Conduites à risque - Le site de la Médiologie

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Conduites à risque - Le site de la Médiologie
Automobile
N ° 1 2
-
D E U X I È M E
S E M E S T R E
2 0 0 1
Les Cahiers de médiologie 12
14,50
95,11 F
Gallimard
DAVID LE BRETON
Conduites
à risque
Louise
Merzeau
Studios
Universal à
Hollywood,
2001
© Louise Merzeau.
On se souvient de la fameuse séquence de La
Fureur de vivre de N. Ray (1955) au cours de laquelle deux conducteurs s’affrontent dans un duel
à mort pour déterminer qui flanchera le premier
au volant de sa voiture devant un précipice.
Environ un décès sur deux d’adolescents est provoqué par un accident de circulation en France.
Le plus haut niveau de mortalité et de morbidité
se situe autour de 14 ans, au moment où le jeune
commence à utiliser une mobylette ou un scooter.
Les accidents de voiture ou de deux roues constituent la première cause de mortalité ou de morbidité chez les jeunes entre 15 et 24 ans, surtout
chez les hommes. À expérience et à exposition
égales, les jeunes conducteurs ont un taux d’accidents plus élevé que les autres lors de la première
année de conduite, il est multiplié par trois au regard des conducteurs plus confirmés 1.
65
1. Assailly,
1992.
Les hommes de 15 à 35 ans connaissent aujourd’hui un risque de mourir
supérieur à celui des années soixante ou soixante-dix, et les séquelles de ces
accidents sont parfois dramatiques.
La voiture confère au jeune une identité prothétique, elle est un outil d’éloignement physique et moral des parents, un instrument majeur de prise d’indépendance. L’investissement affectif dont elle est l’objet se traduit souvent
par un choix longuement médité, une décoration extérieure, l’installation de
gadgets sophistiqués. La voiture est érotisée, transformée en partenaire. Elle
est aussi une source de surcompensation qui l’autorise à accéder à une autre
version de soi-même pour le meilleur ou pour le pire. Moyen indispensable
à un certain âge d’une démonstration péremptoire de soi à travers la vitesse
et la manière de la conduire sur un mode d’autant plus périlleux pour le jeune
que son identité est justement fragile, qu’il est en quête passionnée d’une
assurance dans sa vie. Elle semble incarner à ses yeux toute sa valeur personnelle. Elle est le test projectif de ses manques et des moyens symboliques
par lesquels il cherche à les combler. Souvent, le permis de conduire est vécu
comme un rite de passage donnant l’impression de faire peau neuve. Dans
certains cas, la voiture est un instrument d’agressivité du fait des modalités
de la conduite et de la vitesse. Elle permet de se libérer des frustrations du
quotidien. Le jeune pousse la voiture à ses limites techniques, d’autant plus
si elle est volée et s’il n’a guère souci des conséquences ; il en use parfois jusqu’à
la destruction dans une quête de soi, un affrontement à la limite. Pour les
garçons, la voiture demeure fortement associée à une manifestation identitaire, à une démonstration de virilité qui les conduit à une multiplication de
prises de risque, sans valeur en revanche chez les filles.
Certaines conduites ne sont pas perçues comme risquées par les jeunes :
faire de la mobylette ou du scooter sans casque, par exemple, ou se faufiler
dans le flux de circulation, ou bien, en voiture, franchir un feu au rouge ou
encore témoigner de désinvolture quant au respect du code, relèvent davantage
d’une affirmation personnelle de dextérité, d’un sentiment de toute puissance.
Le jeu avec la mort repose alors sur une part d’ambivalence mêlée d’ignorance. Parfois tout simplement d’une méconnaissance du code de la route.
Les plus jeunes conducteurs possèdent souvent des voitures en moins bon
état et ils en négligent l’entretien et les contrôles réguliers, ils ne perçoivent
pas les signes de danger avec autant de célérité qu’un conducteur plus expérimenté et ils sont d’autant plus vulnérables. Ils tendent à nettement sousévaluer les risques pour eux-mêmes et pour les autres. En outre, surtout chez
les jeunes générations, la conscience du danger ne suffit pas à désarmer l’at-
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Conduites à risque
traction éprouvée pour telle ou telle conduite. Au contraire, elle est parfois
une incitation à tester sa chance, ses limites. Le souci de santé ou de préservation de soi n’est guère une passion adolescente, les jeunes ont l’impression
de disposer à cet égard d’inépuisables ressources de vitalité et de santé. Dans
l’existence réelle, l’affectivité et l’imaginaire sont toujours premiers et s’arrangent d’une rationalité reformulée selon les circonstances. Parfois la réplique sans appel d’un « Je sais bien, mais quand même » coupe court à tout
argument. Averti du danger qu’il court l’individu persiste dans sa conduite,
quitte à s’interroger ensuite avec angoisse sur son attitude 1.
Passion du vertige
1. D. Le Breton, Passions
du risque,
Paris, Métailié, 2000.
Le vertige est une constante des conduites à risque des jeunes. La thématique du vide hante nos sociétés. Les psychothérapeutes expliquent également combien les troubles du narcissisme dominent leur clientèle : sentiment d’insignifiance, de vide, de ne pas exister dans le regard des autres,
etc. Le chemin n’est plus jalonné de significations et de valeurs, en d’autres
termes, le sol se dérobe sous les pas. D’où ce sentiment de chute, de perte
de tout contenant. Or, la poursuite du vertige est le fil conducteur d’une série
d’activités physiques et sportives qui connaissent un net engouement social
depuis les années quatre-vingt. Ces entreprises impliquent une relation imaginaire et réelle au risque. Elles témoignent d’un affrontement symbolique
à la mort qui leur donne une force, voire une valeur d’épreuve personnelle
propre à relancer le goût de vivre : vitesse, glisse, saut dans le vide, quête
de sensations intenses, etc. Ces modes organisés du vertige sont des formes
ludiques de relation au monde où l’acteur se met imaginairement ou réellement en danger, atteint le déséquilibre convoité, en abandonnant les prises
qui le reliaient solidement au sol. En brouillant les repères, en créant le désordre
provisoire des coordonnées sensorielles qui permettent de s’orienter au fil
du quotidien, il s’agit de « s’éclater » ; terme explicite d’une volonté d’élargissement qui exige dans un premier temps l’effacement d’une identité personnelle posée comme restreinte et qu’il faut dépasser dans une sorte d’effraction.
Dans ses formes ludiques la mise en danger de soi est minime, contrôlée
en principe par la technicité acquise, l’aptitude à évaluer les dangers. Mais
dans sa frange la plus radicale, c’est-à-dire celle des conduites à risque des
jeunes, la fascination du vertige est un jeu avec l’existence dont l’intensité
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Ce sont environ 250 000 personnes qui meurent sur les routes chaque année dans
le monde. Déjà, en 1965, le président Johnson pouvait constater qu’il y avait eu au
Vietnam 1724 morts et 6400 blessés américains tandis que dans le même temps la
route tuait 49000 personnes et en blessait 3 500000. En 1999, 8029 personnes trouvent la mort dans un accident de voiture en France, 167 572 sont blessés. Chaque
jour 22 personnes meurent sur les routes et 500 sont sérieusement blessées. 143 personnes meurent sur les routes par million d’habitants en France, 111 en Italie, 194
au Portugal, et seulement 60 en Suède, 61 en Grande-Bretagne. Les campagnes sont
radicalement impuissantes à juguler ce « cataclysme érigé en institution » (Ballard,
1974). Le long week-end du 8 mai 2000 a vu mourir en France 83 personnes pour
1847 blessés en dépit de la formidable mobilisation policière sur les routes ; à Pâques,
c’étaient 90 morts, et le 1er mai, 98. 29 morts en moyenne chaque samedi en France,
28 les dimanches, 26 les jours fériés. Ordalies du quotidien, morts banalisés, acceptés, prix payé pour maintenir des conditions d’existence toutes entières déterminées
par une adhésion passionnée à la voiture et à tout ce qui l’accompagne en infrastructures
et en mode de vie.
D.L.B.
se paie parfois par la chute, l’accident, la collision ou l’overdose. L’aspect
potentiellement mortifère de la recherche n’est pas tout à fait méconnu :
s’« éclater », c’est aussi exploser, voler en éclats, déchirer son enveloppe.
La vitesse est une autre source d’expérimentation de soi, dont les conséquences sont redoutables. Le jeune se sent alors invulnérable, invincible, « spécial » au volant de sa voiture. La dénégation de la mort se mêle à la nécessité intérieure de tester ce privilège tout en affichant un mépris des règles
sociales. Le jeune explore ses ressources à travers la vitesse, mais il le paie
parfois par sa vie, celle de ceux qui l’accompagnaient ou d’autres qui ont
croisé son chemin. Conduire vite, sans ceinture, dans le mépris du code de
la route, en ayant parfois bu ou consommé des drogues sont des moyens radicaux de se mettre en jeu, d’affirmer une légitimité personnelle dans une
nette surestimation de ses compétences et avec des voitures mal entretenues.
Les accidents de circulation dont nombre de jeunes sont victimes s’inscrivent souvent dans une trajectoire de vie incertaine et semée d’autres atteintes
corporelles.
Les accidents de mobylette ou de motos entrent pour une large part dans
la mortalité ou la morbidité des jeunes générations. Au-delà des conduites
à risque que ces deux-roues favorisent (vitesse, acrobatie), se dégage la dominante du vertige et de son contrôle grâce à la dextérité et à la tenue de
route du conducteur. Mais le vertige est contenu au plus proche de soi, de
68
Conduites à risque
2. Sur la notion d’ordalie, nous renvoyons à
notre ouvrage
Passions du
risque, op.
cit.
façon physique. Cette habileté engendre une jubilation dont les motocyclistes
parlent avec bonheur : sentir l’air devenu palpable autour de soi dans un
vacarme qui étourdit les sens, sentir un frisson tout en éprouvant le sentiment du contrôle de la puissance du moteur, etc. L’accélération favorise une
relation frontale au monde sur le mode de la maîtrise. On remplace les limites de sens que la société ne donne plus par une quête de limite physique.
La sensation relaie le sens et permet de continuer à vivre dans un sentiment
de valeur personnelle dans une recherche obstinée de l’affrontement physique au monde. On touche le monde pour se donner une prise sur sa vie.
Mais le réveil brutal ou les lendemains pénibles et nauséeux sont la rançon
du rêve. Un contrat symbolique est passé avec la mort pour se garantir d’exister (Le Breton, 2000). Quand elle fait parfois irruption lors de l’accident,
elle n’est que le retour du refoulé.
La jouissance de la moto est aussi celle de l’appartenance à un groupe,
celui des motards, qui propose au jeune une intégration à part entière à travers un ensemble de signes et de rituels dont l’enjeu est une solidarité sans
défaut. Les concentrations lors de manifestations sportives comme celles du
Bol d’or ou des 24 heures du Mans, montrent la puissance affective de ce groupe
et sa position ambivalente au sein du lien social. Certains lieux sont alors le
théâtre de joutes spectaculaires qui se renouvellent de ville en ville, d’année
en année, et deviennent des rites de conciliation du risque sous le regard de
maints spectateurs. Ceux-ci donnent un instant un sentiment de puissance
personnelle qui permet de vivre avec intensité, d’arracher à la mort le trophée provisoire d’une minute de jubilation. Mais, en 1992, par exemple, lors
du Bol d’or qui se tenait au Mans, neuf jeunes perdirent ainsi la vie.
Les risques pris en moto, en mobylette ou en voiture ne sont qu’un chapitre du débat intense d’une partie de la jeunesse contemporaine avec le monde
pour savoir si vivre vaut ou non la peine. En affrontant symboliquement la
mort il s’agit de tester sa légitimité personnelle à vivre. Si la société est incapable d’orienter l’existence, de lui conférer une valeur incontestable, il reste
toujours à interroger la mort dans un rite ordalique plus ou moins lucide.
Par sa survie ou la démonstration de sa compétence, le jeune se livre ainsi
à des rites oraculaires, il demande à la mort jusqu’où il peut encore aller 2.
Le fait de survivre lui octroie un sentiment exaltant de sa valeur personnelle.
Le jeune fabrique du sens, il invente son sacré personnel, il construit son
récit d’existence avec l’impression d’en être enfin l’acteur sans que nul ne
puisse lui mesurer sa souveraineté. La vitesse lui procure une jubilation que
traduisent d’ailleurs les lieux communs de la « griserie », de « l’ivresse » de
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la vitesse. Bien entendu, cette analyse, si elle privilégie la jeunesse ne saurait s’y cantonner, elle concerne aussi les autres générations.
Ambivalence individuelle
Le discours préventif sur les comportements routiers est confronté à des « obstacles » culturels ou personnels qu’il convient de contourner, de dissuader,
voire de stigmatiser, afin de les rendre caducs. Une information bien intégrée par les acteurs ne suffit pas toujours à éliminer un comportement que
l’on souhaite proscrire au nom d’une définition normative de la sécurité. En
septembre 1955, le comédien James Dean se tue au volant d’une Porsche
sur une route de Salinas en Californie. Deux semaines auparavant il tournait un spot publicitaire pour la sécurité routière dans lequel il disait : « Roulez
moins vite. C’est peut-être ma vie que vous sauverez ». La majorité des automobilistes connaissent les dangers attachés à la conduite automobile, mais
ils ne se sentent pas concernés. La vitesse sur la route est souvent liée à l’illusion de « gagner » du temps, à des routines de conduite. Plus encore elle témoigne d’un enjeu identitaire pour ceux qui s’efforcent ainsi par ce bref moment de maîtrise de s’immerger à nouveau dans une vie qui leur échappe.
La vitesse en voiture renvoie aussi à un sentiment de frustration, une rage
rentrée qui se déverse sur la route. On connaît l’image d’Epinal de la personne en colère qui saute dans sa voiture et démarre rageusement en faisant
hurler les pneus. La route est un monde de surcompensation. Le sentiment
d’impuissance que l’individu éprouve dans son existence, dans son métier
ou dans ses relations avec les autres ne sollicite guère une volonté de solidarité ou une civilité dans les comportements routiers. La route est souvent
l’occasion de prendre une revanche symbolique sur le sort. En outre, la satisfaction attachée aux manières habituelles de conduire, la sociabilité qui
les entoure, leur place dans le sentiment d’identité du sujet, le soulagement
qu’elles apportent sur le plan psychologique, etc., concourent d’emblée à la
disqualification de discours de prévention trop éloignés de la signification
de ces comportements pour les acteurs.
De plus, le discours de prévention routière, austère, est en permanence
contredit par l’ambiance sociale autour de la voiture dont l’impact est sans
commune mesure. L’engouement pour les courses de Formule 1 donnant parfois à voir la mort en direct (Senna), ou des rallyes aussi contestables que
le Paris-Dakar au nom duquel des voitures traversent à toute allure des vil-
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Conduites à risque
lages ou des pistes dans le mépris des populations et qui donnent à voir la
vitesse dans l’indifférence des règles du code de la route, sont des incitations
à la transgression des règles de la sécurité routière et au mépris de l’autre.
Les héros ne sont pas hommes de prudence, mais ceux qui foncent et prennent des risques. Des films comme Taxi, ou sa suite, sont des incitations à
la violence routière et au mépris de ceux qui sont censés faire respecter le
code de la route. De même, les séries américaines ou les films hollywoodiens
montrant de longues poursuites à toute allure dans les rues des villes (souvent d’ailleurs sans ceintures de sécurité). La virtuosité est du côté de ceux
qui transgressent les règles et se moquent de la vie des autres. Le retour inlassable de ces images est une publicité pour la délinquance routière, il héroïse des comportements brutaux, débrouillards qui poussent à la dérision
de celui qui conduit dans les règles. La valorisation de la vitesse est permanente, elle stigmatise les conducteurs prudents pour les autres et euxmêmes. Elle explique les appels de phare ou les coups de klaxon, et parfois
le passage à l’acte violent, de conducteurs excédés par un automobiliste respectueux des limitations de vitesse ou des panneaux de signalisation et qu’ils
n’arrivent pas à doubler. Les campagnes de promotion de nouvelles voitures
soulignent souvent les pointes de vitesse qu’elles sont susceptibles d’atteindre,
elles sont également des incitations à la violence routière.
Vitesse
40 % des conducteurs affirment dépasser les limitations de vitesse sur autoroute, 50 % sur les nationales, 81 % dans la traversée des petites agglomérations (91 % la nuit) (Roché, 2000). Des enquêtes montrent que le dépassement de vitesse n’est pas perçu comme dangereux. Le conducteur a le
sentiment qu’il contrôle bien la situation, il pense se maintenir dans une zone
d’immunité, mais en occultant tout surgissement d’un obstacle inattendu.
Sa sécurité est plutôt orientée dans l’observation des voitures qui roulent dans
la même direction que lui. Il oublie les piétons, les cyclistes, une priorité qu’il
n’avait pas vu, les manœuvres d’une autre voiture, ou simplement la traversée d’un chien ou d’un chat qui le surprend.
L’excès de vitesse est en cause dans un accident mortel sur deux et l’excès
d’alcool dans d’un accident mortel sur trois. Un homme roulant à 170 km/h
sur une autoroute est verbalisé, convaincu d’être victime d’une injustice :
« J’étais sur une autoroute vide, sèche et en plein jour ». Toutes les expé-
71
3. R. Namias
qui donne ces
chiffres, et
bien d’autres
encore, souligne que
l’objection de
l’ancienneté
de ces données n’invalide en rien
leur leçon
que confirment des expériences
plus récentes
(Namias,
1995, 46 sq.)
riences de limitations de vitesse en Europe ou aux États-Unis montrent que
la réduction des vitesses rend le trafic moins dangereux et homogénéise également les flux de circulation et elles ont abouti à une diminution sensible
du nombre d’accidents, du nombre de morts et de blessés. Les exemples sont
nombreux. En voici seulement quelques-uns : en Allemagne, la limitation
de vitesse à 100 km/h sur route a diminué le nombre et la gravité des accidents entre 8 et 20 %, aux USA la diminution de vitesse sur autoroute à 55
miles par heure (88 km/h) a diminué de 11 % le nombre des tués ; en France,
en 1969 et 1970, la réduction de vitesse à 100 km/h sur certaines portions
de route et à 110 km/h pour d’autres a diminué de 31 % le nombre des tués
pour le premier cas et de 22 % pour le second. La limitation à 100 km/h,
puis à 90 km/h en 1973 a conduit à une diminution supplémentaire de 15
à 18 % du nombre des tués 3. Le respect des limitations de vitesse permet
en cas d’accident de sauver 85 % des occupants ceinturés (Namias, 1995).
En ville, la limitation de vitesse protège les piétons et prévient considérablement les risques d’accident en réduisant les disparités de vitesse entre
les différents véhicules partageant la rue : voitures, cyclistes, motos, mobylettes, etc. Elle homogénéise le trafic. R. Namias donne également une série
de chiffres spectaculaires : en Suisse, en 1982, une brève expérience de limitation de vitesse de 60 à 50 km/h en agglomération a diminué les accidents corporels de 9,3 % ; au Danemark, en 1985, la même démarche a abouti
à une diminution de 8,7 % des accidents corporels, de 24 % des tués et de
7 % des blessés graves. La même réglementation en France à partir de 1990
amène par exemple en 1995 à une diminution du chiffre de morts en agglomération de plus de 21 % même s’il est encore cette année-là de 2872.
En agglomération le non-respect des vitesses est meurtrier en puissance. En
cas de choc d’un véhicule avec un piéton, la probabilité du décès du piéton
est de 100 % à 80 km/h, de 85 % à 60 km/h, 30 % à 40 km/h, et 10 % à
20 km/h (Namias, 1995).
Le sentiment de sécurité
Le sentiment de sécurité rend vulnérable car il relâche la vigilance. N’avoir
jamais eu d’accidents, se sentir à l’aise dans sa conduite, connaître parfaitement son trajet ne sont pas des garanties d’immunité. Le parcours régulier sur une même route risque d’amener l’automobiliste à une sorte d’automatisme de conduite et à une augmentation de sa vitesse, car il croit connaître
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Conduites à risque
les segments dangereux de son trajet. La routine rend vulnérable à l’imprévu
car le conducteur apprend à son insu à ne guère tenir compte des indications portées sur les panneaux pour se fier à sa seule intuition. Le sentiment
de sécurité, généralement associé à la haute estime en laquelle l’automobiliste tient sa propre conduite, est un facteur de danger pour soi et pour les
autres. 65 % des accidents corporels ont lieu à moins de 15 kilomètres de
chez soi, sur des trajets quotidiens (Namias, 1995). Le conducteur qui privilégie sa perception subjective des risques au détriment des panneaux de
signalisation ou des informations soutenues par les campagnes de la prévention
routière s’expose dangereusement au démenti du réel. Mais il traduit la tendance courante à surestimer ses compétences, à se montrer confiant dans
ses manières de sentir le danger ou de le prévenir.
La plupart des conducteurs se pensent en effet plus sûrs, plus adroits,
que le conducteur « moyen ». 74 % des Français s’estiment bons conducteurs ! Et considèrent donc que les mauvais conducteurs, ce sont les autres.
Cet imaginaire de toute puissance est manifestement renforcé par le fait que
les campagnes d’information, les appels à la prudence lors de journées dangereuses pour la circulation routière ne sont jamais suivis d’effets favorables.
Le message ne s’adresse pas à eux, ce sont les autres qui meurent car ils conduisent mal ou surévaluent leur compétence alors que soi « on connaît ses limites ». Cette bonne appréciation de soi entraîne l’indifférence à ces messages et le dénigrement de la conduite de l’autre. Le fait de conduire depuis
des années sans accident fonctionne comme une preuve d’excellence. Le chauffard, c’est toujours un autre. L’imaginaire social l’a inventé comme mauvais objet. Nul automobiliste ne se conçoit comme tel, même s’il avoue
« conduire vite, c’est vrai », mais « bien », ajoutera-t-il aussitôt.
La perception subjective du risque pour soi, et plus encore de celui que
l’on fait courir aux autres, paraît souvent en décalage sensible avec les circonstances. La sécurité grandissante des voitures (airbag, ABS, pneus neige,
etc.) procure un sentiment d’aisance que redouble la qualité des infrastructures routières (marquages, profilage des routes, etc.) toujours mieux conçues
dans le sens d’une diminution du risque. Mais le taux d’accidents demeure
car chaque conducteur hausse d’un cran le niveau de risque qu’il est prêt à
assumer, ces mesures en fait encouragent paradoxalement la vitesse et
l’oubli de données élémentaires de sécurité, comme le bouclage de la ceinture par exemple. Elles contribuent aussi au relâchement de la vigilance. Le
confort et le silence de la voiture accentuent aussi ce sentiment d’être en sécurité. En outre, ce sont des mesures techniques, elles sont sans incidences
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positives, au contraire même, sur les comportements routiers qui sont la première cause d’accidents. Le conducteur, sensoriellement isolé dans son habitacle, avec un sentiment de sécurité et de confort lié à la fiabilité du matériel, n’a pas l’impression de vitesse.
La récusation de règles impersonnelles parce qu’elles sont considérées
comme valables pour les autres mais non pour soi est un argument qui revient souvent dans la bouche des automobilistes. L’application de la loi est
vécue comme une gêne intolérable dépossédant les conducteurs de leur évaluation propre des circonstances. Le code de la route est l’objet d’une permanente réinterprétation de chaque conducteur qui élargit d’autant la
marge d’imprévisibilité des comportements que le code cherche justement
à juguler. Pourtant la conduite automobile s’inscrit dans le lien social, elle
sollicite les autres en permanence, elle implique donc une responsabilité à
leur égard. Elle sollicite une civilité, inscrit dans le code de la route, d’autant plus impérative que les conséquences de sa transgression risquent d’entraîner la blessure ou la mort pour soi ou pour les autres. L’espace public
est donc en permanence mis en danger par les comportements privés. La
voiture construit autour de soi un simulacre de réalité qui détache l’individu de ses responsabilités et déréalise son rapport au monde. Dans son caisson d’isolation sensorielle, il voit défiler un monde abstrait, distant, les autres
à son entour sont sans visage (Le Breton, 1992).
S’il s’agit de renoncer à des plaisirs élémentaires, nourrissant le goût de
vivre, pour un bénéfice hypothétique, ce gain de sécurité n’est pas nécessairement perçu comme enviable à ce prix. L’homme n’est pas uniquement
à la recherche du profit ou de la santé, il n’a pas toujours une attitude de
petit épargnant : il aime aussi jouir de son existence sans regarder le prix à
payer. Il vit dans le présent qui seul est tangible. La vie réelle se déroule dans
une autre dimension, loin de ce genre de calcul. Le modèle rationnel de l’évaluation du risque est une fiction rassurante, mais éloignée des événements.
Il est d’abord un modèle économique qui souligne davantage un idéal particulier de conduites que des attitudes permanentes et bien enracinées : souci
de prudence, peur du risque, etc. Cet homme rationnel et utilitaire, archétype de la mesure et de la prudence, du souci de soi, de l’épargne, ressemble
aux descriptions de ces entrepreneurs protestants dont Max Weber décrit le
rôle dans la naissance du capitalisme. Manifestement, la sécurisation des routes
ne passera jamais par un discours moralisateur, même relayé par les
meilleurs publicistes, mais par une action politique de contrôle des infractions et de pénalisations, comme d’ailleurs l’ont déjà montré le Royaume-
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Conduites à risque
Uni, les États-Unis ou les autres pays européens dont le taux de mortalité
routier est considérablement moins élevé qu’en France. La civilité sur la route
est un effort sur soi, une règle à rappeler constamment, elle est fondamentalement une question politique.
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David Le Breton est professeur de sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg II. Il est
notamment l’auteur de Passions du risque (Métailié), L’adieu au corps (Métailié), Éloge de la
marche (Métailié).
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