Quelques influences des manga dans la bande dessinée française

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Quelques influences des manga dans la bande dessinée française
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Sylvain Rheault
Quelques influences des manga
dans la bande dessinée française contemporaine
Moi-même en guise d’introduction
Laissez-moi vous ouvrir cette partie de ma biographie concernant mon idylle avec
la bande dessinée en général. Québécois d’origine, mon enfance, dans les années
soixante-dix et au début des années quatre-vingt, a été copieusement abreuvée
de bande dessinée française, de dessins animés japonais traduits à la télévision et
de comics américains. Dans la seconde moitié des années quatre-vingt, mes collections de bandes dessinées françaises et américaines n’ont cessé d’augmenter.
J’ai aussi commencé à prendre contact avec quelques-uns des intervenants de la
bande dessinée au Québec, dont Pierre Fournier de la revue Croc et l’équipe de
Protoculture Addicts, l’un des plus tenaces fanzines consacré à l’animation japonaise. En 1990, une amie m’avait rapporté de son voyage au Japon le premier volume d’un manga intitulé Akira. La série commençait à être traduite en anglais et
en français, mais j’ai alors décidé d’apprendre le japonais afin de pouvoir lire cette
œuvre dans la langue originale. Comme il me fallait aller jusqu’au bout de ma passion, j’ai séjourné toute une année au Japon, d’avril 1992 à avril 1993. Entre les
cours de japonais que je prenais et les cours de français qu’il me fallait donner
pour survivre, j’ai pu rencontrer des éditeurs et des auteurs, entre autres Miyazaki1
Hayao.2 Entre-temps, je ne perdais pas de vue les productions américaines et
françaises. Un de mes amis, Jean Sébastien, repérait les œuvres de Frank Miller,
d’Art Spiegelman et de Harvey Pekar. En 1991, nous avons assisté à une convention de comics à New York. Nous restions aussi branchés sur les productions françaises. Depuis mon immersion totale en milieu nippon au début des années quatre-vingt-dix, j’ai continué à m’intéresser à mes trois cultures bédéesques préférées, notant ici et là des influences de l’une sur une autre. C’est donc à titre de métis culturel que j’ai rassemblé quelques réflexions sur les relations intertextuelles
entre la bande dessinée française contemporaine et les manga.
On a déjà beaucoup écrit tant sur les influences fastes que néfastes des manga
et des animes en France. Jean Giraud, alias Moebius, les louanges dans la préface de Ikkyû tandis qu’Albert Uderzo, par allégorie interposée dans Le Ciel lui
tombe sur la tête, les vilipende. Je rappellerai quelques-uns des débats en cours,
mais je voudrai aussi m’attarder aux intrusions moins visibles, interroger, par
exemple les redéfinitions des formes et des genres, le redécoupage des publics et
le renouveau de certains thèmes qu’on pourrait attribuer à l’influence des manga.
Je voudrais aussi montrer qu’à la base de tout art populaire se trouve un dynamisme créateur qui attend qu’on lui donne une chance de s’exprimer.
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Du phonogramme à l’idéogramme
Le mot manga aurait été utilisé pour la première fois par l’illustrateur Hokusai pour
décrire l’un de ses recueils de dessins. En tenant compte du contexte de l’époque,
on pourrait traduire ce mot par „images curieuses“. Les Français distinguent aujourd’hui la „bande dessinée“ et le „dessin animé“ français du „manga“ et de
„l’anime“ japonais. On peut déplorer que la plupart des dictionnaires officiels, dont
celui de l’Académie française, n’aient pas encore catalogué des mots comme
manga, anime (sans accent aigu) mecha ou otaku, même si ces mots sont entrés
dans l’usage populaire depuis un certain temps déjà. Cela révèle non pas une résistance française aux influences nipponnes, mais un clivage entre la culture patricienne et la culture plébéienne. Paradoxalement, la bande dessinée française est
fille des journaux populaires alors que les manga seraient les héritiers des rouleaux bouddhiques et des lithographies que tous les musées s’arrachent aujourd’hui. Curieux renversement des choses.
Mais qu’est-ce qui fait la spécificité d’un manga en regard de la bande dessinée
française? Il importe de répondre à cette question fondamentale afin de mesurer
l’influence du premier sur la seconde. L’écriture peut donner des éléments de réponse. Les occidentaux apprennent à écrire à la plume ou au stylo 26 caractères
phonétiques, avec leurs variantes majuscules et cursives. Les Japonais quant à
eux apprennent à écrire 96 signes phonétiques et plus de 2000 idéogrammes, la
plupart empruntés à la langue chinoise, les autres inventés localement. Les idéogrammes renvoient d’abord à des concepts, et non pas à des sons. A l’origine, et
c’est encore vrai pour de nombreux idéogrammes, le signifiant reproduisait la
forme de son signifié. Par exemple, le caractère pour „montagne“ imite une série
de trois pics rocheux. Au Japon, la frontière entre dessin et écriture est beaucoup
moins nette qu’elle ne peut l’être en France. Schodt écrit à ce propos:
Japanese say that reading manga is almost like reading Japanese itself. This makes
sense, for manga pictures are not entirely unlike Japanese ideograms, which are themselves sometimes a type of „cartoon,“ or a streamlined visual representation of reality.3
Les poètes comme Baudelaire et Verlaine ont joué avec les possibilités sonores de
l’écriture française, alors qu’au Japon on s’intéresse plutôt à la forme même,
comme j’ai pu le constater dans les jeux questionnaires télévisés. Il existe aussi
des concours, à la manière de dictée, où les participants doivent transcrire un caractère selon l’ordre correct des traits de pinceau. Si le décodage de l’idéogramme
permet de passer directement du signe visuel au concept, le phonogramme exige
une étape supplémentaire puisqu’il faut convertir le signe visuel en signe sonore
qui renverra enfin au concept. Quand on décode un tableau, on embrasse sa totalité. Quand on lit une phrase, on doit parcourir sa linéarité, ce qui impose des
contraintes de lecture.
De cette différenciation fondamentale, il résulte d’abord qu’on peut lire les idéogrammes selon différents sens: de gauche à droite, ou de droite à gauche. Les
manga traduits en français reproduisent le sens de la lecture originale: de droite à
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gauche. Cela a permis de dissiper ces mondes saugrenus où tous les Samurais
étaient gauchers, puisqu’il fallait inverser les pages pour les adapter au format
français. La dernière page devenant la première, le lecteur a appelé à concevoir la
lecture comme une activité dynamique et totalisante plutôt que comme une linéarité.
D’autre part, les lecteurs nippons seraient plus enclins à se contenter de quelques symboles, comme les idéogrammes, alors que les lecteurs français demandent une représentation plus détaillée de la réalité. Les bandes dessinées françaises foisonnent de décors, alors qu’on en trouve peu dans la plupart des manga.
On voit d’abord des visages, puis des corps, puis des accessoires pour les mettre
en valeur. La représentation va à l’essentiel des relations humaines comme l’idéogramme va à l’essentiel du concept.
Il y aurait un parallèle intéressant à établir avec l’icône de la culture informatique. La tendance là aussi consiste à donner à l’usager un symbole visuel plutôt
qu’un mot phonétique. De concert avec le cinéma et l’informatique, le manga met
de l’avant des moyens d’expressions plus visuels que sonores.
De l’album au format poche
En 2004, la dernière fois que je suis allé faire un tour à la FNAC, la chaîne de librairies à grande surface en France, j’y ai vu un mur complet de manga traduits en
français. La plupart étaient en format de poche, offraient environ 300 pages de lecture, et coûtaient environ 9 euros. J’aurais pu acheter un Dragon ball format double pour le prix d’un album cartonné, comme Lucky Luke, et au lieu de 44 pages
en couleurs, j’en aurais eu 352 en noir et blanc.
Une série au Japon commence dans les revues hebdomadaires ou mensuelles
comme Jump ou Big Spirit. Ces revues, dont certaines atteignent un tirage de 6
millions, sont consommées le temps d’un voyage en train, puis abandonnées dans
les trains ou sur les bancs. Au début de mon séjour au Japon, je les collectionnais
avidement, mais je me suis vite rendu compte de la futilité de mon geste. En un
certain sens, ces revues rappellent les romans-feuilleton du XIXe en France, genre
où Alexandre Dumas a excellé. Des sondages fréquents auprès des consommateurs décident quelles séries auront droit à la prochaine incarnation: une édition en
format de poche. Puis, les séries publié en librairies bénéficiant des meilleures
ventes deviennent des séries d’anime à la télévision. On peut aussi offrir au public
des produits dérivés, comme des vêtements ou des figurines, ainsi que des jeux
vidéo. Je dirai plus loin un mot sur les anime ainsi que sur les produits dérivés.
Seules certaines séries-cultes, comme celles de Tezuka Osamu ou de Takahashi
Rumiko, ont droit à une réimpression en édition de luxe, qu’on appelle parfois
aussi waidoban („édition plus grande“). Au Japon, les lecteurs de manga considèrent la revue et même la collection d’album comme des produits de consommation,
et non pas comme des pièces de collection. On peut se procurer pour quelques
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centaines de yens les séries complètes qui échouent dans les bouquineries de
manga de seconde main à Tokyo.
Même si certaines résistent encore et toujours à l’envahisseur, de nombreuses
maisons d’éditions franco-belges ajoutent à leur catalogue des séries japonaises.
C’est qu’elles y trouvent maints avantages commerciaux. D’abord, les planches
sont disponibles immédiatement, il n’est pas besoin d’attendre que l’auteur les produise; l’éditeur n’a qu’à s’assurer les services d’un bon traducteur. La production
est abondante; si une série connaît un bon succès initial, comme les séries japonaises comportent souvent plus de 6000 pages, l’éditeur sait qu’il peut exploiter le
filon pour de nombreuses années. Enfin, tout en tenant compte de la différence
culturelle, une série qui a été populaire au Japon apparaît comme un produit qui a
déjà fait ses preuves commerciales. L’éditeur peut ainsi mettre sur le marché un
album en format de poche aussi volumineux qu’il est bon marché.
Bref, en achetant un manga traduit en français, le consommateur a l’impression
bien bourgeoise d’en avoir amplement pour son argent. En fait, on assiste à un
curieux retour de pendule. Les éditions Dupuis publiaient autrefois ses titres en
éditions souples. Mais il s’est avéré que si les flamands aimaient bien l’édition souple, moins chère, en revanche les français exigeaient rien de moins que des albums cartonnés, objets de collection. Or, en juillet dernier, j’ai vu pour la première
fois en librairie une réédition des albums de Spirou et Fantasio en format broché
(couverture souple) dans une collection intitulée BD Pirate. Le prix? 3 euros. Les
éditions Dupuis ont dû sentir que le consommateur de bande dessinée habitué à
un nouveau rapport quantité-prix à cause des manga, souhaitait aujourd’hui se
procurer des bandes dessinées de format plus volumineux, sinon plus économiques.
Avant l’invasion des manga, le public français s’attendait à trouver de la couleur
dans ses albums. C’est qu’un dessin en noir et blanc suggérait les connotations
„bon marché“, voire „camelote“. Il y a pourtant eu des recherches esthétiques intéressantes du temps où la revue A suivre était à flot, dont l’étonnante série Corto
Maltese. Comme il a été mentionné plus tôt, au Japon, les manga sont d’abord
publiés en feuilleton dans des revues à fort tirage d’environ 300 pages chacune,
imprimées sur papier recyclé. Tout cela permet de vendre les revues à des prix
dérisoires. Au Japon, l’impression en noir et blanc répond à des impératifs économiques plutôt qu’esthétiques. Si Akira, l’un des premiers manga traduit en français,
a été colorié afin d’être mis au goût du jour, les manga qui ont été publiés par la
suite l’ont été dans leur version originale. Seule la trame vient offrir quelques variations dans une planche vouée à une existence monochrome. Les attentes du public ont changé et il est convenu qu’un manga sacrifie l’épate de la couleur à
l’abondance des pages. Enfin, tout cela rend la bande dessinée plus abordable
pour les moins nantis.
Pour le public français, une série japonaise comme Gundam, prend à la fois la
forme de manga, d’anime, de jeux vidéo et de modèles réduits. Ces incarnations
multiples peuvent sembler tout naturelles, mais imaginons qu’on veuille adapter en
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jeu vidéo la poésie de Villon, ou que l’on propose des figurines des personnages
de L’Etranger de Camus. De nombreuses voix intellectuelles s’élèveraient contre
une telle infamie commerciale! Avec cet exemple absurde, je veux simplement
mettre en lumière l’aisance avec lequel on transforme aujourd’hui une série en ses
différents avatars. Les dessins animés de Bob Morane, Titeuf et Cédric prennent
d’assaut les écrans de télévision. Druuna, Titeuf (encore lui!) prennent le chemin
des jeux vidéo. Au Japon, les maisons d’édition planifient maintenant la commercialisation d’une série en manga, en anime, en jeu vidéo et en produits dérivés simultanément. La forme originelle de l’œuvre bédéesque n’est pas considérée
comme „sacrée“ ou „intouchable“. En ce sens, par ses manifestations diverses et
simultanées, le manga devient plus accessible au public qui peut ainsi se
l’approprier pour l’imiter ou le parodier. En 1993, je suis allé à une gigantesque
convention de manga-ka (bédéistes) amateurs à Tokyo. Il y avait au moins 3 salles
pleines de tables où l’on pouvait trouver des versions plus cocasses ou plus grivoises des séries les plus populaires. A l’époque, il s’agissait de Chinmoku no Kantai.
La célébration de la série favorite trouve d’ailleurs de nombreuses manifestations
sur l’Internet. Le site de Glénat4 propose aux amateurs d’afficher leurs dessins et
leurs commentaires. Ainsi, un dialogue plus intime s’établit entre le public et
l’œuvre.
Du genre à la niche
Tout au long de mon enfance et de mon adolescence, un slogan me rappelait que
les albums de Tintin s’adressaient aux lecteurs de 7 à 77 ans. Je prenais plaisir à
relire Astérix pour y découvrir de nouveaux niveaux de lecture qui m’étaient devenus accessibles. C’est que la bande dessinée française avait la prétention de
s’adresser à un public universel. La classification des bandes dessinés s’effectuait
par genre et Groensteen5 en distingue trois grandes catégories dont le voyage
(dont l’aventure), le merveilleux (dont la science-fiction) et la bêtise (dont l’humour). Plus tard, les revues Hara-kiri et Pilote allaient proposer des bandes dessinées exigeant une certaine maturité de la part des lecteurs. Il a fallu distinguer les
bandes dessinées pour adultes des bandes dessinées pour enfants, qu’on désigne
aussi comme „tout public“.
Au Japon, il n’existe pas UNE culture populaire, mais DES cultures populaires
bien distinctes, qui s’organisent en niches bien distinctes selon les axes du sexe et
de l’âge. On a ainsi les manga shônen (jeunes garçons), shôjo (jeunes filles), seinen (jeunes hommes), redisu („ladies“, femmes) et seijin (adulte, mais avec la
connotation „manga érotique pour homme“). La société japonaise traditionnelle
creuse l’écart social entre les hommes et les femmes, ce qui se manifeste non
seulement par des discriminations dans les emplois, mais aussi dans le langage.
Afin de mieux marquer la distinction des sexes, les hommes s’expriment un ton
plus bas que leur voix normale, les femmes, un ton plus haut, en allongeant certaines voyelles de façon parfois agaçante. Avec mes collègues de l’école de langue
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où j’ai travaillé, à Tôkyô, nous avions remarqué que nos élèves féminines s’exprimaient avec leur voix normale en français mais qu’elles adoptaient un ton anormalement aigu en japonais. De même, le vocabulaire et la syntaxe présentent des
différences significatives entre les sexes. Un étranger mâle qui apprend le japonais
auprès d’une femme deviendra rapidement la cible de sourires moqueurs lorsqu’il
aura à s’exprimer en public. Il devenait évident, vu les circonstances sociales, de
proposer des BD spécifiquement destinées à des publics masculins ou féminins.
L’idée n’est pas nouvelle en France, puisqu’il y a déjà eu des journaux illustrés réservés aux filles, comme Lili, mais ces publications n’ont pas fait long feu. Les
mouvements féministes veillent à effacer des distinctions de ce genre. Elisabeth
Badinter,6 une théoricienne féministe, argumente en faveur de la ressemblance
des sexes, une condition nécessaire, selon elle, à l’établissement d’une société
plus juste. Au Japon, où les manga sont produits, les maisons d’éditions se préoccupent peu des questions paritaires. Il y a davantage de profits à récolter en offrant
à des niches précises de lecteur les produits qui satisfont leurs goûts spécifiques.
Cependant, en exploitant les distinctions sociales, ne les exacerbe-t-on pas? Voilà
une question qui mériterait qu’on y consacre tout un article. Je la laisse de côté
pour l’instant.
L’amateur de manga français a encore un trait dont il faut parler. Comparons-le
à un collectionneur traditionnel de 50 ans aura acheté beaucoup de BD dans sa
vie. Il a pu arriver à l’occasion à ce dernier d’échanger avec d’autres collectionneurs ou d’écrire des articles sur sa passion. Aujourd’hui, le lecteur de manga
moyen maîtrise les nouvelles technologies et sait comment entrer aussitôt en
contact avec d’autres internautes qui partagent ses goûts. La communication entre
les fans s’en trouve décuplée, ce qui met en branle tout un processus dynamique
de prosélytisme qui a beaucoup servi à populariser les manga, en particulier en
Amérique du Nord. Le lecteur ne se contente plus de lire, il participe au succès de
l’œuvre en transmettant son appréciation de bouche virtuelle à oreille virtuelle.
De la représentation à la déformation expressive
Les personnages japonais passent pour des caricatures grotesques au regard de
certains critiques: entre autres reproches, on relève des yeux gros comme des
soucoupes, des filles maigres comme des clous et beaucoup trop jeunes pour leur
partenaire mâle.
C’est que le manga, au détriment du réalisme et de la logique, recherche
l’expression pure du sentiment humain. On pourrait y voir un héritage du kabuki, le
théâtre populaire japonais (à distinguer du nô, plus élitiste), où les masques présentent des mimiques excessives et où les silences autant que gestes amples participent à l’extériorisation des conflits internes. Le manga, pour faire rire ou pleurer,
mettra à contribution toutes ses ressources: le graphisme, le cadrage, la situation,
l’expression des visages, le dialogue, etc. Même un manga d’inspiration réaliste,
comme Kachô Shima Kôsaku, on trouvera que les expressions et le scénario pré29
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sentent des exagérations. On ne lésine pas sur les torrents de larmes, sur les yeux
écarquillés et sur les rires à gorge largement déployée. En ce sens, le manga
semble exprimer l’humanité des personnages mieux que certaines bandes dessinées françaises un peu statiques, comme Yoko Tsuno.
Voyons quelques exemples. La gêne, un sentiment courant dans les manga, paralyse complètement les personnages qui l’éprouvent. On la représente en portant
un bras ou deux en arrière de la tête, en faisant esquisser au personnage un large
sourire contraint. La goutte de sueur au visage renforce l’expression d’inconfort.
Quant aux yeux en soucoupes, Schodt les décrit comme les „miroirs de l’âme“,7
puisqu’ils expriment visuellement les sentiments intérieurs. La „Lolita“, ou femmeenfant, représente la mignardise des personnages féminins poussée à son extrême. A propos des cheveux, comme ceux de Dragon Ball, il faut remarquer que
la forme des mèches, en multiples pointes, suggère le contraire de la mollesse,
c’est-à-dire le dynamisme. Tous ces systèmes de représentation coopèrent pour
faire découvrir le personnage non pas par son dialogue, mais par sa simple physiognomonie. Balzac usait d’une approche similaire dans ses descriptions de personnages. On pourrait nommer ce procédé une déformation expressive.
On pourrait encore illustrer les déformations expressives en démontant les robots géants, si typiques aux mangas. Le 11 avril 1993, j’ai eu la chance d’interviewer Kawamori Shôji, l’un des créateurs de Macross, et concepteurs de mecha
pour les séries Gunhed, Cyber Formula et Crusher Joe. Je reprends ici quelquesuns des points saillants de nos discussions sur les robots. Au départ, l’homme
n’est rien et la machine n’est rien. Seule la fusion du pilote avec son robot peut
aboutir à la genèse du guerrier ultime. D’une certaine façon, le pilote devient le
robot. D’autre part, il est loisible au concepteur de varier les dimensions des parties d’une mécanique afin de créer divers effets. La tête, en particulier, apparaît
souvent minuscule. Dans un humain normalement constitué, on obtient un rapport
de 1 à 6 entre la tête et le corps. Les statues des grecs anciens s’appuyaient sur
une proportion „héroïque“ de 1 à 8, qui mettait le corps en valeur, créant ainsi une
impression de force physique. Pour les robots, en comparant la tète au corps, on
obtient des proportions de 1 à 10 et même de 1 à 14, qu’on pourrait qualifier „d’ultra-héroïques“. Comme s’il fallait compenser pour la petitesse de leur tête, les robots se voient affublés de pieds énormes, pour donner une impression de stabilité
et de solidité. Les robots s’imposent ainsi à leur environnement. Plusieurs des robots s’inspirent des armures des Samurais d’autrefois. Il suffit de jeter un coup
d’oeil aux poitrails, aux cuissards et aux heaumes. Si les armées modernes adoptent des couleurs ternes pour des raisons de camouflage, les militaires d’autrefois
se paraient de couleurs et d’armes éclatantes. La beauté reste synonyme de puissance et le raffinement des armes est au service de l’expression de la force.
D’où vient cet impératif de déformation expressive, qui expliquerait même les
excès pornographiques des manga, si souvent dénoncés? Sans doute la réponse
se trouve-t-elle dans le tissu social japonais. Schodt remarque que „The gap between fantasy and reality in Japan is enormous“.8 Les consommateurs de manga,
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ballottés dans les trains soirs et matins, ne désirent pas revivre leurs problèmes
quotidiens par le biais d’une histoire illustrée. Il leur faut s’évader du stress quotidien. Même lorsque la réalité quotidienne est représentée, comme dans Maison
Ikkoku, des éléments absurdes ou fantastiques viennent rapidement rompre
l’inquiétante ressemblance avec le monde connu.
A n’en pas douter, les auteurs français possèdent amplement de créativité pour
inventer de telles déformations expressives, mais ils se seraient sans doute butés
à l’impréparation du public. Les manga permettent d’introduire ces procédés hyperboliques comme un commerçant introduisant des épices inconnues. On y goûte
puis on en redemande si c’est bon. Il semblerait que ce soit bon.
Invitation à créer des manga français en guise de conclusion
Je suggère tout au long de mon article que le manga permet au neuvième art de
renouer avec ses racines populaires en France. Je crois que la jeunesse constitue
la source intarissable de toute création nouvelle mais qu’il lui faut un moyen accessible pour se manifester. Le 15 mai 1871, lors de la Commune de Paris, Rimbaud
composait le Chant de guerre parisien. La poésie avait alors la faculté de canaliser
les jeunes énergies créatrices. Tous les jeunes lycéens tâtaient de la poésie
jusqu’à ce que, graduellement, le genre devienne l’apanage d’une élite artistique.
Au cours des décennies 1950 et 1960, les goûts ayant changé, la bande dessinée
apparut comme le mode d’expression populaire à la portée de tout jeune amateur.
Puis la bande dessinée s’est institutionnalisée. Par exemple, l’institut Saint-Luc à
Bruxelles donne depuis 1975 une excellente formation en bande dessinée. Il faut
aujourd’hui démontrer un certain niveau technique. Le manga, à cause de sa nouveauté et de son aspect marginal en France pourrait représenter pour les jeunes
une possibilité nouvelle de canaliser leurs énergies créatrices. Signe visible de
cette créativité, on recense chez Amazon.fr plus de 18 titres de manuels consacrés à l’apprentissage du dessin dans le style des manga. Si on me redonnait mes
20 ans, c’est des manga que je dessinerais!
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Les dénominations japonaises suivront la forme traditionnelle nom-prénom.
Rheault, Sylvain: „An Encounter with Hayao Miyazaki“, in: Protoculture Addicts, 19, 1992,
12-13.
Schodt, Frederik L.: Dreamland Japan - Writings on Modern Manga, Berkeley (California),
Stone Bridge Press, 1996, 26sq.
Voir les diverses rubriques du site www.glenat.com et cliquer sur „vos dessins“.
Groensteen, Thierry: La Bande dessinée en France, Paris, Ministère des Affaires étrangères, 1998, 16sq.
Badinter, Elisabeth: L’Un est l’autre, Paris, Odile Jacob, 1986, 257sq.
Schodt, Frederik L.: Manga! Manga! The World of Japanese Comics Kodansha, Tokyo,
1984, 91sq.
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8
Schodt, Frederik L.: Dreamland Japan - Writings on Modern Manga, Berkeley (California),
Stone Bridge Press, 1996, 51sq.
Resümee: Sylvain Rheault, Einige Einflüsse der Manga im zeitgenössischen französischen Comic ist inspiriert von den persönlichen Erfahrungen des Autors. Der Artikel vergleicht die Schreibsysteme, die Albumformate, das Publikum sowie die Repräsentationen der
Manga und des französischen Comics, um aufzuzeigen wie die Manga der Grund für eine
neue Tendenz in Frankreich sein könnten. Der Autor suggeriert ebenfalls, dass die Jugend die
Quelle jeglicher neuen Kreation ist, aber dass sie ein zugängliches Ausdrucksmittel braucht.
Die Manga könnten genau dieses neue Mittel sein.
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