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Henry James
L’Autre Maison
roman
traduit de l’anglais
par François Rosso
Minos
La Différence
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LIVRE I
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I
Mrs. Beever, d’Eastmead, ainsi que de la « Beever
& Bream », était une observatrice attentive, encore que
dénuée de cruauté, de ce qui se passait, comme elle disait toujours, dans l’autre maison. Il s’y passait, naturellement, bien plus de choses que dans la vaste solitude,
nette et carrée, dans laquelle elle avait pratiquement
passé sa vie depuis le décès de Mr. Beever, qui avait
précédé de trois ans dans la mort son ami et partenaire,
le défunt Paul Bream, de Bounds, et laissé à son fils unique, le petit filleul de son fidèle associé, sa part considérable de l’affaire dans laquelle sa merveilleuse veuve
– elle savait qu’elle était merveilleuse et s’en réjouissait – faisait maintenant entendre distinctement sa voix.
Paul Beever, dans la fleur de ses dix-huit ans, venait de
parvenir à se hisser de Winchester jusqu’à Oxford :
c’était le dessein de sa mère qu’il étudiât autant de choses que possible avant d’entrer à la Banque. La Banque,
fierté de Wilverley, cette arche haute et claire dont les
deux maisons étaient les solides piliers, méritait bien
une éducation coûteuse. Elle était, comme on disait en
ville et dans le comté, vieille de « centaines d’années »,
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et aussi incalculablement « bonne » que pouvait l’être
le sujet de tant d’infaillible arithmétique. Le fait qu’elle
profitât des services de Mrs. Beever elle-même était à
présent suffisant pour cette dernière, et satisfaisait amplement Paul, qui était si peu enclin à la vie sédentaire
que sa mère prévoyait qu’elle aurait quelque jour autant
de difficulté pour le glisser dans le monde des chiffres
qu’elle avait eu de facilité, dans son enfance, à le glisser dans ses culottes. La moitié du terrain, en outre, était
occupée par le jeune Anthony Bream, à présent le maître de maison de Bounds, fils et successeur du collègue
de son époux.
Elle était, vraiment, une femme aux projets multiples ; un autre de ceux-ci était qu’en quittant Oxford le
garçon devrait voyager et s’instruire : elle appartenait à
l’époque qui considérait un voyage à l’étranger non
comme un rapide plongeon, mais comme une immersion délibérée. Un autre encore consistait pour l’essentiel dans l’idée qu’à son retour définitif, il épouserait la
plus charmante jeune fille qu’elle connût : cela aussi
serait une immersion délibérée, une immersion dont les
gouttes rejailliraient sur sa mère. Cette question aurait
ainsi le sort que Mrs. Beever, suivant une pratique domestique invétérée, réservait à tous les objets épars ou
en désordre – elle l’écarterait du chemin. Il eût été difficile de dire si c’était par goût pour la paix ou pour la
guerre, mais sa constante habitude était de débarrasser
le terrain en prévision de complications qui, jusqu’alors
au moins, ne s’étaient jamais produites. Sa vie était
comme une salle préparée pour un bal : tous les meu-
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bles étaient contre les murs. En ce qui concernait la jeune
femme, son idée était parfaitement définie : la plus charmante jeune fille qu’elle connût était Jean Martle, qu’elle
venait d’envoyer chercher à Brighton pour qu’elle vînt
interpréter ce personnage. La représentation devait être
au bénéfice de Paul, dont le retour pour le milieu de
l’été était imminent, et chez qui l’envie d’imaginer des
alternatives devait être découragée d’emblée. C’était,
en définitive, un réconfort pour Mrs. Beever qu’il eût
peu d’imagination pour quoi que ce fût.
Jean Martle, condamnée à Brighton par un père qui
était le cousin au second degré de Mrs. Beever et que
les docteurs, les grands hommes de Londres, retenaient
dans cette ville, selon l’opinion de cette dame, parce
qu’il était trop précieux pour qu’on le perdît complètement et trop ennuyeux pour qu’on le vît souvent – Jean
Martle aurait probablement un jour de l’argent, et
peut-être un jour de l’entendement : s’agissant d’une
candidate favorite, voilà qui marquait les limites des
espérances quelque peu arides de Mrs. Beever. Elles
portaient, à un degré moindre, sur le jeu pianistique de
la jeune fille, dont on escomptait qu’il deviendrait
brillant, et sur ses cheveux, que l’on considérait à la
lumière de l’espoir que, les années passant, ils deviendraient plus sombres. Wilverley, à la vérité, ne se rendrait jamais compte si elle jouait mal ; mais la ville avait
un préjugé à l’ancienne mode contre les nuances trop
resplendissantes de ce qui recouvrait naturellement la
tête. Une des raisons pour lesquelles sa cousine avait
été invitée était que Paul s’habituât à leur couleur ex-
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centrique – couleur dont, par un certain après-midi lumineux de juillet, Mrs. Beever avait remarqué à nouveau, avec quelque alarme, l’éclat exagéré. Sa jeune amie
était arrivée deux jours plus tôt et à présent – durant
l’intervalle élastique entre l’église et le déjeuner – avait
été envoyée à Bounds avec un message et quelques avertissements préalables. Jean savait qu’elle trouverait là
une maison plongée dans une certaine confusion, une
petite fille nouveau-née, la première, une jeune mère
qui n’était pas encore « sur pied », et une étrange visiteuse, un peu plus âgée qu’elle-même, en la personne
de Miss Armiger, une amie d’école de Mrs. Bream, qui
avait fait son apparition un mois avant l’enfant et était
restée, comme disait avec quelque emphase Mrs. Beever, « sans manquer d’être présente à tout ».
Ce tableau de la situation avait rempli, au bout d’une
heure ou deux, une large part du temps des deux femmes, mais il n’avait à l’origine comporté pour Jean aucun
portrait précis du chef de famille – une omission toutefois réparée, dans une certaine mesure, par le fait que
Mrs. Beever l’avait par hasard, le samedi matin, emmenée un moment à la Banque. Elles avaient fait des courses en ville et Mrs. Beever avait souhaité parler à
Mr. Bream, un homme brillant, aimant à plaisanter, qui,
succombant immédiatement à leur invasion et faisant
sortir un de ses adjoints, les avait reçues dans son très
beau salon privé.
– Est-ce qu’il me plaira ? avait aventureusement
demandé Jean au préalable, avec l’impression que le
cercle de son monde s’élargissait.
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– Oh, oui, si tu le remarques ! avait répondu
Mrs. Beever, obéissant à une curieuse incitation intérieure à le caractériser comme insignifiant.
Plus tard, à la Banque, la jeune fille l’avait remarqué suffisamment pour se sentir quelque peu effrayée
par lui : c’était toujours chez elle le résultat principal
du fait d’être elle-même remarquée. Si Mrs. Beever ne
faisait pas attention à lui, cela s’expliquait en partie par
tout ce qui, à Eastmead, était habituellement tenu pour
acquis. La reine-mère, comme Anthony Bream avait
toujours coutume de l’appeler par plaisanterie, n’aurait
pas trouvé facile de peindre un portrait improvisé du
souverain allié qu’elle était encline à considérer comme
un vassal quelque peu agité. Bien qu’il fût d’une douzaine d’années plus âgé que l’heureux jeune prince au
nom duquel elle exerçait sa régence, elle le connaissait
depuis son enfance, et ses points forts, tout comme ses
points faibles, étaient pour elle une vieille histoire.
Sa maison était nouvelle – à son mariage, il l’avait à
grands frais rendue presque violemment telle. Sa femme
et son enfant étaient nouvelles ; nouvelle aussi, à un degré considérable, était la jeune femme qui avait récemment élu domicile chez lui et paraissait avoir l’intention
de rester jusqu’à ce qu’elle perdît cette qualité. Mais Tony
lui-même – tel avait toujours été son nom pour elle –
était intensément familier. Ne doutant jamais qu’il était
un sujet qu’elle avait maîtrisé, Mrs. Beever ne se sentait aucunement encline à clarifier son opinion en détaillant ses impressions. Ses impressions étaient rangées
dans des casiers aussi nettement que sa correspondance
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et ses comptes – à ceci près, du moins, qu’elles étaient
saupoudrées de la poussière du temps. L’une d’entre elles
aurait pu être librement exprimée par un soupçon que
son jeune partenaire était une source possible de danger
pour son propre sexe. Non pas pour elle personnellement, bien sûr ; de son propre point de vue, Mrs. Beever,
d’une certaine façon, n’appartenait pas à son sexe. Si
elle avait été une femme – elle ne pensait jamais à
elle-même de manière si relâchée – elle eût, en dépit de
son âge, été sans doute consciente du péril. À présent,
elle n’en distinguait aucun dans la vie, à part celui de
voir Paul faire un mauvais mariage, et contre lequel elle
avait de bonne heure pris des mesures. Il eût été malheureux, par conséquent, de sentir une faille dans une
sécurité par ailleurs si parfaite. Le fait qu’elle eût un
vague sentiment que Jean Martle se trouvait exposée
n’était-il pas, peut-être, un motif supplémentaire de ne
pas en dire plus long à cette jeune personne sur Anthony
Bream ? Si un tel sentiment influença Mrs. Beever, je
m’empresse de l’ajouter, ce fut sans que Jean ne mentionnât qu’à la Banque elle l’avait trouvé impressionnant.
Je ne dois pas non plus manquer d’affirmer que la
suspicion générale avec laquelle Mrs. Beever le considérait – comme le triste manque de vocables pour désigner les nuances et les degrés m’oblige à l’appeler –
ne s’appuyait sur rien qui fût de l’ordre de l’évidence.
L’eût-elle jamais réellement exprimée qu’on aurait pu
l’arrêter net en la questionnant sur ses motifs. Il n’y
avait aucun motif, en tout cas, dans le fait que Tony lui
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eût, avant l’église, envoyé un message à propos de leur
venue pour le déjeuner :
« Ma chère Julia, ce matin, est vraiment magnifique, avait-il écrit. Nous venons de nous arranger pour
nous transporter dans son salon au rez-de-chaussée, où
l’on a installé un lit ravissant et où la vue de tous ses
objets familiers l’égaie et la distrait, pour ne rien dire
de la grande perspective qu’elle a sur son jardin tout
proche et sur son coin de la terrasse. En bref, les eaux
sont moins agitées et nous commençons à prendre nos
repas régulièrement. Le déjeuner sera peut-être un peu
tardif, mais ne manquez pas d’amener votre charmante
petite amie. Comme elle a éclairé mon antre poussiéreux, hier ! Il y aura un autre jeune ami, à propos – pas
un ami à moi, mais un ami de Rose Armiger : le jeune
homme auquel, comme vous savez, je crois, elle est fiancée. Il rentre de Chine et descend ici jusqu’à demain.
Nos trains du dimanche sont tellement assommants que
je lui ai télégraphié de prendre l’autre ligne et que je
l’envoie chercher à Plumbury. »
Mrs. Beever n’eut pas besoin de réfléchir sur ces
quelques lignes pour être confortablement consciente
qu’elles résumaient la nature de son voisin – jusqu’à la
« damnée sociabilité », comme elle avait entendu le pauvre garçon, dans de soudaines réactions d’exaspération,
appeler lui-même cet aspect de son caractère, qui les lui
avait fait griffonner et qui le faisait toujours trop parler
pour un homme jouissant de ce qu’elle considérait, plus
que lui, comme une « position ». C’était tout lui, cette
agitation prématurée au sujet du lent rétablissement de
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sa femme ; c’était tout lui, cette impatience juvénile d’organiser une fête ; c’était tout lui, la simplicité avec laquelle il s’exposait aux déprédations, à la possible
avalanche des connaissances de Miss Armiger. C’était
tout lui, encore, cette façon toute naturelle d’envoyer
chercher à six milles de là un jeune homme arrivant de
Chine, et c’était tout lui, surtout, cette allusion au retard
probable du déjeuner. Beaucoup de choses, ces temps-ci,
étaient nouvelles dans l’autre maison, mais rien n’était
si nouveau que les heures des repas. Mrs. Beever y avait
souvent et depuis bien longtemps dîné sur le coup de
six heures. On verra que, comme j’ai commencé par le
déclarer, elle gardait son doigt posé sur le pouls de
Bounds.
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DU MÊME AUTEUR aux éditions de la différence
ŒUVRES COMPLÈTES
1. Nouvelles, 1864-1875, 1990 ; 2e éd. 2010.
2. Nouvelles, 1876-1888, 1992.
3. Nouvelles, 1888-1896, 2008.
4. Nouvelles, 1896-1910, 2009.
MINOS
« Reverberator », roman, 2003.
Une vie à Londres, roman, 2003.
L’Autre Maison, roman, 2005.
Heures italiennes, chroniques, 2006.
Esquisses parisiennes, chroniques, 2006.
Le Sens du passé, roman, 2007.
La Scène américaine, chroniques, 2008.
INTÉGRALE DES NOUVELLES EN 12 VOLUMES / MINOS
traduit de l’anglais, organisé et présenté par Jean Pavans
1. « La France », La Maîtresse de M. Briseux, 2010.
2. « L’Italie », Les Papiers d’Aspern, 2010.
3. « L’Angleterre », Le Siège de Londres, 2011.
4. « L’Amérique », Une tournée de visites, 2011.
5. « Affaires transatlantiques », Le Point de vue, 2011.
6. « La vie littéraire », Le Motif dans le tapis, 2011.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1987.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2005.
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