Lire un extrait - Éditions de La Différence
Transcription
Lire un extrait - Éditions de La Différence
Henry James L’Autre Maison roman traduit de l’anglais par François Rosso Minos La Différence Autre Maison.p65 5 21/09/09, 12:10 LIVRE I Autre Maison.p65 7 21/09/09, 12:10 Autre Maison.p65 8 21/09/09, 12:10 I Mrs. Beever, d’Eastmead, ainsi que de la « Beever & Bream », était une observatrice attentive, encore que dénuée de cruauté, de ce qui se passait, comme elle disait toujours, dans l’autre maison. Il s’y passait, naturellement, bien plus de choses que dans la vaste solitude, nette et carrée, dans laquelle elle avait pratiquement passé sa vie depuis le décès de Mr. Beever, qui avait précédé de trois ans dans la mort son ami et partenaire, le défunt Paul Bream, de Bounds, et laissé à son fils unique, le petit filleul de son fidèle associé, sa part considérable de l’affaire dans laquelle sa merveilleuse veuve – elle savait qu’elle était merveilleuse et s’en réjouissait – faisait maintenant entendre distinctement sa voix. Paul Beever, dans la fleur de ses dix-huit ans, venait de parvenir à se hisser de Winchester jusqu’à Oxford : c’était le dessein de sa mère qu’il étudiât autant de choses que possible avant d’entrer à la Banque. La Banque, fierté de Wilverley, cette arche haute et claire dont les deux maisons étaient les solides piliers, méritait bien une éducation coûteuse. Elle était, comme on disait en ville et dans le comté, vieille de « centaines d’années », Autre Maison.p65 9 21/09/09, 12:10 10 et aussi incalculablement « bonne » que pouvait l’être le sujet de tant d’infaillible arithmétique. Le fait qu’elle profitât des services de Mrs. Beever elle-même était à présent suffisant pour cette dernière, et satisfaisait amplement Paul, qui était si peu enclin à la vie sédentaire que sa mère prévoyait qu’elle aurait quelque jour autant de difficulté pour le glisser dans le monde des chiffres qu’elle avait eu de facilité, dans son enfance, à le glisser dans ses culottes. La moitié du terrain, en outre, était occupée par le jeune Anthony Bream, à présent le maître de maison de Bounds, fils et successeur du collègue de son époux. Elle était, vraiment, une femme aux projets multiples ; un autre de ceux-ci était qu’en quittant Oxford le garçon devrait voyager et s’instruire : elle appartenait à l’époque qui considérait un voyage à l’étranger non comme un rapide plongeon, mais comme une immersion délibérée. Un autre encore consistait pour l’essentiel dans l’idée qu’à son retour définitif, il épouserait la plus charmante jeune fille qu’elle connût : cela aussi serait une immersion délibérée, une immersion dont les gouttes rejailliraient sur sa mère. Cette question aurait ainsi le sort que Mrs. Beever, suivant une pratique domestique invétérée, réservait à tous les objets épars ou en désordre – elle l’écarterait du chemin. Il eût été difficile de dire si c’était par goût pour la paix ou pour la guerre, mais sa constante habitude était de débarrasser le terrain en prévision de complications qui, jusqu’alors au moins, ne s’étaient jamais produites. Sa vie était comme une salle préparée pour un bal : tous les meu- Autre Maison.p65 10 21/09/09, 12:10 11 bles étaient contre les murs. En ce qui concernait la jeune femme, son idée était parfaitement définie : la plus charmante jeune fille qu’elle connût était Jean Martle, qu’elle venait d’envoyer chercher à Brighton pour qu’elle vînt interpréter ce personnage. La représentation devait être au bénéfice de Paul, dont le retour pour le milieu de l’été était imminent, et chez qui l’envie d’imaginer des alternatives devait être découragée d’emblée. C’était, en définitive, un réconfort pour Mrs. Beever qu’il eût peu d’imagination pour quoi que ce fût. Jean Martle, condamnée à Brighton par un père qui était le cousin au second degré de Mrs. Beever et que les docteurs, les grands hommes de Londres, retenaient dans cette ville, selon l’opinion de cette dame, parce qu’il était trop précieux pour qu’on le perdît complètement et trop ennuyeux pour qu’on le vît souvent – Jean Martle aurait probablement un jour de l’argent, et peut-être un jour de l’entendement : s’agissant d’une candidate favorite, voilà qui marquait les limites des espérances quelque peu arides de Mrs. Beever. Elles portaient, à un degré moindre, sur le jeu pianistique de la jeune fille, dont on escomptait qu’il deviendrait brillant, et sur ses cheveux, que l’on considérait à la lumière de l’espoir que, les années passant, ils deviendraient plus sombres. Wilverley, à la vérité, ne se rendrait jamais compte si elle jouait mal ; mais la ville avait un préjugé à l’ancienne mode contre les nuances trop resplendissantes de ce qui recouvrait naturellement la tête. Une des raisons pour lesquelles sa cousine avait été invitée était que Paul s’habituât à leur couleur ex- Autre Maison.p65 11 21/09/09, 12:10 12 centrique – couleur dont, par un certain après-midi lumineux de juillet, Mrs. Beever avait remarqué à nouveau, avec quelque alarme, l’éclat exagéré. Sa jeune amie était arrivée deux jours plus tôt et à présent – durant l’intervalle élastique entre l’église et le déjeuner – avait été envoyée à Bounds avec un message et quelques avertissements préalables. Jean savait qu’elle trouverait là une maison plongée dans une certaine confusion, une petite fille nouveau-née, la première, une jeune mère qui n’était pas encore « sur pied », et une étrange visiteuse, un peu plus âgée qu’elle-même, en la personne de Miss Armiger, une amie d’école de Mrs. Bream, qui avait fait son apparition un mois avant l’enfant et était restée, comme disait avec quelque emphase Mrs. Beever, « sans manquer d’être présente à tout ». Ce tableau de la situation avait rempli, au bout d’une heure ou deux, une large part du temps des deux femmes, mais il n’avait à l’origine comporté pour Jean aucun portrait précis du chef de famille – une omission toutefois réparée, dans une certaine mesure, par le fait que Mrs. Beever l’avait par hasard, le samedi matin, emmenée un moment à la Banque. Elles avaient fait des courses en ville et Mrs. Beever avait souhaité parler à Mr. Bream, un homme brillant, aimant à plaisanter, qui, succombant immédiatement à leur invasion et faisant sortir un de ses adjoints, les avait reçues dans son très beau salon privé. – Est-ce qu’il me plaira ? avait aventureusement demandé Jean au préalable, avec l’impression que le cercle de son monde s’élargissait. Autre Maison.p65 12 21/09/09, 12:10 13 – Oh, oui, si tu le remarques ! avait répondu Mrs. Beever, obéissant à une curieuse incitation intérieure à le caractériser comme insignifiant. Plus tard, à la Banque, la jeune fille l’avait remarqué suffisamment pour se sentir quelque peu effrayée par lui : c’était toujours chez elle le résultat principal du fait d’être elle-même remarquée. Si Mrs. Beever ne faisait pas attention à lui, cela s’expliquait en partie par tout ce qui, à Eastmead, était habituellement tenu pour acquis. La reine-mère, comme Anthony Bream avait toujours coutume de l’appeler par plaisanterie, n’aurait pas trouvé facile de peindre un portrait improvisé du souverain allié qu’elle était encline à considérer comme un vassal quelque peu agité. Bien qu’il fût d’une douzaine d’années plus âgé que l’heureux jeune prince au nom duquel elle exerçait sa régence, elle le connaissait depuis son enfance, et ses points forts, tout comme ses points faibles, étaient pour elle une vieille histoire. Sa maison était nouvelle – à son mariage, il l’avait à grands frais rendue presque violemment telle. Sa femme et son enfant étaient nouvelles ; nouvelle aussi, à un degré considérable, était la jeune femme qui avait récemment élu domicile chez lui et paraissait avoir l’intention de rester jusqu’à ce qu’elle perdît cette qualité. Mais Tony lui-même – tel avait toujours été son nom pour elle – était intensément familier. Ne doutant jamais qu’il était un sujet qu’elle avait maîtrisé, Mrs. Beever ne se sentait aucunement encline à clarifier son opinion en détaillant ses impressions. Ses impressions étaient rangées dans des casiers aussi nettement que sa correspondance Autre Maison.p65 13 21/09/09, 12:10 14 et ses comptes – à ceci près, du moins, qu’elles étaient saupoudrées de la poussière du temps. L’une d’entre elles aurait pu être librement exprimée par un soupçon que son jeune partenaire était une source possible de danger pour son propre sexe. Non pas pour elle personnellement, bien sûr ; de son propre point de vue, Mrs. Beever, d’une certaine façon, n’appartenait pas à son sexe. Si elle avait été une femme – elle ne pensait jamais à elle-même de manière si relâchée – elle eût, en dépit de son âge, été sans doute consciente du péril. À présent, elle n’en distinguait aucun dans la vie, à part celui de voir Paul faire un mauvais mariage, et contre lequel elle avait de bonne heure pris des mesures. Il eût été malheureux, par conséquent, de sentir une faille dans une sécurité par ailleurs si parfaite. Le fait qu’elle eût un vague sentiment que Jean Martle se trouvait exposée n’était-il pas, peut-être, un motif supplémentaire de ne pas en dire plus long à cette jeune personne sur Anthony Bream ? Si un tel sentiment influença Mrs. Beever, je m’empresse de l’ajouter, ce fut sans que Jean ne mentionnât qu’à la Banque elle l’avait trouvé impressionnant. Je ne dois pas non plus manquer d’affirmer que la suspicion générale avec laquelle Mrs. Beever le considérait – comme le triste manque de vocables pour désigner les nuances et les degrés m’oblige à l’appeler – ne s’appuyait sur rien qui fût de l’ordre de l’évidence. L’eût-elle jamais réellement exprimée qu’on aurait pu l’arrêter net en la questionnant sur ses motifs. Il n’y avait aucun motif, en tout cas, dans le fait que Tony lui Autre Maison.p65 14 21/09/09, 12:10 15 eût, avant l’église, envoyé un message à propos de leur venue pour le déjeuner : « Ma chère Julia, ce matin, est vraiment magnifique, avait-il écrit. Nous venons de nous arranger pour nous transporter dans son salon au rez-de-chaussée, où l’on a installé un lit ravissant et où la vue de tous ses objets familiers l’égaie et la distrait, pour ne rien dire de la grande perspective qu’elle a sur son jardin tout proche et sur son coin de la terrasse. En bref, les eaux sont moins agitées et nous commençons à prendre nos repas régulièrement. Le déjeuner sera peut-être un peu tardif, mais ne manquez pas d’amener votre charmante petite amie. Comme elle a éclairé mon antre poussiéreux, hier ! Il y aura un autre jeune ami, à propos – pas un ami à moi, mais un ami de Rose Armiger : le jeune homme auquel, comme vous savez, je crois, elle est fiancée. Il rentre de Chine et descend ici jusqu’à demain. Nos trains du dimanche sont tellement assommants que je lui ai télégraphié de prendre l’autre ligne et que je l’envoie chercher à Plumbury. » Mrs. Beever n’eut pas besoin de réfléchir sur ces quelques lignes pour être confortablement consciente qu’elles résumaient la nature de son voisin – jusqu’à la « damnée sociabilité », comme elle avait entendu le pauvre garçon, dans de soudaines réactions d’exaspération, appeler lui-même cet aspect de son caractère, qui les lui avait fait griffonner et qui le faisait toujours trop parler pour un homme jouissant de ce qu’elle considérait, plus que lui, comme une « position ». C’était tout lui, cette agitation prématurée au sujet du lent rétablissement de Autre Maison.p65 15 21/09/09, 12:10 16 sa femme ; c’était tout lui, cette impatience juvénile d’organiser une fête ; c’était tout lui, la simplicité avec laquelle il s’exposait aux déprédations, à la possible avalanche des connaissances de Miss Armiger. C’était tout lui, encore, cette façon toute naturelle d’envoyer chercher à six milles de là un jeune homme arrivant de Chine, et c’était tout lui, surtout, cette allusion au retard probable du déjeuner. Beaucoup de choses, ces temps-ci, étaient nouvelles dans l’autre maison, mais rien n’était si nouveau que les heures des repas. Mrs. Beever y avait souvent et depuis bien longtemps dîné sur le coup de six heures. On verra que, comme j’ai commencé par le déclarer, elle gardait son doigt posé sur le pouls de Bounds. Autre Maison.p65 16 21/09/09, 12:10 L'Autre Maison p4.indd 4 DU MÊME AUTEUR aux éditions de la différence ŒUVRES COMPLÈTES 1. Nouvelles, 1864-1875, 1990 ; 2e éd. 2010. 2. Nouvelles, 1876-1888, 1992. 3. Nouvelles, 1888-1896, 2008. 4. Nouvelles, 1896-1910, 2009. MINOS « Reverberator », roman, 2003. Une vie à Londres, roman, 2003. L’Autre Maison, roman, 2005. Heures italiennes, chroniques, 2006. Esquisses parisiennes, chroniques, 2006. Le Sens du passé, roman, 2007. La Scène américaine, chroniques, 2008. INTÉGRALE DES NOUVELLES EN 12 VOLUMES / MINOS traduit de l’anglais, organisé et présenté par Jean Pavans 1. « La France », La Maîtresse de M. Briseux, 2010. 2. « L’Italie », Les Papiers d’Aspern, 2010. 3. « L’Angleterre », Le Siège de Londres, 2011. 4. « L’Amérique », Une tournée de visites, 2011. 5. « Affaires transatlantiques », Le Point de vue, 2011. 6. « La vie littéraire », Le Motif dans le tapis, 2011. Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1987. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2005. 15/10/2015 17:47