Versailles ou l`enfer du jeu
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Versailles ou l`enfer du jeu
dossier Versailles ou l'enfer du jeu L Par François-Guillaume Lorrain écrivain1, Journaliste au Point Coordonnateur d’un hors-série de 108 pages sur Versailles On jouait à Versailles. On jouait même beaucoup. Ce fut une sorte de vice dont les courtisans étaient enragés. Avaient-ils le choix ? Ne pas jouer eût été déplaire à Louis XIV qui, dans sa politique d’asservissement de l’aristocratie, utilisa cette carte. sacré. Il semblerait qu’il ait aussi deux e cadre était toujours le même. Des mains, la gauche feignant d’ignorer ce que «Soirées d’Appartement» données fait la droite… trois fois par semaine, les lundi, mercredi et jeudi, entre 19 et 22 heures, avant « Un vrai coupe-gorge » le souper. Le roi ouvre alors ses grands (Mme de Sévigné) appartements, où près d’un millier de Au-dessus des lois, le souverain encourage courtisans se pressent. À Versailles, dans sa noblesse ce qu’il interdit à son l’absentéisme est un crime. « C’est un peuple. Il a bien sûr ses raisons : pendant homme que je ne vois jamais » est une qu’on joue au hoca, au reversi, au piquet, phrase du roi qu’on ne voudrait jamais à l’hombre, au lansquenet – autant de jeux entendre à son propos. Même malade, de l’Ancien Régime qui n’ont pas survécu on se rue donc à ce pince-fesses royal – on n’intrigue pas, on ne manigance rien, et, pendant trois heures, on enfourne on oublie les affaires du royaume. Le jeu, gâteaux et pyramides de fruits dans le opium de la noblesse. Le roi donnant salon de Vénus, on sirote vins, liqueurs l’exemple, on l’imite. On se damnerait et rafraîchissements dans le salon pour être à sa table. On se flatte d’avoir Abondance, on joue au billard dans le été invité. On se grise des conventions salon de Diane, on écoute de la musique qui tombent : ces soirées sont en effet dans le salon de Mars et on tape le carton l’occasion d’un relâchement de l’étiquette. dans le salon de Mercure. « La liberté de parler y est entière. Le roi, «Les joueurs sont des insensés : l’un la reine, descendent de leur grandeur, hurle, l’autre frappe si fort sur la table pour jouer avec plusieurs membres de du poing que toute la salle en retentit, l’Assemblée qui n’ont jamais eu cet le troisième blasphème d’une façon qui honneur », informe le Mercure Galant de fait dresser les cheveux sur la tête. Tous décembre 1682. paraissent hors d’euxMais jouer, c’est s’exposer mêmes et sont effrayants aussi à des per tes à voir… ». La Palatine, considérables. Les sommes belle-sœur allemande du Le jeu, opium de en jeu grimpent très vite. roi, découvre, outrée, cet « C’est un vrai coupeenfer du jeu. Versailles, la noblesse. Le roi gorge », se lamente Mme Las Vegas du XVII e . donnant l’exemple, de Sévigné, qui a cédé aux L’affaire est d’autant on l’imite. sirènes du tapis vert. Car plus cocasse que le les femmes ne sont pas Parlement, la police, le clergé, luttent activement les dernières à solliciter contre cette plaie. Les le hasard. Saint-Simon, tripots sont fermés, les jeux de hasard dans ses Mémoires, évoque la figure de interdits et les contrevenants exposés à de Mme de Rupelmonde, véritable flambeuse, lourdes amendes et peines de prison. Louis qui gaspille la fortune de son mari. Un XIV lui-même soutient cette politique de soir, alors qu’elle perd tout ce qu’elle répression tout en transformant sa maison peut avec la duchesse de Bourgogne, un en un vaste casino. Comme si, au temps garde suisse entre dans le salon et crie à de la Prohibition, on avait organisé des la cantonade : « Mme de Rupelmonde, soûlographies à la Maison-Blanche. On parle des deux corps du roi, profane et 1 - Auteur notamment de L'Homme de Lyon / juillet-août 2012 / n°423 3 dossier Faites vos jeux ! allez coucher ! Votre mari est là qui envoie vous demander ». Éclat de rire général. Par bravade, elle refuse et il faut l’emmener de force loin de la table. Auprès de la reine Marie-Thérèse, ses dames d’honneur abusent de sa bonté et paient leurs dépenses de toilettes en gagnant un peu trop souvent. Malgré la surveillance des gardes et des Suisses, qui patrouillent autour des tables comme des employés de casino, la tricherie est banale, généralisée. La Palatine, toujours elle, ne décolère pas contre ces arnaqueurs de salon. Dans un château où il est difficile de résister à la tentation – la kleptomanie est certifiée par plusieurs mémorialistes – on force souvent sa chance. Un soir, le commandant de la Grande Écurie surprend un gros gagnant qui tire des cartes de sa manche. Il se jette sur lui, le secoue et les cartes tombent en cascade. Mais le tricheur s’éclipse tranquillement, comme si tout était normal. S’en va-t-il rejoindre dans le château voisin de Clagny la Montespan, autre célèbre addict ? En une soirée, elle peut perdre des centaines de milliers d’écus. Qu’importe, son royal amant se portera à son secours. Il arrive aussi que certains courtisans se tournent suppliants vers le roi, pour qu’il acquitte à leur place les dettes contractées. Louis le Grand devient le généreux. Il règle parfois, rubis sur l’ongle, en sachant que le gentilhomme ainsi sauvé lui en sera éternellement reconnaissant, ficelé, garrotté, fait comme un rat. Le jeu fait donc partie d’une stratégie de racket officiel, de dépendance et d’éloignement : car la Cour, telle qu’elle est pensée par Louis XIV, est un système qui consiste à détacher les nobles de leurs terres et à les obliger à des dépenses somptueuses à Versailles : chevaux, habits, gens, jeu. C’est un peu le principe des subprimes avant l’heure. On incite à dépenser à crédit, sans certitude sur le retour, actionnant un piège qui fonctionne d’autant mieux que l’on s’ennuie à Versailles. Que faire d’autre sinon ragoter, colporter, flirter et jouer ? Les soirées d’hiver sont longues. Marie-Antoinette et le pharaon Le jeu insuffle un peu d’audace, d’adrénaline dans un univers répétitif, réglé comme une montre suisse par les horaires immuables du roi-machine. Le 4 / juillet-août 2012 / n°423 jeu, il est vrai, en vaut parfois la chandelle. seule ». Le jeu débute à dix heures du Il est des professionnels qui se bâtissent soir. On a fait venir un banquier de Paris. une vraie fortune dans les maisons La reine perd très raisonnablement. environnantes du château. à Versailles, À quatre heures du matin, on s’interrompt, en effet, on tient table mais on reprend en fin ouverte toute la journée de la matinée chez la princesse de Lamballe. et même toute la nuit. « Il faut bien que Les seigneurs viennent Le roi, qui apprend la s’encanailler et le cas chose, se met en colère. je me distraie et échéant, se faire délester. « Vous aviez permis une je n’en trouve les Saint-Simon évoque la séance de jeu sans en moyens qu’en figure d’Augicourt, « gros déterminer la durée. multipliant mes joueur, mais net », qui a Aussi a-t-on été en droit de la prolonger pendant plumé jusqu’au frère du amusements » trente-six heures », lui Roi. réplique l’adorable tête Cette passion du jeu folle. Et quand le roi est ne passera pas avec par trop rabat-joie, on s’en tire avec un les règnes de Louis XV et de Louis XVI. coup pendable. Puisqu’il a l’habitude de se Elle connaîtra même son apogée avec retirer à heure fixe, un proche de la reine Marie-Antoinette, tête folle, qui déclare avance discrètement la pendule. Mais sans barguigner : « Il faut bien que je qu’elle en profite, la partie approche de la me distraie et je n’en trouve les moyens fin. Car la Révolution se chargera bientôt qu’en multipliant mes amusements ». Il ne de remettre les pendules à l’heure. s’agit plus de régner, de dominer, d’asservir comme avec Louis XIV, mais de s’étourdir. Il y a les bijoux – l’affaire du Collier – ses toilettes – grâce à sa modiste, Rose Bertin, qui vient déballer des cartons chaque matin – les coiffures – avec Alexandre, jamais en mal d’invention – les soirées théâtre au Trianon, les bals costumés, mais il y a aussi le billard. Heureux hasard, Louis XVI partage avec elle le même engouement – c’est bien là leur seul point commun – pour ce jeu ancien, pratiqué par la noblesse depuis la fin du XVe siècle. Louis XIV en était déjà grand amateur et avait nommé son partenaire de jeu, Chamillart, ministre de la Guerre. Il ne demeure aujourd’hui qu’un seul billard au château de Versailles, mais il faut en imaginer un peu partout dans chaque appartement. À la boule blanche, Marie-Antoinette préfère encore cependant le pharaon, où elle engloutit des sommes… pharaoniques. À son exemple, on organise des parties dans les antichambres, dans les salles des garçons de la chambre du roi. On joue à tous les étages, avec des individus parfois peu recommandables. Louis XVI s’en émeut et gronde son épouse, qui brade ainsi à si bon compte l’argent du royaume. Le roi finit donc par interdire ce pharaon qui lui fait du tort. La reine boude, il revient sur sa décision. « Alors une dernière partie, mais une