estomac serait d'accord. Il prit une bière dans le réfrigérateur, puis il alla danser. *** Manu se réveilla sur le canapé du salon avec une drôle d'impression. Il avait froid. Son bras gauche était engourdi et il avait le soleil dans les yeux. Il était en caleçon sous une couverture trop petite pour lui, ses pieds dépassaient. Il se frotta les yeux, et subitement tout lui revint en mémoire. Marylou. Merde ! Celle dont Daniel était amoureux. Ils avaient passé la nuit ensemble. Elle était douce, il sentait encore sa bouche dans son cou et ses cheveux entre ses doigts. Et ses cuisses qui se referment, leur deux corps l'un contre l'autre. L'angoisse lui noua soudain le ventre. Il s'assit brusquement. Puis il se recoucha, rassuré par la vue d'un préservatif qui gisait par terre. - Même bourré, j'ai de bons réflexes, se dit-il, soulagé. Il s'était vu, neuf mois plus tard, devant économiser pour acheter des couches, ou pire, avec une maladie quelconque. - Et la tronche de mon père, se dit-il encore en souriant. Il ne se souvenait plus très bien comment ils en étaient arrivés là. Il avait d'abord dansé longtemps avec elle. Puis, ils avaient cherché une chambre où dormir. Ils avaient dérangé un autre couple qui avait trouvé la chambre avant eux. C'est pour ça qu'ils avaient dû se contenter du canapé du salon. Quelle nuit ! s'exclama-t-il, et quelle fille ! Elle avait du chien comme il disait. Et beaucoup d'énergie. Il comprenait pourquoi elle plaisait tant à Daniel. Mais, visiblement, ce ne devait pas être réciproque. Le pauvre. Il méritait mieux que ça. Mais bon, c'était trop tard. Il n'avait qu'à être plus rapide le petit. - 13 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Manu ne regrettait rien. Elle était belle et attirante. Peut-être même que ça pourrait durer entre eux. Qui sait ? Manu se leva, enfila son pantalon. Etonnamment, il n'avait pas mal à la tête et n'avait pas envie de vomir. Il n'avait pas tant bu que ça. Et il s'était dépensé pendant la nuit, c'était certainement le meilleur remède contre la gueule de bois ! Par contre, il avait très soif. Il se dirigea vers la cuisine. Il était seul. Les autres devaient avoir trouvé des lits à l'étage. Où pouvait être Marylou ? Peut-être était-elle déjà partie. Il reprendrait contact avec elle un de ces jours. Il rinça un verre pour le remplir d'eau, il n'en avait trouvé aucun de propre. Le liquide fut une bénédiction pour son gosier desséché. Il fut aussi heureux de retrouver son paquet de cigarettes sous un fauteuil. Il n'en restait qu'une seule. Il alla sur la terrasse. Il pleuvait, mais la lumière l'aveugla. Il se trouva un petit coin au sec juste sous le toit. La fumée lui arracha la gorge. Qu'est-ce qu'il aimait ça, la première clope du matin ! Surtout quand le lever est difficile. Cette première bouffée qui vous remet immédiatement les pieds sur terre, rien de plus rapide pour revenir à la réalité. Il prenait enfin conscience de ce qu'il avait fait durant la nuit. A torse nu, grelottant, il appréciait ce moment. Il repensa à Marylou. Il vérifia sur son portable s'il n'avait pas, par hasard, réussi à lui extorquer son numéro. Mais il en doutait fort. Non, il n'y avait aucun numéro supplémentaire. Et il ne se souvenait pas de lui avoir donné le sien. Il pourrait toujours le demander à Marie ou à Debbie. Il était de bonne humeur et avait de bons souvenirs de la nuit. Il espérait revoir Marylou. Elle était peut-être un peu jeune pour lui, mais ce n'était qu'un détail. Une relation sérieuse ne lui ferait pas de mal. Peut-être même qu'il arrêterait ses conneries. On verrait bien. *** Marie le fit sursauter en entrant dans le salon. Manu cherchait désespérément son Tshirt et une chaussette sous une commode. Elle rit de sa tenue. - Marylou est partie ? lui demanda Manu. - Non, non, elle est dans ma chambre, en haut, elle parle avec Debbie. - Ha, bon. Manu alla de nouveau se chercher un verre d'eau. Il avait fini par retrouver son T-shirt sur la bibliothèque, mais sa chaussette gauche restait introuvable. - Je te l'enverrais par la poste si je la retrouve, s'exclama Marie. Elle commença à ranger. Un désordre indescriptible régnait dans toute la maison. Comme si une tornade était passée par-là. Mais non, ce n'était qu'une bande de jeunes qui savouraient leur insouciance. Marie jetait dans un grand sac poubelle des poignées entières de capsules, d'emballages plastiques, de bouchons, de serviettes et de restes de nourriture. Manu se chargea des bouteilles vides. Des cadavres comme il disait. Il rit à la pensée que se soient les bouteilles qui meurent dans ce genre de soirée. Si quelqu'un devait mourir, ce ne serait certainement pas une de ces bouteilles, mais plutôt celui qui en aurait abusé. Et il était certainement le premier concerné. Leur donner le nom de cadavres était comme un bras d'honneur à la mort, qui n'avait pas su les prendre la veille. Pourquoi aimait-il tant l'alcool ? L'ivresse était agréable, durant quelques heures du moins, mais à présent, ça ne l'était plus vraiment. La soirée lui avait laissé un sentiment bizarre, inexplicable. Ça ne pouvait pas être uniquement la gueule de bois, c'était quelque chose de plus profond. Mais quoi ? Il avait pourtant le sentiment de s'être bien amusé. Il avait rit, beaucoup, de toutes les choses qui font rire les jeunes. Il avait fait rire également, en racontant quelques - 14 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération anecdotes douteuses au sujet de l'alcool. Et il y avait eu Marylou. Il avait aimé, et avait été aimé. C'était le meilleur sentiment qu'il connaissait. Il avait été le roi de la soirée. Celui qui boit le plus et qui sait y faire avec les femmes. Alors, pourquoi ce goût amer dans la bouche ? Pourquoi cette boule au ventre qui signale que quelque chose ne va pas ? Ce n'était pas physique, il en était persuadé maintenant. Il se dit que ça devait être Marylou qui lui faisait tourner la tête. Il finit de rassembler ses affaires et annonça à Marie qu'il allait partir. Il enfila ses chaussures. Il n'avait toujours pas retrouvé sa chaussette. Tant pis. Il monta à l'étage sur la pointe des pieds. Le silence régnait dans l'étroit couloir. Peutêtre dormaient-elles. Mais il entendit des voix de l'autre côté de la porte. Il l'ouvrit timidement et y passa la tête. Son cœur se serra, Marylou était là. Elle discutait avec Debbie, enroulées toutes deux dans leur duvet. Elles chuchotaient, d'autres personnes devaient encore dormir sous l'une ou l'autre des couvertures qui jonchaient le sol. - Salut, lança Manu, n'osant pas s'aventurer plus loin. - Tu t'en va ? lui demanda Debbie en guise de réponse. - Oui, oui, répondit-il, bonne journée. Tout c'était passé très vite. Trop vite. Il avait déjà refermé la porte. Marylou n'avait pas prononcé un mot. - Merde! se dit-il en cognant du poing le mur du couloir. Pourquoi avait-il été si timide ? - Attends ! Non, il avait dû rêver. Il se retourna. C'était Marylou qui se tenait debout juste devant lui. - Salut ! lui dit-elle avec ce sourire qui l'avait déjà fait craquer la première fois, je voulais juste te dire, pour que se soit clair entre nous, c'était sympa hier soir, mais, voilà, c'était juste pour un soir, j'espère que tu comprends. - OK, OK, répondit Manu essayant de masquer sa déception. Il cherchait quelque chose à dire, ne trouvant plus ses mots, quand elle l'embrassa, longuement, comme pour se faire pardonner de cet abandon. Manu la retint le plus longtemps possible, comprenant bien que ce baiser serait le dernier. Puis il la quitta, partagé entre la satisfaction de la nuit et ses espoirs brisés d'aujourd'hui. Plongé dans ses pensées, il sortit et se dirigea vers l'arrêt de bus. Il sentait le froid qui lui mordait le pied gauche, nu sans sa chaussette. Il frappa de rage l'horaire qui lui indiquait qu'il devrait attendre une demi-heure avant le prochain bus. *** Depuis la fenêtre du car, le ciel était gris. On ne voyait pas le soleil. La neige s'était transformée en pluie. Le brouillard s'était installé. De la brume flottait également dans la tête de Manu qui se passait et se repassait le film de sa soirée avec Marylou. Pourquoi avait-il été aussi timide ce matin ? Il n'arrivait pas à comprendre. Pourtant il s'était amusé pendant la soirée. Il s'était amusé, il avait bu, il avait dragué et il avait gagné. Cela avait été une soirée comme il les aimait. Il avait été une rock star durant quelques heures, buvant, fumant, baisant. Que demander de plus ? Ce n'était donc pas ça le bonheur ? Pourtant, c'est ce qu'il recherchait à tout prix. Pouvoir être jeune et con, sans soucis, sans principe, sauf celui du plaisir par-dessus tout. Bordel ! Il devait être heureux, il avait tout pour. Certes, cela ne durerait pas entre Marylou et lui. Mais bon! Ce n'était qu'une femme, comme il y en avait tant d'autres. Il en trouverait une autre, il en avait toujours trouvé une autre. Marylou était peut-être jolie, mais elle n'était certainement pas l'amour de sa vie. Il ne pouvait pas se torturer l'esprit pour cette - 15 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération fille. Elle ne représentait rien pour lui, juste une aventure d'un soir. En tout cas, c'était ce qu'il se forçait à croire. Il avait quand même quelques regrets pour le sale tour joué au petit Daniel. Mais ce ne pouvait être ni Marylou ni Daniel qui le tourmentait à ce point. Il devait y avoir autre chose. Mais quoi ? Il regardait les gouttes d'eau collées sur la vitre de l'autocar. Elles se frayaient un chemin en diagonale, partant d'en haut, à droite, pour descendre en bas, à gauche, poussées par le vent et la vitesse. Les plus petites ne bougeaient pas. Les grosses étaient les plus rapides. Elles avalaient les petites qui se trouvaient sur leur chemin et gagnaient encore de la vitesse. Lorsque deux grosses gouttes se rencontraient, elles se mélangeaient. Puis lâchaient prise et s'envolaient loin de l'autocar et du regard de Manu. Cela ressemblait à la soirée qu'il avait vécue. Il avait commencé par se frayer un chemin, écrasant les plus petits pour gagner le gros lot et s'envoler. Il était tombé bien bas. Pourquoi s'était-il dit cela ? Etait-il réellement tombé bien bas ? Beaucoup de questions tournaient encore dans sa tête, comme des mouches venant déranger le repos d'un touriste somnolant sous son parasol. Il n'arrivait même pas à formuler ces questions qui le harcelaient. Il n'arrivait pas à comprendre. Pourquoi? Pourquoi ce mal aise ? Pourtant tout allait bien, mis à part sa gueule de bois. Il devait pourtant y avoir quelque chose. Un problème ? Mais quel problème ? Il ne comprenait vraiment pas ce qui pouvait bien le tracasser. Il ouvrit son porte-monnaie. Merde ! Il n'avait même plus de quoi s'acheter un paquet de cigarettes. L'argent ? C'était peut-être ça le problème. C'est vrai qu'il en dépensait beaucoup pour l'alcool ou pour des clopes. Mais il s'en fichait éperdument. Il n'avait jamais eu de vrais soucis financiers. Ses parents lui donnaient suffisamment d'argent pour ses repas et ses vêtements. Et même si son budget était fréquemment entamé par une ou l'autre de ses soirées, il ne s'était jamais retrouvé sur la paille. De toute façon, il n'aurait jamais de problèmes d'argent. Ses parents finançaient ses études. Puis, il trouverait un métier bien rémunéré. Sa famille n'était pas vraiment riche. Mais elle l'était plus que deux tiers de l'humanité. Même son porte-monnaie vide, il restait riche. C'était le comble ! De plus, il n'avait aucun amour des choses matérielles. Les dernières chaussures à la mode ou un nouvel ordinateur ne lui était d'aucun intérêt. Le strict minimum lui suffisait tant qu'il pouvait faire la fête avec ses amis. Il préférait donc dilapider son argent en alcool et en tabac. L'argent n'a aucune valeur. Il en prend quand il est échangé contre quelque chose d'autre. Rien ne sert de le garder précieusement, il a été créé pour être dépensé. Et Manu ne s'en privait pas. Chacune de ses pièces était échangée contre un peu d'ivresse. Il ne se refusait rien, achetant impulsivement ce dont il avait envie sur le moment. Ce n'était pas ça qui le tracassait. Il était tout à fait conscient de sa folie dépensière. Et il n'avait aucun problème avec cela. Il se massait les tempes. Toutes ces questions lui remuaient les méninges. Il avait beau réfléchir, il ne comprenait pas d'où pouvait provenir ce malaise qui lui nouait le ventre. Ses vêtements puaient l'alcool et le tabac froid. Qu'allaient dire ses parents ? Rien. Comme d'habitude. Ils allaient éviter le sujet pour ne pas troubler le calme apparent. - 16 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Ses parents. C'était peut-être ça le problème qui le torturait. C'est vrai qu'il ne leur menait pas la vie facile. Toujours de sortie, rentrant tard, ou tôt le lendemain, mangeant et dormant à leur frais sans trop se soucier d'eux. Eux par contre, devaient se faire beaucoup de soucis lorsqu'ils ne le voyaient pas rentrer le matin. Mais ils étaient les meilleurs parents dont un fils peut rêver. Ils lui avaient donné la meilleure éducation, et surtout beaucoup d'amour. Bien sûr, ils voulaient qu'il réussisse sa vie, et ils essayaient de le pousser dans cette direction. Mais ils ne le forçaient pour rien. Ils l'avaient toujours laissé libre de ses choix, le droit de choisir entre ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Ils ne l'avaient pas guidé, mais ils l'avaient accompagné, à travers toutes les épreuves auxquelles il avait été confronté. Ils avaient toujours été d'un grand réconfort dans les moments difficiles. Ils l'avaient toujours soutenu durant ses études. Ils l'avaient toujours félicité de ses résultats. Mais bon. Il avait de la facilité. Il n'avait jamais fourni le moindre effort pour obtenir une bonne note. Donc, il n'en retirait aucun mérite ni aucune satisfaction. Il travaillait le moins possible, et cela suffisait. Il n'y avait vraiment pas de quoi être fier. Il n'était certainement pas le fils parfait. Mais ses parents ne le lui avaient jamais reproché. Parfois même, ils ne devaient pas être très fiers de lui. Comment auraient-ils pu l'être, alors que lui ne l'était pas non plus ? Non. Ce n'était pas vrai. En général, il était assez fier de la façon dont il menait sa vie. Mais parfois, il l'était moins. Comme ce matin. Comme après ce genre de soirée. Lorsqu'il avait fumé et bu plus que de raison. Lorsqu'il n'avait pas eu le comportement que des parents attendent de leurs enfants. C'est vrai qu'il avait parfois peur de les décevoir. Eux qui avaient été droits toute leur vie. Honnêtes, fidèles, sages. Toutes ces vertus que Manu n'avait pas vraiment, et dont il s'éloignait encore plus lorsqu'il buvait, jusqu'à en oublier qui il était. Il n'aimait pas le regard que ses parents posaient sur lui lorsqu'il rentrait d'une soirée. Il le sentait peser sur sa nuque. Il savait très bien ce qu'ils en pensaient. D'ailleurs, c'était peutêtre ça qui lui pesait : le regard de ses parents. Il devait avoir peur de leur jugement. Même s'ils ne le blâmaient pas, il sentait la désapprobation qui planait dans l'air. Ses parents savaient bien que leur fils buvait énormément. Ils avaient même essayé plusieurs fois de lui tendre la main, d'en parler ouvertement pour essayer de trouver une solution. Manu avait toujours fait semblant d'écouter. Ses parents savaient bien que tous les discours ne peuvent rien si l'on est pas décidé à les écouter. Ils cessèrent vite leurs tentatives de dialogues. Pourquoi les aurait-il écoutés ? Il vivait sa vie d'adolescent du mieux qu'il pouvait. Il avait beaucoup d'amis, toujours des projets. Il s'amusait, vivait de toutes ses forces. Il ne voulait surtout pas gâcher son bonheur par des remises en questions longues et fastidieuses. Il était heureux comme ça. Insouciant, toujours prêt à faire la fête. Et cela lui suffisait. La fête. Il la faisait autant que possible, voyant arriver le moment où il devrait arrêter. Du moins, il devrait se calmer un peu, quand ses responsabilités le lui imposeraient. Il serait bientôt un adulte aux yeux de la loi. Et là, finis la rigolade. En attendant, il profitait de sa jeunesse autant que possible. Et cela lui paraissait normal, et même essentiel. Il devait en profiter, c'était son devoir de jeune homme. Alors pourquoi cette désapprobation de la part de ses parents ? Ça ne pouvait être le fait qu'il passe son temps à s'amuser qui les dérangeaient à ce point. Ils avaient toujours voulu son bonheur, et il le savait. - 17 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Manu se passa encore une fois la main sur la figure. Il sentait qu'il touchait au but. Le problème était là. Et ce n'était ni l'argent, ni sa famille, qui en était la source, il en était à présent persuader. Le malaise était là. A portée de main. Il le distinguait à travers ses paupières. Mais il n'osait pas encore ouvrir les yeux, de peut d'être confronté à cette chose qui le torturait. Ne pouvait-il pas faire marche arrière et fuir ce démon ? Peut-être que s'il n'y pensait plus, il pourrait retrouver sa tranquillité d'esprit. Il pourrait faire comme s’il n'y avait jamais pensé. Comme si de rien n'était. Il pourrait peut-être même continuer sa petite existence tranquille sans réveiller ce monstre qui sommeillait en lui. S'il le laissait tranquille, peut-être que celui-ci resterait gentiment à sa place, sans provoquer trop de remous. Non ! Il devait arrêter de se voiler la face. C'était inutile. Et de toute façon, c'était trop tard. Il était trop prêt du but pour reculer. Il ne le pouvait plus. Il savait au fond de lui de quoi provenait ce malaise qu'il essayait de repousser. Il savait pourquoi son ventre se nouait quand il repensait à ses soirées. Il savait pourquoi ses parents désapprouvaient parfois son attitude. Il le savait mais n'arrivait pas à se l'avouer. Il ne pouvait plus faire comme avant. Il était à deux pas de se retrouver face-à-face avec son problème. Il sentait déjà l'horrible haleine de la bête qu'il allait devoir combattre. Il se rapprochait d'elle inévitablement. Elle était là. Juste devant lui. Il gardait toujours les paupières fermées. Il devrait bientôt les ouvrir. Mais il n'était pas prêt. Il ne voulait pas les ouvrir. Il mourrait de peur de se confronter à ce démon. Mais il avait encore plus peur de rester dans le noir face à cette bête. Il prit donc la décision de regarder les choses en face. Il respira un grand coup et ouvrit les yeux. Ce fut sa mère qu'il aperçut en premier. Elle répétait cette phrase que Manu avait déjà entendue des centaines de fois, mais qu'il n'avait jamais vraiment écouté. - Tu bois trop d'alcool. Il revoyait sa mère lorsqu'elle avait prononcé cette phrase terrible pour la première fois. Et son père aussi. - Tu sais mon fils, tu bois trop d'alcool. Et Matthew aussi. - Tu bois trop Manu. Beaucoup trop. Et sa première copine. - Tu bois vraiment beaucoup trop, tu sais ? Les phrases et les visages se mélangeaient dans sa tête. - Tu bois trop d'alcool. Trop d'alcool. Trop d'alcool. Beaucoup trop d'alcool. - D'accord ! D'accord ! Stop ! hurla-t-il pour chasser les visages. Les gens dans le bus s'étaient retournés et fixaient Manu qui était en sueur. Il pouvait lire les reproches dans leurs yeux. - Tu bois trop d'alcool. Trop d'alcool. Beaucoup trop d'alcool… Les deux grands blonds étaient assis trois rangées devant Manu. Il ne les avait pas remarqués avant. Eux, par contre, le fixaient. - Tu bois trop d'alcool, semblaient-ils lui dire. Manu se leva. La tête lui tournait et il avait des nausées. Il se précipita hors du bus. Il était arrivé. *** Dehors, l'air frais lui fit du bien. L'alcool remuait en lui. Dans son ventre il cherchait la sortie. Dans sa tête, il se mélangeait à tout le reste, le brûlant de sa présence grisante. Manu - 18 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération serra les dents, enfonça les mains au plus profond de ses poches, pris l'air le plus décidé possible et marcha à grands pas dans la direction de la gare. Une fois arrivé dans le train, il s'écroula sur un siège. Il se sentait mal. Plus dur que la nausée, il y avait cette vérité enfin mise à jour : il buvait trop d'alcool. Il se sentait pris au piège, il était coincé. Face à ce problème, il devait réagir. Mais comment ? Et quel était réellement le problème ? Oui, il buvait trop d'alcool. Et alors ? Il aimait ça, lui. Cela lui permettait de s'évader, de quitter ce monde. A ce moment, Manu comprit qu'il avançait dans sa réflexion. Le problème, ce n'était pas l'alcool en lui-même. C'était plutôt comment il l'utilisait. S'il en buvait encore et encore, ce n'était pas pour s'amuser, comme il s'était forcé à le croire jusque-là, c'était plus sérieux que ça. S'il en buvait trop, c'était surtout pour quitter la réalité, pour fuir le vrai monde. Et c'était ça le problème. Mais pourquoi faisait-il cela ? Que fuyait-il ? La réalité, certes. Mais quelle réalité ? Pourquoi ressentait-il le besoin de fuir ? Manu ouvrit grand les yeux et se redressa sur son siège. Toutes ces questions le perturbaient. Il ne comprenait pas. Il s'était toujours considéré comme un battant, comme un gagnant. Mais jamais comme un lâche. Au contraire, il n'avait jamais fui. Du moins, c'était ce qu'il croyait jusque-là. Il était maintenant obligé de réaliser que ce n'était pas le cas. Qu'il fuyait souvent cette réalité qui le dérangeait. Mais pourquoi ce monde le dérangeait-il ? Il n'arrivait pas à comprendre. Il avait tout. Une famille, des amis, un toit, de l'amour, aucun problème. Rien ne lui manquait. Il était un privilégié et il le savait. Il était né dans la bonne famille, dans le bon pays. Il avait eu de la chance, énormément de chance, comparé à tous ceux qui mouraient de froid sous les ponts ou qui brûlaient sous les bombes. Alors, de quoi se plaignait-il ? Soudain, tout lui parut clair. C'était ça. Il souffrait d'être un privilégié. De pouvoir nager dans le luxe alors que d'autres crevaient la dalle. De pouvoir se balader au soleil alors que d'autres se terraient dans des bunkers. De pouvoir tout se permettre alors que d'autres luttaient pour la liberté. De n'avoir rien à craindre alors que d'autres étaient sur la route de l'exil. D'être heureux alors que tant d'autres souffraient. De vivre pleinement alors que la majorité ne faisait que survivre. Toutes les injustices de ce monde s'étalaient sous ses yeux comme autant de nuisances à son propre bonheur. Ce bonheur, cette chance immense qu'il avait, il n'arrivait pas à en profiter sans remords. En avait-il simplement le droit ? Qu'avait-il fait pour mériter cette insouciance ? Il ne le savait pas. Ce qui était sûr par contre, c'est qu'il n'arrivait pas à profiter pleinement de son existence. Le poids de la misère du monde l'empêchait d'être heureux, il en était maintenant persuadé. C'était ça qu'il essayait de fuir à l'aide de l'alcool. Ce n'était pas son malheur à lui qu'il fuyait, mais celui de tout les autres. Mais qui était-il pour vouloir porter tous les malheurs du monde sur ses épaules ? Jésus ? Dieu ? Certainement pas. Il n'était qu'un être humain comme tant d'autres. Mais certainement doté d'un ego démesuré s'il se pensait capable d'une telle tâche. Il était obligé de constater que cela lui était impossible. La preuve était qu'il se détruisait à l'aide de l'alcool sous le poids de cette tâche insurmontable. - 19 - Le Bonheur ne se consomme pas avec Modération Il était arrivé. Il n'avait pas vu le temps passer, perdu dans ses pensées. Il descendit du train à la lumière du soleil qui pointait entre les nuages. Dans sa tête tournaient les questions et les révélations qui lui étaient tombées dessus durant le voyage. Il se dépêcha de rentrer chez lui. Lundi matin Au réveil, tout lui semblait différent. La veille, il avait mangé un morceau puis était allé se coucher. Il avait dormi profondément. La nuit lui avait fait du bien. Dans sa tête beaucoup de choses s'étaient arrangées. Sans effort de sa part, ses pensées s'étaient clarifiées. Il comprenait maintenant pourquoi il buvait autant, pourquoi il en ressentait le besoin. Mais il se questionnait toujours sur les réponses à apporter à ce problème. Il était bien décidé à modifier son comportement face à l'alcool. Mais cela ne servirait à rien s'il ne s'attaquait pas à la racine du problème : le malheur des autres. La première solution lui parut évidente. Il devait agir lutter contre la tristesse, la famine, la guerre, la pauvreté, l'intolérance… Mais, il ne pouvait pas, la liste était beaucoup trop longue. Il n'y arriverait jamais. Il ne pouvait pas agir pour le bien de toutes les personnes. L'impossibilité de la chose était évidente. La tâche était trop immense. Qu'est ce qu'un étudiant pouvait bien faire contre la faim dans le monde et les guerres qui le déchiraient ? Rien. Ou très peu. Quelques dons à une association caritative, rien de plus. Il était impuissant. Il lui était impossible d'apporter la solution à tous les problèmes que connaissait la planète. Il devait se faire une raison. Alors que faire ? Espérer ? Non. Cela n'avait eu comme effet jusqu'à maintenant de le jeter dans les bras de l'alcool. Et cela n'avait rien arrangé aux malheurs du monde. Au contraire, il n'avait réussi qu'à être malheureux à son tour. A quoi bon ? Ce n'était pas en voulant partager la tristesse des autres qu'il ferait avancer les choses. Il comprenait maintenant que son bonheur à lui était essentiel. Il ne pouvait pas prétendre semer le bonheur s'il ne commençait pas par être lui-même heureux. De plus, si son bonheur personnel ne comptait pas, alors le bonheur de deux personnes n'avait pas plus de valeur. Ni celui de mille ou de dix mille personnes. Le bonheur de l'humanité entière ne valait rien. Debout devant les portes du gymnase il profitait des quelques minutes qui lui restaient avant le début des cours. Le soleil brillait, l'air s'était réchauffé. Peut-être même le début du printemps. Rempli d'une énergie nouvelle, il se sentait prêt à affronter la réalité. Il ne savait pas très bien ce qu'il voulait faire de lui-même face à toutes ces révélations. Par contre, il était bien décidé à faire quelque chose, mais quoi? Il verrait bien. La sonnerie le ramena à la réalité. Il était de nouveau en retard. - 20 -